Karen Blixen
Un seul mot : puant. Pas au début : l'on passe sur certains tics d'époque, de classe, "les nègres" et autres expressions traditionnelles. Style magnifique, du moins en traduction, puissance d'évocation excellente, aussi forte qu'un Loti. Puis insidieusement, cela se précise : les Noirs de son entourage pourvus de toutes sortes de qualités, mais bizarres, tout de même. Puis finalement pas si différents des bêtes qui entourent ou peuplent la ferme. Puis franchement un peu cons, naïfs ; "Quand tu tires à l'arc, es-tu encore chrétienne ?" Ou : "Je ne veux pas aller à la mission française, parce que les missionnaires écossais m'en ont dissuadé". Ça, c'est de l'importation Blanc pur jus, comme dans les Immémoriaux de Segalen.
Sans oublier les mahométans (les musulmans, la traduction semble un peu éculée tout de même) qui se précipitent pour égorger le gibier afin de le manger, ou qui (paraît-il) ne doivent pas toucher les chiens, ce qui est assez fâcheux quand on est soi-même un chasseur. Européocentrisme sans recul, conviction d'apporter la civilisation, aucun recul sur les traits de comportements sociaux, tribaux, voire individuels. Madame la Marquise chez les Indigènes, n'est-ce pâs, menaçant ses gens de les renvoyer ("et ils me croient, les cons ! je pouffe...") s'ils ne lui ramènent pas sur-le-champ une petite antilope qu'elle n'a pas voulu acheter la veille au soir. Cette antilope ("Lullu", "la Perle" en "swahéli" [sic] ) se fait aimer par sa distinction, sa fierté, son aristocratie de bête infiniment racée, avec sa petite clochette qui permet de la repérer.
Tout l'idéal de la compagne de tea-party (je supposais qu'elle s'adressait à son personnel en anglais), car elle souffre parfois du mal du pays, à voir une cigogne, en parlant danois en compagnie du vieux Knudsen, vieux matelot aveugle qui croit toujours avoir tout vaincu, et que l'on retrouve mort dans un sentier par un beau matin. Depuis le début, nous avons eu droit aux descriptions à la fois empathiques et parfaitement extérieures de plusieurs personnes, de race noire, à des évocations de la forêt vierge, excellemment comparée à ces tapisseries hors d'âge qui laissent tomber leurs camaïeux devant les murs des musées. Tout cela transformerait un film en reportage de Nicolas Hulot, et le fameux Out of Africa n'exploite apparemment que les données tardives du volume, au nom du love interest hollywoodien, qui réduit tous les livres à des histoires disons d'amour dans ce cas-là, ou, bien souvent, de cul.
Un film, c'est la loi du genre, ne contient plus qu'un dixième d'un livre (c'est particulièrement le cas dans Zorba le Grec) ; et ce livre-ci, quant à lui, réduit singulièrement sa focale : très décevant quand on a lu La pensée sauvage (bien postérieure), très éclairant si l'on veut conserver, voire exalter la dimension exotique, il ne pourra jamais observer le paysage et ses habitants que "de l'extérieur". Un Cambodgien de mes amis parlait avec sa fiancée de tel savant français, particulièrement versé dans la civilisation khmère, et remettait cet homme à sa place en déclarant à mi-voix : "...enfin, comme un Blanc..." - et comme je lui demandais de préciser, il me confirma que l'on peut s'imaginer tout savoir d'un peuple et d'une nation, mais qu'il manquera toujours, évidemment, ce trois fois rien qui est l'essentiel, et que seul un "né natif autochtone" connaîtra pratiquement, par atavisme ou instinct.
Bref, Karen Blixen, hautainement incarnée par l'extraordinaire Meryl Streep, pleine de morgue et de fragilité, n'aura jamais dépassé son handicap de Blanche aristocratique. Après tout, nous ne sommes pas très loin, dans ce roman, de Farrère. Et puis, il y a là tant de bonne volonté ! Pourquoi lui refuser l'admiration pour sa jolie gazelle, devenue maman, si gracieuse au contact des Blancs ! ...une alliance librement consentie existait entre la race des antilopes et nous. Qui est le "nous" ? Les Blancs, et les Noirs qui les servent, sinon, elle eût employé le mot "eux". "Nous", ce sont les hommes, empreints ou tant soit peu frottés de civilisation. Plus haut, elle a utilisé mes gens. Elle parle, à l'horizon, de mes arbres. Les merles viennent s'ébattre dans mes châtaigniers. Elle condescend, et c'est très bien, à laisser libre l'animal quand ce dernier veut retrouver son milieu naturel.
Son personnel peut, assurément, la quitter quand elle veut. Une anecdote (c'est le mot juste ; le dépassera-t-elle ?) montre au lecteur ce serviteur qui tient à servir, après une chrétienne, un musulman, afin de savoir, d'après la conduite de l'une et de l'autre, à laquelle des deux religions il voudra se convertir. Elle regrette cet homme qui s'en va, mais trouvera d'autres personnes pour la servir, à son domicile ou sur ses terres. Il est assuré qu'elle ne comprendrait pas qu'une insurrection vienne la dépouiller de toutes ses possessions : Nous les avons toujours bien traités, et voyez comme à présent ils nous remercient ! Telle pourrait être sa réaction. En étalant ainsi mes réserves, il me semble d'ailleurs à mon tour que je pourrais, congédiant ma flemme, étudier justement ce syndrome de l'Européen qui plus est nordique vis-à-vis de sa relation à l'étranger, sans réduire ce dernier à l'étrange.