Proullaud296

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  • Sales nostalgies

     TANT DE NOMS, TANT DE VISAGES... (« Des visages, des figures » - « dévisage, défigure »...) Je pourrais les classer par têtes et par genres. Catégories, familles, embranchements. Fouiller, scruter. Non pas enseigner, mais me trouver. Trovarsi. Je veux bien que les autres m'enseignent, mais seulement quand je le veux. Quand je le décide. Je n'aime pas que les Moralistes décident de ce que j'ai ressenti à mon insu. Seul compte sur moi ce que j'ai dit sur moi. Savoir ce qu'ils dissimulaient tous, camarades autrefois de mon âge, surtout les filles, surtout les filles. Et de ce point de vue, dans mes classes, dans cet interminable règlement de comptes avec mon adolescence, j'ai beaucoup obtenu.

     

    Si je les ai bien instruits ? D'autres ont fait cela mieux que moi. Plus conformément, plus profitablement. Je les ai épanouis, mes élèves, autrement. Certains. Larbi est revenu dans une de mes sixièmes, il a ouvert brusquement la porte et m'a interrompu, apostrophant la classe : « Ecoutez bien ce mec-là, écoutez bien tout ce qu'il vous dit. » Une voix, timidement : « C'est un bon prof ?  - Non, enfin oui, mais ce n'est pas cela l'important. Retenez bien tout ce qu'il vous dit, sur tous les sujets. » Il filait vers ses 17 ans. Grand, brun, en Lycée Hôtelier. Un jour, m'a-t-il rappelé devant tous, je me laissais traiter de con par un élève, sans réagir. Il s'était indigné. J'avais répliqué : « Vous voyez de quel niveau ça me vient ? et il faudrait que je me fâche pour ça ? » Et Larbi d'ajouter : « Vous avez dit On est toujours le con de quelqu'un. Et ça, ça m'a frappé. Et je l'ai appliqué. Plus des tas d'autres choses. » Quand il est reparti, j'ai voulu le prendre à la plaisanterie : « C'est moi qui l'ai payé pour venir vous dire cela. » Ils l'ont cru, ces cons.

     

     

     

    X

     

     

     

    Filles (et garçons) dont je fus amoureux ; pour les garçons : plaisir d'être dominé.

     

    A Saint-Blase, Jaïaberri, Lesaint, à Katovitch ; Godet (prétentieux dont j'avais peur) (avec sa réfutation des impressionnistes, alors qu'il aimait Smetana ; «Ecoutez, on entend bien, là, couler la Vltava » - mais non, c'est une symbolique – impossible à convaincre). Davidoff, de Varignac, qui m'enroule (j'étouffais de rire) dans une courroie de store, et sur le carnet duquel j'inscris : “La seule présence de Davidoff empêche, à la lettre, le cours d'avoir lieu.” Un principal : “Comment voulez-vous Madame que j'admette votre fils dans mon établissement avec une appréciation comme celle-là ?” Rassurez-vous, il a trouvé mieux depuis. A Ankara, ce fut Charrier : celui-là, je devais vite m'en faire un allié, sinon il me bouzillait la classe ; ce genre d'élèves, une prompte expérience vous les fait repérer tout de suite. Charrier détesté de l'administration, qu'il méprise (« le petit nain », pléonastait-il à propos de Zogandin, surveillant général, 1m35, macrocéphale.) Rêverie de profil.JPG

     

    Charrier vient chez moi (on jase), je viens chez lui à Paris (sa mère s'appelle Strauss : non pas « l'autruche », mais « bouquet ») : “Laissez mon copain tranquille” dit-il à ses parents... « Vous ne l'avez pas fait venir ici pour me faire la morale. » Je lui ai prêté le fameux Rabelais de Garnier (pas encore -Flammarion) offert par Mamée B. Je n'ai jamais revu mes deux volumes. Charrier fut viré pour avoir dealé dans la boîte, sans consommer lui-même. Voulait rejoindre le Paraguay, grand fournisseur de came. Apprenait déjà le guarani (« dix » se dit « deux mains ») Aux dernières rumeurs, se serait converti dans la mode italienne... A Buseville en 69 (je vais chevauchant les époques) le nommé Pellucci, petit con insolent intimidé par l'autorité ; je lui ai demandé sur les marches où était le cahier de textes ; il me dit “Ben là-haut, vous n'avez qu'à aller le chercher”, sans prendre conscience de son impudence.

     

    Ses camarades et moi-même l'ont regardé avec stupéfaction. Je vis bien qu'il ne s'était rendu compte de rien ; son insolence était en quelque sorte instinctive. Un jour j'ai gueulé en classe : « Désormais, il y aura deux notes pour les versions, et nous calculerons la moyenne : une donnée par moi, l'autre par vos parents, s'ils sont capables d'aligner deux mots de latin. » En ce temps-là ça suffisait pour fermer le clapet aux parents. Le lendemain, à mon entrée en classe, c'était mon Pellucci qui se levait le premier, au garde-à-vous, et intimant aux autres, du geste et de l'attitude, d'en faire autant. Mon Dieu qu'il était facile d'être prof, de savoir tenir une classe. Mais je ne voulais pas avoir recours à ces moyen-là. Tout excité par la ville soviétique de Kuybychef - « Les couilles du chef ! Les couilles du chef ! » - mon Dieu, mon Dieu...

     

    J'ai tremblé devant de bien petits démons. J'étais un malade, un véritable malade. Je me souviens aussi de Portucelli dans la même classe (du Lot-et-Garonne repeuplé d'Italiens par trains entiers dans les années vingt pour ressusciter le pays) martelant du plat de la main ses poings le siège à côté de lui : « parachute », « char à putes ». Il trouvait ça excellent. Mais pensait que l'amour tel que je le décrivais, en cours d'éducation sexuelle, n'était qu'une gymnastique. Plus tard, il plongea dans l'eau glacée pour rattraper un ballon. Le prof de gym gueulait de la rive : « Arrête ! Arrête ! C'est pas la peine pour un ballon ! Tu vas attraper la crève ! » Son voisin de table, c'était Dupin.

     

    Villeneau, le pruneau, qui tentait en vain de ramener le calme dans la classe ; Malon, Clergeaud de Condezaygues (« les Eaux Cachées »), dont le père avait failli vendre une maison à mes parents. Martinù, vicelard aux cheveux en brosse, à la limite de me dénoncer, Giordanescu, modèle pour Monségur, que j'ai enfermé au piquet dans l'entre-deux-portes séparant deux classes. Quand je l'ai récupéré, les filles se moquaient de moi : « Il est tout rouge ! Il est tout rouge ! » Car je l'aimais, et cela se voyait. Mais je n'aurais jamais songé à lui manquer de respect. Giordanescu s'exclama un jour que les filles  “ça sent[ait] mauvais » - réplique de la fille du boulanger : « T'avais qu'à pas y mettre le nez ». J'ai tellement peur des garçons que je trahis malgré moi ce désir confus.

     

    Mon visage, ma voix, tout parle ; mais il ne s'agit pas de sexe. Cela serait totalement répugnant. Il s'agit d'un désir plus malsain : d'un besoin abject de servilité.

  • Qui se souvient de Beyrouth ?

     

    Il se met les coudes aux genoux, me dit que nous autres chrétiens, nous ne croyons pas. Il ajoute que chez lui, la foi est passée : «Allah, donne-nous de bonnes mitraillettes ! » Il rit. Je prie : « Seigneur, donnez-lui des forces qui durent.» Saïz Essalah, 17 ans, m'apprend que DOMINIQUE PAZIOLS est descendu en ville. Voici un jeune homme qui lit les mêmes choses que moi dans les journaux. Essalah dit encore : «Ici, en ville, Paziols voit des hommes se battre pour de vrai. Il a attrapé la Foi : pour lui, tout avantage. » Au début de la guerre en effet, tout se succédait avec une apparence de miracle, manifestations, discours, grèves.

     

    Bris de vitres. Chants de grillons, bruits de bottes sous les miradors. Un jour les Yahouds ont bombardé l'asile de Damas. Saïz Essalah m'apprend que Dominique Paziols lui aussi a été interné, quelque temps, chez Sri Hamri « le Rouge ». A Damas. En résumé Sidi Jourji, les Yahouds luttaient pour s'agrandir. Du Golan, tu tirais tout ce que tu voulais sur le lac Tibériade. Ils sont d'abord montés sur le Golan. Ils ont bombardé Damas. Ce qui intéresse le jeune homme, ce sont les blessures, leur nombre, leur emplacement. « Paziols est resté quelque temps à Louqsoum. Quand on part de Louqsoum, il y a deux chemins, la Syrie au Nord, l'Irak à l'Est. Chaque route a son cheval de frise, et son homme. - Je ne connais pas tous les villages du nord. - Tu dois rejoindre Sri Hamri, qui vous a internés tous les deux. Ce sera plus intéressant que de fuir ton fils. » Je pense, que j'en dis toujours trop. ...Percer la ville... Rameuter les secours, au-delà du port, toujours sous les tirs – il faut se fixer sur sa Première Illumination et n'en point démordre – quel chrétien, ayant vu de ses yeux la Vierge, retournerait ensuite à sa vie ordinaire ? Ma vision personnelle est celle d'un fou, grand et fort, nommé Dominique Paziols, tirant sur ses parents et ses amis de tous les jours – combien cet homme me serait précieux...

     

    On ne condamne pas les droits communs en temps de guerre. On les utilise. Il surgit tout armé, pour la justice ; pour mon fils. « Quinze morts d'un côté, dans un petit village vosgien ; très loin d'ici ; quinze entretiens, d'autre part, pour la paix... Essalah ! - Je t'écoute. - J'ai l'idée du Premier Entretien de Paix. - Tu n'iras pas plus loin que le premier. » Comme il juge. ... Ce que je peux attendre de Sri Hamri « le Rouge » ? - Celui qui t'a soigné ? - Enfermé serait plus juste. » Je reconnais cependant que c'est celui qui m'a le mieux soigné. « Il n'exerce plus, Sidi Jourji. Il a ôté son turban, rasé ses cheveux. Il tient le quartier des Balzaki, c'est le chef des plus riches. Que peux-tu attendre d'un riche ? » Ma stupéfaction est visible. « Il se fait appeler Bou Akbar. Tout le monde connaît Bou Akbar. » Chef de clinique, chef de guerre...

     

    Je me souviens bien de ma dernière lettre : Docteur, je vous serais reconnaissant de bien vouloir mettre fin au traitement B.A.V., qui fait naître à l'intérieur même de ma boîte crânienne une sensation de goutte à goutte proprement insupportable » - il faudrait cette fois émettre un message de paix, j'en pèse déjà les termes, serai-je convaincant? Une déflagration ébranle le quartier. Nos vitres tremblent. Un carré de plâtre tombe du plafond. Plaintes, hurlements, sirène et surexcitation, panique. Ni l'un ni l'autre ne s'est levé. Saïz Essalah s'époussète à même le sol. Le tintamarre des ambulances, de l'autre côté du mur, devient assourdissant.

     

    En me penchant par la fenêtre de la cour intérieure, je vois trois serpillières sur une corde à linge. Dans le patio résonnent les indications des sauveteurs invisibles, précises et contradictoires. « Ils sont trop, dit Essalah, qui se relève ; ils se gênent. Etes-vous médecin ? ajoute-t-il ; c'est un beau métier. Un beau et bon métier en ce moment. » A l'étage inférieur une porte claque sur le mur. Des cris, une rafale. Essalah pâlit. Des pas retentissent dans l'escalier. Notre porte est sauvagement secouée. L'hôtelier crie : « Il n'y a personne ! - Ta gueule. - Personne n'a tiré de mon hôtel ! C'est une voiture piégée ! Pourquoi l'aurais-je fait sauter à cinquante mètres de mon hôtel...(etc) » - son corps heurte le mur et se tait. Encore un coup de feu, chambre voisine. « N°vingt-huit» murmure Essalah blanc comme l'acier. D'autres pas remontent l'escalier ; une civière tinte contre un angle. Les médecins secouent notre porte. Mon cœur s'est soulevé. Pour éviter le moindre bruit, j'ai ravalé une bouchée de vomissure, qui m'est venue. « Ton haleine est intolérable », chuchote Essalah. Lorsque tout s'est apaisé, je me suis levé pour boire à même le robinet d'eau chaude, intact. Essalah boit à son tour. Il tremble de tous ses membres, puis cela cesse d'un coup, il se met à rire, silencieusement. « Sors te battre » lui dis-je.

     

    Et je lui promets l'arriéré de sa chambre. « Pour les héritiers.  - Je n'ai pas d'arriérés, Roumi. Je n'ai pas d'ordre. Je reste dans ta chambre.Si mes chefs donnent des ordres, ils sauront me trouver.

     

      • Vous êtes très disciplinés, Saïz.

      • Tous les partis observent la discipline. Cest pourquoi Motché sombre dans le chaos. »

      • PROFIL ALTIER www.anne-jalevski.com
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    Nous descendons au rez-de-chaussée. Mon compagnon m'indique la porte d'arrière, et le nom de trois rues successives, « coudées, mal gardées ; souviens-toi de l'ordre où je les ai dites ». Si j'en réchappe, dit-il, je tomberai approximativement sur le fief de Sri Hamri, dit « Bou Akbar ». Il ne m'a pas retenu en otage : « Nous savons estimer les personnes de peu de poids », dit-il. Vexé, passées les rues coudées, je n'ai pu redresser la tête qu'en parvenant Boulevard Gaagda ; intact. «Poudre blanche ! crie-t-on sur le trottoir. Poudre blanche ! » Le seul endroit au monde où l'on vende l'héroïne à la criée.

     

  • La plage, l'Espagne et Polycarpe

     

    J'arpente des hectomètres de laideur (une affiche noir et blanc promettant du "cinemagore" – "Entrailles sanglantes"); trois tours carrées de douze étages plantées sur le sable, toutes déchiquetées de lumières comme un triple Titanic, d'où jaillit par les fenêtres ouvertes un vacarme de cancanements (les Espagnols ont des voix de canards) - et de friteuses. Ignobles bouffées d'huile d'olives et de graillou. Et comme j'avance toujours sur le sable, je me retrouve en pleine fête foraine. Alors seulement j'ai demandé la mer : "de l'autre côté de la plage" – sic! - et délaissée, déserte, digne et magnifique, après un long chemin de caillebotis : l'heure utilitaire du bronzage étant passée - je fus seul, talons trempés, accomplissant le rite ; l'eau s'abattait par boucles sur mes pieds, mais à 20 pas de là, dans l'argent terni de l'écume, dans ce sourire, commençait la mort, et je suis resté là sans émotion, par nécessité, comme devant la tombe d'inconnus qu'il faut bien visiter.

     

    Puis j'ai tourné le dos pour rentrer dans ma boîte en tôle, au campement. Le lendemain matin, le gérant refoulait une immense caravane italienne, qui reculait gauchement sur la chaussée parmi les cris étranglés du guidage, et jai pensé comprendre, avec ces riches Italiens drapés de hauteur, qu'on les aimait bien peu en Hispanie – en vérité je n'en sais rien. Je suis reparti vers le sud, manquant de peu de me faire écharper dans l'angle mort : à huit heures pile, je débouchais, en pleine ruée motorisée, d'un réseau de sentiers perpendiculaires où je m'étais perdu dans une oliveraie, dont le goudron coupé net de part et d'autre par les canaux d'irrigation au ras des pneus interdisait tout demi-tour, et j'ai violé le stop sous les roues d'un 18t. de cageots.

    POUPEE-BULLE www.anna-jalevski.com

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    Il m'accula sur le bas-côté d'un coup de klaxon féroce et prolongé, puis défila, terrible, lentement, à trois centimètres de la tôle. De Sagonte à Valence règnent ainsi d'atroces voies surchargées de demi-dingues aveugles à quatre roues, sans la moindre trouée vers la mer. Valence elle-même assiégée de bâtiments hideux kaki et mauves, pistache, citron, juste avant la Puerta dels Forns et le Centre Historique. Photographie sans pellicule (je l'ignore encore) d'une longue et laide chienne tétant l'eau d'un robinet public à gueule renversée sous l'œil torve du maître. Je vais m'égarant sous le soleil déjà tuant, le long d'interminables fondations dont les remblais grouillent de chats – Valence, 700 000 âmes.

     

    A la première banque je me suis coincé dans le sas, heurté à la morgue des guichetiers ; à la troisième je rencontre enfin une employée francophone sans le moindre accent, qui enseigne ma langue et se trouve faute d'emploi derrière ce comptoir. "Ce que vous faites est aussi très utile" - sa moue boudeuse a souligné ma muflerie. "Dehors, me dit-elle, au caissier automatique" – je n'ose rectifier "la caisse". Engloutissant sous le cagnard un étouffant sandwich aux frites je suis abordé d'un Roumain réfugié bien sapé qui grimace devant mes 100 pésètes, désignant la liasse qui dépasse de mon portefeuille : mil pesetas para la noche por favor mais je l'envoie chier en mâchant de toutes mes dents, sans bras d'honneur pour ne pas me faire casser la gueule. Plus tard j'évite au volant l'autopista Benifaió-Algemes, me retrouvant coincé en plein dédale de briques au cœur d'Alzira, centre du monde, puis à Carcaixant ("Carcassonne"), Xativa ouJativa, puis les directions Alicante/Alacant – ¿ adonde se habla español ? J'ai crevé de chaud sur les boulevards d'Alcoy, ça m'a fait un bien fou, je me suis senti important.

     

    J'ai observé en contrebas le clocher d'émail bleu. Un chien littéralement fou de faim m'arrache sous les roues quelque atroce charogne imprégnée d'asphalte. Il détale dans la circulation avant que j'aie osé lui jeter mon fromage. Puis d'un coup la campagne comme un terrain vague : comment vit-on là ? Un bar perdu dans la rocaille, trois arbres, l'intérieur bondé : venus d'où ? Porte poussée les hurlements se font féroces, couvrant la télé plus le juke-box à fond. J'écris sur le zinc une carte postale en français – le patron m'aborde : "Je m'appelle Agusto Policarpe crie-t-il ; j'aisuivi mes parents, fuyant Franco dans l'Aude." Scolarisé jusqu'à neuf ans puis revenu chez lui, repart en France vendanger quinze années de suite.

     

    Il me tend par-dessus le comptoir une liasse de documents d'où ressort un droit de retraite, dérisoire, à moins de toucher la pension intégrale à 65 ans – "je n'en ai que 62". Quel bonheur pour lui de parler français. Les clients l'admirent dans le tumulte. Je lui apprends que Polycarpe, son patronyme, signifie "qui porte beaucoup de fruits", "qui a beaucoup de profit". Il se montre ravi d'apprendre, si tard dans sa vie, ce que veut dire ce nom ; il pensait que cela signifiait "Un homme", autant dire "Un Tel", "Fulano" - "Polycarpe ? C'est le nom d'un homme" – certes ; mais que signifie, ô crétinissime informateur, le nom de cet homme ? "Celui qui en profite" ; el, que aproveche. Il reprend ma traduction avec enthousiasme – el, que aproveche. Ses yeux brillent.

     

    Il retournera dès que possible à Carcassonne, en France, se faire éclaircir les arcanes des formulaires. J'achève ma carte au sein des vociférations. Quand je lui échappe, il me rejoint sur le parking, toutes vitres ouvertes, où je lis Eschyle à haute voix :

     

    "Vous oubliez votre bouteille d'eau !...

     

    "Je ne vous la fais pas payer.

     

    Polycarpe se souviendra toujours de moi, moi de lui.

     

  • Latin latinus, entrez dans l'anus

     

    Un fossé, en vérité. C'était mieux pour Avitus : père de Papianilla bien-aimée, connue par portrait, "nous étions un homme et une femme, et nous étions jeunes", alors on a tronché, maladroitement, on a fait deux fils et une fille, et ça faisait tout drôle qu'il ait déjà fini, tout chrétiennement (mais mollement), et le respect devait régner entre eux. Rends-toi compte, Papa est empereur ! Jeunesse livide, inconsistante comme une asperge blanche, et moi, Sidoine, je prends ma lyre et je prélude : enfant gâté plein de fric : Le barde de l'Ismarus – le benjamin de Besançon, Hugo, Virgile embardé, gaullisé, non : vates, simplement vates, le mage, le vaticinant, le Vaticant, pas si gaulois dans le texte, Loyen, Pictave, tu vas trop loin – célébrant un jour, sur sa lyre thracen l'heureuse naissance de Pallas aux armes sonores – Pallados armisonae sont les premiers mots du texte, de la Praefatio ou Préface. Elle est toute tourmentée, cette préface, commence par une explosion de mots inversés, à l'ordre torturé, que Loyen traducteur a renoncé à rendre, "de Pallas armi-sonante, la favorable tandis que par des chants – naissance – résonne (grâce à l'Ismarique de Thrace prophète) – la lyre" : comprenez-vous, braves gens, le supplice d'innocents quatrièmes livrés au mufle dévorant des versions latines ?

     

    Maudit soit le destin de qui ne sait ce qu'il aime ou non, perdu dans les pensées de meutre et de vengeance, et qui par faiblesse et peur de soi-même se laisse enlacer dans des nœuds qu'il n'a pas souhaités, pas vraiment ! tout encombré ensuite d'une vie entière, de ces femmes qui le regardent équilibrées, elles, et décidées, Foutez-moi la paix. Tandis qu'il recule par manque de cœur, ("courage" et "sentiments") – ce fut dans Marathon, cité mopsopienne, la bousculade des fleuves arrêtée dans leur cours et de la terre accourue – stop. Laissez-moi respirer. Le "foutez-moi la paix" a trouvé sa place par glissade involontaire, acte manqué. Qu'est-ce qu'Orphée ? Quelqu'un qui maîtrise. Qui fait rebrousser leur chemin aux fleuves... VI, 4. 59 12 01....tandis que le plectre – dum pectine, "le peigne" – faisait résonner les cordes d'une douce mélodie – pling plong, ça devait être gai – la déesse, dit-on, applaudit avec des louanges à l'éloge que voici : Déesse, ta douceur me fait gerber ; Sidoine, ton parallélisme louanges/éloge me garnit le gosier de guimauve.

     

    Tu écriras bien autrement, bien plus sincèrement, dans tes Lettres, que je n'aborderai plus de mon vivant, lorsque les malheurs du temps et la déception de ton fils t'auront amené à plus de modestie, à plus de profondeur. Tes ronds de jambe olympiens ne sont rien d'autre que nos prix Goncourt et nos décadences inconscientes. Je veux pressentir sous les versiculets l'homme que tu as été : Divine, née tout armée, armatus partus tiens donc le masculin, "l'accouchement armé" peut-être ? au temps de la Guerre des Géants, d'une tête fendue : le front de Zeus, d'où naquit sa Pensée, son Dessein - qui parle à qui ? quelle déesse s'adresse à Pallas ? quels muscles se détendent autour de mon cou ? ce n'est pas une Latone qui t'a donné le jour dans les grottes de Délos – tu n'es donc pas Diane, sœur d'Apollon, cyclade errante qu'elle devait immmobiliser pour ses enfants chéris – cette île, près de Mykonos, errait à la surface de la mer Egée, puis demeura fixe après la naissance des jumeaux mentionnés plus haut.

     

    Hélas, Sidoine poursuit, et pourrait poursuivre à l'infini : énumérant ainsi tout ce que l'on n'est pas, semant d'inutiles fleurettes, vaguant, de ci de là, ainsi que nous... ni celle qui, mettant au monde l'Alcide, au pays de Cadmus, Cadmeis (...) in oris, resta dans l'incertitude de sa délivrance à cause de la nuit triplée – amène ta science : la nuit de conception fut multipliée par trois ; non pas nuit + jour + nuit, mais nuit-nuit-nuit. Ainsi pépia l'aigle Jupiter, qui besognait ferme pour faire Hercule, quelle puissance. J'ai trouvé ! celle-là était bien facile. Alcmène coucha plusieurs fois. Heureux gang-bang. Double naissance, l'une par l'amant, l'autre par le Dieu. Héraklès-Iphiklès. "Cette "nuit triplée" provoqua la jalousie de Junon qui, pour se venger, fit, avec l'aide de Lucine, (déesse des accouchements) "durer les douleurs de l'enfantement sept jours et sept nuits".

     

    Rendons les armes à la note 3, reléguée en fin de volume, qui nous apprend quqlque chose encore. Existe-t-il encore une littérature à ce point imprégnée de sottises mythologiques ? L'indienne vaut-elle la gréco-romaine ? Laissons couler ces eaux languides. Cette poix lente qui ronge nos berges - ...ni celle dont la tour fut inondée madefacta par une averse de métal, quand la Pluie d'Or la rendit mère – Danaé cette fois, immortalisée par Klimt, l'or touchant son sillon entrouvert, ce sont là trois fécondations de Zeus, il existe donc une logique à cette profusion, Rama engrosse les bergères. Elles aiment cela ? Se mettre dans la peau d'une femme antique ? Est-ce qe je veux devenir un oiseau ?

     

    Non, car je ne le suis pas. La femme considérait que la nature interdisait à tout jamais qu'une femme pût envier la nature d'un homme. C'était une impossibilité physiologique. "Danaé, mère de Persée", et non pas "merde percée". "Le fils conçu par l'or emplissait sa mère". Pouah. J'admire. Toi, c'est d'une tête ouverte par la hache que tu bondis, jaillie du cerveau, excussam vertice, lorsque Phlégra vit trembler le Tonnant. C'est donc à Pallas Athénée que l'on s'adresse. De même le dieu étrusque frappait-il au front les morts, pour les doter de l'étincelle divine, fragment de la vie éternelle. Le corps dispose de l'esprit. Le dispense, ou non. Jupiter-Zeus fut effrayé. Sentir son front ouvert comme une femme en couches – a-t-il demandé un miroir ?

     

     

    Portrait de femme.JPG

    Il me semble l'avoir vu sur un camée. Dieu se verrait ainsi accoucher de sa propre sagesse, front- Pallas et miroir ou Père-Fils et Saint-Esprit ? Le tout à Phlégréa, "l'enflammée"; lieu de la Gigantomachie, selon Sidoine, seul à imaginer cela. Tant que leurs seules forces entraînaient les dieux au combat, leur puissance sans toi n'était que confusion. Les dieux sans la déesse ne sont rien. VI, 18 – 2059 12 17.Charlemagne sans impératrice n'était rien : sitôt veuf, sitôt remarié. Le Christ rabbin sans femme n'eût pas été considéré plus qu'un pépîn de grenade. Mais la tête de ton père – patrius vertex - ne t'eurent pas plutôt mise au jour, ô Sagesse, que les dieux triomphèrent plus aisément, avec ton aide. Le vortex paternel. Bande d'ignorants, ce qui me vient à l'esprit est la scission du front de Dieu par la hache de Vulcain.

     

    De même le dieu étrusque frappait-il le front des cadavres pour en faire jaillir l'étincelle de la vie éternelle. Ah, frappe-toi le front, c'est là qu'est le génie. Musset disait "le cœur". Celui de la bouteille ? Celui de l'absinthe ?

     

  • L'enfant stoïque et le Sing-Kiang

     

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    L'ENFANT STOÏQUE

     

    Douze ans plus tard : une éternité ! Je suis peut-être enfin débarrassé d'Alcmène (146) en danger de mort. Cette opération a pour nom la totale. Cette mutilation. J'ai vécu en pension (147) chez M.Hall, instituteur s'origine anglaise à V., père de trois enfants. Dans leurs albums je fait connaissance avec le Marsupilami dessiné par Franquin : je lis toutes ses aventures, je ris aux éclats. Dans une lettre à mon correspondant allemand j 'écris : "Die Unglück ist auf unserem Haus", piétinant la grammaire allemande : "Le malheur est sur notre maison". Je laisse lire mon voisin d'étude par-dessus mon épaule. Je me sens très intéressant.

     

    Je découvre chez Mr Hall ce merveilleux instrument appelé "kaléidoscope".

     

    J'ignore à quoi je dois attribuer ce brouillage permanent de toutes les époques de ma vie (148) Je compare cela aux transistors dont toutes les longueurs d'ondes se sont superposées, ne laissant ouïr qu'un inaudible, universel crachouillis - le vaste monde entier rendu définitivement incompréhensible. Tous âges confondus. Ma mère a survécu. (149)

     

     

    Notes

    PETIT ET GRAND SOURIRE www.anne-jalevski.com

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    (146) Il s'agit de ma propre mère ; quelle inhumanité, n'est-ce pas ? - rien de plus banal en fait. Malgré tous les artifices plus ou moins littéraires, je ne parviens pas à persuader le lecteur que mon expérience m'a semblé exceptionnelle...

     

    (147) Notez le rapprochement des deux séjours chez autrui : 1946, 1958. Deux ans, quatorze ans.

     

    (148) Ce rapprochement du kaléidoscope et du transistor déréglé n'est-il pas éminemment suggestif ? NON ? Allez chier...

     

    (149) Et cette distorsion narrative ? Que dites-vous de ma distorsion narrative ? ...Vous ne savez pas ce qui est beau...

     

     

     

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    LE TOIT DU MONDE

     

    Le Sing-Kiang, à l'extrême nord-ouest de la Chine, est une étrange contrée. Tout le monde s'apitoie bruyamment sur le Tibet ; du Sing-Kiang on ne connaît que les déserts - ou les half-tracks ; cela s'étend sur des dizaines de milliers de km², bordé de vagues chaînes de montagnes à peine surélevées, dessinant sur la carte d'improbables boudins, dont aucun relevé orographique véritable n'est jamais effectué. Avec des lacs salés aux contours pointillés, sitôt gonflés sitôt taris. Faites rouler par milliers, pendant des siècles, les plus lourds et sophistiqués des engins militaires, faites gueuler par des officiers des ordres aussi gutturaux que la langue chinoise les puisse imaginer : jamais les rocs, les sables ou les neiges du Sing-Kiang, son ciel métallique, ne retiendront la moindre empreinte d'occupation humaine. (150)

     

     

     

    Notes

     

    (150) Oui je sais, ça vient là comme un cheveu sur la soupe. Et la liberté de l'artiste  ? - La liberté du lecteur consiste à ne plus lire. Et toc.

     

     

     

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    LA FEMME DU LAC

     

    Dans cette dimension prétemporelle m'apparut un lac bleu soutenu, de sel et d'acide, où flottait sur sa barque une jeune femme ; seule et droite sur le poison liquide teinté de curaçâo ; sans rémission dissouteau moindre geste dépourvu de précision. Elle ramait debout à petits coups presque immobiles. Ses mouvements s'étant progressivement amenuisés, son souffle suspendu, je parvins pied nu à la rive en même temps qu'elle. Si bien des femmes aux Enfers ont guidé les hardis voyageurs, Shub-ad-Ur Enlil, la Sibylle Virgile, et Béatrice Dante (151) , ce n'est que moi, Liliom, qui réduisis mes gestes aux berges de l'acide avec ces infimes précautions que l'on voit aux joueurs méticuleux levant tour à tour sans frémir les jonchets emmêlés. (152)

     

    Ce fut donc cette femme que j'aimai sur décision des Jumelles Eurysthées, ramenant du Sing-Kiang ces herbes dont je devins fou. (153)

     

     

     

    Notes

     

    (151) Noter que ces trois groupes de mots devraien tcomporter le verbe « a guidé » ; les trois seconds termes sont donc des compléments d'objet, des COD ( les instituteurs ont d'abord eu recours aux initiales, ce qui fait plus scientifique, puis à la suppression de la notion, au nom du juste combat de la goche contre l'élitisme. Noter que l'on ne met pas d'accent circonflexe sur le mot satirique « goche », car alors, le son [o] redeviendrait fermé, comme dans « gauche ». C'est pourquoi il serait si expédient d'adopter dans ce cas une graphie anglo-saxonne : the gosh (by gosh ! Tudieu ! )

     

    (152) Vous pensez bien que si je gigote au bord du lac d'acide, je risque des éclaboussures extrêmement dangereuses...

     

    (153) Traduction : les Eurysthées m'ont encoyé là-bas pour y rencontrer ma future épouse, et j'y ai cueilli de l'herbe qui rend fou, c'est-à-dire de l'herbe de la Liberté : enfin, je vais pouvoir fuir ma famille et me marier ! La liberté, on vous dit...

     

    ...Avez-vous observé que cette fois, le descriptif ou le visionnaire a fait place à des éléments narratifs ?