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LECTURES 2046 A

COLLIGNON LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” 2046 A

RUDNICKI “FEUILLETS BLEUS” 46 01 01 1

 

 

 

L’effet que produit ce livre de Rudnicki Feuillets bleus est d’abord celui de la désuétude : voici un homme qui nous parle des années cinquante et soixante. Mais de plus, car cette raison ne suffit pas, il nous parle depuis la Pologne, pays étrange et lourd, dont on ne connaît que les éternels Chopin, Wałęsa et Jaruzelski. Et puis en ce temps-là, notre alliée la Pologne ne gémissait-elle pas, comme on dit, sous le joug des staliniens ?

Que d’épaisseurs pour faire entendre sa voix. Il va s’agir de choses extrêmement démodées, dépassées, qui n’ont plus leur raison d’être depuis la destruction du Mur de Berlin et autres fadaises bien-pensantes. Et puis un Polonais, c’est nécessairement quelqu’un qui ne possède pas toute cette légèreté, cet intellectualisme à la Sollers et à la française, qui n’a pas derrière lui toute cette tradition de culture et de richesse dont nous jouissons ici et surtout à Paris n’est-ce pas. Eh bien réjouissons-noud, cet homme éprouve un salutaire sentiment d’infériorité vis-à-vis des Français, qu’il visite en leur bonne capitale justement, lors des prétendues « Trente Glorieuses ».

Ce n’est qu’un Polonais, il en est bien conscient. Il débarque en France, pays des libertés et de l’intelligence, dans les effluves printaniers des belles femmes qui sortent des Galeries Lafayette. Il rencontre à Paris non seulement le frivole attachant, mais aussi une impression d’étrangeté : comment peut-on être Persan – polonais, français. Il sent en effet qu’ici, tout est plus libre, plus vif, mieux irrigué, mais il ressent, en même temps, un extrême malaise. Là-bas derrière lui, en Pologne, est intervenue une révolution qui a tout balayé, en particulier toute les… particularités de la vie intellectuelle.

Là-bas très loin sont nés des jeunes gens qui n’ont jamais connu que la vie austère des privations et des tickets de rationnement, plus la propagande du parti. Ce

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parti leur dit d’ailleurs des choses fort justes:un homme nouveau est né, un homme collectif, citoyen, hanté de tout autre préoccupations que les frivoles jeunes gens de l’Occident, avec un souci de fraternité, de vérité, de communion, bien plus intense que chez ces Français encrassés de sottises. Les Polonais ont débouché dans un pays, le leur, où tout était neuf, venteux, où l’âme humaine renaît purifiée de toutes les scories accumulées dans les remugles ancestraux des cocons petits-bourgeois.

N’oubliez jamais, contempteurs à deux balles du communisme, qu’il s’est agi d’une révolution, d’une remise à neuf, d’un grand décapage rafraîchissant, qui ne colportait pas que des mensonges. Rudnicki reste perplexe. Dans ses Feuillets bleus, recueil d’articles qu’il faisait paraître en Pologne, il se demande sans cesse qui a raison, de l’Occident, libre, ravagé par l’argent, ou de son pays de l’Est, ayant découvert les vraies valeurs de l’humanité enfin réunifiée au sein d’un vaste idéal. Mais lorsqu’il serait tenté de célébrer cet homme nouveau, Rudnicki resonge aux queues devant les magasins. Où sa mère est en train de piétiner.

Et au moment où il se réjouit de l’abondance et des bonnes paroles qui foisonnent en Occident, il se dit aussi que ma parole, tous ces Occidentaux, qui n’ont à la bouche que les nobles mots de liberté, de réalisation individuelle, de sentimentalisme et de bonne conscience modernes – eux aussi se sentent exceptionnellement modernes, détenteurs à les entendre de la seule modernité – à ce moment-là, une fulgurance lui traverse le cœur : ces gens-là, ces Parisiens, s’expriment comme des poètes, mais agissent comme des notaires. L’Occident ne pense qu’à l’argent, qu’à placer frileusement son pognon.

L’Occident se repaît, dans ses salons, de délicieux conflits d’intellectuels dépassés, ressassés, ravaudés. Adolf Rudnicki assiste avec effarement à la continuation d’un monde qui n’existe plus au-delà du rideau de fer, comme un

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Roumain visiterait Byzance, après les grandes invasions ayant dévasté Rome. Ici, le passé a subsisté, sans une ride. Il y a quelque chose d’hallucinant, dans ces années 50 et 60, à voir se poursuivre un mouvement que ces Occidentaux croient perpétuel, alors que ce mécanisme de l’Histoire fut brisé à tout jamais, là-bas, à l’est. De même, quand nous lisons une histoire de Byzance, nous éprouvons le même malaise qu’à observer les automobiles d’Oran, dans La peste, tournant en rond pour rien dans la ville assiégée, alors que la vraie histoire se déroule en dehors d’Oran.

La vérité historique se forge en dehors d’Oran, en dehors de la France, là-bas, à l’est, où s’est levée la formidable lueur révolutionnaire qui enflammera le monde, et tant pis si nous nous sommes trompés, il y a de ces renversements de perspective, en histoire… Et Rudnicki rend visite à l’un de ses compatriotes, exilé dans une mansarde forcément glaciale. Or ce compagnon ne peut parler que de la Pologne, en râlant contre son pays, en reconnaissant tous les défauts de son satané pays. Ce n’est qu’à Paris, en exil, pour raison politique, je suppose, qu’on peut véritablement, dans la râlerie, dans le dénigrement, dans la déploration, prendre conscience de son indéfectible attachement à sa patrie. Et puis, qui s’intéressera à ce que dit un Polonais ? L’Occident et l’Orient s’ignorent, persuadés d’avoir tous deux raison. Rien de ce qui viendra de Pologne ne pourra être pris au sérieux, étant bien entendu que c’est la France qui détient le flambeau de l’intelligence, ce dont les Polonais sont hélas convaincus. Voilà pourquoi j’éprouve à lire Les feuillets bleus de Rudnicki l’impression de plonger dans un sac de poussière, féconde, certes, mais… poussiéreuse. Ce que je lis est un témoignage, faussement naïf, à la façon faussement rustaude d’un Ghiorghiu, d’un soldat Chvéik.

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Cet homme se lamente avec dignité. Il nous fait part de toutes ses hésitations, brumes et nostalgies :

lui, en effet, a connu « ce que c’était avant ». Tous ses articles n’ont pas été rédigés à Paris. Les premiers d’entre eux témoignent même de la grande glaciation imposée par la stalinisation à toute la vie intellectuelle, décrétée inutile si elle n’était pas à la botte du parti, représentant unique du peuple utilitariste. Or sous Staline, l’antisémitisme faisait rage sourdement. Rudnicki, né en 1912, était juif – il est mort en 1990. C’est donc à propos de cela qu’il atteint le niveau de réflexion le plus profond et le plus juste.

Hélas, je ne m’en souviens <<<plus. Sans doute parce que n’étant pas directement concerné, je ne parviens pas à distinguer en quoi sa réflexion se différencie de celle de maints autres à ce sujet. Feuilletons ensemble ces Cahiers bleus :

« La chose alla à l’impression. Oh ! l’impression, c’est un diable dont nul n’est capable de prévoir les vilains tours et les surprises ! Même le schématisme ne saurait vous protéger contre les diableries de l’imprimerie ! » Le schématisme était un de ces mouvements littéraires hors de France, que nous avons donc tendance à considérer comme nul et non avenu.  Mais ce passage trop court ne nous suggère encore pas grand-chose. Voyons plus loin : Rudnicki nous entretient de Kafka. Pourquoi dans toute la formation de la conscience européenne nous dit-il, ne s’est-il trouvé aucun Polonais d’envergure internationale ? Le judéo-tchèque Kafka, donc :

« Ce n’est qu’ici, dans ces conditions, qu’a pu surgi une œuvre telle que La métamorphose, l’homme changé en cancrelat. L’homme ne peut pas se tirer d’affaire avec l’animalité qui l’entoure, il manque de poigne, de ruse, d’astuce et de toupet ; il ne peut pas se frayer passage, et alors tous commencent à le piétiner, à lui marcher dessus comme s’il était un cancrelat. Comme dans La métamorphose, l’homme qui ne sait pas jouer des coudes se sent ici comme un ver de terre, face à ceux qui ont

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réussi, face aux habiles ». Tout est dit, n’est-ce pas. « Mais qui ? le coupe Aleksander.

« - Quelqu’un. (Jan continue à ne s’adresser qu’à moi, toute la soirée, il a fait la tête à Aleksander). Il n’y a pas d’autre réponse. Car pour quelle raison dois-je emprunter tous les jours la triste rue Czerniakowska où un beau jour je finirai par me faire assassiner, tandis qu’ici, ils se promènent dans ces magnifiques petites rues ? »

Ambiance, aigreurs, tortures…

Un peu de joie simple de vivre ?

« Je n’étais même pas très malheureux à cause de ma solitude ; au contraire, je me sentais mieux, mes rapports avec ce couple sont assez superficiels, aussi ne pourront-ils jamais devenir froids ou hostiles, chose sur quoi débouchent d’ordinaire tous les rapports humains un peu étroits. Je regardais avec plaisir la féerie que la neige et les arbres créaient dans le parc déserté, derrière la fenêtre. Lorsque je remontais dans ma chambre, le couple, réjoui et alourdi, descendait de traîneau. »

Vérité, douce amertume.

Les Feuillets bleus comportent aussi quelques nouvelles. Voici un extrait de l’une d’elles :

 

« J’étais le plus jeune ; avant et après moi, mes parents ont perdu cinq enfants, tous des garçons. Après ces cinq morts, une atmosphère pesante s’était abattue sur la maison et ma mère en souffrait tout particulièrement. Elle était pleine de visions morbides et de terreurs qui détruisirent rapidement sa beauté ».

Tu n’iras pas plus loin.

Passons dans ce train de déportés.

« Nous allons à Kluczowicie ? »

«  Comme tout est silencieux, sa question est entendue dans tout le wagon.

«  - Imbécile ! s’écrie de l’autre bout du wagon le pâle. Tu as pourtant entendu que nous devons d’abord arriver à Stara Milosna.

«  - Oui, je t’ai reconnu, répond celui qui est pris à partie. »

Attirance encore, et interruption encore.

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« Auparavant, elle avait eu des scènes affreuses avec son ami qui l’avait forcée à se faire avorter, mais qui ne lui avait même pas donné un centime. La jeune fille s’était procuré de l’argent par ses propres moyens. Dès qu’elle l’a eu, un ami de l’ami est arrivé, la jeune fille lui a remis l’argent, l’ami de l’ami l’a pris – on dirait une histoire de la place Pigalle, et non un café de Varsovie où l’on ne sert que du thé ou du café ».

La vraie vie est ailleurs. À Paris, quand tu es à Varsovie. Et chez Walt Disney, quand tu es en France. J’ai laissé la parole à infiniment plus qualifié que moi, Rudnicki, Adolf, auteur des Feuillets bleus, que j’ai lus lentement, en digérant bien, comme je vous invite à le faire si les commerçants vous laissent encore le loisir de vous le procurer, chez Gallimard, collection « Du monde entier », traduction Anna Posner.

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J.J. ROUSSEAU « CONFESSIONS » 46 01 08

 

Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau : qu’est-ce qu’un pauvre minable comme moi peut bien rajouter à cette œuvre mondialement connue, figurant qui plus est au programme du bac – j’ironise ? - je vais vous le dire : en profitant de l’occasion qui m’est donnée par moi-même pour parler de Ma Vie, en réglant quelques comptes de façon sanglante. Réglons donc son compte à un préjugé qui fait rage ces temps-ci : on ne doit pas parler de soi, ça n’intéresse personne, ce qui compte, ce sont les sacro-saints autres. Les « éditeurs » vomissent les manuscrits où se vautrent sans transpositions les personnalités fadasses ou chieuses d’écrivassiers à la manque.

Soit. Mais, mon Dieu comme c’est bizarre, Augustin a parlé de soi dans ses Confessions, Montaigne a parlé de soi dans ses Essais (Je suis moi-même la matière de mon livre). Chateaubriand après Rousseau, le désastreux Leyris au XXe siècle, ont parlé d’eux-mêmes, remportant un certain succès sije ne m’abuse. Ce qui manque aux écrivains à la manque, c’est donc la transposition. De son expérience personnelle, il faut tirer un roman. Ou bien, posséder une personnalité hors-pair. Mais qui décidera si j’ai une personnalité hors-pair ? Est-ce à moi d’en décider ? quelle outrecuidance ! Et c’est pourquoi, au lieu de rester chez moi à ruminer ma modestie, je vous raconte ma vie.

Donc Rousseau parla de lui. Mais il a transposé. Dans son avant-propos, il se vante de se montrer tel qu’il fut : pas du tout ! Il effectue un montage, il monte en épingle de certaines choses dans les Confessions, il montre les évènements non pas tels qu’ils se sont produits, mais tels qu’il aimerait qu’ils fussent crus, afin de se justifier. Prenons l’exemple de sa rencontre avec madame de Warens, présentée comme la véritable accession du chevalier servant au château de sa dame. Elle se passa de façon bien moins théâtrale, le coup de foudre se montra bien plus progressif. De même, plus tard, Rousseau décrit les merveilleux mois d’entente parfaite entre celle qu’il appelait «Maman » et son protégé, l’auteur : mais il se garde bien de dire que pendant cette période idyllique, il se faisait régulièrement tromper par un jardinier bien emmanché, et qu’il en éprouvait une douloureuse jalousie !

De fait, il préféra s’en aller. Qu’est-ce à dire ? que Rousseau présente une vérité interne, une sincérité, plutôt qu’un document objectif. Il préfigure ainsi, par son souci de l’individualité, le romantisme. Il inaugure même une nouvelle façon de parler de soi ; il s’agit non point d’un évêque comme Augustin, relatant les étapes de sa conversion, ni d’un seigneur local comme Montaigne,

 

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J.J. ROUSSEAU « CONFESSIONS » 46 01 08

 

 

 

parlant de soi, certes, mais aussi de toutes sortes de sujets historiques ou philosophiques. Il s’agit cette fois d’un enfant de peu, évoquant ses premières années, alors que les récits de sa propre enfance étaient jusqu’à lui considérés comme sans importance, voire méprisables. Or Jean-Jacques (puisqu’il nous plaît désormais de l’appeler par son seul prénom) considérait, avec deux siècles d’avance, que les expériences de l’enfance restaient déterminantes sur le comportement de l’adulte.

Pour bien me connaître, affirme-t-il, vous devez savoir ce que j’ai été avant de savoir ce que je suis devenu. Les épisodes qu’il a vécus lui ont montré par exemple que son horreur de l’injustice était due à une véritable séance de torture qu’il a subie, afin de lui faire avouer une faute qu’il n’avait point commise – car en ce temps, l’on battait les enfants comme plâtre. La fessée reçue des mains de Melle Lambert, en une autre occasion, lui démontre qu’il préfère par dessus tout se faire fesser par une femme. Seulement, qui sait que cette fessée n’intervint pas à l’âge de huit ans comme il le prétend, mais à douze ?

Voilà qui semblait bien méprisable aux lecteurs du XVIIIe siècle, pour qui ces histoires d’enfant n’étaient que des enfantillages. Il leur fallait, à eux, quelques bons mémoires du Maréchal de Berwick, ou de quelque grand personnage, relatant les évènements capitaux où ils furent mêlés, y jouant le rôle essentiel, à les en croire. Qu’était donc ce petit Rousseau, qui fut si souvent quelque chose comme laquais avant de percer chez les grands de ce monde ? Ôtez-moi cet immondice… Et les Confessions n’obtinrent pas le succès escompté, sinon de scandale. Quant à régler ses comptes, chose qu’il ne faut pas faire non plus, paraît-il, en littérature, que fait donc d’autre, je vous prie, le réellement persécuté Jean-Jacques Rousseau ?

Teigneux certes, mais l’étant devenu, car les pierres reçues dans la rue, les crachats qu’on jette à terre en vous croisant, de l’autre côté bien sûr, la véranda de la maison

 

 

 

 

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de Jean-Jacques dont les vitres furent entièrement défoncées par une volée nocturne de gros cailloux, n’y a-t-il pas là de quoi vous rendre véritablement malade ? Rousseau règle ses comptes avec soi-même pour commencer, se chargeant de tous les ridicules, car ce ne sont pas les fautes, note-t-il, ni les crimes, qui coûtent le plus à confesser, mais les ridicules, comme les séances d’exhibitionnisme, adolescent, au fond d’une petite allée obscure. Mais en se plaignant très fort, ce qui déplaît souverainement aux esprits supérieurs, aux virils, aux forts, aux couillus, même aux femmes, toutes sortes de gens qui ne supportent pas qu’on soit différent d’eux et se posent eux-mêmes sans vergogne en parangons de stoïcisme, en se plaignant très fort, ce qui est logique…

Jean-Jacques dénonce les hypocrisies ayant accompagné, par exemple, son expulsion de France pour la publication de son Émile, ouvrage d’éducation qui, chose inconcevable ! ne mentionnait pas qu’il fallût obscurcir l’esprit des jeunes gens par la religion étroite, telle qu’on la leur assénait dès leur plus jeune âge en ce temps-là. Se posant en victime, il accuse par son angélisme même. Nous ne pouvons qu’acquiescer à son indignation douloureuse, car il parvient à nos convaincre, par la force de son verbe doucereux diront d’aucuns qui n’auront pas tort, de sa prose enchanteresse dirais-je pour ma part.

Il existe des règlements de compte qui passent du côté du génie. C’est vachement bien les règlements de comptes et je vous emmerde. Tenez : à qui viendrait l’idée saugrenue de se demander si Jean-Jacques est in, ou s’il est out ? Bien sûr qu’il est in, puisqu’il comprend très vite qu’à Paris, si l’on n’est pas soutenu, on ne parvient à rien ? et de tâcher de se ménager des appuis parmi la noblesse, courant les avanies, telles que celle qui consista à composer des parties d’un opéra pour se voir ensuite affubler d’une signature qui n’était pas la sienne ?

 

 

 

 

 

 

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Il finit donc par rencontrer le et la Maréchal(e) de Luxembourg, qui lui offrirent le gîte et souvent le couvert, mais ne l’en abandonnèrent pas moins lorsqu’il fut exilé pour son Émile. Ces deux grands nobles amicaux n’en refusèrent pas moins de lui révéler pour quelles raisons il avait été condamné, se contentant d’airs gênés et entendus, genre « vous savez bien de quoi on veut parler, ne faites pas l’enfant, ne nous forcez pas à étaler des obscénités » - procédé classique inquisitorial : à vous de deviner. Nous avons trop connu cela nous aussi. Quant à savoir si Rousseau, pour y revenir, est in ou bien out, entendez s’il choisit d’être pour ou contre les règles de bonne conduite en bonne société, voilà bien une question absurde : un homme à la foi aussi persécuté, aussi aimé, ne peut être que les deux à la fois, sans qu’il soit question par-dessus le marché de « choix », sacré nom de Dieu !

Bedos est-il in ou out ? Et Timsit ? Et les Guignols de l’info, qui engueulent tout le monde et que tout le monde écoute ? n’est-il pas humain de vouloir à la fois se situer en dehors et en dedans ? de se faire accepter par sa ressemblance mais par sa différence ? j’emmerde les gens mais je veux qu’ils m’aiment, est-ce que ce n’est pas l’histoire de Monsieur Tout-le-Monde ? Il suffit de relire le passage du Loup des steppes de Hermann Hesse, où le marginal regarde avec nostalgie l’intérieur bien briqué, bien ciré, d’une brave vieille proprette chez qui tout est soigneusement rangé – tandis que lui, le Loup, doit reluquer sa nostalgie sur le palier. Classer les gens en deux catégories, les « normaux » et les « marginaux », et qui plus est, comble de l’absurde, en faire une affaire de choix, relève d’un niveau socio-psychologique de sous-chiottes.

Rousseau, comme tout le monde, aurait bien voulu être au sommet de l’affiche, mais ne le fut que bien insuffisamment, et en dépit de ceux qui auraient bien voulu le voir brûlé en place publique, au premier rang desquels un certain Voltaire, avec qui Jean-Jacques rompt aussi des lances, Voltaire ayant commis la remarquable indélicatesse de publier une lettre privée de notre auteur. Ces points sinon réglés du moins mentionnés, voyons quelques passages des Confessions, plus intéressant que tout ce que l’on peut dire sur eux. Rousseau, j’en suis désolé pour nos moralistes, parle, eh oui, de lui :

 

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« Je suis moins tenté de l’argent que des choses, parce qu’entre l’argent et la possession désirée il y a

toujours un intermédiaire ; au lieu qu’entre la chose même et sa jouissance il n’y en a point. Je vois la chose, elle me tente ; si je ne vois que le moyen de l’acquérir, il ne me tente pas. J’ai donc été fripon et quelquefois je le suis encore de bagatelles qui me tentent et que j’aime mieux prendre que demander ; mais, petit ou grand, je ne me souviens pas d’avoir pris de ma vie un liard à personne ; hors une fois, il n’y a pas quinze ans, que je volai sept livres dix sols. »

Ce sont de tels passages, où la sincérité entraîne l’adhésion du lecteur, si proche de cet homme-là. N’est-ce pas vous non plus, ô mâle maladroit, qui vous intéressez à l’une de celles, si nombreuses, que vous n’avez pas eues ?

« Un jour, cependant, passant d’assez bon matin dans la Contranova, je vis, à travers les vitres d’un comptoir, une jeune marchande de si bonne grâce et d’un air si attirant, que, malgré ma timidité près des dames, je n’hésitai pas d’entrer, et de lui offrir mon petit talent. Elle ne me rebuta point, me fit asseoir, conter ma petite histoire, me plaignit, me dit d’avoir bon courage, et que les bons chrétiens ne m’abandonneraient pas ; puis, tandis qu’elle envoyait chercher, chez un orfèvre du voisinage, des outils dont j’avais dit avoir besoin, elle monta dans sa cuisine, et m’apporta elle-même à déjeuner. Ce début me parut de bon augure ; la suite ne me démentit pas. »

Mais les jouissances de Rousseau sont surtout de désirs et de frustrations. Laissons-le en cette charmante compagnie. Voyons-le en une autre, car ce grand timide ne laissait pas d’entreprendre sans cesse, en ces heureux temps où l’on pouvait aborder les femmes sans se faire passer pour un connard tout juste bon à livrer au flic le plus proche.

« J’aurais ainsi passé ma vie et l’éternité même sans m’ennuyer un instant. Elle est la seule personne avec qui je n’ai jamais senti cette sécheresse de conversation qui me fait un supplice du devoir de la soutenir. Nos tête-à-tête étaient moins des entretiens qu’un babil intarissable, qui pour finir avait besoin d’être interrompu. »

Mais il s’agit ici de Mme de Warens, avant que Jean-Jacques eût été traité par elle, comme il le dit, « en homme ». Trouble et charmante histoire de « Maman » et de « Petit », comme ils s’appelaient mutuellement. Que de choses à dire encore sur les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, que je vous souhaite sinon de lire in extenso, du moins de parcourir, afin de voir si vous pourriez à votre tour proclamer, comme il vous en défie, « Je fus meilleur que cet homme-là ».

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CÉLINE « RIGODON »

 

 

 

Ici Hardt Collignon-Vandekeen, le seul animateur qui fasse encore après dix ans d’antenne une émission aussi nulle que celle d’un débutant ; le seul qui profite des œuvres d’autrui pour régler des comptes personnels ; le seul qui s’arrange pour promouvoir ses propres écrits, faisant fi de toute déontologie ; le seul enfin qui veut le beurre, l’argent du beurre et le cul de la crémière, se tenant à la fois du côté des exclus et du côté des conformistes, et qui emmerde ceux qui ne sont pas contents et qui peuvent émigrer vers d’autres longueurs d’ondes.

Le seul qui fasse semblant de prendre ses auditeurs pour des con et des lepénistes, et qui se contrefout des réactions de ses trois auditeurs et demi, parce que d’aussi loin qu’il fasse remonter sa mémoire il s’est aperçu que tous ceux qui l’accablaient de conseils s’arrangeaient pour faire exactement le contraire, tout en prétendant que pour eux ce n’était pas la même chôôôdr, et que pour ceux qui réussissaient en lui passant sur le corps, il y avait tout de même, n’est-ce pas, une autre morale que pour les péquenots qui feraient mieux de rester à leur place, c’est-à-dire lui, Collignon-Vandekeen, qui va ici vous reparler de Céline - sans propagande fasciste, pour les indécrottables.

Mais tu prends ton public pour des cons !

D’une part, celui qui dirait ça prendrait lui aussi une bonne partie de son entourage pour des cons, tout en disant que pour lui ce n’est pas la même chôôôse, alors que vous comprenez parfaitement que je ne vous prends pas pour des cons. Vous n’êtes tout de même pas aussi crétins que ceux qui portaient plainte contre Timsit, et qui eurent gain de cause hélas – eh Timsit ! que feras-tu de ton humour si tes copains juifs portent plainte pour « humour déplacé » ? Ben tu retournes dans ton HLM. Là où les Autres voudraient te voir rester, afin de prendre ta place et de ne pas faire mieux que toi… bon j’arrête, il paraît que des « comme moi » on en trouve des tonnes, mais moins, tout de même, que des gens comme tout le monde…

Céline…

Il était parano Céline. Bon à enfermer. Il l’a été d’ailleurs, au Danemark, pour collaboration presque pas voyante. Disons, en évitant son jugement devant les tribunaux. Il a profité des antisémites pour

 

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CÉLINE « RIGODON »

 

 

 

grimper au premier plan des ventes. Oui. Mais Voltaire lui aussi profita de l’argent des esclavagistes, et il a écrit des choses sur les juifs que je ne répéterai pas ici parce que c’est aussi dégueulasse que Céline, et pourtant Voltaire, le mieux informé des hommes de son temps, savait qu’en Russie, les pogroms allaient bon train. Dès 1938 Churchill et l’Intelligence Service savaient parfaitement ce qui se passait dans les premiers camps allemands, où les opposants se voyaient systématiquement éliminer, avec tortures, traitements dégradants, etc.

N’oublions pas que le Débarquement a été retardé d’un an parce que les British ont préféré qu’il s’en tue le plus possible entre nazis et communistes pour qu’il reste un peu moins de racaille sur terre. Merci Churchill. Et j’apprends que deux personnes viennent de porter plainte contre la SNCF pour avoir supérieurement organisé les convois de déportés juifs et tziganes avant de se repentir un peu tard et de jouer les Gros Bras de la Résistance. Honneur et gloire à ceux qui ont sauvé l’honneur – mais honte aux mêmes, parfaitement, qui convoyaient les futures victimes des camps.

Céline était sur lezs trains détraqués de l’Allemagne intérieure, sous les bombardements qui étaient bien faits pour leurs gueules, essaye de fuir avec des gogols qu’une éducatrice leur a confiés, à lui et à sa jeune épouse. Et ces petits morveux ne se rendaient compte de rien, évoluaient sous les bombes, guidés par le chat Bébert, qui se faufilait toujours sous les décombres pour toujours trouver un peu de sa pitance de chat. Suite de visions toujours traditionnellement hallucinantes, celle de Hambourg brûlée par les bombes au phosphore, ayant soulevé le sol en forme de gigantesque cloche sous laquelle grouillait toute une faune souterraine, éphémère et abondamment pourvue de nourriture en conserves. Car la première préoccupation, après celle de sauver sa peau, est la nourriture. Deuxième vision, celle des sous-marins planqués dans la tranchée du canal de Kiel : les bombes larguées du ciel se précipitent dans cet énorme fossé à pic avec des éclatements tonitruants de feux d’artifice, tandis que le pont de fer se tord sous l’effet des déflagrations. Quant au chat Bébert, dédcidément le plus sympathique, sans parler des mongolitos, aucun problème ne l’effleure, tout le monde poursuit son petit bonhomme de vie. Bref, c‘est le rigodon, c’est-à-die, comme le savent les Savoyards, la grande danse infernale, le grand chamboulement.

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CÉLINE « RIGODON »

 

 

 

Avec ce mélange d’humour, de fatalisme, de geignardise si caractéristique de Céline, dont c’est là le dernier ouvrage, qu’il n’a jamais vu imprimé, où ses caractéristiques s’accentuent au point qu’il s’autopastiche. Toujours à lever les bras au ciel, Céline, toujours à tout minimiser, pour noyer le gros poisson de sa culpabilité dans le gros ras de marée du péché originel humain généralisé… Toujours sa mauvaise foi même pas déguisée, renvoyant dos à dos les adversaires, sans que jamais le véritable en jeu de la guerre soit esquissé, tout entier affairé qu’il est à promener sa loupe sur le détail pittoresque ou sur l’emphase épique, toujours trop près ou trop loin, ce qui lui épargne les ajustements optiques : cela lui eût permis de se rendre compte que celui qui sème le vent du nazisme, si peu que ce soit, récolte les tempêtes de bombes sur la binette.

Il y a donc des gens comme cela qui déplorent le calvaire des pauvres troupes allemandes, mais se gardent bien de déplorer le sort de ceux que leurs grands frères avaient massacrés dans l’allégresse quatre ans auparavant. Il est on ne peut plus vrai qu’on trouve rarement des personnes sachant répartir équitablement leurs lamentations sur toutes les victimes à la fois. Hélas Céline est du plus grand nombre, et dès qu’il peut dans le récit de sa débâcle mentionner les juifs ou autres chinois, soyez sûrs qu’il n’y manque pas. Grand écrivain, mais toujours aussi salaud – profitez-en, je dis du mal de Céline. Mais, à qui tu t’adresses, là ? À ceux qui ne m’écoutent pas. Que chacun en extraie son miel. Je ne choisis pas mon camp.

Je déplore que Céline fournisse tant de preuves contre lui, tant de verges pour se faire fouetter. Et je le félicité, pour ressusciter tant de visions dantesques dont nous ne fûmes pas témoins. Je m’adresse aux bonnes âmes, qui font la morale à Céline, mais ne lèveront pas le petit doigt pour sauver les chrétiens de l’Orient. Mais qu’est-ce que vous voulez qu’on y fasse mon pôv’monsieur ? Rien, mais ne faites pas de morale, merci. Chers auditeurs. Tendez plutôt vos rouges tabliers. Oyez quelques extraits du Rigodon de Céline, qui choquent certains lecteurs de Télégnagna :

« Écoute la fin ! le sang des blancs ne résiste pas au métissage !… il tourne noir,jaune ! ...et c’est fini ! Le blanc est né dans le métissage, il fut créé pour disparaître ! Sang dominé ! Azincourt, Verdun, Stalingrad, la ligne Maginot, l’Algérie, simple hachis !… viandes blanches ! toi tu peux aller déjeuner !

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CÉLINE « RIGODON »

 

 

 

«  - Tu m’as engueulé, t’es content ? »Voilà, vous êtes contents ? Céline, plus raciste, tu meurs. Qu’est-ce que j’en ai à foutre, franchement, de savoir que mes descendants soient noirs ou jaunes ? le  blanc, caractère récessif ? et alors ? quel problème ? dire qu’il aurait suffi de rogner quelques lignes par-ci par-là pour faire de son œuvre quelque chose à mettre entre toutes les mains !

Prenons-le dans un passage inoffensif de Rigodon : le train s’égare au milieu de l’Allemagne, et l’auteur se demande si la locomotive peine ou dévale sur les pentes de tel ou tel massif montagneux, écoutons-le : ça halète, comme une machine à vapeur.

« Harz ? pour accélérer, je crois que ça y est ! Eifel ou Taunus ! je saisis un peu ce qui se dit autour… des Lituaniennes qui ne parlent qu’allemand… les autres femmes… lettones ? finlandaises ? Le principal que ce train arrive… et qu’on n’étouffe pas sous le tunnel… ça se pourrai… ça serait peut-être voulu ? … on ne nous demande pas notre avis… pas plus que pour Rostock-Berlin… qu’on se trouve momifiés, enfumés au bout du parcours, encaqués ? Alors ? bien sûr !… en tout cas ça file ! ça va !… comme en roue libre… je crois… tout le bastringue s’engouffre vous diriez avec le tonnerre… en même temps ! une voûte ! une autre ! Je vous parlais de suffocation… aussi brusque, brutal, tout freins ! crisse, patine… rrii… en queue… en avant… chocs et contrechocs… et encore !… oh, mais pas que des chocs !… des bombes ! les vraies ! un chapelet... deux ! ils attaquent ! le bout de notre train !… arrière !… heureusement nous sommes sous le tunnel… ils ont le bonjour !… broum encore ! une autre dégelée… peut-être sur les derniers wagons ?… vous dites : attendez la sortie !…bien l’avis de La Vigue. »

La Vigue, c’est Le Vigan, acteur, en fuite comme Céline, qui l’accompagna sans cesse ou presque dans cette débâcle dantesque. Mais si vous voulez un autre ouvrage sur cette période, lisez Les Russkoffs de Cavanna, garanti sans racisme, et vachement bon, je n’ose pas dire qu’on y retrouve cependant le même ton échevelé que chez Céline, le ton plus noble, certes, plus humain… Il serait furieux Cavanna… À moins qu’il ne se soit inspiré de l’écrivain Céline ? Ô sulfure ! Troisième extrait ? Par exemple, il est certain que Cavanna, pour circuler à travers l’Allemagne en décomposition, n’a pas

 

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CÉLINE « RIGODON »

 

 

 

eu besoin des services de SS, repentis mais un peu tard, ni du tampon du IIIe Reich sur so,n passeport intérieur, comme l’autre. Le voici donc, le Céline, en conversation avec un commandant de la Wehrmacht beaucoup plus coulant depuis qu’il est sûr de perdre la guerre :

« Commandant nous venons de voyager… beaucoup…

- Je sais… je sais… mais il faut !…

- Pour où, commandant ? »

Je ne sais plus, Céline. Ailleurs, sous d’autres bombes… Tu es fait comme un rat… Tu as beau vouloir jouer le médecin des pauvres, pour sauver un ou deux éclopés dans cette débâcle où ‘lon crève plus souvent qu’à son tour. Tu parles de ta femme :

« Lili a beau avoir été très malmenée par cette bourrasque des poursuivants et cette cataracte de briques, j’ai vu, j’ai eu assez peur, toute déshabillée ainsi dire, elle avait sauvé sa ceinture… pas rien !… ma suprême réserve… ampoules, sachets, seringue… huile camphrée, morphine… plus un petit flacon le cyanure… et le thermomètre !…

- Alors voyons !

38°5 ! enfin là, un chiffre !… que vais-je lui dire ?… je verrai plus tard…

- Oddort !… nous devions aller à Oddort !… notre train… vous connaissez ? »

Vous aurez compris : Rigodon, c’est l’épopée de la pagaille et de l’affolement, que l’on peut noyer, subsumer comme dit l’autre, dans le baquet de sauce de la psychologie générale humaine… Sans le contexte, c’est bon ! c’est fou ce qu’on rencontre, dans ces catastrophes ! enfin la fraternité entre acteurs de la même débâcle ! les masques tombés ! ce que souhaitait Artaud !

« Lili, Felipe… pour une fois, j’avoue, je ne bouge plus… je crois qu’ils essaient de me réveiller… et même ils me secouent… il me semble… et puis peu à peu, j’entends… oh, je ne vais pas remuer !… qu’ils s’agitent !… j’entr’ouvre un œil… je vois un môme… deux… des nôtres… ils sortent du fond… c’est vrai, ils étaient au creux de cette crevasse… la preuve !… cinq… six… et qui portent chacun quelque chose… ils vont vers où… Felipe leur montre… je comprends, ils doivent porter leurs paquets

 

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CÉLINE « RIGODON »

 

 

 

à l’extérieur… camelote de quoi… de qui ?… sûr des boîtes de lait !… une épicerie ?… une pharmacie ?… j’y vois mieux… chacun une boîte… et pas que du lait, aussi des boules… et encore des confitures… Ils vont vers l’entrée… là qu’était la bâche, l’énorme que Felipe portait sur sa tête… il l’avait étalée dehors...ça que les mômes y allaient va-et-vient vider boîtes et boules… ils bavaient toujours, petits crétins, mais tenaient mieux debout, il me semblait, se ramassaient pas tant, et même je crois y en avait qui s’amusaient… là-bas aux wagons j’en avais pas un vu rire… ça va vite mieux les enfants, seulement un petit coup d’aventure, même les pires débiles comme ceux-ci, vous les voyez reboumer espiègles !… tout de même… si avortons qu’ils soient, vous les suivez plus, ils sont dans le sens de la vie… l’autre bord les vioques, vous filent, vous filent, quoi que vous fassiez ! ménopause venue, l’athlète qui se raccroche, le premier ministre asthmatique, sont plus que baudruches à l’égout… bien plus ridicules que nos mômes d’asiles, pourtant très chétifs, bien navrants, mais eux on pouvait espérer, l’athlète fini on ne peut plus rien, le ministre qu’était tout vent avant, a plus de vent du tout… les nôtres mômes là passaient… passaient chacun avec sa confiture, une boule… où ils allaient porter tout ça ?… je crois à l’entrée de notre crevasse… ils revenaient tout de suite… je devrais bien me secouer… voir ce qui se passait… d’abord, vous remarquerez, aucune illusion… cette géante voûte ; cete cloque de glaise ne durerait pas… je vous ai dit cette hauteur, au moins trois fois Notre-Dame… un autre coup sismique, pareil, un autre remous des profondeurs, elle existerait plus, elle s’émietterait… ceux dessous avec… je voulais bien me lever… mais la force ?… oh, javais bien repris connaissance, mais question de me remettre debout... »

C’est comme ça, Céline, ça s’essouffle, puis ça repart, à l’infini, comme une petite boule cardiaque, et vous voilà petit à petit, insidieusement, de phrase inachevée en bribe de proposition, plongé au sein même d’un Jérôme Bosch, si fascinant de l’extérieur, si terrifiant, et si drôle, par dedans… Cela s’appelle Rigodon, de Céline, et grâce à nos extraits, vous en aurez peut-être plus lu que ces dix dernières années...

 

 

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Yann ANDRÉA « M. D. »

 

 

 

Aujourd’hui encore, chers auditeurs s’il en reste, Hardt Vandekeen vous entretiendra de sa petite vie dans une émission toujours aussi nulle depuis 13 ans, qui traite de M. D., composé par Yann Andréa. Pour les initiés, c’est transparent : Yann Andréa est un homme jeune, 37 ans au moment des faits, au moment de la désintoxication alcoolique subie par M. D., Marguerite Duras, en 1982.

Les durassiens connaissent tout cela. Je suis un durassien, du moins m’efforce de l’être, considérant que les deux Marguerite, Duras et Yourcenar, aux antipodes d’une de l’autre, sont les deux dernières à avoir fertilisé à ce point la littérature, voire la langue française, même que d’Ormesson peut aller se rhabiller. Mais cela ne m’empêche pas de tégler quelques comptes, fussent-ils périmés.

En effet, à propos d’un article que nous avions fait paraître dans une certaine revue, jadis, ne voilà-t-il pas qu’une autre plumitive de mon acabit m’accable de son mépris, parce que je méprise les adversaires de Marguerite Duras, avec,  il est vrai, des arguments nuls, puisqu’il ne s’agit pas d’arguments. Mis à bout par lesdits adversaires, et Dieu sait s’il y en a, je les avais traînés plus bas que boue.

Et notre plumitive de décréter, tout à trac, que j’avais bien de l’orgueil, que je me prenais pour le seul initié capable de comprendre les beautés de la Dame, gardien du temple ! et prenant tous les autres, du haut de ma petite stature, pour des emmanchés du bulbe. Madame X, vous n’avez rien compris. J’ai toujours besoin, moi, pamphlétaire à l’eau de rose, pour jeter mon parfum, de m’imaginer en train d’engueuler un adversaire. Or, ceux de Marguerite Duras sont légion. Ne renversons pas les rôles, je vous prie. Ce sont bien plutôt ces gens-là qui se donnent de grands airs, et je leur renvoie, moi, tous leurs grands airs au centuple.

Pour moi, râler, c’est la vie. Et si je me prends pour le centre du monde, je me prends aussi pour un individu désespéré d’être quelconque. Ce que je ne supporte plus, ce sont les faux modestes qui font semblant d’incarner la modestie, et d’aimer tout le monde, tout en en profitant pour pousser leur petite personne, humblement, ternement, afin qu’on ne voie plus qu’eux, en tout lieu – bizarre, non ? C’était notre chapitre « Je suis chiant mais je vous emmerde ». Et si nous parlions de Yann Andréa ? Il fut

 

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Yann ANDRÉA « M. D. »

 

 

 

 

l’amant de Marguerite Duras, ce qui implique une complicité, une lutte terrible commune pour sauver une femme de l’ivrognerie. Il y touchait aussi, à la bibine, ou plus justement aux bons vin. Une communion : « Prenez et buvez... » Mais Marguerite D. avait de nombreux antécédents.

Elle avait été désintoxiquée, avait rechuté. On ne guérit jamais de l’alcoolisme. C’est au point que les rescapés de la vinasse se quittent au téléphone ense souhaitant « bonnes vingt-quatre heures ». Cela signifie que la lutte doit continuer, pour la vie, d’heure en heure jusqu’à la fin des deux tours de cadran. Il faut résister, pour certains, même pour le vinaigre, dont une goutte suffirait à relancer le désir de boire. Et malgré les bonnes résolutions, il faut se résoudre à faire venir au domicile de M.D. un médecin, qui demande l’hospitalisation à l’Hôpital Américain de Neuilly. La cure sera terrible. On ne peut sevrer brutalement Marguerite Duras, réduite à ses initiales, anonymée, comme Lola V. - car elle sombrerait dans la folie due à la privation.

Mais il est indispensable de procéder à ce sevrage, faute de quoi la mort par cirrhose et coma imminent guette. La solution, énergique, est celle-ci : gaver la patiente, la souffrante, de neuroleptiques, lesquels l’assomment à longueur de temps, pour lui permettre de supporter les effets du manque, et du traitement médicamenteux qui l’accompagne, inévitable contrechoc. C’est, comme on dit lorsqu’on ne sait pas ce que c’est, la « descente aux enfers ». Il faut passer par le stade du crétinisme, de l’engluement du cerveau, du comportement de débile, des hallucinations parentes de celles du delirium tremens. La patiente universelle croit voir des hommes qui s’introduisent dans sa chambre, demande à son compagnon de les chasser.

Mais outre le côté spectaculaire de ce témoignage,Yann Andréa nous révèle aussi le côté terriblement émouvant de cette petite fille retrouvée au sein de l’impuissance morbide qui dit des choses insignifiantes sur le temps, sur le goût des œufs qu’on lui sert à la clinique, sur les vêtements qu’elle aimerait porter pour se promener un jour dans le couloir. Une petite fille de soixante ans passés, renouant ainsi les fils des deux âges si semblables dans leurs exigences, leurs caprices puérils. À

 

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Yann ANDRÉA « M. D. »

 

 

 

travers ces petites phrases exprimant la plus extrême faiblesse, la plus extrême confiance jusque dans les râledes, nous devinons, nous autres, qu’il s’agit de ce monstre sacré sans l’avoir voulu, de cette grande enrichissante du langage, dont chaque phrase écrite creuse en notre estomac le même puits que la lourdeur d’un rouge de Chinon. Et qui s’exprime à la ville comme en scène, dans son lit d’hôpital comme devant son bureau de composition. L’effet se trouve redoublé par l’imitation consciente de Yann Andréa, qui à son tour adopte ces phrases denses et courtes, ce détachement particulièrement poignant, cette attention portée à chaque mot calme et secrètement frémissant, pesant tout son poids de sens et d’inquiétude, d’amour sobre et sans fond.

Chaque propos de Yann Andréa produit un effet analogue à celui d’une lourde pierre ronde tombant au creux de l’eau, suscitant à l’infini ses ondes de résonances. M.D., Yann Andréa, et Mozart (dont Yann serait le Süssmeyer) émette la même magie : « le silence qui suit est encore du Mozart » ; on l’écoute encore après qu’il a parlé, car tout est clair, lumineux, dense et opaque à la fois (« opalescent »), mais c’est pour mieux sentir le bouquet, la chaleur qu’une réception hâtive et globale n’a fait qu’effleurer. L’essence de l’amour est là, dans cet effacement, dans cette abnégation, imitation qui est prise en soi du poids incarné de ce qui pourra disparaître, ingestion, cannibalisme sur personne vivante en parcours de limbes, oscillant au bord de cette frange comateuse – Yann psychopompe captant du bout des mots, posées comme des pointes de pied la syllabation qui s’énonce au prononcé du « b », du « p », bilabiales immédiatement sensuelles, dont on sent le goût et le son charnellement humains, pleins, poignants, donnant tout leur fruité.

L’amour passe entre ces lèvres mêmes qui s’arrondissent sur celles de l’amie mourante, afin de capter puis reprendre son éphémère écho, son essence éternelle mais fixée là, dans ces 138 pages, ces 38 tentatives de raffermissement du lien, sauvetage physique, bouche à bouche de la mort. Précisément à cette époque paraissait La maladie de la mort, livre le plus extraordinaire qu’il m’ait été donné de lire sous la plume d’une femme et restituant à ce point à l’identique la fantasmagorie de l’homme sur la femme, dans ce mélange de domination et de soumission face au corps étranger de sa compagne, putain, cadavre, adorée à l’instar d’une incarnation angélique, chair imputrescible de la Résurrection.

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Yann ANDRÉA « M. D. »

 

 

 

Le corps des saints ne pourrit pas ; il exhale une odeur que nul parfum terrestre ne peut rendre, l’odeur de sainteté. Yann Andréa embaume le corps vivant avec la phrase, l’essence charnelle et littéraire, au noble sens du terme, de Marguerite Duras. Il l’égale à ces créatures passant évanescentes sous leurs voiles extrême-orientaux dans la pénombre des corridors d’ambassades. Et cet embaumement reste en même temps insufflation, souffle d’Iris dans les narines d’Osiris, qu’importe l’inversion, afin qu’à tout jamais M.D., autre Chevelure de Bérénice, rejoigne le chaud scintillement dans ces constellations que les Dieux attentifs et sombres placent dans l’espace.

À cette résurrection aspire le présent de l’éternité, la permanente imprégnation de blanc qui règne tout au long de cette pérégrination aux portes de l’au-delà, aller, puis retour, pas à pas, souffle court. Le poète reprend Eurydice, au seuil des abîmes. Écoutons :

(suivent des lectures de fragments vraisemblablement choisis aux pages 47 et multiples de 47, et dont les incipit sont :

« Visite de J.F. Il annonce la diminution des anxiolithiques…

«  Vous vous endormez.

«  Seul, le bruit de l’air…

«  Six heures... »

 

...Il n’est jusqu’aux paroles les plus banales qui ne prennent un écho d’identité, comme devraient résonner les nôtres, si nous prenions conscience de la proximité du mur définitif où se répercute l’écho de nos insignifiances. Résonance caverneuse et divine. Le livre M.D. par Yann Andréa fut achevé d’imprimer le 4 avril 1985. Il parut aux Éditions de Minuit, où il est encore en vente, si les commerciaux ne s’en sont pas mêlés.

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Cornud-Payron SARTRE « LES MOUCHES » (« Balises ») 22

 

 

 

Que d’eau, que d’eau passée sous les ponts depuis le deux octobre, date mémorable où je vous entretins de Huis-Clos et des Mouches de J.P. Sartre ! Assez pour submerger le Nicaragua, catastrophe oubliée. Je suis Hardt Vandekeen, infect et banal personnage émettant des émissions infectes de forme et de contenu, abusant de son passage à l’antenne pour régler des comptes personnels, ce que personne ne fait bien entendu. Nous disions donc : la collection « Balise », universitaire et scolaire, publie l’un de ces fascicules bleus consacrés à l’information des potaches ou étudiants.

Cette fois-ci, deux mièces de théâtre sont liées sur la couverture comme à l’intérieur, étant donné qu’elles paraissent dans le même volume en collection Folio… Nous nous étions déjà demandé, le deux octobre, pourquoi ces deux œuvres se trouvaient ainsi accolées, car elles n’ont guère de points communs apparents, sinon celui de la culpabilité-responsabilité. Apprécions donc la valeur pédagogique d’un tel ouvrage, ad usum Delphini. Et disons tout de suite que nous n’aimons pas, mais alors pas du tout, la collection « Balises » chez Nathan. Pourquoi ? parce qu’elle se contente de résumer le texte, et fait suivre chaque résumé d’une dissertation flasque, sans grand plan, proche de la paraphrase, indiquant l’un des itinéraires de l’œuvre en question.

Démarche sympathique, personnelle, signée par l’éminente Mireille Cornud-Peyron, qui pourrait aussi bien en être une autre, laquelle proposerait un itinéraire différent, des balises différentes. Nous voyons ici le souci pédagogique, fort louable, de la collection, provoquant une succession de réflexions très pointues, très fécondantes, très incitatrices à la recherche personnellen qui ne se substitue donc pas à l’élève. L’ennui est que toutes ces belles phrases ne remplaceront pas le résumé, le compendium, de tout ce qu’il faut savoir, le kit minimum de la réussite au bac. Ici s’affrontent deux conceptions de l’enseignement, partant, de la société : d’un côté, le vieux crétin qui vous parle, qui estime à zéro dans un premier temps la marge de manœuvre laissée àla réflexion personnelle ; l’étudiant doit apprendre, bachoter, recracher.

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Si nous le laissons libre devant un texte, telle est du moins mon expérience, il ne dire que des choses superficielles, sombrera même dans la paraphrase, ou bien prendra l’accessoire pour l’essentiel, ou encore filera vers le contresens le plus complet. Il faut donc le guider, tout en le laissant libre. Et ce qui désoriente à la lecture des livres de cette collection « Balises », c’est qu’en le refermant nous avons l’impression d’avoir mené une conversation avec un « honnête homme » (ce qui signifie tout autre chose au féminin), sans en retirer qu’un bavardage très humain, très humaniste, d’où rien ne se dégage d’immédiatement exploitable.

Il: s’agit de notre part d’une impression étroitement utilitaire, soit. Mais bien peu nombreux seront à notre avis les étudiants qui penseront à prolonger la lecture intiatrice du volume de «Balises » par une recherche personnelle, dont ils n’ont d’ailleurs absolument pas le temps. Nombreux au xontraire seront ceux qui apprendront tout cela par cœur si possible. Il paraît que si un candidat, à l’oral, vous recrache une étude toute faite, l’examinateur doit l’interrompre et salutairement le désorienter, afin de lui faire rendre tout son jus de cerveau personnel. Permettez-moi d’estimer au contraire, en tant que vieux chnoque, l’opposé : celui qui récite un plan tout fait prouve par là même sa parfaite compréhension du texte, ne saurait, en aucun cas, produire de réflexions plus pertinentes ni plus approfondies, et vous repose, en tout cas, des niaiseux qui s’arrêtent au bout de trois minutes d’horloge, et à qui nous devons extirper du nez les vers de la connaissance.

Il faut même tellement les aider qu’ils se contentent de compléter vos phrases, obtenant ainsi la bonne nonote qui permet de décrocher le bac et d’enfler les statistiques de ces réussites totalement dévalorisées. Ce n’est qu’après le bac qu’on peut parler, très éventuellement, de « recherches personnelles » ; jusque là, neuf fois sur dix, l’esprit n’est qu’un embryon. Et puisque nous en sommes à régler des comptes sans parler de Sartre, tordone le coup à l’une de ces absurdités que déversent sur nous les braves citoyens français, qui ont tous leur mot à dire sur les enseignants, lesquels font tellement plus mal leur métier qu’ils ne feraient eux-mêmes : une personne que j’estime beaucoup pour

 

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Cornud-Payron SARTRE « LES MOUCHES » (« Balises ») 24

 

 

 

son intelligence et sa sensibilité me disait l’autre jour qu’il serait juste et équitable que les élèves ne fussent pas notés parle même maître que leur dispensateur de savoir ; c’est d’ailleurs exactement ce qui se passe aux examens, dans un souci d’objectivité. Je leur ai demandé, aux élèves, ce qu’ils penseraient d’être notés, en permanence, par un autre professeur. Ils m’ont tous répondu que cela signifierait une perte totale d’autorité du professeur enseignant. L’autorité d’un professeur n’est pas celle d’un dominateur sur un dominé, contresens fréquent. C’est l’ascendant naturel de celui qui sait sur celui qui ne sait pas. J’apprends à nager : la maîtresse-nageuse ne me domine pas, je ne me sens pas vexé, ni castré, j’applique ses consignes tout simplement, je nage, plus ou moins bien, et c’est elle qui me dit si c’est bien, ou non.

Ce faux problème écarté, le professeur qui ne note pas sera automatiquement considéré comme un rigolo. Le vrai, ce sera l’autre, celui qui note et qu’on ne connaît pas. Et ce à quoi notre « réformateur » n’aura pas pensé, c’est que tous les élèves, immanquablement, vont lui demander : « ...et vous, combien m’auriez-vous mis ? …et pourquoi pas la même note que l’autre, la vraie ? «  Voyez d’ici le marchandage, la classe transformée en souk. Les notes varient d’un professeur à l’autre, d’une classe à l’autre, elle n’est qu’une indication et non un couperet. Je peux avoir envie d’encourager un bûcheur pas très vif en augmentant sa note, mais je n’augmenterai pas celle du petit flemmard qui obtient son petit neuf sur vingt sans forcer.

Il ne leur vient donc pas à l’esprit, aux critiques parentaux, que le prof n’est pas le père fouettard dont il faut se méfier, tellement con qu’il note à la tête du client ? Et qu’un 10 dans une classe dite « mauvaise » ne signifie pas la même chose que dans une classe dite « excellente » ? et que dans la vraie vie, puisque ces réformateurs à deux balles n’ont à la bouche que l’opposition prétendue entre l’école et la « vraie vie », c’est l’ensemble de votre personnalité qui est sans cesse jugé, jusqu’à la propreté de vos chaussures, et pas seulement vos compétences ? Tous ces gens, qui feraient tellement mieux que nous, et ne se sont jamais retrouvés devant cette entité mystérieuse appelée « une classe »… Laquelle réagit si différemment qu’un public de théâtre, ou qu’une foule sur un stade, ou un conseil d’administration…

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Cornud-Payron SARTRE « LES MOUCHES » (« Balises ») 25

 

 

 

C’est pourquoi nous répétons qu’il vaudrait mieux, au lieu de ressusciter je ne sais quel « sevice militaire », que chaque citoyen et hyène passe ne serait-ce qu’un trimestre devant une classe, et lui enseigne ce qu’il voudra, au choix, pour voir comment ça se passe, en vrai là aussi dis donc, au lieu de croire tout ce que raconte simplement leur enfant, qui tournera tout, bien sûr, à son avantage.

Venez-y, au front.

Cantat Sartre, dans tout ça, il me passionne toujours autant. Il m’apprend que ce sont les autres qui me jugent, quelque effort que je fasse pour me persuader du contraire. Ni lâche ni infanticide comme Estelle de Huis-Clos, je n’ai provoqué le suicide de personne, mais les « autres » ne sont pas dupes hélas. Jean-Paul Sartre m’apprend aussi que je suis responsable de mes actes, qui me libèrent enfin de mes hésitations, et que je dois revendiquer ces actes dans la liberté, non pas dans la culpabilité. Leçons fort utiles, et trop bien assimilées par ces gens qui ont victorieusement lutté, avec courage, contre l’adversité, puis qui viennent claironner : « Si j’ai réussi, pourquoi pas vous, chers leucémiques, chers sidaïques, chers clodos, vous êtes capables d’y parvenir – ce qui signifie : « Si vous n’y êtes pas arrivés, si vous êtes à l’agonie, putain qu’est-ce que vous êtes minables, allons allons, hop-hop ! il faut prendre sur soi ».

C’est cela que je hais chez Sartre : son post-platonisme. Il suffirait de la volonté pour parvenir au Bien. Je préfère la formule de saint Paul, un con par ailleurs : « Je souhaite le bien et ne peux m’empêcher de faire le mal. Voilà qui est bien plus proche de l’expérience commune. Saint Paul a bien parlé, pour cette fois. Car si nous agissons bien, à supposer que ce ne soit pas un réflexe, les croyants invoqueront la Grâce, les autres, de sécrétions chimiques émise au bon moment dans notre encéphale, ayant permis l’émergence de ce que certains appellent pompeusement « volonté ». Ils n’y ont assurément aucun mérite, et leur expérience est aussi rigoureusement incommunicable que celle des mystiques.

Que ces gens-là se posent en bénéficiaires des bienfaits de la Nature ou de Dieu, soit – mais qu’ils ne viennent pas se poser en exemples, car au lieu de nous encourager comme ils le croient, ils

 

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découragent, voire méprisent, ceux à qui cela n‘arrive pas. À voir les Jeux Parolympiques, je m’émerveille bien sûr, je félicite, mais j’éprouve aussi un malaise. Et nous aurions tort de nous chercher des excuses. Terrible leçon de Sartre, qui ne nous charge de la plus extrême énergie que pour nous accabler sous le poids bien trop fort de notre faiblesse à nous, humaine, trop humaine. Bon courage à tous donc… Après cette rubrique remontante, conversez sans plus tarder avec le volume de « Balises » Les mouches / Huis-Clos – Jean-Paul Sartre, pour profiter des excellents propos de Mireille Cornud-Peyron, qui vous inciteront nous n’en doutons pas à poursuivre vos réflexions sur la question, sur votre vie. À bientôt.

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Jeannelle SARTRE «LES MOUCHES » (« Bréal) 460205 27

 

 

 

Ici Hardt Vandekeen dit Bernard Collignon, le seul présentateur toujours aussi mauvais après vingt ans d’émissions qu’à sa première, et qui ne prend aucun risque financier pour se faire reconnaître. Il nous reparle des « Mouches » de Sartre, non pas du texte lui-même, mais dans l’un de ces opuscules qui pullulent dans les éditions préparant au bac, les seules à rentrer dans leurs frais… Nous parlons ici des éditions Bréal et de sa fameuse collection jaune, avec portrait de Sartre en bleu et moche. Salut les potaches. Je n’y ai rien compris. Au fascicule s’entend. Notez que la presse elle-même a été reçue bizarrement l’an 1943,après acird de la censure d’Occupation  Certains ont voulu y voir une allégorie de la présence allemande justement, dont Oreste invitait à se débarrasser.

Mais les censeurs n’y ont pas entendu malice. Certains autres ont donc estimé futé d’accuser Jean-Paul Sartre de collusion avec l’ennemi. Faux, car il ne’ s’engageait alors qu’en matière littéraire, flottant par-dessus les contingences, avec dédain, comme son héros,le frère d’Électre, Oreste. Il se plaint, ce héros, d’avoir été élevé précisément au milieu de toutes les sciences et de toutes les connaissances, restant léger, détaché de tout et ne croyant plus en rien, blasé, sceptique, sans nulle attache avec la terre ni sees habitants. Le grand thème de Sartre consiste à

penser que chacun de nous est porteur d’un acte (ici, le cas limite de devoir tuer sa mère,

meurtrière de son père à luui).

Tant qu’il ne l’a pas accompli, chacun de nous est donc incomplet, ne s’est pas trouvé. Oreste s’enfuit à la fin de la pièce, pousuivi par les Mouches, se posant en héros qui claque la porte comme on se drape dans une cape. Or nous devons demeurer parmi nos semblable afin de les aider à secouer à leur tour toutes ces mouches imaginaires. Vous voyez donc que j’ai compris tout de même, étant capable de vous réciter ce qu’il faut à propos des « Mouches ». Ce qui m’y plaît personnellement est cette idée que les insectes qui tourmentent la population

 

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Argos ne sont que le produit d’une culpabilité soigneusement entretenue par les prêtres, les donneurs de leçons de tout poil. Pétain d’ailleurs et les pétainistes n’entretenaient-ils pas la France dans un état de culpabilité : nos péchés, et les juifs, avaient entraîné la guerre et la défaite. Le peuple d’Argos n’est-il pas emporté dans la déploration par le crime d’Égisthe sur Agamemnon, leur souverain assassiné ? Toute la ville, coupable, se délecte de la fête des mort, la fête où tous ceux envers qui l’on a péché, puis qui sont morts, reviennent nous reprocher tout ce que nous n’avons pas fait pour eux, et surtout, de leur avoir survécu.

Dans ce délire collectif, dans ces horribles hurlements de foule martyrisée, nous retrouvons de nos fantasmes ultra-archaïques. Alors quel soulagement, y compris pour nous, lorsque Oreste enfin, accomplissant son acte solaire, tue notre mère, pardon, Clytemnestre, coupable véritablement, quant à elle, d’avoir trucidé son époux Agamemnon ! Ça m’a bien plu, cette histoire de mère qui se fait poignarder par son fils qu’elle croyait disparu. Ce sont finalement des histoires de tous les jours que ces tragédies classiques, même revisitées par les modernes, car ,nous avons souvent un Oreste en nous. Électre, sa sœur, ne peut se libérer de sa culpabilité : aussi se blottit-elle dans les bras de Zeus, ici nomme « Jupiter », qui voit bien qu’il existe toujours des mortels pour reconnaître son ascendant morbide sur les humains terrorisés.

Curieux pour nous, qui connaissions une Électre autrement fière et décidée, chez Giraudoux par exemple (1937). Ce sont toutes ces astuces, tous ces talents de remetteur en scène, qui m’auront séduit dans cette pièce, comme elles ont désorienté les spectateurs de la première, qui n’ont pas suivi les intentions de l’auteur :drame trop touffu, trop riche, me suggèrent l es manuels. En tous cas, s’il est exact que le théâtre de Jean-Paul Sartre, en particulier Les Mouches, première pièce d’envergure, constituent une excellente introduction mise en pratique, en personnages et en action, à la problématique de cet auteur, il est non moins exacts que cette dernière demeure fermée à beaucoup, dont nous faisons partie.

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Après lecture de cet opuscule de la collection Bréal, dû à la plume de Jean-Louis Jeannelle, je n’ai rien retenu de particulier. Disons que si je suis capable de recracher dans le désordre les quelques points que j’ai saisis, comme tout mauvais candidat d’oral, il m’est impossible de résumer de façon bien claire l’art et la manière de penser, de considérer le monde ett de s’y insérer selon Sartre. Nous avons toujours l’impression que ce dernier est un éternel donneur de leçons, particulièrement bien épinglé, lui et ses camarades communisants, dans La Chute de Camus : cherchant toujours à vous prendre en faute, en délit de mauvaise foi, ce qui est suprêmement agaçant.

Essayez-vous de vous échapper, Sartre vous tend un panneau de plus où vous tombez, où il vous entortille. Pour changer de métaphore, dès qu’un raisonnement présente une faille, notre Sartre l’étaye, puis le contre-étaye, puis rafistole, rajoute, replâtre, l’essentiel étant que vous ayez tort, vous, et lui, invariablement, raison. Il y a des gens dont la conversation est telle, sur certaines « radio libres », ou chez certains que vous aimeriez contredire. Ces personnes vous renvoient toujours vos arguments, vous coincent, jouent les psy à deux balles pour vous tenir tout pantelants à leur merci, juste pour votre bien. Ça peut être drôle, voire plusieurs années, lors d’une cure psychanalytique par exemple.

Puis ça lasse, comme Laçan avec cédille. Nous appellerions cela « perversion argumentative ». Et nos éprouvons pour ces grands gluants (la bave est brillante) une attirance-répulsion déstabilisante mais génératrice, le cas échéant, de progrès. Mais après avoir lu Jean-Louis Jeannelle, nous ne savons plus où nous en sommes, car nous prenons conscience qu’une œuvre littéraire possède une interprétation par lecteur, et que c’est une espèce d’escroquerie de faire accroire à des bacheliers qu’ils posséderont de solides connaissances après avoir assimilé ce petit livre de la collection Bréal.

 

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Le seul bon fascicule est celui qu’on se fait soi-même. On peut se tromper complètement, ne pas déceler ici, par exemple, une ironie constante (il n’y en a pas dans Les Mouches... ») Donc, les chapitres de Jean-Louis Jeannelle auraient aussi bien pu se disposer autrement, selon une autre ligne directrice que la sienne, que j’ai oubliée… Voici un exemple de ces considérations rêveuses et désorientantes, car le lecteur sent bien que l’auteur suit une ligne dialectique que lui, lecteur, serait incapable de définir dans sa globalité :

« La présence de Jupiter ne suffit pas à faire dépendre le déroulement de l’action d’un autre ressort que celui de la seule volonté du héros. Tout n’est pas joué d’avance et aucun oracle ne vient s’opposer à Oreste. Bien au contraire, Sartre prend bien soin, lors du dialogue entre Égisthe et Jupiter, de distinguer le crime d’Oreste, méthodique, paisible, léger, de celui qu’avait commis Égisthe lui-même et qui nous est décrit ainsi :

« J’ai aimé le tien parce que c’était un meurtre aveugle et sourd, ignorant de lui-même, antique, plus semblable à un cataclysme qu’à une entreprise humaine » - p. 199.

Étant donné qu’il s’agit tout de même du meurtre d’une mère par son fils, pour venger son père tué par sa mère, il faut comprendre cela de façon abstraite, démonstrative et métaphorique : ce meurtre est un simple signe de la liberté, de la libération, sans aucune autre justification. Égisthe tuait le roi pour épouser la reine, avec la complicité de celle-ci. C’était épais, justifié. Le meurtre d’Oreste est moins,beaucoup moins une vengeance, qu’une rupture du cordon ombilical ; voire d‘une délivrance de toute culpabilité, c’est un meurtre qu’il fallait accomplir en soi, une épreuve initiatique, c’eût pu être aussi bien une escalade d’une montagne par la face mort, ou l’ingestion d’une quarantaine de dards de scorpion.

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Ce n’est qu’une connotation du meurtre associé à l’idée de mère qui rend cet acte si répulsif. En définitive, il me semble bien, humblement, que j’ai compris. Disons qu’il faut s’y reprendre à deux fois. Être du niveau du bac, le vrai, j’entends. Plus loin dans le fascicule, Électre se montre sous son jour acide, avant sa reddition finale. C’est elle qui se moque de son brave petit frère pataud et confiant, du temps qu’il était un petit garçon :

« Elle renvoie ainsi Oreste au naturel avec lequel il envisageait son existence, le même naturel que décrit Jupiter : « Le Bien est partout, c’est la moelle du sureau, la fraîcheur de la source, le grain du silex... » (p.233).

« Cette confiance, poursut le professeur, cete adhésion aux choses est l’exact inverse de ce que découvre Antoine Roquentin dans La nausée, à savoir le côté surabondant de l’existence, des choses, des autres et de soi-même.L’existence n’est pas une qualité abstraite, mais une pâte dans laquelle nous baignons et qui suscite cette nausée lorsque nous en prenons conscience ».

Là encore, décryptons : les manuels pour le bac ne nous ont pas habitués à cette épaisseur justement. S’il est clair que Sartre ici s’oppose à l’optimisme béat d’un Giono ou à l’adhésion immédiate au monde, au « grand oui » que professent pêle-mêle Nietzsche et Égisthe dans l’Électre de Giraudoux, sans oublier Claudel ni Saint-John-Perse ; la relation que Jean-Louis Jeannelle établit avec la surabondance de La nausée se fait moins claire. À moins qu’il ne s’agisse pour Électre, encore lucide avant de sombrer, d’indiquer à Oreste que le temps de l’enfance et de l’adhésion sans questions au monde même matériel est terminé, qu’il va falloir s’engager, « mettre la main à la pâte ».

Ce qui fait que la vengeance d’Oreste participe des deux natures à la fois : aussi bien, comme nous le disions plus haut, de la légèreté d’un acte libre, fondateur de soi-même, que de l’épaisseur d’une action irréparable, qui vous englue à jamais dans votre propre définition, qui fait que vous serez désormais « Oreste le matricide », défini par son acte, et non plus tel bon jeune homme interchangeable. Après le temps de la critique légère vient celui de la reconnaissance du mérie de Jean-Louis Jeannelle dans l’excellente et légère édition Bréal, en vente partout.

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GHEORGIU «LA 25E HEURE » 460212 42

 

 

 

Qui parle encore de La vingt-cinquième heure de Gheorghiu ? Certainement pas les chroniqueurs littéraires dont voici le seul Credo : « Achetez ce qui vient de sortir ». Heureusement , nous sommes quelques-uns à maintenir la véritable tradition du critique : épaissir autour de chaque œuvre la glose et le commentaire, afin de la faire glisser à travers siècles. La vingt-cinquième heure, c’est l’heure en trop, l’heure où il n’y a plus rien à faire. L’auteur, par la voix de son héros Traian, nous informe que les sous-mariniers emmenaient avec eux des lapins, marchant par nécessité au ras du sol ; quand ces lapins à demi-asphyxiés, cela voulait dire qu’il fallait remonter en surface au plus vite.

Mais si l’équipage les laissait vraiment crever, alors, il était trop tard, il ne restait plus qu’à se préparer à la ùort. La vingt-cinquième heure, il est vraiment trop tard. La Seconde Guerre Mondiale se déclenche, et voici que l’homme n’est plus traité que comme une machine, un matricule administratif. On se fait emprisonner non parce qu’on est coupable, mais pare qu’on est juif, ou Roumain, c’est-à-die appartenant sur le papier à une nation ennemie, donc ennemi soi-même. Pour ceux qui l’ignoreraient encore, sachez que le héros de l’histoire, Ian Moritz, paysan, se fait interner dans toute une série de camps, chaque fois en fonction d’un malentendu : pris pour juif, puis torturé en tant que Roumain par les Hongrois, puis vendu aux Allemands, puis – comble d’ironie tragique – récupéré par un de ces soi-disant médecin du Reich, pour qui cet homme constitue comme le modèle même de la pure race aryenne, réemprisonné comme nazi, rien ne lui est épargné, ce qui fait douze années entières dans les camps de l’Europe.

Il ne fait pas lire cela en état de stupidité adolescente, car alors on s’exclame, comme je le fils – mais c’est un imbécile! ne mérite-t-il pas tout ce qui lui arrive ? » Précisément, Gheorghiu a voulu symboliser toute la douleuir humaine dans un innocen, presque un idiot de

 

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GHEORGIU «LA 25E HEURE » 460212 43

 

 

 

village, qui n’a pour se défendre même pas que son humour, qui permettait au moins au brave soldat Chvéik de manifester son insolence, mais, uniquement, son sens de la justice. Obstinément, il pose la même question : « Pourquoi suis-je emprisonné alors que je suis innocent ? » Et il ne trouve face à lui que des représentants froids de la froide admistration qui croit ce qui est écrit là, sur le papier. Johann Moritz, dont le prénom change selon qu’on le croit juif, nazi ou roumaun, n’est pas emprisonné pour quelque chose qu’il aurait commis, mais pour être ce qu’il est, ou ce qu’il passe pour être.

Tous les spectateurs du film tiré de ce roman savent que la femme du héros, convoitée par un gendarme du village de Fantana, subit les avances dudit gendarme, qui fait déporter son mari comme juif. Un jour, le paysan roumain reçoit un papier dans son camp, lui annonçant que sa femme a demandé le divorce. Il sombre dans le désespoir, puis appose sa signature sur le document, à côté de celle de son épouse. Inutile de préciser que ce document est un faux, que notre homme a contresigné en toute bonne foi. Cependant, la fidélité qu’il conserve dans le secret de son cœur, même après la prétendue trahison de sa femme, fait penser à l’attachement de Candide pour Cunégonde, à travers toutes les vicissitudes de la planète.

Oui, c’est à Candide, un peu sot, persuadé que la justice est une vertu partout respectée, que renvoie notre paysan roumain victime de toutes les fatalités. Comme le héros de Voltaire, il regrette toujours le temps où il pouvait aimer l’élue de son cœur ; comme lui encore, il subit tout ce qu’il est humainement possible de souffrir. Mais il ne reste pas de jardin à cultiver pour Johann Moritz, aucune sagesse à retirer du spectacle du monde. C’est que le monde de Voltaire nous présente le Mal produit par l’homme, contre lequel la retraite serait encore de quelque secours. Or chez Gheorgiu, même si l’on se retire dans son jardin, même si l’on est précisément un paysan qui ne demande rien à la vie, rien d’autre que quelques arpents de terre pour y faire

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fructifier sa récolte et sa famille, c’est l’armée qui vient vous chercher, vous arracher à vos liens, et fusiller vos proches. Nous sommes au XXe siècle, à la vingt-cinquième heure, l’heure à laquelle chaque homme n’est plus vu que comme élément d’un ensemble plus vaste, plus aisément manipulable administrativement. Comme le dit un docteur à notre héros : « On ne libère plus les gens un par un, sous prétexte qu’ils sont individuellement innocents, on les libère par catégories, c’est tout de même plus simple. Le jour où l’on libérera les Roumains, tous considérés comme des suppôts des nazis, alors, tu seras libéré. C’est très long et très difficile. Tu ne veux tout de même pas faire passer ton cas particulier devant l’intérêt général ? » Et ce qui diffère encore du Candide de Voltaire, c’est que ce dernier intervient par le style, par ironie.

Chez Gheorgh

pompe,lard,astringent

iu, l’humour a disparu. Traian, fils de pope, est écrivain. Il rédige lui-même son histoire à mesure qu’elle se déroule. Ses personnages de roman, ce sont les personnages mêmes de l’histoire La Ving-cinquième heure. Trajan a disparu du film. Or c’est lui, dans le livre, la conscience désespérée de l’injustice primordiale faite à l’homme. Et si à la fin des fins, après douze ans de captitivé, Johann retrouve Suzanne, c’est pourl a retrouver flanquée de ses deux garçons, qui ont bien grandi, voire d’un troisième, issu d’un viol collectif par les soldats de l’Armée Rouge. Et c’est pour retomber en pleine Guerre Froide.

 

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