Proullaud296

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La morale et le style

 

Ne serait-il pas extraordinairement intéressant de recueillir les réactions d'un Siamois, d'une Siamoise encore plus, surtout de quatorze à seize ans ? Les objets ne pourraient-ils pas à leur tour nous dire ce qu'ils pensent et renverser cet obsédant sens unique ? Manset est-il masculin au mauvais sens du terme ? Où le machisme tendre et protecteur et sournois ne va-t-il pas se nicher ? Le style même n'est pas à la hauteur, il lui manque toutes sortes de vigueurs, la couleur locale se fait vivement présente en particulier grâce aux nombreuses expressions de langue thaï, mais les évocations molles de couchers de soleil ou d'atmosphères d'attente ne comblent pas la nôtre, surtout que dans un souci de ne pas se justifier, Gérard Manset nous promène au ras des faits et de la suggestion.

 

Mais il suggère trop peu. Il ne s'analyse pas, et même s'il le fait exprès par objectivité, cela ressemble trop à quelque voile trop pudique. Il est vrai que toute autojustification à la Matzneff provoquerait le doute et l'agacement du lecteur. Ce serait un air trop connu. Mieux vaut l'esthétisme que le raisonnement. Ne serait-ce pas justement que tout appel à la raison demeurerait désespérement incomplet et frustrant ? Qu'est-ce qui peut justifier la prostitution des fillettes ? Nos valeurs occidentales ne seraient-elles pas justement, et pourquoi pas, universelles ? Nous sommes, nous lecteurs, déçus de l'ouvrage de Manset, parce que nosu le comparons inévitablement avec ses chansons.

 

Sinon, il eût été aisé d'employer un pseudonyme. La chanson permet des contraintes, partant des trouvailles de style. Otez la mélodie, la mélopée plutôt, que reste-t-il du texte ? Argument irrecevable bien sûr. Mais on entrevoit un soupçon de facilité dans ces enveloppements musicaux. Et dans le livre “Royaume de Siam”, la musique n'est pas. La phrase se balance, sans heurts, avec un sens tout racinien (quel compliment !) de l'harmonie, rien n'est plus haut ni plus bas, la science des liquides, des nasales, des longues et des brèves révèle l'art extrême du parolier, mais il ne suffit plus dorénavant d'écrire et de mouler ses phrases comme Fénelon ou Chateaubriand, et quelques aspérités, quelques tourments ne dépareraient pas ce grand touriste anesthésié comme une endive, qui traîne sa mélancolique guimauve à travers les corps lisses de jeunes filles à peine coléreuses de loin en loin ou capricieuses et si aisées à apaiser. Ne serait-ce pas l'éther mental dont il convient de s'insensibiliser pour ne pas succomber aux remords ou du moins à la réflexion ? Ce livre est qu'on le veuille ou non aux frontières de la littérature et de l'éthique. L'esthétisme a trop souvent véhiculé de moins avouables choses, et l'on ne peut impunément séparer ce qui se dit de la manière dont c'est dit.

L'ombre entre les pierres.JPG

 

Voilà qui est dit, je me gratte la tête et n'ai pas voulu manier l'assommoir, malgré de vives démangeaisons dues à mon respect immodéré pour l'immense chanteur. Il n'y a pas que cela sous le mystère du chanteur. Il a raison de vouloir se cacher, non par honte qui ne l'effleure pas ou plutôt qui l'effleure esthétiquement, délicieusement, mais parce qu'il ne dévoile qu'une parte infime et trop personnelle de ce qui nous envahit, nous autres auditeurs, à écouter l'auteur des chants de Manset. Refermons le couvercle où les odeurs de rose cachent mal les relents de bouges, et humons de toutes nos oreilles (ici l'audition d'un disque de Manset s'impose)... (Rick Wakeman !)

 

(Rick Wakeman)

 

Lecture des pp. 47 (“Mais la route n'était plus la même à 20 km au nord de Nhac-Luà et elle rejoignait celle de Barng-Seng. Je n'avais pas revu le bungalow. Une fois à Bangkok, à peine avais-je eu ma chambre que je sortais de l'hôtel et parcourais à pied le peu de distance qui me séparait du coffee-shop. Il faisait nuit. Je n'avais pas rendez-vous. Normalement Rêo aurait dû être repartie à Kalasin, dans son pays. Je ne pensais pas la trouver, j'espérais même ne pas la voir. Mille filles me croisaient, me bousculaient, toutes avaient le visage luisant, les prunelles noires. La lumière tamisée les faisait ressembler à des vipères : pommettes hautes, triangulaires, la tête droite et le regard dur. J'étais resté longtemps à écouter la musique, seul, les regardant une par une, les trouvant trop vulgaires. Au 555, j'avais pris Nhoc, quatorze ans, pour deux cents bhats, et j'étais rentré me coucher. Demain à six heures du matin je retournais voir la maï.”), 94 (“En fin d'après midi ou bien en pleine nuit je descendais chercher du riz, un ou deux sachets de plastique bouillants fermés d'un élastique. Elle étalait les portions fumantes de l'assiette, et commençait à manger lentement, suçant presque un à un les grains de riz après en avoir écarté délicatement les concombres et les ciboules. Elle avait parlé d'un collier. Nous en étions déjà au point où il fallait non pas des preuves mais quelque chose de concret, un souvenir. Puisque je devais la quitter demain, peut-être après-demain, elle le garderait avec elle et penserait à moi. Qu'avais-je répondu ? Je ne sais plus. De toutes manières j'avais bien senti que sur ce collier se briseraient les premières larmes arrachées une à une à cette enfant. Je ne pouvais porter sur elle un regard plus puant. Pourtant malgré moi j'avais cette vision du piquet, et de l'animal piégé. J'étais peut-être le chasseur ou le cadavre, cela dépendait des renversements et des données. Pour l'instant j'avais cette sensation de tenir le bout du fouet.

 

Elle ne disait rien. Elle avait cette attitude d'avant le combat. A quoi pensait-elle ? Que cherchait-elle à trouver ? Y avait-il pour elle le moyen de ne pas se perdre, de rassembler ses idées calmement ? Elle prit ce visage d'un triste soir, d'une des nuits de Bang-Sen avant que je ne la quitte pour Calcutta. La nuit était tombée et nous n'avions pas allumé. Juste la braise d'une cigarette éclairait ses pommettes pâles et ses joues d'enfant. Cette nuit de Bang-Sen elle avait évoqué paisiblement, comme si cela présageait toutes sortes de menaces ou de catastrophes, les “songs” (bordels) de Piksanulok, ceux qu'elle connaissait mais où elle m'avait affirmé n'avoir jamais travaillé. Pour elle, c'était le snack du sous-sol et les huit étages de la “marin”, dans l'hôtel. Derrière la réception, un escalier sordide à droite descendait vers une boîte ouverte toute la nuit. Naliat y dormait et y suivait le cas échéant pour 100 bhats le premier Thaï qui se présentait.”), 141 (“Kengga avait quinze ans et depuis une dizaine de jours. Elle avait un corps menu et une ligne tendre et mou (???). Elle m'avait bien sûr laissé au bas de la page son adresse complète et le merveilleux nom de princesse de sa famille. Je n'étais pas reparti. Je n'avais pas été à Ouissou d'où j'imaginais Salika à une table du Maatch-Kwa et demain très tôt après deux heures de route le long de la côte le car me déposerait à Don-Wang pour le vol de Manille.”

 

Gérard Manset, “Royaume de Siam”, éditions Aubier.

 

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