Khyrs et Tzaghîrrs
COLLIGNON KHYRS ET TZAGHÎRS
1. La stèle
Ici le fleuve entaille la falaise. Six cents doghs de dénivelé. Au sommet, la ligne des arbres – en bas, la trouée du rapide et son ravage de troncs. L’eau fume jusqu’aux premières savanes sous la pente : c’est là, au bout de la dernière piste, que se devine sous les herbes la stèle d’Alloum-Khéfi.
« Lis ce qui est écrit !
- Comment serait-ce possible, ô Badjar, à celui que tu as privé de la vue ?
- C’est juste.Qu’on l’achève.
Un esclave pousse le Blanc, qui tombe à quatre pattes et reçoit sur la nuque le froid tranchant du ssûtak ; un autre entraîne le corps et la tête hors de la piste, à portée de hyènes.
« Blanc, lis-nous le texte de la stèle.
- De la dixième année de mon très glorieux Règne
« Quiconque, homme ou femme, de peau noire, ayant franchi la borne du Royaume
« Sera sur-le-champ exécuté ».
Un vaste éclat de rire secoue les Suivants sur leurs méharis, et gagne la colonne des guerriers sur toute sa longueur. Le prisonnier halète. Le ssûtak recourbé s’élève sur sa tête, mais le Badjar fait un geste condescendant : « Laissez-lui la vie ». L’homme est tiré en arrière par la corde qui lie ses poignets. Le Badjar tend le bras vers la stèle. Aussitôt dix guerriers s’arc-boutent à sa base et s’écartent d’un bond quand la pierre s’abat dans un creux d’eau sous les herbes, avec le bruit lourd d’un hippopotame touché à mort.
Alors une clameur remonte la colonne jusqu’aux lisières de forêts, et plus loin, où l’on n’a rien vu. Le Badjar a levé trois fois le ludabeth, sa lance-d’appui, qui descend jusqu’au sol le long de sa monture, et rythme la marche vers le nord : Hy-bâ !
Hy-bâ ! crient les flancs-gardes.
Le Badjar marche en tête sur son méhari. Ses lèvres sont bleues. Son crâne aux tempes poncées porte une crête rousse de la nuque au front. De sa ceinture partent huit longues étoles rouges, tendus en étoiles par huit esclaves à pied, aux lèvres bleues, le torse nu. Ainsi maintenu à mi-corps, il avance avec majesté, comme une rutilante mygale.
Les tendeurs d’étoles trébuchent sur les longues-herbes, prenant soin de toujours garder le tissu soigneusement tiré. Leurs traits et leurs muscles luisent. Sous la taille écartelée par les écharpes tendues à se rompre, un pantalon bouffant d’étoffe blanche à crevés rouges. Les pieds sont nus. Derrière l’imposante pyramide formée par le Badjar et ses étoliers, les treize fouroukh montent des chevaux noirs à crinière courte. Les fouroukhs ou maréchaux ont la tête rousse et la bouche bleu saphir ; mais leurs cheveux sont plus ras, et leurs prérogatives ne vont pas jusqu’à s’autoriser la garance pour se peindre, ou la poudre d’indigo.
Ainsi se règle la tenue des officiers, reconnaissables au nombre de leurs bagues.Les serre-files agitent leurs baguettes de cuivre. Le peuple tzaghîr est en marche : hommes et femmes en état de porter les armes. Ils ont tous les cheveux roux, les lèvres bleues et vernies, et lorsque le Badjar tourne la tête, il aperçoit, en file interminable jusqu’aux Gorges de Lazb, un immense dégorgement humain de braises rouges et de peaux noires.
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TZAGHÎR FRANÇA1S
« Mior utimer wendrè halemu « Nous avons ainsi cheminé
« horpowo biongak cho rikao, « jusqu’au coucher du soleil,
« pö ruzuerru rok mispa fwonga. « qui s’abaissa sur notre gauche.
« Ja bunsuéla u jumbu ku nkéakè, « Le bounsouéla a lancé la prière,
« nör mior utimer diklu « puis nous avons formé
« diklu kar bakbar chuzuma. « les cercles d’ébène.
« Ha nikhuè jami « Je portais le numéro 743
« rior kaq ipshkar Schebbi « sous les ordres d’Ebbi
« as ha gor runuzu « et je fus séparé
« sha Hamaoua. « de Hamaoua.
« Ba riok-jou, ha bilnwè « Ce soir-là, je comptai
« tchoumer ju turmankwèma « dans la vaste plaine
« …. « plus de 50 cercles,
« …e aucun Blanc n’apparaissait encore. Mon tour de garde n’intervenait qu’aux quatrièmes « veilles. Je dégainai mes deux épées-de-main, l’une plus courte pour la gauche, et l’autre « pour la droite, et les plantai dans le sol comme il m’avait été enseigné. Puis je déroulai le « çèmo qui ceignait mes reins pendant la marche, et m’y enveloppai. Je ne pouvais dormir, « enfin parvenu au Pays Blanc... »
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« Maîtresse !
- Que me veux-tu, à cette heure de la nuit ?
- Pose ton Rouleau-des-Lois, viens à la fenêtre !
- Je suis trop âgée pour pouvoir m’étonner.
- Tu n’entendais pas ce bruit par la ville ?
- Me voici près de toi. La nuit est restée chaude.
- Les guerriers se sont rassemblés sur la place et les rues voisines remplies.
- Les flambeaux luisent sur les murs de sable.
« Au-dessus des ruelles invisibles je vois le tunnel pourpre des torches.
- Ils partent cette nuit pour le pays des Khyrs ! »
Djezirah et sa servante demeurent accoudées sur le balcon. Tous les contingents mobilisables d’Aïn-Artoum se sont agglutinés, bloquant la place au coude à coude. Les lances tendues à l’alignement jettent des éclairs roux. Devant le premier rang est ménagé un espace libre. Une vaste gifle de métal:lesl ances se sont redressées. Le Dovi paraît, escorté de deux colosses aux lèvres violacées. Ils élèvent sans effort le Chef sur le pavois.
« Troupes aimées, guerriers !
« Il est venu, le temps des prophéties.
« Plusieurs fois nos marchands sont allés au gras pays des Blancs
« Les Khyrs, les Gorgés.
« Plusieurs fois leurs curieux ont grimpé sur nos plateaux Tzaghîrrs.
« Nous sommes curieux, nous aussi.
« À présent nos marchands sont armés
« notre noir empire est plus ancien qu’eux :
« nous sommes les fils de la Lune et du Vent, Enfants de Toutes-Aures.
« Que le Premier Croissant nous éperonne.
« Lune a promis la Terre à nos conquêtes
« Depuis .540. années pour .540. autres années
« - Peuple Têtes-Rousses !
2. La bataille de Drinop
a)
! k
! k Les Khyrs
!k !k tentent
!k de déborder les Tzaghîrrs
>>>>>>>>
TZA !k Ceux-ci percent
>>>>>>>> leur centre
!k !k et se rabattent
sur ceux qui
!k voulaient les déborder.
Le centre Khyr est en fuite.
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Récit d’un jeune Tzaghîr, Héri
(dans le style de sa nation)
« Ma taille n’excédant pas le rayon du soleil (1), je fus introduit au corps agile des
« Archers. Ce sont les plus parfumées de nos guerrières. Choyé d’une majorité de
« femmes, mon tempérament s’épanouit. Nos exercices alliaient la grâce à la prompti-
« tude. Comme prescrit par la pratique et les incantations, nous prouvons sur le terrain
« nos qualités d’infiltration et de repli, et la plus grande souplesse du poignet. Gliss é s
« parmi le trot des chameaux, nous décochons de bas en haut nos traits courts et mor -
« tels ; de nos couteaux nous achevons qui choient sur le sol.
« Nous avons adopté la position du Croissant. Notre aile tenait le nord.
« À peine avait paru sur le tranchant de l‘horizon la muraille des Blancs.
« À peine les chefs de pointe avaient-ils levé leur lance de signal que nous fûmes enve -
« loppés sur notre gauche. Les sauvages escadrons lourds des Khyrs, si véloces sur leurs
« bêtes, frappaient lourdement comme une mâchoire de pince. Les guerrières f roissées
« s’abattaient sur leurs arcs flexibles. Les clameurs mêlaient leurs panaches. Pressés
« comme nous étions, dans une extrême excitation, le mouvement tournant sur la gauche
« nous fut freiné, mais ceux qui périrent sont tombés sur place. Chameaux et ar c h è r e s
« mêlées, nous autres quelques hommes, parvinrent à faire front : cohue, retrait du bras,
« corde bandée, flèches tirées d’en bas.
« Que notre combat semblait solitaire !
« Nous avons tenu, enveloppant les chevaux des Blancs sous nos nuées de pennes. Et les
« Blancs à leur tour chantèrent l’atroce mélodie de la souffrance : jarrets tranchés des bê-
« tes, cous harassés qu’on égorge, dards fichés au creux des tripes. Nos parfums tournè -
« rent sous la fadeur, alors les Blancs pleurèrent. Leurs arrières sentirent le poids des lan -
« ces d’avant-garde, qui s’étaient refermées sur eux comme une coque. Nous en a v o n s
« consommé un grand massacre, fabuleusement regorgeant d’hymnes d’amour, et les « archères mourantes jetaient leur dernière œillade. Nous avons appris qu’un autre fruit de « guerre s’était refermé côté sud, autour du second bataillon des Blancs : deux lunes « digérantes avaient donc tournoyé, côte à côte et s’ignorant.
Prévenus par leurs éclaireurs, les Khyrrs ont mis leur point d’honneur à progresser sans se dissimuler, avec tout l’apparat possible ; les Tzaghîrs ont adopté, pour se déployer, la
(1) 1m 67
formation du Divin Croissant (Tchétem), particulièrement adaptée en terrain plat. Au centre, les Chameaux Lourds (Djoulavor), peu rapides mais pourvus de longues piques de 15 pieds. Aux ailes les chameaux de charge, les archers, et les « Petites Tailles » ou fantassins (Nassar). Les Khyrs, eux, de peau blanche, se sont tenus aux normes classiques, en quinconces. Les cavaliers portent sur leurs épaules un voile flottant de couleur claire, attaché au cou par un système d’agrafes d’or. La disposition en croissants des Tzaghîrs offrant à leur course un large espace, ils l’attribuent à la lâcheté de leurs adversaires. Atsahî, sous ses pans de toile blanche, caracole sur le front des troupes : lançant sa monture, il la bride d’un coup tous les cent pas, afn de haranguer les guerriers : la bête se cabre et bat des sabots à hauteur des têtes. N’avancez pas ! crie le hobozem aux troupes d’infanterie. « Vous devez tenir sur place, tant que nos cavaliers n’auront pas tourné les forces des Lèvres-Bleues ! » Les recrues, au comble de l’exaltation, saluent de leurs épées levées.
À cent pas, Atzahî réitère son appel, la même scène se répète, hallucinante. Les Khyrrs des ailes nord et sud ont engagé la charge. Leur confiance est forte. Très vite les chevaux lourds se truvent aux prises avec les petits chameaux ; lesTzaghîrs ont à peine eu le temps de se rabattre de côté. Mais les pertes sont lourdes à cause des archères.
C’est alors que les jeunes Khyrrs, demeurés calmes en dépit du désir, virent fondre sur eux la lourde masse des piquiers montés, visages durs, lourdes lances noires abaissées à quatre pieds du sol au niveau des poitrines, quinze rangs de chameaux géants trottant l’amble ; chaque pique est forgée de façon différente, multiples clés d’une serrure unique : la mort. Les jeunes Dix-Huitenaires ne tentent pas de résister. Ils se laissent glisser sur les ailes ; quand les lourds chevaux khyrrs, sentiront sur leurs flancs prêts à les seconder les vaillants fantassins bouillonnants de jeunesse, quelle ardeur ne les poussera point, cœurs d’homme à poitrail de bête !
...Car ces Tzaghîrs ne savent combattre que de loin, pique ou arc ; qu’on presse leurs thorax, bien peu résisteront- mais voici des cris qui s’élèvent au dernier rang des fuyards, stratèges malhabiles : les Chameaux-Lourds et les piques entrent en danse, côté dos. Et il faut bien se retourner, faire face trop tard aux longues barres, découpant les poitrines en dentelles variées. . De part et d’autre de la percée, les Chameliers se sont rabattus : chaque parti de Khyrs se trouve encerclé. Chaque boule d’épines, furieuses, pressent et perçoit les appels de l’autre part, également bloquée. La pression s’accentue, jusqu’à la curée. Très peu auront survécu à ce casse-noix.
Les rescapés, jeunes conscrit, se sont bel :et bien enfuis vers Pikâr, la ville la plus proche, y semant la confusion. Les fuyards furent poursuivis et troués dans le dos sur plusieurs lieues de course. Cependant les Grands Chameliers ne les exterminèrent pas, comptant sur la terreur des survivants pour désorganiser l’arrière., mais obéissant avant tout
à une coutume ancestrale et absurde : chaque engagement d’importance, victorieux en particulier, nécessitait le tirage des sorts, afin de décider de la marche en avant ou de l’immobilisation du front. Dans le passé, une telle superstition avait souvent causé la défaite.
Les soldats tzaghîrs ont vu les Grands Chameliers revenir sur leurs pas, avec des huées de désappointement.
Ebbi fit rassembler ses neuf meilleurs guerriers, couverts du sang ennemi. Puis neuf hommes blancs, les plus robustes, mais qui s’étaient laissé capturer. On les réunit sous une tente circulaire, la Tente d’Amitié. Tous s’y mirent nus, ce qui n’alla pas sans difficulté pour les Blancs, accoutumés à la pudibonderie. On se moqua d’eux pour commencer, à cause de leurs sexes scarifiés dans le sens de la longueur. Ensuite, le plus grand des neuf Noirs déclara : « Nous, qui vous avons défaits, nous vous servirons toute cette nuit. Nous nous témoignerons toutes les marques de la plus vive amitié ».
Tous étaient nus et graves. La coupe de sang de bœuf circula lentement. Les pans lourds de la tente s’agitaient au vent réfléchi de la nuit. Chaque couple, se tenant par l’épaule, buvait joue contre joue l’âcre breuvage rituel. On se parlait à voix basse et assurée. L’interprète, au centre, faisait son office. On échangeait des poésies, des chansons fredonnées, et ces hommes devenaient proches. Un Tzaghîr expliqua, au milieu de la nuit, qu’il fallait échanger de son sang. Il montra l’exemple avec un jeune homme à peau rose qui se tenait accroupi à son côté ; l’incision à l’épaule fut brève, il s’accolèrent pour une mutuelle succion. Les sautres agirent de même. Puis Blancs et Noirs s’assirent en silence contres les parois, en alternance de couleurs. Posée sur le sol devant chacun d’eux, les lampes à huile projetaient sous leurs mentons des lueurs déjà cadavériques, creusant les joues et les mâchoires.
La plupart s’hypnotisaient sur les flammèches. Si l’un d’eux venait à surprendre les traits de son compagnon, il baissait les yeux. L’un des Tzaghîrs, pour éviter que la nuit ne fût souillée par le sommeil, murmura le premier couplet d’une chanson d’amour. À ce moment tous entendirent, précis dans la nuit, les premiers coups des charpentiers.
« C’est l’uñuosh qu’on assemble devant la tente ». L’interprète traduisit. Les Blancs écoutèrent. Les Noirs se résignèrent : l’ uñuosh, c’était l’échafaud, vaste ring surélevé, rond et ceint de cordes, où le combat terminal se tiendrait. Les hommes s’apprirent leurs chants, chacun dans leur langue.
Au petit matin, quatre courtes cornes de brume s’étranglèrent aux quatre points cardinaux. Les hommes-sous-la-tente urinèrent, puis ceignirent un pagne, de couleur opposée à la sienne. Très vite les quatre cornes résonnèrent une seconde fois. Les hommes accoururent deux par deux. Ils s’étreignirent avec émotion, tout en courant, car l’un ou l’autre devait mourir. Les Blancs portaient un gorgerin de fer, les Noirs un casque – rapidement noués par un diacre-bourreau. Les affrontements furent brefs, étant donné la frayeur de chacun. Les diacres avaient recouvert le plancher d’une épaisse couche de sable. Après chaque duel, ils la creusaient et la déblayaient, aussi loin que le sable avait bu.
La matière ainsi recueillie trouvait place dans des seaux de métal hermétiquement clos, qu’on enfouirait dans un lieu tenu secret. En une heure de soleil, les combats furent achevés. Les corps brûlés avec le bois de l’ uñuosh, l’armée observa le repos rituel d’un jour.
* * * * * * * * * * * * * *
« Le couple de chameaux, fines jambes rapides,
« Bat l’amble dans les hautes herbes
« Kassim et Oultaïla
« L’ellipse orange peinte sur leur crâne d’or
« Court annoncer la victoire…
(poème d’Agattîr)
« Un témoin raconta qu’il les avait vus, criant et riant, se lancer le message de l’une « à l’autre monture : la boîte de bois verni tournoyait comme une hache, touchant la
« main droite ou la gauche, le coude ou la coquille du poignard. Leurs lèvres étirées
« - comme des saphirs fendus vola sur la crête des herbes.
(Houbizé, XI, 11)
« Portés par l’élan, ils eurent franchi le défilé d’un seul bond, traversèrent la Terre
« du Cacao, la Terre Rouge, et proclamèrent à grande allure la victoire à travers les
« places d’Ikattan. Or on était en cinquième heure, en pleine agitation du Grand
« Commerce. Par l’enthousiasme qu’ils éprouvèrent, les marchands renversèrent « leurs étals, invitant la population à se servir, afin qu’elle festoyât. De toute part
« s’élevèrent les clameurs, toute la nuit le Peuple aux Crêtes Rouges célébra le
« combat de Gozar Gatzar. »
3. L’arrivée des fuyards
Bravant les dieux 300 hommes montés suivaient la retraite des Blancs. Ceux-ci, passéela débandade, s’étaient recomposés, sans courir. La nuit les trouva au lieu-dit Armalak. Les survivants des chefs firent panser les blessés : seuls les chirurgiens, regroupés dans un pli du terrain, purent allumer des feux de braise. La garde fut montée, les rondes assurées.
Au matin, les soldats en retraite aperçurent, dans trois directions, les chameaux tzaghîrs à l’arrêt, à un quart de lieue, épiant.
Des mouvements d’âme agitèrent les guerriers. Les uns voulurent achever les blessés, fuir vers le nord, et la ville. Les autres, plus nombreux, parlèrent de charger les Noirs insolents. Thérif, simple moyaf (1) promu chef, opta pour un moyen terme : on s’avancerait à leur rencontre, mais sans rechercher le contact. « Le Tzaghîr apprendrait à respecter le lion, même à reculons ». On fit ainsi qu’il avait dit. Chacun pouvait dénombrer, dans les rangs adverses, les silhouettes. Mais on ne distingua pas les visages. Aucun acte d’indiscipline ne fut tenté : pas un cri.
Les Noirs n’étaient que trois cents, dépourvus de l’accord rituel des dieux. Le terrain les favorisait, car le sol ne cessait de descendre, si bien que les Blancs pensaient avoir dans leur dos l’avant-garde d’une puissante formation. Le jour suivant, les Noirs étaient plus proches. Cette fois-ci, l’armée entière suivait à courte distance. Les Khyrrhs devinrent nerveux. Peu après le milieu de la journée, Thérif aperçut d’autres troupes de son pays, qui s’étaient enfuies par des chemins différents. « Que font les Noirs ? » leur demanda-t-il. « Les Tzaghîrs nous suivent de près » lui fut-il répondu.
La réunion des deux bribes d’armée, au lieu de restaurer la confiance, accentua la crainte. Le camp fut levé plus tôt. Les Tzaghîrs suivaient à présent, bien visibles, narquois. L’allure s’accélérait insensiblement, les alignements se défaisaient malgré les cris des serre-files. À présent les Noirs lançaient des quolibets. Les Blancs forçant l’allure, les Crêtes Rousses allongèrent le pas, et des guerriers, par jeu, lançaient le cri de guerre. Les chameaux, reconnaissant l’injonction, mais comprenant peu la plaisanterie, accélérèrent. Certains les freinèrent, d’autres non. Le reste de l’armée noire ayant rejoint ses éclaireurs se montrait à présent compacte.
Une formidable huée jaillit des Lèvres Bleues, à quoi fit écho la plus faible et honteuse clameur des paniques. Les moïavt (lieutenants) exécutèrent de leurs propres mains les plus proches d’entre eux qui jetaient les armes. Mais tout fut emporté. Les cavaliers blancs s’ouvrirent le chemin à coup de lance dans la masse et la nuque des fantassins. La fuite se déploya sur une largeur de trois lieues. La plaine ruisselait de lâches meurtres et de piétinements. Des hameaux et des bourgs, raflés par cette gigantesque cohue giclaient des files d’expulsés, molécules chargées de meubles et de ballots, qui couraient tous s’agglutiner.
Or les Tzaghîrrs ne frappaient point ! ils ne tiraient pas de flèches, se poussant seulement contre les blanches épaules convulsives. C’étaient leurs clameurs de joie que les Blancs prenaient pour des cris d’assaut, et le massacre ne venait que des Blancs eux-mêmes, se piétinant, se foulant sans vergogne, les cavaliers sur les soudards, les soudards sur les valets, ces derniers sur les femmes et les marchands.
Le premier de la ville qui vit converger des trois points de l’horizon cette triple lame grouillant de poussière, fut la vigie de la Tour Sud des Pères. Déjà la foule propulsée par la panique battait les redans de la barbacane.
La ville dePhytallia, comme la plupart des cités de Khyrs, était fortifiée « à la pieuvre », c’est-à-dire que les murs s’étiraient en fins tentacules creux, sur une longueur d’un quart de lieue, à partir du cercle de l’enceinte ; hérissant le tentacule à intervalles réguliers, des ventouses fortement remparées. Mais une seule porte, à l’extrémité du tentacule exclusivement. On imagine l’épouvante de cette foule traquée, face aux seules ouvertures praticables. De plus les Tzaghîrrs, mis en appétit, commençaient à lâcher quelques flèches et coups de lance pas tous inoffensifs.
Une porte fut ouverte. Une longue contre-éjaculation ébranla les murailles parallèles. Sous les passages couverts le grondement redoublait. Là-haut, sur les chemins de ronde, la garde se mutinait ; ses chefs ordonnaient d’arroser de flèches les déserteurs.
« Les moïavt juraient par tous les Dieux qu’il n’était pas meilleure perte pour un peuple « que des traîtres fuyards ; ajoutaient qu’ils voyaient très bien les Tzaghîrs emportés mêlés « au torrent, et qu’ils tuassent au moins ces ennemis. À quoi répondaient les gardiens qu’ils « auraient mieux couru de même vers leurs refuges, tout armés comme ils l’étaient ; que ce « n’était raison de flécher leurs camarades lesquels à leur endroit eussent agi de même ; « enfin baguenaudoient certains qu’ils aimaient ainsi se remplir du spectacle sans en obturer « l’ordonnance. »
YOTH, XV, 37
(« Par ainsi se répandit la tourbe tumultueuse enmi les rues et voies de la ville du sud »)
Figure p. 20 Phytallia présente un système de défense propre aux Khyrrs. On obaerve sur cette figure le dessin concentrique des voies principales, an centre duquel se
dresse une île conique sommée d’une citadelle. Les flèches représentent le
trajet des fuyards. Les deux moitiés d’armée blanche s’entretuèrent d’abord
à leur point de jonction, faute de se reconnaître. Nombreux furent ceux qui
se précipitèrent dans lac tout armés, et s’y engloutirent.
...Mais la population de Phytallia se ressaisit à sa façon. Les civils, barricadés dans leurs hautes demeures, bombardèrent les fuyards de tout ce qu’ils purent trouver de plus lourd : meubles, candélabres, et jusqu’aux pierres descellées de leur maison…
Cependant sur la place aux Étrèbes, les étals du marché, tentures, tréteaux, fruits, toiles, marchands, furent foulés pêle-mêle par les cavaliers en déroute, couverts jusqu’aux genoux du sang des leurs qu’ils avaient tailladés pour se frayer retraite. Des masses gagnées par la panique se bousculèrent aux parvis des temples, hurlant leurs prières. Des rues surgissaient encore des bandes enragées, lançant des pierres et des sarcasmes. Des incendies se déclarèrent.
Or trois cents Noirs s’étaient introduits dans la ville : c’étaient les trois cents premiers éclaireurs. Pensant le reste de l’armée derrière eux, ils s’étaient mis à massacrer sournoisement la population d’un mur à l’autre à travers les rues. Les portes de la ville s’étaient refermées sur eux seuls. Voici comment : du haut de son chemin de ronde, la garde blanche s’était aperçue qu’un flot continu de crânes noirs à crête rouge franchissaient à présent le portail. Abandonnant leur propre rébellion, les Blancs tirèrent un barrage de flèches. Certains même osèrent descendre par les rampes pour en découdre, et refermer les portes. Le chroniqueur Abdulislam ajoute que la fermeture des lourds vantaux sembla facilitée par les Tzaghîrs eux-mêmes, qui auraient bridé l’avance de leurs chameaux.
Les gardes blancs démentirent cette version, qui diminuait leur mérite,mais certains dévotsla divulguèrent, invoquant le secours in extremis du dieu des Murs, DAQST. (Les travaux du professeur Momamovitz sur la mentalité tzaghîre (Crêtes Rouges, 1932) avancent l’hypothèse vraisemblable selon laquelle ces 300 « éclaireurs immédiats », volontairement laissés en avant-garde de l’assaut proprement dit, et isolés par un cordon de guerriers bloquant toute retraite, n’avaient été introduits dans la ville en nombre nettement inférieur afin d’être immolés, à cuase de leur désobéissance initiale au Combat des Dix-Neufs, dont ils n’avaient pas attendu l’issue). Les Éclaireurs Immédiats se trouvèrent soudain regroupés au centre d’une esplanade en bordure de lac, où les limites de leur groupe leur apparurent.
« Encommencèrent à considérer combien moindre en nombre estoient, si qu’on les pouvoit « « « aiséement cercler, et de faict l’estoient-ilz au mitan d’icelle place,isolés, de pied, toutefois « pourveus d’armes. Après grand stupeur et silence, tel poussa le premier cri, ainsi gagnant de « proche en proche tout alentour de la susdite place.Toute la cité recria de mesmes, s’entrencourageant l’un l’autre, et ce dict-on, que les Khyrrhs empeschés de bien veoir s’exclamoient aussi de confiance encontre leurs envahisseurs ».
YOTH, XVI, 31-32
Les éclaireurs noirs, se comprenant sacrifiés, luttèrent sans espoir autant dire de toute leur vaillance. Les Khyrrhs, dépités de leur primordiale panique, se déchargèrent sur la poignée de Crêtes Rouges. Ceux-ci succombaient sous le nombre, et l’ignoble carnage se perpétrait, quand de nouveaux cris de terreur éclatèrent au loin : tandis que tous tourbillonnaient pour porter leurs coups, les Tzaghîrs de l’extérieur avaient enfoncé les portes désertées.D’un long trot de chamellerie, les assaillants avaient remonté les couloirs défensifs ou « bras de pieuvre », et reprenaient de dos les massacreurs affairés. « On nous tue dans le dos ! » criaient les Khyrs ; et les Noirs répondaient Buqmufa ! buqmufa ! ce qui signifie « Carnage ! carnage ! »
Une stricte discipline réprimant le pillage et le viol, Kolba, ayant abusé d’une fillette de 12 ans, fut aussitôt exécuté. Alors les Blanches qui se trouvaient dans les rues, mêlées parfois aux massacreurs, purent chercher refuge auprès des chefs tzaghîrs. Aucune rigueur ne leur fut tenue d’avoir porté ou voulu porter un coup mortel.
Ainsi fut prise Phytalia, et maints de ses habitants occis.
4. Situation de Khyr en 480
80 lieues séparent Phytalia de Slavod, la capitale. L’annonce du désastre eût dû y parvenir au plus tard dans les trois jours. Or, les hiérarques l’avait interceptée.
Il existait à Khyr une grande prolifération administrative. Point de chef qui ne fût subalterne à quelque titre de telle ou telle subdivision, ni de subordonné qui ne le fût à plusieurs chefs simultanés, en relation chacun avec telle fraction de ses attributions. D’un autre côté, tel supérieur hiérarchique pouvait fort bien se trouver sous la dépendance de son employé, qui avait pouvoir de décision sur lui dans un autre domaine, en vertu de la « Loi de bascule ». Ainsi le Maître des Ponts décidait-il des frais de construction, qu’il imposait au Pontonnier Majeur. Mais ce dernier avait la haute main sur le choix du personnel et des matériaux, qu’il imposait à son supérieur. Aux écuries, le Grand Avoinier fournissait le fourrage aux chevaux du roi, mais devait le respect au Litier, qui veillait à l’entretien des écuries. Au-delà d’une simple répartition des charges, il s’agissait d’un équilibrage des respects dus à chacun, selon sa fonction du moment. Inutile de dresser un tableau complet des lourdeurs inextricables et de la gabegie dont l’administration khyre se trouvaient infestée.
Le rois ne recevait donc que la portion d’information que lui communiquaient les filtres de ses fonctionnaires inamovibles, ses hiérarques. On ne sache point qu’il eût souhaité en apprendre davantage, confiné qu’il était dans ses métaphysiques. On peut même affirmer qu’une simple obstruction dans la transmission d’un message n’a pu à elle seule entraîner la chute d’un empire. L’attitude des Grands contribua toutefois au manque de cohésion d’une défense militaire que le nombre aurait pu douer d’une certaine efficacité.
Le 5 de nibhûr au matin, le messager parut aux portes de Slavod, arborant dans son dos l’antenne bleue de la défaite. La sentinelle avait ses ordres et le débarrassa de son fanion. On le restaura. Le Sire d’Inville tiré de son sommeil extirpa du messager le plus d’indications qu’il put, le messager sachant tout par cœur. Ensuite on enferma le messager, et les sentinelles furent consignées – d’autres les auraient tuées.
Un conseil exceptionnel se réunit au palais des Akères. On retrouve là tous ces parasites d’Ètat qui tour à tour formèrent ou déformèrent l’empire (cf. « L’apogée khye au Moyen-Orient » (- 125 / + 216, Franzens 1932) : les cousins Porlaty, Mo-Rhamdès, Kuynsan et Béouleh – que leurs jours soient comptés, que la bêche les tranche vifs. Leur idéal est la rapine, leur joie de vivre nulle. Puiser dans les coffres en étalant sa morgue, telle est la vie des hiérarques de ces temps-là. C’est au moment précis de la convocation que les rues de Phytallia sont livrées à un nouveau massacre ; mais eux, doctement, argutient pour déterminer ce dont le roi LIGA sera nformé, et quand. Voici ce que décident ces trafiquants, anoblis par eux-mêmes :
« Ces Nolrs ont de l’or, et des diamants profère Porlaty. - Nos Sciences affirment, profèrn Kuynsan, que dans les Montagnes les Démons se cuisent des escarboucles et des rubis sur leurs grils souterrains ». Sa voix se perd dans un éclat de toux. Son éloquence l’emporte : ne pas combattre les Barbares ; traiter seulement, filouter. Les deux femmes du conseil, exceptionnellement tirées du gynécée, doutaient fortement : il faudrait lentement se laisser envahir ; « et qui sait, ajoutait Nosdol, s’ils nous accorderaient suffisamment de vie sauve pour jouir des premiers carats ». - sa compagne suggéra de mettre à profit toutefois la défaite pour dépouiller de leurs biens les généraux couards. Face aux fortunes soustraites au fisc, les passe-droits promis aux grades supérieurs furent de peu de poids ; on osa même attribuer à ces confiscations des vertus purificatrices : les fortunes foncières et leurs troupes d’esclaves constituaient, on s’en avisait soudain, une grave atteinte aux prérogatives royales.
Les jours suivants fournirent aux voleurs une occasion de s’exercer. Les envahisseurs en effet n’avançaient pas en plaine, rendus circonspects par la minceur de leurs arrières, qu’alimentaient seuls pour l’instant les défilés du Ktôh, et que freinaient leurs superstitions méticuleuses. Ces derniers avançaient sans hâte, fourvoyés entre les bras des affluents, revenant sur leurs pas, phagocytant les poches avec des nonchalances d’amibes, mais toujours victorieux. Quant au peuple khyrr, il s’était transmis à lui seul le cours des évènements. L’annonce du désastre ne pouvait décemment plus être retardée au Roi, qu’un chambellan de bas étage eût pu l’informer sans fard.
Mais les hiérarques parvinrent à combiner cette révélation avec la nouvelle d’une trahison : celle du obozem Ovnot. Ils n’avaient pas tort, quoique sans le savoir, et ce n’est que depuis les travaux de Herr Professor Dekentmayer sur les manuscrits de Nyatt que nous pouvons annoncer ce qui suit :
« Ovot fut chargé de bouter hors, ou mieux d’anéantir, l’avalanche des Crêtes-Rouges. La raison invoquée lors de son interrogatoire fut l’insuffisance numérique. Mais il avait tardé. Aussi, il envoya son collègue Yuzonnt en mission auprès d’Éod, afin de le persuader de se joindre aux forces de répulsion : indépendance des chefs d’armée ; nous savons par d’autres sources que Yuzonnt était bien le dernier ambassadeur qu’il convînt d’envoyer auprès d’Éod, les deux hommes étant brouillés depuis longtemps. Les hiérarques pouvaient donc présenter Ovnot comme un traître, agrémentant leurs propos de soupçons aussi soigneusement distillés qu’invérifiables.
Le roi LIGA se fiait aveuglément à Mogandé, rapporteur de hiérarques. Il le crut, cita illico à comparaître Ovnot, Yuzonnt, Éod, et maints autres. Ils étaient perdus.
5. Liga le Fou
Le Roi Liga était âgé de 25 ans. Sombre, sournois, le teint olivâtre, le nez coupant, la face vers le bas ou marquée de suspicion. Sa sensibilité le livre à des accès d’agitation fourmillante suivis de prostrations, d’où jaillissaient des projets capables, à la lettre, de bouleverser le monde, et l’entourage, les ministres… n’avaient pas avantage à faire languir les ordres, jusqu’aux prochaines turbulences.
LIGA, de sa propre volonté, vit reclus. C’est la condition essentielle au succès de ses magies, qui lui assurent, au sein de son silence, la maîtrise absolue. Il adorerait, au fond d’une crypte, la Pierre étoilée du Nord phosphorescent. Il s’y retire, masqué, couvert d’or, absorbant dans le noir des gelées miroitantes. De ses révélations procède le gouvernement. « Cet être exceptionnel méritait l’illumination » estimait Yôth-Ahnan.
Malheureusement le programme des Grands s’exécuta de point en point. Des messagers encagoulés furent expédiés aux meilleurs chefs de guerre. Ils portaient à l’arçon une large hache au profil teint de rouge. Il faut relire le saisissant récit de Vârash, officier de secrétariat, à la fois témoin et acteur :
Français Djunngo
« Yuzoat avait alors quarante-et-cinq « Tuzvoat juyf’must räzdvidopr’ppoït
« Il était fort et bien fait « On ojof gusf if coïddjôf.
« L’âge n’avait point courbé « Mikhi shuyofrrt dwasco
« son ossature, et il ne devait jamais « tup attvazi, if pi shuyof l’ñot
« la courber. Il avait parfois « m’dwashis. Omuyof rzgwot
« succombé aux puissances de « taddungo jath rôtt’ddit fi
« l’intérêt et de la famille, « m’oddvosôv iffi n’djnommi,
« grandes pour se soumettre tout « xtfit rwas ti twannivsi bâf
« homme du peuple au Roi, mais « junni fa riarmi ya Swo, ñot
« néfastes pour sa fin, et pour « podjivvit rwas tgô, iv rwat
« notre fin à tous, comme il advient « puvsi gô ibât, dunñom afwoïtf
« en général et comme il nous « ip khobozm iv dunñom bwat
« advint de jour-là « fwof di lwaz-mi
(On trouvera la suite du texte djunngo chez les Éditions du Caveau, rue Barbentane, LYON)
(suite du texte en français) :
(…) Éod sortait la tête haute, satisfait des vins et du pardon, accordant son arrogant soutien « à la cause commune. Et n’eussent été les ordres cruels de LIGA, nul doute que tant de « forces réunies n’eussent contenu et repoussé l’invasion. On entendit sur le parvis de la « tente le galop freiné de deux montures. Sorti simplement encontre le bruit, Notre Maître « Yuzoat vit sautant des selles deux envoyés du roi LIGA, portant au nœud de l’épaule la « broche ronde d’améthyste, à la main chacun le message également scellé d’améthyste.
« Les déroulant devant lui, lurent ensemble la citation à comparaître et le rappel de la « mission. L’un des messagers parlait d’une voix rauque, l’autre tenait l’accent des Nsoyitt. « Yuzoat soulevant encore le pan de sa tente cracha de dépit sur le sol, et déclara qu’il « n’avait point démérité, que les accusations sans retour dont il était chargé, car on ne « sortait pas vivant des tribunaux de l’Améthyste, ressortissaient à la calomnie. Il osa même, « et de cela je suis témoin, porter la main sur la broche et mettre en doute avec courroux la « légitimité du symbole. Ce que voyant, l’homme Naoyitt courut détacher de la selle la « hache au tranchant teint de rouge. Notre Maître reçut le coup, qui lui détacha l’épaule, et « le rideau frangé retomba sur son sang. Je m’abstins de paraître, sachant, comme il advint « de vrai, que la terreur des améthystes fige le peuple et l’armée. J’appris que la peur avait « poussé si loin qu’Éod lui-même, peu de temps après le départ des messagers, fut poignardé dans la nuque par un officier d’en-bas, pour gagner quelque grade. »
Ajoutons que dix autres messages en ce sens furent expédiés, acculant au suicide les meilleurs chefs de l’armée khyrrhe. Cette erreur décapita le haut commandement, supprimant ainsi toute possibilité d’intervention efficace.
6. L’Épanchement
Un flot constant de Tzaghîrrs franchissait désormais les défilés du Ktôh, sans défense depuis la déroute de Drinop. Le gros de l’armée s’était alors emparé de Phytallia, comme relaté plus haut. Cependant, un autre corps de troupes, nouvellement parvenu sur territoire khyrr, prenait l’important marché de Baâssam. Aucune résistance, déjà se propageait la désorganisation semée par les hiérarques. Les Tzaghîrs se contentèrent de s’attribuer les meilleurs logements. Les informations étaient restées aux mains du Sire d’Inville et de ses acolytes, qui tournèrent l’esprit du Roi de telle sorte qu’il se préoccupait bien plus d’exécuter ses serviteurs que de remédier à la défaite. Mais le peuple, désormais, savait que le Roi était fou, et les ministres pervertis.
Or les Tzaghîrs, passées les premières conquêtes sur une profondeur de 25 « lieues », n’avaient plus éprouvé le besoin de progresser. Épandues sur le Sud du pays en un delta dont le défilé de Ktôh formait la racine, leurs troupes à présent épaissies de bagages et de marchands poussaient nonchalamment leurs avances. Un bref combat le cas échéant, une annexion tranquille de 10 lieues carrées, et le delta de l’invasion s’évasait vers le nord et la capitale.
Dans les siècles passés, pour autant que la faiblesse des sources peut nous le laisser supposer, les rois tzaghîrrs avaient conduit leurs peuples à l’assaut des primitifs de l’équateur ; une alternance incessante de succès et de revers avait jeté sous leurs lances, ou les en avait arraché, les mêmes territoires alternativement disputés.
Depuis cent années, les Tzaghîrrs s’étaietn contenté de mettre en valeur les terres riuges du plateau d’Ettoboï, avec les monts qui les encadraient. Seules des motivations religieuses, relatives à des prophéties expansionnistes, les avaient jetés comme un rapide aussitôt absorbé par le sol, à travers les défilés du Ktôh. On peut se figurer la mornitude galopante éprouvée face à des peuples n’éprouvant aucune envie de se défendre, ainsi que l’a imaginé Moellfort, ou, plus vraisemblablement,le dédain manifesté pour une capitale dont la chute, sans importance stratégique réelle, se fût accomplie d’elle-même. Rien n’était prêt non plus sur les murailles, rien d’autre que les patrouilles habituelles.
Simplement, pour satisfaire aux rumeurs inlassables de défaites non confirmées, tel flavets ici (adjudant), tel tishift là (sergent) s’étaient-ils permis de renforcer à tout hasard le secteur confié à son commandement. Mais quelques flèches ou tirs de catapultes sans portée
se révélèrent sans commune mesure avec la formidable surprise qui assaillit les défenseurs de SLAVOD à l’aube du 3 nibhur 489 : une horde de démons noirs aux lèvres peintes, d’abord mobile à peine à l’horizon de 40 guetteurs à la fois, quel que fût leur point cardinal. Le cor d’alarme circula tout autour des murailles dans une succession plus rapide qu’aucun mot d’ordre n’eût su l’obtenir : chaque vigile revendiqua sur l’honneur le premier coup d’œil exact
Les Tzaghirrs en effet s’avancèrent de toutes les directions à la fois, en cercle parfait sur la plaine steppeuse. Cette fois-ci encore, prêtres et chefs noirs s’étaient concertés pour l’impeccable déploiement du rite. Puis on distingua les hautes colonnes chamelières, badjars liés sur leurs bêtes par les huit rubans en toupie, en ordre de marche et non pas de bataille, tant était poussé loin le mépris du Blanc. Ainsi roula le bourrelet négligemment resserré autour de la capitale, sans aucune autre réaction qu’une stupéfaction curieuse. Ni sortie donc, ni traits : mais 40 vigiles époumonnés, les yeux immenses et les cors ballant aux ceintures. Les Tzaghîrrs cantonnés à 400 pas des murailles montèrent leurs tentes et cuisirent leur odorante nourriture, car c’était l’heure du repas de ce matin-là.
Vigie 32 – Rapport
« Vu l’armée des Noirs. Osé souffler du cor ,tous ceux qui m’ont imité jetés plus tard aux fers.
« Noirs crêtes rouges en arrêt 400 pas. Mangent et boivent. Présence de femmes. Odeurs« méconnues, appétit. Vers midi, grande agitation Secteur 32.
« Espace dégagé devant immense tente, chameaux écartés. Chant poussé par tous. Voix graves et « forcées, de plus en plus fort. La tente du chef s’agite. Il paraît, sans ornement. Tous les guerriers torse nu, ÉPÉE démesurément longue apportée, très blanche, très brillante, ÉPÉE fichée en terre.
« Tous en cercle, le chef parmi eux. Des chants assis, des prosternations. Des cris litaniques. Des « chants la face contre sol. Adoration de la Force de l’Épée. Clameurs énormes : HALAM !
« HALAM ! - cris propagés en cercle, à travers tout le camp, secteurs 32, 31, 30 et 33.
Vigie 32 – nom : Kapedagh, âge : 29. »
Les Tzaghîrrs exultaient.
Le texte ci-dessus est la première mention d’une cérémonie de cet ordre en plein jour. L’épée géante fut ensuite menée en procession au travers du camp. Des guerriers au crâne peint lui faisaient escorte. Parvenus, après plus d’un tout de reconnaissance, au droit de la porte qu’ils estimèrent principale (en fait ce n’était que la Porte des Roses, plus richement ornée), ils replantèrent l’épée dans le sol. Aucune vigie ne nous a retransmis la scène, mais nous pouvons nous en faire une représenation d’après l’image du papyrus Oxyrrhinchus 4133 : de part et d’autre de l’épée figurée par un trait bleu, se tiennent deux Tzaghîrs juchés debout sur deux sièges.
Ils sont vêtus de vastes robes coniques, l’une verte, l’autre rouge. Le graphisme utilisé indique une matière proche de la paille. Le rebord des robes masque les pieds des personnages, qui semblent perchés sur des sièges d’arbitrage. Face à face et tournés vers l’épée, ils tiennent chacun des deux mains un long rouleau écrit. En retrait, deux Badjars solidement liés sur leurs chameaux assistent au combat d’éloquence. À l’arrière-plan, à droite, apparaissent les tours d’une enceinte murale.
Nous pouvons à présent affirmer avec certitude que cette scène correspond aux fragments rhétoriques publiés récemment sous le numéro 2999 C de la collection « Kirrotzag » :
« Ô vaillant d’entre les vaillants, noble et haut parmi les plus hauts, non plus toutefois que mon maître Zajîr -
« - considère, ô chameau de lumière, la perfection de ces murailles polies, leur vastitude et le nombre extravagant des guerriers qui les couvrent, bien supérieur au nécessaire » (...lacune…) « ...faiblesse d’autre part, la fatigue pendant à ton bras nu, et le recreusement de tes rides (...lacune…)
« - seul Zajîr, mieux placé pour l’attaque, mieux armé dans la nouveauté, exactement instruit du terrain et des hommes et de leurs mœurs…
« ...il a vaincu à Tiépali, à Soudes, à Gasganets, aux Fourches d’Or. Il a revêtu les lamelles semées de mica, bu la liqueur de Mâth, foulé sous ses puissants pieds les terres du Sud et de l’Ouest, où le soleil s’incline devant sa force. C’est DONC à lui qu’il appartient de porter le premier coup, de crépir ces murailles du sang de ses guerriers. »
Le discours de réponse n’est pas moins hyperbolique :
« Badjar Badjarosag, tyran des tyrans -
« Badjar, danseur de la mort sur les crânes Big et Bansûr
« Badjar, chameau lumière de lumière aux orteils épatés sur le sable,
« Badjar, lance du peuple aux lèvres rouges,
« Badjar, honneur de Gèb, d’Olbi et de Massâb,
« Badjar, tambour qui tue le déserteur aux premiers bonds de sa course,
« Badjar, épidémie des flèches et remède à toute attaque,
« Badjar, au poids terrifiant, creuseur des bosses du chameau, ébranleur souterrain,
« Badjar, soleil noir du peuple noir,
« Badjar, à toi le mur, à toi la ville, les femmes et le vin, à toi notre mort, prosternation sans fin devant le Seigneur des Seigneurs
« Badjar Badjarosag Hempiroag... »
Ainsi, tandis que la ville des Khyrrhs, pétrifiée, tendant une croupe résignée, consent déjà aux conquêtes, les Tzaghîrs, incapables de se présenter à l’unisson autrement que pour le rite de l’investissement circulaire, révèlent leurs divisions. Pour l’instant, dans l’euphorie de la progression, nul ne doute que la vaste capitale ne soit prête à la cueillette. Or, c’est la première et unique fois qu’un tel rite est signalé par les historiographes. Ou bien donc ils s’agit d’un ancien rite, dont nous ne possédons pas de version antérieure, exceptionnellement remis en honneur, ou bien d’une véritable rivalité, mise en scène pour cette seule et unique fois sous forme de rite.
Les Khyrrhs auraient pu profiter de cela, tenter une énorme sortie : ils ne le firent pas.
6. Les Hiérarques
À l’arrivée des Hiérarques plénipotentiaires, au nombre de dix, également couverts des plus somptueux ornements qu’ils avaient pu exhumer, les vainqueurs furent secoués d’un vigoureux accès d’hilarité. En tête des Khyrrhs venait Petkar, surchargé d’orfroi au point de ne pouvoir baisser les bras ; puis le gros Chorm, trébuchant sous le poids de la couronne royale qu’il tenait entre ses mains comme une encombrante potiche ; puis les cousines Porlaty, Kwynsan aux doigts goutteux écartelés par les anneaux, puis les cinq autres négociateurs, débordants d’étoffes rouges et vertes, épaulettes frangées, châles de sanit superposés.
Visiblement les plénipotentiaires, engoncés dans leurs carapaces, ne semblaient pas accoutumés à semblables équipages. Plus visiblement encore, après que les rires se furent éteints et que les généraux noirs, noblement dévêtus jusqu’à la ceinture, se furent contraints par jeu à recevoir déféremment la délégation blanche, ces ambassadeurs ne tenaient leurs pouvoirs de députation que d’eux-mêmes, comme le firent soupçonner les premiers termes embarrassés de leur déclaration préliminaire. On les amusa longtemps, multipliant les embarras de préséance et clauses de style, où tradition des Tzaghîrs offrait matière à d’infinies passes d’armes...*
Cependant il existait, au sein de chaque clan noir, un noyau de guerriers qu’on appelait les Purs, ou « Naqars ». Leurs statuts internes, fort stricts, variaient sensiblement selon leurs origines, tribales ou totémiques. On retrouvait d’un clan à l’autre les mêmes postulats, où les peuples tzaghîrs puisaient la meilleure part de leur sentiment national : nombre d’adhérents restreint, parité sexuelle rigoureusement respectée, concours d’endurance ; exhibitions constantes d’ardeur à combattre, chacun s’engageant sur son sang à se porter aux points les plus chauds ; un tribunal de survivants tranchait sans appel des cas en balance. Enfin, le point de règle le plus sublime tenait en un mot : rekamba, imparfaitement rendu par « silence ». Le postulant ou nâq peut s’exprimer – discourir et chanter. Mais seulement dans le cadre sémantique de la force, nécessairement très limité. D’autres tabous s’étendent à une grande variété de mots ou de désinences. Le nâq doit aussi « redresser la tête en silence (rekamba), « limiter son bras » , économiser « la curiosité circulaire de son œil » - aussi certains traduisent rekamba par « orgueil » (khyrré : oushaïom)
...Or, trois longues heures de tergiversations n’avaient abouti qu’au placement des plénipotentiaires d’une part, de l’autre à une reconnaissance sans ambage de la victoire tzaghîre. Il ne s’agissait plus, vu le défaitisme sordidement intéressé des hiérarques, que de fixer les modalités d’une occupation. Les nâqar ayant appris cela (on buvait beaucoup), ils furent pris de longs rires. Puis ils devinrent graves : pourquoi négocier avec ces larves blanches ? Les défenseurs de la ville s’apprêtaient à fuir ! Les secteurs de nâqar s’agitaient et bruissaient l’un après l’autre.
D’abord selon le code interne, puis, constatant l’attention générale, selon le Code Universel. Le grondement inhabituel parvint aux négociateurs des deux bords. Alors que Porlaty-d’Aînesse soulevait le battant de la tente pour s’indigner, il se trouva face à un groupe de nâqar, cheveux laqués et lèvres bleuies, agrémentées de longues touches d’ocre sous les yeux. « Oussoubo », criaient-ils, «Attaque ! »
Porlaty blêmit sous ses bijoux. Porlaty replongea sous le battant, exhorta le chef des Tzaghîrs à remettre de l’ordre dans ses troupes. Le Badjar n’eut pas le temps de répondre : un nâq s’effondrait sur les tapis, suppliant prosterné de livrer la voie au « désir du sang ». Une guerrière à son tour força l’entrée. Ils frappaient sourdement le tapis, menaçant de leur pilonnement les robes khyrrhes, agitées de retraits effarés. Les gardes contemplaient la scène par les portières.D’autres guerriers survinrent, esquissant puis oubliant la prosternation. Porlaty s’aperçut que le Badjar souriait. La clameur de la tente fut reprise à l’extérieur avec exaltation.
Sans se soucier de quiconque, raflant une cruche de vin au passage, Porlaty se rua sur son cheval, parmi une foule injurieusement indifférente. Les soldats frappaient au milieu des scansions.
Porlaty a laissé sous la tente ses codéputés. Il pense qu’on ne pourra les massacrer sans déshonneur. Plus tart il prétendra n’avoir jamais douté. Il prend bien soin de ne heurter personne. Il embrène son cheval sans aucun motif. Le Douzième Porte se referma sur lui comme un couvercle. La ville gisait sans un battement de cœur. Porlatu-d’Aînesse ne pouvait maîtriser le tremblement de ses intestins. L’animal prit par l’Avenue Rai-de-Roue, large de cent hommes. Porlaty la lui fit éviter. Il galopa tout le long des bâtiments du Courrier, esquiva dans un réflexe le bureau des Guerres.
Cette étincelle de lucidité le ranima.