Sous le ciel je me débats
Comme ça, ce sont les dieux qui ont vaincu ? Grâce à toi céda cette machine de guerre, machina, c'est Loyen qui rajoute "de guerre", pour que nous autres crétins comprenions. Je suis pétri d'impuissance – construite par des mains redoutables, presque dressée déjà jusqu'à la voûte étincelante du ciel. Voici de quoi je suis bourré jusqu'à la gueule : sky et skull sont de même famille, et le skull se décline en skeleton. Les Anciens vécurent avec le sentiment qu'il y avait là-haut une voûte, l'intérieur d'un crâne, dont nous étions les songes, une voûte fixe et ferme, un firmament, ce n'était pas si absurde.
Et les Géants prirent d'assaut la muraille incurvée : Le Pinde, l'Othrys, le Pholoé (Pholoe, où est-ce ?) échappèrent aux bras des Géants – te souviens-tu de ta danse folle dans un cimetière au crépuscule ? Tu tenais contre ton oreille le transistor qui chantait en grec la Chanson tôn yiganndônn, et si la moindre personne t'avait vu ainsi danser comme un ours en plein cimetière, tu n'y coupais pas de l'asile, vision de Bergman ; on t'aurait enfermé. Pas d'autres spectateurs que le soleil couchant. Je lègue, je lègue. Je me bats avec Dieu, avec la voûte, ma hanche à jamais boitera – et l'Ossa, brusquement alourdi, tomba des mains de Rhoetus. "Entasser le Pélion sur l'Ossa", montagnes au-dessus de Volos, que jamais je ne verrai.
Locutions connues de mes proches ancêtres, à présent s'estompant dans la langue enfuie. Les conversations d'aujourd'hui ne parlent que d'aujourd'hui, rarement plus haut qu'avant-hier. Nul ne demande le moindre renseignement au Spezialist. Egéon, Briarée, Ephialta et Mimas, Mimasque, qui s'étaient accoutumés à lécher du talon le char de l'Ourse, sont abattus. Voilà bien l'agaçant : "fiers de", "étonnés de", "accoutumés à" : de simples dispositions dans le ciel, dans le paysage, assimilées à des dispisitions de l'esprit, comme si un toit, par exemple, avait pu se "sentir fier" de couronner tel édifice, telle roche "éprouver de la honte" à se sentir foulée aux pieds, tel fleuve "se réjouir" de couler dans la plaine ou "s'irriter" d'être franchi.
C'st l'histoire de la finesse qu'on entend pour la trentième fois. Ces vers furent-ils proclamés ou juste écrits, après coup, à l'occasion de leur insertion dans ce fascicule ? J'apprends que "les Géants ont essayé de rattraper à la course le char de l'Ourse, qui s'enfuyait, pour se servir de ses étoiles comme de projectiles", ô stupidité ! Le char de l'Ourse étant lui-même formé d'étoiles ! Poésie d'un autre goût, permanence de la métaphore, dédain de la cohérence ! A l'origine tout est lien : l'homme – relie. La nature de l'homme est d'ex-pliquer, de déplier le pli, d'agrafer les objets, d'appliquer l'âme à tous les corps, de là naît la science et le poème, de là naissent de proche en proche les échelons de l'escalade ou de l'échelle – si tu penses tu t'appropries. Les Géants sont les hommes. Et les monstres, ensevelis. Nous métaphorisons et nous approprions. Mais nec plus ultra. Sur le point d'être percée voire atteinte, la voûte s'effondre pour notre plus grand bien, afin que nos limites nous définissent. Encélade est terrassé par ton père – Enceladus patri jacuit - et Typhée par ton frère : celui-ci supporte aujourd'hui le poids de falaises eubéennes, l'autre de la montagne sicilienne. D'où sont venus ces noms ? Est-ce uniquement géographique, territorial ? Avaietn-ils des caractères distinctifs ? Claudien composa une Gigantomachie : je me l'épargne, sachant d'avance ses outrances, où pour cette fois la littérature s'efface devant la philosophie – cette dernière au moins nous renseignerait. "Encélade gît sous l'Etna" : mais encore ? Jamais les Nambikwaras hellènes n'ont reçu la visite et l'analyse de Lévi-Strauss. Puis Orphée, changeant d'inspiration, consacra tous ses chants à sa mère, enseignant à sa lyre à célébrer Calliope. VI, 30, 60 01 02. Les Muses se levèrent à l'éloge de leur sœur et la Déesse goûta plus encore que son poème cette marque d'affection. Scène divine et familiale bien froide.
Plus d'impression a fait sur moi telle lettre que je viens de lire, à l'évêque Loup de Troyes, véritable abjection en prose, amoncellement de flagorneries dégoulinantes à se faire souffleter. Sidoine, malgré toute mon obstination, reste infrangible, infracassable, inaccessible en français, Robert de Montesquiou, pédérastie mise à part, m'eût été tout autant insupportable. Et réciproquement. Voir ainsi notre futur évêque tortiller du cul devant ses bricolages vaseux m'ôte tout plaisir. S'il faut, pour gagner la faveur, chanter une mère, je ne suis pas en état de rivaliser avec la lyre antique. Tu l'as dit, bouffi. Nos commentaires ne parviennent pas à s'élever au-dessus du sarcasme.
Il faudra me résoudre à n'avoir pu écrire que cela, ce que j'ai fait. De même que certains n'auront peint que de certains tableaux, sans avoir pu franchir leurs limites. Alors, bien sûr, "daigne te souvenir de nous, seigneur", Domine papa. "Moi, c'est au père de ce peuple, Avitus, que j'ai dédié ce poème : le sujet est plus grand si ma muse est plus faible, materia est maior, si mihi Musa minor. Ultime rétablissement de justesse. Il me vient Dieu merci d'autres connaissances : Avitus n'était qu'une créature de Théodoric le Wisigoth ; ces derniers allaient et venaient depuis bien longtemps dans le tissu géographique et social de l'Empire. Les fils de Théodoric étendront la domination gothique de façon extrême : Euric n'était pas qu'un tyranneau, mais le père d'Alaric II, et tous deux furent de grands rois.