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Le lièvre de Patagonie

 

Le lièvre de Patagonie, publié par l'auteur du film Shoah, fut salué récemment comme un chef-d'œuvre inoubliable, couronnant une immense carrière de cinéaste pourchasseur de nazis. Mais ça commence mal, je n'en avais gardé aucun souvenir, après l'avoir cependant dévoré. Il faut certes une immense empathie pour apercevoir un personnage vivant derrière cet immense mammouth maigre octogénaire; embaumé qu'il est dans l'excellence de l'opinion que tous ont de lui-même y compris lui, et à juste titre qui plus est. Cependant, au risque de me faire incendier par les adversaires d'un certain terrorisme norvégien, que je réprouve avec horreur, il va me falloir une fois de plus prendre mes distances.

Sonia et sa mère, Annie.JPG

 

 

Il ne s'agit pas ici de parler de moi, mais de traduire à travers ma peau doublement poreuse la contagion de toutes les idées contemporaines à laquelle cède ma nature et celle de bon nombre de mes contemporains. Ayant cru en effet constater l'inanité de tout effort intellectuel, et l'impuissance de toute indignation si justifiée soit-elle, notre nature a pris le parti de la résignation et du laisser-aller. Or de nos jours, l'abandonnisme de la bêtise et du moindre effort règnent en maître. Les pages extraordinaires de Claude Lanzmann sur la Corée du Nord, sur l'Algérie des années 50 et la sottise criminelle du régime colonial en Afrique du Nord comme en Indochine, ses amours avec le Castor alias de Beauvoir, l'inimaginable épopée de sa collecte de fonds et de circuits de distributions pour un film de neuf heures, chef-d'œuvre absolu mais refusé partout en particulier en Pologne, le pays s'estimant souillé par le gigantesque Shoah, tout cela sent parfois le renfermé, la naphtaline de musée, l'armoire de sacristie.

 

C'est quelque chose de très dangereux, voire d'atroce, que ce reniement du passé, ce fourrage dans le même sac des salauds et des héros, de la part des générations nouvelles, déjà lassées, prêtes à recommencer les yeux grands fermés, inconscientes de se précipiter vers l'enfer à nouveau, bardées qu'elles sont des meilleurs intentions fraternelles et bisounours qui soient : de la fraternité naît le massacre, disait à peu près Céline, qui connaissait et promouvait les deux n'est-ce pas. Les perspectives ont basculé de façon si radicale, depuis le Onze Septembre, l'Informatique reine, et autres clichés surpuissants, qu'elles ont masqué, brouillée toutes les transmissions des sagesses passées, remplacé la traque des nazis par celle des pauvres, interverti les valeurs (Wandel der Werte, disait Nietzsche) ; comme à la fin de la Vingt-Cinquième heure de Virgil Ghiorgiu, où les générations montantes se déclaraient prêtes à reprendre la guerre à peine terminée, mais cette fois-ci on allait voir, c'éait vraiment la lutte pour la liberté, les Américains contre les Soviétiques, chacun plaçant la liberté dans un camp ou dans l'autre, et cette fois-ci, vous verrez, ce sera la der des der. Ce ne serait rien encore, s'il n'y avait pas cette montée en puissance de la médiocratie en lieu et place de la démocratie : tous les hommes sont mortels, du moins pour l'instant. Mais que nous le soyons ou que nous ayons conquis l'immortalité, le résultat est le même : le nivellement de tout. Si nous mourons, rien n'a de sens ; si nous cessons de mourir, non plus. Et chacun se croit et se revendique l'égal de l'autre, « J'en valons ben d'autres » n'est-ce pas, « la bêtise se met à penser », la pensée à bêtifier, les flatteries s'accumulent, et chacun se prend pour un génie parfaitement paniqué, dont la disparition signifiera la fin du monde, ou du moins de son monde à soi, ce qui revient au même.

 

Tout cela non pas pour parler de moi (dernière invention des critiques à bout de souffle), mais pour parler de notre lassitude à tous, intermittente j'espère, plus persistance chez certains. Nous nous prenons parfois, souvent, pour des génies, donc, les supériorités réelles se voient contestées, ramenées à des magouilleries qui ont réussi ; l'immensité des travaux, des efforts accomplis par Lanzmann, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir dont l'étoile ne s'est pas encore ternie au contraire, se voit relativisée, niée : en effet, l'immigré des Deux-Sèvres bosse autant qu'eux, et ne reçoit pas, lui, la gloire en récompense. Donc (raisonnons de travers), les réalisations des grands hommes ne sont rien et doivent le céder aux souffrances de l'homme d'en bas.

 

Voir la fameuse apostrophe du père Deschiens : « Et c'est Marguerite Yourcenar, peut-être, qui va la tailler, la haie ? » Ou celle, plus ancienne, de Fernand Reynaud : « Et pendant ce temps-là, y a des boulangers qui se lèvent à trois heures du matin pour donner du pain à manger à tous ces philosophes ». Vous aurez identifié les relents du poujadisme, en œuvre souvent dans nos campagnes (« mûûûgir... »). L'ennui, c'est lorsque ces thèmes égalitaires façon Père Duchesne percent la peau de l'intellectuel des broussailles, qui lui-même anxieux de sa survie et de son obscurité se voit tenter par le démon du dénigrement : Lanzmann nous indispose, avec sa capacité de travail et d'indignation, son sens de la relation humaine, son art de ne jamais renoncer, de contrer les refus par des attaques d'un autre côté, son ressort infatigable grâce auquel il ne se couche jamais, sa supérioriré au commun des mortels auquel appartient hélas le type qui parle au micro.

 

C'est l'histoire du médiocre qui ne pardonne pas à Mahler d'être devenu le plus grand musicien du tournant du siècle (mort en 1910), qui n'accepte pas ses limites, qui hurle « pourquoi Sollers derrière sa pile d'œuvres à dédicacer et pas moi », du petit employé traînant ses pantoufles en prétendant d'une voix poussiéreuse que l'or et l'argent du Musikverein de Vienne étaient quelque chose de banal, du mec d'un mètre cinquante qui se demande une fois de plus pourquoi l'équipe de basket ne l'a pas sélectionné lui, même pas comme remplaçant. Nous voyons cela dans la double postulation hypocrite de l' « égalité des chances » et de l' « ascenseur social » : ainsi donc, il faudrait absolument quitter les « niveaux inférieurs » (que veut-on dire ? les balayeurs, les femmes de ménage, les manœuvres de chantier rien qu'un peu portugais ?) pour « s'élever » dans la « hiérarchie »? après avoir affirmé que les « classes inférieures » avaient besoin d'un coup de pouce afin d'atteindre les « niveaux supérieurs » ?

 

Bref ! Que nous le déplorions ou non, jaloux à crever ou non, il faut saluer l'exceptionnelle énergie, la volonté sans faille, déposée dans la personnalité de Claude Lanzmann, et qu'il a su faire fructifier ; mais ne devient pas Claude Lanzmann qui veut, et c'est là qu'intervient le hasard, que certains appellent « doigt de Dieu » (« tourne-toi que j't'explique », ô mystère du double itinéraire des voies du Tout-Puissant !) : car à tout rationaliser, on transforme tous les Dupont-Smith de la planète en génies ratés qui se lamentent (voir plus haut) en se frappant la poitrine à cause de leur nullité. Quiconque veut évacuer l'énigme de la destinée individuelle de chaque être humain fait fausse route et fausse philosophie.

 

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