Combien j'ai été déçu, disons-le d'emblée, à la lecture du Troisième homme, est quelque chose de pinçant. Il vient pourtant après Rocher de Brighton, ce dernier de 1938, et Le troisième homme datant de 1949, mais on serait tenté d'intervertir les titres au regard de la maturité. Graham a écrit ce dernier ouvrage afin qu'il fût transformé en scénario – par lui-même et Carol Reed. Je n'ai pas vu le film, j'en ai retenu la mélodie, qui fut d'ailleurs imitée au moins deux fois : Dans la rue / Sur les pavés mouillés et Un rat est entré dans ma chambre / Il m'a prise entre ses bras blancs – j'étais très intrigué, enfant, par ces bras blancs du rat qui s'est révélé me dit ma mère un « rat d'hôtel ».
Dans Le troisième homme je n'ai pas retrouvé cette richesse, ce foisonnement de personnages ambigus et cradingues, de situations sordides, dans un décor si typiquement « misère britannique », mais une succession d'habiles complaisances, de recettes bien exploitées. Je ne doute pas que le décor de Vienne en ruines n'ait possédé sa grandeur expressive dans le film, mais il est ici trop sommairement évoqué. La tête des héros, on ne la voit pas suffisamment. Que chacun s'efforce de retrouver un ami récemment enterré, se prétendant son ancien meilleur camarade ; que ce ne soit pas le bon cadavre qu'on ait enseveli ; que le mort reparaisse soudain à la lueur crasseuse d'un réverbère dans un coupe-gorge, qu'il ait trafiqué de Dieu sait quoi avec les autorités d'occupation (Vienne était divisée en quatre secteurs, russe, américain, anglais, français), voilà qui est fort bien fait, très astucieux, mais reste fort en deçà de l'émotion littéraire.
Reprenant en l'inversant la détestable habitude du critique de comparer le film à un livre, j'imagine un bien meilleur film que ce scénario développé. Il manque l'image à ce film relié. Sinon quoi ? Des éléments habilement recousus, le revolver, le langage poissard avec l'accent chewing-gum, la désinvolture bien noire, le désabusement, la mort, le gros flingue, les mines entendues sous les chapeaux de faux flics et de gangsters visqueux, nous avons vu cela tant de fois nous autres, déclinés sous toutes ses variantes à travers les Colombo et toutes les séries anglo-saxonnes pullulantes. Pour compléter, je suis un très mauvais lecteur de polars. J'aime bien, moi, qu'il débouche, à l'aide d'un style brillant et non pas gros public, sur des atmosphères métaphysiques comme Rocher de Brighton, mais je n'aime pas qu'il débouche sur la phrase de concierge Pauvre nous tous, si l'on y réfléchit bien, qui conclut le roman sur un sommet de platitude.
Ajoutez à cela qu'avec ma sottise habituelle je n'ai rien compris à l'intrigue, embrouillée volontairement soit mais embrouillée quand même, ce qui en fait l'ambiguïté, ce qui en fait le charme, je le concède. Qui est qui, le détective n'est-il pas aussi coupable que le pourchassé, que reproche-t-on au juste à tel ou tel, qui tire sur qui, pourquoi Untel se sent-il traqué, pourquoi celui-ci tire-t-il et non pas celui-là, pourquoi ces deux autres ont-ils rendez-vous et que peuvent-ils bien avoir à se dire, que signifie ce sous-entendu, ce regard lourd, cette bouche angoissée, pourquoi y a-t-il une femme, pourquoi cet imbécile en est-il tombé amoureux... Bref, quand on veut faire refuser un roman policier dans une grande maison d'édition, facile, on le donne à lire à un lecteur réfractaire, et je suis très difficile en la matière, certains « San Antonio » m'étant même demeurés obscurs, c'est vous dire...
Pour ne pas démentir les tics du critique, je vais me rabattre sur une nouvelle, Première désillusion (titre anglais: L'idole déchue) – la traductrice, comme pour Le troisième homme, est Marcelle Sibon – afin d'encenser cette dite nouvelle méconnue. Il s'agit on le comprend vite d'un petit garçon de bonne famille laissé seul avec un couple de domestiques, dont il admire beaucoup le mari. Ce mari l'emmène voir sa maîtresse qu'il fait passer pour sa nièce. Mais il est découvert par sa femme : affolement, poursuite, chute de la femme légitime dans l'escalier, elle meurt, le petit garçon s'enfuit, erre dans les quartiers pouilleux, se fait recueillir par les flics auxquels il balance sa vérité incomplète de petit garçon.
Et l'on comprend avec horreur que le témoignage partiel de ce gosse va préciîter le mari, l'idole déchue, dans un imbroglio sansfin, car chacun va le croire irrémédiablement coupable. Voilà, je vous ai tout dit, mais c'est diablement bien amené, la vision du monde d'un mioche de riche se trouve très plausiblement restituée, avec un humour et une cruauté inconsciente à faire frémir. Or personnellement j'ai bien plus apprécié cette nouvelle inconnu que la grosse mécanique archiconnue du Troisième homme. D'ailleurs je n'ai jamais compris qui il était, ce troisième homme, ni s'il a réellement existé. Ce qui est bien la preuve, ricaneront les experts en polars plus intelligents que moi j'en conviens volontiers, que je ne suis vraiment pas fait pour comprendre des intrigues de flingues.
Dès que le film ressortira dans un ciné-club sur grand ou petit écran, je consens à m'y ruer, afin de profiter enfin du grand frisson que ne manquera pas de me procurer le grand Graham Greene avec l'aide des caméras et des acteurs. La nouvelle The fallen idol a aussi fait l'objet d'un film. Nous le verrions aussi avec intérêt. Quelques extraits ne feront pas de mal dans le tableau. Voici (p. 47) : “J'ai eu une journée très dure pour toutes sortes de raisons.
“ - Harry m'a chargé de veiller à ce que vous ne manquiez de rien. J'étais auprès de lui quand il est mort.” Il s'agit de la fausse victime. P. 94 : “ - Maintenant, je suis contente qu'il soit mort, dit-elle, je n'aurais pas voulu le voir pourrir dans une prison pendant des années.
“ - Mais, pouvez-vous comprendre comment Harry, votre Harry, mon Harry, a pu se trouver mêlé... Il continua avec désespoir : “Il me semble qu'il n'a jamais existé, que nous l'avons rêvé.” C'est l'habileté, c'est le talent suprême que cette quête d'identité d'un mort... qui ne l'est pas. Très efficace. Repris par Modiano, et maints et maints polars. Le thème de la quête. P. 188 : “Et comme autrefois il rata son coup. Un cri de douleur semblable à une étoffe qu'on déchire fendit la voûte : cri de reproche et de supplication. “Très bien”, lançai-je et je m'arrêtai près du corps de Bates. Il était mort.” Vous rappelez-vous ? La scène se passe dans les égouts de Vienne. On se tire dessus dans l'obscurité fétide. Et Bates, on le connaît à peine. Juste le temps d'avoir été rendu sympathique par l'écrivain par quelques confidences sur une vie paisible de père de famille.
Et alors, il meurt. Dans des égouts. Très, très romantique décidément, very sordide, palpitant. Et pour finir, Mesdames et Messieurs, les angoisses d'un petit garçon qui voit se fixer pour lui sa destinée : après un tel choc d'enfance, il demeurera pour toujours replié en dehors de la vie, jusqu'à sa mort beaucoup, beaucoup plus tard. Ecoutez - listen (p. 235) : “La vie fondait sur lui sauvagement ; s'il refusa de la regarder face à face dans les soixante années qui suivirent, comment pourrait-on l'en blâmer ? Il sortit de son lit ; par habitude, il eut soin de mettre ses pantoufles, et sur la pointe des pieds alla jusqu'à la porte ; il ne faisait pas tout à fait noir sur le palier de l'étage en dessous parce que les doubles rideaux étaient partis chez le teinturier et que la lumière de la rue entrait par les grandes fenêtres. Mrs Baines avait posé la main sur le bouton de porte en cristal et le faisait tourner avec précaution.” ...Je vous laisse frémir, lecteurs-spectateurs, et vous invite à plonger un regard anxieux et jouisseur dans les deux œuvres de Graham Greene réunis sous la même couverture du Livre de poche n° 46 intitulé Le troisième homme, de Graham Greene, du vieux, mais, n'en déplaise aux obtusités du critique, du bon, de l'excellent. Ciao.