En Esp'hâgne !
Je me suis relevé pour lâcher de l'eau dans un renfoncement carré violemment éclairé. Réveil parmi les premières ombres errantes. Un peintre en bâtiments sur le trottoir étroit installe son escabeau, pour les lattes d'un volet. Pour moi qui enjambe le siège passager puis le redresse, l'avantage est de pouvoir instantanément conduire, tout chaud tout crasseux. Il me suffit de rajuster le verre de lunettes qui m'avait glissé sous le cul. Trouver un opticien. Óptico. D'emblée le vaste horizon d'Aragon sous la lumière rasante du matin. Pour peu que la route m'élève de cinq mètres, ce sont quinze lieues de circonférence qui se déploient. Il est à peine huit heures quand je parviens à Caspe : force rues montueuses, à droite de l'avenue elle aussi bloquée par un gros camion sur vérins. Ce dernier soulève jusqu'aux étages une nacelle de métal. Trépigne, hurle, expédie son gazole dans les truffes de chiens, je vois un titre en librairie : Compromeso. La couverture brochée me montre quel fut le prix d'un tel compromis : les maisons basses d'une rue, des corps à même le sol, une femme qui fuit les deux mains sur la tête.
Et sorti de l'église aux échos grondants je déchiffre contre le mur une longue liste descendante de morts gravés dans le marbre, une croix creuse et nue, le nom Primo de Rivera. Je monte repérer la Rue des Martyrs, bien asphaltée, débarrassée de ses cadavres. Redescends dans le glapissement du chantier, achète chez un pâtissier grincheux le gâteau bourratif du cru, El pastel de Caspe, que j'avale consciencieusement jusqu'à la dernière miette, et tant pis pour l'óptico qui n'ouvre qu'à 9h30. Masatrigos. Je pousse à Muella. Devant l'église, trois tirs de mortier coup sur coup annonçant le feu d'artifice en plein jour, l'artificier guardia civil s'esquive à toute vitesse trois fois l'échine basse sous le porche devant les vieux assis rigolards sous leurs casquettes.
Soudain je me suis pris dans l'oreille une forte explosion de musique rythmée, surgie d'un bouge obscur dont la porte déborde déjà de tout un paquet de jeunes serrés collés au grand jour sous le néon, insolente, magnifique : la Móvida. Banderoles et matin éclatant, rock et fiesta, casse-toi touriste, pêches à vendre, pas de carte routière ici, "rue de Teruel", bordée de tranchées au repos, carretera 420, Alcañiz ou Tarragone ? Ciudad romana, va pour Tarragone – "tout ce qu'il faut absolument connaître" – petit tour à pied d'un vignoble entre ses murets de pierres, portefeuille perdu retrouvé, me voici en Alcañiz – changé d'avis. C'est le nom qui m'a plu. Garé coincé dans un virage en plein soleil, en centre ville, bâfrant par la portière deux pêches dégoulinantes, exploration : d'abord le Parador, point de vue occupé par l'hôtel, deux filles accoudées sur la rampe qui donne abruptement sur une porte close, je les refrôle tout confus à la descente, pas même enlacées.
Cathédrale obligatoire. Appareil photo en rébellion. La photographe à son comptoir me frôle de partout pour me parler, passe les mains dans son manchon, palpe l'appareil, je dis en espagnol que je suis un peu lent, No importa Señor, de verdad, répond la clientèle dans mon dos – la photographe me ramène sur le pas de porte en me palpant le bras jusqu'à l'épaule, montrant la rue salvatrice (salvadora ?) en direction de l'opticien : "Ils sont trois côte à côte ! ...dans une avenue larga, larga, larga" – prononcer "lar-ha, lar-ha" – mimiques expressives, écarquillements d'yeux, comme pour un enfant. Sans donner suite à tant d'attouchements je prends en chasse un petit vieux, un viejecito, qui justement passe devant les opticiens. "Attendez-moi là", dit-il "cinq minutes à la banque" – si je le suce, combien ? - planté au carrefour des rues piétonnières, j'observe l'incessant va-et-vient au pied du parvis en pente et j'emboîte le pas au petit sexagénaire qui trottine à perdre haleine – rien de plus embarrassant que d'escorter ainsi son propre guide au pas gymnastique.
Mon espagnol rudimentaire permet heureusement d'esquiver la conversation de politesse et de rigueur. Tous en chemin saluent mon guide, à tous ils répond soulevant son chapeau. Vous habitez ici depuis longtemps sans doute ? Il acquiesce et me lâche en face des trois opticiens. C'est une jeune employée lesbienne (comme toutes) qui me redresse en deux minutes la branche autour de l'oreille, laquelle me cuit toujours ce 26 août à l'instant où j'écris ; j'apprends qu'en espagnol apretar veut dire "serrer". Je me laisse donc "apprêter" puis j'achète un gros Atlas Routier d'Espagne en papier bien épais, tout en doubles pages de part et d'autre d'une forte spirale de plastique blanc malcommode, comme tout ce qui n'est pas français, je n'avais qu'à rester chez moi.
En route pour de nouvelles aventures. Chaleur déjà pesante. Partout des panneaux VIÑAROZ, que j'espère atteindre avant toutes les plages qu'il me faut à tout prix éviter, j'étouffe en pleine campagne, c'est super, Puerto Torre Miró 1250m. Je roule souvent à plus de mille mètres. D'après ma carte d'autre monde c'est donc le Más del Cap que j'ai visité ("...del Barranc"). Via pecuaria c'est "attention troupeaux" calqué sur le latin, une draille en gros cailloux qui me descend droit dessus. Devant le petit bois de pins qui susurre sous le vent j'ai regretté de n'avoir pas emporté le Sophocle, mais une carcasse de bagnole bleue me ranime, je me vois l'enflammer de nuit dans le ravin, plus un chien attaché, petit, pelé, jaune et misérable, pris en photo, voilée.
Quand je m'éloigne, il me rappelle. Je reviens sans eau ni salive, mitraille les pierres sèches et la cabane creuse en tombeau, la charrue et l'angle du mur, le chien encore, hirsute : "C'est tout ce que je peux faire pour toi." Il garde un grand portail de bois neuf au milieu d'un mur pourri qu'un coup de poing descendrait. En partant je me retourne : c'est une vraie voiture qui stoppe devant le bâtiment neuf d'à côté que je n'ai pas voulu voir, le tout déjà rapetissé dans le lointain ; ni le chien ni la porte neuve n'étaient abandonnés, mais j'ai toujours évité les humains.
Commentaires
"Qu'est-ce que la puissance ? - Etre debout au coin d'une rue / et n'attendre personne" ("Au pays des dernières Juliettes", paroles de Gainsbourg je crois.