C'était pour moi le temps de partir en voyage : une dent me tourmentait, et je ne connaissais qu'un seul homme capable de mettre fin à cette torture ; il habitait au cœur du Périgord, et me voilà parti.Ma fille et le Mormon me firent leurs adieux : nous nous reverrions peut-être, en ce monde ou dans l'autre. Le soir même j'arrivai dans ce petit village où m'accueillaient mes parents. A la poste (en ce temps-là, elle s'occupait aussi des téléphones), la queue est considérable. Puis je me suis avisé qu'il y avait des cabines en plein air. Toutes sont occupées. Juste à ce moment, venue d'un guichet, une grosse voix d'employé m'apostrophe : “Vire-moi la grosse là à gauche et prends le combiné”. La grosse en question est magnifique, grande, blonde, walkyrienne. Elle est en larmes : « Allô . Allô ? » On pouvait, on peut toujours se faire appeler dans une cabine. «Je peux rester avec vous , j'attends un appel. » Je téléphone devant elle au 8 503 : ce numéro correspond-il à quelque chose, aux Etts-Unis ?
Ou bien, j'appuie sur le code « ECOUTEZ » ? L'équivalent de « décrochage » ? Le 8 503 me restitue une bande-son. Deux hommes discutent, là dans le tuyau, sur le statut du journalisme. Je ne vois pas en quoi cela peut me concerner, quoi que j'aie moi aussi, bien entendu, mon opinion sur la question. Qu'est-ce que cela signifie ? L'appareil m'envoie une bonne décharge d'au moins 140V dans les doigts, au moment où j'appuie sur la touche « ECOUTEZ » - « prenez la communication » ! J'abandonne. La mécanique de mon automobile, au moins, ne me trahira pas. Le soir tombe. La lumière du paysage devient magnifique, cela ressemble aux brillances des photos électroniques.
Mes douleurs se sont apaisées, par l'effet du crépuscule. Donc, au lieu de consulter d'urgence (il faudrait faire un crochet jusqu'au Lot-et-Garonne), je poursuis mon voyage. Mes explorations restent micoscopiques. Mes dents attendront, jene serai pas esclave de mon corps (pauvre bête, un jour tu n'auras plus que lui, dans ton lit, la mort au-dessus). Mon proviseur attendra lui aussi : je suis resté absent deux jours ! Disons : juste la dernière heure des deux jours précédent. Les enseignants sont fatigués en fin de journée. Tous les métiers sont fatigants. Les syndicats se sont tus sur le sujet . Au retour, je devrai me faire excuser par le proviseur. Est-ce bien nécessaire. Une autre fois je m'étais excusé, pour une journée entière : personne ne s'en était aperçu...
Lelendemain, après une excellente nuit dans un de ces petits hôtels que j'affectionne, l'obsession du téléphone me poursuit. La disparition programmée des cabines publiques m'obsède : après tout, qui peut prouver que chacun désormais possède son téléphone cellulaire ? La cellule existe encore, concrètement, dans une cour d'école : l'école est mon métier. Cette cabine transparente fut installée là, mieux vaudrait dire bricolée, par de grands élèves particulièrement doués, ainsi que motivés. Sont-ils là, dissimulés dans la cour ou le paysage environnant, malgré les congés ? Veulent-ils vérifier si l'on utilise leur invention ? L'identité des utilisateurs ? La chose n'est pas impossible.
Mais ils sont très doués, ces petits ingénieurs de dix-sept ans ! La partie supérieure du combiné présente un infernal écran électronique ! Un homme, avant moi, composa un texte indéchiffrable, grâce au « Traitement de textes » ! Cet homme, c'est moi. Je suis déjà venu ici, j'ai utilisé cet appareil, peut-être au hasard, sans doute même, et me révèle incapable d'en retrouver le fonctionnement. Et les élèves, les grands élèves sont là : ils me regardent avec bonhommie, un peu narquois, mais bienveillants. Pour le piano, c'est pareil : j'improvise, mais qu'on ne me demande pas de restituer ce que j'ai trouvé seul. A l'aide des touches latérales, présélectionner un numéro : voilà qui est fait, mais comment l'activer ? Avec un sourire narquois et sympathique, un lycéen me tend un bon vieil appareil gris à cercle pivotant : le plus ancien modèle qu'ils aient pu trouver – comme il n'est pas branché, renoncer. Il faut renoncer à communiquer. La communication passera par ces toilettes que j'aperçois au fond de la cour.
Après tout, elles sont constituées, elles aussi, de cabines : une seule, ouverte, déserte, pourvue d'un lavabo blanc. De derrière me répond la voix d'un employé municipal, sortant je suppose du combiné que je n'ai pas tout à fait raccroché : « Que voulez-vous ? » Et à ses vibrations, au velouté voilé de ses paroles, ce ne peut être qu'une voix de moustachu. Le lycéen me tend le combiné : « Estc-e que vous pensez que je dois... » - ma phrase s'arrête. Trop de témoins vraiment. « …et puis non, c'est trop personnel. » La question s'évanouit. Perd de sa pertinence. Peut-être voudrais-je entraîner un de ces jeunes gens là-bas, près des faïences immaculées – il m'a enculé ? Alors retentit, dans un fracas de Jugement dernier, l'éternuement gigantesque et salvateur d'une femme, la mienne : la seule avec laquelle, et par l'intermédiaire de laquelle, je me suis autorisé à communiquer.
Avec ma fille, et son fils, nous dérivons sur une planche de surf. Le naufrage est grave : aucune mémoire de l'accident qui nous a menés là tous les trois. Certaisn débris flottent encore sur les vagues, une tempête s'est calmée, nous évitons ces planches plus étroites, incapables de soutenir nos poids, pas assez dangereuses cependant pour nous déstabilliser si par hasard nous les heurtons. D'après mon estimation, nous devrions nous rapprocher d'Alborán, l'île de Calypso. Si nous ne parvenons pas à l'apercevoir, nous sommes bons pour le détroit de Gibraltar – alors... Heureusement, nous abordons sur une plage de cette île. Des vacanciers, des résidents, nous réservent le meilleur accueil, nous sèchent, nous réchauffent. Notre installation se confirme : Sonia pourrait se faire inscrire à une école très aérée, très propre. Pour ma part, avec une rapidité notariale étonnante, j'achète une résidence sur cette île, de 500m sur 200 : cet homme possède une bonne corpulence. Il me regarde avec une sévérité qui donne confiance. 292 900 francs, dans les 44 00 euros, ce n'est pas excessif. Mais les vacanciers repartis, ne resteront ici que 21 soldats. Pourtant cet homme inspire ma confiance. Et comme il arrive souvent, la surestimation de moi où m'entraînent les bons traitements m'amène à la plaisanterie : je parle de mon étourderie, ou du destin ; ce brave notaire ne m'apporte-t-il pas son aide à récupérer certains objets personnels, échoués sur l'île après moi ?
Le naufrage en effet rejette des vieilleries, laides et encombrantes, comme une vieille paire de baskets détrempées. Il me trouve amusant sans doute, et c'est avec un bon sourire de condescendance qu'il m'amène au rez-de-chaussée, au salon de réception de l'hôtel. Ma fille et mon petit-fils demeurent dans la chambre à l'étage, se reposant de leurs émotions. Savent-ils nos dispositions mobilières, et scolaires ? S'agit-il vraiment d'Alboran ?
De nuit je me suis éloigné sour les cyprès ; c'étaient des arbres impérieux, mais troués, comme celui du trop peu connu Moonlight d'Edvard Munch (1892). Et moi, je pisssais au pied de cet arbre. Il n'y a rien de plus voluptueux que de pisser, la nuit, au pied d'un grand arbre protecteur. Il y en avait d'autres, de la même espèce, formant une allée. Comme je ne pouvais pas me soulager au pied de chcaun d'eux, mes pas m'ont mené progressivement dans une espèce de parc naturel, occupant une terrasse au-dessus de la mer. Un mur de pierre la soutenait, au pied duquel, sur la plage nocturne, mon épouse m'attendait en compagnie de ses amies : notre naufrage, à présent lointain, et plus encore sans doute la propriété que nous avions acquise, nous avaient attiré des sympathies !
Je me suis mis à imiter les cris des nocturnes ; c'était très réussi, d'autres hiboux ou chouettes se sont mis à me répondre, de plus en plus rapprochés. D'autres vies animales rampaient et grattaient dans l'ombre. Et non pas menaçantes, mais participatives de mon propre destin. Je décidait d'invoques les morts, car il est invraisemblable, impensable, de la plus haute désobligeance, d'imaginer que nous devrions un jour les rejoindre, sans avoir accompli les rites d'approche et de simple politesse à leur égard. Car la matière et l'esprit se confondent, et d'interpénètrent selon des lois qu'il reste à découvrir. «L'occultisme est la science de l'avenir ». Sans que je leur aie donc offert le moindre argent, les morts et leurs esprits sont sortis en troupe compacte d'un cimetière, lointain et invisible, au bout de l'allée.
La déformation de leurs traits, conforme en tous points aux films d'épouvante, ne m'épouvantaient pas, car une certaine beauté en émanait, et l'intention rituelle et parodique en était évidente. Il me sembla opportun et solennel de rassembler tout ce que je savais de langue latine pour m'adresser à eux dans la langue des dieux, langue de l'au-delà. Or, ils m'écoutaient attentivement, mais se rapprochaient, et malgré mon respect je n'en menais pas large, la frontière étant ténue entre les conjurer ou les amadouer. Ils se familiarisaient, et je dus m'efforcer des les congédier. Dieu merci les morts prirent conscience de mon impréparation. ETREIGNEZ-VOUS, LAISSEZ COULER DES LARMES DE DESIR. Ils s'éloignèrent, et de quelle terreur n'eussé-je pas été atteint, pour peu qu'ils se fussent à peine encore approchés ?? NOUS SOMMES DES MILLIONS DE FLAMMES