Proullaud296

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

La plage, l'Espagne et Polycarpe

 

J'arpente des hectomètres de laideur (une affiche noir et blanc promettant du "cinemagore" – "Entrailles sanglantes"); trois tours carrées de douze étages plantées sur le sable, toutes déchiquetées de lumières comme un triple Titanic, d'où jaillit par les fenêtres ouvertes un vacarme de cancanements (les Espagnols ont des voix de canards) - et de friteuses. Ignobles bouffées d'huile d'olives et de graillou. Et comme j'avance toujours sur le sable, je me retrouve en pleine fête foraine. Alors seulement j'ai demandé la mer : "de l'autre côté de la plage" – sic! - et délaissée, déserte, digne et magnifique, après un long chemin de caillebotis : l'heure utilitaire du bronzage étant passée - je fus seul, talons trempés, accomplissant le rite ; l'eau s'abattait par boucles sur mes pieds, mais à 20 pas de là, dans l'argent terni de l'écume, dans ce sourire, commençait la mort, et je suis resté là sans émotion, par nécessité, comme devant la tombe d'inconnus qu'il faut bien visiter.

 

Puis j'ai tourné le dos pour rentrer dans ma boîte en tôle, au campement. Le lendemain matin, le gérant refoulait une immense caravane italienne, qui reculait gauchement sur la chaussée parmi les cris étranglés du guidage, et jai pensé comprendre, avec ces riches Italiens drapés de hauteur, qu'on les aimait bien peu en Hispanie – en vérité je n'en sais rien. Je suis reparti vers le sud, manquant de peu de me faire écharper dans l'angle mort : à huit heures pile, je débouchais, en pleine ruée motorisée, d'un réseau de sentiers perpendiculaires où je m'étais perdu dans une oliveraie, dont le goudron coupé net de part et d'autre par les canaux d'irrigation au ras des pneus interdisait tout demi-tour, et j'ai violé le stop sous les roues d'un 18t. de cageots.

POUPEE-BULLE www.anna-jalevski.com

Poupée-Bulle.JPG


 

Il m'accula sur le bas-côté d'un coup de klaxon féroce et prolongé, puis défila, terrible, lentement, à trois centimètres de la tôle. De Sagonte à Valence règnent ainsi d'atroces voies surchargées de demi-dingues aveugles à quatre roues, sans la moindre trouée vers la mer. Valence elle-même assiégée de bâtiments hideux kaki et mauves, pistache, citron, juste avant la Puerta dels Forns et le Centre Historique. Photographie sans pellicule (je l'ignore encore) d'une longue et laide chienne tétant l'eau d'un robinet public à gueule renversée sous l'œil torve du maître. Je vais m'égarant sous le soleil déjà tuant, le long d'interminables fondations dont les remblais grouillent de chats – Valence, 700 000 âmes.

 

A la première banque je me suis coincé dans le sas, heurté à la morgue des guichetiers ; à la troisième je rencontre enfin une employée francophone sans le moindre accent, qui enseigne ma langue et se trouve faute d'emploi derrière ce comptoir. "Ce que vous faites est aussi très utile" - sa moue boudeuse a souligné ma muflerie. "Dehors, me dit-elle, au caissier automatique" – je n'ose rectifier "la caisse". Engloutissant sous le cagnard un étouffant sandwich aux frites je suis abordé d'un Roumain réfugié bien sapé qui grimace devant mes 100 pésètes, désignant la liasse qui dépasse de mon portefeuille : mil pesetas para la noche por favor mais je l'envoie chier en mâchant de toutes mes dents, sans bras d'honneur pour ne pas me faire casser la gueule. Plus tard j'évite au volant l'autopista Benifaió-Algemes, me retrouvant coincé en plein dédale de briques au cœur d'Alzira, centre du monde, puis à Carcaixant ("Carcassonne"), Xativa ouJativa, puis les directions Alicante/Alacant – ¿ adonde se habla español ? J'ai crevé de chaud sur les boulevards d'Alcoy, ça m'a fait un bien fou, je me suis senti important.

 

J'ai observé en contrebas le clocher d'émail bleu. Un chien littéralement fou de faim m'arrache sous les roues quelque atroce charogne imprégnée d'asphalte. Il détale dans la circulation avant que j'aie osé lui jeter mon fromage. Puis d'un coup la campagne comme un terrain vague : comment vit-on là ? Un bar perdu dans la rocaille, trois arbres, l'intérieur bondé : venus d'où ? Porte poussée les hurlements se font féroces, couvrant la télé plus le juke-box à fond. J'écris sur le zinc une carte postale en français – le patron m'aborde : "Je m'appelle Agusto Policarpe crie-t-il ; j'aisuivi mes parents, fuyant Franco dans l'Aude." Scolarisé jusqu'à neuf ans puis revenu chez lui, repart en France vendanger quinze années de suite.

 

Il me tend par-dessus le comptoir une liasse de documents d'où ressort un droit de retraite, dérisoire, à moins de toucher la pension intégrale à 65 ans – "je n'en ai que 62". Quel bonheur pour lui de parler français. Les clients l'admirent dans le tumulte. Je lui apprends que Polycarpe, son patronyme, signifie "qui porte beaucoup de fruits", "qui a beaucoup de profit". Il se montre ravi d'apprendre, si tard dans sa vie, ce que veut dire ce nom ; il pensait que cela signifiait "Un homme", autant dire "Un Tel", "Fulano" - "Polycarpe ? C'est le nom d'un homme" – certes ; mais que signifie, ô crétinissime informateur, le nom de cet homme ? "Celui qui en profite" ; el, que aproveche. Il reprend ma traduction avec enthousiasme – el, que aproveche. Ses yeux brillent.

 

Il retournera dès que possible à Carcassonne, en France, se faire éclaircir les arcanes des formulaires. J'achève ma carte au sein des vociférations. Quand je lui échappe, il me rejoint sur le parking, toutes vitres ouvertes, où je lis Eschyle à haute voix :

 

"Vous oubliez votre bouteille d'eau !...

 

"Je ne vous la fais pas payer.

 

Polycarpe se souviendra toujours de moi, moi de lui.

 

Commentaires

  • Depuis que j'ai balancé ma hotte aspirante, ça sent le graillou chez moi. Intéressant, non ?

Les commentaires sont fermés.