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Peace, "G.B. 84"

 

Vous souvenez-vous des Gibis, les gentils, opposés aux Shadoks, les méchants ? Les Gibis portaient des gibus, et leur nom rappelait "G.B.", comme Grande-Bretagne. Eh bien, ces deux lettres, suivies de l'année fatidique, 1984 (ça ne vous rappelle rien ?) forment le titre d'un ouvrage fleuve écrit par David Peace, GB 84, même titre sobre en anglais (eighty-four) qu'en français (quatre-vingt quatre). En ce temps-là, Margaret Thatcher tenait l'Angleterre d'une main de fer, dit le cliché : Iron Lady. Et c'est sa main, énergique, fripée, bijoutée, que l'on aperçoit posée sur une de ces colonnes tronquées où l'on s'appuie pour faire de longs discours politiques. En 1984, les discours politiques de Maggie portaient sur l'assassinat de l'industrie minière de la Grande-Bretagne, qui fut perpétré à la fin d'une longue, épouvantable guerre, entre les syndicats et le gouvernement, lequel manipulait l'opinion publique.

 

La situation devint rapidement insurrectionnelle, avec des émeutes dans tous les coins du pays, car c'était une partie de l'histoire du Royaume-Uni que l'on bradait ainsi, puisqu'il s'était construit sur sa puissance minière et métallurgique. C'était une culture ouvrière, combative, sociale, unitaire, une religion laïque même, que l'on sciait de force et qu'on envoyait à bas. La grève dura près d'un an, avec des piquets, des dons envoyés de toute part, des privations de salaire, l'embauche massive de jaunes qui hurlaient à la liberté du travail et à la prise d'otages (on connaît ça), et tout se terminait par la force, flics à pied, à cheval pour charger, en voiture pour tabasser, plaintes déposées contre les syndicats pour "troubles à l'ordre public" ; mais sous les matraques, le mouvement renaissait, s'amplifiait, s'effritait, se reconstituait, jusqu'au moment où la guerre d'usure et l'immobilisme soigneusement dirigé finirent par mettre à plat la résistance du peuple des travailleurs.

 

Amphithéâtre, dit palais de l'empereur Galllien, Bordeaux.JPG

Il ne nous appartient pas ici de trouver les solutions de rechange que l'on aurait pu envisager, d'estimer le degré de mauvaise foi du gouvernement et de l'opinion publique bien endoctrinée, non plus que la loyauté ou non des syndicats, de leur pouvoir excessif ou non, moins encore d'aligner des poncifs économiques sans savoir le faire d'ailleurs. Pour moi, parler d'économie, c'est parler de la pluie et du beau temps, tout le monde a raison et tout le monde à tort, et je regorge d'ignorance crasseuse. Mais cela dit, la méthode forte se voit, se lit, se touche, dans cet énorme volume de David Peace, qui nous présente un véritable Germinal britannique, vu par les ouvriers mineurs, ou par le chauffeur du salaud de service, larbin écœurant.

 

Le moyen par lequel nos briseurs de grève ont fini par écraser le mouvement : les flics, les cops, et la misère, car l'aide financière, même internationale, restait insuffisante – sans oublier, dans le roman, certains responsable syndicaux qui jouent double jeu ou s'enfuient avec l'argent de la quête. GB 84 est classé "roman policier" parce qu'il s'y greffe je ne sais quelle histoire de détournement et de prise d'otages, en vrai, mais nous pouvons dire que Margaret Thatcher, tous ces mois-là, en vint à égorger toute une classe sociale, dont l'héroïque résistance nous est ici relatée. Voici les procédés littéraires utilisés : des phrases extrêmement brèves, un emploi constant de l'absence de verbe ou du présent de l'indicatif, dit "de narration".

 

La répétition incantatoire des sujets de verbes, souvent, Terry, isolé dans son rôle de collecteur de fonds, et bien tenté par la fuite avec les grosse liasses dans les gros attachés-cases. Car même dans une lutte collective, chacun combat seul ; "Une maille rongée emporta tout le reste", comme nous le citait un écrivain de couleur dans "La grande librairie". Il suffit que quelques-une reprennent le travail, le porte-monnaie vide et l'estomac plein de fiel, pour que d'autres cèdent à leur tour. La radio, la télé, fournissent de fausses informations et de faux débats objectifs. Autre procédé : la disposition du texte sur deux colonnes de journaux serrées, sans alinéas, qui s'interrompent brutalement en bas de page, et qui reprennent, par surprise, ex abrupto, juste au milieu de la phrase précédente, quelques pages plus loin.

 

Aucun lyrisme, abandonné Zola. Le document brut, pour des répressions brutales. Une parataxe omniprésente : des mots forts, les uns à côté des autres, sans liens apparents. Des répétitions. Des slogans. Des flashes, des éclairs donc, de sensations, de douleurs sur la gueule, d'impressions subites, d'associations d'idées incongrues. L'impression toujours plus ou moins de recevoir des projectiles sortis du livre en 3D. Pas de baratin idéologique non plus ; juste la lutte, cruellement vécue de l'intérieur, lutte juste en soi, pour soi-même, pour son existence et sa survie, pour sa dignité, sa grandeur. Les arguments, ça se discute, ça se tourne, ça s'interprète, ça se gauchit, ça se retourne contre celui qui les emploie, et quand on se casse la figure avec les flics ou avec les traîtres, ce n'est pas le moment d'aligner les démonstrations aargument par argument : on cogne, point barre, de fer.

 

Oui, c'est long. Oui, c'est interminable. Oui, on finit par s'en foutre, par se dire "vivement que c'est fini puisque depuis cent pages nous voyons bien que c'est foutu". C'est un effet voulu, car c'est bien ce qu'ils ont ressenti, les syndicalistes et leurs sympathisants. Les autres, Maragaret   Thatcher, ses sbires, on ne les voit pas beaucoup, on parle anonymement du "Premier Ministre". D'autant plus redoutable qu'il est de genre neutre. Mais il existe un autre personnage, autrement plus ambigu, Mr Sweet, "Ledoux", un nom pour canular téléphonique, la plupart du temps appelé le Juif, avec un J majuscule. C'est le patron du chauffeur de maître mentionné plus haut. Ce "Juif", donc, est l'adversaire acharné des syndicats, non par idéologie, ni par appartenance à "la communauté" comme on dit, mais en tant que tel, en tant que représentant de la classe possédante. Sympathique au demeurant, ne ménageant pas ses efforts, courant de réunion en réunion, débauchant les délégués syndicaux les plus fragiles, interviewant des jaunes ou des miséreux poussés à la reprise du travail, mouillant sa chemise de luxe.

 

Le chauffeur, comme nous l'avons dit, appartient au prolétariat mais bien payé, traité comme un larbin mais aussi comme un confident, aimant et détestant son maître, entre deux chaises la conviction par terre, n'éprouvant d'empathie ni avec les capitalistes ni avec les ouvriers, sensible surtout à son propre intérêt, et au maintien de sa dignité : domestique, mais digne. L'ennui est que l'auteur appelle ce patron "le Juif". Depuis des centaines d'années, c'est ainsi que l'on se représente les puissances de l'argent : sous les traits d'un juif, banquier, tireur de ficelles. J'aurais bien du mal à ne pas voir là d'antisémitisme, larvé ou provocateur. Je peux toujours dire qu'il s'agit d'un combat entre les puissances du bien et celles du mal, économiquement parlant : les riches combattent, après tout, pours les intérêts de classe, mais sont prêts à se déchirer, ensuite, égoïstement, alors que les mineurs se battent pour leur classe, collectivement, dans un esprit de fraternité.

 

Nous pourrions dire aussi qu'il s'agit là d'une provocation de plus de la part de David Peace, qui nous présente des individus ni tout innocents ni tout à fait salauds. Nous pouvons cependant nou gratter la tête, comme nous l'aurions fait s'il s'était appelé "l'Arménien" ou "l'Ecossais". Après tout, "il ne faut pas généraliser", comme disent les noyeurs de poissons, et l'on nous montre des sydicalistes et des mineurs peu reluisants parfois, des travailleurs dits "les jaunes", des flics frappeurs, des traîtres et des voleurs, des magouilleurs, l'humanité, quoi. Il n'empêche que ce "Juif" nous reste en travers – et finalement, on s'y fait, n'est-ce pas, comme à l'étoile jaune.

 

Et le plus grave dégât infligé à la classe travailleuse est sûrement de lui avoir fait perdre non seulement son existence, mais la conscience d'elle-même, sa pureté, de l'avoir brisée moralement, avilie, forcée à ramper, de lui avoir fait sentir sa vulnérabilité, la puissance de la force face au droit, de lui avoir fait bouffer sa propre merde. De l'avoir dégradée. Il ne s'agissait pas de fermer les usines et les puits qui n'étaient plus rentables, puisqu'on a trouvé des jaunes pour faire le travail à leur place. C'est seulement après le renvoi des "jaunes" que l'on a fermé les structures désuètes, non rentables. Il s'agissait bien plus d'un empoisonnement, par le venin, d'une catégorie méprisée de la population par une partie qui s'estimait elle-même supérieure.

 

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