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der grüne Affe - Page 107

  • Sur "La Presqu'île" de Gracq

     

    A présent nous voici dans cette presqu'île, où la route s'achève en boucle cernée de chaumières basses, un pignon vers soi, l'autre vers le marais. Nous entendons les plates qui accostent, le choc de la gaffe sur le ponton comme un signal de fin de pièce, sur la scène. Et ces "comme", "comme", "ainsi que", récurrents, inlassables, qui ne cessent re ponctuer le lent et long récital de Julien Gracq, "à la façon" des reprises de souffle d'un Zamfir au-dessus de sa flûte de Pan. Au début l'auditeur, envoûté par les notes, ne le perçoit pas ; puis il n'entend plus que cela, ce chuintement organique, mouillant, répuignant "comme" une soupe qu'on aspire. Il faut à nouveau que s'oublie cette contrainte humaine, respirer, pour que l'on retrouve la jouissance de la pure musique.

     

    Plan d'eau.JPGAinsi doit s'accomplir l'itinéraire à travers l'initiation, l'envoûtement chez Julien Gracq, où tout est métaphore, trans-position, où tout renvoie aux autres mondes de perception, le parquet au pont de navire, les ponceaux à des soubresauts de la terre, la mer à un fourmillement. Puis ce second voile s'écarte pour la mélancolie, la mélancolie de la jouissance (et la jouissance de la mélancolie, c'est obligé) : car cet homme, de sexe masculin (qui est la presqu'île), et pourvu d'une belle voiture, "maison roulante" avec tout le confort, n'est qu'une sensualité aiguë, par tous les pores, lui qui traîna partout sa tronche banale que défigure une tumeur appelée "grain de beauté". On ne lui connaît pas d'autre partenaire sexuel que sa femme. Il possède une maîtresse, Irmgard, "il me regarde", ou plutôt se trouve possédé par elle. Il l'aime, et ce qu'ils font tous deux sur la couche exotique d'un hôtel de Bretagne l'enchante et l'enchaîne, plénitude amenant lassitude, et le laisse, à la fin de l'étreinte ou de l'absence, sur l'extrémité de sa presqu'île... "Comment la rejoindre ?" - ainsi se termine la nouvelle éponyme du recueil. Et je ne sais si elle est venue. La femme reste aussi inaccessible dans son plaisir que dans son absence. L'homme pour la femme, apparemment moins, du moin s il n'en transparaît rien dans leurs écrits ou leurs fantasmes.

     

    La nature elle-même n'est pas plus sûre, livrée au cycle du soleil dont l'obscurité triomphe, "comme" une flaque résorbée qui toujours finit par ressourdre et se répandre, au pied des murailles de Guérande cernée de marais. Le soleil n'en finit pas de se coucher, Irmgard de se faire attendre, la lumière de descendre. Julien Gracq fut longtemps mon seul amour, lignée de Flaubert, sans ironie, sans légèreté, mais avec la même glu de l'âme : ce mal de vivre que Sartre appeleit "bourgeois", quand il n'est que de l'homme. J'aurais aimer composer comme Gracq. Il ne donne aucune leçon. Il ne connaît pas "la balance à peser les balances", il ne sait rien de la marche du monde et des hommes, rien d'autre que les découvertes des romantiques, ce qui déjà reste insondable : l'homme

     

    seul devant l'amour, devant l'autre, devant soi.La Presqu'îlede Gracq datée de 70 "ressemble" aux années 30 ou 50 qui les reflètent au-delà d'un conflit mondial - mais pas au-delà : juste avant que les lignes bougent, que le libertarisme ait enflammé, puis sournoisement empoisonné la terre. Avant nos obsédantes catastrophes trop orchestrées par la sottise et le journalisme, qui sont souvent une même chose : le peuple se noie, les journaux télévisés lui renfoncent la tête sous l'eau "parce qu'il le demande". J'accuse les journalistes d'aide au suicide, et de non-assistance à personne en danger. La politique et la guerre, qui n'en est que l'accomplissement, n'interviennent chez l'auteur que "sous la forme" d'un vaste évènement tellurique, inévitable et générateur d'angoisse, d'une attente encore accentuée des choses, prolongement à peine accentué du cruel inaccomplissement des choses et de nous-mêmes.

     

    Et l'horizon s'embrase aux lueurs des canonnades silencieuses du couchant – l'ai-je bien descendu... Gracq après bien des Vigny, bien des Victor Hugo, des Balzac même, auteur de Béatrix,qui se passe à Guérande, nous ont bercé de ces équivalences entre états d'âme et nature, ces liens entre l' "étroit espace clos" de la chambre d'amour qui l'attend et cet "entrelacs sournois de pensées et de gestes", du pressentiment d'un éternel retour. Du vaste paysage où s'est allongé la journée jusqu'aux cloison d'une cellule érotisée s'infiltrent "derrière lui" les similitudes crépusculaires qui le piègent. Il importera dans l'acte amoureux cette "nuit tombante" et ce frileux "sommeil de l'arrière saison"que la femme croit-il transforme en soleil d'aurore. Et dans un mouvement naturel et conscient, il "[sème] derrière lui toutes ces images de la solitude", en route vers une autre, "à la manière" d'un fantôme – ici la paraphrase rôde autour des métaphores : il "[court]" se prendre au vertige illusoire de l'union sensuelle, en prévoyant déjà sa fin, la souhaitant peut-être obscurément, crépusculairement. Il s'est rappelé récemment la vérité ou la rumeur du plaisir de l'homme naissant de son regard, et celui de la femme dit-on dans celui d'être vue.

     

    Alors "la chenille lumineuse d'un train glissa à l'horizon dans l'axe de la route"...

     

     

  • Sur le Panégyrique d'Avitus

     C'est Avitus, le beau-père, qui m'intéresse, détrôné pour avoir été surpris dans un bordel d'hommes. Avitus, voilà du viril. PREFACE DU PANEGYRIQUE PRONONCE EN L'HONNEUR DE L'EMPEREUR AVITUS. CARMEN SEXTUM – PRAEFATIO PANEGYRICI DICTI AVITO AUGUSTO – changement de ton. "Préface du "dit panégyrique", pour "Avitus Auguste". Ce que signifie "Auguste" ? l' "augmenté", "l'agrandi au niveau, à la dimension des dieux", "celui qui bande jusqu'au ciel »."Empereur", c'est "imperator", celui qui tient le sceptre de l'armée" - titre de César. Né par "coupure", par "incision du ventre" - par césarienne : pratiquée dès l'Antiquité ; l'opération donna son nom à César, et non l'inverse. Le barde de l'Ismarus – Orphée : cf. Bucoliques, VI, 30, nous avertit obligeamment la note en bas de page (certaines en bas de page, d'autres en fin de volume, pourquoi ?) - célébrant un jour, sur sa lyre thrace, l'heureuse naissance de Pallas aux armes sonores, ce fut dans Marathon –rien à voir, du latin au français : ce « barde » aussi incongru qu'un "attorney" ou qu'un "bargello" (bariseel en flamand) - ce "barde", donc, c'est le vates, prêtre inspiré des dieux, sacerdos interpreter ! que vient faire ici cet entrechoc de folklores - ce fut dans Marathon, cité mopsopienne (Mopsopium, c'est-à-dire attique, précise l'impitoyable note – en souvenir du vieux roi athénien Mopsopos la bousculade ("ce fut...") - ...des fleuves arrêtés dans leur cours et de la terre accourue – admirableboursouflure : heurts de consonnes et devinette (mopsopienne pour "attique" : autant qualifier Grenoble de « stendhalienne ) et tant d'hyperboles, quand on sait que Marathon ne posséda jamais qu'un minuscule cours d'eau, et que la terre accourue ne peut s'être ruée aux pieds d'Orphée que sous forme de monticules..

     

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  • Poe et re-Poe

     

    Le méplat aux oiseaux.JPG

    Cependant les spectateurs de films auront fébrilement palpité en voyant s'élever, au-dessus des écuries incendiées, la silhouette d'un énorme cheval, monté par le diabolique Metzengerstein. Ils auront transpiré dans leur glace, en découvrant la femme enterrée vive, ou séquestrée – Ligeia, car les nouvelles de Poe se présentent parfois sous forme double, comme deux variantes, ou une sorte de génial brouillon. Edgar Poe fut l'héritier de toute une école, ou plutôt une manière anglo-saxonne de roman noir, parmi lesquels Le Moine, traduit par Antonin Artaud (un dramaturge, comme on l'ignore dans certains clubs de modèles réduits). Mais il relaya et amplifia ce terrible écho, fécondant toute une littérature de monstres, d'esprits, de terreurs nocturnes voire énurésiques, jusqu'à nos jours : il a même donné du génie à Roger Vadim, c'est dire.

     

    Poursuivant dans l'admiration sans originalité, mais sincère, nous reconnaîtrons les parentés entre le monde d'Edgar Poe, marin d'océan, et Charles Baudelaire, marin désabusé, amateur lui aussi de vampires suceurs, de ténèbres diaboliques et d'insondables mystères. Mais Edgar Poe, lui, utilisera essentiellement les rouages de la mathématique, préfigurant Sherlock Holmes, de la logique déductive par conséquent, et les subtilités du raisonnement policier. Dans La lettre volée, par exemple, il exposera la thèse selon laquelle un esprit trop subtil ne verra pas une solution posée devant ses yeux, parfaitement évidente. L'enquêteur fouillera tout l'appartement du voleur, dissèquera les parois, décollera les reliures des livres, utilisera même le microscope, alors que le document compromettant en question se trouvait dans un petit dossier de papier négligemment suspendu à un clou contre un mur. Il faut, dit un petit garçon, imiter les traits de son adversaire, et laisser venir les pensées de l'adversaire, et ses intentions secrètes. Alors, on l'a deviné, on le dupe aisément.

     

    L'enfant raisonne, à coup sûr, mais fait tout ce qu'il peut afin de mettre aussi de son côté les pouvoirs de l'intuition. C'est ainsi qu'il gagne toujours au jeu de "pair ou impair" ; on met un certain nombre de billes dans sa main fermée, il faut que l'autre devine si ce nombre est pair ou impair. L'adversaire crétin, s'il se trompe, dira le contraire la fois suivante : "pair" au lieu d' "impair", par exemple ; l'adversaire intelligent, s'il se trompe, redira la même chose : "impair", deux fois de suite.. Et celui qui tient les billes dans son poing agira en conséquence... Il faut suivre ! Il faut se concentrer sur le texte ! A moins que l'auteur ne nous entraîne dans un grand récit exotique, au large de Charleston par exemple, dans le Sud Profond, le Deep South. Voyons ce que nous en disions en janvier : "Edgar Poe. Extraordinaire bonhomme, dont je me fous complètement. » Tiens, j'étais israélien ce jour-là – pardon, mossad.

     

    « Traduit par Baudelaire, « en vogue chez les jeunes » - « les jeunes » ? Qu'ès aco ? « La mer dans Poe » ; ce titre fait mes délices » - l'auteur en est Michel Ohl, célèbre Landais, et une digression, une - « et je ne manquais jamais de le mentionner dans la bibliographie de début d'année à mes classes. Toujours accueillie avec des soupirs de commisérations. Les Histoires extraordinaires ? Tout le monde connaît cela, le scarabée à travers l'œil gauche du crâne, Le puits et le pendule (plutôt dans les Nouvelles histoires extraordinaires, aussi extraordinaires que les précédentes) - du moins, tout individu cultivé, infime minorité comme d'habitude. Rien en tout cas de plus fastidieux que le Voyage d'un certain Han Pfaall - « Jean Piquet », pesant, très encombré de mathématiques et de calculs de marin, d' absurdités dépourvues de la moindre poésie, sans même l'innocence gamine d'un Jules Vernes (qui raconte en entier une journée du 31 juin dans Vingt-mille lieues sous les mers ; pas moyen de conclure à une étourderie légère, puisqu'elle est précédée du 30, dûment raconté en détails, et suivie d'un 1er juillet, non moins relaté par le menu).

     

    (...)

     

    absurdie et dans la lune, à grands renforts de bricolages techniques (pressurisateur, supposition d'une atmosphère lunaire) évidemment totalement dépassés, allant jusqu'à nous narrer par le menu la façon dont il a tendu sa toile de nacelle, avec nœuds, œillets, boutons, et pendant ce temps, je compte les minutes. » Quelle injustice : ce n'est pas plus absurde que le voyage de Cyrano de Bergerac ! Je suis insensible aux poésies de la mathématique et de la technique : grande infirmité de ma part ! « Hans Pfaall déroule imperturbablement son conte et ses calculs à « Leurs Excellences » de Rotterdam, et sur cette température glaciale, plus que polaire, qui remplit l'autre quinzaine : hélas mon bon, la lune est si éloignée du soleil qu'elle ne connaît que le glacé, à moins que je ne me trompe, moi, petit merdeux.

     

    « C'est Dali qui résume le mieux : si l'homme meurt encore, c'est la faute à Jules Verne. Car si nous n'avions pas gaspillé toute notre énergie à mettre le pied sur la Lune (sans lendemain) » ( mais non sans après-demain), « nous nous serions dirigés vers la recherche biologique, et aurions depuis longtemps vaincu la mort. Qu'aurait-il pu dire encore, cet impersonnel mathématicien, ce bricoleur génial de matelot ? « sur une translation constante de l'humidité – que veut-il dire ? - qui s'opère par distillation, comme dans le vide, du point situé au-dessous du soleil jusqu'à celui qui en est le plus éloigné – mystère. « A la verticale » du soleil, je suppose – et que vient faire ici cette histoire d' « humidité » ?

     

    « Encore de la vieille physique, fleurant son XVIIIe siècle ; placer ici, je m'en souviens, mon habituelle diatribe contre les physiciens et mathématiciens, juste capables de dire non pas « Un petit pas pour l'homme, un grand pas pour l'humanité », visiblement appris par cœur, mais « On dirait une tranche de cake avec des morceaux d'amandes », seul capable de s'échapper de la bouche d'un ingénieur astrophysicien, de surcroît pilote et militaire. Ce n'est pas demain qu'un poète abordera sur la Lune. ...sur la race même des habitants, sur leurs mœurs, leurs coutumes, leurs institutions politiques – seulement, Poe marcherait sur les traces de Swift. Il emploie le mot « race » et il fait bien.

     

  • Fantaisie en cul mineur

    COLLIGNON FIER-CLOPORTE
    FANTAISIE EN CUL MINEUR   

        Il n'y a plus de sexe, confisqué, suivi du doigt dans leurs pliures, dans leurs failles, pour pallier les manquements du noeud vigoureux en baisse, tout bref tout mou sans plaisir ni donné ni reçu, repu détumescent salace dégueulasse.
        Les hommes ont les putains et les putains la main.
      La poupée du portail.JPG  C'est ainsi que de ma part sans révolte se tissa la certitude pressentie, repoussée parfois avec rage. Femmes, à présent je comprends vos détours devant nous. Femmes, vous formez une chaîne secrète de désillusions. Vous vous confiez vos frottements négligemment. Je comprends cela. J'admets ce fossé.
        Qu'en est-il de l'amour ?
        Que peut l'honne face aux innervations tranquilles, que puis-je - sexe sans âme, bloqué sous le pli inguinal, sans accès à mon ventre, extérieur, sans recours, à moins de longs apprentissages incessamment remis. Il suffirait de bannir le remords, si faible, par quelle aberration, Dieu ! inspirée des romans, des culpabilités, s'est-il pu faire qu'amour et sexe fussent mêlés - qui aimez-vous, quand vous portez sur vous la main ?
        Il va falloir que j'apprenne en m'aimant que l'autre n'existe pas, me refusera si je ne me conforme étroitement à ses plaies et bosses. Besoin d'un homme tendre réduit à ma tête, à ma langue sans paroles, sans exigence propre de son sexe, sans cette inhibante érection,  - la femme se blotissans lovée serrera contre elle ce trons à faire dégorger sans bruit dans l'ombre et sans plaisir de part ni d'autre à moins qu'on ne ahane en concert suivant les indications précises, efficaces - il existe une page - dans notre enfer à nous, montant, redescendant, nous nous entrecroisons, sur l'échelle unique des plaisirs permis.

    BISTROT

        (...) la porte en bois, l'ouvrit avec la clef ronde de son bureau, la referma derrière lui (tandis que les malfrats irrumpaient dans la salle en tiraillant) - c'était un couloirà baies sans ronces donnant sur (voir plus haut), sans issue sauf les baies, les guerriers l'arme au poing - il était parvenu à susciter sous son crâne surgelé une bonne intervention armée, afin de s'expulser.
        Les autres ne se battaient pas. Tout redevenait calme ; ils n'étaient revenus que pour l'effrayer, ils regretteraient Casimir  à sa sortie. Tout ce qu'il rêvait l'épouvantait : des viols, des viols. Il avait croisé la veille une fillette avec son chien féroce dans un bois, à mi-pente.
        Il parlait seul, s'essoufflait, ses tempes de quadragénaire perlaient, la fillette l'avait entendu. Mais les enfants ne s'étonnent pas d'entendre parler seul, car ils le font assez souvent. Le chien se hérissait. Il fallait tourner au plus vite vers le soleil couchant, rejoindre la ville. Casimir s'arrêta, laissant le couple mi-canin gagner quelques mètres, puis les suivit.
        Mais la fillette s'attarda.
        Le chien pissa, le chien gronda.
        Tous se rejoignirent.
        La sueur et la crispation donnaient à Casimir la mauvaise allure d'un violeur. Il dépassa le chien hérissé : "Ca ne va pas ?" dit la fillette à la bête. Dieu merci le chemin bifurqua, il nota l'heure : 16h 50. A fins d'interrogatoire. IL avait phantasmé tout son anniversaire, cauchemardé sur une jeune fille, assommée par-derrière à coups de boîte à conserve, et qui tentait d'escalader les étagères,, et qui tombait les jambes en croix (disloquée ?) à la renverse.
        Il en avait senti tout le treize octobre une panique amère. 
        Le chien assisterait à la levée du corps ou "mise en bière", il flairerait - si peu développée que fût l'intelligence chez ces êtres frustes et gardiens, la boîte emboîtée entre les murs de terre et contenant Chrystelle serait la preuve du décès, de l'enfermement de la chose-corps sous le tumulus, et notre chien, distraitement pour finir, l'oeil et le muffle portés ailleurs, graverait dans ces yeux que l'on dit sans mémoire et recouverts de taies mordorées le cercueil sans attrait, il gratterait, il hurlerait, il deviendrait le premier chien qui saurait qu'il devrait mourir.

    BIOGRAPHIES    2035 08 27

        Le matin du drame, Walter s'est rendu au supermarché.
        C'est un bâtiment de tôle très plat, on y entre par portes battantes, à musique modérée, les airs ne reviennent qu'à de longs intervalles confortables. Pour le rayon légumes, le chariot passe bruyamment sous des arceaux métalliques, impossibles à rebrousser. Les légumes choisis, la vendeuse les pèse avec son bec-de-lièvre recousu. Elle n'inspire aucun désir. Quand elle place les pommes de terre sur le plateau blanc, il se demande quelles pensées tristes.
        4 F 60 le kilo, 8F 90.
        Par exemple.
        Eviter le poissonnier, l'air mauvais parce que les Français boudent le poisson. Walter se tient bien droit, sans serrer les fesses comme un Blanc, ni porter le ventre comme un Belge. Car les gens sont sans pitié (ils sont pleins de sarcasmes) ; en cas de rencontre, saluer : "Qu'est-ce que tu achètes (de beau, de bon...)"
            Aujourd'hui, Walter a rencontré Otto : un grand roux. Otto n'a jamais de difficulté à se faire rembourser la consigne. Il n'ouvre jamais samaison. Il confond Baudelaire et Voltaire, qui sont homéotéleutes. Il n'a jamais voulu d'enfants. Aussi loin qu'on remonte, on ne trouve dans sa famille que des fils uniques. Walter pense beaucoup de mal d'Otto, sans vouloir le lui confier.
        Walter se croit très intelligent, voire cultivé. Il a besoin d'Otto pour cela. Un jour, Otto lui dit :
        - Ma mère, la grosse D., voudrait te montrer ce qu'elle peut tirer des vieux. C'est une comédie musicale.
        Il ment.
        Le fils de la grosse D. a essuyé tant de claques, dans sa jeunesse, qu'il reste roux, avec un bec-de-lièvre. Il boit l'eau minérale à la bouteille : "Viens à huit heures." Walter pense : "Pour une fois, je tirerai quelque profit de cette souche."
        Il se rend chez le Boeuf Simon, c'est Otto, qui vit avec sa mère : la grosse Donna occupe tout l'espace disponible ; la petite couche du grand fils tient le coin droit sous une couverture orange. Il n'y a rien à manger. Le spectacle se déroule à une cinquantaine de km. La voiture de Walter fera l'affaire. L'éloignement même prouve formellement que ce n'est pas Donna, percluse de graisse, qui a pu mettre en scène un "Spectacle de Vieux".
        Evaux s'est mise en frais : l'Hôtel de Ville s'est garni de guirlandes, les lustres illuminent le vestibule. La salle de spectacles brille par son vide. La grosse Donna disposera d'espace. On ne se parle pas beaucoup. Walter se dit :
        - Otto l'osseux désirerait tant admirer sa mère ! il lui invente des gloires, qu'elle ne dément pas. Il craint de la voir vieillir, il épie déjà sur lui-même à 25 ans les indices d'une décrépitude. La déchéance à venir de sa mère lui servira d'excuse et d'exercice. Si la Donna au moins se souciait des vieillards ! elle se rajeunirait, suivrait un régime. Or Donna déteste les vieux.
        Elle appréhende les horreurs des premières flétrissures, n'estimant pas qu'il serait exorciseur de se frotter à de vieilles peaux, de sentir de vieilles haleines (cet oncle dont la salive marinait dans l'eau d'acier du dentier). Deux motifs de satisfaction curieusement liés s'incurvent dans sa cervelle : qu'il y ait dans la salle tout l'espace requis par sa corpulence, et que les bouffissures de son visage éloignent tout souci de rides.
        Désespéré, le Directeur des Vieux propulse les aînés sur les planches.

  • Nostalgies

     

    Affaire Russier. Je mets vertement en doute la sincérité unanime de mes conlègues vis-à-vis de cette prof persécutée : « On vous verrait tous venir, tiens, si ça se passait dans votre établissement... » Et chacun, la main sur le cœur, de protester de sa sincérité. Je me souviens d'Istère, génial compositeur d'une tragédie en vers hugoliens, sombré depuis dans le ratage et l'alcool : tout le monde n'a pas la chance de rencontrer Nodier. Il avait une petite fille, qu'il rudoyait en l'appelant Princesse - qu'est devenu tout ce monde ? Mort de Nasser, novembre 70. Je cours tout d'une haleine de chez moi, en pantoufles, jusqu'au bistrot, pour l'annoncer. Comme si c'était moi, comme si je l'avais fait moi-même.

     

    Pourquoi la vie vous sépare-t-elle, pourquoi n'empile-t-on pas les strates indestructibles de tous ceux que l'on a connus ? Souviens-toi pourtant, sous-pitre, de ce petit con porcin que tu as poursuivi à la course jusqu'au lycée, pour faire poli ; tu ne t'es jamais vraiment intéressé à personne.

     

     

     

    X

    Mes stages (Nominoë à Rennes, L'Epervier à Paramé) : avec deux filles, Sentéral et Polissé. M. Poil au collège de l'Epervier, enthousiaste de goche, cong... « Mais je n'en ai rien à faire de la prononciation de votre famille ; on prononce « No-ël », et pas « Nowêle » - où voyez-vous un w ? » Le vieux « montaniste » (Yodaud, spécialiste de Montaigne) qui me drague en me comparant à Lucien de Samosate, « avec votre air de ne pas croire à ce que vous enseignez... » (une classe de Terminalesà Beauvoisy se posait la même question : j'ai répondu « Je ne me sens pas le droit de vous communiquer si peu que ce soit mon désespoir – Mais pas du tout, pourquoi dites-vous ça ? » Je les ai accusés en conseil de classe, histoire de dire quelque chose, de lèche-culterie ; ensuite ils ne m'ont plus parlé : vous comprenez, après ce que vous avez dit... »Polissé, Sentéral : toutes deux sexagénaires à présent. Le chat sur le drap.JPG

     

    Sans les avoir conservées par devers moi . Lycée Albatros de Paramé - gros proviseur niais comme une planche à voile. Mes deux évaporées s'obstinant à franchir la porte de classe juste à la fin de la deuxième sonnerie, avec les élèves... Sentéral, fille du Gérant des Pompes Funèbres ; ses parents m'avaient invité à table. Je ne savais plus où me mettre. Quelles gaffes commettre et ne pas commettre. Occasions manquées, où êtes-vous ? dans ton cul, au fond à gauche. Polissé couchait avec deux amoureux à la fois, et me demandait (à moi!) si elle devait le dire ; je l'en ai dissuadée : “Tu perdrais les deux” - heureusement, heureusement ! je ne lui ai pas demandé si l'un des deux était moi.

     

    Mais d'extrême justesse. Son frère s'est fait longuement étriper dans un accident de moto (« Y en avait partout, sur 50 mètres... »). Sans transition, Mme Huguette, avec son petit tailleur bleu ciel moule-cul, à qui personne n'osait chanter « L'autre jour la p'tite Huguette... », elle aurait bien voulu ; on peut toujours se dire ça. 

    X

     

     

     

     

     

    A St-Léon, la directrice me jette oh, celui-là même avant que j'ouvrela bouche. Je me vire tout seul de la cantine après une vanne very fine sur la soupe aux menstrues. Beulac : Une collègue vient m'avertir que dans sa classe à elle, à côté, on aimerait travailler. « La salope » commenté Merlaud ; je dis à la même, en voyage scolaire : “Je vais te montrer un buisson qui n'est pas sur la carte. » Morte d'un cancer du sein : six mois. Merlaud,fielleux : "Faudrait tout de même pas te figurer que la vie de l'établissement tourne autour de ta personne » - si, justement  : à chaque fois qu'on parle de mon établissement, gueule Climens, on me demande de vos nouvelles ; il n'y a tout de même pas que vous chez moi ! " Merlaud, barbu : «Tout le monde me prend pour un vieillard ; j'ai 35 ans ! »Chialant de rire à mon “C'est guerre épais” (Tolstoï tâtant son steak dans la boucherie) ; fâché tout rouge qu'on n'ait pas mentionné la méthode à Papa complété par Fifils :il y a une façon très simple de démolir un livre : c'est de ne pas en parler ! - tu découvres l'Amérique, Merlaud.

     

  • Peace, "G.B. 84"

     

    Vous souvenez-vous des Gibis, les gentils, opposés aux Shadoks, les méchants ? Les Gibis portaient des gibus, et leur nom rappelait "G.B.", comme Grande-Bretagne. Eh bien, ces deux lettres, suivies de l'année fatidique, 1984 (ça ne vous rappelle rien ?) forment le titre d'un ouvrage fleuve écrit par David Peace, GB 84, même titre sobre en anglais (eighty-four) qu'en français (quatre-vingt quatre). En ce temps-là, Margaret Thatcher tenait l'Angleterre d'une main de fer, dit le cliché : Iron Lady. Et c'est sa main, énergique, fripée, bijoutée, que l'on aperçoit posée sur une de ces colonnes tronquées où l'on s'appuie pour faire de longs discours politiques. En 1984, les discours politiques de Maggie portaient sur l'assassinat de l'industrie minière de la Grande-Bretagne, qui fut perpétré à la fin d'une longue, épouvantable guerre, entre les syndicats et le gouvernement, lequel manipulait l'opinion publique.

     

    La situation devint rapidement insurrectionnelle, avec des émeutes dans tous les coins du pays, car c'était une partie de l'histoire du Royaume-Uni que l'on bradait ainsi, puisqu'il s'était construit sur sa puissance minière et métallurgique. C'était une culture ouvrière, combative, sociale, unitaire, une religion laïque même, que l'on sciait de force et qu'on envoyait à bas. La grève dura près d'un an, avec des piquets, des dons envoyés de toute part, des privations de salaire, l'embauche massive de jaunes qui hurlaient à la liberté du travail et à la prise d'otages (on connaît ça), et tout se terminait par la force, flics à pied, à cheval pour charger, en voiture pour tabasser, plaintes déposées contre les syndicats pour "troubles à l'ordre public" ; mais sous les matraques, le mouvement renaissait, s'amplifiait, s'effritait, se reconstituait, jusqu'au moment où la guerre d'usure et l'immobilisme soigneusement dirigé finirent par mettre à plat la résistance du peuple des travailleurs.

     

    Amphithéâtre, dit palais de l'empereur Galllien, Bordeaux.JPG

    Il ne nous appartient pas ici de trouver les solutions de rechange que l'on aurait pu envisager, d'estimer le degré de mauvaise foi du gouvernement et de l'opinion publique bien endoctrinée, non plus que la loyauté ou non des syndicats, de leur pouvoir excessif ou non, moins encore d'aligner des poncifs économiques sans savoir le faire d'ailleurs. Pour moi, parler d'économie, c'est parler de la pluie et du beau temps, tout le monde a raison et tout le monde à tort, et je regorge d'ignorance crasseuse. Mais cela dit, la méthode forte se voit, se lit, se touche, dans cet énorme volume de David Peace, qui nous présente un véritable Germinal britannique, vu par les ouvriers mineurs, ou par le chauffeur du salaud de service, larbin écœurant.

     

    Le moyen par lequel nos briseurs de grève ont fini par écraser le mouvement : les flics, les cops, et la misère, car l'aide financière, même internationale, restait insuffisante – sans oublier, dans le roman, certains responsable syndicaux qui jouent double jeu ou s'enfuient avec l'argent de la quête. GB 84 est classé "roman policier" parce qu'il s'y greffe je ne sais quelle histoire de détournement et de prise d'otages, en vrai, mais nous pouvons dire que Margaret Thatcher, tous ces mois-là, en vint à égorger toute une classe sociale, dont l'héroïque résistance nous est ici relatée. Voici les procédés littéraires utilisés : des phrases extrêmement brèves, un emploi constant de l'absence de verbe ou du présent de l'indicatif, dit "de narration".

     

    La répétition incantatoire des sujets de verbes, souvent, Terry, isolé dans son rôle de collecteur de fonds, et bien tenté par la fuite avec les grosse liasses dans les gros attachés-cases. Car même dans une lutte collective, chacun combat seul ; "Une maille rongée emporta tout le reste", comme nous le citait un écrivain de couleur dans "La grande librairie". Il suffit que quelques-une reprennent le travail, le porte-monnaie vide et l'estomac plein de fiel, pour que d'autres cèdent à leur tour. La radio, la télé, fournissent de fausses informations et de faux débats objectifs. Autre procédé : la disposition du texte sur deux colonnes de journaux serrées, sans alinéas, qui s'interrompent brutalement en bas de page, et qui reprennent, par surprise, ex abrupto, juste au milieu de la phrase précédente, quelques pages plus loin.

     

    Aucun lyrisme, abandonné Zola. Le document brut, pour des répressions brutales. Une parataxe omniprésente : des mots forts, les uns à côté des autres, sans liens apparents. Des répétitions. Des slogans. Des flashes, des éclairs donc, de sensations, de douleurs sur la gueule, d'impressions subites, d'associations d'idées incongrues. L'impression toujours plus ou moins de recevoir des projectiles sortis du livre en 3D. Pas de baratin idéologique non plus ; juste la lutte, cruellement vécue de l'intérieur, lutte juste en soi, pour soi-même, pour son existence et sa survie, pour sa dignité, sa grandeur. Les arguments, ça se discute, ça se tourne, ça s'interprète, ça se gauchit, ça se retourne contre celui qui les emploie, et quand on se casse la figure avec les flics ou avec les traîtres, ce n'est pas le moment d'aligner les démonstrations aargument par argument : on cogne, point barre, de fer.

     

    Oui, c'est long. Oui, c'est interminable. Oui, on finit par s'en foutre, par se dire "vivement que c'est fini puisque depuis cent pages nous voyons bien que c'est foutu". C'est un effet voulu, car c'est bien ce qu'ils ont ressenti, les syndicalistes et leurs sympathisants. Les autres, Maragaret   Thatcher, ses sbires, on ne les voit pas beaucoup, on parle anonymement du "Premier Ministre". D'autant plus redoutable qu'il est de genre neutre. Mais il existe un autre personnage, autrement plus ambigu, Mr Sweet, "Ledoux", un nom pour canular téléphonique, la plupart du temps appelé le Juif, avec un J majuscule. C'est le patron du chauffeur de maître mentionné plus haut. Ce "Juif", donc, est l'adversaire acharné des syndicats, non par idéologie, ni par appartenance à "la communauté" comme on dit, mais en tant que tel, en tant que représentant de la classe possédante. Sympathique au demeurant, ne ménageant pas ses efforts, courant de réunion en réunion, débauchant les délégués syndicaux les plus fragiles, interviewant des jaunes ou des miséreux poussés à la reprise du travail, mouillant sa chemise de luxe.

     

    Le chauffeur, comme nous l'avons dit, appartient au prolétariat mais bien payé, traité comme un larbin mais aussi comme un confident, aimant et détestant son maître, entre deux chaises la conviction par terre, n'éprouvant d'empathie ni avec les capitalistes ni avec les ouvriers, sensible surtout à son propre intérêt, et au maintien de sa dignité : domestique, mais digne. L'ennui est que l'auteur appelle ce patron "le Juif". Depuis des centaines d'années, c'est ainsi que l'on se représente les puissances de l'argent : sous les traits d'un juif, banquier, tireur de ficelles. J'aurais bien du mal à ne pas voir là d'antisémitisme, larvé ou provocateur. Je peux toujours dire qu'il s'agit d'un combat entre les puissances du bien et celles du mal, économiquement parlant : les riches combattent, après tout, pours les intérêts de classe, mais sont prêts à se déchirer, ensuite, égoïstement, alors que les mineurs se battent pour leur classe, collectivement, dans un esprit de fraternité.

     

    Nous pourrions dire aussi qu'il s'agit là d'une provocation de plus de la part de David Peace, qui nous présente des individus ni tout innocents ni tout à fait salauds. Nous pouvons cependant nou gratter la tête, comme nous l'aurions fait s'il s'était appelé "l'Arménien" ou "l'Ecossais". Après tout, "il ne faut pas généraliser", comme disent les noyeurs de poissons, et l'on nous montre des sydicalistes et des mineurs peu reluisants parfois, des travailleurs dits "les jaunes", des flics frappeurs, des traîtres et des voleurs, des magouilleurs, l'humanité, quoi. Il n'empêche que ce "Juif" nous reste en travers – et finalement, on s'y fait, n'est-ce pas, comme à l'étoile jaune.

     

    Et le plus grave dégât infligé à la classe travailleuse est sûrement de lui avoir fait perdre non seulement son existence, mais la conscience d'elle-même, sa pureté, de l'avoir brisée moralement, avilie, forcée à ramper, de lui avoir fait sentir sa vulnérabilité, la puissance de la force face au droit, de lui avoir fait bouffer sa propre merde. De l'avoir dégradée. Il ne s'agissait pas de fermer les usines et les puits qui n'étaient plus rentables, puisqu'on a trouvé des jaunes pour faire le travail à leur place. C'est seulement après le renvoi des "jaunes" que l'on a fermé les structures désuètes, non rentables. Il s'agissait bien plus d'un empoisonnement, par le venin, d'une catégorie méprisée de la population par une partie qui s'estimait elle-même supérieure.