Proullaud296

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Qui se souvient de Beyrouth ?

 

Il se met les coudes aux genoux, me dit que nous autres chrétiens, nous ne croyons pas. Il ajoute que chez lui, la foi est passée : «Allah, donne-nous de bonnes mitraillettes ! » Il rit. Je prie : « Seigneur, donnez-lui des forces qui durent.» Saïz Essalah, 17 ans, m'apprend que DOMINIQUE PAZIOLS est descendu en ville. Voici un jeune homme qui lit les mêmes choses que moi dans les journaux. Essalah dit encore : «Ici, en ville, Paziols voit des hommes se battre pour de vrai. Il a attrapé la Foi : pour lui, tout avantage. » Au début de la guerre en effet, tout se succédait avec une apparence de miracle, manifestations, discours, grèves.

 

Bris de vitres. Chants de grillons, bruits de bottes sous les miradors. Un jour les Yahouds ont bombardé l'asile de Damas. Saïz Essalah m'apprend que Dominique Paziols lui aussi a été interné, quelque temps, chez Sri Hamri « le Rouge ». A Damas. En résumé Sidi Jourji, les Yahouds luttaient pour s'agrandir. Du Golan, tu tirais tout ce que tu voulais sur le lac Tibériade. Ils sont d'abord montés sur le Golan. Ils ont bombardé Damas. Ce qui intéresse le jeune homme, ce sont les blessures, leur nombre, leur emplacement. « Paziols est resté quelque temps à Louqsoum. Quand on part de Louqsoum, il y a deux chemins, la Syrie au Nord, l'Irak à l'Est. Chaque route a son cheval de frise, et son homme. - Je ne connais pas tous les villages du nord. - Tu dois rejoindre Sri Hamri, qui vous a internés tous les deux. Ce sera plus intéressant que de fuir ton fils. » Je pense, que j'en dis toujours trop. ...Percer la ville... Rameuter les secours, au-delà du port, toujours sous les tirs – il faut se fixer sur sa Première Illumination et n'en point démordre – quel chrétien, ayant vu de ses yeux la Vierge, retournerait ensuite à sa vie ordinaire ? Ma vision personnelle est celle d'un fou, grand et fort, nommé Dominique Paziols, tirant sur ses parents et ses amis de tous les jours – combien cet homme me serait précieux...

 

On ne condamne pas les droits communs en temps de guerre. On les utilise. Il surgit tout armé, pour la justice ; pour mon fils. « Quinze morts d'un côté, dans un petit village vosgien ; très loin d'ici ; quinze entretiens, d'autre part, pour la paix... Essalah ! - Je t'écoute. - J'ai l'idée du Premier Entretien de Paix. - Tu n'iras pas plus loin que le premier. » Comme il juge. ... Ce que je peux attendre de Sri Hamri « le Rouge » ? - Celui qui t'a soigné ? - Enfermé serait plus juste. » Je reconnais cependant que c'est celui qui m'a le mieux soigné. « Il n'exerce plus, Sidi Jourji. Il a ôté son turban, rasé ses cheveux. Il tient le quartier des Balzaki, c'est le chef des plus riches. Que peux-tu attendre d'un riche ? » Ma stupéfaction est visible. « Il se fait appeler Bou Akbar. Tout le monde connaît Bou Akbar. » Chef de clinique, chef de guerre...

 

Je me souviens bien de ma dernière lettre : Docteur, je vous serais reconnaissant de bien vouloir mettre fin au traitement B.A.V., qui fait naître à l'intérieur même de ma boîte crânienne une sensation de goutte à goutte proprement insupportable » - il faudrait cette fois émettre un message de paix, j'en pèse déjà les termes, serai-je convaincant? Une déflagration ébranle le quartier. Nos vitres tremblent. Un carré de plâtre tombe du plafond. Plaintes, hurlements, sirène et surexcitation, panique. Ni l'un ni l'autre ne s'est levé. Saïz Essalah s'époussète à même le sol. Le tintamarre des ambulances, de l'autre côté du mur, devient assourdissant.

 

En me penchant par la fenêtre de la cour intérieure, je vois trois serpillières sur une corde à linge. Dans le patio résonnent les indications des sauveteurs invisibles, précises et contradictoires. « Ils sont trop, dit Essalah, qui se relève ; ils se gênent. Etes-vous médecin ? ajoute-t-il ; c'est un beau métier. Un beau et bon métier en ce moment. » A l'étage inférieur une porte claque sur le mur. Des cris, une rafale. Essalah pâlit. Des pas retentissent dans l'escalier. Notre porte est sauvagement secouée. L'hôtelier crie : « Il n'y a personne ! - Ta gueule. - Personne n'a tiré de mon hôtel ! C'est une voiture piégée ! Pourquoi l'aurais-je fait sauter à cinquante mètres de mon hôtel...(etc) » - son corps heurte le mur et se tait. Encore un coup de feu, chambre voisine. « N°vingt-huit» murmure Essalah blanc comme l'acier. D'autres pas remontent l'escalier ; une civière tinte contre un angle. Les médecins secouent notre porte. Mon cœur s'est soulevé. Pour éviter le moindre bruit, j'ai ravalé une bouchée de vomissure, qui m'est venue. « Ton haleine est intolérable », chuchote Essalah. Lorsque tout s'est apaisé, je me suis levé pour boire à même le robinet d'eau chaude, intact. Essalah boit à son tour. Il tremble de tous ses membres, puis cela cesse d'un coup, il se met à rire, silencieusement. « Sors te battre » lui dis-je.

 

Et je lui promets l'arriéré de sa chambre. « Pour les héritiers.  - Je n'ai pas d'arriérés, Roumi. Je n'ai pas d'ordre. Je reste dans ta chambre.Si mes chefs donnent des ordres, ils sauront me trouver.

 

    • Vous êtes très disciplinés, Saïz.

    • Tous les partis observent la discipline. Cest pourquoi Motché sombre dans le chaos. »

    • PROFIL ALTIER www.anne-jalevski.com
    • Profil altier.JPG

 

Nous descendons au rez-de-chaussée. Mon compagnon m'indique la porte d'arrière, et le nom de trois rues successives, « coudées, mal gardées ; souviens-toi de l'ordre où je les ai dites ». Si j'en réchappe, dit-il, je tomberai approximativement sur le fief de Sri Hamri, dit « Bou Akbar ». Il ne m'a pas retenu en otage : « Nous savons estimer les personnes de peu de poids », dit-il. Vexé, passées les rues coudées, je n'ai pu redresser la tête qu'en parvenant Boulevard Gaagda ; intact. «Poudre blanche ! crie-t-on sur le trottoir. Poudre blanche ! » Le seul endroit au monde où l'on vende l'héroïne à la criée.

 

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