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der grüne Affe - Page 48

  • Rêves bruts

    51 12 03

    Chez Muriel, et aussi un peu à Buzancy (Aisne). Devant moi un tapis de souris humide où figurent des curseurs de table de mixage. Je les déplace avec les doigts et cela donne une harmonie très prenante aux ondes Martenot, une mélopée répétitive, évoquant une grande villa très claire, sur les syllabes prolongées “AL-GE-RIE”. Tout le monde m'écoute avec respect, puis le tapis s'assèche, les représentations graphiques de curseurs ne peuvent plus s'animer, la symphonie s'éteint.

     

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    Après un cours donné à quatre ou cinq élèves assez insolents dont la fille B., mais à qui je manifestais une indulgence amusée, je suis jeté en costume du XVIe siècle dans les douves asséchées et boueuses d'un château d'où mes appels au secours ont une grande difficulté à me faire extraire par mes élèves eux-mêmes.

     

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    cauchemar,nuit,absurde

     

    Je fais cours à une classe passablement agitée, cours réussi mais fatigant. Mon père est à côté de moi, jeune, dynamique, c'est lui l'inspecteur. Je lui dis dans le couloir que c'est bien ; pour une fois, cela suffit. Mais je serais épuisé de continuer : je suis en retraite, tout de même ! Au réfectoire, les serveuses sont peu aimables, je dois prendre des assiettes en plastique. Mauvaise cuisine. Chez moi, c'est haut de plafond, très clair, bruyant (sur la rue), pas encore de meubles, ville inconnue. Annie et Sonia sont en courses, je regarde des photos sur un appareil numérique, apparaît

    Flore, joyeuse et sympa, sur l'écran ; comment dissimuler cela si l'on revient ? Il faudrait jeter la cassette entière… UTILISE

     

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    Au sommet d'une pente rocheuse, une fenêtre incrustée dans une ruine est ouverte devant moi, elle donne sur une immense déclivité en forme de ravin, parsemée de rochers et de prairie, dans la brume. On essaye de me persuader que je pourrai planer sans danger au-dessus de ce paysage, en vertu de pouvoirs exceptionnels. La pente commence presque immédiament. Je me recule, je refuse. UTILISE

     

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    Avec Leonardo di Caprio, accroupis de nuit devant deux tuyaux sur le sol ; il faut toucher le COLLIGNON

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    bon. Sinon c'est l'explosion. Il se décide enfin, rien ne se passe. Il se redresse en me disant d'un air suffisant qu'il faut savoir se montrer viril.

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    Dans une chambre située au rez-de-chaussée de l'internat du lycée de Sainte-Foy je reçois un petit garçon souffreteux pour une leçon de violon. Je suis allongé su run gros couvre-lit molletonné. Arrive sa tutrice, la cinquantaine, vieille fille pincée, avec des espèces de sachets de thé qui lui pendent sur les sinus. Je m'enquiers de sa santé, elle va mieux. Je lui dis “Je sui sun voluptueux” pour atténuer l'effet de ma tenue négligée (pyjama et robe de chambre). J'imagine qu'elle pourrait me recevoir dans sa chambre d'hôtel à elle, et qu'ensuite, peut-être... Et aussi qu'elle me réclame le reste du paiement d'un violon.

     

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    1)

    Je monte à pied une pente à la campagne. Parvenant dans un village où se déroule la fête patronale, je veux l'éviter, pour qu'on ne se moque pas de moi (on ne sait jamais). Les chemins d'évitement deviennent de plus en plus étroits et incertains. Sous un préau de lavoir un petit chien hargneux me mord à la main. C'est un tout petit briard vieux et sale. Plus je lui tape su rla tête, plsu il mord et bave. Je crains la rage, personne n'intervient, je me ferai vacciner. UTILISES

     

    2)

    Dans une auberge avec deux filles qui me regardent, je décide de repartir avec une œuvre sculpturale représentant deux allumetes plates, en bois, encore attachées à leur talon. Je me mets en route, mais ce sera trop long, tout risque de casser avant mon arrivée chez nous. Je reporte les allumettes pour au moins prévenir Annie qui se trouve à une réunion dans la Maison de la Culture de Meulan. JUSQU'ICI, TOUT REUTILISE

     

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    Au Supermarché avec Anne, tout dépenaillé, dépoitraillé, du papier cul sortant de ma culotte, je croise Terrasson bien sapée en robe bleue à ramages, et Robert. Elle s'écarte de moi et COLLIGNON

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    nous faisons semblant de ne pas nous reconnaître. Plus tard, avec Anne, nous ressortons des emprises du Supermarché par le mauvais côté, la voiture est à l'opposé. Il y a un vaste parking, des jeux pour les enfants. J'ai dans ma poche des fragments d'anciennes lettres reçues ou adressées à Terrasson et cherche à m'en débarrasser en les tripotant. Anne devine à peu près, avec une intuition diabolique, ce qu'il en est.

    Je la perds dans un sanctuaire rond, clos, obscur, à haute voûte, dépouillé de l'intérieur, qui ressemble à une vaste vasque vide au ras du sol. La porte se referme, j'erre en tendant les bras dans l'obscurité la plus totale, il n'y a ni orgue ni statue ni le moindre point de repère. Je retrouve Anne à la sortie, dans le parc d'attractions. REUTILISE

     

     

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    Je suis avec Jacques dans une épaisse forêt de sapins, hostile. Dans une grande allée, il entasse du bois et veut allumer un feu. Il porte une cognée, marche vite, avec vigueur et décision. Mais une voiture de gardien se fait voir. Nous obliquons aussitôt. Il tire un coup de fusil. La forêt est pleine de bruits de mauvais augure, interminable, étouffante. REUTILISE

     

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    Annie et moi nous rendons à Paris à une gigantesque manifestation. Le nombre de flics est considérable, ils montrent une grande agressivité. Chaque groupe de manifestant se voit séparer du suivant par une barrière portative. Il y en a d'autres aussi sur le côté, l'une d'elle représente un portail, celui de l'Ecole Normale, avec son écusson. Je demande ce que c'est, on me répond que cela sert à séparer les manifestants des promeneurs. La mauvaise foi semble évidente, car la foule est aussi dense de chaque côté de cette grille. Nous marchons en tête. Un petit jeune homme compte ses pas bien alignés puis s'arrête : une sorte de rite.

    Nous devançons la manifestation ; le boulevard, jusqu'ici dominé par de hauts immeubles sombres et sinistres, s'élargit. Nous menons alors en laisse un gros tigre apprivoiés, uen femelle, qui tire un peu sur son collier mais se montre docile et sympathique. La foule a disparu derrière nous, en nous retournant nous constatons que le terre-plain central en herbe se dilue par-dessous, comme si la Seine remontait à la surface. Nous nous en tirons en remontant par les bas-côtés, mais perdons notre tigre. Nous pensons qu'il se retrouvera bien, mais nous restons seuls, voyant de loin la COLLIGNON

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    manifestation se disperser sous la menace. Ensuite, à Bordeaux, Stéphane, un acolyte et moi tendons au travers des quais déserts un matin d'été une immense banderole coloriée, où rien n'indique le nom du Pont Tournant.

    La banderole s'effondre, je fais signe qu'on la retende sur des tréteaux qui se trouvent là ; ensuite je rejoins les autres, advienne que pourra. Un grand festin doit se dérouler, les chiottes sont prêtes, très propres, je m'y installe, pas de papier, les cabines voisines bruissent de présences, je me torche écœuré avec un simple morceau de papier soie retrouvé dans ma poche, le déchirant le plus possible pour bien m'essuyer. Il n'y a ni odeur ni traces de merde sur mes doigts, mais c'est humiliant tout de même. Personne ne s'en aperçoit.

     

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    Je dois rechercher une certaine Carla ou Charlène. Elle était vendeuse. Dans une bijouterie assez intimidante, on me dit ne pas la connaître, mais uen femme me montre une moitié de photo de groupe (l'autre est déchirée) où je reconnais trois autres vendeurs, que je lui désigne. Quentin, ancien élève rouquin, m'accompagne, il n'a que ça à foutre : une maison est à voir au sommet d'une forte pente en terrain vague, ce qu ne laisse pas de surprendre dans une ville comme Bordeaux. Une vaste demeure où nous parvenons, où nous accueille uen épouse de cinquante ans. L'homme, cette fois, de la photo, que nous recherchons, est complètement bourré de neuroleptiques et ne peut nous recevoir : il aurait la truculence de Leterme et du personnage à la Wilde vu dans Immaculata (Walken).

    Mon compagnon s'attarde alors que je voudrais partir par politesse. Je dis à l'épouse que j'étais déjà venu il y a de cela plus de vingt ans, et que la haute cheminée extérieure descendant jusqu'au sol présentait alors un état bien plus délabré. Mais nous ne perdons pas l'espoir de retrouver Carla (ou Charlène). UTILISÉ

     

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    Pendant une virée touristique, Annie et moi nous trouvons séparés pour la nuit dans une espèce d'auberge où les lits superposés à la façon de ceux d'Auschwsitz, mais très propres et de bois clair, contiennent trois ou quatre personnes par emplacement. Je suis en train de me réveiller, coincé entre une bonne femme revendicative sans doute de baise et Leonardo di Caprio, que je ne reconnais pas sur-le champ, gringalet, suppliant et autoritaire, qui me demande d'aller chercher pour lui quelque chose à boire ou à manger, pou rle lui rapporter puis sans doute passer à l'acte dans la foulée.

    La femme est écœurée, mais je refuse, Annie me rejoint depuis une

    autre série de châlits de l'autre côté d'une cloison de séparation en bois, et nous partons ensemble, laissant tout ce monde derrière nous. UTILISÉ

     

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    Je discute sur un quai avec un groupe d'hommes et de femmes de milieu universitaire, lorsque survient un train de forme ronde. Je demande ce que c'est, une femme qui entre dans cette cabine sphérique me dit : “Frontalier”. Or, je m'y trouve entraîné par ceux qui m'entourent, m'apercevant que j'ai oublié sur le quai ma vieille valise brune qui contient toutes sortes de bouquins. Nous suivons, à la descente, les rives boueuses voire submergées d'un lac : à cet emplacement se serait trouvé le site de la rencontre de Rousseau avec Mme de Warens. Joubert, prof d'allemand, mène le groupe et n'explique rien.

    Tout le monde patauge consciencieusement. Par concentration (car je sais que je rêve) je parviens à récupérer ma valise. Je me retrouve étroitement serré contre une jeune femme blonde, mince et distinguée qui souhaite mon contact, me sourit, se laisse embrasser sur la bouche avec reconnaissance, je lui dis en reprenant mon souffle et en la vouvoyant que j'imaginais d'abord avoir été vulgaire, mais elle continue à sourire, heureuse. UTILISES

     

    52 02 15

    Je chie. Le cabinet s'agrandit aux dimensions d'un grenier, style Villelongue-d'Aude. Un mec, sans gêne, est entré et me regarde me torcher par l'avant sans me lever de mon siège. Ma merde est jaune et je m'en tartine partout, y compris sur mes doigts. L'homme s'indigne de ce que je ne m'interrompe pas, alors que j'estime que ce serait plutôt à lui de se sentir gêné. J'ai entre les mains une bouteille en plastique avec un embout-pression. Dessus est écrite une phrase à propos d'un jeune garçon qui a tendance à jeter tout ce qui n'a pas d'intérêt artistique. Je me demande justement si je vais jeter ou non ce flacon. UTILISE

     

    COLLIGNON

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    52 02 16

    Je rêve que je chie, seule cabine occupée sur une dizaine, et c'est justement à ma porte qu'on vient impatiemment heurter du pied, de façon très agressive. Je me réveille angoissé. UTILISE

     

    52 02 25

    1. Je suis prisonnier, on m'emmène dehors en promenade. Je m'enfuis vers l'intérieur, profitant d'un moment d'inattention de la bonne sœur petite et boulotte qui me sert de gardienne. Des doubles portes s'ouvrent, il s'agit d'un appartement bourgeois ordinaire à l'ancienne. Ma course est comme ralentie, mais je me dis que la bonne sœur sera également ralentie. A un moment donné, les doubles portes ne s'ouvrent plus. Forte angoisse.
    2. Chez nous, au sommet d'un bâtiment. Annie ramène une consœur spécialisée dans l'artisanat. Je suis tout fier qu'un Courrier des Lecteurs de Télérama mentionne et cite mon Singe Vert : une phrase emphatique sur ma lutte pour plus de justice. Le lecteur conclut : “On verra bien”. Un autre journal me mentionne également. Seulement les deux femmes sont plutôt pressées de faire le repas avec des provisions d'été qu'elles ont rapportées. L'autre dit son prénom, je me plonge dans une revue d'artisanat, sans aider. Les articles que je mentionne ensuite à table sont accueillis avec une indifférence polie. Là encore, angoisse. UTILISE

     

    52 03 03

    (...) grâce à la voiture de son frère (j'apprends ainsi son existence). Elle est un peu plus jeune (80 au lieu de 90) et les os de son visage se marquent plus (il s'agit de Mme Marqueton). Je répond que je préfère utilise rma voiture, pour être plus libre. Elle me l'a demandé deux fois – la deuxième fois, elle me dit que ma femme leur avait laissé une liste de courses à faire et me la rend par la fenêtre, or il s'agit plutôt d'une facture d'achats déjà effectués, au supermarché.

    Putain le rêve mystique... UTILISE

     

    52 03 05 Rêve se terminant par la vision d'un tennisman immobile, rattrapant et renvoyant infailliblement les balles, en faisant des mimiques supplémentaires, comme semblant de téléphoner, d'esquisser des gestes, avec l'aisance impassible et ironique d'un petit bonhomme brun de Gottlib aux bras multiples. UTILISE

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    52 03 10

    Touriste au Portugal, je suis logé dans ce qui s'appelle “chambre appartement” extrêmement fruste – avec un jeune Indien foncé souriant, qui fait une vague vaisselle sur une pierre à eau ou évier. Je découvre donc que le matin je devrai moi aussi me laver à l'eau froide, et me nettoie la figure avec un gant usé. Quant à lui, qui travaille et se lève tôt, il se propose de me faire chauffer une bouillotte. Arrive le propriétaire, grand rouquin, qui me reparle du prix et veut y ajouter 200 euros pour un professeur de médecine dans le besoin, épuisé par sa nombreuse clientèle. Je le laisse parler, feignant de ne pas comprendre, d'ailleurs son portugais est à peu près incompréhensible, le mien aussi, celui de l'Indien aussi. Je lui dis qu'il devrait l'écrire. Finalement nous réglons cette histoire de location à de grands guichets de marbre, sorte de banque ; il ne me reparle plus du professeur. Pour revenir, j'emprunte une plate-forme de train surchargée, de laquelle j'aperçois un avion flambant neuf et au design Twingo. Il hésite dans un ciel de banlieue, se disloque et ombe sous les commentaires apitoyés de tous. La plate-forme passe près des débris qui occupent un espace assez restreint, je vois des rangées de sièges inoccupés, de la partie arrière, espérant qu'il n'y a pas eu trop de victimes.

    C'était la ligne Dakar-Lisbonne. La plate-forme continue son chemin, je dois lever la jambe pour ne pas me la faire happer par les rails... UTILISE

     

    52 03 14

    1. Dans une ville d'Amérique du Sud où règne un vice-roi, tout le monde vit dans le luxe, avec des vêtements tout brodés d'or, dans un raffinement extrême. Chacun passe son temps à se parer, à se laver, en vue d'une magnifique représentation théâtrale. Je me nettoie successivement les deux bras avec solennité. Tout le monde se reçoit, parade dans les rues. Je rencontre un énorme gouverneur auprès de qui je dois m'excuser de mon attitude jadis avec Chimène. Donc, je suis le Cid. Le tout se passe dans la plus extrême dignité, au cours d'une réception.

     

    1. Annie part huit jours à Paris, sans regret. Je reste seul avec Blanchard, amant délaissé par Marie-Christine, et qui doit lui aussi partir bientôt. Sosu son nez je la pelote (sa tête est dissimulée sous un foulard) et elle va m'escalader en accélérant son rythme respiratoire. Il ne se rend compte de rien ou ne veut pas s'en rendre compte. Je reste avec elle contre une vitrine d'épicerie-librairie. Le COLLIGNON

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    gérant sort pour nous dire de ne pas nous appuyer. Nous suivons des yeux une demi-dousaine d'hommes emportant une espèce de caisse ongue et lourde recouverte de tissu bleu pâle. Ces deux rêves se déroulent dans une atmosphère de richesse et de plénitude. UTILISE

     

    52 03 19

    Le roi mon père est désolé : quelqu'un a tailladé le flanc de ses chevaux, acte de cruauté. C'est moi qui l'ai fait. J'espère qu'il oubliera, je me cache dans le palais, mais il revient de ses occupations, me prend par les épaules et me fait part de sa colère et de son chagrin. La fin vient de m'échapper. Je me réveille dans une grande culpabilité : j'ai tué un cheval, les deux, car ils ont fini par mourir. Quel cheval ai-je tué, très jeune ? Le “Ça” ? ...Toutes les conversations ont eu lieu en russe, mon père étant “roi de Russie” - mais pas “le Tsar”. UTILISE

     

    52 03 25

    (...) l'imagination scripturaire. Je saute sur des icebergs d'île Flottante, à Khartoum, tandis qu'Annie téléphone 25 mn à Jean Tastet. Elle est très joyeuse, et moi je ne m'en tire pas trop mal, en dépit du caractère spongieux de ces grosses masses jaunâtres. Ce n'est que la fin d'un rêve. UTILISÉ

     

    52 03 28

    Fin du deuxième cauchemar de la nuit. Salle des profs d'Andernos. Corinne dit qu'elle m'a rendu une valise contenant je ne sais quoi. Je lui ai fourni des éléments pour éditer quelque chose sur l'ordinateur, mais il manque un élément. “Est-ce que c'est en D.L. ou pas ?” Je lui réponds que cela ne veut rien dire pour moi. Elle pleure en prenant les autres à témoins : je devrais savoir depuis le temps certains éléments évidents d'informatique. Elle est très fatiguée, une de ses collègues doit sans cesse monter et redescendre 8 chaises de sa salle de classe après chaque demi-journée de cours. UTILISÉ

     

    52 03 29

    1. - Vois Terrasson à l'hôtel avant d'aller à l'enterrement de son père. Elle est malgré tout joyeuse de mevoir. Elle m'accompagne à Bordeaux-Benauge, me place sur un socle de ciment et m'étreint en riant. Je ne peux finalement aller à l'enterrement car il est trop tard. Je reviens par le Pont de Pierre où se déroule une manifestation de femmes arabes voilées ou non prônant la fraternité. Je passe le pont suspendu en me retenant au-dessus de l'eau, tâtant les aspérités du parapet et disant des formules sans signification. Parvenu dans un bus avec d'autres dont une bonne sœur, je dis “Heureusement qu'ils ne se sont pas aperçus que c'était de l'hébreu, autrement je me faisais écharper. “Ma sœur, je m'accuse d'avoir menti.
    • Ça ne fait rien, me dit-elle en souriant.

     

    1. - Avec le juge Jean-Pierre à l'hôtel, je dispose ses bagages sur des sièges de hall, il va aux WC, arrivent des sportifs qui s'assoient parmi l'encombrement. Ils s'aperçoivent je ne sais comment que les toilettes sont occupées par Jean-Pierre et chantent une chanson anti-pédés contre les “divanisés”. Je cherche une cabine téléphonique pour avertir mes parents que je serai, et puis j'ai 45 ans tout de même. Je pars seul les rejoindre... UTILISE

     

    52 04 03

    Je suis arrivé à bicyclette dans un village, suivi par des observateurs, traînant un immense polochon blanc. Tournant à gauche, je monte vers une église que des touristes visitent. Mais il n'y a pas d'issue, je redescends. Le polochon s'est enroulé autour du monument aux morts de l'église sur sa butte, et d'une maison en construction dont les ouvriers se trouvent gênés. Enfin, d'une secousse, tout se dégage. Dans une rue étroite et peuplée d'élèves, le polochon se fait tirer, plier : j'explique qu'il faut le replier au lieu de jouer avec lui, une structure raide analogue à une longue table de ping-pong y aide, tous les adolescents rigolent.

    Je suis déçu que le polochon soit resté humide. Je reviens à pied sur les lieux, des visites se passent encore, un concierge dit que des gens sont en train de prendre leurs tickets (il va être 13 h, c'est la dernière visite). Annie et moi nous hâtons vers une représentation scolaire (les tréteaux étendus sur es tables et des chaises d'école) : deux professeurs jouent deux personnages tragiques habillés l'un de noir et blanc, l'autre de bleu et brun, patauds, burlesques, à rayures. Leur rôle consiste pour le premier à déplorer sa vie ratée, pour le second à déplorer que l'un d'eux ait empêché l'autre de se réaliser...

     

    52 04 19

    En voiture dans une impasse et cherchant la route de Mérignac, je demande mon chemin à une maison en bordure de chantier où me reçoit une femme d'une cinquantaine d'années aux épaules largement dégagées, un peu ronde. Son mari habite en face et n'est “pas très avenant”. Elle est rejointe par une autre femme, sa mère, qui lui ressemble beaucoup, et qu'elle embrasse sur les omoplates. J'ai bien envie de faire pareil avec la fille. Elles reçoivent des sacs en plastique transparents contenant les copies d'un petit garçon, avec des notes scolaires en rouge pas toujours très fameuses (2,5 en musique).

    Je dérange. Je repars sur un tronçon d'autoroute en chantier, me retrouve en plein dedans, à moitié embourbé dans le ciment. Je demande à un ouvrier en blanc la route de Mérignac en lui disant “Dites-moi, mon petit...”, puis j'avise réflexion faite un patron, couvert de plâtre et de peinture. Il se fout de moi en m'appelant également “mon petit”, puis en proposant de ne me répondre qu'après son boulot, car il “travaille”, lui ! “...de 7 h à 17 h.” Je réponds “Moi aussi”, ce qui est faux. Il me dit que la réponse dépend de tel garçon qu'il aime comme un fils. Survient un jeune homme de 17 ans aux jambes nues et propres, et qu'il prend par l'épaule.

    Pressentant un long baratin foutage de gueule, je me réveille. UTILISE

     

    52 04 21

    Je reçois un coup de téléphone qui me permet d'espérer une bonne fortune. A l'adresse indiquée, je trouve un bordel ormé de deux pièces, une salle d'attente où règne une Asiatique (je regarde un film porno sous-éclairé assez banal), et une pièce où se passent, sur des lits superposés, des unions assez confuses voire douloureuses. On me laisse regarder (un sexe de femme en gros plan avec du sperme autour), mais le prix est de 99 € : trop cher pour moi. “Je peux aussi bien le faire tout seul chez moi.” Je ressors, c'est à Vienne, il me reste une heure avant le train, je marche au milieu de la circulation, la pente descend très raide, je me souviens d'avoir foulé un sommet pourvu d'un peu de neige mais de ne pas avoir profité de la vue puisqu'elle était la même que durant l'ascension.

    A présent j'essaye de ne pas me faire renverser : la Westbahnhof est vers la gauche, mais ma gare est tout droit, en bas de la pente. Un léger malaise : un saint hindou, barbe et dhoti blanc, veut s'occuper de moi, il a l'air inquiet, mais en fait ce n'est rien. Je me réveille. UTILISE

     

    52 04 23

    Dans une petite préfecture du Massif Central où je me suis réfugié. Une énorme porte dans une ruine de donjon, où je voudrais pénétrer. Nul ne peut me dire comment m'y prendre, les habitants questionnés se dérobent et la nuit tombe. Pourtant ce portail figure à l'envi sur les cartes postales, c'est la plus belle chose de la ville. Comme j'erre au pied de ce donjon et que la porte s'est ouverte par inadvertance, j'espère entrer, quand un magnifique oficier de gendarmerie en bottes vient jeter un regard soupçonneux et la referme sur lui. C'est l'hôtel de police, j'entrevois les bureaux.

    Je me contente de l'hôtel à touristes, mes réserves d'argent diminuent, je cherche un appartement en ville, ma famille est là dans ma chambre, ma mère voudrait me voir bien installé, pas trop cher et confortablement. Elle est allongée sur un lit. Je lui dis que si je devais retrouver à Aurillac (mettons) le confort d'ailleurs, cela ne servirait à rien d'avoir voulu une rupture avec ma vie antérieure. Sonia et David, présents au moins en pensée, semblent m'approuver. Décidément, j'aurai trimballé un œdipe intact toute ma vie. Les camarades nouveaux que je rencontre au bar ne sont pas tellement sympas, d'ailleurs, et à peu près aussi fauchés que moi... UTILISE

     

    52 04 26

    Je cours en remontant une pente goudronnée dans les Pyrénées. Un petit homme bun court également, de l'autre côté d'un parapet, sur la même route. Je prends de la distance, mais je m'essouffle, et le petit homme (Dufourg), sans se vexer, me rattrape et me demande si je veux continuer. Cela, deux ou trois fois. Arrivent les touristes, de plus en plus nombreux, sans se presser. Je le rejoins alors sur sa section de route, déjà bien dégagée. Puis je veux rejoindre les touristes, faisant tomber les volets de bois, qui protégeaient la section du nain, sur les pieds de l'un d'eux qui proteste.

    Plus tard, relisant le récit de notre course-poursuite, je vois que l'auteur me traite comme un fils blond d'instituteur, qui ne serait finalement pas allé jusqu'aux Ecoles d'En-Haut, où m'attendait une petite fille d'instite, blonde et très sage. UTILISE

     

    52 04 30

    Avec Léon Bloy à travers les allées d'une exposition couverte d'artisanat pieux. Chacune porte un nom se rapportant à la dévotion. Nous pressentons qu'il y a du monde et de la bousculade mais nous ne la voyons pas. Nous pensons (je fais partie d'un groupe) que cela n'en inira pas : Léon COLLIGNON

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    Bloy veut tout nous faire parcourir intégralement. Cela ressemble au réseau vasculaire du visage et du crâne, c'est infini, toutes les veines et artères sont grosses et vitales, nous avons la représentation de ce crâne dans la tête. Puis, un cimetière auvergnat, plat, en pleine campagne, dont le plan montre une quantité de tombes en rapport avec Léon Bloy. Des admiratrices recherchent tous les tombeaux, l'une d'elles apporte à une des personnes de mon groupe une plaque amovible rose de mauvais goût où figure tout un texte, d'abord en français puis en allemand (sous le portrait d'un jeune ecclésiastique). “Il est vrai” lui dit-elle “que vous avez déjà lu ce texte en français” (sur une autre plaque).

    L'autre acquiesce et fait replacer la plaque, mais il pourrait lire l'allemand. Nous sommes devant un vaste espace libre, de terre nue, contenant des corps sous sa surface. Il fait froid, nous avons gagné ce cimetière dans une joie cordiale, il reste encore un peu de neige. UTILISE

     

     

    52 05 01

    Voulant aller au cinéma à tarif réduit le samedi après-midi, je me retrouve aux Mureaux, dans une 2CV que rejoignent deux ou trois Arabes surpris que je m'y sois introduit mais qui finalement acceptent que nous y allions ensemble. Hélas une roue arrière se coince dans un gigantesque nid de poule. (Annie me souligne le nom d'une actrice du film). Aux Mureaux rencontre Bouroufala qui s'est résigné au bistrot à rater la séance. Il me dit que les autres n'ont pas arrêté de s'engueuler en se rejetant la faute de la panne (c'était la deuxième pour moi : ma voiture avait eu la même chose !) Nous nous donnons rendez-vous sur la grande avenue à deux pas, la salle est toute proche, les chiottes aussi.

    Il y a six ou sept vedettes que j'aurai beaucoup de plaisir à voir, leurs noms se soulignent sur une feuille de programme que j'ai. UTILISE.

     

    52 05 04

    A

    Mon père à poil en colllant de femme se chiant entre les jambes, c'est une énorme masse de parfum solidifié, pour aller à l'Opéra.

     

    B

    Annie dans un amphithéâtre tentant de lire de l'allemand au lieu de se borner au teste français, je n'ose prendre sa place pour ne pas la vexer, un prof barbu bilingue renonce à l'aider, lui fait prendre une travée plus éloignée, Annie minuscule, se croyant aimée, l'amphi bavarde doucement avec patience... utilisé

     

  • NOUBROZI

    n o u b r o z i

    Récit poignant – chef-d'œuvre à son pépère

    père,vie,plainteÉditions du Tiroir

    publié dans le numéro 1 du « Bord de l'Eau »

     

    Semper clausus

     

    Mesdames, Messieurs les Jurés, Noubrozi fut mon père et mon instituteur.

     

    Trop père en classe, trop instituteur à la maison, est-ce pour m'avoir dans sa « classe unique » qu'il refusa toujours d’habiter la ville ?

    - Ta mère n'avait que son Certificat d'Études mais c'était une bonne ménagère, me répétera Noubrozi.

     

    Pourtant j'imagine mon père en victime.

    Dès l’enfance, je dis : « Pauvre papa ! »

    Il joue bien son rôle. Ma mère le persécute. Nous formons un triangle où chacun se croit persécuté par les deux autres.

     

    Mon père s’agite au rez-de-chaussée. J’écris sur lui, sans documentation. Cette dernière est une entrave. Mais je ne veux ni mentir, ni inventer ; ni broder mes constipations sur l’œdipe du Père (prononcez Édipe, comme ma mère, bande d'ignares)… Depuis le temps, je n’ai que moi… Mon père, fruste, repousse l’analyse au cas où apparaîtraient des Sentiments.

     

    Tu vis seul à présent. Tu n'en sembles pas souffrir, à moins de dissimulation.

     

    Quatre frères et sœurs à chaque étage. De Maubeuge à Namur en passant par la Suisse.

    Le berceau s'appelle la Meuse (Clermont – Stenay – Verdun).

    Mon Père et moi n'avons pas besoin de langage.

     

    Mon père s'appelle Roland, mon grand-père Eugène, le père d'Eugène Louis, Louis fils de Nicolas…

    Or, la responsabilité se mue en hérédité, la scolastique freudienne se substitue à la Providence : j'ai repris à mon compte les névroses de mon père, pour les absoudre, les justifier, les vivre. J'endosse. Le fils garant du Père. Nous nous comprenons, nous nous emboîtons, enceints l'un de l'autre. Comme je n'ai pu être Moi, je serai Lui, mais pour le punir de m’avoir entravé, et Lui, comment pourrait-il en être autrement, sera Moi.

     

    J'évoquerai les deux enfances conjointes (tant de zigzags, tant de reprises en taches d'huile, de retouches, de ponçages et de repentirs, pour parler de soi).

    Mon père fut rejeté par sa famille. Sa mère prodiguait du martinet. Roland venait après une sœur morte et regrettée. Il y eut une autre sœur après lui, Raymonde II. Mon père eût dûn naître fille. Il fut un faux aîné, faux responsable, chargé de tout et accusé si les cadets tournaient mal. Au Cours Complémentaire de Vouziers il fut placé interne. Ses parents habitant la ville même, pendant la promenade des pensionnaires il tournait la tête vers la maison maternelle. Le surveillant le rappelait à l’ordre. Ses camarades s’étonnaient. Son frère Jean, externe, lui, venait porter le chocolat de quatre heures à l’enfermé. Il y eut des pleurs sur ce pain-là. Si j’étais biographe je pousserais plus loin la multiplication des faits.

     

    Mon père accumula les bourdes pour se faire aimer-punir, avec cependant une épreuve terrible : soixante-douze (72) jours sans boire ni manger : péritonite, inversion du transit intestinal, exemple : vomir sa merde. À treize ans. Plus de deux mois sous perfusion. Il but une nuit l’eau du radiateur. « Il s’en sortira » dit le médecin.

     

    Ne pas être en reste, moi. De ces parents me posant en victimes je fis mes bourreaux.

    Je n’aimerais pas noircir le tableau. Mon père s’est toujours plaint de son enfance : misère matérielle, à elle seule rien de grave, mais sans le vouloir il a reconstitué autour de moi l’atmosphère d’anxiété, de carences affectives qu’il a subies : chacune de ses tentatives vers le monde extérieur s’est soldé par une torgnole. Telle fut l’enfance que je dois racheter avec talent, mon talent.

    Quand je geignais (j’étais, je suis grand geignard) mon père m’assenait : « Tu n’as jamais manqué de rien. »

    Noubrozi si.

    En ce temps-là, Noubrozi menait paître la chèvre sur les remblais ; il usait en tiers les culottes de ses frères et les plats qu’il n’avait pas aimés lui étaient représentés tout pourris qu’ils fussent jusqu’à consommation complète.

    « J’ai assisté à des scènes dont tu n’as pas idée » me dit Noubrozi. Mon père se vantera de n’avoir jamais bu, ni supporté de boire, ni fumé. J’ai de la chance : à soixante-seize (76) ans mon père semble fait pour durer.

    J’ai de la chance : à soixante dix-neuf (79) il est mort. Bois. Bois donc. Et moi j’ai bu, je fume encore, le sang du grand-père, verrier à Buenos-Ayres en 1892 ; le sang du père, Grand Nerveux, se sont faisandés chez moi, en sang d’intello. Mon père a voulu m’épargner son enfance, coups et connerie, or, dès l’âge de six ans mes lunettes m’ont soustrait aux violences. Je n’ai vécu que de l’alcool des livres, et j’écris.

     

    Je n’ai pas été frappé. On ne peut pas tout avoir. Mon père a longtemps dévoré ses remords (de guerre) : moi je n’ai RIEN fait. « Il vaut mieux des remords que des regrets » (refrain connu). Mon père a bu de l’eau de lessive (de la vraie), mon père est tombé dans la manchette d’alimentation en eau de la loco ; mon père a fait sauter « les plombs » de la gare avec une épingle à cheveux ; mon père a arrêté le Calais-Bâle en se suspendant au contrepoids du signal ; mon père…

     

    Mes oncles, les frères de Noubrozi, ne se sont-ils donc jamais livrés à des sottises comparables ? Invariablement les récits de mon père s’achèvent par « J’ai reçu une bonne tournée ». Le martinet passé dans la ceinture de ma grand-mère Alphonsine n’a-t-il fonctionné que pour lui ?

    Freud prétend quant à lui qu’un évènement n’a pas besoin d’avoir eu lieu dans la réalité pour impressionner à vie un enfant… Mon père n’a pas connu d’excès de tendresse. Il n’a pas plus regretté sa mère que moi la mienne.

    Je n’ai pas regretté mon père non plus.

     

    « Vous me gâchez ma jeunesse ! » Voilà ce que je répétais à mes parents.

    Il y a comme ça des banalités transcendantes . Et j’ajoutais : « Je me vengerai. »

    De fait je les abandonnai dans leur vieillesse. « Tu étais dur tu sais ! » J’étais devenu dur.

     

    Pourquoi ma mère, gueularde éternelle, s’est-elle toujours traînée de maladie en maladie, dans un état de parfaite robustesse ? Non ; les malades ne sont pas coupables. Toute maladie procède de la névrose, et c’est aussi une punition. Toute mort n’est peut-être qu’un suicide.

     

    Mon père vomit ses excréments. Mon père fut hospitalisé. On le nourrit de perfusions et de clystères. On lui ouvrit, on lui rouvrit l’abdomen. J’ignore à quoi il a pensé. Il en mourut soixante ans plus tard. De quoi mourrai-je ?

    Les forces de résistance sont infinies. J’ai connu mon père desséché : « sombre et rêveur » (c’était son mot). Soudain il partait d’un rire puéril et vulgaire. Mon père criait beaucoup, par à-coups, sans raisons apparentes. La seule constante de ses gueulantes fut la haine des hiérarchies, de tout ce qui l’avait écrasé.

     

    Que dire d’une réflexion qui se dispenserait de la chronologie ?

    Les ouvrages d’Histoire Antique de Dauzat et de Piganiol ne font qu’allusion aux évènements. On les comprend mal. Tout mythe veut du mystère ; le père doit demeurer vénéré. Ce n’est pas qu’il faille jeter le manteau de Noé : nul ne serait plus ravi que moi d’apprendre des horreurs sur mon père. Non, c’est de moi que je crains de trop savoir.

     

    L’Internat est mon sujet à présent : mot proche de « l’internement », connu par mon père en citadelle de Laon. Avant cela, jeune homme, il connut l’E.P.S. de Mézières (École Première Supérieure) et, dans une moindre mesure, l’École Normale de Laon.

     

    « Quand j’étais à l’E.P.S. de Mézières » est devenu le sésame, la clé de la Saga du Père, bien avant la mort. Mon père hochait la tête : « Moquez-vous tant que vous voudrez, c’était quelque chose de terrible. »

    Noubrozi n’avait pas fait Verdun ; il avait fait Mézières.

    Ma mère le faisait taire, non tant par haine du radotage que par haine viscérale du passé. Elle en venait à détester tous les films « d’époque « .

    - Regarde-moi ça, disait-elle. Quelle misère ! Quelle misère !

    Il ne fallait pas lui parler du Passé. Uniquement de ses vertèbres (autre mythe) et de ses maux divers, d’un sphincter l ‘autre. On les rejetait, elle et mon père. Ils ont fini tout seuls par n’avoir d’autres sujets de conversation que Mézières et les vertèbres.

     

    Il est étrange de se souvenir de son bonheur. Stendhal place son apogée de ses dix-huit à vingt-quatre ans. Mon père, lui, a sommité entre quarante-huit et cinquante-deux ans, à Tanger. Il n’en parlait jamais, comme honteux d’avoir joui quelques fois de sa vie. Il revient sans cesse sur Mézières, où il expia la faute essentielle et commune d’être né : « Vois Dieu des laïcs, je me suis racheté. N’oublie pas cela au jour de ma mort. J’ai subi les épreuves, j’ai couronné ma malédiction d’enfance. Ce châtiment me justifie. »

    De tout cela naturellement mon père n’a pas conscience, mais l’auditeur, son fils, conserve consciemment un amalgame d’admiration et d’horreur : « Ce fut extraordinaire ; j’étais enfin tenu, puni, par tout un ensemble de professeurs, de Règlements ; ce fut atroce, j’ai beaucoup souffert. »

    Je le poussais dans ses retranchements : des mots d’internat ordinaire, le froid, la nourriture, la puanteur et la promiscuité. Je souffris moins que lui, je fus renvoyé dès le mois suivant. Père Puni obtint plus tard un poste de surveillant à l’École Normale de Laon, à charge pour lui de préparer le Brevet Supérieur (nourri, logé, enseigné).

    Cinquante ans plus tard mon père me présentait ses Maîtres comme autant de héros de l’Iliade. En ces casernes-forteresses, lui qui lisait peu, il s’imprégna avec avidité d’une petite manne de culture. Les Maîtres, Pères multipliés, savaient tout. Sévères et justes. JUSTES.

    Plus de femmes. L’Ordre était Respecté. Il ressassait, il ressassait ses anecdotes, mises en scène, emphatiques. J’aime pousser mon père au noir, ça lui fera les pieds.

    J’ai besoin d’un pèe malheureux, sinon, pour quoi l’aurai-je été ?

     

    Mais il eut plus d’amis que moi. Premier en allemand Noubrozi, il découvrit l‘amitié, que plus tard je ne connus pas. L’amitié ne m’inspire pas : je ne comprends pas en quoi elle consiste.

     

    Mon père et Doriot ne se quittaient pas.

    Ce fut un autre ami (Thomas) qui lui apprit à jouer aux échecs.

    Pendant les promenades d’internat Thomas et mon père, sur un petit échiquier tenu à deux mains, jouaient en marchant. Noubrozi m’apprit à jouer aux échecs. Jamais je n’ai battu mon père : je refusais tous les conseils, me vexant. Après qu’il eut soixante-dix ans ses facultés s’émoussèrent, je parvins à gagner quelques parties, mais ça ne « comptait » plus, il était trop vieux.

    Noubrozi remporta le tournoi du Journal de l’Union en 51. Il aurait pu participer au tournoi des Ardennes, il aurait pu affronter les champions nationaux.

    Moi j’évite l’amitié. D’un mâle, rien à tirer. Les amis me semblent des pédés, refoulés cela va de soi. Je hais tant les hommes que je crains de les désirer.

    Les femmes ne font pas tant de manières.

    Mes parents, surveillant étroitement mes fréquentations, me poussèrent tant qu’ils purent vers l’homosexualité.

    Frais émoulu de mes notions psychanalytiques, j’ai un temps placé les amitiés du père sous le signe de l’homosexualité refusée. Je n’étais pas sans avoir raison. Mon père se lamenta en levant les bras au ciel. Ma mère (de quelle complicité de faiblesse, de quel accord profond ne fus-je pas ce soir-là témoin et acteur ?) ma mère me pria de cesser.

    Mon père est vieux à présent. Ma mère, valétudinaire, est morte : je viens visiter Noubrozi dans sa maison de Bergerac. Ce sont les mêmes conversations qui reviennent puis qu’il oublie. Tous les ans ce sont les mêmes thèmes, que je reprends avec indulgence, avec délectation ; avec amour. L’un d’eux concerne cette vaste période : « Quand j’étais à l’É. P. S. de Mézières... » ou « À l’École Normal de Laon, après le régiment. »

    Il me reparle de ses camarades, de ses professeurs surtout. Les Ardennes continuent de l’attirer. Elles sont là, au bout de la route.

    À présent qu’il est veuf (ma mère n’ayant fait que du lit au tombeau) il pourrait piquer aux Ardennes. Puis il est mort. Il n’y va pas. Il n’y trouverait personne.

    Pourquoi, de toute sa vie, n’a-t-il pas eu l’idée de retourner là-bas ?

     

    «  C’était terrible ».

     

    Mon père est un velléitaire.

     

    Mon père a décidé de m’aguerrir : il m’envoie en colonie de vacances pour voir si je m’adapterai bien à un éventuel internat : connerie, grossièreté, obsession sexuelle ; manie que les autres ont toujours de me prendre pour un khon.

    Ma mère, dûment édifiée par les récits de son mari, s’était exclamée : « Je suis sûre qu’il sera malheureux ».

     

    Jamais lingère d’internat n’avait vu si volumineuse valise.

    « En colonie de vacances on vous tue de sports, on n’ouvre pas un livre. » Mal vu ! Je me suis enfui en pleine forêt, enfui pour lire, vite et n’importe quoi. La fille du directeur m’a prêté L’opale noire. J’ai lu. J’ai demandé ce que signifiait le mot « parcimonie ». Elle m’a renseigné en tordant les lèvres, comme si j’avais demandé la dernière des cochonneries :

    « Comment, à ton âge, tu ne sais pas ça ? »

     

    Toute la section m’a cherché dans le bois en braillant. Bien fait pour leurs gueules. J’en avais marre de construire des cabanes en bois pour jouer la Guerre des Boutons. Bande de connards.

    « Ton père, il fait la classe aux oies et aux lapins » dit un colon.

    Aussitôt je me suis forcé à pleurer, pour défendre papa. Désespéré bien sûr de ne rien éprouver.

    Heureusement que la monitrice des filles ne m’a pas montré son cul. Elle m’a fait venir dans sa chambre : « Pourquoi dis-tu toujours trou du cul de poule, trou du cul de poule ?

    Je ne connaissais que l’oiseau.

    Elle me garda longtemps dans sa chambre, se recoiffant, se remaquillant. Je me suis ennuyé. J’ai fini par lui demander la raison de ses questions. Elle parut se raviser, et me renvoya. Elle fit bien : je caftais tout à mes parents. Belle affaire de pédophilie en prespective, et pour UNE fois, impliquant une femme. Les commentaires et réactions de mes parents m’auraient profondément traumatisé. Il se peut que de nos jours même, les réactions de l’entourage provoquent au moins autant de dégâts que les attouchements d’une femme.

    Quand Noubrozi est venu, le 18 juillet 54, il ne m’a pas repris avec lui. Il est resté parfaitement indifférent à la défense héroïque de sa personne et de sa fonction. Il ne m’a pas repris avec lui.

    « C’est signé jusqu’au 30, tu reste jusqu’au 30 ».

     

    Ma mère est morte le 30 juillet. Le 30 juillet 1984.

    Je suis retourné en internat pour mes dix-huit ans. Mon père a pensé : « Il s’adaptera cette fois. » Mais non. Mêmes promiscuités, peur, crasse, ennui, rhume. J’ai laissé tomber les amitiés de ce temps-là. Cinq (5) de moyenne toutes les matières, à moi, le génie ! Viré pour indiscipline. Le chant du coq à cinq heures du matin, les hurlements devant la porte des appartements du directeur, les poteaux flagellés à coups de ceinture « Sale juif j’aurai ta peau », les autres taquinés, taraudés, laminés jusqu’à ce qu’ils explosent. Noubrozi renonça. Je ne pus ni poursuivre, ni expier ; je passai pour fou. Le proviseur le dit à ma mère. J’allais traîner dans le quartier aux Putes les jours de sortie. Des noms ? Le lycée Montaigne de Bordeaux.

    Quant au service militaire il  me fut épargné. C’est toujours ça de gagné.

     

    Ce que j’essaie de démontrer ? Que l’on est malheureux en internat ? Que mon père fut malheureux ? Qu’il m’a délégué une partie de sa vie ?

    Je proclame, expie et rachète les péchés du père.

    « A l’E.P.S. de Mézières » (en vérité je vous le dis) mon père obtint une compensation de taille : se hisser au premier rang de la langue allemande, et s’y maintenir.

    Aimer l’Allemagne et les Allemands lui valut à la fin de la deuxième guerre une condamnation à mort, l’amnistie, et une kyrielle de séquelles où je fus partie prenante…



    Dans l’Est, rien de plus ordinaire que d’apprendre l’allemand ; à Mézières donc, les garçons possédaient ou croyaient posséder un solide bagage de trois ans d’étude. Mon père, le nouveau, dut rattraper son retard. Ses parents payèrent des cours particuliers. Il suivit du fond de la classe, notant tout ce qu’il pouvait. On l’interrogea, et les autres : « Pas lui m’sieu, pas lui !… Il est nul ! » Le prof s’obstinaà interroger mon père. Il sut répondre parfaitement, passa en tête et s’y maintint. Ses condisciples lui passèrent la bite au cirage. Puis Noubrozi assura toute la correspondance allemande et féminine de ces messieurs.

     

    Les Allemands, les vais, sont venus plus tard. Mon père les a reçus : des gens comme les autres, qui voulaient assurer l’unité européenne, qu’il avait vu entrer à Bruxelles au pas de l’oie, la botte à hauteur d’omoplate - des gens disait-il plus francs, bien nets, avec lesquels on pouvait exercer cette belle langue à cravache : mon père hachait l’allemand. « Pourquoi la France et l’Allemagne se font-elles la guerre depuis des siècles ? Hitler est un fou, à moins qu’on puisse un jour s’entendre avec lui. La paix reviendra…

     

    « On n’était pas au courant de ces choses-là, tu sais…

    La délation, les déportations…

     

    « On mangeait des tomates du jardin ta mère et moi quand la radio a annoncé la déclaration de guerre… » Adieu ma mère la propreté des torchons.

    Moi j’aurais crevé de trouille. Je me serais fait passer pour dingue-dangereux.

     

    Mon père a menti.

    Il décida d’obéir. Il fut secrétaire de mairie à Essises. Il l’était quand les Allemands sont arrivés. Il le resta.

    « Monsieur C., vous établirez la liste des fermiers, de leurs biens et de tous ceux qui possèdent une chambre à réquisitionner.

    - Jawohl !

    Et Noubrozi de remplir les papiers : 3 vaches, 18 lapins ; trois chambes chez Pichelin (j’ai vu ce nom sur le Monument aux morts).

    - Pourquoi n’avez-vous pas démissionné ?

    - J’aurais dû.

     

    Mon père avait trente-trois ans, treize ans de moins que moi écrivant cela.

    Chez les couillus c’est l ‘âge adulte. Chez nous autres…

     

    Mon père me raconta quil avait mangé le lapin en compagnie de l’occupant ; qu’il allumait Radio-Londres. L’officier posa la main sur le poste, le trouva chaud, et, regardant l’aiguille : « Ach… London ! » Il aurait pu faire fusiller mon père, que les Allemands étaient gentils. Qu’il était brave mon papa de balayer les merdes fraîches des vaillants patriotes sur les tombes allemandes de 14 – 18 !

    «  Cest malin ce que vous faites! un jour à cause de vous on se fera tous fusiller ! »

    Auprès des… euh… « tribunaux » F.F.L. mon père plaida qu’il dérobait des vélos « pour pédaler dare-dare chez les fermiers : Cachez tout ; ils arrivent. »

    - Je faisais semblant de ne pas comprendre ce qu’ils disaient, et je fonçais sur mon vélo…

    ...Tu faisais semblant de ne pas comprendre l’allemand, Noubrozi ? Tu as fait croire cela aux tribunaux ; tu ne le feras pas croire à ton fils.

    PAGE 64 DE LA REVUE, 16 DU MANUSCRIT

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • GRANDEURS ET AVANIES D'UN PROFESSEUR DECADENT

    enseignement,élèves,pédagogie

    Grandeurs et avanies d'un professeur décadent

    BERNARD COLLIGNON

    Qu'il soit beaucoup pardonné aux bouffons, pitres, fous de cour.

     

    - Qu'est-ce qui t'est arrivé ? - La vie...

    ...ce qui qui m'est donc tombé dessus...? toute une vie. La mienne. C'est bien moi. C'est toujours moi. “Peut-être que ce qui m'attend, ce sera simplement de devenir un bon prof - pouah » - rêves de gloire. « Mon nom dans le Lagarde et Michard !» Pour cela il faut peiner, bosser, s'agiter sans repos ni trêve. Je l'ignorais. Se fabriquer, se forger une volonté d'acier, une foi à toute épreuve. Franchir la souffrance et l'angoisse – car la terre entière, Jean-Paul, grouille de crustacés aux pinces brisées, aux volontés mortes.

    Je croyais, moi, qu'il suffirait d'apprendre, d'entasser les connaissances dans sa grange à pensée, et puis d'écrire. Pour cela, je suis devenu professeur, en ces temps-là où nul n'aurait prophétisé l'effondrement des savoirs. Désormais nous savons que tout bon professeur sera nécessairement le mauvais d'un d'autre. Tout enseignant, pour peu qu'on s'ingénie à lui trouver des tics ou des manies à répertorier ses erreurs, ses sottises, qui sont le lot de tous les hommes, tombera sans difficulté, quelle que soit son expérience et son charisme, du rang de l'excellence aux plus basses marches de la ganacherie.t où il vous plaira si vous ne parvenez pas à transformer le plus expérimenté, le plus chaleureux des profs en salopard incompétent.

    C'est bien ainsi que l'on extermina par milliers les enseignants de Chine dans les lao-gaï, camps de rééducation par le travail. Or il est proprement insensé, n'en déplaise aux petits plaisantins, de rétribuer les profs « au mérite ». Au moins autant que de mesurer le vin au kilomètre. Quant à cette fameuse «sécurité de l'emploi » dont les fielleux nous rebattent les oreilles, je leur demanderai simplement de tenir, allez, soyons bons, trois semaines derrière un bureau : nous les verrons supplier à deux genoux de retrouver le bon petit chômage à son pépère. « Vous ne saurez jamais », me jetait à la gueule Dieu sait quel dentiste, « ce que c'est qu'une journée de dix heures » - assurément, Docteur ; nous serions bien incapables, petites natures que nous sommes, de rester debout des dix heures d'affilée devant des mâchoires béantes.

    Mais notre vaillant odontologue ne supportera pas davantage vingt à trente misérables petits morveux dix-huit heures par semaine.  Nul ne peut s'imaginer, tant qu'il ne l'a pas vécu, à longueur d'années scolaires, ce que c'est que d'être à tout instant remis en cause dans ses méthodes et jusque dans son être même ; rabroué, insulté, copieusement méprisés par tous ceux qui feraient tous tellement mieux que n'importe qui !

    Je mets au défi tout dentiste ou plombier normalement constitué d'échanger ses fameuses dix heures debout voire tordu sous un évier contre quatre ou cinq heures de cours, susceptibles à tout moment de se déchaîner en lynchage. Non, je n'ai jamais su en effet, moi, ce que c'est qu'une journée de dix heures. Nous ne pourrions pas exercer vos professions, nous ne pourrions pas les exercer, en premier lieu par totale et complète incompétence - nous, du moins, le reconnaissons humblement. Par manque d'entraînement aussi, manque de résistance purement physiques, nous en sommes parfaitement conscients - quel métier n'a pas son calvaire et son martyrologue !

    Mais nos misérables quatre ou cinq heures par jour à nous, seuls et (cela va sans dire) sans le moindre soutien de notre hiérarchie - bien au contraire ! - livrés à deux ou trois dizaines d'apprentis salopards de 11 à 15 ans chauffés à blanc, soutenus mordicus par leurs parents et toute la presse, qui les flingue depuis quarante ans (ces journalistes-là ne sautent pas sur les champs de mines) ; en danger permanent de se faire gueuler dessus par un petit con qui vous rappelle bien devant tous ses camarades que vous êtes nul à chier et complètement infoutus de faire cours – ça non, quelle que soit votre profession, ces quatre ou cinq heures-là, vous ne les supporteriez pas. Un chauffeur de bus stoppé en catastrophe hurlait devant un de mes abrutis qui venait de balancer à 100km/h sur l'autoroute une canette de bière Vous n'avez donc aucune autorité sur vos élèves ?  - Aucune, Ducon. Je le revois encore, ce grand pédagogue, ce grand stratège, regagner son siège les bras au ciel : je ne pourrais pas... je ne pourrais pas... - on fait moins le malin, chauffeur ? Un professeur : nécessairement triomphant, ridicule, ou chiant - point barre. Le lendemain même de ma retraite, j'ai tout renié. Tout vomi. Tout. Je ne veux plus entendre parler d'avoir été ça, jour après jour, trente-neuf ans : prof.

    Comme une insulte. C'est que, voyez-vous, ça ne sait rien, un prof. Ce sont les élèves à présent qui savent, et qui instruisent le professeur : le moindre sociologue vous le démontrera par a + b. Les profs ? Ils n'ont rien vu de la vie – la vraie, vous savez, celle où il faut se battre, se foutre sur la gueule, gagner son bifteck, celle qu'on n'apprend pas dans les livres (c'est fou le nombre de choses « qu'on n'apprend pas dans les livres ») la Vraie Vie, quoi. Pas nos 39 ans de guérilla. Contre l'ignorance. Contre l'arrogance. Insurgeant vaillamment notre propre connerie contre celle des Autres. Enfin certains. Et j'aimais bien les élèves. Les filles – qu'est-ce que je n'ai pas dit là - castration, vite !

     

    ...Les collègues ? Un pote par poste. Pas plus. Désolé. Peu de contacts. Certains s'épanouissent comme des baêtes dans le Collectif. C'est devenu leur élément. Leur accomplissement, leur jouissance. Le Travail Collectif. C'est même devenu obligatoire. Tous ensemble – tous ensemble - même leçon, même jour, sous la houlette pistonoïde de Son Autorité le Professeur Référent. L'Individu. Ecoeurante prétention n'est-ce pas d'exhiber - mea culpa - une fondamentale antinomie entre eux et Moâ (« mes conlègues », ça ne leur a pas plu, forcément).

    ...Vous savez ce qu'ils leur disaient, eux, aux élèves ? faites des efforts, qu'ils disaient, encore des efforts, allez, le « bon coup de collier » - on me l'a fait aussi ce coup-là, quand j'étais morveux - seulement voilà, quand on n'y arrive pas, on n'y arrive pas : vous avez essayé, vous, franchement, de « faire des efforts », en maths ? je leur disais donc, moi, à mes élèves ! - qu'il y avait dans la vie, cette fameuse vie voir plus haut, le facteur piston, le facteur coup de pot, et le facteur belle tronche. Le travail, bien sûr, acharné même si tu peux, mais Travail ne fera jamais le poids sans Bellegueule, Culot et saint Vernis. Des efforts ? J'en ai fait croyez-moi des efforts, par charretées - total pas de gloire, pas de pognon, pas de voyages, pas de femmes (« pas ici, pas maintenant, pas comme ça ») - chacun son expérience - mais enfin, je ne dois tout de même pas être ici-bas le seul à se voir rafler la mise par tout ce que le globe vomit de jean-foutre à échines souples, grandes gueules et rectums adaptables tous formats : « Mon Kourage !», «Ma Volonté ! » - et je leur répétais, moi, à mes drôles, que tout le monde était con, moi compris, mais que les seules Grandes Choses, les seules qui valussent la peine, avaient pour nom Littérature et Liberté.

    Notre pauvre petite vie, après cela, on peut se permettre de l'envoyer se faire foutre. Va chier la vie.

     

    Les bordels, c'est moi qui les ai déclenchés, c'est moi qui les ai souvent domptés, j'étais le grand déconneur-chef, nul ne me surpassait : Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d'en être les organisateurs (Cocteau). Le dernier mot, c'était toujours moi qui le donnais. Pas par volonté. Ni par courage. Mais par peur. Par uirgence. Juste pour avoir très vite compris qu'il ne faut jamais laisser le dernier mot à l'élève. Jamais. A personne. Le cours partait en tous sens. Prof-clown. Trente-neuf années de poilade. Quand je me présenterai devant le Grand Juge tous mes enfants seront là, deux trois mille : « J'ai fait rire les enfants » - car le rire est le propre de l'homme.

    Assurément nous avons passé le flambeau tant que nous avons pu –mais ne jamais tomber du fil – où donc aurions-nous trouvé le temps du recul ? mes rares intrusion dans le sérieux se sont toutes soldées par des échecs : on s'emmerde m'sieur - je regrimpais sur le fil, et je les y faisais pirouetter jusqu'à la sonnerie - peut-on s'enliser sur un fil ? réponse : oui. J'aurais voulu, sincèrement, me remettre en question.

    Mûrir, par exemple ("qu'y a-t-il de plus navrant que ces vieux profs qui vont ressassant ans les mêmes plaisanteries sur "le veau automate" et « le veau aux tomates", "soupçonner" et "sonner la soupe" ? ...je vais te le dire ce qu'il y a de navrant : c'est ton indécrottable obession de vouloir à tout prix des distribution des prix : "Bien" - "Pas bien" - or toutes les vies se valent, toutes...). Finalement tous ces parents nous auront tout de même bien tolérés. Aux States, on se fait saquer à la moindre blague douteuse. Ici même, en douce France, Fabre, l'entomologiste (dont on a littéralement massacré le village natal...) - s'est fait proprement virer pour avoir appris à des classes de jeunes filles que la reproduction provenait de la rencontre d'une cellule mâle et d'une cellule femelle. C'était en 1867.

     

    Lieux et fantômes

    Quand je suis retourné dans une classe, vide, ce qui m'asphyxia, ce fut cette bouffée de vieillerie, d'oxygène vicié. Du délabré. Du bout de ficelle. Sans espace. Sans issue. Comme l'enfer d' Huis-clos. Pour rien au monde je ne revivrais ce que j'ai enduré dans ces endroits-là. Toute une vie de poussière et de craie, dans cet incomparable bouillon de culture où nous débattions sans fin, disciples ou collègues, pétris d'intuition prise au vol et d'éclats de rires compris par nous seuls. Car le vide produit l'étincelle et l'alambic distille l'esprit. C'est là une sociabilité minimale – étouffante à long terme sans doute, moins à craindre cependant que la mise à l'écart, terreau des calomnies.

    Ces rapports professionnels, obligés, ne m'empêchaient pas de me sentir unique, glorieuse exception dans l'exception, Saint des Saints dans le Temple... Ils le découvraient vite, tous, que je les ignorais. A cette espèce de cache glissant soudain au fond de ma pupille - dont nulle précaution n'est jamais parvenue à me débarrasser - et qui signifiait tu m'emmerdes. Tous ceux que j'ai croisés resteront à présent figés, encaustiqués, dans mon petit panthéon personnel - sans qu'il soit jamais besoin, ni même question, de les revoir. Ils croyaient encore, soyons fous ! - à la vie, aux émotions - à l'action - quand à la fin des fins tout un chacun devient le plus actif du cimetière... - mais en définitive, mes seuls amis, mes seuls complices, par connivence de caste.

    Appréciés dans l'exercice et les coulisses du professorat, en situation - mais hors de ce cadre, dépourvus de toute pertinence vitale. Partenaires de brillance et de délire. Au grand jamais je ne me suis enquis de leurs santés, deuils ou dentiers. S'enquérir de l'épouse ou de l'époux, des trois enfants dont le dernier en route ou du cousin de Perpignan, sans intérêt ; si je parlais de ma femme à moi, ce n'était que sur le mode badin, pour tirer à boulets rouges sur le sexe dit faible qu'on ferait bien mieux de nommer sexe chiant. Me fussè-je d'ailleurs aventuré dans les fondrières de la véritable relation sociale avec ceux que la langue castillane, si lucide et si percutante, appelle los demás, “ceux qui sont de trop”, qu'ils en eussent été choqués bien plus encore. Du moins pouvais-je à l'abri de cadre strict peaufiner mon étiquette de clown.

    Ainsi telle matheuse havraise, s'étant un jour publiquement souciée de la dépression de telle autre collègue, je m'étonnai qu'elles vécussent désormais sur ce pied d'intimité - mais c'est qu'en deux ans me fut-il rétorqué d'un ton aigre, il s'en est passé, des choses ! Deux ans ! moi qui depuis 20 de ces mêmes années restais au stade des salutations et des calembours bons ! ...J'aurais à peine en ces vingt-quatre mois lié connaissance, quand ces deux femmes-là évoluaient déjà sur le terrain sensible des confidences ! Notre Havraise cependant (pantalon gris collant, moule et minois fripés, avait à mon égard usé d'un tel ton d'arrogante alacrité que je me sentis sèchement ravalé, moi le pitre, à mes infirmités sociales - dont je me targuais à vrai dire un peu trop... C'est ainsi, sans trop en souffrir, voyant à quelles complaisances il m'eût fallu descendre afin de me frotter aux amitiés d'autrui, que ma vie s'est bornée aux propos de surface, avant les sonneries de cours qui nous renvoyaient chacun dans nos chapelles attitrées. Introduire dans ma vie quelque collègue que ce fût ne m'effleura jamais ; mon épouse en souffrit, mais ceci est une autre histoire.

    Et que se disaient-ils donc, mes collègues ? ...les propos de salle des profs, lorsqu'il m'arrivait d'en surprendre, me décelaient de chaleureux conciliabules de mémères de tout âge, les lèvres et la prunelle tout imbibés de ces prénoms en vogue (Jérôme, Christelle ou Carole) à l'exclusion de tout patronyme, Taillebite ou Chattenbiais, trop militaires sans doute. Je confondais, ma foi, la Julie de 4eC avec celle de 5eB. Ce n'étaient qu'enfants en difficultés, tous invariablement « mignons » ou “infects” pour les garçons, « chipies » ou “mignonnes” (décidément) pour les filles.

    Echanges de ficelles pédagogiques, mérites comparés des manuels (interchangeables selon moi selon l'usage qu'on en fait), si bien que le travail se poursuivait jusqu'à la ménopause café, jusqu'au réfectoire, jusqu'aux chiottes par-dessus les cloisons.

    Consciencieux, scrupuleux, boy-scouts, non, je ne les aimais pas. Trop de pédagogie, trop de mémères balançant sur leurs ouailles leurs quintaux de couënne mammaire. Quant à me pencher sur les circulaires, très peu pour moi. “Dans la peau d'un prof ? »... rien qu'à les reluquer, pénétrés de pudique importance, et bien qu'ils fussent je le confirme les seuls interlocuteurs valables, je m'appliquais à ne pas leur ressembler - du moins de l'intérieur. Leurs barèmes de mutation, leur gravité d'adultes responsables et comptables pensaient-ils de tant de destinées me rebutaient. Je les rebutais souvent aussi, ce qui n'étais que justice : je fesais cours autrement ; sans méthode.

    Sans J.O. de l'E.N. Au rire, au flair, au sentiment ; à l'anxiété, au coup de gueule – au jugé - tout comme eux, après tout. Sitôt sortis de salle, il nous fallait tous rejeter ce tohu-bohu, ce bordel, ce péril imminent permanent - ce don de nos personnes, ce gaspillage du bien le plus précieux : le temps, notre temps, sans trêve. Le dernier de nos soucis était de recuire et de reruminer entre nous ces alternances d'inspiration et d'incompétence crasse constituant souvent les meilleurs cours - et cependant se blottissaient obstinément dans les recoins, près des casiers, d'obscènes conciliabules - obscurs et marmottants, confessionnels, compassionnels - polissages de clites et triturations de glands. Certes, nous savions apprécier les disputations sociopolitico-anthropolo-etc., et même les lamentations (vite rabrouées : Nous aussi, qu'est-ce que tu crois ?) - mais souvent aussi les histoires de cul, autrement fédératives. Pour ma part je creusais très profond les ornières de la fétidité, au grand dam du clown concurrent : "C., je t'inviterai chez moi le jour où j'aurai les chiottes au milieu du salon. - Eh bien, tu n'auras qu'à y faire ton entrée - mais je n'ai pas dégainé cette réplique foudroyante, hélas ! ...je ne m'en suis avisé, hélas ! hélas ! que dix bonnes années plus tard. La règle des règles en milieu professionnel, consiste à tenir le milieu entre soutien de principe (allez hop ! on reprend le collier !) et le grand numéro de guignol : "On n'est pas obligé" m'avait un jour gueulé telle collègue unanimement détestée "de supporter ton avalanche perpétuelle de conneries". Et je lui eusse dit, moi, à cette infecte teigne puante de la gueule aux aisselles, que ma foi si, tout le monde était bel et bien obligé de se supporter, tant bien que mal, entre couillons - on appelle ça "la vie en société" ma conne, lui eussè-je braillé - "autrement, c'est tout simple : tu m'évites" - et j'aurais ajouté - vous pensez bien que je me suis maintes fois rejoué comme tout le monde ma petite scène compensatoire - "personne ne t'a jamais que je sache instaurée porte-parole du Tribunal du Peuple".

    Dix ans plus tard bien entendu.

    Je cabotinais. L'essentiel est de bien montrer qu'on le fait exprès. De toujours maintenir le fil délicat qui sépare le comique du ridicule - "pas toujours, M'sieur » - le naturel, voyez-vous, ne vaut rien, à ceux qui manquent de naturel. Ces derniers se soucient sans cesse, justement, de ce que peuvent penser les Autres – pour se faire aimer - « ...que vous voulez donc leur dire, à tous ces parents ? m'interrogeait-on très finement – se faire aimer, voyez-vous, c'est très précisément la gaffe à ne pas commettre. Mais ça, on ne l'apprend qu'au bord de la tombe. Notre rôle, c'est à nous de l'imposer.

    Personne ne nous le demande. On ne t'a pas attendu, pour (ceci, cela) répétait mon connard d'oncle. "Sages cervelles" et autres pisse-vinaigre pourrons vous le marteler tant qu'ils veulent : nous ne pouvons jamais comprendre avant qu'il ne soit écrit que nous comprendrons. D'autre part, toutes ces autres-là ne se sont jamais avisés, du plus profond de leur épaisseur, de cette flagrante contradiction qui n'a jamais dû effleurer leur cortex : comment peut-on, à la fois, se prétendre « formé par le regard des autres » (« nous ne sommes que  ce que les autres vous considèrent ») et bramer, flamberge sartrienne au vent, qu'il faut «tracer sa route » « sans regarder personne » ?

    Reconnaissons tout de même qu'il faut, dans ce grand écart périnéal, une balourdise, une impudence, hélas partagée par une immense majorité... Si je l'ai fait tout le monde peut le faire ? à d'autres ; les flambards, contorsionnistes et autres comportementalistes, je les emmerde. Je leur interdis de baver leurs blâmes, leurs mépris, leurs insultes sur celui qui ne saute pas dans le vide. Celui qui échoue. Celui qui ne sait pas quoi faire. De s'ériger en procureurs du peuple, selon son appartenance (ou non) à tel ou tel type, à tel numéro de catalogue inamovible, c'est-à-dire en définitive en fonction, tout compte fait, du plus parfait et du plus intolérable racisme...

    Racisme centré sur le moi. Mon existence, Mon expérience à moi personnelle en tant qu'individu individuel, n'a jamais cessé de me montrer les Autres, précisément, automédaillés de tous les mérites de la clairvoyance, toujours se précipitant d'eux-mêmes en plein milieu de ma gueule sans que je leur aie rien demandé pour me trompetter dans les narines ce qu'il faut penser de moi, de mes mots, de mes gestes, jusqu'à la façon, parfaitement, dont je me permets de mettre un pied devant l'autre (t'as vu sa démarche ? ) - les autres, ces fameux autres ! ...pour qui nous devrions tous nous confire en abnégation militante ! ces autres qui ne se sont jamais gênés d'un poil

    pour vous dire grossièrement (sincèrement!) que non, vraiment "on n'était pas « comme ça » - et que l'urgence première était de vous rééduquer, de vous enfermer - ce serait donc par cette engeance, par cette race, qu'il faudrait à toute force se faire admettre, adouber, aimer ?

    Tel petit blond rasé de 13 ans et demie, comment je te l'ai soigneusement rempaqueté la moitié de la France d'après toi devrait donc se faire coffrer à l'asile, et l'autre moitié au pied du mirador avec un flingue pour canarder les fugitifs ? comment qu'il a fermé sa gueule, l'apprenti facho ! classe supérieure en fin d'année, allez hop, pour ne plus voir sa tronche en brosse ! ...je me serais donc très exactement comporté comme tous ceux sur qui je viens de cracher ? Mes collègues, je le répète, sont bien restés les seuls trente-neuf années durant avec qui j'aie pu partager les mêmes codes - mandarins et brahmanes : même bagage, même structure ; il était même fréquent (...avant la génération internet - faciès de celluloïd - les joues poupines et les yeux vides) - de découvrir jusqu'à des profs de maths, parfaitement ! hellénistes... bref, je nous compare, toutes proportions gardées, à ces poilus de 14-18 infoutus de se souffrir entre eux, mais scellés du même éclat d'obus : totale interdiction, pour les civils, planqués et autres pékins (los pequeños) d'articuler le moindre son, d'esquisser la moindre mimique à propos de la Guerre - ta gueule ! c'est à nous d'en parler ! pas à toi ! (chef-de-gare-mobilisé-sur-poste ! cocu ! - j'ai laissé, si je peux dire, mes collègues au front.

    Au casse-pipe. Rien au monde ne m'y ferait revenir. Prime financière ? – macache - à mon tour à présent d'être lâche. Quarante ans de tranchées, sans un poil d'évolution : raide je fus, raide je reste. J'ai bien tenté, deux ou trois fois, de modifier tant soit peu mon jeu avec mes disciples : sous des tombereaux d'ennui, bordel garanti en trois minutes d'horloge. Je ne me pardonnerai jamais cette Ballade des pendus que j'ai littéralement massacrée un jour selon les strictes directives inspectoriales paragraphes tant à tant ; il s'est très vite dégagé de la classe de telles vapeurs d' accablement que ce sont les élèves eux-mêmes qui ont fini par me supplier en chœur : « Du cul ! monsieur, une vanne de cul, par pitié ! » J'obtempérai dans un lâche soulagement ; François Villon ne m'en eût point blâmé. Le vrai, pas celui de Jérusalmy. Sans cesse catapulté d'une classe à l'autre au grand galop dans les couloirs, je n'ai pas eu le temps, même chez moi, du moindre recul, de la moindre remise en question, du moindre progrès, pédagogique, moral ou éthique. Certains, moins pressés par l'essoufflement, plus athlétiques, plus couillus, « s'en donnent les moyens », comme le répètent les « sages cervelles » - moi je n'ai pas pu. « Pas voulu », radoteront les mêmes et les psychiatres, que je conchie, avec frénésie. Le cœur du métier ? C'est que je m'emmerde, très vite - comme dans la vie, comme en compagnie - comme partout. Et quiconque s'ennuie ennuie autour de soi.

    Surtout devant des ados. De plus en plus tôt dans l'année, je n'ai plus eu que ce moyen de captiver mes élèves, de me stimuler moi-même : plaisanteries d'abord plates, puis, progressivement, scabreuses - dose maximale presque immédiate ; et ce, dès avant la Toussaint, en fin de carrière... Tous les manuels du Parfait Petit Pédagogue Illustré vous le ressassent à l'envi : « Soyez très strict dès le début, afin de pouvoir plus tard, peu à peu, desserrer la vis » - or jusqu'en 2120, à supposer que notre civilisation et ceux qui la bitent aient survécu, les descendants de mes disciples se souviendront encore de ceci : le jour même d'une rentrée, je me suis pointé en cinquième, bondissant tout le long du couloir, à la façon d'un kangourou.

    Quand je suis arrivé près de mes futurs élèves, ils se tenaient tous tassés contre le mur, terrorisés. Ils sont entrés tout raides en classe, dans un silence mortel. Sautant alors sur l'estrade, dardant un œil parfaitement inexpressif, je leur ai lancé, glacial : Asseyez vous (c'est un petit Roumain qui me l'a écrit dans une rédaction ; il précise aussi que j'étais « mal vu en ville » ; il m'apprit de belles et substantielles insultes dans sa langue : du coup, je me suis mis au roumain – ce qui est bien plus difficile qu'on ne l'imagine). Pis encore que l'ennui en classe : la vie conjugale chez soi. Lorsque mon épouse (ma mère ! voilà ! il est content le monsieur !) me submerge à domicile de récriminations et d'inerties boudeuses voire grabataires, moi j'emmerde en retour, en cours, mes disciples.

    A fond. C'est involontaire. Il m'a fallu de longues années à m'en apercevoir, à établir le rapport de cause à effet : tu manges, tu chies. Ceux qui prétendent régler par la volonté les mouvements boyautiques feraient mieux d'essayer d'arrêter de fumer, eux-mêmes, tiens - pour commencer. Ensuite, et ensuite seulement, ils s'arrêteront, si Dieu veut, et pas avant, de dire des conneries, et surtout de les publier. Turlupinade sur calembredaine donc, sans pitié, sans répit et à jet continu, sans laisser subsister la moindre faille où se glisserait le souk personnel de l'auditoire - mes rugissements recouvraient tout ; il est bien précisé cependant p. 26, §3 virgule 7 ½, que l'enseignant digne de Cenon (ou de Floirac) ne doit pas se laisser aller à se servir de sa classe afin

    de régler ses comptes personnels. Comme exutoire à ses diverses névroses. A d'autres. Pas le temps. A moins de bénéficier, de naissance, de cette propension à la schizophrénie, d'un côté l'homme d'affaires bien rapace, de l'autre le clown Woody Allen par exemple ; ou bien Jacques Brel privé, Jacques Brel sur scène : “Je fais travailler Jacques Brel” - formule atroce - trop avisé, Jacques ; trop scindé. Le trucage de scène, tu le trouvais dans ton écartèlement. Peut-être as-tu dit adieu pour tout cela.

    Réussir, c'est tricher. On s'arrête, ou on crève : Piaf. Fréhel. Weissmüller. Lugosi. On n' « économise » pas pour s'acheter « un avion », fût-ce aux Marquîîîzzzes – mais chapeau, Jacques. Moi, moi qui suis encore le plus fier, jamais je ne suis parvenu (jamais je n'ai voulu, os méprisant jeté aux trous du cul) à remettre de l'ordre là, voyez-vous : juste sous l'os frontal. Médiocre. Nombriliste. Né comme ça. Ennemi de toute méthode, de tout effort – dans le feu du boulot, si ; mais alors, tu brûles tout, sans autre dessein ni destin que l'Immédiat. Dans Martin Eden, chef-d'oeuvre universel, Jack London démontre sans échappatoire qu'en sortant du boulot, on n'a plus envie de faire de la bicyclette, ni de lire ni de rien : juste se taper une bonne cloche, et au pieu.

    Je voudrais bien que nos autoproclamés penseurs se mettent une bonne foi au turf, juste pour voir - il y en a qui y arrivent ! qui se transforment ! qui progressent ! - d'autres, en effet, oui. Beaucoup même (des sauteurs à la perche, des hargneux) - mais pas moi. Pas nous. Trop fiers, trop cons. Et nous ne sommes pas seuls comme vous nous le faites croire. Nous sommes des millions. Et pas des phénomènes de foire. Tous à glouglouter. À couler. Mon naufrage donc, mon sado-masochisme de sous-préfecture, eh bien si, en plein sur mes classes, par tombereaux - mais ! mais ! en le leur disant - et – ce qui est absolument indispensable. - en me foutant de ma propre gueule. Des types comme lui, il en faut un par établissement, mais pas deux, non, ce serait trop  - je cite ) - le rire, donc, et mes élèves tous complices, bon gré mal gré, de cette fausse duplicité : faux, mais dans le vrai (ou le contraire ? ou le contraire ?) - démontant, disséquant - on ne peut rien t'acheter, tu démolis tout - je voulais savoir “comment c'était fait à l'intérieur » : libre à certains de haïr ce ricanement perpétuel ; ou cette invitation à venir faire le guignol, à son tour, un par un, sur scène - c'est très précisément, tout arrive, ce que les instructions inspectoriales appellent ""veiller au développement de la personnalité de chacun" ; instructions laissées à l'interprétation de tout enseignant.

    A l'âge où l'on se construit, balancer le doute, plein la gueule. Bien sûr il existe d'autres maîtres. Plus croyants. J'ignore qui ment le plus, qui ne ment pas. Des comme lui, il en faut un seul par établissement ; mais pas plus. En dépit de tous les « modes d'emploi », de toutes les « philosophies », de toutes les « logiques ». Ce fut une terrible époque. Ni plan ni pudeurs. Mes agressivités furent d'absolues nécessités. C'était de l'amour. Ils le vivaient comme ça, mes disciples. Et non comme « une accoutumance ignoble des pauvres élèves au sadomasochisme relationnel, qui reproduit de génération en génération les comportements destructeurs » - ignares ; curés ; boys-scouts - en vérité, je vous le dis, vos gueules.

    X

    On me demande parfois ce que m'ont apporté mes élèves : sans eux en effet, sans leur appui, sans leurs souffrances, je me serais retrouvé en épave, bourré de neuroleptiques, dérivant de petit boulot en petit boulot... J'y reviendrai.

    X

    Mes deux premières nominations (non suivies d'effet) furent Draguignan, et Fougères. Heureuse époque, où l'on recrutait au petit bonheur, pour deux si prestigieuses affectations ! Je vous parle ici du fin fond de la préhistoire. Année 66. Du fin fond des toutes les profondeurs, où se forment les larmes, les vraies, les intarissables, celles qu'on ne verse plus. Polnareff, Kilimandjaro (Pascal Danel), une grande aube sur tout l'univers, avec de longs filaments fuligineux de persistante sinistrose. Nous habitions Nice, en voyage de Noces. Deux courriers le même jour ; en ce temps-là, à peine pourvu d'un certificat de licence - au moindre diplôme - tout de suite le pied à l'étrier, la préhistoire vous dis-je : Fougères, et Draguignan - pour cette dernière un fouillis de villas pris dans les cistes, on y brûla plus tard des pneus – il se pschitta surabondance de lacrymogènes – depuis, le Dracénois somnole au cœur de l'arrière-bronze-cul de la Côte. Nous avons tant rêvé, père et mère et moi, sur Le Muy, Brignoles, Trans-en-Provence - ils avaient envoyé des lettres naïves aux instits de là-bas, pour se renseigner, sur le climat, les productions agricoles et la proximité des services publics. Le plus beau fut qu'on leur répondit... Draguignan... Son accent (ou le nôtre) – Draguignan, « la cité du dragon » - des riches au km², des riches, des riches, portes fermées, pas de centre-ville (quatre bâtisses jaunâtres, jamais remis les pieds depuis). Pour Fougères voir plus loin. Or, comme j'avais potassé, je me suis payé 14 au certif de grec (première session, la cata : « Mais c'est du roman feuilleton ! » s'étranglait Aufuret - "quelle note voulez-vous que je vous attribue ? » J'ai donné la seule réponse possible : « Ce n'est pas notable !  - Pas notable, en effet ! pas notable ! ») - le même, en septembre : construction du radeau d'Ulysse.

    Il me l'avait gratinée mon explication la vache. Traverses, vergue, bôme et tout le toutim, syntaxe en foutoir de rigueur comme partout dans l'Odyssée. Je te lui ai tout décortiqué, recta. Aufuret s'effare : « Comment se fait-il  que vous ayez réussi à ce point ? » Et moi, cafard, carrément puant : « J'ai travaillé ». Mais ça valait 18. Pas 14, Professeur Aufuret.

    Fougères à présent. Si ma femme (n’est-ce pas...) n'eût pas été à ce point attachée à sa mère, nous aurions vécu dans la forteresse de Bretagne, « Vive Fougères et Clisson ». Finalement visitée en 2040, cette sous-préfecture n'était alors pour moi que la ville de Marche, vendeur de chaussures (ça ne s'invente pas), n'imaginant rien d'autre de toute sa vie que de vendre des chaussures et vendre des chaussures. Il m'écrivait de braves lettres bien appliquées. "Et moi, moi qui me croyais le plus fin", je lui ai répondu un jour que je le méprisais (« tes lettres sont con ») et qu'il devait cesser de m'écrire. Mon père m'en avait dissuadé : “N'écris pas cela ; tu feras de la peine pour rien.” J'ai posté ma lettre tout de même, car je m'estimais, moi, intensément rigolo, profondément original. Comment pouvait-on désirer une vie obscure ? ...j'envisageais alors, fort démocratiquement, la célébrité pour tous..

    Collègues, élèves, indifféremment, me servent de banc d'essai ; mon stock d' « histoires drôles » stagne, depuis la puberté, où je dévorais d'affligeantes publications humoristiques en vente libre. A ceux qui me flagornaient sur mon "esprit" je répondais "mémoire". A présent j'imagine encore un tas de pitreries à jamais virtuelles, et j'éclate de rire tout seul, d'un rire bref et sourd, comme un vieux clown à ressorts ; par exemple, à mon ami Cremoux, je n'ai jamais eu l'esprit si l'on peut dire de brailler « Tu es méchant, Cremoux. » ; je le regrette de tout mon cœur. Il est mort à 36 ans d'un cancer des couilles.

    Foudroyant. Etrange chose en vérité que d'apprécier si cher ce qui ne fut que l'excrément de mes cours, alors que leur substance même encore aujourd'hui me rebute. Des terminales à Beauvoisis m'ont demandé si je pensais ce que je leur disais. J'ai répondu que non, mais que je n'avais pas le droit de leur insuffler mon désespoir - ils m'ont regardé profondément : ils m'auraient parfaitement compris ; c'est à 18 ans que l'on prend toute la mesure de son désespoir. Ensuite j'ai stupidement émis des doutes, en conseil de classe, sur la sincérité de l'intérêt que tous me portaient, me demandant si ce n'étaient pas des lèche-cul, ce qui était faux.

    D'une semaine sur l'autre ils ont cessé de participer - je n'ai jamais pu rattraper le coup. C'est un vice atroce de se méfier de ceux qui vous aiment, et de sélectionner toujours avec un instinct sûr ceux qui veulent vous rabaisser. Je voudrais bien que tous ces grands savants que j'ai côtoyés, que j'ai crus, me guérissent à présent ; mais ceci est une autre histoire - bref : les abîmes de Pascal ou d'Homère me semblaient sans doute bien communs, à la disposition de tous, tandis que mes blagues de cul, ah ! comme elles engageaient bien plus mon ressenti intime, n'est-ce pâââs... Je revois levés vers moi tous ces jolis groins hilares et juvéniles dont certains déjà – lesquels ?- appartiennent à des morts. J'ai tant vu de ces corps tordus de rigolade - corps interdits – faces blanches des vierges aux fossettes rieuses - tant de bouches rigolardes et dévorantes, moi bisexué multiplié sans fin. Dévorant tout vif le dompteur, comme beuglaient aussi la gueule ouverte tous ces épiciers, représentants de commerce et autres parents d'élèves en congrès, acclamant à tout rompre leur porte-parole qui détenaient avec eux tous, n'est-ce pas, la «vérité vraie de la vraie vie », alors que les profs, n'est-ce pas, ne connaissent rien à la vie – figurez-vous, tenez, l'assemblée du Bal des Vampires, de l'immense Polanski...

     

    Quelques bien bonnes

    Je me souviens d'avoir dit : « Je ne suis pas si con que VOUS en avez l'air". Au premier rang un petit garçon, fils de collègue et pur comme un gosse de pub, reprenait l'expression en sautant de rire sur sa chaise - cette volte-face pronominale, il voulait me montrer, démontrer à tous qu'il avait mieux compris que tous les autres. Depuis je l'ai resservie souvent. Je me souviens aussi, par association, du fils Troïlus, (le Troyen, le Traître), spontané, aussi blond, vivant seul avec sa mère inf irmière ; il avait été exclus pour avoir composé un texte pornographique de la plus haulte graisse. « Mais tu t'es fait aider ?

    - Non non, répliquait-il modestement. Adorable. 56 balais aujourd'hui au bas mot. Peut-être mon voisin d'en face, qui n'a toujours pas mis son nom sur sa boîte aux lettres. Autre facétie : avoir répété toute une année scolaire, en me frottant les mains d'un air sardonique : « Alors les enfants, vous avez bien appris votre petit veau aérophagique ? » L'année suivante l'un d'eux est venu me trouver : il s'agissait d'une leçon de veau qu'a bu l'air. Sur celle-là, j'avais tenu bon. En revanche, je n'avais pu me tenir, au dernier jour, de révéler que mon fameux dialecte judéo-morave enseigné par ma mère (60 000 locuteurs dans le monde au plus) était du français : il suffisait de remplacer chaque voyelle par la voyelle qui suivait, de même pour les consonnes. Fi nôni rwazmit duttuppit. « M'sieur, vous nous avez eus... » A qui se fier ? ...Le fils Ducinge disait de moi, dédaigneusement : « Il n'a rien inventé ». Quand je sautais à pieds joints en couinant «kwika ! kwika ! », il faisait observer que j'avais trouvé cela chez Mandryka, dans « Fluide Glacial ». Le même Ducinge cependant me défendit : je n'avais jamais claqué le cul des filles, mais, par bouffonnerie, leur sac à dos - merci, scrupuleux Ducinge ; plus tard j'appris, du même, qu'il était bon de déclarer, à l'oral du bac : « J'ai fait du latin avec M. C. » pour obtenir l'indulgence de l'examinateur, car avec moi, comme de bien entendu, on ne faisait rien ».

    De lui, ou de sa sœur : enfants Ducinge, enfants prodiges, je vous emmerde. Mais une Justine très brune m'avait félicité de ne pas avoir été prise au dépourvu lorsqu'il lui fallut faire un petit commentaire de texte latin : «Très bien Mademoiselle ; les autres, quand je leur demande cela, ont toujours l'air de tomber de la lune. » Ce que ne faisait pas le père de

    Gamaliel, juif, PDG, cancéreux, laissant seul son fils à quinze ans ; lequel me confia que son père possédait une vaste culture. Il me montra un jour son vrai prénom de juif : « Haïm », « La vie », en hébreu, sur un fin collier d'or. Il me dit aussi, seul à seul, dans ma classe, que tel texte obscur, tiré de la sagesse médiévale, l'avait beaucoup aidé à surmonter son deuil. Comme tout est bizarre.

    Cassé...

    Voyez-vous, ce qu'il faut, c'est “casser” les élèves, de façon qu'ils en retirent une jouissance : l'un des plus puissants ressorts humains. D'aucuns interprètent cela dans le sens défavorable : celui de dominer, de faire adorer la domination - pas du tout; il faut en vérité se trouver atteint d'une perversion bien terre-à-terre pour imaginer que la domination du maître soit un écrasement. Les latinistes survivants distinguent nettement le magister, ou maître d'école, du dominus, maître d'esclaves. Le grand Nicolas Bouvier, immense voyageur, s'était fait huer à Montréal dans un congrès lesbien, en affirmant haut et fort que l'apprenti demande quelque chose au maître et n'a qu'une envie, celle d'apprendre et de s'instruire...

    De même une diarrhée de connards, parmi lesquels Jean-Charles et, trois fois hélas ! Jacques Brel, ont décrété que le latin « ne servait à rien » (prononcer bien « Sassè'ha'hien », d'une seule émission de voix, en grasseyant bien les « r » et la tête en arrière, « à moi on ne la fait pas », si fier de casser de l'intello.) - le peuple, parce que peuple, emboîta le pas : le sarcasme se fit serviteur de l'ignorance ; et le latin, fasciste, fut enfin éliminé.

    X

    Quand mes disciples se plaignent du trop de devoirs, je leur dis : "Fallait pas naître - On n'a rien demandé". Je me trouve en profonde adéquation avec le ressenti adolescent. Ne pas leur débiter de boniments genre « travaillez, faites des efforts, vous aurez de meilleures notes, et une bonne situation (qui rapporte...) » - rien de tout cela. Certains conlègues sont furax : “A quoi sert tout ce qu'on leur dit, si tu leur apprends exactement le contraire » - bien vu. Je vais vous expliquer comment Véra, éducatrice et virago, traite ses prédélinquants ; elle les engueule, et c'est elle qu'ils préfèrent. Les autres instructeurs et -trices en effet les apostrophent : “Vous en avez de la veine, qu'on s'occupe de vous comme ça !” Véra : “Non, vous n'avez pas de veine. Pas du tout même. Vous savez qu'à la première gaffe, vous retournez devant le juge, qui vous renvoie croupir en taule. Alors vous arrêtez de faire les cons, n'essayez même pas, parce que vous êtes sur le fil.” Les mecs répondent : “C'est vrai madame. Vous au moins, vous racontez pas de bobards".

    Il faut donc dire aux élèves : “Vous êtes ici pour en baver. Vous ne travaillerez plus jamais autant que ce que vous faites maintenant, avec juste le temps de bouffer, de vous faire engueuler et de vous remettre au pieu.” Ajouter que les trois années que personne ne voudrait revivre pour rien au monde, c'est la seconde, la première et la terminale. S'ils ont vraiment trop de travail, accepter les accommodements. Mais discuter. Concéder ce que l'on peut, sans hargne, un compromis reste toujours possible -- discuter, afin d'expliquer pourquoi, la plupart du temps, on ne peut rien changer.

    Non, rien de rien... - ça ne se décrète pas - moi, je regrette tout.

    Le jour du bac : “Si vous avez un renseignement à demander, venez me voir, et je vous expliquerai pourquoi je ne peux pas le donner”. Ils aiment ça la brutalité les élèves. C'est ça le respect. Leur dire tout. Les tenants, les aboutissants. Comme aux grands. Malgré ma "grossièreté", Monsieur l'Inspecteur, j'étais respecté - avoir raison ? Tout le monde peut avoir raison. Il suffit de posséder à fond sa sophistique : Montaigne écrit que nulle cause n'est assez mauvaise pour ne pas avoir malgré tout ses défenseurs de bonne foi, munis de toute une panoplie d'arguments valables - voix de Chirac: « Ta gueu-ll-e... » - toujours avoir le dernier mot ; j'enseignais aussi cela.

    Je leur dis ça, aux élèves. Ça les fait rire. Parce que c'est complètement crétin. Mais tellement vrai. C'est même à cela qu'on reconnaît le prof : il a toujours le dernier mot. Va te faire enculer. - Ça tombe bien, j'ai la diarrhée. Souvenez-vous de Camus : “Il faut bien frapper, quand on ne peut avoir raison” - je préfère “Quand on ne peut avoir raison, il faut bien frapper”. Elmer Hubbard, mort en 1915, a dit : “Vous ne pouvez pas répondre à un argument de votre adversaire ? rien n'est perdu ! Vous pouvez encore l'injurier.” Il est illusoire, bas et profondément mercantile, d'enseigner aux enfants qu'ils peuvent convaincre (ou persuader) au moyen de procédés logiques : l'utilitarisme, le rase-motte a encore frappé : le français doit “servir” à quelque chose, n'est-ce pas.

    A se défendre dans un procès. A “convaincre” - je défie quiconque de distinguer l'argument valable de l'argument fallacieux : c'est le cœur qui entraîne l'intime conviction. Pas le cerveau. « Mais alors, mais alors - la porte est grande ouverte à tous les excès fanatiques !" - c'est le risque. Descartes parlerait de « raison », Jean-Jacques de « vertu » ; l'une comme l'autre, vicieusement appliquées, justifièrent souvent l'inqualifiable. Question pour toujours en suspens. Mais le but, le propos de l'enseignement du français, ce n'est pas la "technique de conviction" ni l'esprit de chicane - non. C'est le plaisir de lire. Et d'écrire. Ensuite seulement, et loin, loin derrière, l'« utilité », de l'engagement pour les "bonnes causes" - lesquelles ? les vôtres ?

    L'utilitarisme en vérité a vérolé l'enseignement jusqu'à la moëlle, voire toute la littérature. Certes, écrire implique, obligatoirement, une dimension d'engagement. Mais à l'insu de l'écrivain. Par pîtié. Que ce soit à son corps défendant. A sa plume défendante. S'il le fait exprès, il risque de laisser choir, par le fait même, la littérature : il distribue des tracts paroissiaux. Vous pouvez sans doute les déduire de son œuvre, voire très facilement. Mais il ne l'a pas fait intentionnellement. Il ne s'est pas dit, sciemment : “Voilà ; j'ai raison, j'ai trouvé la balance à peser les balances, je vais vous démontrer ça et ça, et ceux qui penseront autrement seront des chiens qu'il faut abattre.” Jamais.

    On ne peut pas raisonner. Bien sûr que je prends les autres pour des cons. Tout paranoïaque qui se respecte, chacun de nous s'il s'examine, prend les autres pour des cons. “Par rapport à moi-même, je ne vaux pas grand-chose ; mais par rapport aux autres...” - signé Monsieur Tout-le-Monde" – la signature fait partie de la citation, qui est de Villiers de l'Isle-Adam si j'ai bonne mémoire. Certes, déclarer cela tout à trac vous expose immanquablement à passer vous-même pour un fieffé imbécile. Eh bien, battez votre coulpe, qu'est-ce que cela coûte ? affirmez haut et fort que oui, vous êtes encore plus con que les autres - cela leur fera tant plaisir ! et quand tout un chacun se sera finement esclaffé, reprenez votre connerie, et lisez ce qui suit : j'avais cru pouvoir un jour démontrer par a+b à tel contradicteur qu'il n'était pas raciste, mais simplement détestateur de la fraude, quelle qu'en fût l'origine; il acquiesça avec chaleur. Puis sur-le-champ, j'ai bien dit sur-le-champ, très exactement comme si j'avais pissé dans un violon, il se remit à me dévider, tels quels, au mot près, comme un perroquet mécanique, l'intégralité de ses propos racistes: les gens ne se convainquent pas. Ni par la logique, ni par la cuistrerie rhétorique dont les pédagogistes tiennent à nous submerger (j'ai acquiescé, à ma grande honte, dans ma propre classe, au fichage administratif de mes élèves étrangers... heureusement d'autres collègues, plus courageux que moi, refusèrent de collaborer à cette "simple démarche statistique" ; elle fut sur-le-champ interrompue...)

    Apprenez bien cela, théoriciens cravatés : les convictions humaines se fondent sur des critères affectifs, émotionnels, névrotiques, burlesquement drapés d'oripeaux rationnels. Et ne modifient aucun comportement. Un lâche reste un lâche, une brute trouvera toujours une batterie d' "arguments" infaillibles pour justifier ses brutalités et vous fermer la gueule.Anche tu hai le tue buone ragioni déclare Corto Maltese avant de flinguer le salaud de service. Telle est la nature humaine. Comme les bras ou les jambes. Vice de fabrication. Péché originel si vous y tenez. Simplement cachez-le. Ne nuisez jamais sciemment aux autres cons vos frères (au passage une bonne formule : « Rigolez, rigolez de ma connerie ; ça vous évitera de pleurer sur la vôtre ». Une seule s'est tournée vers les autres : « Vous vous rendez compte de ce qu'il vient de vous casser, là ? » Mais au milieu du brouhaha, personne n'avait entendu.

    Grossièreté

     

    Je n'ai jamais compris ce qu'on me reprochait exactement. J'ai

     

    sursauté, reculé d'un coup, à sept ans, quand les enfants de Guignicourt,

     

    que je ne connaissais pas, que je n'avais même jamais vu, m'ont déclaré

     

    soudain, tout à trac "On ne joue pas avec toi, t'es grossier". Je n'avais pas

     

    encore ouvert la bouche. Ce n'est que tout récemment, à plus de cinquante

     

    ans, que je me suis ressouvenu, à l'improviste, de ma mère susurrant à ma

     

    grand-mère, du coin des lèvres : "Et puis, je ne veux pas qu'il joue avec les

     

    gamins de par ici ; dis-leur n'importe quoi, qu'il est grossier, par exemple".

     

    Mission accomplie. La même année, au Thillot près de

     

    Remiremont, je me fais pourchasser par une horde de gosses : je leur avais

     

    dit "J'ai un secret ! j'ai un secret !" - ils ont fini par me coincer, hors d'haleine, sous un abri

     

    de tôles disjointes. "Celui qui paraissait être le chef" m'a fixé droit dans les

     

    yeux : "Alors, c'est quoi, ce secret?" Et moi, tout minaudant : "...Je suis

     

    grossier. - C'est tout ? ben nous aussi on est grossiers, c'était pas la peine d'en

     

    faire toute une histoire" Il s'est retourné vers les autres : "Allez, on laisse

     

    tomber". Je n'ai plus joué avec qui que ce soit.

     

    "Je suis grossier. - C'est tout ce ue tu trouves à lui dire ?" me

     

    lançaient mes parents ; je me souvenais à peine d'avoir joué avec cette fille

     

    dix ans plus tôt, à trois ans et demie. Ses parents à présent ébouillantaient des

     

    poulets vivants, la têt en bas par paquets de six, pour un groupe industriel.

     

    Et nos quatre parents nous couvaient des yeux : "Eh bien, allez-y ! Dites-vous

     

    quelque chose ! ...mais enfin, dis-lui quelque chose !"

     

     

    En classe, c'est de plus en plus tôt dans l'année que Maître Moil'Nœud se livre à des flirts avec le caca-prout. Il pète par la bouche. Sans arrêt. Surtout quand il se baisse pour ramasser quelque chose. "Heureusement qu'on sait qu'il est intelligent, sans ça quelle vulgarité..."

    Evoquer Chardon que je suis arrivé à faire passer en seconde par son sens du français ; avait sorti la blague ignoble : « Papa, caca... » - j'ai dû me farcir l'intervention indignée d'une espèce de conne, scandalisée que la classe ait pu rire : « C'est ce que vous faites tous les soirs à votre fils ? » Je me fis ensuite un devoir d'emmerder la fifille à maman tout le reste de l'année. À chaque plaisanterie scabreuse je précisais : « Et pour les débiles, je ne fais pas de propagande ». La fille regardait autour d'elle, morte de honte, mais personne jamais n'a rien soupçonné. Il y a vraiment des parents qui ont du temps à perdre. J'ai parfois pris des airs entendus pour proclamer que mes ddisciples abordaient tous désormais cet âge où « les garçons commencent à s'intéresser aux filles ; et les filles aussi. » Un temps. «...aux filles. » j'ajoutais que là, oui, je faisais de la propagande – devant les filles, soudain plus indéchiffrables les unes que les autres...

    Garbi Effendi, outré de tant de plaisanteries de cul, m'offrit pour finir son sermon, d'homme à homme et non sans condescendance, un énorme cigare ; et son fils, à la fin de l'année, un 33 tours de Fernand Reynaud, sitôt subtilisé par mon honorable épouse, qui haïssait le rire - j'étais marié ! – pourquoi ne pas s'assoir pourtant sur un fauteuil en décrétant : « nous allons rire ? » « Un fusil, c'est fait pour fusiller ! Une mitraillette, c'est fait pour (toute la classe) mitrailler ! Un canon, c'est fait pour (toute la classe) canonner ! Et un tank... » Enfants de s'esclaffer - «...pourquoi riez-vous ? à quoi pensez-vous, bande de petits vicieux ? » Les hurlements redoublent... (« c'est vous, M'sieur ! c'est vous! ») Concours de faux pets.

    On se lasse avant lui ; mais un beau jour un vieux gaz lui descend le rectum, au Moil'nœud : il entrouvre la fenêtre, il se lâche sournois - et hop, le petit coup de vent coulis bien traître qui rabat tout vers l'intérieur – et d'un seul coup d'un seul tous les gars du premier rang comme un seul homme qui se remontent leur col roulé sur le nez - ah la vache... ah l'enculé - tous étouffés sous le tricot - admiratifs, tout de même. Et moi je ne les détestais pas trop les garçons du premier rang. Moins beaux, mais plus francx. « Vous êtes tous là à me regarder avec vos yeux en anus de mouche". La fille Braillard, bien forte en gueule : « Je vous emmerde ! - Torchez-vous mon amie, torchez-vous." Tout le monde s'est foutu de sa tronche, elle l'a fermée ; le Principal – pas de majuscule ; « principal » suffit - appelait ça « les cours à la C. » - ce principal portait plus ou moins sur le dos sa déprime - peut-être une pédophilie larvée – allez savoir : il ne m'a jamais inquiété (la fille Braillard, pour en revenir à elle, s'imaginait que le but d'une femme, c'était de rendre un homme heureux : « Détrompez-vous ! » lui disais-je (féminisme oblige...) « on n'y arrive pas ! » - en définitive, elle avait raison).

     

    Ne fais pas aux truies...

    Je raconte (inventée par moi, mais chacun prétendra le contraire) la blague immonde du grand con de puceau de paysan qui n'y est jamais arrivé avec les filles (je mime). Alors comme il garde les truies dans la prairie, il se dit : « Tiens, si je me faisais une truie ». Il baisse le falzar, et hop (je mime). A ce moment-là le fermier patron, dans sa ferme, regarde sa montre : « Mais qu'est-ce qu'il fout? » Il va voir, il trouve le puceau en train de (je mime). Il s'enlève la pipe de sa bouche : « Ah le salaud ! » Il baisse à son tour le pantalon (je mime) et s'encule d'un coup le commis qui gueule « Aaaaah !... » et le patron le lime bien à fond en décrétant (je mime) « C'est bien fait ! T'as qu'à pas faire aux truies c'que tu n'veux pas qu'on t'fasse ! » Alors on a ri.

    Après ça on évoquait l' « Évangile selon saint C. » (je m'appelle C.) ; c'était, je le précise, au réfectoire des profs : le grand moment du collège, le seul truc vraiment marrant, c'est la cantine. J'en rêve encore, la nuit, des cantines ; des cours, jamais. Ou en cauchemar. Lorsque je me suis hasardé à ressortir la truie aux élèves, curieusement, ils ont moins ri que les adultes. Manque de références bibliques, probablement. « M'sieu, j'ai fini ! - Tirez la chasse. » Dès la sixième, systématique... Ça passait pour une audace folle... A l'époque... Ça le redevient. On rebrûlera les anormaux. Il y a des journées sans alcool, sans tabac, sans autos. J'ai entendu qu'il y avait aussi une « journée sans humour ». “Vous avez été légendé, Monsieur, légendé ! » - c'était au salon du livre de Nantes - remplacé par celui du gode - pas un élève pour se faire dédicacer mon premier ouvrage... Que sont mes enfants devenus... « et tant aimés » ? Tous ces gens de 44, 46 ans, sombrés corps et biens dans l'immense melting-pot de l'Ille-et-Vilaine...? C'est grand, l'Ille-et-Vilaine... Est-ce que ça serait une si bonne idée de les rechercher sur internet ? si j'ai servi à quelque chose ? ...si ça a vraiment existé ? Certains me recontactent en effet. Que j'ai oubliés. J'aurais aimé assister à l'un de mes cours – mais que de procès en perspective, si cette pochade que j'écris par extraordinaire atteignait les rayons de librairies...

    Immunité

    L'hiver on étouffe près du radiateur. À présent les classes sont bien chauffées, il y en a partout des radiateurs... Toujours au premier rang un enrhumé me fait ouvrir, fermer, rouvrir la fenêtre. Il me graillonne dessus, il me tousse dans la gueule. Je n'ai jamais été malade : vacciné.

     

    Vannes sévérement réprimées par la loi.

    Moil'nœud tient absolument à passer pour homo, du moins pour expérimenté. A Dolmessac, il passe tout un trimestre à minauder du cul avec une voix de tapette, sans débander. Et cela, dans une seule classe sur quatre. A la rentrée de janvier, d'un seul coup, voix normale. Les élèves : “Vous savez, M'sieur, on vous détestait, au premier trimestre.”

    Il faut trouver le mot "génie" : "Pensez à moi et à une marque de lessive – ("Génie") – trois filles au fond qui hurlent : "OMO, Monsieur !"

    Une fille, hargneuse, les dents serrées, me traite de pédé : "Mademoiselle, c'est où vous voulez, quand vous voulez..." La fille d'un seul coup écarlate.

    La bande dessinée où un touriste se fait enculer par un nègre (ce sont des filles qui me l'ont offerte) : "Il y a une inexactitude ; ça ne fait pas mal." Les deux filles font exprès de ne pas se regarder ; il sait laquelle des deux pourrait dire à l'autre : “Tu vois, ça ne coûte rien d'essayer.” Ah les filles, ah les filles... « Poil à la crête » ; la fille Braillard à sa voisine, avec geste à l'appui : « Tiens, c'est vrai, ça me fait comme une crête, là... » Adoration des filles de quatrième. Pour leur spontanéité. Leur franchise. Leurs branlettes portées à même la gueule. Mais à dix-sept ans, pas un jour de plus, elles se mettent leur masque de Femme. C'est fini. En avant pour la langue de bois : « Oh mais pour faire l'amour il faut que je sois très, très amoureuse ! » - pour te branler, Madame,

    t'es amoureuse de qui ? - Oh mais c'est pas la même chooooose ! » me dit un jour une maîtresse de 28 ans - pas une ancienne élève - je ne l'aurais pas supporté ; elle se branlait bien, d'ailleurs. En gros plan. Super.

    Saint Absurde.

    Sur un texte de Bosco (“Les sangliers”, du Mas Théotime), une heure de pur délire, de gigantesque bordel non-stop... Facile : appliquer aux sangliers tout ce que l'on peut dire sur des automobiles. Les sangliers à clignotants, avec gestes à l'appui, bruitages motorisés... « Des exercices de bruit », qu'ils disent, à l'institut de formation – eh, c'est ce que j'ai toujours fait ; bien avant vous. Et d'autres avant moi. Vous savez, à écouter bien calmement, sans rire, les sketches des professionnels, l'on s'aperçoit qu'ils ne contiennent presque rien de véritablement drôle ni profond. Trois grimaces, trois bégaiements, quatre jeux de mots approximatifs - et c'est dans la poche. Le tout est de créer une atmosphère, une complicité.

    (chercher aussi "vos agissements...")

     

     

    Catalogue , suite

    Mazzini, au fond de la classe, derrière deux filles plantureuses “Je vous vois là comme un médaillon entre deux seins” ; c'est lui qui parle de “la” brosse à dents familiale. Toute la classe se récrie d'horreur - le drame, plus tard, à la maison ! C'est ainsi que j'ai réussi à persuader de ne pas laisser un garçon dormir dans le lit de sa mère, car il n'y avait rien de tel pour le rendre pédé ; tout le monde avait protesté, mais j'espère qu'on en a tenu compte. En compagnie de mon collègue Duboncœur nous ramenons ledit Mazzini chez lui avec des vannes du genre : “T'habites Bourg-la-Reine ou t'habites Choisy-le-Roi ? t'habites à combien de Tours ? t'habites au Cirage ?”- et lui, outré, ravi : “Oh ! Monsieur ! oh ! Monsieur !” Un peu plus tard, je trottine derrière Duboncœur, 2m 10, en déblatérant des vannes de cul : "Ça ne m'intéresse pas" dit-il en accélérant - je suis tout désappointé : il a cru que je le draguais. X

    Arriver par-derrière, saisir l'élève par le coude et lui sortir, d'un ton pénétré, désignant les cuisines : "Piccolini ! - Oui M'sieur ? - Ça sent la pomme de terre... " Je l'engueule parce qu'il brûle des rats dans des cages de fer en les arrosant d'essence, mais il est absent ce jour-là. Je l'ai redit, cette fois-ci devant lui : “On les voit se tortiller, hurler - mais » - avec le plus grand mépris - ce ne sont que des rats ! - Ils souffrent ! je hurle, hors de moi. Il cesse de le faire. Il est à présent pétrochimiste. Ça brûle bien, le pétrole. Il m'a écrit dernièrement. Pour me relater un excellent souvenir. Avec Paladier. Un brave rougeaud, que tout le monde surnommait Gigot. Son père est venu me voir : je m'associais aux moqueries de ses camarades. À ma plus grande honte, je ne m'en étais même pas rendu compte...

    Un jour, Piccolini lui souffle  : « Vautours !... vautours ! ». Il répète : « Vautours... ». Moi, glacial : « Où voyez-vous des vautours ? Paladier, zéro. » Alors il se retourne vers Piccolini, mélodramatique : « Salaud ! » Son père mourut l'année suivante. Les pleurs de Mme Paladier quand j'évoque son mari amputé des deux jambes par une locomotrice ; le cœur n'a pas tenu ; il et mort alors qu'il y avait un "espoir"...Elle sanglote : « Excusez-moi », je lui tiens les mains : « C'est normal, c'est normal »... ...C'est le fils qui avait reçu le coup de fil de l'hôpital annonçant le décès de son père... Ce serait lui, le fils, GLOMOD dans Omma, île maudite. Dernièrement rue Le Bastard je croise un beau brun jovial. «Céla».

    Je ne me souviens pas de lui. Prudemment, j'esquisse mes grimaces. « Céla, poilade ! » Il me le rappelle. Et de me rappeler telle gueulante que je faisais pousser à la classe, à propos du prof de gym – dont ma foi je ne me souviens plus : M. Bordage. Je braillais, emphatique : « Allah... » et la classe s'exclamait « Bordage !!! » J'appelais ça « les pirates ottomans ». Il se marrait, mon ancien potache, en précisant tout de même que mes cours étaient « formidables ». Alors, devant l'anonyme bien-aimée qui l'accompagnait, j'ai incliné ma rondelle occipitale : « Avec ma plus profonde modestie... » Mais je ne me souvenais plus de rien ni de personne. Je devrais réclamer, si je suis reconnu, le rappel d'une connerie, d'un incident - j'imitais aussi M. Combrac, aussi minuscule que sa voix était forte, un véritable stentor – les incisives en éventail, les bras comme greffés directement sur la tête – et l'accent de Toulouse-Blagnac : « Monsieur, encore M. Combrac ! » et je remontais les épaules directement greffées sur le crâne, j'écartais mes petits bras courts et je me mettais à crachouiller en toulousain de cuisine...

    Une fois, j'appelle une jeune fille du charmant surnom « ma loutre en sucre » ; toutes les autres d'exploser de rire : c'était la dernière de la classe que je n'aie pas encore appelée ainsi...

    Refoulements

    Salle des profs. Un collègue, sur le panneau d'affichage, vend un fauteuil ; j'écris au crayon «transformable en vrai teuil » ; certains apprécient, d'autres pas du tout. Cela me rappelle une

     

     

     

    boutique de jeunes vietnamiennes parlant d'enfiler je ne sais quelle pincée de papier dans je ne sais quelle réglette en plastique ; et moi de susurrer :“L'enfilage, vous savez, ce n'est pas mon truc.” Dans mon dos, deux clients : “Je trouve ça très fort. - Non, moi je n'aime pas les gens “comme ça” - « comme ça » nuls ? ou « comme ça » pédés ? Placer ici l'inconvenance du sieur P., dé, fourruré de frais, qui m'arrache un collègue des bras  en pleine conversation :  Excuse-moi, c'est urgent » - excusez-moi, Monsieur P., c'est vous qui êtes vulgaire dans cet établissement, pas moi. » Je ne l'ai pas dit.

    Je n'y ai pas pensé ; toujours Jean Rochefort dans Ridicule. Et puisque nous en sommes aux enfilades : un collègue de Prahecq, puceau nasillard, se stupéfie à grand bruit je connaisse Prahecq, son village, au fond des Deux-Sèvres... Il me dessine je ne sais quel un itinéraire sur une feuille de papier, je lui répète, enthousiaste : « Vas-y, mets-moi tout, mets-moi tout ». A ce moment j'aperçois du coin de l'oeil un certain sieur Boulaouane, pédé de service, tout tortillé de haut en bas comme un lombric sur un hameçon : «Monsieur Boulaouane, vous êtes obscène ! » et lui de s'esclaffer : «C'est vous, cher Monsieur, qui êtes obscène ! » Le même, dans un bistrot, faisant allusion aux mœurs supposées du lycée : « Il règne à Ankara, mon cher ami, une atmosphère orientale ! Orientale... » Le même aussi disant : « Je sais le hongrois, le turc, l'arabe », mais refusant l'anglais, trop vulgaire.

    Son arabe à mi-voix semble d'ailleurs ne pas avoir dépassé la phrase « Je sais l'arabe ». Le même Boulaouane enfin, entrevu au dernier repas de fin d'année, nous tourne le dos d'un coup et pour toute la vie, parce que j'ai fait reprendre en choeur à toute la table : « Boulaouane, gentil Boulaouane, Boulaouane je t'emplumerai » - à cela tiennent donc les séparations définitives, et l'omniprésence de la mort - à grand renfort d'emphase...

    Un jour mes élèves m'ont emmuré : ouvrant la porte en fin de cours, je suis tombé nez à nez sur un mur de moellons ; de l'extérieur, dans le couloir, devant ma porte close, toute une fine équipe, dans le silence le plus total, avait transporté, puis méticuleusement disposé, empilé jusqu'en haut sur papier journal amortisseur les parpaings d'un chantier tout proche Du grand art. Une pionne est venue me glisser, par une fenêtre entrouverte : « Monsieur C., faites bien attention en ressortant ». Toute la classe est repartie par la porte du fond. C'est véritablement le meilleur, le plus exceptionnel et le plus élaboré des canulars qu'on m'ait jamais monté - avec un autre, de filles cette fois : au début donc du cours, baratineur, dragueur, je tire machinalement vers moi la chaise de sous le bureau.

    J'aperçois alors, bien en évidence, un œuf au plat, bien étendu, bien dodu, sur le bois de mon siège. Je repousse le tout, feins de n'avoir rien aperçu, décidé à finir l'heure en position debout. Mon cours se poursuit ; jamais je n'ai observé d'élèves aussi attentives. Puis, fatigué, machinalement, je me suis assis de tout mon poids sur l'œuf. Vous décrire l'énormité de l'éclat de rire qui secoua la salle jusqu'aux tréfonds du rez-de-chaussée relève de l'épique. Je me suis torché le cul avec une éponge : du délire.

     

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    J'aimais à répéter : « C'est tout de même bien grâce à moi, une fois par jour, que vous pouvez vous sentirs supérieurs" – d'où ma surprise de recevoir d'un ancien élève, jointe à l'envoi de sa première pièce représentée, une lettre spirituelle, où il me déclare que je lui ai révélé ce qu'était le français et la littérature – assurément pas avec les « nouvelles méthodes » (une jeune comédienne (Alcmène de Giraudoux !) déplorant devant moi que le français n'avait plus rien, mais alors plus rien à voir, dès l'année 42, avec le français. Bande d'assassins.

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    Je défends les petits

    Un grand dans un coin de classe tabasse un petit. J'ai justement à même la poche un fromage dégueulasse, bien serré, puantissime, relief incongru d'un repas solitaire. Je frappe sur l'épaule du grand qui le temps de se retourner se prend le calendos en plein crâne : "Camembert disciplinaire !" ... Six mois plus tard, dans le train : “Tout de même, il y a des profs qui ont un grain, c'est pas possible. L'autre jour un élève s'est pris un camembert en pleine tête.” Assis juste à côté, je me pisse dessus en serrant les lèvres à me péter les mâchoires... L'élève portait le nom magnifique de Weininger, et se faisait prononcer à la française comme souvent les Alsaciens : Ouenninjé, ça faisait d'un con...

    Je défends les filles aussi. Dans une classe de seconde il est un garçon, appelons-le Robert, d'une rare impudence. Il arbore à l'égard des grognasses le mépris qu'on réserve visiblement aux tas de viande avec un trou au centre. Les filles le détestent de toutes leurs forces. Je fais l'appel : « Mlle Lehrmann ! » - j'entends alors bien distinctement notre Robert, suffisant, poissard, qui me la désigne du pouce par-dessus l'épaule : « C'est la grosse, derrière ». Pure calomnie, mais là n'est pas la question. J'hésite un quart de seconde – en début d'année, tout de même – et je lâche : « Tu parles de la grosse que t'as dans le derrière? » - toutes les filles, debout, hurlant, dansant, me font une gigantesque ovation.

    Fusillé, le Robert. Je ne l'ai plus entendu, le Robert. Juste, de loin en loin, le rictus antisémite de rigueur. A rapprocher d'une certaine collègue d'arts plastiques, mouchant dans les grandes largeurs un grand escogriffe qui déconnait en classe pour épater les gonzesses. Ma collègue s'interrompt : "Vous êtes comme les dinosaures, savez-vous ?  - Ah oui M'dame, et pourquoi ? - Une toute petite tête, avec une grosse queue. »

     

    Mes hontes

    Le dénommé Montier m'exaspère, multiplie les réflexions aigres, puis insolentes, puis méprisantes. Il cherche l'affrontement : je le tabasse. Montier frappé danse et pleure. J'apprends plus tard que son père le bat violemment chaque jour à coups de ceinturon. Qu'est-ce que j'ai fait, mon Dieu qu'est-ce que j'ai fait. Ongadeau a compté 26 coups – pas une plainte extérieure, pas un écho. Il ferait beau voir cela à présent. ...Pour avoir été reconnu à l'extérieur et quelque peu chiné dans une cabine téléphonique transparente, je hisse dès le lendemain Jean Dubert sur une estrade, le désigne avec véhémence à la vindicte publique, pointant sur lui au sein de Dieu sait quel bordel ambiant un doigt vengeur : « Regardez bien cet élève ! Il a fait la chose la plus ignoble qui soit, », etc.

    Plus tard, accompagné d'un camarade, il vient me trouver à la fin d'un cours : “M'sieur, pourquoi vous m'avez fait monter sur l'estrade?” Je bredouille « l'incident est clos ». Il s'est retiré en grommelant. Je l'ai traité ensuite comme n'importe quel autre, mais cela n'aura pas suffi. Moi aussi j'ai esquinté. Nguyen-ti-Thang, toute seule en fin de classe : « Monsieur, vous m'avez fiancée à tous les garçons de la classe, successivement. - Vraiment ? - Oui Monsieur. - Je ne m'en suis pas rendu compte. Je vous demande pardon. Je ne le ferai plus. » Elle a tourné le dos, grave et décidée : justice était faite. La métisse Schliff, ignoblement donnée par moi en exemple d'un teint olivâtre (chacun s'étant retourné pour la dévisager), m'épingle plus tard devant tous pour qualifier, longuement, ma couleur de cheveux : « Filasse... » Bien fait pour ma gueule.

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    Pour la fille Puttemans («Puisatier »), je me suis abstenu toute l'année de la moindre plaisanterie. Je l'aimais passionnément, je l'ai presque demandée en mariage : “Monsieur," m'a ré pondu sa mère qui prononçait avec apllication « P't'manns » à la néerlandaise, "je suis juste venue vous parler de ses résultats scolaires” - sa fille était l'une de ces incarnations même de la Grâce que les grandes brunes à peau nacrée incarnent si souvent ; se prosterner, l'effleurer peut-être, savourer les premières caresses, puis, impassible, de dos, décharger si profond que les cris s'y étouffent - car si transpercée qu'elle soit, nul jamis ne saurait la posséder. Ce sont précisément de telles incarnations, subies de plein fouet, qui pourtant prennent des notes à même leurs classeurs. Qui s'expriment à haute voix dans vos cours, ce que l'on appelle sur les bulletins "participation », sans que jamais votre adoration puisse concevoir la moindre reconnaissance ; mais bienheureux soit celui qu'elle baisera. J'ai lu que la beauté n'apporte bien souvent à ses bénéficiaires qu'une intense mélancolie. "Mademoiselle" murmurais-je à l'une d'elles qui par désoeuvrement contorsionnait devant moi son visage, "vous pouvez faire toutes les grimaces que vous voulez, vous ne parviendrez jamais à vous enlaidir" - "Te rends-tu compte" s'exclama sa camarade "du compliment qu'il vient de te faire ?" - non. Puis un jour un tonneau est venu me voir : masse goîtreuse taillée dans le saindoux - n'avais-je pas traité par exaspération de conne une autre encore de ces filles "descendues du ciel" - et tandis qu'à mon tour face à la baleinière génitrice j'usais de tous mes charmes afin de l'égarer sur l'objet même de sa visite, je m'interrogeais sans fin sur les gouffres insondables de l'hérédité.

    Demoiselle à qui je murmurai le jour suivant renversé sur mon siège qu'elle contournait pour gagner sa place vous êtes l'incarnation même de la féminité. Trois semaines plus tard elle fit son entrée griffée au front de cette double entaille verticale ou "griffe du lion" qui autrefois passait pour la marque du mal. Jai pensé ce n'est rien ou bien j'ai mal vu. Puis le front s'épaissit, ses yeux se bridèrent. A la fin de l'année ces traits si diaphanes s'étaient inexorablement fondus sous une peau peau d'orange qui fit d'elle à jamais la reproduction de sa mère... Etait-elle avertie (à ton âge j'étais comme toi). Dans quelles affres fatidiques vit-elle s'abîmer jour après jour la porcelaine de son teint sous la plus terne et granuleuse faïence, sans rien qui pût jamis faire soupçonner sa beauté engloutie...

    Je n'ai jamais pu, su, voulu, modifier ma façon d'enseigner, d'être, ni de vivre. Préparer des cours, donner des cours, acheter la bouffe, poster mes griffonnages à des éditeurs arrogants, tirer ma vie de famille. Cours, promenades, fuites - copies, cours, vexations, exercices de calme ; chahuts, corde raide, corde raide, télé du soir - comment pouvais-je – mettons - réussir l'agrégation, changer de profession, rassembler toutes mes forces ? ...quelles forces ? où cela, des forces ? « Mais je ne sais pas, moi, quand on veut que ça change, on s'en donne les moyens ! » - quels moyens ? « y'a qu'à » ! « le taureau par les cornes » ! ...et allez donc... - mais je bossais mon vieux, je me débattais, je vivais, vous pouvez marner, vous, 5h de rab après les cours en prenant sur votre sommeil ? ...vous le feriez...? sans blââââgue...

    ...Sans vous soucier de votre femme, sans regarder la télé, au bureau toute la soirée jusqu'à 23h sans visite ni promenade ni vie sociale ? « ...et je l'ai décrochée, mon agrég ! » - et tes élèves, ils ne t'ont jamais semé le bordel pendant toute la journée, et tu étais copain avec le Principal et les parents d'élèves ? Et en rentrant complètement claqué tu ne retrouvais pas de femme dépressive à crever - « change donc de partenaire ! » - ah oui ? comme ça, comme d'une paire de chaussetttes ? ...vous vous sentiez aimés au moins ? confiance en vous peut-être ? - moi non. Désolé. Ça vous la coupe mais c'est pareil. Et je viens me plaindre (« Ne viens pas te plaindre ! ») - mais si. Et je vous emmerde.

    Je me plains de n'avoir pas eu la force, de ne pas avoir résolu vos équations de fachos style « quand on veut on peut » - et comment on fait nous autres, alors ? Mais vous faites ce que vous voulez, chacun sa merde, je m'en bats lek ! Tenez, essayez d'arrêter de fumer un peu, juste comme ça, pour voir, et après vous pourrez parler. Quant à moi, oui moi, moi moi moi, le looser, je sentais les mois, les années me cavaler sur le dos, 42, 43, 44 ans, dès septembre je guettais la Toussaint, Noël dès la Toussaint (vite, vite, retour à Rennes), Mardi-Gras dès la rentrée de Noël (vite, vite à Rennes), Pâques à partir du Mardi-Gras (vite à Rerennes) - et ne pas oublier ses parents d'Orléans - « On ne te voit jamais, on est bien malheureux, et ta fille, elle est de qui, hein, elle est de qui, ta fille ? ») - la vie filait comme l'eau sale par le trou de l'évier. Et c'est ainsi pour tout le monde et je vous emmerde. C'est de l'humour. Si peu que je modifiasse ma formule, mon approche - les enfants se rebellaient. Nous n'étions pas encore au temps où les parents, le verbe haut, venaient vous expliquer votre façon d'enseigner, de vous comporter, d'être, en somme. Ils vont participer aux cours. Nous verrons ce qu'ils en pensent. Quant à moi, en ces temps-là, ne pouvant changer quoi que ce soit, en dépit des gâteux de la vieile école, je me contentais de prendre un mois de congé par an, pour fragilité nerveuse ; ça me faisait un bien... fou, et l'Etat n'en est pas mort.

     

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    Adieu Lycée Palladino d'Evreux, l'horreur. « Voici la clé de votre classe ». et c'est tout. Ma haine immédiate, viscérale, de ce lycée de garçons. Je déteste les garçons, cons et vulgaires. Mme Jardy me demande si son fils ne pourrait pas travailler, tout seul, au fond de ma classe ; il paraît que je ne fais que rigoler. Je ne m'en souviens pas. Ça doit me couler de la gueule comme du fiel. Elle dépense des fortunes, la pauvre mère  : tous ses enfants “réussissent leurs études” ; elle envisage même un cycle court pour le petit dernier. Mais préfère qu'il travaille en classe au lieu de m'écouter. Il faudrait savoir. J'essaye de la dissuader. Il a désormais 55 ans, le fiston. Ma rage à sillonner les environs sur mon 40 cm cubes, dès que j'ai trois quarts d'heure devant moi. « Tu nous les casses, Trey ».

    C'est vrai qu'elles étaient nulles, mes vannes. Je vais un jour à la piscine, sur l'insistance de ma femme. Des jeunes en maillot s'approchent du rebord : « Hein M'sieur, qu'vous nous aimez pas ? » Nous écourtons la baignade. J'apprends plus tard qu'un juge, un préfet, un flic, ne doivent se baigner qu'à la ville voisine, pour éviter toute avanie. Voir un élève hors contexte me rend infiniment gauche et vulnérable. Voûté. J'avais dit, en classe : « Déva, lisez » - pas fait exprès. Ça arrive. Rigolade. Je le retrouve sur un quai : « Déva, c'est vous qui avez pété ?  - Ecoutez, vous n'aimez pas qu'on vous parle en dehors des cours, alors, foutez-moi la paix » - quoi ? ce quatrième, qui me parle sur ce ton, éprouve donc des sentiments ? se vexe ? de quoi se mêle-t-il ? ce morveux ? Bien fait pour ma gueule –« T'étais moins fier, l'autre jour, à pousser ton Caddy ! »

    A Beulac une fois, remontant par jeu le long couloir des caves sous toute la longueur de la barre (des perrons souterrains marquent, à intervalles réguliers, les remontées aux rez-de-chaussée) j'avise à l'autre bout, immobiles, côte à côte, deux de mes escogriffes les plus infects. Chacun de mes pas les rend plus clairement reconnaissables. Si je rebrousse chemin, ils vont se foutre de ma gueule. Alors j'avance, de plus en plus rabougri, quasi cassé en deux, sous leurs rictus ; paniqué, vaillant, ratatiné. Le lendemain matin l'un des d'eux, Gastro, me demande ce que signifie en portugais à mañãe de mañãe - “...demain matin ?” - il se retire, satisfait.

    Plus tard, ailleurs, à la sortie d'un tabac, je me fais agonir de sarcasmes par le patron - dans le dos : « Ah, on fait moins l'important, maintenant ! » - j'ai senti sur-le-champ que si j'avais eu le malheur de me retourner, je n'aurais pas su maîtriser mes traits. Revenir sur mes pas, noblement, reposer mes achats sur le zinc, glacial : « Je n'en veux plus. Gardez votre argent » - je suis reparti sans le moindre commentaire - pour ne pas me faire cracher à la gueule.

    C'est ça, le peuple.

     

    Prodigue

    Je lance à la volée dans la cour une bonne poignées de "pièces jaunes". Certains sixièmes me les rapportent avec respect, je dis cadeau ! ils me remercient. Plus tard, l'un d'eux, passé surveillant, ceinture noire, me rappelle qu'une bousculade avait failli le jeter sous un bus. Il me rappelle aussi ce dialogue : « Un fusil, c'est fait pour... - Fusiller ! - Une mitraillette," - la classe, en choeur : "Pour mitrailler!" - Un canon ? - Pour canonner ! - Et un tank ?" – gigantesque éclat de rire "Pourquoi rigolez vous bande de petits vicieux?  à quoi pensez-vous donc ?  - C'est vous M'sieur ! c'est vous !" - hurlements, hilarité générale - le genre de truc qui me vaudrait aujourd'hui mise à la porte et trois mois fermes les fers aux pieds. Imbéciles. Comme disaient des correspondants allemands : "Un prof comme ça, chez nous, c'est la prison, ou l'asile" - jawohl !

     

    X

    Mon collègue Treter raconte ce qu'il a vécu : « Votre nom me dit quelque chose ; je n'aurais pas eu votre frère par hasard, autrefois, dans ma classe ? - Non Monsieur ; c'était mon père. » A frémir. Il aimait chiner, le père Treter, refourguant ses trouvailles sur la place, derrière les remblais du chemin de fer. « A l'école coranique, si vous disiez le dixième de ce que vous me dites, c'est à coups de bâton qu'on vous corrigerait. » En ce temps-là, les plaintes pour racisme ne se déclenchaient pas pour gagner de l'argent ; témoin ma prof d'histoire de 3e, sèche comme un coup de trique : «Je m'appelle Mickelson, mais je tiens à préciser que je ne suis pas israélite ». Je l'aimais beaucoup ; mes camarades, non : le lycée Garibaldi de Bucarest comportait un tiers d'Occidentaux, un tiers de Roumains, un tiers de Séfardim. L'année précédente, engueulant un juif et un musulman, elle avait sifflé : « Vous n'êtes pas de la même religion, mais vous êtes bien de la même race ! » - Davidonn s'est dressé comme un ressort : «  Suivez-moi chez le Proviseur, pour répéter ce que vous avez dit !" Elle s'en garda bien. C'était un excellent professeur.

     

    X

     

    Je m'aperçois que désormais mes souvenirs de lycées s'emmêlent à ceux du vieux prof. Comme si en effet je n'avais jamais quitté l'école. Mais j'ai vécu ma vraie vie - n'en déplaise aux obscènes revendications des parents qui firent un beau jour une ovation (style "Bal des Vampires") à leur tribun : « Les profs ne préparent pas à la Vraie Vie !" (on va leur montrer, nous autres!) (...à remplir un chèque ? à cocufier sa femme ?...) - mais c'est quoi, la Vraie Vie? ...celle d'un épicier ? d'un gendarme ? d'une infirmière ? soyons fous : d'un prof ? J'ai lu dernièrement, sous la plume de ce dandy qui traîne dans la merde ceux qui l'ont formé : « Les professeurs du secondaire, qui n'ont pas connu la vie mais s'imaginent l'avoir connue... » - pauvre con. Si la « vraie vie » en effet c'est ce bac à sable, où tout le monde s'assomme à grands coups de râteaux en se comparant la quéquette, je me flatte, je me targue en effet, je me glorifie de n'avoir jamais voulu la connaître - il a l'air complètement à côté de ses pompes - la Vraie Vie où tout le monde « se bat pour son bifteck » comme aux plus beaux jours de l'âge de pierre...

    J'ai même ouï parler d'une association dite caritative refusant systématiquement les profs, « parce qu'ils croient tout savoir et ne savent rien faire ». Assurément, je n'estime pas nécessairement cette corporation et je m'en suis toujours senti marginal. Encore m'a-t-on asséné que j'en présentais toutes les caractéristiques : intonations, expressions, sujets de conversation – mais je ne suis pas "un prof"...

     

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    Un fou

    Je descends dans la cour en serrant contre moi le porte-manteaux chromé à patères de la salle des profs ; je fais semblant de poursuivre les élèves avec cet engin : « Gourou gourou! » - tous se tassent peureusement aux quatre coins de la cour en détournant les yeux - « gourou gourou ! » Quand je suis remonté, Zakoski, prof de maths, me dit : "Tu as des troubles cons portementaux". Je suis mortifié d'avoir manqué ce calembour éclatant. Aujourd'hui je n'y couperais pas de l'asile, direct... Zakoski est un grand homme ; c'est lui qui m'initie au maniement d'une machine à écrire électronique. J'admire ses deux enfants, métis polono-bambara de grand-mère vietnamienne : ils sont couleur vieux bronze - magnifiques. Il me répète : « Tu baisses ». Les collègues me demandent pourquoi je traverse la cour dans un ample manteau, rogue et solennel : « Je m'exerce à marcher avec distinction. - En effet ! c'était très réussi ! » Et nous finissons par nous foutre de ma gueule. Theillol, directeur adjoint, se vautre sur la table devant moi ; puis il se redresse pour aller aux toilettes en beuglant : « Tiens ! Je vais aller me vider la bite ». Je me rends compte le lendemain qu'il a très exactement repris mes gestes et mon propos fleuri, sans avoir voulu m'engueuler autrement que par cette sanglante imitation.

    Theillol fut l'un des seuls administratifs à bien gérer les fous. Il me proposa de confisquer à mon profit tous les cours de latin, à faible effectif. J'ai refusé : question de solidarité - il me dispensait déjà des classes de "transition" ou "pré-professionnelles de niveau" (CPPN) où les "élèves" entrent en classe en se cassant la gueule. Theillol était un chasseur. Mort peut-être. M'avait conseillé un oto-rhino, Salem. Je lui dis : « Il ne serait pas un peu juif, par hasard, ce Salem ? » Et lui, ouvrant les bras, l'accent pied-noir au couteau : « Que voulez-vous, Monsieur C., il n'y a qu'eux ! il n'y a qu'eux ! » Dont acte... Theillol fut l'un des rares membres du personnel administratif qui m'ont permis, par leur hauteur de vue, par leur connaissance de l'humain, de connaître quelques adoucissements. Qui m'ont permis de tenir. Je le remercie de tout cœur.

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    Un fou, suite

    Je lance mon pied au cul d'un sac à dos en imitant Johnny : “Ah que cou-cououou...” - deux quatrièmes regagnent leurs salles en hoquetant de rire, titubants, écroulés l'un sur l'autre. Je reproduis dans un couloir, rien que pour moi, la démarche cahoteuse du Gnome à la hache dans Le Bal des Vampires : démarche de gorille, grognements baveux, décalage latéral du bassin, trottinement terrible de La Belle et la Bête ; deux collégiennes que je croise en perdent le souffle au point de s'étayer l'une à l'autre pour ne pas s'effondrer de rire.

    Réunion parents-profs ; deux mamans me repèrent : “On va suivre celui-là, il nous mènera dans la bonne salle” - je suis juste en train de me précipiter aux chiottes. Je leur jette par-dessus l'épaule : “Là où je vais, ne me suivez pas !” Drôle d'effet d'entrevoir deux femmes étouffant de rigolade au point de se tenir aux épaules en titubant.

    Je déclare en réunion : «  Etudier le latin sans faire de grec me semble aussi absurde que de faire du vélo à une seule pédale ; pour l'autre pédale, j'ai pensé aux Grecs” - silence de banquise - une seule trouve ça tordant, se retourne et s'arrête d'un coup devant les tronches glaciales de l'assistance ; plus tard j'évoque Alcofribas Nasier, alias Rabelais, « que nous aborderons en trois parties : les rats, les bœufs, le lait » - gueules imbranlables des parents – mais il est revenu, le temps du bûcher...

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    Une chanson ! Une chanson !

    Gibt's einen Stuhl da, Stuhl da, Stuhl da

    Für meine Hulda, Hulda, Hulda ? -

    “Y a pas une chaise là, chaise là, chaise là

    Pour ma Séléna, Léna, Léna » –

    ou à peu près ; mes germanophones d'Ankara trouvent ça plat : so platt Monsieur.

     Parademarsch, Parademarsch, der Kaiser hat ein Loch im Arsch ! -

    « Marche de parade, l'Empereur a un trou au cul » -  Pourquoi le Kaiser, Monsieur ? ...tout le monde ! »  - je précise : « von Preuszen ! » - les voici atterrés : on ne dit pas « von » mais « zu », « zu Preuszen », « pour la Prusse », en charge, par Dieu, d'une fonction subalterne, provisoire et révocable - « ...comme vous, monsieur ! »

    Troisième chanson : Moralès-seu, Moralès-seu ! - il s'agit du sketch de haute volée de Bénureau, Didier. Les filles me répètent « C'est pas ça du tout, monsieur ! mon frère le fait mieux que vous ! » - je m'obstine à barrir

    "toi qui aimais voyager /

    te v'là tout éparpillé" - sale mine -

    toi qui aimais batt' des r'cords / à vingt ans déjà t'es mort - tout le monde tape sur sa table - je n'ai connu le texte intégral que bien plus tard, quand je n'avais plus personne à faire rire...

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    LE PEUPLE, PUTAING CONG...

    J''éprouve une une répulsion irrépressible envers tout ce qui est peuple. “Culture prolo” me semble toujours particulièrement vide de sens : belote et pastis / Mozart et Haydn – quel rapport ? pure démagogie.

    ...Le degré zéro du slogan syndical me semble atteint par “Tous ensemble – tous ensemble – ouais ! ouais !” - avec ce hideux accent languedocien qui n'arrive pas à émettre le son « an » : tous angsangble tous angsangble - alors que j'avais pleuré, autrefois, à simplement ouïr au transistor la foule ouvrière de Toulouse interminablement psalmodier sur la place du Capitole Unité ! Unité ! Unité ! – j'en ai encore le frisson – jusqu'à ce que les chefs syndicaux se tombent dans les bras en sanglotant à la tribune - mais tous angsangmble, tous angsangble – à gerber - gnouf ! gnouf ! - suffit-il donc de beugler tous angsangble pour avoir raison ?

    ...Deux lycéennes hilares entrent donc en cours au pas cadencé en hurlant « Tous angsamgble tous angsangble - gnouf ! gnouf ! » J'adorais l'une d'elles, riche, métisse, à qui j'ai laissé entendre que vivre avec elle eût été mon bonheur pour peu que nos âges eussent concordé - tu ne te figures pas que j'épouserais ce vieux con ?  J'ai oublié son nom -dites-moi - mademoiselle - est-ce que vous ne parleriez pas l'allemand couramment, par hasard ? Ses yeux ronds : "Comment savez-vous ça ? - Parce que j'ai souvent eu l'impression d'être particulièrement bien compris. » Le latin et l'allemand présentent en effet des similitudes. Elle reconnaît que ses origines comportent également une tante autrichienne, qui l'a initiée à la langue de Goethe l'nnée de ses huit ans.

    Je me souviens de Roberte Hulafont ; jamais je n'ai dit ni entendu dire : « Il manque Hulafont ». Elle pensait que je ne l'aimais pas. En toute innocence. Hulafont était immense, osseuse, féminine comme une paire d'échasses. Mais une classe, mon Dieu - une classe...

     

    Les deux Brègue

    Je mêle souvenirs d'élève et de prof. Le premier Brègue était un grand dégingandé, rouquin, fils du commissaire, viré d'un lycée à l'autre, Laon ou St-Quentin, alternativement. Il jouait du saxo. Toujours la même phrase de jazz. Je l'ai poussé de tout son long dans une flaque bien boueuse. Les autres, à l'abri sous le préau, m'encourageaient, m'acclamaient ! Hélas, chevaleresque, je lui ai tendu la main pour se relever. Il m'a reflanqué la rouste, outragé de sa première défaite. L'autre Brègue, c'était la fille d'un patron de supermarché, gênée par tout son fric. « Je me suis fait voler mon scooter » ; mon père : « Ça ne fait rien, tu n'as qu'à aller t'en acheter un autre ». Ce genre de gêne dure peu.

     

    « Je regarde le disc-jockey »

    C'est une chanson très naze. Je l'ai fait chanter à toute ma classe. “Les garçons à voix grave  à ma droite, les garçons à voix claire (je n'ai pas dit « aiguë », diplomatie) à gauche, les autres au milieu. Ceux à voix grave, scandez “boum, boum” ; à voix claire : “tchac, tchac” ; on essaye : boum-tchac, boum-tchac. « Ceux du centre : imitez la cornemuse, en frappant le pharynx du tranchant de la main : ouin-ouin-ouin, ouin-ouin-ouin-ouin, ouin-ouin-ouin-ouin, t'houououou , on se dégonfle ! ouin-ouin-ouin... On essaye – OK ! Ensemble à présent : boum-tchac-ouin-ouin – c'est bon ! » Les filles devaient chanter là-dessus, de l'air le plus con possible “Je regarde le disc-jockey... Allez les filles, encore plus con ! Tout feu tout flaaaaamme ! Et pour finir, l'hystérie ! Allez les filles, l'utérus entre les dents !” - épique.

    Je ne m'en suis aperçu que trop tard : il fallait les faire nasiller, les filles, à fond, comme des canes - auraient-elles accepté ? - nez en moins, quel triomphe ! du grand art, en vérité. Le fils Enten « ennteunn » (« Descanards ») se souviendra toujours de cette Grande Déconnation : “Arrêtez de vous fatiguer ! À vouloir nous démontrer - que vous nous aimez... ! » Son père vient me voir. « Souviens-toi de tes origines ! Pense à ton nom  ! » Alsacien, et juif, Enten. Je l'ai suivi dans le couloir, emboîtant mes jambes dans les siennes, vieille couillonnade de caserne, et susurrant : « Alors, on joue au docteur ? » Enten détestait les futures mémères, il les singeait, minaudant, impitoyable. Avec Küchenmeister : « Descanards » et « Maîtrequeux» - inséparables ; ce dernier rejeton ultime du fameux médecin légiste aujourd'hui bien oublié (1821-1890) ; qui s'était préparé pour une scène de Marivaux, l'un des rares garçons volontaires, puis désisté in extremis, se donnant de surcroît le toupet d'assister, au premier rang, à la représentation. Le metteur en scène l'aurait bouffé.

    « Maîtrequeux » se faisait prononcer « Kukinmestère ». Mais il reconnut que parfois, les autres membres de la même famille, les Schmahlhans, les Röcklingen, en toute tendresse et complicité, murmuraient : Küchenmaïster, à l'allemande. Il y aurait tant à dire sur cette aventure théâtrale du Lycée de Grénolas ! L'immense Goldenstein, jouant le personnage de Don Juan, se vit contraint par Bareski, notre metteur en scène, de se rouler sur une fille sur les planches ; refusant avec véhémence, il trouva le touchant subterfuge d'effectuer sa roulade hissé sur ses avant-bras pour épargner les deux pudeurs adolescentes... “Qué gratteux !” s'écriait-il au bistrot lorsque je comptais ma petite monnaie pour ne payer que ma part... Apostrophant le petit Moïse : « Eh dis donc, Moïse, tu ne serais pas un peu... juif, par hasard? » - un petit pâlot, tout racorni... je l'étouffais, ce Moïse ; les derniers temps, mes cours tenaient de la parade de cirque. J'incarnais si l'on peut dire ce genre de prof qui asphyxie ses disciples sans leur en laisser placer une. Le petit Moïse écrivait minuscule, ses dissertations tenaient en dix lignes. Comme s'il s'interdisait de penser. D'exister. Sa propre mère avait eu la douleur de perdre sa fille, suicidée à seize ans. J'ai voulu la rattraper par l'épaule, elle s'est dérobée d'un coup.

    Je devrais dans ces évocations chaotiques intercaler de profondes réflexions entre chaque anecdote ou série d'anecdotes (j'écris « sur les planches », guettant les réactions supposées du lecteur - ce qu'il ne faut pas faire n'est-ce pas) mais je ne vois pas du tout, moi, quelles réflexions faire : je ne connais que l'ennui, la peur ; la corde raide, le salto arrière, pile poil sur le fil - jamais la moindre promotion (« petit choix », « grand choix ») - toujours mal avec l'administration. Pour ne jamais trahir l'adolescence, rester de plain-pied total avec elle, cette si terrible adolescence, seule véritable dimension du monde ; c'est l'homme qui meurt, nom de Dieu, juste après l'adolescence...

    A 15 ans - puis tout compte fait 18 - je me suis solennellement juré de rester tel quel. A genoux bien plus tard sur le rebord coupant du tombeau d'Orélie, Roi de Patagonie, j'ai fait à haute voix le serment de rester fou à tout jamais. « Vous savez, vous l'auriez connu, l'Antoine, vous vous seriez rendu compte qu'il était complètement zinzin » - bien sûr, braves jeunes ploucs, aussi cons que vos pères - hors sujet mais pas tant. J'ai mené jusqu'au bout ce misérable projet de rester coûte que coûte fidèle à mes conflits ô psychiatres-z-à deux balles. J'ai toujours su que la révolte et l'inaccompli seraient le meilleur de moi, maman-ma femme e tutti quanti. M'étant trouvé chez ma correspondante à Reinosa (Espagne), je tâchai de convaincre cette grassouillette et Pepita sa sœur à quel point leur vie si docile pouvait comporter d'aliénation - l'aînée me répondit ¡ Tu eres siempre a decir profundidades ! "toujours à dire des profondités !” Peut-être des parents, pesant de tout leur poids, sont-ils indispensables à sa propre construction.

    Peut-être pas. Certains rompent, s'arrachent ; je n'en eus jamais le courage. A présent je sais à présent que mes vieux crevaient de trouilles. Au pluriel. Depuis la guerre. Ils ignoraient ce qu'on peut bien faire d'un enfant, d'un garçon. Ils braillaient. Je répliquais. « Tu étais dur, tu sais. - C'est vous qui m'avez rendu dur. »

    X

    Si on ne peut plus être xénophobe...

    Une élève italienne porte le nom magnifique de Critacci ; elle me dit : "Ce n'est pas bien beau, Cri-ta-ksi" - Elève donc la voix sur l'avant-dernière : Critátchi » - je l'aurais consolidée, cette jeune fille, ...si seulement je m'en étais avisé plus tôt... Mais Les étrangers sont nuls, Desproges, 1981 ! ...Le respect, voyez-vous, ça étouffe. Un jour, un petit Syrien tout brun faisant mine (peut-être) d'ignorer qu'il y eût un état nommé “Israël”, j'ai répliqué, de l'air le plus plaisamment outré : “Comment ! ...vous ne savez pas ce que c'est qu'Israël?” Un bon tiers de la classe éclata de rire en applaudissant - “ce que c'est qu'Israël” ! Extraordinaire complicité tout à fait improvisée – j'ai toujours été, inconditionnellement, pro-isréalien.

    Le cochon slovène

    La Turquie comprend une petite minorité de Slovènes, essentiellement urbains ; dans certains quartiers d'Ankara, les panneaux de signalisation figurent en deux langues – turc, slovène. L'un de mes garçons porte un nom germanique, Schneider, “Tailleur”, mais il tient mordicus à son orthographe slave : Šnajder. Un jour où je le fais lire, son effroyable accent transforme la langue de Molière en une atroce cacophonie de hache-paille ; je grommelle : “Eh ben mon cochon... ben mon cochon” - (“ben mon vieux... ben mon con...”) - mon Šnajder (peut-on le lui reprocher) ignore ces finesses argotiques : résignation sans fond, constat d'impuissance devant ce massacre phonétique. Soudain mon Turco-germano-slovène, jusqu'ici placide et ânonnant, laisse éclater son indignation : “Monzieur ! Che ne zuis bas fotre cochon !” Hilarité générale.

    Je la raconte encore en famille, celle-là. Personne ne s'en lasse. Enfin moi.

    Boulou-boulou

    Je me sens obligé d'intervenir, tout de même, lorsque le Portugais de service en 6e traite la petite Noire de “sac à charbon”. A vrai dire je m'en fous totalement. Les vociférations des antiracistes me semblent très exactement contreproductives... Mais une autre fois, salle 117, un petit sixième, noir, bouclé, minuscule, le vrai négrillon Tintin au Congo avec l'accent approprié, vient demander je ne sais quoi de la part d'un collègue, s'emphrouille dans ses brases. Mon Meilleur Elève (l'Emmureur aux Parpaings) l'interrompt brutalement “boulou-boulou !” - sans doute s'imagine-t-il imiter je ne sais quel langage simiesque - « euh... (comme cherchant ses mots) - boulou-boulou !” - renvoyant le sous-homme dans sa catégorie protoarticulée.

    Le petit sixième Dieu merci ne s'aperçoit de rien, recompose ses phrases en me fixant droit dans les yeux - puis se retire, poli, digne : la vexation n'a pas pris. C'est l'autre, le raciste, qui passe pour un con. Moi-même un soir, exténué, cherchant en vain une chambre à Bayonne, je m'attire la sentence tombée d'un tabouret de bar : "Le patron... euh... (ex abrupto) - il est pas là - pour bien signifier que de toute façon, le patron, pour un con de mon espèce – il ne sera jamais là. Ce premier de ma classe se montre particulièrement puant quand il s'y met : “Franchement, comment peut-on s'intéresser à ça... ta mère, « professeur de travail manuel...” Il en dégueulait de mépris. Son père d'ailleurs eût volontiers décrété «Faites des maths et foutez-vous du reste » - il en reste des comme ça.

    Pourtougaou, Pourtougaou

    “Comment appelle-t-on un cochon qui rigole tout le temps ?” Réponse : “Un porc tout gai”. Ça ne manque jamais son effet, surtout quand il y en a un, de Portugais, dans la salle. Il y a toujours un Portugais dans la salle. La mission consiste ensuite à se faire le meilleur ami du Portugais en question. Ce qui passe évidemment par le feu vert tacite de laisser traiter les Français de tout ce qu'on veut, et soi-même de con. Avec quelle conviction jouissive une jeune Lusitanienne ne m'a-t-elle pas répété, sur ma demannde « Va te faire foutre » : Vai te fudér ! - Fermé au maximum, le « é » ? - Oui c'est ça Monsieur, Vai te fudééér. Parole, elle en jouissait.

     

    Uruspur çocuk

    C'est aussi à la suite d'un magnifique ourouspur tchodjouk (« fils de pute ») lancé bien en face par un Ottoman que je me suis enfin mis à potasser le turc. Une langue splendide. Je me souviens aussi de ce désopilant face-à-face avec Djaïoun, qui me faisait répéter« T'tahhoui zzech », « encule ton âne » (« va te faire enculer ») : « Non M'sieur, c'est pas encore tout à fait ça », et je répétais, répétais, jusqu'à ce que je me rende compte qu'il se foutait ouvertement de ma gueule d'abruti. Mais celui que je n'ai pas apprécié, pas du tout du tout, c'est ce grand mollasson de Slovaque passé bien subitement de 6 à 16 (devoir fait à la maison) avec une telle proportion d'aide extérieure que je n'ai pu m'empêcher de le saquer comme un malade : zéro.

    Il est venu s'expliquer en fin de cours mais je l'ai repoussé : « Vous n'avez pas la culture nécessaire pour obtenir cette note » - « On ne laisse pas à l'élève d'autre choix que l'ignorance ou la fraude » braille par écrit l'affligeant pédagogue particulier, rédacteur à la virgule près du texte en question - qui poste illico, sous couvert courageux de l'anonymat sa dénonciation venimeuse et démocratique au Recteur - la « lettre au Chef » a toujours soulevé en moi un dégoût dégueulatif – non sans m'en avoir fait remettre une photocopie :« xénophobie », « négation de la culture slovaque » - or qui sait mieux que moi mon degré d'insondable ignorance en littérature slovenská ? n'existe-t-il pas cent fois plus de Ruthènes ou de Cosaques fins lettrés que de péteux immensément fiers d'ignorer jusqu'aux noms de Yanko Kral' ou de Hana Zelinova ? - encore et toujours notez bien, dans ce papier-cul épistolaire, l'indécrottable confusion de “culture” et de “coutumes” : quand j'achète ma baguette en effet, j'observe la coutume française ; mais en aucun cas je ne prétends incarner ma “culture”... Le fond du drame, voyez-vous, c'est qu'un tel élève ait pu se retrouver en première avec un tel niveau, pas si différent d'ailleurs de celui d'un Français dit « de souche » ; et d'ajouter pour finir, cet enculé du cul, qu'on aurait dû sans délai me radier des cadres de l'Education nationale. « Ne vous en faites pas », m'a dit le proviseur ; des lettres comme ça, le Rectorat en reçoit 20 par mois, et comme ils ont autre chose à faire en pleine période de bac, laissez tomber. » Il eut raison.

    Pour ma part, je ne me suis jamais gêné pour répéter l'année suivante, et sans aucune espèce de remords, que l'on m'avait reproché de saquer un élève en raison de son origine étrangère... Mais je n'ai jamais voulu révéler laquelle : tout le monde aurait deviné, et nous y serions encore.

    X

    Wazza

    What's up ? « comment va ? » publicité pour une bière américaine, en tirant la langue jusqu'au menton comme un malade. Au dixième de seconde pile poil suivant la sonnerie d'entrée , je me casse en deux d'un coup en gueulant wazzaaaah – sec et raide vers la moitié garçons – qui me réplique du tac au tac wazzzaaaaah - une fille, écœurée : “Fallait bien qu'il la retienne encore celle-là, tiens...”

    X

    Racisme ?

    Pour des raisons évidentes, celui que l'on repère toujours en premier dans une classe, c'est le Noir. La « minorité visible » comme on dit (je serais noir, je préfèrerais « nègre »). De même aux Antilles, pour le béké. Mon Africain du jour s'appelle Bongo. Médiocre, effacé. Je n'ai pas pu résister : peu avant Noël, je chante avec l' « accent noir » : “Bongo sapin, roi des forêts, que j'aimeu ta – verrrdûûreuh...". C'est parfaitement crétin. Il me répond “vous êtes rrraciste ; si si m'sieur, vous êtes rrraciste.” Choubert, le prof d'allemand, trouve ça « excellent ». Rien d'étonnant.  Tiyaré, Samoan, vient anxieusement me demander, en fin de cours si je suis raciste : les autres, pour se payer sa tête, le lui ont fait croire. Je l'ai formellement détrompé ; il est reparti tout triomphant.

    Un autre collègue, Lelorrain, prof d'art plastique, ne pouvait jamais s'empêcher d'éprouver les pires difficultés avec tout ce qui était tant soit peu bronzé, noirs ou arabes  : « D'une insolence !... » protestait-il invariablement. Il traitait, aussi, Satie d'"imposteur indigent". Ce prof était un personnage ; toutes les collègues ont sauté sur sa queue. Il trompait ouvertement Urbain, capitaine au long cours, jusqu'à se laisser surprendre avec sa femme au petit-déjeuner, dans le même lit. Lorsque l'épouse mit au monde une fille, chacun scruta sur le visage du bébé la ressemblance avec Lelorrain : peine perdue ; le couple ne copulait pas.

    Mais tout ce qui pouvait se faire, il le faisait. C'est d'ailleurs la même qui, après avoir bien regardé autout d'elle, un coup à droite, un coup à gauche, me susurra d'un air interloqué : « Mais... tu penses vraiment ce que tu dis ? » A quoi je répondis, tout uniment, « oui ». Elle s'écarta vivement et ne m'adressa plus la parole pendant les deux années qui suivirent. Et qu'avais-je dit, me croyant seul ? «Les femmes, c'est un sexe complètement ravagé par la masturbation » - l'explosion délirante de la vente des sex-toys de tout acabit consacre désormais cette banale évidence. Notre premier contact avait été d'ailleurs mouvementé : l'épouse Urbain s'était précipitée Il y a un fou dans l'établissement ! - Comment çà, un fou ? - Oui ! il a ouvert d'un coup la porte de ma classe et m'a tiré desssus ratatatatatatatata !  - Mais non, c'est Bernard - il est complètement dingue.» Autre évidence ; et celle-là, indiscutable.

     

    Les noms d'élèves ou les calembours impardonnables

    Deveyrac : “Jamais personne n'a fait de jeu de mots sur mon nom – Si : "de Véra Cruz". Gastro, surnommé Gastro-Entéro (suggestion d'un prétendu copain de classe). Grand fusilleur de cours. Rappels à l'ordre incessants. Plus tard : « On pouvait tout se permettre, avec celui-là... » - mille excuses - monsieur Gastro - il se trouve que j'ai aussi, tout simplement, un cours à faire... Alanic : « ...ta mère ! » – elle est sortie en trombe - j'en ai marre de vos conneries - mort d'inquiétude. On la retrouve dans les chiottes. Ce calembour débile faisait rire aux larmes mon comportementaliste de psy. Glissedent, surnommée “Tuteuleu”, parce que “Tuteuleu – Glissedent » - grassouillette, en couple désormais avec une femme - les hommes n'aiment pas les grosses.

    Le petit Léglisey, prononcé « Léglisêêê, Léglisêêê”, en référence au dessin du Canard où broutaient les moutons de Colombêêê-les-deux-Eglises... Il me répondait, à juste raison : “Colombin-in-in-in, Colombin-in”. Et surtout, ne pas oublier au fond de la classe la fille Cureton flirtant avec le fils Massœur, toujours l'un sur l'autre au dernier rang, cibles incessantes de plaisanteries fines. Je ralentissais la voix, avant de les séparer, non que je vous trouve antipathiques, mais il y a des endroits pour ça  - lesquels, bon Dieu, lesquels... Toujours bien séparer aussi les filles Lamouche et Dufossé, toutes deux vautrées des quatre seins sur la table à se dévorer des yeux en s'effleurant les mèches du bout des doigts.

    J'ai appris par la suite que les plus tendres et les plus vifs émois naissent dans l'adoration contemplative, et non des pistonnages de queue. Je dois aussi longuement me repentir pour Féranque - « Ulé » bien sûr - il l'est d'ailleurs peut-être devenu, enculé. C'est la vie. Pour le fils Pourchier, (le porcher) je me suis vaillamment retenu... toute l'année. J'ai fait admettre à tous sans difficulté que je ne lui compterais qu'une seule faute par groupes de mots, afin que, de temps en temps, il puisse obtenir sa moyenne à lui... La même année, dans une autre section, je faisais cours à Solange Porcher (jamais je ne me fusse abaissé au moindre calembour).

    Je ne me souvenais que de son nom. Je l'ai retrouvée sur Fesse-Bouc, tourmentée d'amours ratées, si pathétique et si grandiose dans sa lutte, si passionnée pour le Peuple. Ses photographies montrent une quinquagénaire alerte, meurtrie, épanouie. Elle ironise sur tous ceux qui prétendent qu'il suffit d'avoir « sa conscience pour soi » - « pauvres cons...». Elle dit que mes cours accentuaient le permanent déséquilibre où elle vivait. Que c'était un véritable bordel où je poussais chacun à « faire son numéro » (développer la personnalité de chacun ! ne laisser personne à l'écart !) mais qu'elle-même, Solange, n'éprouvait nulle envie de faire son numéro ; que mes blagues ne la faisaient pas rire, et qu'elle détestait ce ricanement permanent - « mais tu semblais si triomphant... »  Je me souviens aussi de la fille Duthil, qui crevait de ne pas baiser, à qui je conseillais de le faire, et qui me répétait : « Mais comment ? comment ? » - surtout se garder de laisser voir qu'elle aurait pu décrocher... le prof lui-même... (Si j'étais amoureux de vous, je risquerais la prison sans problème, or je ne le suis pas » (mon petit laïus était fin prêt) :  « demandez donc au premier venu, il ne refusera jamais ») - qu'est-ce que je peux bien y comprendre, moi, aux tourments des vierges...

    Que puis-je encore écrire en notre époque où telle conservatrice de musée - bac + 5, 1ère à l'INP ! - se permet, du haut de sa cuistre, de reprocher à Gauguin – à Gauguin ! - sa pédophilie, parce qu'il « dévoyait » ses petites modèles tropicales de quatorze ans ! Ô connerie, ô connerie ! Je me souviens encore des sœurs Phellip, dont la plus blonde, la plus effacée, obtint ma petite amphore d'Agde sur son trépied de fer, dont je voulais me débarrasser : arrivé en bout de liste alphabétique, je reprenais du début jusqu'au nombre 47, âge de ma mort – il n'en fut rien – je l'avais déjà interrogée la première en début d'année, selon le même procédé.

    J'aurais dû compter 47 de plus. Toute la classe lui a susurré « bravo Phellip ! » d'un ton gentiment protecteur, mais tous dédaignaient sa timidité. J'ai subi plus tard la même expression forcée (« Bravo Bernard ! »), pour ce petit lot de tasses à café pastel que toutes ces dames guignaient, et dont je me sers encore (du service). On ne m'aimait guère, à Grénolas – Grénolas et sa tour médiévale, et ce magnifique paysage, pour aller au travail comme on va en vacances... « Je me souviens » de Vladimir, grosse gueule de moujik, affublé par sa mère d'une chemise russe, l'air ahuri, la bouche ouverte et cinq de moyenne. Il m'a confié hors sujet, par écrit, sa lassitude : son exotisme le désignait comme le couillon de la classe, et si par malheur il s'avisait de répondre juste, mes collègues le complimentaient bruyamment, comme un chiot qui arrive enfin à chier dans l'axe : bravo, Vladimir ! (« pour un abruti, c'est pas mal ! ») J'ai répondu en marge que moi aussi, en classe, j'étais tête de Turc, et qu'il fallait tenir le coup. Certains pardonnent, moi pas. 

     

    Choubert

    C'est ce prof d'allemand qui, en plein week-end (ils ont tous un grain) fit venir tout exprès un ouvrier pour visser à prix fort sur les portes des chiottes les panneaux AGRÉGÉS - CERTIFIÉS - AUXILIAIRES - SURVEILLANTS. Pour les agrégés, papier parfumé, triple épaisseur, moquette au sol. Certifiés : double épaisseur, tapis de sol en jute. Auxiliaires, papier SNCF, pas de moquette, et pour les pions, papier journal et trou à la turque. Les délégués syndicaux, tous angsangble, se sont rués chez le principal, congestionnés, braillards, noyés dans la diarrhée de leur ridicule. Choubert portait toujours sur lui un tube de Lexomil. Il jouait l'homme du monde, très pincé, d'une petite voix nasillarde. C'est lui aussi qui plaqua au sol au lasso la Jolipiou, un jour qu'elle avait soûlé toute l'assistance d'un interminable chapitre sur sa progéniture ; profitant alors de ce qu'elle reprenait son souffle, Choubert lança d'un ton désinvolte : « A propos, et tes enfants ?" Jolipiou, pincée : Très bien, merci." Dans la cruelle rigolade.

    C'est Choubert, aussi, qui fit goûter à toute sa classe, en langue allemande, différentes pâtées pour chien, afin d'affiner le maniement des comparatifs... « Et ils l'ont fait, ces cons ! » Il méprisait ses élèves. C'est lui enfin qui donna une claque salutaire au Sieur Duponteau, qui tous les matins, bien à l'affût contre la cafetière, se tapait coup sur coup deux cafés bien brûlant, laissant les autres s'en disputer le fond jusqu'au marc. Choubert lui scotcha sa tasse au plafond. Tous collègues laissèrent Duponteau s'affoler à la recherche de sa tasse en jurant ses bordels de Dieu, pour la découvrir enfin, trop tard, et grimper sur sa table.

     

    La presse contre les profs

    Je me souviens de Volterra, courant chez le principal témoigner des coups infligés par Moil'nœud à son camarade. Lequel camarade était un grand con qui n'avait cessé de bavarder, 62mn par heure, affichant le plus profond mépris. Et qui accusait le prof de « ne pas faire [son] boulot » ; il te lui a foutu une putain de tarte ! mon arrogant fonce aussi sec chez le Principal, Volterra sur ses talons : « J'suis témoin ! J'suis témoin ! » Braillements hallucinants. Les père et mère dudit Volterra se fendent d'un déplacement : « Un gosse est en train de couler, et vous, les profs, vous ne faites rien ! » Pauvres cons pourris par la presse, ne vous est-il donc jamais venu au cervelas que sortis de leurs classes, les fainéants de profs sont tellement claqués qu'ils n'ont aucune envie de rempiler pour expliquer le cours qu'ils viennent de faire ? et qui ne sera pas plus compris la deuxième fois que la première ? L'aide scolaire fonctionne en Finlande ? Mais, en Finlande, bande d'intoxiqués du gland, où trouvez-vous cette meute d'ignaresqui depuis 40 ans traînent régulièrement les enseignants dans la merde et dans la presse ? on respecte les profs, en Finlande.

    Ce qui n'empêche pas deux étudiants de tiré sur tout ce qui bouge, en 2007 neuf morts, dix en 2008, « peut mieux faire» - fin du modèle finlandais.

     

    X

     

    Un jour Barran, magnifique jeune fille de 14 ans, entre en classe en me gratifiant d'une paire de bises bien claquantes sur les deux joues : « J'en avais envie ».

    Ai-je donc été si lâche de me confronter, trente années durant, avec une bande de jeunes? « Mais c'est pas des vrais ! » protestais-je, « pas des vrais! » - je m'aperçus trop tard que le fils, alors âgé de 18 ans, de mon interlocuteur, m'écoutait, écœuré.

    En vérité les anecdotes se multiplient, et je ne parviens plus à reconstituer ce que j'ai pu leur enseigner.

    De la religion

    Samstag est un élève bigot. Je psalmodie à son intention, à tout propos et hors de propos : “Célébrons le mystère de la fo-o-o-âââ” (d'après un prêtre belge et chauve) - Monsieur ? vous répétez cette phrase hors de tout contexte.  - Dites-moi un peu, Samstag : le Christ a bien pris sur lui tous les péchés du monde n'est-ce pas ? - Oh oui M'sieur, oui M'sieur. - Donc il était surchargé de péchés comme le plus grand pécheur du monde ? - Oui M'sieur, parfaitement. - Mais qui est le plus grand pécheur du monde ? n'est-ce pas Satan ? - Bien sûr M'sieur, Satan, exactement. - Mais alors - c'est Satan que l'on a crucifié...” Il se met à hurler : "Hérétique ! hérétique !" La salle était pli-ée, lui plus que les autres : "Mais c'est qu'il m'enverrait au bûcher ce con-là !

    - De grand cœur monsieur, de grand cœur!" - Monsieur C., chaque fois que je dis le nom de mon établissement, on me demande de vos nouvelles - vous n'êtes tout de même pas le seul enseignant de mon établissement ! » Mais si, Monsieur le Principal, mais si... C'était un petit Ardéchois brun du bouc et bien sec. Il s'est fait épouser par la secrétaire, qui avait tâté de tous les principaux avant lui ; ensuite, Madame la Principale hanta les couloirs de « son » établissement, intervenant à tout propos. Un adulte de plus sur place. Tant mieux. Au cul les mauvaises langues.

     

    X

     

    De nos jours je serais à l'asile. Ou en taule. "Monsieur Colombin, votre comportement..." - mais à présent, c'est de tous les profs que tout un chacun vient exiger de renier son comportement, sa façon d'être. Nous avons vécu, nous autres, nos derniers jours de liberté. Il est grand temps de ne plus dispenser nos cours que sur internet : plus aucun problème de discipline ou de Dieu sais quelle insertion sociale. Nous vivrons enfin dans un monde virtuel, le vrai, celui que

    déplorent tous nos pleurnichards de sociologues, et le monde soi-disant réel repartira chialer sur la loi du plus fort, comme depuis la nuit des temps, et jusqu'à la nuit des temps ; car le plus intelligent, le plus beau, le plus habile, tout ce que l'on voudra, sont bel et bien aussi, dans leur catégorie, les plus forts. Et lorsque la rue sera enfin rendue à la loi de la jungle, je me barricaderai chez moi pour jouir sur l'écran d'une femme virtuelle. Plus de naissances, plus de morts. Et nous nous clonerons entre femelles à l'infini, débarrassées enfin de cette infâme paire de couilles, et de la vie. Savez-vous seulement ce que c'est que l'enfer quotidien d'un frustré ? pouvez-vous imaginer de quoi vous vous moquez, vous autres les Zob-timistes, les Pétants de Santé ? y a qu'à, y a qu'à – NAGASAKI DANS TES CHIOTTES.

     

    X

     

    ...Ouvrez vos livres Allah page (tant) - deux ans plus tard, je ne les reconnais plus ; futures épouses et mères ? combien préférables les filles en pleine puberté, bourrées de de tics et de perversions ! ...mon dernier éclat se situa au mois de mai 2051. Une de ces fascinantes moches, toute rabougrie, vieillotte, jaunâtre et branlée jusqu'au trognon (Moil'nœud me faisait observer à quel point les filles de cet âge portent à même la graisse malsaine de leurs pommettes les stigmates de leurs inextinguibles branlettes) - refusait de m'écouter. Pérorant avec indifférence, en plein cours, le dos tourné, bien exprès. Dos et chaises tournés, discutant entre eux en m'ignorant - nous tenons à préciser une fois de plus que ce sont des enfants de pauvres qui se comportent ainsi, refusant systématiquement, et par principe, toute espèce d'éducation.

    Il n'y a pas d' « éducation bourgeoise » et d' « éducation populaire ». Il n'y a que de l'éducation éduquée. Nous aurons mis des générations à redécouvrir l'évidence : non, en aucun cas, l'instruction n'est faite pour le peuple : même, il la refuse. Elle n'est pas, n'a jamais été faite pour lui. Ce qu'il veut, c'est gagner de l'argent, être indépendant, consommer... Ce 21 mai donc j'ai surgi comme un dément de ma salle - 39 ans de métier, et se voir confirmer par trois torses de connes que je n'avais jamais rien su faire - que l'éducation, que la conscience ne se transmettait pas automatiquement d'âge en âge – atroce. J'ai déboulé sur le parking hurlant et zigzaguant, poursuivi par la Conseillère d'Education : « Monsieur C. ! Monsieur C.! Vous n'allez pas reprendre le volant

    dans cet état ! » - je me suis calmé illico sur le siège : on ne plaisante pas, sur la route. Plus, un mois de congé, huit grands jours tout seul à La Chaise-Dieu. Ces petites coupures-là, je n'ai jamais manqué une occasion de me les octroyer. À mon retour, j'ai offert à ma récalcitrante, à cette toute petite face ratatinée, un cactus en pot. J'apprends qu'elle l'a gardé longtemps, et que ses deux commères se sont toujours aussi, plus tard, souvenues de moi.

     

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    « Le Commis-Voyageur de la culture » : bon titre..

    Toujours se souvenir que dans une classe, trois ou quatre adorent le prof ; six ou sept ne peuvent pas le saquer – le reste, tout le reste, sans exception, n'attend qu'une chose : la sonnerie. Je revois les frères Pexter, Place de l'Horloge en terrasse : ils se parlaient en anglais, sans soupçonner que leur accent à la Maurice Chevalier les rendait parfaitement compréhensibles. L'un d'eux jurait ses grands dieux que mon père l'instite possédait “le génie de l'enseignement”. L'autre faisait la fine bouche, estimant que ce n'était pas du tout cela, et que mon père n'était qu'un médiocre. Mon père me confirma qu'il s'était bien entendu avec le premier, pas du tout avec le second, “mauvais esprit”.

    Depuis, je ricane sitôt que j'entends parler de professeurs “compétents” ou “incompétents”. Lhoste me disait (j'étais passé de 29 élèves à 2, d'une année sur l'autre, en latin) : “Tu étais un mauvais professeur.” Cette année-là, oui ; avec cette classe-là, oui... « Monsieur », me dit-on, « pourquoi est-ce que vous ne savez pas vous faire respecter ? » Je répondais que je n'en avais pas besoin, que ce n'était pas la chose que je recherchais... mon œil ! Mais lorsque je voyais des imbéciles comme le père Dehaisne : « Je me préjente : Monchieur Dehaisne, Agrégé de Lettres Clachiques, Lichenchié en Lettres modernes », me tendant un bras qui main comprise n'excédait pas la sphère de son bide, je me félicitais in petto de ma propre bouffonnerie.

    "Je suis le meilleur professeur du collège”. Mouvement de satisfaction chez les sixièmes. “Sans doute aussi de l'Académie”. Satisfaction plus vive. “Je dirais même l'un des meilleurs de France”. Malaise, flottement. Une voix de fillette : “Tout de même, il exagère...” ! Certains collègues, à qui ceci fut rapporté, estimèrent sans doute que je parlais au premier degré. Je les trouvais très cons, mes collègues de Gambriac. Très ploucs. Très « puting cong ». Jamais je ne fus aussi détesté que là-bas (je ne parle qu'à ceux de mon clan : Kampfort, Esdras, Kovalik. Je chambre Nicoban (« Quand Nicoban, tout le monde bande ! ») . Je me souviens de les avoir revus sept ans plus tard, ces pauvres cons, Forchonneau, Bedzet le prof de maths qui ne tirait jamais la chasse après avoir pissé ; ils serraient tous à toute force leurs bras croisés sur leurs poitrines, et moi je feignais de vouloir les arracher, prenant cela à la plaisanterie, mais je sonnais faux.

    Ils me toisaient en ricanant : « Ah mais non, après nous avoir méprisés toute l'année... » C'était vrai, hélas. Nous avions donc formé, à part, un groupe, Robert et son long nez rouge, Kampfort Juliette la pulpeuse que je me suis envoyée mais chut, en même temps que Pictès, l'autre Juliette, en alternance - nous chantions des niaiseries des années 50 dans la 4L de Robert : « Un petit cordonnier » (« ...qui voulait aller danser... ») La route longeait la Vilenne jusqu'au CES de Gambriac ; à présent, elle est en sens interdit.

     

    Ah les filles, ah les filles...

    Comme disait le vieux Moil'nœud, à qui l'on aurait bien dû les couper : « Vous êtes toutes là à rigoler à vagin déployé » « Ah non non » s'étouffaient les filles, « ah non... » C'est en quatrième qu'elles savent prendre les choses les filles. Très vite, elles tournent prudes. Des femmes, quoi. “Les filles ? Des petits tas de poussière avec une vipère à l'intérieur.” Indignation de Roberte, fausse gouine (adore la sodomie) (je vais la visiter : son mec, un gros rugbyman, lui a tracé des cernes sous les yeux en la niquant toute la nuit). Il disait, le père Moil'nœud : « C'est qu'elles porteraient plainte ces connes. » Surtout maintenant. Rien que ces pages vous mettent à la merci de la première détraquée susceptible de s'inventer Dieu sait quelle histoire d'attouchements.

    J'en aurai pourtant croisé, des filles... Mais si j'en avais touché ne fût-ce qu'une seule, je m'en serais souvenu. Allez expliquer ça à un juge. Jean Rochefort, dans je ne sais quel film, déclarait au malfrat Gérard Depardieu : «Trente-neuf ans d'enseignement... et pas un seul attouchement ! » Et Depardieu, au sommet de l'admiration : « Ça alors ! Ça alors ! » - il allait trop loin, le père Moil'nœud : « Elles m'en savent gré, les filles, parfaitement, « de les délivrer de leur chape de plomb : pureté mon cul ! je les traite comme elles sont, en branlomanes effrénées... ça les décharge... » Elles auraient tout le temps, disait-il, de jouer les sans sexe, de répéter à longueur de vie « avec un e » : « Ça n'est pas important... On peut s'en passer... C'est vous, les hommes, qui êtes des obsédés... » Un sale enfoiré, ce Moil'nœud : cinquante balais, venu sur le tard au professorat, une vraie bonbonne, qui ne devait pas pouvoir bander plus loin que son bide, ex-vigneron, encore un. D'ailleurs je ne m'entends pas tant que ça avec lui. Trop vulgaire. Moi je pète par la bouche, lui, par le cul. Et pas seulement péter ; il a dû rentrer précipitamment chez lui. A la fille Condrom, qui s'agite en classe : “Enlève ton doigt ! ». En face de la petite Gonneau du premier rang, il se passe un doigt à la jointure de l'index et du majeur, le tournant, le recourbant, le retrempant dans le creux, lui faisant effectuer toutes les circonvolutions d'une branlette savamment prolongée. La petite Gonneau, exorbitée, suivait toutes les manœuvres, accélérations interrompues, lentes reprises, virages et torsions, jusqu'aus ultimes halètements. Le soir même elle a dû se déchaîner. Ô mes petites amoureuses à cinq fois par jour…

    On a fini par le virer, le père Moil'nœud ; j''ai hérité de ses classes. Elles étaient dans un bel état, ses classes ! pour passer la porte, les filles se tournent de côté en pouffant, obsédées par la main au cul. Pourtant Moil'nœud n'a jamais tâté de ça - pas fou. La fille de l'entraîneur de foot, seule avec ce vieux porc un jour de grève, a dissimulé dans son sac une bombe de spray, avant d'être expédiée en permanence. Toutes ses amies se sont bien foutues de sa gueule (lorsque la mode est aux sacs à dos, j'envoie à toute volée deux ou trois paluches - mais, au sac…) - ces retraits de fesses me vexent au plus haut point. Je leur fais là-dessus tout un cours : je ne suis pas un homme de ce genre, les profs qui se permettent de balancer la louche sont des malades à virer d'urgence - j'ai terminé par “je vous aime, mais pas à ce niveau” - extase dans la classe.

     

    La fille Verlaisne.

    Je lui claironne à tout va “Je vous aime” en plein cours, ce qui est vrai, mais passe pour faux. Une de ces grandes brunes aux cheveux en bataille, aux ongles sales rongés court et gluants. A ma cinquième et bruyante déclaration, elle me sort : « Si vous m'aimez vraiment, sortons d'ici, allons dehors, à ce moment-là je serai une jeune fille de 17 ans, vous un homme de 42, et nous verrons » - ce n'est pas un refus, elle ne m'élimine pas - mais je n'ai pas relevé le défi - elle aurait dit  je vais réfléchir. M'aurait demandé plusieurs semaines afin de bien peser le pour et le contre - puis immanquablement, tout bien considéré, m'aurait présenté un beau mec de vingt ans, sympa, les yeux droits, qui ne m'aurait pas laissé d'autre choix que de leur souhaiter à tous deux le plus sincèrement du monde le plus bel amour qui se puisse trouver.

    Ce jour-là, salle 110, j'ai reçu la plus bouleversante leçon de dignité de ma vie.

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    Le contrepet fétiches du père Moil'Nœud : « Quel plaisir pour la princesse que la Dotation du Roi. » Martino se moque de la fille Corrèse. Qui lui allonge des tartes, tandis que Moil'Nœud s'évertue à répéter : « Vous avez tort, Martino, rien à voir avec ce que vous imaginez. - Tu vois ? glapissait la branleuse en frappant - pure délicatesse de Moil'Nœud : lequel se doutait bien que jamais le jeune Martino n'avait surpris la moindre jeune fille en pleine action ; ce puceau s'imaginait sans doute que la branlette s'effectuait en cercle à l'orée du vagin, premières phalanges à peine introduites. Or, il s'agit bien sûr des mouvements circulaires en surface, autour du clito, de plus en rapides et haletants, juste avant la suspension finale, au moment de ce fabuleux déclenchement interne dont nous autres, les hommes, ne pouvons hélas concevoir la moindre approche, même analogique... Il se donne ainsi les gants, le père Moil'nœud (Monsieur Frère de Louis XIV, comme son épouse lui demandait une petite branlette, réclama des gants : la classe...) - de défendre une pauvre innocente qui n'eût jamais imaginé, n'est-ce pas, Chozpareille.

    La cause précise de la révocation du père Moil'nœud, occasion si ardemment guettée, ce fut le manège qu'il avait cru pouvoir adopter à l'égard d'une section de quatorze latinistes, dont douze filles - les garçons furent épargnés : vicieux, le père Moil'nœud, - irréprochablement hétérosexuel ; cuisiné là-dessus, il ne cessa de répéter : «Je suis normal. Jamais de garçons Monsieur le Président ; ça me répugne,». Dix ans fermes, tout de même (les juges de notre bon tsar Alexandre IV, que Son Nom soit béni, punissent fermement toutes ces incartades à l'égard de nos magistrats, en défenseurs incorruptibles de notre Sainte Mère Russie. Nous espérons fermement que ces propos scandaleux subiront la plus ferme répression de la main même de notre jeune souverain) - le père Moil'nœud n'était-il pas parvenu à leur faire admettre, en toute humilité, qu'elles étaient toutes, sans exception, addictes à la branlette ? (il n'employait pas ce mot-là, mais ce genre d'allusions se comprend toujours - au quart de tour).

    Elles en avaient toutes convenu. Les deux garçons (“Neil » et “Med”) tendaient le cou, fascinés. Les filles l'année suivante m'ont confié en pouffant les mines écœurées de la Clitarel, prude et revêche, qui renaudait ferme - “Tu prends tes airs, », lui serinait la Fonseca, mais tu fais comme nous, on est toutes comme ça.” Le jeune Med un jour dit à Moil'Nœud que son propre père ne souhaitait le rencontrer, parce que « sinon [il] lui casserai[t] la gueule ». Le naïf et corpulent collègue afficha sa plus totale incompréhension  : «  Mais pourquoi casser la gueule ? » Ce pauvre Med ne sut fournir aucune explication, soit qu'il eût reçu consigne de ne rien développer, soit qu'il n'eût (bien plutôt) rien compris lui-même - ce ne sont pas les adultes, vous pensez bien, qui vont ternir l'auréole de leurs petites fées pour informer leurs gros branleurs de mecs. Or si nos jeunes mâles pétrifiés de culpabilité se figuraient le moins du monde l'intensité répétitive avec laquelle les filles aussi s'astiquent à s'en péter les poumons, ils les descendraient illico de leur piédestal, et la confiance entre sexes pourrait enfin s'instaurer. « Le respect des jeunes filles, gueulait Moil'nœud, ah ! j't'en foutrais ! j't'en foutrais ! » - et le vieux porc (on ne pouvait plus l'arrêter) ajoutait qu'une fois même, en début d'année, juste après la classe, trois gourdasses qui «  sentaient la crevette à pleins naseaux jusqu'à mi-bras» (c'étaient son expression, que le Tsar le foudroie) étaient venues le sommer, « au nom de toutes les filles » (qui ne leur avaient rien demandé) d'arrêter de les chambrer systématiquement.

    Or le père Moil'nœud l'a pris de très haut, car (voyez la malice) il s'était scrupuleusement abstenu, ce jour-là, très précisément, pour une fois, de toute équivoque. Sans vouloir prendre la défense d'une telle ordure, vous aurez vous-mêmes observé que c'est toujours en effet très exactement le jour où vous vous êtes soigneusement repassé la chemise qu'on vient vous reprocher de ne jamais la repasser ; où vous faites un cours de grammaire, que les élèves vous engueulent parce qu' « on ne fait jamais de cours de grammaire » ; et surtout (celle-là est est infaillible) : le jour précis où vous avez foutu en l'air toute la sainte après-midi à tout bien briquer du sol au plafond qu'un ami de passage qui vous veut du bien vient vous bramer en pleine tête : « Je n'avais jamais osé t'en faire la remarque jusqu'ici mon vieux, mais là, vraiment, excuse-moi, tu aurais pu nettoyer un peu ».

    Bref le père Moil'nœud, qui par-dessus le marché se trouvait à jeun, te les a renvoyées toutes les trois se faire foutre, en gueulant que justement s'il existait sur terre en général et dans cette classe en particulier une seule catégorie de personnes à remettre à sa place, c'étaient bien les filles, femmes, gonzesses, et toute engeance de cet acabit : qu'elles étaient autrement obsédées que

    les garçons, traités pourtant partout de répugnants satyres, et qu'elles feraient aussi bien, toutes autant qu'elles étaient, d'aller se rincer abondamment le majeur à l'eau froide à côté des chiottes. « Elles sont reparties, disait-il, la queue basse» - le père Moil'nœud a disparu loin au-delà du Cercle polaire, grâces en soient rendues à Notre Tsar. Je ne pouvais me lasser pour ma part de couler vers toutes les filles mes yeux envoûtés. J'imagine à chacune sa technique d'onanisme, puisqu'il en existerait pour elles une infinité, à la mesure d'un appareil génital adaptable à toutes les variantes. N'en ai-je pas connu telle ou telle qui se frottait, se triturait, transversalement, longitudinalement, ou en cercle, tel ou tel cm² de la peau de son sexe, afin d'expérimenter sans cesse de nouvelles façons de jouir ? inutile de souligner le peu que pèse un homme dans un tel contexte ; et ce qu'ils faut penser de leur insondable fatuité lorsqu'ils se targuent de « faire jouir » leurs partenaires... J'imagine les visages des filles sous les jouissances solitaires - les yeux clos ou écarquillés, les tressaillements imperceptibles – mais jamais, au grand jamais, je ne me serais permis d'effleurer qui que ce soit. J'ai toujours sincèrement, profondément respecté toutes mes filles, si frêles, si exposées à se faire défoncer par Dieu sait quel porc.

    Qui les éclate et qui les jette - un jour, dans les couloirs branlants d'un préfabriqué, Moil'nœud course une fillette à queue de cheval d'une épaule à l'autre, haletant lui-même et bavant comme un satyre... houle de rigolade dans les rangs – inconcevable de nos jours) - le premier qui aurait osé toucher à une fille, je l'aurais enculé au manche de pioche. Je m'attribuais la faculté de reconnaître, à la rentrée, celles qui avaient perdu leur virginité : le regard morne et fêlé d'une sorte de brisure : Ça ne s'est pas très bien passé...? - Comment le savez-vous ? - Ne perdez pas espoir. L'amour et le plaisir viendront une autre fois. Ce sont donc ces fantasmes secrets qui m'ont crucifié à ce « plus beau métier du monde », l'un des plus vulnérables.

    ...Les garçons ? ils m'intéressaient pas du tout : ils en étaient encore, et souvent pour la vie, au niveau corps de garde. Déjà convaincus qu'il suffisait d'ouvrir sa braguette pour faire tomber les femmes comme des mouches. « Les mouches, je n'en doute pas ; les femmes, c'est autre chose. » Quant aux réservés, aux timides, ils me demeuraient parfaitement insignifiants – disons que pour eux, les filles n'existaient pas encore. Tout ce que je dis étant parfaitement inepte, je n'en disconviens pas.

    Ce que j'ai appris de mes élèves se situe aux alentours d'un pour cent. Un article de Télérama (ce prestige de “Télérama” semblera bien étrange à nos descendants, qui vivront sans culture et n'y entendront pas malice) stipulait qu'en vertu du catéchisme couramment admis, les disciples en savent autant que les maîtres, et que ces derniers ne se trouvent jamais aussi bien heureux qu'à l'écoute de leurs classes. Non. Fondamentalement, je le répète encore, la classe révèle avant tout la Connerie du Groupe. Un bloc de rusticité. De vulgarité (vulgus, le peuple). Férocité, sadisme, vice et petitesse. Et qu'on ne vienne pas me baver, la bouche en cœur, que c'est pour l'avoir voulu moi-même : nous connaissons ces sous-ontologismes en culottes courtes.

    Bien sûr, j'appris aussi la façon de me comporter à l'égard dudit groupe, autrement dit mon métier. Je viens juste de m'en rendre compte, in extremis, et de bien mauvais gré. Mais pour la mesquinerie, l'hostilité la plus lâche (toujours dans le dos les attaques, et en groupe) – les élèves m'auront tout appris. Ils m'ont appris aussi ma supériorité d'âge, d'expérience, de quantité de savoir. Car si vous laissez l'initiative aux élèves, ô belles âmes, votre cours n'existe plus, la seule inextinguible envie du Groupe étant de taper dans un ballon ou de se gouiner entre filles. Vous ne tirerez rien, jamais rien, d'élèves livrés à eux-mêmes, comme le recommande béatement l'Inspection...

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    Avant son simulacre d'exécution, le père Moiln'œud proclama (voyez l'ignominie !) : “Je crois qu'à de rares exceptions près les filles m'étaient reconnaissantes de me faire le complice de leurs plaisirs les plus secrets, les plus accomplis (« quatre-vingt quinze fois sur cent / la femme s'emmerde en baisant). Ce monstre désespérait que pût exister un sexe si étrange. Et s'il ne pouvait d'aucune manière fusionner avec cet organe, du moins qu'il lui fût possible de le bouffer, de s'y vautrer, de s'y engloutir, pour que le monde enfin vous foute la paix. Dans ma mère à quatre mois de sa grossesse, le 18 avril sous les bombes à Noisy, j''éprouve mes premières terreurs.

    La peine de mort (béni soit Notre Tsar) fut commuée en vingt ans fermes incompressibles. Il existait à Vorkhouta depuis 32 un camp surnommé « Guillotine glacée », où bon nombre de ces immondes porcs judicieusement dénoncés par les Anciennes Elèves Humiliées, l'« A.E.H. », bénéficiaient de Stages de Réinsertion, convenablement modérés, avant de disparaître

    sous le knout et le verglas, et nous chercherions en vain là-bas leurs sépultures sous le lichen arctique. Certains ont suggéré, dans les milieux libéraux, qu'une longue rééducation pouvait donner des résultats, qu'une réintroduction sociale eût pu s'envisager. « La chose, murmurent-ils, était possible » - certains se sont permis d'en douter. Ils furent expédiés sur place, pour vérifier..

     

    Crime et châtiment

    Sa substitution de peine inexplicablement promulguée, Moil'nœud fut pourtant, par les femmes, pour son plus grand bien ; compissé jusqu'en pleine gueule bouche ouverte, et conchié. Puis castré. Les filles, si copieusement, si ordurièrement souillées, lui avaient infligé le traitement dont il rêvait. Elles n'avaient pas toutes apprécié chez lui « tant de connaissances” disaient-elles. Je me souviens très bien qu'en ces temps reculés, toute allusion si légère fût-elle au plaisir solitaire des femmes ne récoltait qu'un regard soudain inexpressif, opaque  : « Je ne comprends pas ce que vous dites”, répétaient-elle, avec la plus exaspérante mauvaise foi, à donner des envies de meurtre - il va sans dire que le supplice et l'exécution du père Moil'nœud fut plus qu'amplement mérité ! Dolghii srok slouojbi nachihh souverennihh ! Dieu me garde d'ajouter là le moindre commentaire. Ne craignons donc pas d'affirmer une fois de plus la parfaite conformité du traitement infligé plus haut avec la fine fleur des fantasmes de ce vieux salaud : on ne parle pas d'onanisme à de futures femmes et mères, honneur de la nation , sel sacré de l'humanité.

    Moil'nœud pouvait terroriser, fasciner : il n'en restait pas moins la plus criminelle, la plus ignoble des pourritures...

     

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    Une rencontre.

    La première eut lieu sur le trottoir. Je revenais d'une consultation, suivi d'un jeune homme au pas résolu. Il m'aborda dans le dos, par mon nom. Je me retournai, il me dépassait de vingt bons centimètres, car le temps me rapetisse, hélas. Il me dit ses nom et prénom, - depuis, cela m'est revenu : Victor Tristur. Il tint à me serrer la mains, les yeux dans les yeux, et à me dire combien il me remerciait, pour tout ce que mes cours « extraordinaires » lui avaient apporté, « et [lui] apportaient encore ». Je répondis : « Ça en fera toujours un ». J'ai en effet la forfanterie modeste. Nous nous sommes donné de nos nouvelles ; il avait repris l'entreprise familiale, sans me révéler laquelle ; je lui répétai quant à moi mes « coordonnées » - il n'y donna pas suite. Juste avant de nous séparer, il m'a demandé, comme une faveur suprême - la permission de m'embrasser. Il m'étreignit avec émotion.

     

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    La sagesse

    Je serais tiré d'un fossé détrempé, puis hospitalisé ; je me ferais appeler « Monsieur Cohen », de mon ancien nom. Puis je remonterais la pente, au milieu d'un inextricable foutoir de notes écrites : ce sont les prémisses qui me passionnent, et je hais l'effort, lui préférant l'obstination. Je vois ces Bouddhas de vitrines en rangées invariables de bides et de têtes à claques - ne-rien-voir-ne-rien-entendre-ne-rien-dire” - ou des Christs bave-morale à deux balles - toute sagesse me révulse: elle se liquéfie comme une merde contre la moindre parcelle de vie quotidienne. Bouddha, va me ranger le beurre. Et que ça saute. Et toi Jésus, sors-moi la poubelle. La sagesse est la loi du plus fort.

    Que le plus fort gagne. Point barre. Le plus friqué, le plus optimiste, le plus futé. Et même, c'est lui, le plus fort, qui devient aussi le plus sage. Les autres ? ils torchent les culs et se font mettre. Toujours. Deux et deux quatre. Amen. Et je refuse, de plus en plus consciemment, de mûrir et de mourir dans l'adulte. « Prendre ses responsabilités », devenir « efficace » - un jour tu seras, pauvre couille, l'homme le plus efficace du cimetière. Que d'évidences, tas de cadavres ! en dépit de toutes vos condescendances, de tout votre baveux mépris sur « le sentiment de toute-puissance puérile », qui DOIT absolument disparaître pour devenir ACTION dans le domaine du CONCRET ! Jamais. Jamais. Plutôt me rechier dans les couches.

    La terreur du sexe

    Répandre son sperme, quelle horreur. Ces macrofilms d'aspirations glougloutantes en tourbillons d'évier, les spermato engouffrés là-dedans comme des merdes dans une chasse d'eau

    avec des trémoussements de friture, ce répugnant gargouillis précipité dans un vagin de cuvette à chiottes, sous les récris d'admiration de toutes les cruches ; les gamètes mâles engloutis comme autant de têtards pousse-toi dans le virage que je m'y mette cette bestialité digne des pires vertiges de la sélection naturelle me débecte, je gerbe, tout le monde rit, moi c'est de terreur.

     

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    J'ai déversé sur chacun de mes potaches, mâles et femelles, tout le tombereau de mes névroses et nécroses. « Tu vas voir ! Il va te faire payer pour ci, pour ça, qu'il a souffert ; qui ne te concerne en rien ! » - « tu vas voir ! pour marcher, il va mettre un pied devant l'autre ! » Quel scoop, ô Lazarus, Maître Philosophus !!!… « Faire payer » : mais tout le monde fait ça ! oui, je leur ai tout fait payer ! Et réciproquement, Lazarus, et réciproquement. Comme le monde entier. Toi y compris.

    Parfois j'éprouve envers l'ensemble de mon passé un profond sentiment de dégoût – c'est donc là tout ce que j'ai su faire ? En vérité nous ne méritons plus que de vieillir.

     

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    Au tour des garçons

    C'est au Lycée-Château Charlemagne de Laon que j'ai compris la vie, à grands coups de persécutions - « provoquées par moi-même » , air connu - que je me suis accouché de moi-même. Je raccompagnais Wojrzekowski chez lui, avec sa face plate de Podolien. Dans les établissements sans filles, on aime les garçons. Maquignon (celui qui m'avait muré dans ma classe) est venu plus tard me trouver à la fin de l'heure : « Savez-vous la différence qu'il y a entre un pédé et vous ? » je lui ai répliqué « Tourne-toi que je t'explique. » Il est reparti en répétant “elle est pas mal, celle-là, pas mal...” - Maquignon, si difficile ensuite à virer de la Chorale « Celestia » - c'était lui ou moi – tout à fait autre chose en vérité - mais je n'ai jamais su ce qu'il pouvait bien vouloir me dire avec cette histoire de « différence entre un pédé » et moi…

    ...Il avait commencé à me charrier, le Maquignon - à croire que la chorale tout entière devenait son annexe personnelle ; il débauchait tout le lycée d'En Bas. J'ai fini par le virer. A un emmerdeur de Grénolas, Moil'nœud jadis avait déclaré : “Ta gueule, ou tu ressors de là les jambes écartées”. Et même, « je te sodo...” - «je ne vous explique pas » disait-il « comment ils m'ont orthographié “Cosette et le seau d'eau”. À un élève qui le traite de “gros pédé” : “Je ne suis pas gros.” Quand Moil'nœud fait semblant de péter : "Ça fait jouir, mais ça déchire." Ou : "Ça déchire, mais ça fait jouir" – « différence entre « pessimiste » et « optimiste ». Mais ça, c'était de mon temps. C'est hélas à de semblables pédophiles que nous devons l'effondrement de notre école en ces années funestes, heureusement reléguées aux ténèbres depuis l'avènement de notre Noble et Tout-Puissant Alexandre IV, que le Ciel tienne en sa Gloire.

    Le jeune Gurénine un jour s'écria "Va te faire encu... » - Moil'nœud alors, suave : « Vous voulez dire sans doute "Va te faire encuVer" ? ...te faire mettre dans une cuve ?” L'élève, tout suffocant et blême et dégoulinant de diarrhée : « Oui M'sieur... ». Le jeune Cridor un jour, sortant de classe, dessine en vitesse au tableau une espèce de lampe de bureau coiffée d'un abat-jour : « Ça, à l'envers, c'est ma cerise dans un pot de colle" ; Moil'nœud lui donne le choix : la colle «  avec mention exacte du motif », ou la gifle – Cridor choisit la gifle mais au dernier moment se défile : simple calotte. Moil'nœud retrouve ce même Cridor à l'oral du brevet. Il tente en vain de se faire remplacer. Le candidat s'en tire avec 13, en toute loyauté réciproque.

    Nous sommes à mille lieues de Moil'nœud sexe-clamant à la fin d'un cours : «Miss Norme, je t'encule » - et la fille, du tac au tac : « Ça m'étonnerait » (la même, la veille, à son voisin de table : « j'ai la chougne qui me gratte », mais distinguons soigneusement l'exquise pudeur des vierges d'avec les atrocités pédophiles des monstres qui souillaient nos établissements, à présent Dieu merci exterminés jusqu'aux derniers au fin fond des tourbières subarctiques ou des asiles de fous – puisse Notre Sauveur tenir en sa Sainte Garde Notre Bien-Aimé Tsar).

     

    Les élèves nous ramassent à la pelle

    A Ankara, Moil'nœud lance à ses sixièmes : "Qu'est-ce qui est con, qui remue, et qui pue ?" (« une classe de sixième ») les enfants : "C'est vous M'sieur !..." "Il est tout petit ton monde, Moil'nœud : tout petit !" (élève Sévillan) – le prof : "Oui, mais vachement profond." Il était en colère, Sévillan. Il avait raison. Mais le prof n'avait pas tort. Grigadzé : “Oh M'sieur, vous avez dû rester puceau jusqu'à vos 40 ans. - Oui, c'est alors que j'ai rencontré ta mère.” Hurlements de rire ; bulletin trimestriel dudit : «  Grigadzé a tout vu, a tout lu... » - ayant assisté à l'intégralité du « Soulier de satin » par Vitez dans le grande cour du Palais des Papes, il ressentait depuis l'empreinte d'une extase dont nul ni lui-même ne l'eût estimé capable ; il considérait les autres, depuis, avec commisération. Ne jamais, jamais préjuger d'un enfant. Un jour cependant, je lui demande un commentaire sur telle scène du « Christ s'est arrêté à Eboli », à propos d'une plage fluviale infestée de moustiques. Le même Grigadzé de répondre “Ben y a des stiquemous”, je lui réplique “c'est votre stick à vous qui est mou.”

     

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    À onze ans je me suis roulé sous la table en criant : « Les autres ! les autres ! » - jeune marié Noubrozi levait déjà les bras : « Mais comment font les autres ! comment font les autres ! » Ne croyez jamais, à aucun prix, tous autant que vous soyez, que ce soit chez les Autres que se résout le problème de votre moi ; il est pour le moins plaisant, voire ébouriffant, de lire ce grand prêchi-prêcheur de St-Ex : « La vraie vie ne commence qu'à partir du moment où l'on vit pour les autres », lui qui fut une si parfaite illustration de l'égocentrisme le plus exacerbé : n'oubliez jamais l'éternelle leçon : « Ce que je dis, pas ce que je fais ». Puis, à votre tour, fermez-la. Tant nos esprits, nos langages, souffrent en permanence de notre irréparable atrophie. "Je me parle toujours tout seul, confiais-je à mon public. Ainsi, je suis certain de ne pas perdre mon temps avec un con." Une petite voix au fond de la classe : "C'est pas sûr..." - Petterss, un grand doux rasé, terriblement puissant et tendu, toujours au bord de l'explosion. J'évitais de le croiser. Il disait de moi : L'homme qui rit. » - « quoi qu'il arrive, il rit » - de tout (c'était un article, signé par lui, mais caviardé dans « La Poule Oppo », le journal du lycée : « Vous comprenez, monsieur C., si vous acceptez cela sur vous, « ils » vont tous régler leurs comptes avec tous vos collègues » - Proviseur, vous avez raison.

    En fond de classe, le même Petters se balançait rituellement, le regard en biais - je répands le bruit que je suis juif : c'est absolument odieux.

    J'ai travesti Le Cid en parade de foire : "Un pied dans la tombe et l'autre qui glisse" (Don Diègue), "Monsieur le Comte a eu son compte" (Don Gomès) (Meurisse, Le Monocle rit jaune). Au premier rang Poxi, que je n'aimais pas, qui le sentait, qui me le disait, à qui je n'adressais jamais la parole : trop timide («...ce que je dis, pas ce que je fais ») ; sournois, terne, effaré, je le prenais pour un con. Mes yeux lui passaient dessus. Neveu du dentiste, qui me posta fin juin sa facture, salée et comminatoire ; j'avais pensé qu'il oublierait. Moi aussi je suis ignoble. Faut pas croire. Je portais une bague « tête de chouette », genre distributeur de chewing-gums. Un œil en faux brillant s'est détaché.

    Le sous-dirlo : « Mais... vous êtes marié, ou – quoi ? » Pédé. Je mettais tout mon honneur à le paraître. Pour la bague en chouette borgne, je fus couvert de calomnies ; le délégué syndical s'exclama qu'il avait entendu sur moi les pires atrocités.

     

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    Grande lassitude. Retraite, enfin ! (et bon repos éternel - oh pardon - j'étais plié – sacré collègue, qui pensait bien dire) mais fusiller, voyez-vous, toute ma relation aux adolescents eux les jeunes, moi le vieux - « non, merci ». L'âge adulte m'a toujours semblé une perte, un gâchis, une irréparable duperie. La vie de monsieur Pleutre en vérité, ma vie, n'est-elle pas suffisamment terne pour ne pas y rajouter ces efforts, ce reniements de soi - et puis j'ai peur, j'ai peur.

     

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    Des visages, des figures - je pourrais tous vous les classifier, par familles et par embranchements, genres et sous-catégories. Avec ce qu'ils recèlent, ce qu'ils dissimulent, surtout les filles, dont j'ai obtenu bien plus que le sexe. Enseigner ? Se trouver. ? Je ne refuse pas, en fait, que les autres m'enseignent, mais seulement si je veux. « Monsieur, pourquoi vous criez ? vous devenez tout rouge, vous êtes ridicule. » « A quoi bon vous faire des réponses, puisqu'on voit bien que vous vous en foutez ? » J'ai beaucoup appris de mes élèves. Mais c'est à moi de le dire. Pas à vous. D'autres assurément les auront mieux instruits. En respectant mieux le contrat.

    Plus profitablement. Le grand Larbi surgit un jour en plein Cours de Sixième. Il claque la porte à la volée sur le mur - 18 ans, Lycée Hôtelier de Mesnières -  Écoutez bien les petits, écoutez bien tout ce que dit ce mec-là » - une petite voix timide «c'est un bon prof ?  - ..pas important – mais retenez bien tout ce qu'il dit - sur tous les sujets » - vers moi - « vous vous êtes fait traiter de con en cours – j'étais outré - vous me répondez vous voyez de quel niveau ça vient ? et je devrais gueuler pour ça ?  ...on est toujours le con de quelqu'un – et ça monsieur, c'est grâce à vous, je l'ai toujours appliqué » - il repart en coup de vent – je minimise c'est moi qui l'ai payé - certains furent assez cons pour le croire – tant pis

    Une autre, 50 ans, alpaguée sur Facebook : « Tu es le prof qui m'a le plus marquée. Je vivais des moments atroces en famille. Tu m'as déstabilisée. Ta classe était un vaste bordel où chacun se voyait forcé à faire son numéro à son tour. Moi je ne voulais pas faire mon numéro. Tout le monde trouvait tes vannes tordantes. Pas moi. Je détestais cette ambiance de ricanement perpétuel ». Je remercie Mme Sylvie Vacher, seule ici à conserver son nom, pour son honnêteté - « on ne pouvait rien te dire, tu avais l'air si rayonnant... »

     

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    Filles (et garçons) dont je fus amoureux ; pour les garçons : le plaisir d'être humilié : Godet, avec sa réfutation des impressionnistes, qu'il accusait de « ne pas reproduite la réalité » préférant Vernet (Horace) « on dirait une photo » - applaudissant Smetana «écoutez, on entend bien couler la Moldau» - impossible de lui fourrer le nez dans sa contradiction ; Davidoff, qui m'enroule (j'étouffais de rire) dans une courroie de store : la seule présence de Davidoff empêche, à la lettre, le cours d'avoir lieu - “comment voulez-vous que j'admette votre fils dans mon établissement avec une appréciation pareille ?” - rassurez-vous, il a trouvé mieux depuis.

    A Ankara, ce fut Charrier : de celui-là, je devais d'urgence me faire un allié, sous peine de bousillage – on repère ça tout de suite - Charrier honni de l'administration (« le petit nain »,Zogandin, surgé, 1,30m, macrocéphale.) Charrier me visite (on jase) mais avec sa copine. Je le visite à Paris : “Laissez mon copain tranquille” dit-il à ses parents - « vous ne l'avez pas fait venir pour me faire la morale. » C'est à lui que j'ai prêté ce fameux Rabelais de Garnier – je ne l'ai jamais

    revu. Charrier fut viré pour deal dans la boîte, sans consommer lui-même, pas fou. Voulait fuir au Paraguay, grand producteur de came ; « en guarani (s'émerveillant), « dix » se dit « deux mains » . Aux dernières rumeurs, se serait converti dans la mode italienne. J'ai tremblé en vérité devant de bien maigres démons. Éprouvé cet abject besoin de servir - un malade  - une urgence.

     

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    Je me rappelle Portucelli, frappant comme un sourd du plat de la main la chaise vide d'à côté - « parachute, char à putes ! Génial ! » « faire l'amour, si c'est de la gym, c'est pas marrant ! » - c'est lui qui plus tard plongea dans l'eau glacée - arrête ! gueulait le prof, pour un ballon ! tu vas prendre la crève ! » Je revois Villeneau le Pruneau qui ramène mieux que moi le calme dans la classe ; Giordanescu, modèle des « Enfants de Montserrat, mis au piquet dans l'entre-deux-portes séparant deux classes ; quand je l'ai récupéré, les filles se « payaient ma tête : « Il est tout rouge ! il est tout rouge ! » - mais le toucher m'eût profondément répugné ; « les filles, ça sent mauvais ! » réplique immédiate de Sandrine Lunet : « t'avais qu'à pas y mettre le nez. » Je n'ai rien rectifié.

    On y serait encore. Il a grandi. L'élève. Je me rappelle Cacchimerda, qui souffrit toute l'année d'être appelé par son nom :  Chielamerde  en italien. C'est l'année où toute la classe (lui plus fort que les autres) avait gueulé : j'avais osé saquer les rédactions des parents. Je commis l'irréparable sottise de reprendre tout le paquet ; me battant les flancs pour infléchir mes observations venimeuses, en hissant toutes les notes à la hausse. Je me revois galoper d'autocar en autocar, distribuant ces copies mutilées - comment la classe a-t-elle bien pu me concéder ensuite la moindre bribe d'autorité. Je ne faisais qu'anticiper...

    A Bronville : le petit Nappaud (« Léon »), dont le père, un collègue, m'avait dit de préciser ce que l'on devait apporter la fois suivante - j'étais à ce point d'ignorance - Crapaudin : qui se souvient de Crapaudin ? Est-ce qu'il n'avait pas des taches de rousseur ? ...Bronville  encore : la fille Picasse, avec laquelle je suis toujours à parler dans la cour – des jambes en poteaux mais de si beaux yeux noisette – 17 ans, moi 21. « Monsieur C. » (convocation chez la directrice), vous êtes passé de l'autre côté à présent. Vous devez respecter une certaine distance avec vos élèves. » Muté d'office pour avoir signé la feuille d'absence d'une croix gammée. Mlle Damble, la même, estimant

    à juste titre que mieux valait d'abord se frotter à quelques années de pionicat, se réjouit que mon premier réflexe - et mes élèves ? - eût été pour elle un signe de Vocation - ne vous en souciez pas ; nous leur trouverons quelqu 'un. Je fus muté à St-Léard, décembre 12 - juillet 13 : une année de pion, pour bien me rendre adulte, sans flirt, sans croix gammée (« c'était une blague ! ») sur la feuilles d'absence («dans la région de Châteaubriant, Monsieur, ça n'a pas été particulièrement apprécié ») - mais je me fais reprendre au pas de l'oie dans le couloir en gueulant Sieg Heil - si on ne peut plus rigoler - cette avoinée devant des parents d'élèves !

    Je crois que c'est pour ça d'abord qu'on devient chef : la joie d'humilier. J'ai retrouvé Picasse à St-Léard. Elle baisait avec Bac-Ninh, au bord de l'Ille : « J'ai apporté une couverture. - Tu ne penses qu'à ça. »

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    Mes petites amoureuses

    La petite Fantôme recopiait sagement son livre sous ma dictée sans s'en apercevoir : je n'avais jamais fait de cours d''histoire de ma vie ; au moins, ils auraient lu le manuel… désormais sa vie se souvient à peine de moi.

    Réby, dont je corrigeais en été les versions latines par correspondance. Si malicieuse, captant au vol mes moindres allusions. Devenue d'un coup à quinze ans colossale, costaude, paysanne. Elle est revenue me voir en cours. Mais quelqu'un l'attendait. Franche, pleine de vitalité, pour moi qui n'apprécie que les sournoises, s'essuyant comme un fard la cyprine sur tout le visage. Remonte aussi Francine, si fine, si pâle et délicate, Je l'avais insultée lorsqu'elle était belle. Sa mère accourut, pâteuse, informe, énorme ; j'ai manipulé, traîné cette grosse personne d'une divagation à l'autre, et mon pouvoir me bouleversa. Le lendemain même, alors que sa fille glissait dans mon dos vers sa place, je murmurai “Vous êtes la féminité incarnée”.

    En l'espace d'un an, le visage de porcelaine de l'ange aux loups se déforma, imperceptiblement d'abord, puis se chargea de haut en bas d'un masque inexorable de cagote : cela lui descendit peu à peu, comme un linceul - capuchon d'abord qui lui prit le front, la commissure des paupières, le nez – enfin la face entière - trois années de pure lumière et la vie sous l'épaississement d'une barrique. Je me souviens de Bataillon Thérèse, à qui Moil'Nœud l'année d'avant claquait les fesses – formez vos baths haillons – devenue à présent collègue d'arts plastiques : « A quoi sert le dessin ? - Pourquoi ne demandes-tu pas ça à ton prof de maths ? » Si liée à Ferencza, revues toutes deux au café - j'ai renversé mon verre sur les genoux de Ferencza : c'était l'héroïne de mon roman Omma, retiré du catalogue de l'éditeur. Toutes deux s'indignaient des propos tenus sur les femmes par les hommes de leur âge : « Pourtant s'ils savaient à quel point on les aime ; ils font tout pour qu'on devienne lesbiennes – le nombre de pédés qu'il y a parmi eux ! Nous avons bien envie d'en faire autant... » - eh oui, mesdames, les petites minauderies, c'est fini tout ça ; tant que vous voudrez "jouer à la femme", ne vous étonnez pas.

    Les hommes en ont leur claque d'être pris pour des porcs : "Tu veux ou tu veux pas ? eh ben c'est non dégage, ksss, ksss, ouh qu'il est pas content le monsieur" - c'est fini ce genre de truc. Bath-Haillons et Ferencza ne se voient plus, ne s'écrivent plus. F. vit en recluse, sous des verres teintés, sa porte anonyme ne s'ouvre plus. Elle a perdu son frère, devenu sous ma plume l'Homme- Cheval, « Marèk » : dans mes pages elle jouit de sa main sous mes yeux extasiés. Je ne pouvais saquer ce frère ; après son décès j'ai reçu sa main au cul à la volée dans le couloir. Elle fit courir le bruit que j'étais mort. Je suis allé dîner, plus tard, chez Fontanet - la mère tous seins en bataille, bagouses et brillants ; un fils aîné réellement mort, lui, en mission, à 32 ans.

    Le cadet Fontanet prit un jour ma défense, alors que je me vantais (une fois dans ma vie) d'avoir corrigé des copies jusqu'à onze heures du soir. Alors, tourné vers eux : vous voyez bien ! 

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    Plus tard Laparade, rouquine, fille de flic (« la rousse »...) ; ne peut fréquenter l'école des justiciables. Je lui révèle que son ancêtre est cité dans Saint-Simon : le Roi lui reproche publiquement de négliger ses devoirs envers son régiment, préférant traîner à Versailles. Elle n'en était pas peu fière. J'apprends voici peu qu'il était homosexuel, ce que Louis XIV abominait par-dessus tout : peut-être l'a-t-elle su. Je la trouvais laide et la flattais de toutes mes forces, ne voulant rien laisser paraître. Elle s'est transformée sans doute en grande rousse éblouissante. Jovanic, prononcée par moi Yovanitch, à la serbe, pour faire mon malin), son rire désagréable exprès ; se fait prononcer “Jovanik ». Internats de filles.

    Je les voyais se consoler, se passer les mains sur les épaules. J'imaginais des tas de choses sales et vraies. J'ai même révélé à deux d'entre elles qu'il existait des produits de propreté appelés « savonnettes ». Toutes filles dont je fus réellement amoureux. À Saint-Léon, les sœurs Lampin, très vite confondues (d'abord la cadette, puis l'aînée) - l'une d'elles retrouvée à l'oral du bac : frisée, avenante, sûre d'elle. Quelconque. J'aime les filles tourmentées, les femmes chancelantes, devant qui baisser la tête et demander pardon. La beauté pour seul rempart. Nul n'oserait en vérité leur adresser la parole. À quoi pourrais-je bien leur servir, éclatantes ? qu'elles aillent se branler.

    Ce qu'elles font. Llégas, brunette insolente au teint bilieux, dont la mère se paye ma tête dans le train en me qualifiant d' “excellent professeur” ; du coup, parmi les cahots d'aiguillages, je gagne les chiottes en tortillant du cul. Un fou. J'étais, vraiment, un fou. Je le suis toujours. La conscience ne m'en est venue que vingt ans plus tard. Il fait toujours soleil en ce temps-là, un inépuisable avenir. Souviens-toi de Daniela Badajoz, modèle de Nadine ( Les enfants de Montserrat), « très nerveuse » disait-elle, ravagée par l'onanisme. Signalée d'un petit cœur sur ma liste, vu par les élèves pressés autour de mon bureau. Apprenait à sa copine Monferrand l'art divin de la branlette.

    La mère de cette dernière vient me voir, mais n'ose pas m'en parler, parce que j'avais l'air si “bébé » - selon Bussy, les doigts tachés d'encre : « Elle a dit un mot de quatre lettres qui commence par "bé" (les filles s'imaginent que je pense "beau", je rougis, je sens que ce n'est pas cela, ce n'est que plusieurs années plus tard que j'ai découvert : bébé). A Gambriac, fille Bourdon, amie de Champin. La blonde et la brune, si heureuses de me retrouver en début de cinquième (ça leur est vite passé, car je m'en suis rendu compte). Leur meilleure amie, Benzikrane : “Je ne suis pas crâneuse”. J'écoute avec elles en classe un 45 tours tunisien, plusieurs fois de suite ; elles me le demandent une dernière fois.

    Elles sont à l'affût de mon tic : déclencher mon bras d'un coup sec, sur le premier accent du refrain - in extremis, je me suis retenu ; une fois de plus, et je leur balançais un doigt d'honneur, dans le rythme. Destins si désespérément semblables. Basculant tous inexorablement sitôt que l'on a soi-même enfanté. Je me souviens aussi de la la fille Debouxe, si propre et brillantinée, enflant sa minuscule voix pour lire Le combat de Roland et Olivier. Je l'entendais à peine, au comble de l'émerveillement ; ces intenses coulées de pure tendresse, prodiguées à toutes, avec passion. Son père, amoureux d'une immense Noire, me confiait, éperdu : « Je l'initie également à sa vie sexuelle » - que lui apprenait-il ? Chose que les barbares d'à présent ne sauraient concevoir. Ils nous foutraient tous en prison, et l'enfant chez le psy, pour « guérir ». Rhéda, fille de pharmacien, portait de petites lunettes rondes très sages ; elle m'a cru juif, ce qui est de ma part un snobisme du plus mauvais goût ; mais à l'apprendre, il lui échappa un vif sursaut de satisfaction. Melle Environ, « villa Norivné », seule que j'aie signalée pour ses résultats insuffisants devant ce gros porc de Gepetto, infect principal ; en revanche, Dumarais, le sous-dirlo, me traite bien, j'ai sa fille en cours, grande endive nasale, qui explose un jour contre la classe : « Mais enfin je ne suis pas responsable des conneries de mon père » !

    Cet homme-là sut me traiter avec déférence - mes yeux de fou devaient l'épouvanter. Sa fille m'a rejeté sur Fesse-Bouc : « Vous ne me dites rien... Je ne crois pas... ».

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    Je me souviens de ces deux années de premières où les garçons, en surnombre, m'avaient rendu les classes insupportables. Que des gueules d'abrutis – des gueules de garçons. D'informaticiens. « Est-ce que vous nous prenez pour des cons ? » J'ai répondu non, mais comme dit Nietzsche : « On ment, mais avec la gueule qu'on fait en même temps, on dit la vérité quand même ». Les cours se tenaient dans une salle de travaux pratiques, toute en échos, où le moindre mot se répercutait sans fin dans le brouhaha. L'un de ces venimeux du bulbe me jeta en vitesse à la gueule dans le couloir que la classe avait échoué à l'oral, à cause de moi : se figurant sans doute, scientifiquement, pouvoir passer à coups de formules...

    Parmi eux Sofiane, Arabe honteux qui se faisait appeler “Yann”, et qui prétendit que je lui avais mis 10 de moyenne parce que je ne pouvais pas faire autrement – désolé : 3, 10 et 15 égalent 28, divisé par 3 donne 9,33... Mais le 3 sur vingt, ton torchon de papier, tu l'avais oublié, morveux. X

     

    « Vous voilà en 5e à présent. Vous avez découvert pendant les vacances certains amusements solitaires » – la fille Piternal, à mi-voix : “Tiens, c'est vrai...” Je l'ai accompagnée avec sa classe, en Allemagne, lui offrant une glace ainsi qu'à sa correspondante. Cette dernière lui passe un papier plié en quatre : « un doigté ? », « ein Fuch » ; je n'ai plus retrouvé ce mot dans aucun dictionnaire ? Toute la classe défilait en déroute montagnarde devant des tartarins attablés en terrasses et qui nous exhortèrent, en bons Germains, à entonner un vigoureux chant de marche ! Wir sind Franzosen, ai-je répondu, und kennen nur obszöne Sänge ! Les tartarins ont éclaté de rire - « nous sommes français, et ne connaissons que des chansons obscènes ».

    Son correspondant le lendemain, fou d'amour, piquait un ultime galop forcené sur le quai au risque de sa vie pour la revoir – il savait bien, lui, que les séparations à 14 ans restent définitives - tandis qu'elle sanglotait devant moi – comme cet enfant de 7 ans tout en larmes, son premier prix de piano entre les bras, pour avoir si fort senti que l'instant ne revient jamais ; que jamais plus il ne reverrait son maître. Je me souviens de Maï, amoureuse des chevaux en dépit de père et mère, dont je pris maladroitement la défense sans la nommer mais reconnue de tous ; mon ancienne suicidaire s'est classée deuxième au Grand National de Liverpool... j'avais songé pour elle à ce cheval de cristal si cher dans la vitrine ; en fin d'année je l'ai prise en stop. Nous avons évité de nous frôler, sans plus savoir que dire. Je parle aussi d'Eulalie Dourmond, fille d'évêque abdicataire : il aimait bien les hommes disait-il, et surtout les femmes. Il estimait « désespérés » les terroristes qui se faisaient sauter dans les bus ! Je répondais pas la moindre excuse - et nous parlions alors de la kabbale, dont il me transmit le schéma des Trois Piliers : le courage ou Ghéboura, l'équilibre, et la miséricorde, Hésed. Ses fidèles en Guadeloupe débattaient à l'infini sur les shekirah et leurs innombrables liens. Selon Pirenne, péteux collègue, sa fille n'était qu'un thon  - Pirenne dont le partenaire arborait un appendice nasal à se l'enfoncer dans le cul, véritable canne en buis de Messerschmidt - Pirenne le fielleux dont le grand chic était de se glisser dans votre le dos pour épier vos propos et de surgir pour vous engueuler. Eulalie n'osa pas, le jour du Carnaval, présenter aux jurés son clown solaire orange et rouge, si exaltant pour ses rondeurs. Seule lectrice que j'aie connue de mon Jaurès, chaudement recommandé par son père.

    Sans en omettre une page avec bien du mérite, car jamais je n'aurai composé livre aussi désordonné, aussi disloqué - j'entends toujours mon éditeur à mi-voix qui est-ce qui va bien pouvoir s'intéresser à ça  - et comme il a cru bon de ne pas le lancer, forcément, le livre ne s'est pas vendu. J'ai revu Eulalie sur le marché aux Popes, où notre éditeur s'était fendu d'un étal de livres entre légumes et cageots de fruits (« le peuple aime la lecture » - c'te bonne blague…) - « vous voyez que les jeunes filles ont du bon » me dit-elle ; j'ignore à quel propos. Eulalie manifestait sa colère après la réception du sieur Blondet, poète autoproclamé : deux grandes heures perdues à écouter ses textaillons de bas étage (le petit Jésus risquant de s'érafler à la croix du Sacré-Cœur, et j'en passe...) - toute la première assise au garde-à-vous à baigner dans sa sueur :- « alors ? c 'était du foutage de gueule ? et notre programme ? » Chère Eulalie ! qui par la suite m'expédia une carte postale truffée de fautes émotionnelles : « J'ai enfin compris le pourquoi de vos incessantes digressions, et tout ce que je leur dois... » ! …

    Depuis, elle rame, de sous-emploi en sous-emploi, son père vieillissant m'ayant plus tard encore entretenu de Dieu dans les allées d'un Leclerc de la culture. Il ne me redessina pas les trois Piliers de la Kabbale, dont j'ai retrouvé un croquis sur une photocopieuse. J'ai « fait du théâtre », comme on dit, avec Eulalie, que je surpris un soir seul à seule en coulisses : « Ah ah, disait-elle, monsieur Kohnlili ! », (« à nous deux») contre le comble de ma gêne ; Bareski, le metteur en scène, nous faisait courir, en tous sens, puis stopper net devant la première gueule venue, pour lui hurler nos noms et prénoms : affirmation de personnalité juste avant de la perdre. Des inspecteurs, venus juger le bien-fondé de nos subventions, tandis que nous bramions sous tel ou tel projo : « Ce sont tout simplement les exercices d'Abramovitch » (1949) se disaient-ils en se poussant du coude.

    Je me souviens de Goldenstein ; de Charles , fils du marchand de biens, Charles, qui jouait si finement, si triste i : « L'animal le plus léger ? la palourde ! » - la fille Rondu, infoutue d'articuler son rôle, titubant sur ses talons comme une grue sur ses échasses : « Ah, c'est féminin, ça », raillait ma collègue lesbienne, qui s'était pourtant fait bourrer le fion (l'honneur est sauf) par son rugbyman toute une nuit, deux belles valoches sous les yeux. Je me souviens de la fille Sorte, qui jouait mon épouse dans  La peur des coups. Je lui ai demandé quelles seraient ses sensations à imaginer un rapport sexuel avec moi, son mari : « Le dégoût » - elle a joué dégoûté.

    Par la suite, en cours, nous ne pouvions ni l'un ni l'autre, malgré que nous en eussions, nous départir d'une gêne mutuelle. Quand je voulais purifier mes yeux, ils se chargeaient malgré moi de toutes nos souvenirs scéniques - n'est-il pas vrai, mademoiselle, que dans La peur des coups j'étais votre époux » En la croisant, je la voyais murmurer à sa camarade : « Il m'aura oubliée ». Hélas, si  pâle, si souffreteuse, si insipide, je ne pouvais pas la rater. Nous échangions des sourires hagards. Le metteur en scène Bareski nous avait prescrit de jouer le texte mécaniquement, dans une grande fatigue, comme un numéro archiusé: force comique ! Je n'ai compris ce qu'il voulait que des années plus tard ; mais il avait à cœur de laisser chacun maître de ses propres découvertes et de ses limites - au point qu'un jour, promu à la direction d'acteurs par son absence, je fus plus apprécié que lui par la troupe des lycéens, car plus directif : « Il nous laisse dans le vague ! » disaient-ils – or, livrés à nos simples naturels, nous autres personnages demeurons si embryonnaires...

    Je me souviens aussi de Jessica (défiguré par elle en « Jackie ») - dorlotée par sa maman, qui lui filait des biscuits en douce en coulisses avant la représentation. Un jour je me lance à l'eau : « Monsieur et Madame Potoku ont une fille, comment... - Jessica ! (ne jamais laisser les filles s'emparer du corps de garde : elles le couvriraient de honte) - ma mémoire de prof doit absolument se doubler d'une mémoire de comédien, car je partageais avec certaines de mes disciples bien plus encore que des atmosphères de salles de classe : Jessica jouait la fille du pasteur Paris, c'est-à-dire ma propre fille.

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    Je me souviens de Mlle Yassine, brune, juive, marseillaise, qui se contrefichait de la Tradition, la Massorett, et que j'ai bien failli bénir le dernier jour, les mains jointes sur sa tête, avec cette fameuse formule : « Baroukh chem kweït malhoussè loheïlem boët » - même Delécrou, juif pratiquant, n'a pas su m'identifier ce dialecte, différent de l'araméen. Ma bachelière s'est dérobée, voyant dans mes yeux cette lueur non de désir mais de théâtrale : celui d'incarner, même de façon parfaitement déplacé, le rôle du rabbin - Cocteau jouait à Dieu avec les Maritain, jouait aux sanglots à l'enterrement de Satie... Etchegarry, si déplorablement gênée par la mythologique Myrrha, fille du roi de Chypre Cinyrès, « qui aimait un peu trop son papa » dans les Métamorphoses – le père de ma petite protégée ne cessait de la mitrailler de sa grosse caméra - quel prescriptrice crétine s'était donc avisée d'inscrire cet interminable épisode d'Ovide au programme de terminales, dont les latinistes sont avant tout des jeunes filles ? assurément une fille abusée. Je me souviens de Kreutzfeld, qui ne s'appelait pas “Brigitte” « comme la journaliste » disait-elle. Dont la mère était algérienne ; et très sensible au fait que j'aie proclamé les musulmans les plus propres, les plus soignés des garçons, car je ne renonçais jamais au rôle d'homosexuel. Jouer : quelle chose sérieuse. J'aurai passé ma vie à jouer, avec la plus grande sincérité. « J'ai (non pas : oublié mais) évité de vivre », confiais-je à ma classe. « ...mais tu as su établir des contacts », répliquait mon meilleur ami, avec tous tes élèves ! - je me suis exclamé mais ce ne sont pas des vrais ! - je me suis aperçu, trop tard, de l'atroce grimace du jeune Mathieu, 18 ans, son fils, que je n'avais pas repéré.

     

    Je me souviens du « prof de gym » Sablon, que ces demoiselles avaient contraint (après délégation auprès du principal on n'ose pas lui dire) à porter des pantalons, parce que son short, n'est-ce pas, révélait un peu trop ses génitoires, qui ballottaient sous leur nez de façon dégoûtante... je l'avais croisé, ce couillu, dans un meeting du P.C., où ce jovial imbécile me fit adhérer au(x) parti(es), juste avant la mémorable culotte législative de 78 bien oubliée ; les réunions de section s'achevaient invariablement par la formule on n'a pas besoin d'intellectuels, dans le Parti  et lorsqu'on me chargea pour m'humilier de revendre des billets de loterie à la fête de l'Huma, j'ai renvoyé le tout par retour du courrier : devenir communiste ne signifiait pas pour moi faire le guignol sur un champ de foire en me farcissant les invendus...

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    Je me souviens aussi de la Schlott qui me dit à la fin d'un cours : “Et si je tombais enceinte, vous seriez emmerdé !” - d'après ma psy, c'était “une avance” - ça ressemble donc à ça, une avance ? - Mademoiselle, ai-je répondu, si on ne se fait pas confiance l'un à l'autre, ce n'est pas la peine.” L'année précédente elle frappait déjà du pied le sol juste entre mes jambes à plusieurs reprises, chaussée d'atroces baskets, pour me montrer un pas de danse. “C'est de la provocation ça”, répétait ma psy – ah bon ? - Mlle Schlott, « avec deux t », ne pouvait retenir même ses prétendues amies en classe, qu'elle avait invitées à mon cours : « Ben restez quoi merde...” Même chez les autres filles, elle échouait à se créer le moindre intérêt.

    Elle était d'une myopie affligeante. J'aimerais la revoir. Me la faire, certainement pas ; j'ai tellement vu, en long, en large et en travers, à quoi ressemble un sexe de femme et sa muqueuse qui ressort et rentre au rythme du marteau-piqueur - que cela ne m'intrigue plus, plus du tout. Je me

    souviens de Giustina, juive italienne (je prononçais « Justine») à qui j'intimai formellement - è un comando ! - de poursuivre les cours de latin. Elle obtempéra. Tant d'autres dont j'ai oublié le nom, dont cette Roumaine qui comprit parfaitement les ordures transylvaniennes dont j'abreuvais la classe : « Monsieur, pourquoi est-ce que vous dites ça ? » - jetant autour d'elle des œillades épouvantées : mais nous étions seuls, elle et moi, à comprendre. Je me souviens de Jacqueline J., qui m'affirma de pas avoir le moindre lien avec cet abruti de philosophe volontariste dont les sartroïdes se gargarisent (« puissance de la volonté » - les chômeurs sont donc tous des fainéants ?...).

    Elle était ouvertement (si l'on peut dire) lesbienne, venait me voir après le cours avec son pote homo. Ils m'ont dit que j'étais attachant. Je faisais – à vrai dire - tout ce qu'il ne faut pas :  il ne faut pas – je cite - attendrir ses élèves ; parler de soi ; faire déborder ses névroses sur ses classes. Bref, ne plus être ni soi ni Maître. J'admire en vérité ces grands prédicateurs qui se targuent de réduire l'infinité du jeu des acteurs à un seul jeu : le mécanisme de soi-même - j'ai joué l'interdit : complicité, attendrissement. Ce qui rappelle irrésistiblement ce proviseur qui recruta des « grands frères » « issus de l'immigration » : ces braves garçons des cités obtenaient d'excellents résultats. Mais l'administration les admonesta : « Vous leur donnez l'impression - désastreuse ! - que vous êtes avec eux, contre nous. » Les grands frères et sœurs changèrent donc de registre... et n'obtinrent plus rien des élèves.

    Bravo. Oui, j'ai projeté mes complexes sur mes élèves. Simplement, je le leur disais. Et nous avons tous joué entre nous. Tandis que d'autres, la Dédarian par exemple, n'en disait rien. Cette méduse venimeuse, pourrie de prétention, puant sous les bras, n'avait-elle pas exposé ses propres photos de famille à la plage pour illustrer une conférence sur le génocide arménien ? le jour de son départ, elle n'a reçu qu'un stylo à dix euros (mes 600 à moi se révélèrent tout à fait insuffisants pour le trombone à coulisse que j'espérais ; je me suis rabattu sur un bon logiciel piraté, qui n'avait pas coûté un centime au vendeur - mais ça, je ne m'en suis rendu compte que plus tard).

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    Je me souviens de Fidelio, toujours puni pour « bavardages », alors que j'assourdissais la classe entière ; il m'avait dit, le Fidelio : « Un peu plus fort, au fond, on n'entend pas très bien”. Il trinquait pour les autres. Viril, cheveux courts, propre et souriant. Son père est venu me trouver pour assainir la situation. Je me souviens de l'Allemande, à qui je traduisis les mots “vice” et “vertu” : Laster, et Tugend ; à qui j'ai présenté, en pleine cour, des condoléances forcées pour la catastrophe ferroviaire survenue dans son pays. De Hsi-Shiott (prononcer : chie-chiotte) (rebaptisée

    « Charlotte ») à qui je fis chercher toute l'année des mots dans son dictionnaire bilingue. Elle s'appuya d'un sein sur mon épaule, mais pas d'histoires, surtout, pas d'histoires... Elle m'avait demandé si j'étais homosexuel (j'avais montré le signe chinois dans son dictionnaire, à propos de Rimbaud) et s'était déclarée soulagée de ma négative.

    Si seule, si exilée, si amoureuse - rougissements, paupières closes... Elle écrivit « Je vous aime » au tableau, juste avant que j'arrive, en chinois, puis s'est dérobée, honteuse, au sein de la classe. Peut-être que là-bas, en Chine, à Taï-Wan, les professeurs usent de certaines prérogatives, dont les disciples s'estiment honorées ?... Je lui ai demandé si elle flirtait ici, en France. Elle m'a répondu que les garçons n'étaient « vraiment pas intéressants ». Elle a donné des cours d'écriture auxquels participait la Proviseur. Je ne sus pour ma part jamais dire que wo leï, « je suis fatigué », et « je suis vieux », wo lao. Ses parents sont revenus la chercher, en costume européen 1960, raides, conventionnels, timides - pas d'incidents avec Taï-Peh...

     

    Filles indifférentes

    Bourrassa, dont la mère précise depuis quelle date elle “s'est mouillée” en m'appelant Docteur ; je ne sais plus où me mettre. La fille non plus. Lenoir et Larosée, pour des cours de latin dont ni elles ni moi n'avions envie, et que je devais chercher dans la cour de récré, l'air féroce. La fille Noël, belle, sage, père médecin, qui levait toujours le doigt – je lui ai fait quatre heures de cours, pas plus, en remplacement. Noter : Toute épistèmè relève d'une idéologie – traduction : tout ce qu'on apprend relève d'une propagande. J'ai vu se préciser puis s'imposer au cours de ma carrière les thèmes de propagande citoyenne ; ainsi du féminisme («quoi, encore !! » s'est exclamée toute la classe, filles en tête).

    Avec de plus en plus de textes contemporains. Tous relevaient de la même idéologie : les Blancs sont des salauds, les autres des victimes. Et autres salades de journalistes, à la botte du dernier bruit qui court. Je ne me suis en fait aperçu que très, très tard à quel point les livres reflétaient les propagandes gouvernementales. A présent, il n'y en a plus que pour l'antiracisme et le

    métissage à marches forcées ; cessons de redouter les établissements parrainés par telle ou telle marque : la pédagogie idéologique, c'est déjà fait, et par l'État. Elles sont belles à présent, les salles des profs, gluantes de niaiseries lamentatoires et pédantesques...

     

    Blondes calmes méprisantes ou non

    Dineau, qui me faisait prononcer Catulle, pour se foutre de ma gueule égrillarde. Fusteilh, à qui j'ai dit “Quand on s'appelle Fusteilh, on n'a pas la moyenne en orthographe”. La mère vient m'engueuler. Sans oublier ce sombre crétin qui voulait à toute force innocenter sa fille, dans le cartable de qui j'avais pincé toutes mes dictées, recopiées à l'avance, avec leurs dates ; puis je me suis placé derrière elle pendant la dictée : elle repassait le stylo à bonne vitesse sur tous les mots, l'un après l'autre. Il a pourtant fallu que je dise à son père que je le croyais, sinon je me retrouvais avec un procès pour pédophilie au cul – tant qu'à faire. La fille Minime : son père bosse dans le pétrole au Bénin, voit sa progéniture une fois par trimestre pour l'engueuler : « Ce sont des imbéciles comme ça qui encombrent les bancs de l'Éducation Nationale ».

    D'autres parents, à qui je dois rappeler que malgré son embonpoint et ses 15 ans bien sonnés, leur fille a encore besoin de ses parents : « Monsieur nous travaillons au magasin jusqu'à neuf heures ; notre fille a la clé, se fait à manger et se débrouille.  - Avez-vous pensé qu'elle a toujours besoin d'être aimée ? » La fille éclate en sanglots. Se souvenir aussi de la Hurepoix, dont j'étais amoureux, dont j'aurais bien baisé la mère, laquelle me répétait : « Vous pensez vraiment, Monsieur C., que nous devrions avoir des rapports ? » - bien sûr, Mme Hurepoix...

     

    Filles turbulentes et conquises

    Ursule Kotonou calmée dès l'instant même où je l'ai appelée par son prénom, se dressant même pour imposer silence. C'est elle qui a réussi à ramener la classe du stade en empruntant le trajet le plus long. La bonne blague. Fille Convenade que je colle pour avoir dit “C'est dégueulasse” devant une sculpture balinaise de baiser ; incohérence totale de ma part. Je l'aurais bien sauvée, en fin de troisième, mais un rouquin fort en gueule, briguant le Conseil Général, me l'a envoyée en section vente, vers l'abîme. Quel gâchis.

    Turbulentes et venimeuses

    Boisseau, peut-être apparentée à un machiniste du Grand Théâtre, me trouve un surnom : “Pepsi”. Je ressemble en effet à un grand blond vaseux nommé “Colas” - je ne vois pas en quoi. La fille Lerouge, dont la mère me refuse toute espèce de pédagogie pour des enfants de cet âge. Sa connasse de fille, qui bavarde, me réplique : « Vous n'avez qu'à ne pas écouter ce qu'on dit ! » À qui je souhaite de crever, et de s'en souvenir : « Quand vous mourrez, dans très, très longtemps, et longtemps après moi, j'espère, pensez à moi, parce que je vous l'aurai souhaité. » Elle est devenue comédienne. Arielle l'a vue répéter Antigone  d'Anouilh, sans parvenir à savoir son nom ; dès qu'elle l'apprend, Arielle cesse d'assister aux répétitions.

    Je serais bien venu foutre le bordel dans son théâtre à Lattaqieh, jusqu'à ce qu'elle quitte le plateau en chialant. Même trente ans après. Heustreu (prononcer Hoïchtroï, « Foin-Paille »), Walkyrie venimeuse : « Il faudrait savoir si c'est moi qui suis incapable, ou si c'est vous ». Elle m'a confirmé que l'on peut dire, éventuellement es wird gekommen, « on vient ». Il m'aurait suffi de si peu d'autorité. De calme. East-Side, nasillarde, à qui je répétais qu'il n'y aurait pas toujours des guerres. J'étais exaspéré. Mais elle avait raison.

     

    ...Le fils Abrusovic, haineux : “Vous n'êtes même pas capable de faire taire une bande de gamins” , du coup je l'ai puni, lui, pour lui montrer, justement... Abrusovic : « Je sais que vous me prenez pour un abbrouttitch”. Il tenait absolument à la bonne prononciation de son nom : Abrouzovitch... Devenu écolo.

     

    Filles silhouettes

    Beretti paraît-il, « Sheila », quoique je ne m'en souvienne que très vaguement. Devenue éditrice, presque baisée. Jaunet, qui a dit « Mais tu es folle» à une camarade à qui je foutais une baffe pour s'être tordue de dire devant mon pantalon rouge ; j'ai servi de cible, ainsi caricaturé, dans un jeu de massacre  forain, en fin d'année. Les ballons à crever sont arrivés avec un retard énorme, juste avant la séance. J'étais bourré comme un coing : « Ce sera ça, ton prof ? » La fille Guinche, ou Guiselli, qui refusait d'avoir du poil et se le coupait. Melles Monde et Toulemonde : “Tout le monde

    m'emmerde ! » Toulemonde se dresse, au comble de l'indignation : « M'sieur, j'ai rien fait !” …de l'eau entre les doigts. Je ne reconnais plus le paysage. « C'est toi qui as choisi » - ô Grands Perroquets de la Doxa, qui paraîtront si exotiques à nos archéologues. Mais de ce choix, voyez-vous, personne ne se rend compte. Avoir choisi sa destinée, jusqu'en ses pires humiliations ? fiction des aveugles. Comptoir en zinc. Nous sommes tous épouvantés. Nous nous figurons avoir voulu tout cela.

    J'ai exalté les cimetières : « Au moins, tout est en ordre. Plus d'astuces, plus de tortillements. Tout le monde à la même enseigne : une dalle, deux dates, bien carrées, au cordeau, rien qui dépasse. Comme ça on le sait, dès le début, comment ça se termine. Ah, le désir d'être aimé ! je t'en foutrais de l'amour, tous au trou ! bien net ! L'Alpha et l'Oméga ! Définitif ! » - un élève, au premier rang : si c'est pas malheureux d'entendre ça  - je n'aurais jamais dû - la mort en bruit de fond - memento mori . Les perroquets des vastes profondeurs - j'ai choisi ce que je suis ! - s'arrêtent juste à temps, juste au niveau de vérité qui les confirme - sociologie, politique, psychanalyse - Jungle vaselinée du relatif  - mes miettes sont tout ce qui me reste – Narciso ! Narciso ! Vaffanculo, Simplicione…

    Je me souviens de Tran-Anh, buvant mes commentaires sur Malraux. Prenant fébrilement des notes jusque pendant cet oral même du bac. Sa beauté, son intelligence, m'exaltaient. Drague dérisoire. Pipa et moi n'avons-nous pas été surpris, cet autre jour, au comble de l'excitation, à nous étreindre par les doigts en nous postillonnant à la gueule ? il m'a proposé de me présenter le grand Brenaud : « C'est un homosexuel » - EN-CORE ! je hurle – Pipa aussitôt se fait tout fluet - « le contact -  les gens - ne passeront pas par moi.

     

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    À cet oral du bac les mâles brutes répétaient d'un air bovin « Quelle musique ? » « Où çà la musique ? » à propos de Rimbaud et d'Apollinaire - en vérité, un nombre impressionnant de professeurs de lettres ne connaissent pas leur métier  - ils se contentent des instructions du ministère... On en a même trouvé un qui faisait une thèse sur Rousseau sans savoir que ce dernier

    était musicien – vous avez bien lu, toute une thèse, sans se douter que Jean-Jacques faisait de la musique. Zorba le Grec, La Liberté ou la Mort, Le Christ recrucifié : criminelle inculture d'une examinatrice s'exclamant qu' « apprendre Kazantzaki, ça ne ser[vait] à rien (!!!)» Connasse ! PROF ...! « servir », de « servus », « esclave ».

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    « Je me souviens »

    St-Blase : Durrieu, sœur aînée élevant ses cadets. Fille Vincent. (J'y repense soudain : une grosse blondasse, à propos de ma fille : « Ça fait moche, Lili Kohnlili » sur quoi une autre avait répliqué quand on s'appelle Le Rat, on ferme sa gueule. La Frei que je fais passer en classe professionnelle et qui m'en fut infiniment reconnaissante : une grande blonde de 16 ans dont les parents exploitaient le bois en Amazonie, ou au Congo. Ils n'avaient pu scolariser leur fille. L'administration n'avait rien trouvé de mieux que de l'expédier en sixième, dont elle avait en effet, sur le papier, le niveau. Elle est devenue la mascotte des filles de la classe. À 24 ans, j'avais fait des pieds et des mains pour l'orienter ailleurs. Où elle souffrirait moins, se sentirait moins admirée, reléguée.

    Je finis par trouver une école de couture et de broderie. Cette réorientation fut ma plus belle réussite, malgré mon jeune âge. Je me revois sur la photo de classe : quelle jeunesse, quelle inexpérience – l'année même où j'appris l'existence de cette terrible maladie qu'on appelle « progeria » ; j'en fus horrifié. En fin d'année, les sixièmes n'avaient pas songé à demander à la grande fille comment on faisait les bébés ; ils m'avaient demandé à moi (c' était une époque où l'on n'apprenait rien du tout aux petits) ce que signifiait « violer » ; “M'sieur, qu'est-ce que ça veut dire “violer ?” ils articulaient bien « violer », pas « voler » - certains parents s'étant rabaissés jusqu'à la « faute de frappe »du journal.

    J'eus une inspiration de génie : « Cela veut dire « retirer la culotte de quelqu'un sans lui demander la permission », déclenchant parmi mes petits sixièmes une hilarité enchantée. Et chacun de se réapproprier la phrase en rigolant - « Je vais te violer, toi ! » - filles ou garçons – je ne précisais pas qui violait qui, car les femmes, Messieurs les Perroquets, ne violent pas. Ils s'imaginèrent donc, plus tard (« il va nous le dire ! ») pouvoir me demander comment se faisaient

    les bébés (chose impossible à révéler à des enfants, si purs...). Ma classe fut affreusement déçue que je me dérobasse : à mon tour je déclarais que l'on « mariait » les chiens. A mon tour je montrais mes limites, reculais, m'enlisais dans la plus pitoyable connerie - « mais qu'est-ce que vous voulez dire ? » - et moi de répéter : « On les marie... On les marie... «  Même lui, se chuchotait-on, même lui ne veut pas nous le dire » - comment avais-je pu leur révéler, à leur niveau, ce qu'était un viol, et ce jour-là, manifester tant de lâcheté ? La meneuse d'enquête dit aux autres « Ne vous en faites pas, je vais demander à » - grande sœur, cousine - “je finirai bien par trouver” - moi je ne voulais pas d'ennuis.

    Des calomnies couraient sur mon compte. Willemain, délégué syndical, me l'avait rapporté. En ces temps-là il était sale de renseigner les enfants sur la façon de faire les enfants. La moindre de ces jeunes filles pourrait à présent me poursuivre pour harcèlement. Tout le monde la croirait. Les ténèbres s'épaississent. Pendant ce temps les maternelles, dans la cour, se traitent d'enculés ou de grosses pouffes, on les entend jusqu'au milieu de la rue.

     

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    Je me souviens du dénommé Néron («  Menton Pointu »…) - dont la mère vantait devant moi ce qu'était à son avis la mission du professeur : enseigner la vie à ses élèves. Non madame. Pas ma petite vie à moi. C'est la seule que je connaisse. Notre rôle, à nous, est de transmettre un héritage culturel, sacré. Pour ce qui est de remplir un chèque, réparer une machine à laver, spéculer en bourse, désolé : ce sont les parents qui s'en chargent, ou la vie elle-même. Que pourrais-je transmettre, sinon ma petite expérience de prof ? J'ai dû sembler très archaïque ; vieux schnoque. Mais le malentendu essentiel de toute la parentaille vient de là : la culture, ce n'est pas « enseigner la vie ».

    Et à supposer qu'il y ait une « culture » de l'informatique ou du parachutisme, toutes deux sont assurément respectables, on s'est trompé de mots : appelons cela autrement, je vous prie, que «culture »... J'apprends à mes enfants Édipe, Molière et Rimbaud. Non pas à distinguer Volvo et Skoda. Ma « sécurité de l'emploi » ? faites donc des cours pendant, tenez, trois semaines ; ensuite, vous supplierez tous tant que vous êtes, à cor et à cri, de repartir au chômage...

     

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    Bûcheuses un peu con

    Buseville : Dudon et Condu surnommées par moi « Ducon et Ducon ». Condu n'a jamais eu le tableau d'honneur : 5 en latin toute l'année. La fille Cadou, même matière, 1 sur 20 les trois trimestres, quels que soient ses efforts. Ducon et Ducon, donc, viennent me demander si La ville aux portes d'argent, qu'elles composent à deux, est un bon titre, je réponds “Oui, pour la Collection Rouge et Or” -  Monsieur vous êtes vache ». La blonde Dudon : “Vous aimeriez bien savoir d'où vient ce nom...” - j'ai songé bien plus tard que le Don n'était autre que le grand fleuve d'Ukraine, il suffisait d'ouvrir l'Atlas. Lorsque sa mère est morte, tous les collègues et moi-même voulions participer aux funérailles.

    Il y avait à Buseville un directeur adjoint de grande qualité, dont j'ai tout oublié, tant il était souple et bon. Je ne me souviens que de ce connard de principal, Sellong, masquant de la main ses appréciations, « que je n'ai pas besoin de connaître », avant de me faire signer ma feuille de notation. Celle d'un petit maître auxiliaire tout jeune et tout couillon. Il m'engueulait, le Sellong, de ne m'être pas présenté après cinq semaines de grève de la SNCF – trente-cinq jours d'absence tout de même : « On n'entre pas dans mon établissement comme dans un moulin ». Qui refuse que j'aille, j'y reviens, aux obsèques de Mme Dudon : « Je ne vais pas, ricane-t-il, mettre un panneau sur mon établissement Fermé pour cause d'enterrement ». Péteux, petite moustache, mais surtout, pleutre, pleutre, comme tout chef d'établissement qui se respecte.

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    Je me trouve dans la salle aux ordinateurs. Derrière moi, huit femmes, mon métier étant féminisé à mort. Ce grand fendard de Carfini entre dans mon dos. Il sexe-clame niaisement : « Ouh là là ! huit femmes !  - Qu'est-ce que tu veux que ça me foute ? » J'entends alors un filet de voix, issu des lèvres pincées d'une pimbêche : “Si c'est pas malheureux d'entendre ça...” La pimbêche filait paraît-il le parfait amour avec le nommé Carfini. Je me demande encore comment une si belle

    créature si chafouine, si vicieuse, pouvait éprouver le besoin de faire l'amour avec un homme, alors qu'il était si clairement lisible sur son visage que trois branlettes par jour devaient largement lui suffire. Je m'avisai trop tard, plusieurs semaines après, que j'aurais pu m'exclamer : « Et alors ! Huit femmes et huit chaises, ça fait seize meubles ! » - ou mieux encore : “Et alors ? Faut qu'je bande ?”

     

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    Chemin faisant

    Mentionner Rinaud, qui tenait absolument à faire prononcer son prénom à l'anglo-saxonne, Braïce, au lieu de Brice (c'était bien avant Dujardin). Un collègue au long nez en couteau lui fit observer que nous n'étions pas en Angleterre, et maintint sa prononciation à la française. Je m'appliquai quelque temps à écorcher son patronyme à l'anglaise : « Raïnowd ». Je fus le seul à trouver ça drôle. ... Bossuet (« Monseigneur », évidemment), dont j'ai défoncé le pied d'un coup de talon pour m'avoir décerné je ne sais plus quel adjectif (de nos jours, trois jours de garde à vue sans pisser) ; son père est venu. Je lui demande sur le ton le plus patelin : « Dites-moi, M. Bossuet, quelle est donc la profession de votre femme ?

    - Secrétaire de direction, pourquoi donc ? - Parce que dans mes cours j'entends sans cesse votre fils brailler « Putain de ta mère ! » - alors je me pose des questions... » Je crois que le fils Bossuet n'a pas pu s'assoir pendant quinze jours pleins. Le même, évoquant à tout propos la sodomie en cours de musique, ce qui malgré Saint-Saëns n'a qu'un rapport lointain avec la matière, se vit infliger une rédaction sur ce même thème, afin de bien évacuer, une bonne fois, son obsession. Nous nous sommes passé entre nous en salle des profs un torchon rédigé dans un français infâme truffé de fautes d'orthographe (l'émotion sans doute), d'où il ressortait qu'une telle pratique, après tout, pouvait apporter un certain renouvellement dans la vie conjugale, et contribuer à son équilibre... (remarques horrifiées sur le petit mignon du pacha de Kazantzaki : Et il était d'accord ? - incapacité totale de Bernardo, 15 ans, bon en maths, à comprendre qu'il s'agissait d'une autre civilisation, d'une autre époque...)

     

    Garçons turbulents indifférents, à peu près beaux

    St-Léard (2012/ 2013) : Lemanche, Diterranée, qui répétait son nom dans l'extase, Rédora, qui réussit à faire lever une punition, sa mère m'agitant bijoux et nichons sous le nez. Garçons turbulents, et que je n'aime pas : Bouillon des Champs, Noir, à qui j'ai fait ranger « ce torchon » (le drapeau américain) (c'était la guerre du Vietnam) (on m'en a beaucoup admiré). L'épicier arabe m'appelait « chef ». Hiersaint, grand rouquin connard, passe avec 7 de moyenne grâce au prof de gym qui lui trouve « de grandes qualités de sociabilité » – justement, s'il a tant de qualités, il pouvait aussi bien redoubler sa sixième. Le collègue roule des yeux, je baisse les miens – à quoi tient un passage de classe.

    Ce même prof de gym, si libéral, si copain-copain, capable d'envoyer un élève en conseil de discipline pour avoir mal parlé d'un prof, sans savoir que lui-même écoutait par derrière. Il me donnait des leçons.

     

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    Rollet en 5e appréciait les cours de Moiln'œud, à s'en faire péter l'œsophage de rire. Très difficile à contrôler, mais l'adorant. L'année suivante, la grande mollasse Jomo l'a engueulé : « Madame, c'est pas un cours que vous nous faites. L'année dernière, avec Moiln'œud, ça c'était des cours !... » Quel beau métier. La sécurité de l'emploi. Moiln'œud bien sûr s'est indigné, mais savait bien que ses cours à lui étaient des chefs-d'œuvres de pitrerie. Convenant moins bien sans doute à certains élèves plus effacés. La mère Jomo ? elle avait parfois du mal à comprendre Molière. Indignation bruyante de Korner, brillante collègue – virant sur-le-champ aux amabilités les plus mielleuse dès la survenue de l'autre...

    Garçons que je n'aime pas :

    Varignac : Mon élève s'est tué en septembre, à Mobylette. J'en ai fait tout un roman. Peut-être qu'il m'adorait. Marèk, mon mort. Dont je fis un champion de horse-board sur mon île d'Omma, cent mille exemplaires en Livre de Poche haha. Véritable graine de facho, qui répétait après son père que les chômeurs étaient des fainéants. Tournant la clef de ma portière, j'ai pensé un

    jour très distinctement : Il vaudrait mieux qu'il crève avant l'âge adulte. Je fus exaucé dès septembre : il est mort pour de bon. J'en ai fait Marèk, tiré par son pur-sang sur sa planche à roulettes. Non, tu ne sortiras pas à dix heures du soir. Mon gaillard fait le mur et file à toute allure sur un petit chemin de campagne ; la chaîne tendue à l'entrée du Domaine d'Arzac, le garçon projeté puis retombé de tout son poids sur la chaîne ; perforation de la rate, décès le lendemain matin par lent vidage - toutes mes collègues au comble de l'excitation sexuelle. « Et alors? Et alors ? » D'autres détails suivaient.

    Beulac : Pogoudeau : “Oh Pogoudeaueaueau, Tu es le plus beau des barjots”. Pétoile :”Pétoile des neieieiges...” Ramirez : “Répétez après moi Ramirez : “cer-veau” - allez : “cer-veau” - plus tard avec mes impôts je serai obligé de payer ton chômage. Chevalet, qui voulait devenir pilote de chasse (4 en maths, 4 en techno) et qui ne m'a pas rendu le Iôn d'Euripide - à Chevalet ! un Euripide ! - Pigoudeau, Ramirez, Chevalet, toute la classe a poussé la même exclamation de dépit, lorsque nous nous sommes retrouvés en début de seconde année... Je devais « suivre mes élèves » ! «  Moi non plus je ne suis pas très content ; mais, nous ferons tous de notre mieux pour nous supporter cette année encore. »

     

    Garçons ternes : à Buseville, Surlarive, qui puait de tous ses cheveux ras. Mon appréciation : “Sait lire et écrire” - sous-entendu : “c'est tout” - trente ans plus tard, un compliment...

     

    X

    Bureau, brave garçon épileptique. Le principal prétend qu'il m'a prévenu, alors qu'il ne m'a fait que de pudibondes allusions. Retrouvé sous sa table dans un autre cours  - «  un Bureau sous une table ! Hahahah ! » La fille Taché qui renverse sa chaise en criant  devenez l'amant de ma mère et qu'on n'en parle plus ! - je suis inconscient du vice intense exprimé par mes yeux. – Miss September : “On fait toutes ça”, à propos de la branlette, présentée par Taché en grand mystère, à l'aide de ses doigts entrecroisés. La Bernardos, à qui Moil'nœud avait lancé “Vous riez à vagin déployé” (voir plus haut) et qui lance à Taché : “Tachié... sur les murs ? Tégozmou, dont je n'ai jamais pu déterminer l'origine (« mon toit » en grec?), Baba, à qui je reprends le magazine “Aménophis” consacré au trou (« pas d'histoires ! pas d'histoires ! »), Vangong (gitane ? Vietnamienne ?). Duchien, en latin, que je détestais, (« à peine entré en classe, il hurle, il hurle ! » hurlait Moil'nœud) – le petit Duchien pressentant puissamment, d'instinct, l'amour dépravé dont il était l'objet) ; il adorait cependant Suus cuique crepitus bene olet - « Pour chacun, son pet sent bon ». Lorgel et sa dissertation “Voltaire a-t-il enculé Rousseau ?” « Mais... tu as le droit de donner des sujets comme ça ? » Devenu brillant acteur, brillant danseur bien découplé, brillant chorégraphe et metteur en scène.

    Quant à Taubibec, surnommée toute l'année Bitaubec par l'inévitable Moil'nœud, elle haussait les épaules. Youpi au lycée d'Ankara, transformée en cri de cow-boy, “Yuppie ! » avec lancer de lasso : Kazoglou, fils de détective, et ses menottes en classe dans leur étui de présentation. Je me souviens (à mon tour!) de ces deux infectes connasses qui, pour l'option « informatique », abandonnèrent le grec –avec 18 de moyenne (« vous comprenez, les mauvaises notes, ça décourage... » - connards...) De cette autre abrutie qui abandonnait le latin pour faire de l'italien... parce que ça au moins c'est parlé – tu vas avoir des surprises, pauvre pouffe : en Italie le latin est obligatoire - « nos ancêtres les Latins... ») ... Manou, qui désirait ouvrir un restaurant, et qui s'imaginait, en toute bonne foi et comme 95 % des cons, qu'il suffisait de le vouloir, n'est-ce pas, pour se forger un bon moral et réussir...

    Revue à un carnaval d'établissement, voulait m'embrasser, pensait que je ne le désirais pas ; rattrapée de justesse. Alçeu, d'Ankara, sosie du Tadeusz de Mort à Venise, qui aurait bien cassé la gueule au vieux Moil'nœud si ce dernier s'était avisé de l'embrasser, le frôlant déjà de son sale sourire : Moil'nœud voyait perler la sueur sur le duvet de sa lèvre supérieure : désir ou répugnance ? Moil'nœud s'était doucement éloigné.

    Les sœurs Noiraud, neuf mois d'intervalle - “Bien sûr, Monsieur, avec la même femme” - j'aurais dû dire « la même mère », bien sûr, « la même mère » ! « Le drame est que la cadette voulait toujours faire la même chose que son aînée ; pas assez de différence d'âge » - quand toute la classe chahutait, elles restaient à peu près les seules à suivre. La fille Nara, vicieuse, sournoise, branlette et clito jusque sur la gueule. Son père, un collègue : “Vous en avez de la veine, qu'un prof

    vous fasse chanter Moustaki en classe” - qui devait bien me démolir dans le dos, comme les autres. Je me souviens aussi de cette chafouine, mère fanée d'un sombre con, qui me susurrait avec empressement : « Mais il veut vous garder, vous dis-je » (le Proviseur) « veut vous garder » Je lui ai répondu que non ; j'avais eu en main sa lettres au Concul. Ne voulait-elle pas me faire gober, cette truffe morte (je l'ai cru !) que tous les parents souhaitaient inscrire leur enfant dans ma classe :  « Il faut pourtant bien que je fournisse les autres professeurs ! » déclarait-il - traduction : surtout pas avec M. C.!  Je le lui dis, elle tourne les talons.

    Jamais connu de milieu, d'adultes aussi puérils qu'au Lycée d'A., sauf à l'armée : angoisse, hiérarchie, comportements de gamins. « Chef ! Chef ! J'peux leur montrer ? » MONUMENTS TRAMWAYS LANGUE IMPÉRIALE DU DIVAN– vidée d'habitants par pitié, qu'on la vide.

     

    X

     

    Blaser vient m'assurer qu'elle n'abandonnera jamais le latin : « Vous savez, je vous resterai fidèle, je ne suis pas de celles qui lâchent,». C'est la première à lâcher. Dont le nom s'apparente à “blasen”, « pomper », au sens érotique du terme – d'où son urnom de «Schwanzlutscher“ ou „Ibné“. Voici Nagy, fille de Hongrois réfugiés (prononcer « Notch »). D'après la fille Bataillon, très agressive. Peut-être touchée par son père, et traumatisée paraît-il par mes propos. Mentionner aussi une très brune et authentique Basque, répondant au superbe patronyme de

    Aurreralagunak!, (« Enavantlesamis »?) - jamais je n'aurais abordé une telle splendeur arrogante.

    À présent et pour une année elle se trouve là, à ma merci. Je lui demande un jour le plus négligemment possible : « Comment vont les amours ? » Une petite moue : « Pas mal - monsieur, vous n'avez pas le droit de vous renseigner sur des choses comme ça. » Peut-être, mais je t'ai eue, Panthère. Silencieuse, appliquée, farouche, 10 ½ de moyenne. Isolée : trop flamboyante. Condemont (« Démon Con ») et Buxerolles (Busserolles, comme Brusselles), qui sentaient chacune la branlette à deux, à pleins poumons. En même temps, si belles, si mûres, si sûres d'elles. C'est cela qui me désarçonne chez les filles : cet aplomb, cette solidité, cette certitude. d'obtenir n'importe qui. Depons (à qui je disais, concernant le classique et le rock : « Vous avez tellement bouffé de poivre, que vous ne sentez plus le goût des cerises. - C'est peut-être vrai, monsieur ».) Leroux et ses petits yeux de furet albinos (« Oh monsieur, vous nous faites peur ! ») Strengweiser, se faisant appeler « Tringue-Ouaizé », ce qui me semblait du dernier ridicule. Platte, qui se prenait pour un archéologue pour avoir découvert une omoplate en poussant la brouette sur un chantier mais n'en foutait pas une ; Benchinol fille de rabbin : « Chez moi monsieur il y a un livre comme ça » - eh oui, une Torah.

    Thommeville : mes lunettes cassées (bousculade) et remplacées ; tous les parents se sont cotisés. il ferait beau voir à à présent qu'ils me les remboursassent ! Déva, découvrant que j'étais "maître auxiliaire" : "Je vous disais bien que ce n'était pas un vrai". Trois semaines de suite de colle. Beauvoisis (2020/2021), noms merveilleux du Penthièvre : « Soupedail », « Mémé », le père Martino qui ne s'attendait pas à ce que je dise : « Le latin ça ne sert à rien » - et le fils, triomphant : “Tu vois ! Tu vois bien !” - du coup il l'abandonne. Blaireau lui aussi. Adultes connards qui me barrent la rue sur toute la largeur, pour me dire : "Eh oui ! A l'armée comme à l'armée ! » Pourquoi me suis-je laissé ainsi humilier ?

    ... Kramanlis et son aigreur surjouée. Mlle Lacôte : sa mère est ravie que je demande de ses nouvelles. Une classe de latin bien garnie qui se retrouve à deux l'année suivante, parce que je passais mon temps à faire de la discipline et à réciter, latiniste après latiniste, tel ou tel exemple correspondant à telle faute commise. Varignac, 2021 : je tombe amoureux de toute une classe de filles de troisième. Dès janvier, cela me quitte, d'un coup : « Je ne sais pas ce que j'ai, je ne vous sens plus. Dictée ». Au dernier cours de fin d'année, Mme Bergeron attirait tous les garçons plus une fille, l'homo ; et moi toutes les filles, plus un garçon, l'homo. La jalousie m'a tourné vers la Bergeron, de dos sur une autre table ; mais la greffe n'a pas pris.

    Le jeune Chétif à la fin du cours vient chercher une relation personnelle privilégiée -renvoyé à ses études ; la fille Angélès (« Angélès ! Vous me faites chier !”) - “Tiens, vous vous êtes masturbé ?” Je revenais les chaussures trempées par un pique-nique express. Elle m'a vexé. J'en disais bien d'autres. Milonga à qui j'ai fait croire sur sa bicyclette que si je notais selon la tête, “vous” auriez sans cesse de bonnes notes ; elle l'a pris pour elle, je pensais « vous toutes ». Elle est

    repartie avec un sourire indulgent, méprisant, mais surtout, indulgent. Car je sais prendre ou garder l'air con, à volonté. Ce qui n'exclut pas loin de là mes airs cons involontaires. J'avais aussi pour élève la fille Tchîta Bromo. Très laide, une voix de chimpanzé en plastique ; je l'appelais «Tchîta », elle tenait à « Bromo». Tous les membres de sa peuplade, toute sa famille, étaient surnommés « Tchîta » : quelque chose comme «Bouffe-Merde », ou dans le genre. Plus tard j'ai repensé aux cagots, très laids, qui possédaient dans chaque église une porte séparée, en dépit du baptême ; on les surnommait tous « chrestia », pour bien rappeler que c'étaient des hommes comme les autres, qu'il fallait les respecter.

    On ne le faisait guère. « Tchîta Bromo » remonte aux temps les plus obscurs, avant même l'arrivée des Celtes en Bretagne. Je me souviens de la fille Koah, « Force » en hébreu, qui rêvait de faire du foot ; des sœurs Guéatka, dont l'aînée avait une si charmeuse ouverture de bouche, avec sa petite demi-langue en plancher, des bandeaux noirs d'Esquimaude ; la cadette, frisée, plus vive, moins envoûtante. Je leur fait croire que ”guéatka” veut dire “la cuisse”. Les sœurs Télèphe, qui partent dans un fou rire à l'énoncé d'un groupe de rock : "Étrons Fous" ; les triplés Dinet dont le père s'est aveuglé en nettoyant son arme de service : « Le conseil des parents d'élèves émêêêt le vvœûû »... (voix poussive et geignarde, et poussive) ; plus tard, j'ai retrouvé l'un des trois frères sans me souvenir duquel.

    Il sortait avec la fille Sanglier, surnommée « Bassecour » en raison de ses saccades de tête à la moindre contrariété («rire, ou ne pas rire ? ») La fille Bougry,toujours appelée par son nom de famille – sans que jamais, hélas ! je n'aie songé à la surnommer « Sarah » - pourtant, je la voyais bien confier aux autres à mi-voix je ne sais quoi - sinon je l'aurais bassinée à longueur d'année ; en revanche, Bistrouille eut droit à son « ...qui rit quand elle dérouille », Dieu merci pendant un brouhaha. Bien fait pour sa gueule, elle n'avait qu'à ne pas couiner que je jouais très mal de l'accordéon : du sous-serbe – toute la classe qui se met à scander hoï ! hoï ! hoï ! 

    Même chose pour la délicieuse Letroude, appelée une seule fois « Letrouduc » - elle et moi, Dieu merci, seuls à l'entendre. Elle émet une grimace très jaune. Lavrille, brave blond un peu lent, fils de viticulteur ; les deux Blanque, petit brun et grand blond, pas de la même famille – que j'ai épatés en leur apprenant mon fameux dialecte « morave », tenu de ma mère, que nous étions 70 mille à parler tout au plus  - simple code, consonne suivante, voyelle suivante, à partir du français ; ils étaient écœurés. La fille Cheveuxblonds devenue prof d'esthonien ; Lorda, un cul à la place de la tête – elle enfanta trois ans plus tard à peine. Elle est heureuse et se fait bourrer le plastoc trois fois par semaine. La Dumont s'extasiait avec dégoutation devant mon pouce, carrément, en entier, introduit dans mon nez pour y chercher les crottes. Qui rapportait mes conneries : « Je n'ai jamais vu de langue qui soit plus disgracieuse et plus lourde que le latin » « Un temps », disait-elle. « Sauf l'anglais »...

    Cette fille considérait sans doute l'anglais comme une langue particulièrement harmonieuse. Jaunay-Clan (c'est ce nom poitevin qui me vient à l'esprit), écœuré jusqu'à la vomissure que j'extraie des bouts de papier-cul de ma raie pour les expédier d'une chiquenaude dans la corbeille, ce qui est pourtant n'est-ce pas on ne peut plus hygiénique. Zacaro, qui se scandalisait que j'assommasse un livre à la radio : « Vous alors, quand vous n'aimez pas un livre, vous le démolissez » - tu parles ! les conneries d'un Chochian ! je n'allais tout de même pas me gêner !!!

    Tallien s'excusant de m'avoir jeté une pile de livres à la gueule (je l'avais poussé à bout) ; abandonné par son père à quatre ans, un panneau autour du cou. Indigné que j'eusse appris cela « par l'administration » (j'ai menti) ; se foutant de moi parce que je le doublais très largement, moi en voiture (ma première), lui à Mobylette (sa première). L'apogée de ma carrière, là où je me suis trouvé le plus maître de mes moyens, ce fut Varignac ; en Turquie, je me suis heurté à l'administration et à la pudibonderie. Je pense que de nos jours, je serais poursuivi pour harcèlement.

     

    Ankarada (2025/2029)

    Schäf, connard latiniste, que je veux refiler à Dehaisne, qui refuse, car il n'a que 5 de moyenne. J'avais dit « Il va me pourrir la classe ! » Il me l'a pourrie. Jozs, que j'ai revue à Paris, se désolait que je prononçasse à l'allemande Yosh au lieu de de Yôj... « Je me disais : « Un Français, il va savoir prononcer ! » N'avait jamais voulu me dire “merde “ en hongrois : “Mais, Monsieur, cela ne se dit pas.” Elle m'a rappelé qu'un jour j'avais projeté depuis l'estrade le bureau entier sur le premier rang. Elle s'est rendu compte du point d'exaspération où j'étais : « Le bureau monsieur, vous

    vous rendez compte ? le bureau ! » Düshman, dont la mère, aussi sotte que lui, répétait en trottinant dans les couloirs : « Ah , efendim Zogandin! 125cm), j'en entends de belles sur mon fils ! On m'en met par devant on m'en met par derrière... » - et Zogandin, bonasse : « Eh bien Düshman Hanım, vous en avez de la chance... » Mouhasseum, qui m'offrit (ce fut un grand embarras pour lui, car il m'estimait « musicalement très cultivé ») des sonates de Mozart en hommage à et inspirées par Bach ; dès 19 ans, il publiait, quoique turc, dans la Wiener Zeitung. Merci tonton. Il adorait mon allemand de cuisine ( ich futiere mich davon), adorant ce dernier mot, qu'il soulignait vigoureusement du tranchant de la main : rejet hautain de tout ce dont on se « foutait » (Umurumda değil en turc, car il aimait m'instruire).

    ... « Vous êtes trop bons pour tous ces cons-là, susurrait Chiché özledim, ils ne vous méritent pas, laissez-les donc, repartez chez vous, en France, vers des gens qui puissent vous comprendre, c'est là que vous méritez d' être. » Voyez le fiel. Bitchak, si passionné par les Pensées de Pascal, une heure passée sur cinq lignes de texte. Mais aussi Calvary, proviseur indigne, qui me montre de ses photos en short dans les Alpes. Pour me dire que les Turcs attendent de moi des habits plus corrects, et une braguette fermée (Afghani özledim très embarrassée pour me le murmurer - me confiant plus tard que plus à l'est, certaines se faisaient assassiner sur le chemin de la piscine ; ses parents m'ont offert un flacon doré très précieux, que j'ai toujours trouvé très moche - Calvary, le gros fumier : "Quand un élève vient se plaindre, c'est l'élève que je crois, pas le prof." "M. C., cette fois-ci je vous ai convoqué pour vous engueuler".

    Surnommé le Gros Ppôhorc par Monchemin – je lui faisais répéter « dis encore « Gros Porc » » et il s'exécutait parmi les éclats de rire – tué dans le Taurus par une coulée de caillasses en pleine tête. Sans oublier le Con (seiller) Cul (turel) qui me méprisait, et réciproquement. Il m'a tapé dans la main après m'avoir exclus, mais gêné, tout de même. J'aurais dû la lui foutre en pleine gueule, nous étions seuls. Une mère bien venimeuse s'imaginait en plein conseil de classe qu'il suffisait de dire à chaque élève, un par un, ce que l'on attendait de lui. Nous lui avons dit tout de même que c'était d'une naïveté confondantes. Mais comme la prof incriminée répondait sur un ton doux, humble, quasiment inaudible, nul doute que cette brave merde famille ne s'en fût retournée chez elle plus convaincue encore si possible de l'excellence de sa prestation...

     

    Yossoun attendait anxieusement dans le hall son verdict de redoublement : 18 en maths, nul partout ailleurs : « Surtout, ne lui dites pas qu'il est admis ! » Il croise mon regard, comprend à mon œil niais qu'on a primé sa flemme et sa morgue, et dans son exultation me fout son pied au cul - comme disait mon dentiste (bis) : « ...une journée de dix heures !... » Connard.

     

    X

     

    Evarkada se retourne pour bavarder, je lui dis « La maison est priée de fermer sa porte de derrière » ( Ev », « arkada»), « maison », « derrière »). Son voisin s'appelle Moton, fils de collègue, blond et docile, qui comprend toutes mes blagues. Bwala, Sénégalais, renverse sa table de rage parce que je l'accuse de bavarder. Lefétout, prétendument disparue en avion (les copines sont mythomanes) ; Damassy, le Syrien, déjà grande folle (« Dame Assise » : les filles en sont folles) se demande pourquoi l'on n'étudiait que la “littérature française”. Galli, puant de crasse et de parfum bon marché, se prétendant gallois mais plutôt turco-vietnamien (tout arrive) ; Kanarlouche, qui déchiffrait Tacite mieux que moi ; et sa sœur, qui me l'a dessiné en palmipède ; Chichirel (« main enflée »), dont la sœur se voit retirée du lycée, parce qu' “une jeune fille ne doit pas entendre certaines choses” - le père attaché militaire à l'OTAN - dont le fils déplorait le retour du printemps parce que “ça allait recommencer à bourgeonner, à se reproduire, à suinter”...

    Mard, « l'homme », frère et sœur, à qui je n'ai jamais fait part de mes réflexions étymologiques : la terre, c'est « Erde » en allemand ; l'homme, humus, à une lettre près la merde. Laboratchian, Arménien colossal et placide se réjouissant de tous les attentats. J'apprends après mon départ que le brave gros polis de garde à l'ambassade azérie s'est fait buter à la grenade.

     

    Retour en France

    Yogas, magnifique Lituanienne, dont la mère n'admet pas qu'elle ait pu refuser une pipe au patron pour monter en grade ; Dordubas tondue à ras par son père, au point que de tout le premier trimestre je me garde bien de lui adresser le moindre mot au féminin, crainte de vexer cet étrange garçon roux ; grand-tante ukrainienne, mais repartie de justesse avant Tchernobyl. Seule à

    me poster une carte de prompt rétablissement après ma collision sur route ; placé près de son père au conseil de classe, je lis par-dessus son épaule : « Demander si on gardera le même prof de français l'année suivante ». Il n'ose pas poser sa question. Je me souviens de Rodez, qui pouffe comme une malade à m'entendre répondre aux femmes de ménage : « Qu'est-ce qu'a bien pu devenir mon balai ? » - moi, entre les dents : « T'as qu'à ouvrir les cuisses, il tombera tout seul ». Zanyeh, optimiste forcené, toujours fendu d'un large sourire, devient peintre en bâtiment, jovial sur son échafaudage.

     

    Défilé, suite

    Troupeau, qui empêche carrément une forte Portugaise de parler, en gueulant comme un putois ; reste désormais chez ses parents en "lisant" Ici-Paris... La fille Troupeaux, celle-ci avec un « x », devenue militante de droite dès sa majorité. Moustaca, répétant doucement « Non non...” en hochant la tête ; l'un des seuls dont j'aie une photo, près du grand écrivain Jean Raspail. Le fils Laroute (“Suis ta route, Kohnlili...”) - me prête à enregistrer un disque de Tonton David ; les Delaube, garçon et fille, écrivant déjà dans une feuille de chou locale ; les Grenouil frère et sœur, le frère : “Qu'est-ce que c'est qu'une truie ? - Demande à ta mère”, la classe se fout de sa gueule. De lui également : « Moi pédé ? plutôt me faire enculer ! » Son père, flic fringant, vient à ma répétition, avec sa moto et ses lunettes réfléchissantes ; se triture en parlant sa chaîne de poitrail.

    Leïkoun mime gentiment ma démarche dans la cour : « Ne vous étonnez pas qu'on se foute de vous, avec votre bouche ouverte », et me prédit qu'un jour je regretterais d'avoir si mal parlé de ma mère – j'attends toujours. Je connais sa sœur. Avec les filles Clarinet et Banquier, je les appelle « les trois Grasses ». Elles comprennent “Grâces”, je me garde bien de les détromper. Toutes fières de m'annoncer leurs trois noms : Euphrosyne, Charis et Thalie. Revenons au frère Leïkoun : appréciation du premier trimestre, « pose son sac sur la table, et attend... » ; deuxième : « Se prépare activement un bel avenir de chômeur ». Au troisième, enfin la moyenne : son père l'avait tellement raclé qu'il n'avait pu s'assoir ni sortir de toute une semaine...

    Beulac : La fille Bouquet me flanque sa main au cul et se prend une baffe, puis passe le reste du cours affalée sur sa table la tête enfouie sous son manteau, de honte. Gabelou, qui se reçoit une belle claque par-dessous, pour avoir bruyamment déplacé sa chaise ; m'en fous, son père est boiteux, affublé de cannes anglaises. Je n'ai jamais osé demander à cet homme ce qui lui était arrivé. Le Comorien à qui j'ai foutu, à lui aussi, une tarte, et dont le père, chez lui, refuse de me voir : ce dernier, à travers le verre dépoli, gagne précipitamment l'étage supérieur. Impossible de serrer la main du fils. Theillel m'a fortement déconseillé d'aller m'excuser à domicile : « Vous allez au devant d'une humiliation, Monsieur C. » Je retrouve mon Dzaoudzien

    l'année d'après : "Ça ne vous fait rien de me ravoir ?

    - Non Monsieur au moins avec vous c'est plus humain. - Main sur la gueule ?" Beulac : la fille Civil : "Va te faire enculer", dressée d'un seul coup, en plein milieu de la classe, sans aucun rapport avec la choucroute ; la fille Vorcher que je punis : "Tu peux courir, mec" – Theillel, toujours lui, se précipite pour l'exclure... Dissibourg, que j'ai vue en sanglots ; je la convoque en compagnie de sa meilleure amie : « Si vous êtes enceinte, vous pouvez m'en parler ». Stupeur épouvantée des deux filles : « ...Elle s'est disputée avec ses parents ! » C'était ma fille à moi qui l'était, enceinte, à 15 ans. Cette meilleure amie, Chongau, s'était branlée jusqu'au bout sous ses yeux. Dissibourg, admirative : “Qu'est-ce que c'était saccadé, à la fin !” Chongau revient me vanter son prof de première, « encore plus intéressant que vous - oh pardon », rien de plus normal chère amie.

    Je la vois un soir aux infos régionale, porte-parole de Dieu sait quel mouvement revendicatif ; naguère encore, Dissibourg lui confiait « Je n'ai presque plus d'oreille » (geste vers le bas – frotti-frotta ! Grénolas : je suis amoureux dingue d'Hélène, retrouvée trois ans plus tard engouinée avec une Afghane ; cette dernière m'apostrophe, sans me connaître, sur ces juifs qui veulent retrouver leur pays d'origine : « Et où se trouvaient-ils, les Juifs, avant d'occuper Israël ? ...en Irak… qu'ils y retournent ! » Mon Dieu, que les musulmans peuvent être chiants. La sœur d'Hélène possède, à s'y méprendre, la voix d'Emmanuelle Béart. Leur père ne jure que par Arte, que la famille écoute religieusement tous les soirs.

    Hélène boîte bas. Je lui offre Les fleurs du mal, dédicacées :

    « Même quand elle marche, on dirait qu'elle danse ».

    Je n'ai jamais vu sur un visage féminin se trahir une telle émotion. Je n'ai pu la convaincre de dénoncer une drogue-party ; je devine ensuite qu'elle y a participé. Nicole Dupuits,

    sépharade, que j'avais oubliée pour son épreuve de latin. Elle fonce à ma rencontre sous la pluie battante, à peine sorti de ma voiture. Pour la dédommage, je lui offre plus tard un gros album L'art chinois, tiré des collections paternelles - « si vous me dites, en plus, que ça vient de votre père... » - je l'ai persuadée que ça lui était bel et bien dû, à titre de dédommagement ; elle décline Judéité, alors que les autres l'en pressent - lu et relu par moi, il s'est passablement défraîchi.. Plus tard encore je la retrouve en union libre avec Moshé Biolan, très beau. La fille J. n'aime pas son nom de famille. Elle me méprise de ne pas maîtriser l'italien devant une Italienne ; « Même l'anglais, je suis sûre que vous ne le connaissez pas ».

    Fille d'une collègue. Qui tient absolument (la mère) à rester banale. Comme tout le monde. Ou universelle : « On fait tous cela », quel que soit le scandale du comportement. Nous tous. Les profs d'anglais en tout cas. Je joue sur les planches avec sa fille, en Samuel Parris, elle-même en Mistress Pastor (Les sorcières de Salem). Impeccable, intelligente, souriante, frigide. Novac, les deux frères (Charles, le blond, à présent étudiant en mathématiques, si doué pour l'esprit). Tant d'autres. La fille Cachenoy ayant enfin séduit la Plainchat. J'ai suivi son manège, comme elle la dévorait des yeux, elle toute noire, l'autre aux méplats de lune, et qui se laissa aimer, perdue pour les hommes, tout est si simple pour elles. Je le jure.

    Les frères de Neubourg dont le cadet me traite soudain d'enculé en sanglotant (« C'est vrai que vous êtes un sale enculé » - révélation ? Ils se ressemblent et je les confonds. Ils m'ont confirmé que leur ancêtre avait reconnu les côtes colombiennes. L'aîné, les larmes aux yeux, se refuse à me croire quand je lui affirme que certains ne rêvent que de rééditer la Shoah. Lucie « fai[t] ça tous les deux jours » (je la crois constipée, mais il s'agit de la bonne vieille branlette des filles). Plus tard j'entendrai dans mon dos en librairie « 36 caisses font 18 fûts, la main entre les caisses et le doigt dans le trou du fût », encore elle, qui me surprend en plein feuilletage – mon enseignement l'a marquée.

    La même s'exaspérait de ne pas saisir la différence entre le « jamais » négatif et le positif : « Qui a jamais pensé... » (même en opposant ever à never, rien à faire...) Je revois le fils Périgueux, qui fréquenta mon cours de latin, rien que pour me faire plaisir, une année de plus ; qui disait que chacun de mes cours était un événement. Pour ne pas le faire mentir, j'imprimai mon pied

    tout nu tout transpirant sur le mur de classe. Je l'ai revu plus tard, envieux de son chef parce qu'il avait beaucoup de pognon. Je revois Blanchet coiffé en pétard, retourné vers moi sur la banquette du train, désormais bureaucrate anxieux, capable encore de citer les douze Césars Au-Ti-Ca-Cla-Né-Gal-O-Vi-Ves-Ti-Do-Ner (« Traj-Ad-Anto-Mar-Com »). Ne pas oublier Quentineau, d'ascendance russe, plus ou moins convaincu par sa mère d'étudier cette langue. Il s'était esclaffé quand j'avais déroulé d'un coup ma cravate, exacte reproduction d'un immonde maquereau bleu : « Ce goût ! ce goût ! » hurlait-il, tandis que les filles se récriaient au contraire sur mon originalité. Ce fut Quentineau qui me tendit du bout des doigts le dernier jour, charitable et dégoûté, son adresse d'étudiant, car je m'étais plaint de n'avoir qu'eux seuls pour toute famille, ma femme se signalant par sa constante absence au monde. Je ne me suis jamais comme on pense servi de cette adresse. Je revois Paul Chien, que ses parents avaient sorti des Beaux-Arts parce qu'un prof commençait à le tripoter : « On n'entendait que nous dans l'établissement », me confiaient les parents, plus filiformes l'un que l'autre - « ah ça n'a pas traîné : dans la demi-heure !». Je me souviens de la fille Chamois, Walkyrie passionnée de mécanique auto et de cambouis, orientée selon ses désirs, qui plus tard enjamba les mecs avec une précision de pont-levant.

    De Varlope, soupçonnée de subir la pédophilie (ne parlez pas de soupçons ! me dit la conseillère d'éducation, juste que vous avez été « frappé par son émotivité particulière ») ; cette brave fille de douanier m'avait surpris (« vous parliez de moi ! ») - «...de votre nom de famille en effet, mademoiselle, qui désigne un instrument d'ébénisterie ». Flattée que je mentionne l'origine de son nom ; petite brune piquante. De la Grandin, très moche très jaune, rédigeant des fiches sur les personnages de Dostoïevski - “mais enfin pourquoi nous en voulez-vous ainsi à toutes ?” Même réaction des filles Entommeure et Lapomme : « Je vous en veux par jalousie de ne pas être une fille, comme vous ». Elles se montrèrent soulagées, l'énigme enfin résolue.

    Mon désir était de les pénétrer toutes, afin d'attraper leur sexe, comme par contagion. . Je me souviens du fils Framboise, qui avait poussé très loin la ressemblance avec son patronyme : gras, onctueux, bête et savoureux. Pour Lexcrème, jamais le moindre soupçon de la moindre once d'allusion - mais combien de fois n'ai-je pas répété qu' « il fallait laisser Lucie Fer » - mon Dieu que de conneries... Sa cousine s'extasiait au fond de la salle, après l'un de mes calembours, pillé bien sûr

    BERNARD COLLIGNON

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    à San Antonio  « néanmoins, et oreille en plus... » - je la revois toucher alternativement, vérifier son nez, puis son oreille, puis son nez, pour se pénétrer profondément d'une vérité qu'elle a dû répéter toute sa vie... Thomas Bastonneau, quant à lui, petit, moche, noiraud de St-Malo, me disait posément : « Vous êtes un prof pour bons élèves. Il en faut, mais... vous ne savez pas expliquer. » ...Je ne me souviens plus du chanteur qu'il savait imiter (il se fit prier par ses camarades, mais je m'aperçus, lorsqu'il se décida enfin, qu'il ne le pouvait faire qu'à voix très basse ; et, dans leurs yeux à tous, tant d'espoir...

    Toune, Lucien, devenu un ami épistolaire. Et qui m'a laissé choir (à cheveux), comme il est souhaitable, après tant de conseils à lui prodigués – car il est vain de donner des conseils : on écrit ce que l'on est ; améliorer son style ? changer soi-même – cela ne se décrète pas. La gloire est aléatoire, et ne s'accommode ni des velléités, ni même des grandes volontés.

     

     

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    Alphonse, c'est le garçon qui m'a rossé dans un sac en jouant Scapin. Un très grand sac, parce que je craignais de m'étouffer. Adrienne, c'est la fille si moche, revêche et concentrée dans une salle très sonore de grands couillons ; Brahim, celui qui crachait si lentement par terre, de façon bien répugnante, en me croisant, mais de l'autre côté, comme les Suisses à Saint-Pierre-le-Môtier pour Jean-Jacques ; je le retrouve aux caisses à Mammouth – il n'y a pas de sot métier - “Alors, on ne crache plus ?” Je me souviens de Schiavoni, qui m'inventa et m'écrivit dès la sixième une livraison de piano à roulettes, lequel s'échappe et déclenche une inépuisable série de catastrophes.

    D'un autre qui nous lut à tous les aventures de l'agent Bedebois, car j'animais un cours de théâtre bénévole tous les samedis matin. C'est moi aussi, ce fou, qui pour ma première année complète d'enseignement fus le dernier à lire une liste de distribution des prix, en 68, sous les regards courroucés du principal, qui devait mourir l'année suivante  - « et maintenant, soyez particulièrement attentifs » dit-il à la cantonade, réussissant à me mortifiant jusqu'au dernier jour ; BERNARD COLLIGNON

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    seul en effet de tous mes collègues, qui mettaient un point d'honneur à bâcler cette cérémonie élitiste et – forcément - fasciste, j'ai mentionné tous les prénoms, un par un, d'une voix lente, afin de conférer à ce rite moribond un minimum sinon de solennité, du moins de dignité. J'avais été le seul en mai 68 à mener la classe en cours à l'étage, avant de la relâcher, devant la révolte généralisée des enfants...

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    La fille Démonacci (prononcer à l'italienne!) s'était exclamée spontanément (que c'est sensuel ! ), à lire à haute voix la progression de la pirogue de Senghor déployant son sillage sur le fleuve ; ravie des allusions de Moil'Nœud, l'année précédente, aux attouchements clitoridiens. Cette jeune fille est devenue infirmière ; je lui ai fait dire par sa mère, croisée entre deux caddies, que j'aimerais plus tard être son patient. Je me souviens d'Eulalie Zino, la mienne était blonde – névrosée, géniale, absente incessante mais bachelière haut la main – 18 de moyenne. Tant de fantômes si vifs, désormais sur la pente décroissante de leur propre vie. Tant de visages dont le nom m'échappe - combien de personnes croise-t-on au cours d'une vie ? une nuit dans la ville de Vannes, seul et tous hôtels éteints, je me suis répété à haute voix, sans cesser de marcher, de l'Avenue de la Marne à la rue Martin, de la rue de la Brise à l'Étang du Duc - les identité, noms et prénoms, de toutes les personnes qui avaient croisé mon existence : la liste était inépuisable.

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    Ils ont été bien tolérants, finalement, les pères et mères, de m'avoir supporté comme ça... “Que voulez-vous dire à vos parents ?” me répétait Ingolstadt, psychiatre d'Ankara. Une amie m'a suggéré  me laisser réparer vos conneries, au lieu de me foutre des bâtons dans les roues – par exemple. Mes vieux

    n'ont cessé de hanter mes rêves jusqu'à plus de trente ans. Les parents d'élèves furent pourtant mon cauchemar.. Un article du Monde, avant qu'il ne devienne un torchon islamiste (mais ceci est une autre histoire) m'avait particulièrement réjoui : « Si un passager, disait-il, voulait à toute force diriger l'avion ; si un mari gueulard insistait pour superviser un accouchement difficile - on les

    expulserait sans ménagements pour les renvoyer à leur crasseuse ignorance... Pourquoi n'en fait-on pas de même à l'Éducation nationale ? » J'étais remonté à bloc contre eux... C'est le moment de rappeler Volterreau, qui vint me voir en fin de cours, l'œil tout illuminé, le teint enflammé, me réciter ce que lui avaient seriné ses géniteurs : que j'étais son professeur, que je pouvais paraître bizarre, voire complètement fou, mais que ma fonction professorale exigeait de tous les élèves un respect absolu. Il semblait si exalté de m'informer personnellement de cette vigoureuse mise au point, si soulagé de se voir ainsi recadré, que je m'en déclarai fort satisfait et le renvoyai tout pétant de fierté sous son auréole.

    Il tint parole et bossa de son mieux pendant toute l'année scolaire. En 2014 le père Latuile n'avait-il pas déclaré  : « Les mauvais résultats, ça peut arriver ; mais qu'il soit désobéissant avec vous, Monsieur C., je ne le tolérerai jamais ! » En ce temps-là, on ne venait pas casser la gueule du prof ; c'était le fils Latuile que j'avais laissé baguenauder en fin de dictée, le nez en l'air. À la fin, à une faute par mot oublié, ça lui en faisait 52, aux rigolades de toute la classe, la sienne comprise ; je faisais des farces. "Pas assez sévère pour un prof de français". Et personne ne se jetait par la fenêtre pour une mauvaise note. Pourtant j'ai déconné plein pot. Je leur ai même fait deux fois « permanence », lisant carrément le Canard les pieds sur le bureau ; la Censoresse m'a surpris comme ça.

    On m'a conservé parce qu'on me pensait proche parent d'un inspecteur général homonyme – après tout, la prétendue censoresse était bel et bien la maîtresse du proviseur... - et alors ? ça marchait mieux que maintenant. Mais un jour le vrai censeur est venu dans ma classe, flanqué de l'Inspecteur d'Académie : un rigolo qui faisait son jogging à six heures du mat avec son clebs - un farfelu, un frère. Mon cours s'avéra excellent. Monsieur l'inspecteur est reparti tout guilleret en répétant comme un malade : Que diable allait-il faire en cette galère ? C'est cette même année que j'ai rencontré le « divin frère » O'Storpe, avec ses cheveux longs - quand je dis « cheveux longs » - il ne «leur » fallait pas grand-chose.

    Nous étions les deux seuls. Nous nous sommes d'abord observés, puis abordés. Il en fut de même entre Noirs, au collège de Varignac : « C'est chouette, on a deux profs black ! » Au début, ils se sont évités, puis liés d'amitié. L'un d'eux s'appelait Répétalo. Je lui fis un jour décrocher un

    téléphone imaginaire : et maintenant, répète Allô  Il a raccroché, excédé. Plus tard il récitait à table, à voix basse, ses prières musulmanes. J'ai dit amîn, il a discrètement acquiescé. Il faisait tous ses premiers cours sur la négritude, afin que les élèves appréhendent bien ce que c'était que d'être noir, ou blanc. Je regrette aujourd'hui de n'avoir plus d'ami de couleur. Le père Lageot, blanc, Auvergnat, dit que je fais faire à la maison tout le travail qui n'a pas été fait en classe. Je demande au gosse dans quel village il passe ses vacances en Haute-Loire, il refuse de me le dire crainte de me voir débarquer (crainte justifiée d'ailleurs). C'est lui qui n'obtenait que dix ; ledit père s'inquiétant : « Laissez-le donc à 10, puisque ça suffit » !

    Louverture vient me demander si ma formule « avec les compliments de la direction » n'est qu'une formule, ou si ce fut au premier degré. Je l'ai revu 30 ans plus tard à un coktail, à St-Martial (Notre-Dame du Tapin) ; je fus alors aussi incapable de répondre au fils que jadis au père. Le petit Louverture était devenu œnologue. Prononcer énologue, même si toute la profession va répétant sottement heûheûnologue - je n'y connais rien en vin, rien de rien, je m'incline avec le plus profond respect ; mais en prononciation française, c'est moi le spécialiste, et personne d'autre, et la seule vraie prononciation correcte, n'en déplaise à l'ensemble des professionnels de la profession, c'est ééénologue.

    Car il y a l'usage, certes, mais surtout le Bon usage, celui du Grévisse. Louverture se montra surpris que je me souvinsse de João, le Portugais, dont je ne suis jamais arrivé à prononcer le nom. Et je me souviens, par-dessus le marché, du troisième compère, au front déprimé comme par un coup de masse : Zébra.

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    Figurez-vous qu'un jour mon estimé collègue Esdras me fit croire, d'un matin jusqu'au soir , que les parents d'élèves auraient le droit d'assister aux cours en fond de classe - et j'ai marché, comme un seul homme ! La solution serait excellente : remplacer, progressivement, les professeurs par les parents : il leur serait aisé de venir à bout d'un métier de fainéants, qui ne leur procurerait qu'un petit surcroît d'activité fort bénéfique.

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    Figurez-vous encore - ambiance ! - qu'un autre beau jour, le principal, Gepetto, abject gros porc, me fit dire en début de matinée qu'il me convoquait pour la fin d'après-midi, afin que je marinasse dans mon jus, et recherchasse bien tous mes torts supposés, mettant ma cervelle à la torture, alors qu'il ne s'agissait que de me faire signer un document insignifiant, selon les plus pures méthodes staliniennes ainsi que je l'appris plus tard dans une biographie de l'illustre Djougachvili. L'on écrit à Gepetto, unanimement surnommé Gépété, que je me comporte de façon méprisante, arrogante, avec le personnel de cuisine, que j'écrase en effet de ma morgue - lui jetant les fourchettes à la face devant ses éviers d'aluminium ; de plus, que mes réflexions fines, aux repas, sont particulièrement vomitives.

    Il refuse comme de juste de m'en révéler le signataire, me dérobe le pli prestement : il a bien fait, j'aurais cassé la gueule à l'auteur. Du jour au lendemain j'ai préféré manger seul mon calendos et mes biscuits dans une salle déserte ou l'autre ; je les ai toutes faites, l'une après l'autre, méthodiquement. Le Gepetto nous engueula un jour la Kampfort et moi parce que nous étions arrivés en retard : « Moi Monsieur sur les Hauts-Plateaux algériens, je me suis traîné à pied dans la neige pour arriver à l'heure ! » - Kampfort indignée qu'on nous ait ainsi traités comme des gamins... Gepetto me dit que je suis tantôt trop familier avec mes élèves, les traitant à égalité, tantôt trop raide, exigeant le respect ; me cite l'exemple du père Dubois, qui menace soudain son fils d'une grosse baffe. Attitude en effet incohérente.

     

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    Inénarrable rédaction de Boissonneau, sur le sujet « Une grande frayeur » : quinze lignes griffonnées sur un torchon de papier. « Un soir j'ai ouvert la porte du cabinet au fond du jardin, et j'ai vu deux gros yeux rouges qui me regardaient fixement. J'ai poussé un grand hurlement. A ce moment-là j'ai entendu : « Tu ne peux pas refermer la porte espèce de con ? » C'était ma grand-mère en train de chier. J'avais eu très peur. » Tel quel. Impossible d'engueuler l'élève, toute la classe braillait de rire, et moi avec.

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    J'ai rarement affronté des parents hostiles ; du moins par-devant. Des connards très remontés étaient venus voir Césarem, directeur adjoint ; je ne donnais « rien à faire» à la maison (eh oui…) Césarem, vigneron reconverti, nous avait offert à tous au réfectoire une séance de dégustation ; très en retard, nous sommes allés au devant de nos rangs d'élèves en zigzaguant... Les élèves se marraient... Césarem envoyait promener tous les parents : « Chaque prof a sa méthode ; les uns, c'est par la logique ; Monsieur Kohnlili, c'est par la rigolade. Alors il rigole, et ses élèves apprennent. »Et quand il a convoqué, Césarem, cette fille qui se plaignait qu'on ne foutait rien chez moi, il fit apporter le cahier de textes de la fille Kôah, une bûcheuse : « Et ça, tu l'as noté ? Et ça ? » Et la fille est repartie avec une baffe dans la gueule de la part de son père ; c'était celle qui s'était branlée debout devant ses copines, lesquelles n'avaient pas apprécié l'exhibition – les connes.

    Ankara  Les parents de ce bled sont tout de même spéciaux : ils trouvent tout à fait naturel d'aller cafter au Chef, carrément, au lieu de contacter le subordonné, voire de lui en toucher le moindre mot, lorsque quelque chose ne va pas. Au Lycée d'Ankara règne le culte effréné de la délation. Le père Vitos se permet d'apporter en plein conseil de classe, le cuistre, une copie de sa fille : « L'homme... » « On dit cela dans les débuts de roman » : certes, Vitos Effendi ; mais la suite du devoir n'était pas du niveau de Thomas Mann, tant s'en fallait... Il m'invitera chez lui, car sa fille m'avait foutu son pied au cul (quel beau métier...) Sa femme ne parlait que le turc, nous ne mangions que des assiettes de charcuterie (soudjouk, salami de dinde) mais nous n'avons jamais rendu l'invitation.

    Et que fait cette femme quand elle ne comprend pas ? Elle pense « ourouspour tchodjouk » fils de pute, me fixant dans les yeux avec haine. Son mari était rescapé de Makronissos. Il s'était dit “Je ferai tout pour réussir.” Tous les parents d'Ankara se sont mobilisés pour que je ne sois pas viré. Mais rien n'y a fait. De toute façon même si Arielle me défendait, je sais bien qu'elle n'attendait que de revenir en Franfrance. Nous fûmes aussi invité chez Esforso pour la bat-mitsva ; la fille de treize ans chantait d'une voix suraiguë. J'étais bourré comme un apprenti boucher, j'ai dit  shalom ou vrakha , et le père Vitos : « Peu importe la langue où vous vous exprimez, l'essentiel est d'être sincère ». J'avais un sourire d'ivrogne tellement faux qu'on en lisait mes pensées. Ce soir-là

     

    j'ai surtout parlé avec les enfants (le fils Yazar en particulier). Les Esforso voulurent que je rattrapasse en quatre heures à domicile leur fils qui n'avait rien foutu de l'année. Total : 4 au bac. Je ne peux pas faire de miracles... mais pour trente livres turques seulement. Je me suis fait mépriser. Tel est le résultat d'une recommandation scrupuleuse du regrettable Sofrak. Ce dernier qui avait voulu me faire faire une « remise à plat » en cours, « dites-moi ce qui ne va pas » : je n'ai plus jamais recommencé !!! Mme Tat dénonce tous mes propos de classe. Les parents s'inquiètent que j'aie passé quelques semaines dans un asile de fous (militaire, bande de cons, pour me faire réformer).

    Le père Ferréol prétend que je détruis les fondements de la famille, de la chrétienté, de tout principe d'autorité ! je revois encore son fils et sa sœur bras-dessus bras-dessous à Illiers-Combray, habillés dernier chic 1952, l'air d'un couple façon Musil. Pourquoi pas d'ailleurs. Le connard de Calvary, proviseur sans majuscule, me fait revenir de chez moi parce que j'ai raté l'horaire, et une fois que je suis sur place, annule le conseil et renvoie tout le monde chez soi jusqu'au lendemain huit heures, alors que les autres profs protestent. Le lendemain j'ai présenté mes excuses à tout le monde. Je me souviens de cette institutrice rougeaude qui est venue me dire qu'en sixième on n'a aucune idée de la mort, et je soutiens que je suis là justement pour les initier à des notions inhabituelles.

    Elle repart sans en démordre et drapée dans sa couënne. Les Tapur retirent leur fille, pour grossièretés. Ce sont eux qui ont occasionné mon départ d'Ankara. Parfaitement que j'ai dit son nom: “Une francophone”, disait le Concul (“Conseiller Culturel”) - non française, donc, la Haïtienne ! Je n'allais pas me gêner. La salope a vu son cahier conchié d'immenses zobs. Elle s'était esquivée quelques jours avant la fin de l'année scolaire. Sa meilleure amie n'a plus voulu la voir à Port-au-Prince. Ses parents possédaient l'art diabolique de savoir toujours lui tirer tous les vers du nez. Je fus ignominieusement chassé. Le Conseiller Culturel contre moi, tout le monde. Mais le proviseur , à son tour attaqué, nous saluait obséquieusement de sa voiture, Saint-Ambroise et moi, à la terrasse du café du centre culturel.

    J'aurais dû le dénoncer pour exercice illégal d'autorité. Il s'est fait virer l'année d'après, pour ce même motif, à un an de la retraite. Le Concul Kamsi : même charrette - et moi qui ai serré la main de ce con ! Lequel empêcha Arielle d'exposer ses toiles, pour ne pas avoir

    l'air, disait-il, de  cautionner» ma conduite ! Conseiller Culturel qui s'est foutu dans une rage insensée quand je lui ai dit que je plaisantais sur le cul pour le plus grand bien de mes élèves ! prenant ma rougeur pour de la confusion, alors qu'il s'agissait de forte émotivité ! J'ai dû me faire défendre par des collègues et Saint-Ambroise, le délégué syndical, leur cédant la parole, alléguant que sinon j'allais m'énerver ! et mes collègues : « Il se défend mal ! » C'était vrai. Devant cet imbécile imbu de ses pouvoirs, j'aurais pu plaider avec plus de conviction que la France n'était pas seulement Versailles, mais aussi Villon, Rabelais...

    Qu'est-ce que j'ai entendu comme morale, alors qu'il ne s'agissait que de pognon, puisque certains n'inscrivaient plus leurs enfants à cause « des » éléments peu sérieux (moi) dans l'établissement ! Il était à demi-privé, le Lycée Français d'Ankara ! On ne pouvait pas me le dire plus tôt, avant d'invoquer Dieu sait quelle « éthique » ? Et le Kamsi-Mes-Couilles qui trouvait que je n'aurais aucun mal à trouver en France un lycée laxiste où je pourrais me décadencer tant que je voulais ! J'ai retrouvé plus tard dans le bureau du principal de Beulac un reste de dossier où il était écrit que j'angoissais certains élèves, qui ne savaient « sur quel pied danser ». Tout n'avait pas été détruit...

    Le jour béni où Calvary donna son pot d'adieu, j'étais là, pour profiter au moins de l'apéro. J'en ai refusé un verre, il m'a dit : « Je vous en prie Monsieur Kohnlili... » (« Je sais très bien pourquoi vous êtes venu. ») Je me souviens aussi de cet ambassadeur tout frais nommé qui estimait tout à fait légitime, normal, dans son discours de réception, que les parents voulussent contrôler l'enseignement assigné à leurs enfants... Laissez-les donc chez vous. Ensuite, faites donc jouer vos brillantes relations pour leur trouver un emploi... Que tout cela semble lointain, insignifiant ! M. Sansonnet, de Beulac, n'est pas intervenu contre moi : sa fille lui a dit « Ah non, écoute, pour une fois qu'il y a un prof qui nous fait marrer, tu vas lui foutre la paix ».

    Sa gueule ensuite quand il me revoit aux réunions du P.S.... D'autres viennent protester parce que j'ai affirmé que leur fils, à peine viré, avait pissé sur la porte côté couloir ; je dis à Mme Nochame, principale : « Ecoutez, je n'ai pas vu sortir la pisse de... » - elle m'interrompt avec écœurement – mais, au moins, elle me croit. Mme de Gérond m'enjoint avec une profonde et sincère émotion de ne plus mettre en cause dans mes propos le corps des jeunes filles, je lui prendre la main pour calmer ses tremblements. Son mari reste assis à côté d'elle. Sa fille a fait le pari de ne plus se

    (disons le mot) branler - elle le confiait en d'autres termes à ses camarades – pour redevenir une petite fée très pure, et me sauver ! ...de toujours penser à ça. Au Vigan, la mère vient me regarder sous le nez, stupéfaite que nous puissions nous rencontrer en d'autres lieux qu'en ce collège de Beulac... Mme Passouvant, de son côté, grand-mère, se plaint que je n'aime pas sa petite-fille (dans ses devoirs elle parle comme sa vieille, des hommes dont il faut se méfier, et autres). Mémé n'a pas voulu rapporter les copies, parce que, devant elle, je les lui aurais violemment transformées...

    Mon leitmotiv : « Ça arrive, mais Passouvant ». À a longue, ça lasse.

     

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    Une abrutie vient se plaindre parce que « selon [moi] » Demis Roussos a perdu six kilos, en se faisant circoncire... j'aurais dû dire : « détartrer »... Il y a vraiment des parents qui n'ont que ça à foutre. Mme Diablet, furieuse que je révèle à sa fille des choses «qui devancent son programme d'éducation sexuelle ». Silence pesant de ma part, voire féroce ; je roule des yeux sans m'en rendre compte, n'en déplaise aux adeptes de la Volonté Personnelle qui peut tout. La mère finalement se fait les demandes et les réponses (je n'ai pas dit un seul mot !) et repart en furie contre sa fille « insolente », qui s'est fait engueuler à la maison ! Quant au brillant cousin de ladite, il m'avait sorti « qu'est-ce que vous voulez que j'en aie à foutre de vos passés simples, moi tout ce que je demande c'est de conduire des camions. » D'un autre : « À quoi ça sert d'apprendre à lire, M'sieur, puisqu'il y a des bandes dessinées ? »....

    C'était notre chapitre « les pauvres ont envie de travailler ; salauds de profs qui les entravent ! »

     

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    Le père Colas me demande d'arrêter mon cinéma : lui aussi exerce dans l'enseignement. Mais je continue mes postures de cuistre... Quand un autre enseignant consulte pour les difficultés de son enfant, qu'est-ce que je peux bien lui dire ?... “Comment puis-je améliorer l'orthographe de mon fils ? - Si vous n'y arrivez pas vous-même, cher confrère... » Ankara, encore : Buhar Bey qui

    se marre parce que je gueule contre son fils, excellent élève, pour l'avoir confondu avec Buhran, complètement farfelu (devenu par la suite militant gay). Plus je gueule, plus le père se fend la gueule. L'avocat Müzisven, plus tard, me convainc de ne pas faire redoubler sa fille (5 de moyenne) parce qu'elle est pourrie par sa mère, et que c'est lui à présent, Müzisven Efendi, qui aura la garde de sa fille. L'année suivante, elle passe à onze... Elle se fait baiser par un type qui la méprise : elle est « comme une planche » (kaleup ghibi...)

    De quelques salopards

    1. Sanchez vient m'engueuler pour "les gros mots". Je finis par expliquer que je me laisse piétiner pour remettre en cause le principe d'autorité. Il en avale son râtelier. Ce saligaud est parvenu à obtenir mon dossier rectoral (« Pourquoi vous avez été mis à la porte d'Ankara»). Je n'ai toujours pas consulté mon dossier. Confidentiel. Si je tenais le fumier du Rectorat qui s'est permis de le montrer à un parent d'élève... Ténéré le démagogue, Principal, trop franc pour être honnête - accorde foi cependant à mes dénégations : non, jamais je n'ai traité telle fille de « connasse ». Je m'indigne de toutes mes forces - « comment pouvez-vous seulement imaginer que je sois descendu jusque là ? » - Pourtant, insiste le connard, celui qui m'a rapporté ça est un garçon de toute confiance... » L'accusateur est reparti penaud.

    Trois semaines passent, et soudain, à ma plus horrible confusion, ça me revient : j'ai bel et bien dit « dégage, connasse » - il s'agissait de Mlle Villard, vous savez, celle qui se roulait par terre au fond de la classe pour jouer au viol collectif avec les garçons... Je ne l'avais pas dénoncé, ce truc-là ; il est vrai que ça me serait encore retombé sur le nez. Quoi que je fasse, de toute façon. À Grénolas, la mère Zigne me tient trois quarts d'heure à vitupérer au téléphone parce que je "persécute" sa fille, je lui aurais fait "un doigt" - « vous savez ce que ça signifie,  un doigt ?» Oui madame, comme toutes les femmes – et tous les hommes. Et comme vous-même d'ailleurs. Sa fille manquait systématiquement mes cours, trop dégueulasses pour son clito sans doute.

    Encore un peu la Vieille Vipère me foutait sur le dos tous les faits divers, de Redon jusqu'à St-Malo. Quatre ans plus tard, la petite sœur ne revient plus sur un tournage dont j'étais la vedette, du jour même où elle apprend mon identité. Son l'aînée avait claqué la porte des Langues-O, parce que l'administration l'avait engueulée. Alors elle a boudé. Na. J'espère qu'elle vend des patates dans le Loiret à 5h du matin. Une année, j'apprends par ouï-dire l'opposition de certains parents de terminales à mes « méthodes », en fait à mes manières. Par chance, d'autres me soutiennent. Finalement je n'ai pas su grand-chose de cela, et tant mieux, parce que je ne me serais pas gêné pour renvoyer la claque. Le professorat en France est tout de même bien la seule profession (avec les footballeurs) où tout un chacun s'imagine posséder bien plus de compétence que les spécialistes. Curieux, non ? Mais juste avant ma retraite, une maman est venue me trouver : « Monsieur Kohnlili je voulais vous dire que par rapport aux autres professeurs, eh bien - geste par-dessus sa tête, très haut - vous planez loin, très loin".

    J'ai reçu deux précieux stylos, dont je me suis empressé d'esquinter l'un et de perdre l'autre... Je peux même, devant la mère tout attendrie, faire une bise à la fille en question : j'avais été le seul paraît-il, au premier trimestre, à déceler chez elle non pas de la paresse mais de la fatigue : “Tu vois, il reste tout de même une lueur d'espoir. Alors tu vas t'accrocher” - grâce à moi donc, elle aurait persévéré... Ladite jeune fille estime que mes plaisanteries, loin d'être toutes grossières, sont souvent extrêmement fines, et que bien peu les comprennent. Pure vanité de ma part, je sais, mais merde, on m'a suffisamment humilié pour qu'en fin de carrière je ne fasse pas la fine bouche.

    La condition féminine

    En sixième, j'annonce une série de lectures sur le thème de La condition féminine. Toute la classe, filles en tête, comme un seul homme : « Quoi, encore ! » Je ne me suis aperçu qu'en toute fin de carrière à quel point l'idéologie pouvait imbiber l'enseignement, au point d'en devenir le tremplin du gouvernement, c'est-à-dire des sondages : en ce temps-là, tous les manuels rabâchaient à qui mieux mieux sur l'égalité des chances, des races (qui paraît-il n'existent point, faisant de l'espèce humaine la seule et unique à n'en pas avoir), et surtout, surtout, l'immense culpabilité de la France - colonialisme, xénophobie, racisme, esclavagisme et impérialisme massacreurs. Simple détail : au temps des colonies, pas un bateau de naufragés en pleine Méditerranée...

     

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    Grande composition de thème latin (heureuse époque !) Il faut traduire le mot “plaisir”. Une frêle voix de jeune fille, Pastic, toute timide, dans le silence concentré de tous : “Monsieur,

    qu'est-ce c'est, “le plaisir” ? Alors on a ri. “Voluptas, voluptatis.” (“Est-ce vraiment à moi de vous l'apprendre ?”) A la boulangerie, je fous un coup de pied au cul à Du bonnet qui se paye ma tête : il répétait mon nom de famille en public, en chantonnant d'un air vicieux ; je te lui ai foutu mon pied au fion sur cinq bons centimètres. Au moins celui-là ne serait pas près de se faire enculer. J'ai tenté sur-le-champ de faire partager mon indignation à la boulangère, mais son employée se foutait de ma gueule avec elle, tellement j'avais pris l'air con, n'en déplaise aux adorateurs de la Volonté Personnelle.

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    Tant de bourgades nostalgiques à crever – voir le guide touristique. Plus personne. Je me souviens à Saint-Léon, rue Niel, de la mère Auxitain, de mon refus du gaz butane (« Pas de ça chez moi » - toute l'année toilette, et shampoing, à l'eau froide). De la chambre de N. , bien intimidante, juste à côté, rudoyée par son mec, à mon grand scandale ; ce mec avait raison – je t'en foutrais des airs hautains de pucelle outragée... En son absence, les gosses de la proprio venaient se planquer là pour se commenter le sexe. Ils ont stoppé net en m'entendant déclamer, à travers la cloison, l'Assimil de grec moderne. Souviens-toi du bistrot le K, dont le patron m'appelait « Mendelssohn » parce que j'avais fait mon entrée en battant la mesure. Tout ce que je me serai descendu comme alcool là-dedans…

    Adieu aussi, bistrot de Beauvois, avec son patron surnommé « Piéplu » par ce jeune collègue ivrogne, hugolâtre, flamboyant : Rillon. À St-Blase, je revois la descente « Lapin » vers l'arrêt de bus ; la môme Rieussec, toute blonde, toute vierge, que j'ai suivie à pied sur le plateau tout un kilomètre – tac, tac, ses talons sur l'asphalte, sans ralentir - nous aussi on rigole bien disait-elle – filles entre elles ? - et je ne cachais pas, à l'époque, cette morgue odieuse que je reprochais à toutes. Tous les ans à Noël c'était le même cirque : ils s'invitaient tous entre eux pour les réveillons. Il fallait vraiment beaucoup de surdité pour ne pas entendre ce qui se tramait : pas un seul pour m'inviter moi.

    Trop grossier. Je suis allé une fois chez les U. Je sors à mon voisin de table, correspondant de torchon, progressiste et de goche, une vanne peu ragoûtante il est vrai : Encore deux comme ça, et je fous le camp - total j'ai dû fermer ma gueule et je me suis fait chier tout le repas - c'est bien toi, collègue vertueux, qui draguais toutes les petites nouvelles - « qu'est-ce qu'il pue, l'ovaire », ou plus élégamment « trois coups dans le saignant, deux coups dans le merdeux » ? quelle classe ! Monsieur Bléré ! Parmi les jeunettes, la petite Céline, pendant la grande manif antifas d'après Carpentras ; la Barbounya, magnifique, se demandant sans cesse d'où provenait son nom  («  le turbot », en turc). Mais on lui cachait que sa famille était turque…

     

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    A peine chez moi, j'avais droit aux scènes les plus sordides : “On ne voit jamais personne !” Je me suis même abaissé jusqu'à placarder, en salle des profs, que j'invitais qui voulait chez moi, promettant de ne pas entasser les plaisanteries de cul.... Faut-il vraiment que je sois tombé si bas, au point de supplier autrui de me fréquenter... Un jour Léontine, prof de danse de ma fille, fit étape chez nous, avec un petit groupe de vrais amis, d'où nous étions exclus, bien sûr. Au bout d'à peine un quart d'heure, tous ces blaireaux voulaient plier bagages. Pas un n'avait adressé la parole à ma femme Arielle, qui s'était mise sur son trente-et-un ; je surpris de Léontine un petit geste : “Encore un effort, 5mn de plus !” Ce qui fut fait.

    Pas un regard, ni pour Arielle, ni pour moi. Le seul à m'avoir invité chez lui, Choret, ce fut pour me présenter un tortionnaire d'Algérie : « Elles gueulaient pour pas grand chose, les fatmas : tu parles, du 110V ! fallait bien qu'on se distraie aussi, nous autres, sur le Plateau ; c'était pas drôle tous les jours ! »  J'ai serré la main à ça... plus refoutu les pieds... Il est prouvé que notre cerveau enregistre jusqu'au moindre détail toutes les humiliations de nos vies. Nous avons alors invité un compagnon d'infortune, prof de Travail Manuel – hélas : une vulgarité à couper au couteau ; le genre à se planter jambes écartées dans les pissotières d'élèves pour interpeller de côté tout ce qui passe sans lâcher son bout de zob : « Tu vois la frite, là, dans le plat : même dimension, même forme ».

    Il les avait toutes draguées, une par une, toutes les gonzesses de l'établissement. Toutes se foutaient de sa gueule – ni lui, ni moi, ne pouvions rien changer. Alors j'ai invité un Noir ; quand il est reparti, mais pas avant, je me suis aperçu que je m'étais trompé de Noir. Voilà, c'était ça, mes contacts sociaux. Ça donne envie. J'en reviens toujours au vieil adage : moins je vois de gens mieux

    je me porte. Ce qui est faux. Nous avons fréquenté le couple Commisset - plus maintenant, vu leurs connards de jumeaux qu'ils se trimballent partout - mais avant leur naissance, combien de fois ne sommes-nous pas allés dîner chez eux ? ...après sept heures de cours bien sonnées ? – dentiste, ta gueule, viens les faire. Bien entendu pas question pour mon épouse de tenir le moindre compte de mon total épuisement. Il fallait faire bonne figure, boire, blaguer, briller, hihi, haha, rivaliser d'intelligence et de culture, sous peine de scènes de ménage dès le trajet du retour. J'appréhendais ces soirées. Le lendemain matin 8h., la classe pétait la forme.

     

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    Pipa, professeur de philosophie, (« qui est-ce qui va vouloir acheter ça ? ») vient baver sur la Dédart, trois quarts d'heure appuyé sur mon poteau de stand au salon du livre, sans avoir même l'idée de m'acheter mon petit roman. Pipa, mon seul ami (pas un seul élève, ça ne lit pas, ces choses-là) (on n'est pas des fachos!) Autre ancienne conlègue qui vient me dire que je ne repasse toujours pas mes chemises (c'est exact) ; elle avait dû être amoureuse, sans me le dire - juste une allusion 22 ans après... on est femme ou on ne l'est pas ! Bronville : Une convive émet l'idée que tout le monde, ici, est bien sympa, à l'exception de certains qui se mettent à l'écart en jouant les ténébreux avec des gueules de martyrs - ça ne peut tout de même pas me concerner ! je scrute sous le nez le malheureux laborantin de l'établissement, dans sa blouse blanche, qui n'ose plus avaler le moindre petit pois.

    Le malaise est atroce. Je ne suis pas aimé. Mais ce serait la dernière humiliation de faire le moindre effort. Chez les pions je trouve tout de même plus de camaraderie, de spontanéité : la frangine d'Esdas, rouquine rigolote ; sa copine Céru, cheveux drus, faisant 45 ans, morte sur la route en se sentant mourir ; la fille Marchal, qui me maquillait en plein bistrot ; le couple Létificath, dont le mec buvait tant et plus. Les Chambertain, qui m'ont invité chez eux, croyant que j'allais enfin leur dévoiler ma supériorité cachée : raté. Le pion Gourmand, surnommé Manghyschlack, de la péninsule homonyme de la Caspienne, et la prof de géo bien fofolle. Que de fantômes, et moi, et moi, et moi… à bottillons dont j'oublie le nom. Plus : deux connasses mariées qui s'échangent des recettes : tu te coinces la serviette sous le couvercle, et hop ! 50% de cuisson de nouilles en moins ! ...On s'instruit, salle des profs... Maret, ce vieux con qui me draguait – combien de fois n'ai-je pas pris les autres pour des cons ? Je ne pouvais le dissimuler, le plus sincèrement du monde. On me l'a rendu avec usure. Chaussurier, et sa foutue prétention : je lui flanque dans les pattes un assureur collant qui m'a pris en stop, et que j'envoie chez lui - elles sont mauvaises, tes vannes, Colombin.

    Willemain, du syndicat : "C'est inimaginable, le nombre de calomnies répugnantes que j'entends sur toi". A Tintélian, je fréquente les pions : « Pourquoi tu restes pas avec les profs ?» Ils me mettent à l'épreuve : le dernier au bowling paye la tournée. C'est moi. Je me bourre la gueule, nous allons nous torcher à Redon. J'ai battu le plus con que je vois dégueuler à genoux, verdâtre, dans les chiottes. De retour à Tintélian, au patron du bowling : "Ta gueule, marchand de bromure ! - Ho putain ! tu me paieras une tournée, pour celle-là !” - plus refoutu les pieds - je fais, mais je ne veux pas qu'on me fasse. Me souvenir du pion Lecomte, avec son grand boucroux (Les bronzés font du ski) ; d'un autre, gabarit de pilier : « J'm'en fous d'être pion, j'veux juste faire du ruby ».

    D'une petite sucrée, à table : « Vous ne parlez que de champignons et de rugby, ce n'est pas très intéressant. - ...Tu voudrais peut-être qu'on parle de cul ? » - excellent. Le rouquin racontant que deux gouines se broutaient sur une banquette de bistrot : « Ma bière, elle passait mal ». Il me demande – j'avance courbé - si j'ai perdu quelque chose. Je réponds ça fait longtemps - Par devant, ou par derrière ?” Tout devient confus. Au Sieur Brume, interrompu en pleine envolée : "Mais tu nous embrumes, Lamerde ! » Je l'ai entraperçu un dernier quart de seconde, le temps que deux trains se croisent et que la vie passe. Plus tard, j'ai revu un petit brun sans relief, qui me reconnaissait, lui, avec extase, mais que je ne remettais plus.

    Sans oublier par contre ce petit merdeux qui m'humilie, au point de me faire jeter de rage un verre de vin sans viser sur la tronche de mon voisin de chambre, Mouchic : “Ne recommence plus ce coup-là !” Il paye moins de loyer, pour avoir su apitoyer nos chiens de proprios. Je déménage pour faire plaisir à mes parents : hélas, j'entends, là aussi, ronfler derrière la cloison, ce qui est dégueulasse. Mentionner Puydôme, grande gueule de sciences nat, mais obligé de céder à la principale. Sur le quai de Redon, il répète : « La principale est une vieille salope !

    Tous en chœur après moi : La principale...  - hors de sa vue, pas fou - je ne suis pas à faire grande gueule petit cul... L'assistante anglaise, face de lait saupoudrée d'éphélides, se désole : je viens de lui dire tu ne m'aimes pas alors qu'elle me collait partout. Elle se rabat sur le Bolivien de Cochabamba, bel Amérindien. Je demande au collègue Bousaud comment se dit « la bouse » en espagnol ; il me répond, dressé sur ses ergots ¡ la Bosta ! tandis qu'une collègue me pousse du coude : « Tu exagères... ». Et moi : « Il s'appelle Bousaud, pas Labouse ! » J'étais fou. Un vrai. Souviens-toi, bouffon, du Sieur Héraut, qui donne vaillamment des cours sur le chauffage central au lieu de l'histoire d'Europe, l'année du bac ; bacheliers de se répandre dans les couloirs en gueulant : « Il nous a encore fait un cours sur le chauffage central, le fumier ! » Je le vois sortir le dernier, serein, sous son petit chapeau : M. Héraut prend sa retraite à la fin de l'année. Souviens-toi, Guignol, de la grosse vache gouine et vierge, que tu emmerdes en passant à tue-tête un Mendelssohn à travers les parois - je voulais juste montrer à ma classe ce que c'était que la musique romantique. Et comme j'avais dit que je n'aimais pas recevoir d'engueulades en face, que ça me rendait malade, et que je préférais avoir des échos, des raccrocs, par la bande, elle ne m'a plus laissé passer sans grognasser.

    Ô silhouettes...

     

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    Affaire Russier. Je remets vertement à sa place l'unanimité de mes collègues : « On vous verrait tous venir, tiens, si ça se passait ici... » Et chacun, la main sur le cœur, de protester de sa sincérité. Je me souviens d'Istère, génial auteur d'une tragédie en vers hugoliens, sombré depuis dans l'institutorat et la bibine. Tout le monde n'a pas la chance de rencontrer Nodier aux soirées de l'Arsenal. Istère avait une petite fille, qu'il rudoyait en l'appelant Princesse. Obsèques de Nasser, 1er octobre 70. Je cours tout d'une haleine de chez moi, en pantoufles, jusqu'au bistrot, pour l'annoncer. Comme si c'était moi, comme si je l'avais fait moi-même. La foule déchiquette le cercueil Pourquoi la vie, pourquoi n'empile-t-on pas les strates indestructibles de tous ceux que l'on a connus. Souviens-toi, sous-pitre, du petit porc humain que tu as poursuivi à la course jusqu'au lycée, pour faire poli. Ne me suis jamais vraiment intéressé à personne.

     

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    Mes stages (Nominoë de Rennes, L'Epervier de Paramé) : avec les demoiselles Sentéral et Polissé. Moniteur Poil, au collège, enthousiaste de goche, cong... « Mais je n'en ai rien à foutre de la prononciation de votre famille ; on prononce « No-ël », et pas « Nowêle » - où voyez-vous un w ? » Autre établissement, le vieux montaniste Yodaud, qui me drague (encore !) (il me compare à Lucien de Samosate, « avec votre air de ne pas croire à ce que vous enseignez... » (une classe de Philo à Beauvois se posait la même question : j'ai répondu « Je ne me sens pas le droit de vous communiquer si peu que ce soit mon désespoir – Mais pas du tout, pourquoi dites-vous ça ? » Je les ai accusés en conseil de classe, histoire de dire quelque chose, de lèche-culterie ; ensuite ils ne m'ont plus parlé : vous comprenez, après ce que vous avez dit... ») Polissé, Sentéral, mes costagiaires : toutes deux sexagénaires à présent.

    Lycée Albatros de Paramé - gros proviseur con comme une planche à voile. Mes deux évaporées s'obstinent à franchir la porte de leur classe juste, pile poil, à la fin de la deuxième sonnerie, en même temps que leurs élèves... Sentéral, fille du Gérant des Pompes Funèbres ; ses parents m'avaient invité à table. Je ne sais plus où me mettre. Quelles gaffes commettre et ne pas commettre ? occasions manquées, où êtes-vous ? (...dans ton cul au fond à gauche). Polissé couchait avec deux amoureux à la fois, et me demandait si elle devait le dire ; je l'en ai dissuadée : “Tu perdrais les deux” - heureusement, heureusement ! je ne lui ai pas demandé si l'un des deux était moi.

    Mais d'extrême justesse. Son frère s'est fait longuement étriper dans un accident de moto (« Y en avait partout, sur 50 mètres... »).

     

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    Plus tard, très loin. Mme Huguet, avec son petit tailleur moule-cul bleu ciel, à qui personne n'osait chanter « L'autre jour la p'tite Huguette... ». Elle aurait bien voulu. On peut toujours dire ça. A St-Léard, la directrice me jette oh, celui-là ! même avant que j'ouvre la bouche. Une haine de lesbienne. Je me vire tout seul de la cantine après une vanne very fine sur la soupe aux

    menstrues (je déteste la tomate brûlante). Beulac : Une collègue vient m'avertir que dans sa classe à elle, à côté, on aimerait travailler. « La salope » commente Merlaud. Je dis à la même, en sortie scolaire : “Je vais te montrer un buisson qui n'est pas sur la carte ». Cancer du sein. Six mois. Merlaud, barbu, fielleux, à moi : "Faudrait tout de même pas te figurer que la vie de l'établissement tourne autour de ta personne » - si, justement  : à chaque fois qu'on parle de mon établissement, gueule Climens, Principal, on me demande de vos nouvelles ; il n'y a tout de même pas que vous ici ! " Merlaud, barbu, aigri : «Tous les élèves me prennent pour un vieillard ! à 35 ans ! » Chialant de rire à mon sublime jeu de mots c'est guerre épais (Tolstoï tâtant son steak).

    Merlaud fâché tout rouge qu'on n'ait pas mentionné la méthode latine à Son Papa complétée par Son Fifils : « Il y a une façon très simple de démolir un livre : c'est de ne pas en parler «   - tu découvres l'Amérique, Merlaud ? Comnène (autre barbu, ) de Quévilly, descendant du train ET d'un larbin de Byzance - Andronic ? Jean II ? - Rennes-Rouen, Rouen-Rennes. Je me souviens Du grand Jouy, crâne d'œuf : "Nous irons jusqu'à la grève", crayonné près d'un voilier, sur le préavis syndical. Jouy joue à Valence un « Ravel, ô Drôme ! » - nous arrivons pour la fermeture des portes – aucun auditeur ne sera admis. De Loyson de Moisselles : « Comment nos descendants nous percevront-il d'ici 200 ans ? - ...des hérétiques ! » - n'habite plus chez papa. Gourou aux Indes – belle voisine à Caen, très catholique.

    La grande pulpeuse Necma qui me dévore des yeux, sur la table face à moi, affalée, affamée, effrayante ; amoureuse aussi, follement (deux fers au feu, le feu au cul) du petit caniche Frank Pédol, qui en avait tout l'air. Souviens-toi, Mortecouille, remember, de toutes les chaudasses que tu n'as pas vues – Marie Ming-Nang qui aurait bien voulu mais qui n'a pas osé, à 3cm ½ de tes lèvres. Vespé la détraquée qui s'indigne de mes « tripotages  - outré, je me claque la porte sur le talon. Radino la frisée qui s'efface dans ma tête, Evény qui se presse amoureusement contre Merlaud pour bien me montrer de qui elle est femelle – pas de son mari en tout cas. Lauche qui déclare tout de go à un déconneur : « Vous êtes comme un diplodocus, une petite tête et une grosse queue" : on ne l'a plus entendu, le déconneur.

    Anavour, le petit brun, qui me vante les tartouillades de Motherwell. Je lui réponds : « Dans 500 ans, vous ferez rigoler tout le monde ». Et Raimbaldy

     

    de pouffer dans 500 ans on sera mort, plus rien à foutre – arriviste à deux balles, dont la préoccupation essentielle fut de savoir comment j'avais bien pu me faufiler jusqu'à son atelier d'Hârts Plâstiques mais par où t'es passé mais par où t'as bien pu passer à la cinquième fois je me suis tiré : on recevait du beau linge… C'est pourquoi je suis fier d'annoncer ici que le Grand, l'Immense Raimbaldy se trouve à présent réduit à sa plus stricte condition privée, sans que nul bruit de lui se soit répandu au dehors - pour la mesquinerie, je ne crains personne. Je me souviens aussi d'Ano le Bellâtre, qui me trouvait gâché par mes fréquentations de "goche" : « Mais tu ne vois donc pas qu'ils se foutent de ta gueule ? »( non) « ...et que tu fais partie des nôtres ? » Non plus, Sêu Ano.

    Je te trouve d'ailleurs parfaitement ignoble de dénigrer devant tous et bien blasé ton voyage aux Seychelles (trop chaud, et du poisson à chaque repas) alors que je n'ai pas pu dépasser, moi, Beauvais (30m. sous la voûte, quand même) ; dans le couloir la grande Korner me maintient par la taille pour m'empêcher de revenir lui casser la gueule – elle m'a reçu jadis chez elle pour écouter du Brückner - pour apprendre plus tard et dans un haut-le-corps que oui, j'étais bel et bien monté chez elle dans l'intention de tirer un coup. Les Occupant l'appelaient Kornfeld, « champ de blé ». Je revois Lizarot, alourdie de ses gros nichons, qui se proposait pour m'apprendre l'hébreu ; prédisant le pire avenir de voyou à quiconque ne dépassait pas 5 sur 20 en physique.

    Deballe, matheuse moche prête à me dénoncer au rectorat (elle se proposait pour compléter les dossiers électroniques des collègues ; je m'étais exclamé, pour meubler : « Bravo la discrétion » ; je la revois en sanglots prête à m'arracher les yeux, le principal tentant de l'apaiser. Lamontre, qui m'attendait à la sortie des chiottes, tout congestionné de rire pour m'avoir entendu piauler à travers la porte  voulez-vous lâcher ça ou j'appelle la police. Zinnia le prof d'histoire qui pensait vraiment que je parcourais la cité en faisant ra-ta-ta-ta-ta par la portière : « C'est une blague ! » Le voilà rassuré. La Maquignon, qui n'aime pas "les lèche-cul" – pas du tout : j'étais simplement très aimable avec l'épouse de l'instite de ma fille.

    Je me souviens de la Ducollier, qui s'est bien changée à part en plein air, pour se mettre en maillot de bain ; mais un coup de vent malencontreux m'a tout révélé, à bonne distance - elle rabat précipitamment sa robe - personne n'a rien vu... La Saint-Benoît, laide comme un pou, pitoyable devant sa table de pot d'adieu, et que tout le monde contourne, évite, ignore, sauf moi (quelques phrases par charité...) « Mais enfin, je m'en vais, j'offre un pot ! » - tout le monde s'en fout, ma pauvre.. Plus tard à mon tour j'organise un gigantesque raout pour l'accouchement de ma

    fille, 16 ans 9 mois. Je me souviens de Simonette, qui m'a si souvent reçu chez elle – ô patience ! - à qui je ne savais parler que de moi, et me plaindre, et qui refuse de coucher ; cinq ans après elle change d'avis, d'un ton rêveur, je réplique alors sur le thème des plats réchauffés. Mais je l'ai tant déçue, lors du décès accidentel de son amant : je ne sais rien de plus que les autres, moi, sur la mort... Simonette, ma meilleure amie pendant des années ; est-il possible mon Dieu que je ne trouve rien de plus à dire à son sujet. Je suis sincèrement désolé de déverser mon venin sur les autres, et de ne rien dire de ceux et celles qui m'ont accueilli, soutenu, tel que j'étais, prétentieux, victime supérieure, intolérable peste.

     

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    Desaudeaux pue de la gueule et répète à ses élèves "Faites des maths et foutez-vous du reste" ; il faut vraiment lui parler de biais pour ne pas tomber raide. Un jour je le salue : « Bonjour monsieur Désodorant » - deux ans de gueule, toujours ça de pris. La Moulin épouse d'Arc, raide comme un passe-lacets. Ne prépare ses cours qu'après avoir consulté, sur internet, tout ce que les Aûûûûtres ont pu déjà trouver sur des sujets semblables. J'ai appris, des années plus tard, qu'elle portait deux prothèses mammaires. Est-ce que j'en porte, moi, des prothèses mammaires ? Ali Dubruy affirme sans sourciller que n'importe quel excellent cordonnier peut s'estimer du niveau de Mozart. L'enseignement regorge de ces démaogues, et manque bien sûr de génies tels que le mien. Le même Dubruy engueula somptueusement, au conseil de classe, l'excellent élève Bernardo, coupable de mépriser ses petits camarades ; jamais je n'avais assisté à pareille explosion de haine démocratique, pas même contre le grand Suédents qui avait jadis foutu le feu à l'armoire du fond ; celui-là, n'est-ce pas, c'était un Rebelle, un Insoumis. On lui avait parlé doucement, avec tout le respect qui lui était dû. On est des révolutionnaires, à l'Éducation Nationale. J'épingle aussi Toutdret, syndicaliste bretonnant. Refuse de recevoir sur son courriel mes communications néofascistes. Je réponds : « T'as raison. Fais l'autruche ». Mme Peugot, qui m'a (peut-être, avec les femmes on ne sait jamais) dragué, comme elles disent, mais que j'ai la flemme de suivre sur ce terrain ; elle m'offre une boîte entière de chocolats de luxe, pour avoir accepté de me lever toute une année une heure plus tôt, afin qu'elle puisse mener ses propres enfants à l'école.

    La Bougala s'imagine belle et intelligente, alors que je suis seul, au masculin, à pouvoir y prétendre – cet insupportable jazz en sourdine dans la voiture où elle m'emmène. S'est trouvé un poste, tout près de chez elle, à 40mn d'embouteillage, pas une seconde gagnée, mais « c'est plus près ». Saluons, célébrons cette divine faculté de bien baver sur les travers d'autrui, sans jamais voir les siens. Glorifions ce double jeu, qui permet de brouter aux deux râteliers. Rappelle-toi aussi le petit Lamesse, qui me draguait outrageusement – entre hommes on s'en aperçois toujours mais je ne suis pas pédé faut pas croire  tu pourrais me lâcher la bite quand je te cause ? et se posait toujours, Lamesse, en fin redresseur de torts.

    La fille Duszak, latiniste, compose seule. Mon petit Lamesse, co-surveillant (il ne faut pas être seul ! risque de triche, de baise furtive ?) m'entretient à voix basse et précipitée de ses petits copains roumains, jadis, qui se branlaient mutuellement pour se faire du bien. Deux heures pleines. Notre candidate se surveilla très bien toute seule. Je me souviens de T. femme J., prof de russe au cul rouge vif lorsqu'elle s'est vautrée de tout son long sur la table pour atteindre son casier. Je me souviens de Nina Vangoesten qui me draguait avec enthousiasme, de ses branles flamands à tibias poilus ; de la Boulanger, prof de bulgare, insupportable de bonnes manières, ne parvenant jamais qu'à l'incarnation d'une « évanescence vulgaire », adepte des adieux à répétitions.

    Strelitza, prof de japonais, qui n'avait pas sa langue dans sa poche ; milite toujours pour Amnesty International. M'écrit qu'elle aimerait « faire l'amour avec moi » - se rétracte : «Je n'ai pas voulu dire coucher avec toi ». Des subtilités nippones ont dû m'échapper. Je l'abandonne à sa courte connerie. La môme Furet, sensuelle en diable, rêve d'un trou de gloire avec juste la bite qui dépasse ; sa meilleure amie Minimet, que j'aurais pu m'envoyer - trop garçonnière. La Zitrone, morte d'un cancer. Tout me dérangeait chez « les femmes » : froides, évasives et inconsistante, ou trop explicites, évasées, ridicules. Je suis infiniment con. L'hypothèse, du moins, mérite d'être posée. Je ne saurais manquer, dans mon exceptionnel discernement, le conlègue Duton, prof de maths très beau mais plein de vide – ça se voyait à dix mètres – avec sa tête de veau en gelée.

    Maurias me succède et n'aime pas le latin (« Tu as vu le fossé entre ce qu'ils savent et ce qu'on leur demande ? ») - excellente raison pour ne plus en faire du tout. Tarty, époux d'une Québécoise, interrupteur flamboyant d'une représentation chorégraphique de fin d'année (Les uatre tantes House) au nom de la vertu montréalaise – rien qu'au titre, il aurait pu se demander s'il était bien judicieux d'y amener sa nièce en robe de première communiante. Je lui ai demandé, toujours expert, ce qu'était un nain homosexuel. Un naing culé. Il en rit encore. Martha Depaule née Da Silva, m'ayant dragué (encore !) puis fourré son mari dans les pattes. Juste pour le plaisir de nier. Yaucu, hideuse secrétaire, vieillarde à 40 ans, à qui l'on eût appliqué bien à propos ce mot de Balzac : « Son visage n'eût pas été déplacé sur le corps d'un grenadier de la Garde » ; Munoz, non moins horrible, affligée de surcroît d'un hideux « nam'donc » tout droit sorti des Trois-Maisons de Nancy.

    Munoz me fit horreur dès le premier regard. Qui suis-je. Le pote Camion, sur qui l'on découvrit une tumeur commack au foie, très langoureux, très visqueux de langage ; mort dernièrement ; j'envoie mes condoléances par courriel et ne reçois pas de réponse. Ayez pitié de nous. Manzanilla, babouilleux rondouillard, qui sait ce que sont les écureuils volants et grenouilles palmipèdes. Catalogue, monument aux morts.

     

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    Adieu bourg de Beauvois, de nuit sous les murailles, plus belle cité où j'aie traîné mes guêtres, suivi partout du chat Fritjof Nansen que j'appelais sans cesse à voix basse, en frictionnant bien les consonnes : « Fritjof Nansen, Fritjof Nansen » . Le chien martyr confiné sous son perron creux, saluant l'aube de ses jappements à travers les fentes de sa porte. Plus tard la récolte des noix. Le paysan qui nous renseigne si cordialement sur le peintre hollandais, se renfrognant d'un coup sitôt qu'il s'aperçoit que nous ne le connaissons pas. L'établissement scolaire si pittoresque dédié à Brazza (Savorgnan de), premier Européen au Congo. Sous-directeur : Laforêt. Directeur qui veut me faire avouer que je prends « plus » que des médicaments, parlant de drogues, et à qui je révèle mes balbutiements homosexuels - je ne vous parlais pas de cela - gêné, mais gêné !...

    Adieu, Varignac, pique-nique solitaires vite faits sur les moindres carrés d'herbe à la ronde. Des cadres de vie exigus comme des cerveaux de moines : thurne, bistrot, rings professionnels à six rangées de chaises. Mais j'étais bien vivant. Mes soucis-souçaillons passaient bien avant l'Œuvre – quelle vocation ? Madame Salaise, principale : "Rhâ çui-là alors !" en plein repas ; ses réflexions hargneuses parce que je faisais taire mes élèves au concert, alors que j'en aurais pris bien plus si je les avais laissé faire. Sa surgée s'appelait Salochet. Toutes deux aussi moches, aussi graisseuses, aussi hommasses. Voisines de lit par ordre alphabétique depuis les dortoirs. Et frotti. Et frotta. Cuisse droite, cuisse gauche - « Attends, attends, j'ai pas fini... hmmmpfff... - va-y. Ha ! rrrhhâââ ! - Rhâââ !... - C'était bon... - Ce pied... » Elles ont bien de la veine, les femmes, de pouvoir se gouiner sans remords. On les avait coincées sortant de l'hôtel Diderot bras-dessus bras-dessous rue Jean François. Toutes les deux lorgnant venimeusement sur ma petite mèche : « Si je vous revois comme ça je vous renvoie chez vous » - c'était comme ça, du temps des Élucubrations d'Antoine.

    Mon premier boulot de tous fut de tracer des traits à la règle entre des rubriques manuscrites d'archives. Puis je patrouillais dans les couloirs vides, avec mon petit pupitre portatif. Je cueillais les exclus au vol pour les emmener se faire coller au bureau de la surgée. Je m'emmerdais, avec mon pupitre et mon Gaffiot. D'où ce fameux pas de l'oie « pour se dégourdir ». Le matin je traversais la salle des profs au pas - de charge - et je gagnais le fond de la cour, près des terrains de basket, prenant bien garde de ne pas me faire voir depuis la direction, à cause de la mèche ; ensuite, progressivement, l'air de rien, je surveillais la cour en revenant du fond, de groupe en groupe ; on envoyait après moi : « Si si, je l'ai vu, il est bien là ».

    Lisardot me suivait sur les trottoirs . Il ne faisait pas le même métier que moi, ouvrier je crois, une horreur de ce genre. Il me disait : « Tu ne sens pas qu'il se passe quelque chose, qu'il va se passer quelque chose ? - Et quoi donc ? - Je ne sais pas, « quelque chose ! » - il va toujours se produire quelque chose... Nous ignorions alors que Berkeley commençait à s'agiter. Nous n'aurions pas voulu le savoir. Mais Lisardot, lui, « sentait » quelque chose. Et l'année 67, juste après le mariage, fut une apogée. Mon premier vrai poste fut St-Blase, en banlieue rennaise, où notre ménage s'était piteusement replié, espérant migrer plus tard vers la capitale - mais on n'échappe pas à Rennes : un jour dans la bouse, toujours dans la bouse.

    Dès la rentrée douche froide : les difficultés, c'est ma faute, uniquement ma faute, et l'administration n'est là que pour vous enfoncer, vous d'abord. Et l'année d'après, Soixante-Huit sur la gueule ! – je vous parle d'un temps que les moins de 60 ans ne peuvent pas connaître - ça, ce fut du baptême, ça, c'était du dépucelage. Nous n'avons plus jamais revécu depuis. Plus rien de comparable, jusqu'à la Chute du Mur, pour les Allemands. Mais pour ce qui est de se prendre en pleine chetron ce que c'est que le métier de prof, on n'a jamais rien trouvé de mieux. Enfin j'ai pu « déconner avec les élèves », comme j'en avais exprimé la crainte auprès du Dr Gainsal, psy de mes couilles à Nantes. Je fus le prof dans le vent, démolisseur des rapports profs/élèves, semant sa zone de cul, clitorisant les cours au point que les gonzesses n'avaient plus qu'une envie : vite s'enfermer dans les chiottes à la récré pour se branler à 7 filles par cabines.

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    La principale Bonnegerse prise pour une gouine par mes collègues femelles ; sur quels critères ? à quoi une femme reconnaît-elle une gouine ? ...est-ce que ça se flaire ? La Bonnegerse avait une fille nommée Raymonde. Elle l'a retirée vite fait d'un collège public où les garçons lui présentaient leur zob : « Regarde ça, t'en as pas - tu fermes ta gueule ».

     

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    Je me souviens de l'assistante anglaise, laiteuse, adorable, qui me suivait partout. Je lui dis tu ne dois pas beaucoup me blairer « Pourquoi me dis-tu ça ? » Elle s'est barrée. J'ai toujours su y faire. S'est collée avec un Colombien de Cali – ville qu'il a révélée juste avant moi, juste avant que j'exhibasse mes connaissances géographiques. Je me souviens de Berray, wagnérien convaincu, modèle de l'Usurpateur dans Les enfants de Montserrat en vente nulle part. Il nous propose deux pics-verts en bois, descendant par saccades une tige de métal : l'un très régulier, tac ! tac ! tac ! L'autre, plus mou. Nous avons choisi le mou, tant les yeux de l'homme étincelaient en évoquant le bec brutal de son préféré.

    Ne pas oublier ce détraqué qui m'a gueulé dessus de loin depuis sa cabane dans les joncs en me traitant de PDG ; je portais les cheveux longs. Voir aussi les deux profs de piano, jumelles « mal voyantes », qui auraient bien voulu que je leur rendisse « un petit service », disait D. - j'ai compris, mais quinze ans après. Je n'imaginais pas que des femmes, des aveugles de surcroît, pussent avoir besoin de ça. Ce que voyant - c'est le cas de le dire - la plus moche m'a viré, car de plus, il me répugnait d'être effleuré par une aveugle qui contrôlait mes mains : mais pourquoi donc, vous autres voyants , n'arrivez-vous jamais à faire totalement coïncider votre main gauche et votre main droite ? Elle ne disait pas « je suis aveugle », mais « je n'y vois pas » (pour l'instant, n'est-ce pas, à cet endroit précis.) Elle refusa hautainement tout dédommagement financier : « C'est parce que je n'ai pas le temps ». Ce n'était pas d'argent qu'elles avaient besoin. Jamais je n'aurais pu m'imaginer ça. Je suis un con. Mais sur le piano du lycée, j'improvisais vachement bien ; des filles, assises sous la fenêtre, m'ont applaudi sans me voir. Tous les élèves redoutaient cette prof, qui leur demandait pendant un trimestre de ne pas changer de place ; ensuite, elle repérait pile poil tous les bavards par leurs noms. Le jour où j'ai laissé la porte entrouverte, je l'ai vue se retirer d'un coup en arrière, un millimètre avant le coup. Elle se fût assommée. Quant à moi, encore moi, je suis resté très, très longtemps dans la chambre de pionne de Nicole (par exemple) sans qu'elle m'accorde le moindre signe d'encouragement physique. Elles sont comme ça. Elles ne veulent pas nous forcer. Elles font comme elles voudraient qu'on leur fasse ; il n'y a peut-être pas que moi de con, en définitive. J'aurais peut-être dû lui demander : « Est-ce que je peux te prendre dans mes bras » ?

    J'y ai bien repensé. Je la tenais enfin, la bonne phrase. Trente-sept ans plus tard. Le trois janvier de cette année-là, ma femme Arielle m'a rejoint à mon poste : au pied de la rue Fondaudège, une Maserati Mistral avait défoncé comme un trou d'obus le visage d'une femme un trou rouge me dit-elle je ne voyais plus qu'un trou rouge Ne regardez pas ! criaient les gens Ne regardez pas ! j'ai vu voler une jambe au-dessus de ma tête à quoi bon nous disputer à quoi bon - c'était au retour de Paris quand elle avait rejoint Olive, qui se branlait à grands coups d'ongles Tu as joui toi ? disait Olive Tu te fous de ma gueule ? » C'était « la Chabanou » qui les avait unies, qui devait mourir trois mois plus tard de la douve du foie – un cancer, on n'avait pas voulu lui dire - personne ne se souvient donc plus de nous là-bas, ni à Paris ni à Tintélian ? ...ses bracelets de laine, mes cours époustouflants sur les sangliers, d'après Bosco ? (Le mas Théotime) - ou sur les causes de la guerre

    de 70, restituées par moi avec un tel brio que tout le monde m'a applaudi debout ? La dépêche d'Ems, as-tu vu Bismarc-ke, à qut'patt's sur son cochon, et Napoléon III... Mes enthousiasmes de fou, mes gesticulations, mon incessant seul-en-scène – plus rien ?

     

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    Mon premier poste fut Bronville, pays manceau. A Bronville, Mlle Damble, proviseur, s'est réjouie que mon premier réflexe, lorsqu'elle m'annonça qu'il vaudrait mieux que je me frottasse d'abord à quelques années de pionicat, eût été de m'inquiéter, spontanément. « Et mes élèves ? - Ne vous en faites pas, nous leur trouverons quelqu 'un. » Pour elle, mon exclamation portait à n'en pas douter le signe d'une véritable vocation. Il me fallait une bonne année de pionicat, pour me démontrer que j'étais désormais un adulte – un quoi ? mon Dieu... - qui ne flirtait pas avec ses élèves ; qui ne dessinait pas de croix gammées (« C'était une blague ! ») sur les feuilles d'absence en guise de parafe. (« Dans la région de Châteaubriant, Monsieur, ça n'a pas été particulièrement apprécié ») - mais je me suis fait reprendre à St-Léard juste après, défilant dans le couloir au pas de l'oie en faisant le salut hitlérien ; si on ne peut plus rigoler...

    Putain l'avoinée que je me suis prise devant des parents d'élèves... Qu'est-ce qu'ils aiment humilier, les chefs - je crois que c'est pour ça d'abord qu'on devient chef : pour la joie d'humilier.

     

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    Pourquoi devient-on prof ? de toute évidence également, pour être admiré. Je fus applaudi pour La Mort du Dauphin d'Alphonse Daudet, ça ne vous dit rien non plus ? A 25 ans ! Devant des classes de 25 élèves, et non pas à la télévision ! Jamais célèbre alors ? jamais plus rien ? A tout jamais ? “Ô Ciel, dois-je le crère ? - Il arrive Madame, et tout couvert de glaire ! » A 25 ans vous m'entendez, j'étais génial, génial... Qu'est devenu ce jeune con de prof, si pétulant, si anticonformiste, qui avait renoncé au concours de bibliothécaire, pour cause de limite d'âge à l'inscription (26 ans, bande d'enculés ! 26 ans!) - d'autant plus qu'une dissertation portait obligatoirement sur l'avenir du rôle du livre, que j'estimais devoir s'amenuiser à l'infini ? C'est cela, une carrière de prof : un catalogue d'incidents savoureux ou douloureux, sans aucune vraie rencontre (deux ou trois ?), sans rien de constructif, sans qu'il y ait jamais « progrès » d'une année sur l'autre.

    Du moins ma carrière. Pas une personne célèbre pour tirer de là, pour faire accéder à la notoriété ce dilettante - « Remballez-moi ça », comme dit la Pianiste Isabelle Huppert. Pourquoi donc cette illusion de bel itinéraire en ligne droite, chez tous ces « autres » qui se gobergent de leur réussite ? Moi aussi j'ai roulé en ligne droite : prof-prof-prof. Comme sur des rails - ils le savaient donc vraiment d'avance, les petits génies, à quoi ils consacreraient leur vie, quels chemins, quelle autoroute ils ont suivie, d'étape en étape, sans blague ! sur la voie royale de la réussite ? Et que je suis intransigeant par-ci, et que je ne te fais aucune concession par-là ? disent-ils, Monsieur le Commissaire...

    Et que je te fais la connaisssance d'Untel (Aragon-Breton-Cocteau, au choix), et que je couche avec Unetelle, et que je te monte à Paris avec mes dents à rayer l'asphalte ? C'est donc ça, une destinée ? Et la mienne, alors, c'était de la merde ? Je revois Caqui, le principal farfelu. A notre première entrevue, Monsieur le Principal redescendait de son toit en short, les mains couvertes de plâtre : « Ah, Monsieur C . vous aussi vous avez des emmerdements » - que voulait-il dire ? mon agence immobilière exigeait une indemnité après désistement, et je prétendais au téléphone qu'on m'avait volé mes papiers d'identité ; ils veulent me voir en personne, je réponds que je pars au Nicaragua) (incohérent d'ailleurs : comment aurais-je pu, sans papiers ?) ; puis c'était mon propriétaire à Rostren, ce gros patriarche plein de barbe, qui entendait se faire payer pour un mois de plus (j'étais parti sans préavis), demandant à mon principal de me retenir mon loyer sur mon

    salaire ! D'aucuns l'auraient surpris, le brave monsieur Caqui, à quatre pattes sur la moquette de son bureau, en train de se faire les marionnettes... Suffisamment pernicieux tout de même ce salaud (fonction oblige) pour évoquer en plein conseil d'administration les “cours à la Colombin”, franc bordel organisé. Je me souviens de ce con de Bernais, autre spécimen provisorial, avec sa tronche de traître de mélodrame, dont je redis partout qu'il va m'emmerder afin qu'il ne m'emmerde pas. Il répétait sans cesse : « Mais enfin, c'est moi le chef, ici ! » Au prof de musique, en se rengorgeant : « Et puis vous savez, j'ai une culture musicale, moi ! » Ce fut le même qui s'absenta TRES précisément le jour où je reçus ce couple écossais qui avait adopté une vingtaine d'enfants, avec projection de film et conférence.

    Il n'allait tout de même pas m'accorder le moindre satisfecit... Enfin Climens, qui me supporte tant bien que mal. Vous savez, celui qui avait conservé les restes de mon dossier dans son tiroir... : "A chaque fois que je dis de quel établissement je suis le principal, on me demande de vos nouvelles ! vous n'êtes tout de même pas le seul enseignant du collège ! " - si, monsieur le Principal, si... j'étais fait pour le haut de l'affiche... Aujourd'hui encore, j'étudie soigneusement ma démarche et mon expression quand je déambule dans la moindre rue. J'essaye d'attirer l'attention, tout en le craignanr plus que tout, comme une femme bien tournée, qui ne voudrait pas qu'on la siffle.

    Je m'étonne toujours que personne ne me reconnaisse, ne m'arrête pour demander un autographe. Je ne le fais pas exprès. Mais il faut se surveiller, se regarder du coin de l'œil dans les vitrines, pour ne pas, non plus, en faire trop ; sinon, les moqueries, les sarcasmes, l'agression parfois - ce n'est pas votre expérience ? je m'en fous, c'est la mienne. J'assiste (sur ma demande) à un stage préparatoire aux fonctions de proviseur. Les collègues rigolent ouvertement : « Ce serait un beau bordel dans ton établissement !» Un proviseur se trouve toujours entre le marteau et l'enclume. Il est prié de tout laisser en l'état sans vouloir jouer le moins du monde le réformateur. Notre moniteur nous conseille de ne pas dire « J'ai assez servi de paillasson et maintenant j'aimerais bien m'essuyer

    les pieds ». Il nous conseille enfin, pour l'examen oral, d' « être nous-mêmes ». Je pousse alors un immense ricanement : « Ce coup-là, on me l'a déjà fait ». Notre formateur de rebondir : « Eh bien non, ne soyez pas vous-mêmes ; surveillez-vous, soyez tendus, voyez les pièges partout, soyez en pleine forme et prenez garde à tout. » Je me souviens du grand Tolédano, infiniment classieux. Ces dames l'adorent. Je ne l'aime pas : trop « classe », justement. Les personnalités supérieures ne m'ont pas admis dans leur sacro-saint cénacle ; j'ai toujours haï les personnalités supérieures. Elles me font trop sentir ma médiocrité ; vous savez, messieurs les experts, on ne guérit pas de sa médiocrité. « Connais-toi toi-même » disait l'autre.

    Je me souviens de Madame le Proviseur, Sastrier, adorable coiffure à la « Petite Annie », Journal de Mickey. Je me fais son chevalier servant, mais elle couche avec l'infect Olivier, le gluant laborantin, tout pétri de lacanisme mal digéré... Lui succéda M. Gornet, infect rat de paperasse qui ne connaît qu'une phrase : "Moi, je ne suis pas responsable" – et bien sûr, j'oubliais : « Vous me ferez un petit papier... » Je n'ai jamais su pourquoi, dès le premier regard,  nous nous sommes détestés. C'est lui qui m'a fait venir pour ma dernière rentrée, sans m'avertir que cette fois, je n'aurais pas d'emploi du temps, pour les six semaines qui me restaient. Ce qui importait, c'était que je me dérangeasse depuis chez moi, pour bien écouter le dernier baratin de rentrée, travaux sur le toit, présentations de petits nouveaux tout pleins de bonne volonté. Bonne chance les gars.

    Deux heures de merdouilles. « Je cherche mon enploi du temps. - Ah mais nous n'avons rien prévu pour vous. - Ça ne vous aurait rien fait de me prévenir avant ?

    TEXTES ETUDIES

    Textes et auteurs. Fragments, et œuvres complètes. Sujets saugrenus, sujets faciles, corrigés impossibles à rédiger moi-même (je souffle aujourd'hui sur de lourdes couches de poussière). Je ne laisse pas les élèves découvrir les textes. Ils ne voient rien, les élèves, ou si peu de choses, c'est justement pour cela que ce sont des élèves. Pour eux, tout est chiant, point barre, parce que c'est le prof qui l'a choisi. La seule fois où je leur ai fait choisir un texte, ce fut du Konsalik, le Guy Des Cars germanique . Le roman-feuilleton à la teutonne. Pour finir j'étais seul à me faire l'explication de texte à moi-même, devant toute une classe de bavards. Or il semble à présent, selon les crétins qui nous gouvernent, selon les assassins qui décervellent nos enfants, qu'il ne faille plus jamais rien dire de plus que les élèves. Criminelle conception. Juste le cours, juste les élèves apprenant par eux-mêmes. « Nous ne voulons pas que nos enfants deviennent des singes savants ». Rabelais, Condorcet, Lamennais, étaient des singes savants. Retenez bien ça : Molière, Voltaire, Hugo, des singes savants, des singes savants, vous dis-je !

    J'ai vu accueillir sans murmurer les conneries les plus plates, parce qu'il ne fallait pas cultiver les élèves plus qu'ils ne le sont. Le jour où la guerre éclatera, cachez-vous dans vos bras, rougissez à vous en faire éclater la gueule, inspecteurs généraux, ministricules et vice-sous secrétaires d'Etat : ce sera votre faute, et celle de nul autre. Seul le fils de riche, le saviez-vous ? peut prétendre au niveau de connaissance maximum susceptible d'exister parmi les élèves. Je revois ce ponte pontifiant décrétant à la télévision que l'on « ne pouvait plus enseigner l'histoire au lycée comme on l'avait fait au collège, et qu'il était temps, à partir d'un certain âge, de s'interroger sur le sens de l'HHHistoire ! » - se rengorgeant derrière sa cravate.

    Au nom de ta connerie, de ton incompétence, les élèves de 17 ans, désormais, répondent au journaliste dans la rue : « Napoléon ? Je ne sais pas... Un ancien roi, peut-être ? » Merci, trou du cul cravaté. Enseigner ce qu'on sait aux élèves, ce serait du dirigisme, du fascisme. Pour moi, plus habile, ou plus pernicieux, je précisais dès le début que chaque texte était valable, pourvu qu'il s'apparentât à la littérature, encore qu'il soit difficile de dire ce qui en est, ce qui n'en est pas. Et l'art, chers ignorants de mon métier, le Grand Art ou Grand Œuvre, consiste à orienter les questions de façon qu'ils se figurent à eux tous, et chacun d'eux, avoir tout découvert tout seuls. D'ailleurs la simple observation (je vois tant d'excellents textes obstinément refusés par les marchands de livres - ils ont bien raison) n'avait pas tardé à me mettre la puce à l'oreille : passé un certain stade (la correction grammaticale), toute production de texte peut se revendiquer, plus ou moins, de la

    littérature. Toute production écrite pouvait donc faire l'objet d'une approche pédagogique ; ne révérons-nous pas les moindres relevés de comptes, pourvu qu'ils datent de l'époque sumérienne... Cependant mon fascisme veillait : il me semblait tout de même que Balzac, Chateaubriand, Huysmans, méritaient un tout autre sort que les mémoires d'Anicet Traverson ou Robert Machinaud. Il me fallait bien admettre que certains, visiblement, étaient mystérieusement supérieurs, et d'autres, non : neurones mieux affûtés, puissance de travail accordée de naissance, etc. Ainsi je découvrais, comme Pascal, que seuls en petit nombre les élus seraient sauvés, et je hurlais de peur de ne pas l'être.

    Horreur concrétisée par un petit volume un jour ouvert chez un bouquiniste Choix des meilleurs textes d'auteurs du second ordre. Titre cruel, qui disait tout... Le texte une fois bien choisi (pas Konsalik ! pas Konsalik !), je fais donc étudier systématiquement l'incipit et l'explicit (et non pas l'excipit, collègues ignares, qui imposez ce grossier faux-sens jusque dans vos ouvrages scolaires). Puis nous analysons au quart, à la moitié, aux trois quarts du texte. A la page près, à la scène près - tout se vaut, du moins chez lez génies. J'ai balancé tous mes bouquins de textes choisis. Il y a même des profs qui font composer du rap. Pourquoi pas. Mais n'éliminez pas Corneille je vous en supplie.

    Ni La Fontaine. La classe ne suit pas ? c'est à vous de la faire suivre, héroïquement, comme un capitaine qui saute de sa tranchée sous la mitraille. Tenez : voici une expérience ; j'ai commencé Horace par le vers 1, consciencieusement ânonné par une élève. «Vous y comprenez quelque chose ? » La classe : « Que dalle, m'sieur ! » Je comprends qu'ils ne comprennent pas. Ça les rassure. Alors je reprends le vers, mot à mot, j'explique, je décortique bien tout, puis le vers deux, puis le trois, puis je m'arrête. Là, ils ont compris qu'il s'agissait d'une autre langue. Et pour faire diversion, vite, l'histoire elle-même, les liens de famille. Ça les fait marrer, cette histoire de triplés qui s'entrégorgent, les fameux petits croquis de combat, trois contre trois, puis le petit blessé, le moyen blessé et le grand blessé, 3/4, 1/2, ¼ - Papa Ours, Maman Ours, Bébé Ourson. Horace distance les Curiaces à la course, et se chope le moins blessé, puis le moyen blessé, puis le débris qui se traîne à genoux : mimiques, humour noir à la con, gestes et tout. La classe rit. Sur « Horace » - vite vite, diversion numéro 2, discussion sur la psychologie, sur le « cas limite » : « Mon frère bute mon mec, qu'est-ce que je fais ? », « Qu'est-ce que vous auriez fait à la place - d'Horace, de Camille, du Vieux Père », on discute, on vote... sur la guerre, le fascisme, parfaitement (« L'Etat, la Famille, l'Individu, dans l'ordre) – et c'est lancé ! Débat, 5-6 vers par-ci par-là bien expliqués (vocabulaire d'époque, métaphores d'époque, problématique itou) – et ça marche ! Monsieur, vous avez intéressé mon fils à Horace, c'est un exploit ! Dont acte mon brave, dont acte. Et Marèk – mon mort - dit à mon propre père Monsieur on a le meilleur prof du collège ! Il buvait du petit-lait mon père... mon autre mort... Les premiers vers d'Horace ou du Cid sont d'une fadasserie totale. Corneille encore : un échec éclatants pour Rodogune, acheté en vrac, très difficile ensuite à se faire rembourser par les élèves, et rigoureusement incompréhensible en quatrième, y compris par moi-même. Je confondais les inévitables jumeaux de mélodrame, e tutti quanti. Deux incursions dans le bizarre : La Mort de Pompée, pas si mal accueillie, mais souvent dans l'inattention, et la non-motivation du prof à deux doigts de la retraite ; et Polyeucte, deux fois, que seul ce bigot de Péguy a cru devoir placer au-dessus de tout ; ce Polyeucte et ce Néarque n'étaient que de fanatiques vandaleux, cons comme des talibans pulvérisateurs de bouddhas... MOLIERE : autre gros morceau. Ce n'était que Molière,comme dit l'autre. Il faut tout de même avouer que Fourberies de Scapin mises à part, abordables aux cinquièmes disciplinées (on les fait jouer... et le tour est joué), Le Bourgeois gentilhomme aussi, les autres pièces, L'Avare, Le Malade Imaginaire, ne suscitent qu'un intérêt poli. Le Misanthrope et Tartuffe tirent à peu près leur épingle du jeu, quoiqu'on eût bien intérêt, fatwa ou pas, à remplacer le protagoniste par un imam ! aucun souvenir cependant de réussites particulières. Et qui voudra jouer Alceste en ridicule, à présent que pour l'éternité Rousseau l'a encensé ? J'ai une idée : ridiculiser les hippies... ou les pauvres – fasciiiiste ! fasciiiste !

     

    Quant aux Femmes savantes, le féminisme de Poquelin se résume à « laisser les femmes à leur place », en tant qu'ornements de salons, ou torcheuses de casseroles (même en chef...) Les Précieuses ridicules sont bien accueillies aussi ; mais quand verrons-nous enfin naître le Molière de notre temps, taillant en pièces sanglantes les connasses qui osent afficher à Berlin « Messieurs, pissez assis » (pour ne plus éclabousser les cuvettes), et qu'on ne voit surtout pas manifester devant l'ambassade d'Iran, après l'exécution d'une fille de 16 ans pour « inconduite » ? ...ces imbéciles qui considèrent le voile comme un « instrument de libération », au même titre que l'étoile jaune sans doute ? Quant à Dom Juan, il va trop loin pour les élèves.

    RACINE, Britannicus : élève Racine, assez bien. Phèdre : malgré de très beaux vers, l'héroïne a toujours des intonations de mémère, sans parler d'Andromaque dont les sanglots mamelus constituent à peu près l'unique langage : deux personnages féminins particulièrement repoussants. Esther, même chose, ça se lamente, ça se lamente... mais je n'ai jamais fait étudier cette pièce, non plus qu'Athalie. Iphigénie plaît bien aux jeunes filles, qui se voient volontiers indiquer au bourreau l'endroit où frapper, là, juste entre les jambes. PASCAL : à la trappe ; comment un esprit aussi brillant a-t-il pu sombrer dans la curaillerie la plus sotte ? Passée la première partie, éblouissante, ce ne sont plus que les adorations éplorées d'un certain Jésus-Christ, pur produit de fabrication ectoplasmique, n'ayant jamais existé ni chié ni surtout, beurk ! baisé...

    Sans compter les douteuses analyses du Sieur Blaise sur l'obstination dans l'erreur du peuple juif... LA BRUYERE : un texte par an. BOILEAU : à la trappe. Le Dix-Huitième me fait chier dans son ensemble, sauf Sade. Tous ces philosophes, Montesquieu, Rousseau, qui ont raison, Voltaire, Diderot, qui ont raison, qui ont toujours raison, que dis-je qui ont La Raison, en propriété privée, indéfectible, m'emmerdent. Trop facile de les encenser, à présent que tout le monde connaît la suite... Sauf Candide, qui est poilant. Et Micromégas. Mais Zadig reste un monument d'insipidité Et le XVIIIe siècle exclusivement présenté comme préfiguration de la Révolution française (tu la vois venir, toi, celle qui se profile ?) c'est trop facile, après coup : le Roi, la Religion, allez hop, mauvais ; Voltaire, Rousseau, hop, c'étaient les bons. À se demander pourquoi la Révolution n'a pas éclaté dès le premier janvier 1750. En prime, la vulgarité populacière de Diderot, fils de coutelier, l'Optimiste qui rote qui pète rien ne l'arrête, qui se fout les doigts dans les oreilles et qui, j'en jurerais, pue du cul... ROUSSEAU, les Confessions, presque unanimement condamnées pour la grandiloquence de l’avant-propos. Et ils ne vont pas plus loin, les élèves. « Il ne fait que se plaindre ! » - oui, petit con, c'est en effet la partie émergée de l'iceberg... Rousseau irrigue encore toute la politique de nos jours, mais cela, ils l'ignorent.

    Les profs aussi d'ailleurs. François Rabelais : personne ne partage mon enthousiasme pour Rabelais. J'en viens à lire en français renaissant, m'esbaudissant tout seul aux “débezillages de faucilles” d'un Frère Jean des Entommeures : et aux pillards qui montait à l'arbre, « icelui de son bâton empalait par le fondement » - M'sieu c'est pas drôle”. Je le croyais pourtant, moi, que c'était drôle. Je gloussais comme un malade, entre deux quintes de fou-rire. Ma lecture me semblait argument suffisant. «La vie vaut-elle la peine d'être vécue ? » - avec l'exemple de Cléobis et Bitôn, fils de prêtresse, dont l'un s'endort et l'autre meurt.

    Nouvelles de Barbey d'Aurevilly (Le prêtre marié ). Grénolas : compliments du père d'élève pour Le Dernier des Justes. Je leur avais dit, à mes élèves : « Moi, je suis un goy pur porc. Donc, je dirai peut-être, sans aucun doute même, des approximations et des bêtises. Je vous prie de me les signaler, nous en discuterons. »

     

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    Je suis beau, intelligent et modeste. Cherchez l'erreur – Les trois, M 'sieur ! - Vous voulez dire que je suis moche, con et prétentieux ? - C'est c'là, M'sieur ! »

    Les Fleurs du mal, mon dernier livre : ce qui s'appelle terminer en beauté. Mais une de mes consœurs, à Beulac, avait fait étudier le grand Charles toute l'année - «Notre chère collègue se prend pour un professeur de fac ! » dit l'inspecteur – et pourquoi pas ? Elle en a cependant écœuré toute une classe. Les Nuits de Musset ; un garçon, à mi-voix : « Que c'est beau ! » - oui, un garçon. Le plus beau des supirs. Mme Bovary. Les Illusions perdues. Pierre et Jean de Maupassant : lourdingue. Un recueil de nouvelles (La petite Roques). Tristan et Yseut, trop modulé pour mes troisièmes : ils reprennent à mi-voix mon intonation, mi-gêne mi-dégoût.

    Moi je la trouvais très bien, mon intonation. Tout le monde peut se tromper. Les Éthiopiques de Senghor, découverte et répugnance – trop sensuel, mais la fille Démonacci adorait. La Chute de Camus. Les Châtiments de Hugo. Électre de Giraudoux. Oral du bac, l’inculture des collègues - « Clymnestre » , répétait la candidate, « Clymnestre » - Vous avez entendu cela toute l'année, n'est-ce pas ? » (et pour Agamemnon, « Agaga », je suppose ?)

     

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    Ce que j'ai voulu transmettre, c'est une élève qui me l'a dit : « Ne jamais obéir, sauf à certains principes qui sont au-dessus de l'obéissance. » ...Un prof qui donne un coup de pied à son cartable... A quatorze ans, on est peu sensible aux autres, mais là, j'ai compris quelque chose. Qu'est-ce que j'ai bien pu leur transmettre ? Est-ce à moi de fournir la réponse ? D'abord l'urgence, le danger : vite, au créneau, tirer, tirer sur tout ce qui bouge. Les cons, la classe, tout le monde. Une peur permanente. Le sentiment (bien à tort paraît-il) que le moindre silence va dégénérer en rejet. Ne pas laisser une seconde libre. Et, béquille indispensable, le Texte. Par peur du « métier », qui m'aurait coupé d'eux (« Monsieur ! revenez vite, le remplaçant est un con, il nous prend tous pour des nazes ! ») je me suis affronté au risque permanent de l'humiliation, du contact humain. (« Ça ne vous fait rien de revenir dans ma classe alors que je vous ai donné une baffe l'année dernière ?

    - Non m'sieur : avec vous au moins c'est plus humain » (...main sur la gueule ?). J'aurai tiré sans cesse des feux d'artifices dans des caves. Ainsi parlait un journaliste des Nouvelles Littéraires, à propos... de Nietzsche. Je voulais que chacun vienne faire son numéro ? Non, chère ancienne élève grincheuse (il en faut) : j'avais ouï dire que chacun devait avoir l'occasion de se mettre en valeur... Qui se souvient de moi ? Faut-il que j'évoque tous ceux qui m'ont admiré ou subi ? ou qui se sont tout simplement emmerdés ? ... Qu'est-ce que j'ai pu leur apporter, à tous ? L'incertitude ? Le doute ?

    La dérision ? Pourquoi ai-je abandonné si facilement tout cela ? Ce n'était donc rien, que ma vie de prof ? En sera-t-il de même pour tous les êtres que j'aurai connus ? vie sociale, amoureuse, conjugale ? Toute vie est un champ de bataille. Impossible de rien transmettre. On croit qu' « ils » retiendront ceci, ils ont retenu cela. Transmettre la façon de se servir d'un engin, oui ; de goûter un texte ? rien de moins certain : aucun effet mesurable.

     

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    Les adolescents m'ont toujours attiré. Un jour, très tard, je n'ai plus ressenti que leur jeunesse, leur immaturité, leur côté prévisible, le mien ; de ce jour-là il m'a tardé de prendre ma retraite. Je me suis lassé de tout reprendre, sans cesse, à zéro. Il paraît que c'est pire à présent ; que le racisme, l'antisémitisme, l'intolérance religieuse, ont pris le pas sur toute autre considération : que les livres ne sont plus qu'une immense propagande en faveur de l'antiracisme et de l'accueil de toutes les populations hostiles - d'autres l'ont dit avant moi. Je ne veux plus de ce métier. Je ne veux plus avoir été prof. Voici un souvenir. Je jouais de l'accordéon dans une cave troglodyte, un tout petit accordéon faisait sur mon bidon une bosse de coléoptère ; les enfants dansaient autour de moi, j'étais leur clown bien-aimé - les dernières années, je n'y suis plus arrivé.

    Le fossé s’est creusé d'un coup. Un sol qui se dérobe. Tel ancien instructeur militaire vieux beau, monsieur Dufil, plus âgé que moi, raconta que les filles avaient cessé de l’apercevoir : il avait été avantageux, portant beau ; malgré la différence d'âge, elles pensaient : « Il devait être bel homme  en son temps ». Soudain, d'une rentrée à l'autre, elles n'ont plus levé le nez de leurs classeurs. Il ne vit plus que des têtes baissées prenant notes sur notes - «de ce jour-là », confiait-il, « j'ai compris que j'étais passé de l'autre côté» . Chez les vieux. Pour ma part, ce fut très exactement l'inverse : c'était moi jusqu'ici qui voyais les filles avec intérêt, voire convoitise ; du jour même où je m'aperçus à quel point mes petites, même de 18 ans, n'étaient plus à tout prendre que des gamines, - elles cessèrent sur-le-champ de m'émoustiller : des petites gonzesses, trop vite poussées, qui se grattaient frénétiquement l'air hagard, en se demandant ce qui leur arrivait - j'ai pris ma retraite.

    Reflux du charnel, reflux de vocation. Moi aussi j'étais vieux (jamais elles ne m'avaient trouvé beau  - sauf Dijeau peut-être, qui m'aurait bien sauté - « ça va pas non ? » disait sa voisine – à celle-là, Peinton, j’ai donné trois cours d'allemand ; quand j'eus posé ma main sur la sienne, elle n’est plus revenue ; elle me dit ensuite, devenue fort laide : « Avec les garçons, ça ne marche jamais », d'un air de profonde lassitude alcoolo-lesbiaque. Cet amour des ados tournait parfois au manque de respect mutuel. Je me souviens bien du jeu des soldats dans la cale ouverte du bateau qui nous ramenait du Maroc : un homme de troupe se tenait au centre, où il se faisait subrepticement toucher, puis devait deviner celui qui l'avait ainsi atteint.

    L'autre bien entendu se retirait vivement, dans une feinte bousculade. Si le touché décelait le toucheur, ce dernier prenait sa place. Mais le sergent n’a pas voulu se joindre au jeu : «Pour ne pas perdre son autorité » dit mon père. Moi non plus je ne voulais pas perdre mon autorité. Ami, mais prof. Ma première surprise d'amour se concrétisa pour Noël 2014. J'avais alors 23 ans, avec une classe de sixième. Je posais ma question, l'interrompais par une autre, précipitais mon débit, accordant toujours la priorité au déroulement du cours, au détriment de la discipline : l'art de la pédagogie, chers ignorants de mon métier, le Grand Art ou Grand Œuvre, consiste à orienter les questions de façon qu'ils se figurent avoir tout découvert tout seuls ; mais ce qui m’a le plus démotivé, à la fin, c'était de prévoir sans risque de me tromper les questions, les réactions, les insolences, qui survenaient à point nommé : il ne m'intéressait pas, ou plus, de manipuler des esprits.

    En ces temps reculés, nos proviseurs avaient droit de regard sur la pédagogie de leurs ouailles ; ce temps reviendra peut-être hélas, car il n'est rien de plus humiliant, et la mode est à l'humiliation, au caporalisme. Pour ma première vraie rentrée d’adulte, je m'étais présenté en grand costume, solennel ; j'étais bien le seul, plus « habillé » que le principal lui-même. Une fois je me suis excusé, à l'entrée où il se plaçait pour serrer la main à tout le monde, d'être souvent maladroit dans mes rapports humains. Grand seigneur, il avait laissé entendre que ce n'était rien. Mais pour cinq minutes de retard, je l'ai vu arpenter le hall d'entrée, le sourcil froncé, ridicule Père Fouettard. Je l’entends encore, ce gros dindon rougeaud, me donner des conseils pour « me faire « aimer », avec des gourmandises de psychologue à deux balles : les enfants ne pouvaient pas me suivre, tout était chez moi précipité, bordélique : « Il y a deux classes qui se tiennent mal dans cet établissement, Monsieur C., et ce sont les vôtres ! » - en présence des élèves...

    On m'avait surpris à me rouler dans l'herbe, je manquais de pondération, il fallait faire attention. Ce principal portait le nom d'un boulevard parisien. En ce dernier Noël d'avant 2015, les parents n'estimaient pas incongru de faire un présent au professeur de leurs enfants. Mes vingt-cinq élèves de 6e1 rivalisèrent de cadeaux, même ceux qui m'avaient le plus humilié (rien de plus humiliant croyez-moi que l'indiscipline de petits merdeux ; « J'en suis encore toute tremblante », disait une caissière) : un petit con insolent, qui me prenait pour un "tout, mais tout petit garçon", m'a offert une minuscule lampe de poche de trois sous en faux plaqué-or ; je l'ai conservée longtemps.

    Tous ces enfants natifs de 2003 sont à présent sexagénaires. Je n'avais que douze ans de plus qu'eux. Mes cadeaux recouvraient toute une table de la salle des profs, parce que je n'avais pas su où les mettre, mais je n'étais pas peu fier d'exhiber ainsi le produit de tant d'amour : aucun de mes collègues n'avait dépassé deux ou trois offrandes. Le proviseur, toujours entre deux gueuletons, rubicond, furax, vrombissait autour de ma table-exposition en tâchant de ne rien regarder. Ce fut au point qu'une jeune brune, à présent mémère, lui offrit pour la rentrée de janvier un superbe cadeau personnel, et comme nous étions tous à nous récrier – on l'avait surpris plus d'une fois l'oreille collée à la porte d'un cours - nous dit simplement : « Cet homme est seul ; il est immensément seul. » J'espère vraiment qu'ils ont couché ensemble.

    Le proviseur est mort l'année suivante. Personne ne l'a regretté. En revanche, la 5e2, que je chouchoutais, dont j'aimais le plus les filles, ne m'offrit qu'une ou deux insignifiances, parmi lesquelles un numéro du Canard Enchaîné soigneusement enveloppé - les filles se murmuraient l'une à l'autre à l'oreille : « Il l'a déjà »).

    Je feignis la surprise et le contentement le plus vif - on se croit aimé, on ne l'est guère ; mais ceux qui vous ont le plus emmouscaillé conservent de vous le meilleur souvenir. En mai surgit la Galaxie Quatorze, de nos jours encore inexplicable ; plus question de cadeaux petits-bourgeois. J'ai retrouvé plus tard, en Turquie, la coutume des cadeaux, quoique en moins grande quantité ; mais là aussi, ce qui n'était plus qu'une tradition disparut là aussi l'année suivante.

     

    El Cid Campeador

    En ce temps-là, même les quatrièmes du fin fond du Morbihan pouvaient encore accéder au Cid, avant que les assassins ne condamnassent Corneille pour ringardise, le remplaçant par des articles de foot. « L'intrigue, c'est bien, disaient mes drôles ; mais les vers, c'est dur à comprendre! » Ils étaient bien loin, les pauvres, de l'éblouissement que m'avait procuré la lecture, d'une traite ! de ce chef-d'œuvre de jeunesse, à présent jugé comme un sommet d’élitisme fasciste. Or Le Cid, vous ne l'ignorez pas, se prête admirablement aux parodies. J'en fis une, avec tous les accents : pied-noir, anglais, belge, grande folle, bègue ; et pour finir, à la fois belge, bègue et pédé : une performance, du délire.

    Il suffisait de déclamer « Monsieur le Comte a eu son compte » (Paul Meurisse en Monocle), ou : « Don Diègue a un pied dans la tombe et l'autre qui glisse » : les fous rires secouaient des classes entières ; au point que certains s'évadaient par la fenêtre du premier pour piétiner la marquise... Le collège (on disait céheuhesse) s'étageait le long d'une pente. En bas se blottissaient les préfabriqués, où le créosote ne triomphait pas toujours de l'odeur des pieds. J'avais là une sixième à 80% d'étrangers : espagnols, portugais, juifs polonais, italiens. Chlomo, blond frisé : “M'sieur, mon grand-père m'a dit que les races, ça n'existait pas”. Pauvre Chlomo. Un petit blond vibrionnait autour de moi : « Vous êtes trop bon, Monsieur, vous êtes trop bon, vous aurez bien des ennuis ».

    Un seul ne m'aimait pas. Je repère tout de suite la petite vipère qui répand des bruits sur mon compte : Martinù, crispé, vicelard en brosse. Mais les autres m'adoraient. Moi qui faisais en 4e des cours d'éducation sexuelle. Le cours que personne ne veut faire. Chacun rédige sa question, anonyme, sur un petit bout de papier. Pellucci croyait que les règles coulaient à gros bouillons. Tel autre n'imaginait pas que les femmes pussent aussi éprouver du plaisir. Il paraît que si. Les filles,

    plus au courant, feignaient de moins s'intéresser. Elles posaient pourtant leurs questions. Puis nous discutions. « Ne vous étonnez pas si j'ai l'air gêné, si je rougis. » Personne ne m'en a jamais fait l’observation. Ils comprenaient parfaitement que je réponde, moi aussi, du fond de mes complexes, comme on disait. Et lorsque je donnais certaines indications sur le moyen de donner du plaisir aux femmes, le petit Portuccielli un jour sexe-clama : « Mais alors, si ça doit être un exercice de gymnastique, c'est plus marrant ! » La société laissait faire. Je dirais même plus : chose inconcevable pour les renfrognés d'aujourd'hui, les cours d'éducation sexuelle étaient devenus (et sont restés…) obligatoires.

    Je me suis lancé. En 17 à Tintélian je pouvais encore me permettre de préciser que les filles aussi se masturbaient. « Demandez-leur des précisions. » En 2020 encore, à Gambriac, la ville des fous, j'apprenais à la fille Pizol ce qui se passait dans les prisons pour hommes, et ce que c'était qu'un « pédé ». Jamais je ne vis sur un visage une telle détresse : « Mais alors, il y a des hommes qui n'aiment pas les femmes ? » Et de scruter tous les garçons de la classe pour en convertir un. Pour souffrir. Sa vie a basculé. Que veut dire « faire le bien », « faire le mal » ? Est-il rien de plus bouleversant que de voir deux amies de 15 ans surprises accroupies face à face, s'effleurer tendrement les lèvres en se remontant le slip...

    Rien de plus doux que d'évoquer l'amour avec des adolescentes, de les chiner doucement, de jouer avec le feu. J'ai choqué une fois, dix fois elles m'auront aimé.

     

    X

     

    A Buseville en 16 (je vais chevauchant les années) le nommé Pellucci, petit con insolent fasciné par l'autorité ; je lui demande, sur les marches extérieures, où est le cahier de textes ; il me répond “Ben là-haut, vous n'avez qu'à aller le chercher”. Ses camarades et moi-même le dévisageons avec stupéfaction. Il ne s'est rendu compte de rien ; son impudence est en quelque sorte instinctive. Un autre jour : « Désormais, il y aura deux notes pour les versions, et nous calculerons la moyenne : une donnée par moi, l'autre par vos parents, s'ils sont capables d'aligner deux mots de latin. » En ce temps-là ça suffisait pour leur fermer le clapet. Le lendemain, à mon entrée en classe, c'était mon Pellucci qui se dressait le premier, au garde-à-vous, intimant aux autres, du geste et de l'attitude, d'en faire autant (le même était tout excité par la ville soviétique de Kuybychef - « Les couilles du chef ! Les couilles du chef ! ») - ... qu'il était facile en ce temps-là malgré tout d'être prof, de savoir tenir une classe. J'ai su que mes élèves ne se parlaient que de moi quand ils se revoyaient. Où êtes-vous ? ...une dernière fois, qu'ils n'aient pas tous sombré dans le gouffre. Leur faire cours à tous dans l'autre monde. Pote et maître, indigne et rigolo. Mes cours manquaient d'orthodoxie. Auditoires restreints, mais si fervents... Comment aurais-je pensé à me lancer dans le monde pourri de l'édition ? il ne peut d’ailleurs s’en tirer autrement.

    Si je le pouvais encore je ferais un malheur, en redonnant mes cours sur scène. Parodiques. Ils étaient tous parodiques. Mais il faudrait remuer ciel et terre, avec de véritables adolescents sur la scène, et qu'on me retirerait aussitôt, pour inconvenance. Pour obscénité.

     

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    Un véritable cours ne se conçoit que dans un jeu de questions et réponses, et transgression. Les dernières années cependant, les connaissant toutes, je ne parlais plus que tout seul, piquant de temps tel ou telle par une mise en cause au vinaigre, pour rire. Ils me regardaient. Le point de mire. À présent je ferme ma gueule dans un bureau d'édition. Mon espoir est de tenir. J'écris avec mon sang, ma lymphe. Se souvenir aussi d'Aristide, 18 ans en 3! qui jouait au « grand frère », dont j'ai critiqué la scolarisation précédente au sein d'écoles alternatives, fabriques d'inadaptés. Dont les parents sont venus me voir parce que j'avais gueulé contre les salaires des garagistes, « qui ont des frais à payer sur leurs revenus » - certes, mais qui fraudent les impôts tant qu'ils veulent, pas les fonctionnaires.

    «  D'autre part on ne critique pas les éducations différentes » - ben oui.

     

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    Je me souviens de Chardon vautré sur une table devant celle qui se déshabillait au cours d'une partie de strip-poker - « quand est-ce que tu te... » - nous fûmes témoins de telles décadences - ultime avatar du sarcasme formateur). J'étais pris au sérieux. Sauf par moi-même. C'était plus

    commode. Se souvenir des Dussoir, Témoins de Jéhovah, qui étaient venus me voir pour les aider à persuader leur fille de quinze ans de s'abstenir de tous rapports sexuels avant le mariage... Pauvre fille ! « Pour son bien ! » Elle a dû être dans un bel état, sa vie sexuelle.

     

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    Je me souviens une fois de plus de ces contes d'Alphonse Daudet, en 17, en 48 : Les trois messes basses, Le sous-préfet aux champs – ils connaissaient tous le dénouement, le texte était sous leurs yeux, la dernière ligne aussi, celle que l'on cache du tranchant de la main. Mais ils préféraient m'écouter, avec mes poses, mes intonations. Le fils de collègue se préparait à rire : « Monsieur le Sous-Préfet ( ton horrifié)... faisait des vers » - rires, applaudissements nourris. Je ne veux pas faire ici de vanité. Et puis si ; c'est tout ce qui reste. Parlez-moi. Dites-moi que je n'ai pas été inutile. Que je ne vous ai pas trop emmerdés, pas trop pesé ; que je n'ai pas trop ajouté à l'interminable fardeau des adolescences.

    J'ai lu aussi La Mort du Dauphin. Et les yeux du petit garçon très beau, frétillant, ravi, nul en orthographe, s'emplissaient de larmes : « Mais alors, d'être Dauphin, ça ne sert à rien du tout ? » (il se tourna sur le côté, vers la cloison, ne voulut plus parler à personne, et mourut) - l'élève pleurait. J'ai vu cela. Je ne me souviens plus de son nom. Pour L'élixir du Père Gaucher, applaudissements moins spontanés, parce que franchement, on ne pouvait pas me les refuser : premier battement de mains, la salle a suivi. Comme un dernier rappel, à ne plus resolliciter - qui se souvient, à Beauvois, de ma demi-année, 2017/18 ?

    Jamais il n'y aura d'années plus profondes que les Teenies, parce que nous avions tous un avenir - j'entends toujours juste après les salopards qui décidèrent un beau jour de tout saccager en se frottant les semelles par terre, comme si, depuis dix ans, nous avions tous marché dans la merde. Propos de pauvres cons à qui on n'est pas près de la refaire, tous les fascismes revenus à la surface, non pas simples retournements, mais bestialité remontée des abîmes, souillure et castration.

     

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    Ma carrière n'est pas une ligne, mais un ressassement. Nulle différence, âge à part, entre mes rapports humains : 2005-2051. A présent, dans mes cauchemars, je cauchemardise. Il s'agit de cours, dont je n'ai rien préparé. Les élèves sont là, en amphithéâtre, prêts à se dissiper - je les amuse avec des considérations sur la couverture de leur livre. Quand ils repartent, c'est un soulagement. À Gambriac (son château, ses fous) le principal, Gepetto (des noms!) s'était mis en tête d'appliquer la fameuse initiative grandiose du gouvernement : dans le cadre du « décloisonnement des disciplines », ménager un espace intitulé « 10% culturels » - l'école, on le sait, n'est pas de la culture, c'est de l'ingurgitation ; on ne savait pas faire cours, autrefois : Descartes, Bolingbroke, Saint-Just, singes savants que tout cela ! n'est-ce pas !

    Une matinée par semaine (cela dura deux mois) nous avons réparti les classes autrement, sans distinction de niveau ni d'effectifs, pour leur apprendre d'autres choses autrement. Ce fut la plus gigantesque pagaïe que nous ayons jamais vue. Personne ne s'est retrouvé avec le groupe souhaité. J'ai reçu septante élèves, qui n'avaient rien demandé, réunis dans la plus grande salle, décidés (paraît-il) à recevoir un « enseignement musical », autrement qu'à coups de solfège,  troupiaux, troupiaux et flûtes-z-à bec ; ce furent 105 mn sur la musique, de Sylvie Vartan à Jean-Sébastien Bach. En passant par Aznavour, le rock, le pop, le jazz, Pierre Henry, Stravinsky, Debussy – au bout d'une heure trois quarts soixante-dix élèves écoutant Haydn et Mozart dans un silence religieux...

    Le cours dont je suis de loin le plus fier. Mon plus beau. Mon chef-d'œuvre. La collègue d'espagnol complètement dépassée – ne s'y connaissant même pas en musique espagnole, jota, fandango... Me rappeler aussi ce désamorçage d'une classe entière (“Bande de petits sadiques ! ») qui exécutait cruellement, dans la salle voisine, une pionne ; je la sentais progressivement perdre pied, se noyer, à travers la cloison. Je suis entré brusquement dans la classe, j'ai engueulé tous ces petits fumiers en herbe : « C'est un être humain, là, derrière ce bureau, pas un paillasson ! Je ne veux plus vous entendre ! » Je me suis tourné vers elle : « Excuse-moi », elle m'a dit : « Merci. » J'ai tellement envie d'avoir fait de bonnes actions dans ma vie.

    Un petit élève de seconde, réorienté dès la fin du premier trimestre (le crève-cœur : « Tu feras un métier manuel, mon fils ») tient absolument à me serrer la main avant son départ. Mon auréole me serre la tête...

    X

     

    C'est d'ailleurs ce qui attend tous ces réformateurs de bureau qui n'ont jamais, je ne le répéterai jamais assez, jamais mis les pieds dans le cambouis et qui prônent l'abolition des redoublements : l'orientation prématurée de tous leurs petits protégés démagogiques ; car ne vous y trompez pas : jamais nul soutien scolaire n'a démontré la moindre efficacité. Bien moins encore que ce redoublement, deuxième chance que vous vous obstinez à refuser. Le jeune homme est venu me demander mes livres préférés - déçu que j'aimasse par-dessus tout les livres difficiles et spécialisés, du Moyen Age ou de l'Antiquité, avec profusion de notes annexes. Il attendait de moi une bibliothèque, des conseils de lecture...

    Je lui ai conseillé Martin Eden, de Jack London. Ce n’est pas si mal. Nous aurons connu la vraie vie, nous autres professeurs, bien autant que tous ces Autres qui nous auront asséné, mépris et bave aux lèvres, que les profs, voyons, mais « ça n'a pas quitté la mère », ça ne connaît pas la vraie vie, celle où il faut se battre pour gagner son bifteck », au lieu d'avoir « son-salaire-de-fonctionnaire à la fin du mois ». C'est quoi « la vraie vie », tas de fauves au rabais ? ...se casser la gueule à coups de râteaux dans votre bac à sable ? Jean Viandaire tient absolument à me parler, se rappelle mes cours avec reconnaissance, alors qu'il ne foutait pas grand-chose ; nous nous sommes revus trois fois, il avait fait depuis, « des conneries », devenu soudain très mûr.

    Ce que j'ai bien pu leur transmettre ? Est-ce à moi de fournir la réponse ? Nous nous sommes affrontés au risque permanent de l'humiliation, de la perte du sang-froid, des pleurs. Risque du contact humain. (« Ça ne vous fait rien de revenir dans ma classe alors que je vous ai donné une baffe l'année dernière ? - Non M'sieur : avec vous au moins c'est plus humain. - Main sur la gueule ? ») Tout professeur tire en permanence des feux d'artifice dans des caves.

    Pourtant qui ne se souvient d'eux ? Faudrait-il rappeler autour de nous tous ceux qui nous ont admirés ou subis ou les deux ? Je dois me souvenir sans cesse du mot de Thomas Bastonneau : « Vous êtes un prof pour bons élèves. Il en faut, mais vous ne savez pas expliquer. » J'ai ici rappelé 392 élèves, sur près de 3000

    .

     

     

     

     

     

  • Gaston-Dragon

    COLLIGNON HARDT VANDEKEEN

    GASTON-DRAGON 1

     

    A L'USAGE DES MAL-COMPRENANTS

    camion,mission,impressionnantLe 10 décembre 1945 au matin, mon grand-père maternel, Gaston Liénard, mourait écrasé sur le verglas par un camion-benne vide. Ce drame fit de ma mère une épave nerveuse. Elle transmit à son fils l'admiration qu'elle portait à son père, et lui enjoignit de l'égaler en virilité. Ce petit-fils donc exprime ici les sentiments contrastés qu'une telle situation fit naître en son âme. Un tel idéal reste à tout jamais inaccessible. Très souvent, il se comparera au héros grec Héraklès, chargé d'effectuer ses Douze Travaux ; mais lui, petit-fils de Gaston-Dragon, comme il le nomme, n'accomplira aucun exploit : il restera noyé sous sa propre paralysie.

    Le présent écrit présente une tentative de transposition, d'interprétation littéraire ; le lecteur en constatera vite les limites, ou les outrances. Ce livre n'est cependant pas plus mauvais que bien d'autres.

     

    2

    EXERGUE

    Les exploits d'Ulysse, accomplis par la ruse et l'intelligence, me semblent méprisables ; car je sais très bien, moi, je suis largement payé pour savoir, que l'intelligence sans la force ne mène absolument nulle part.

     

    Mise en garde L'auteur ne croit ni à l'intelligence, ni au mérite, mais à la loi du plus fort : force physique, force séductrice, force calculatrice. S'il échoue, il n'en tirera nul enseignement. Il s'estimera plutôt victime, il élaborera plutôt les plus fourbes des scénarios, plutôt que d'admettre la moindre part de responsabilité ou la moindre chance de réhabilitation. Sa malhonnêteté intellectuelle pourra ainsi se déployer en toute impunité, sous couvert de ce quil appelle « la littérature ».

     

    3

     

    AU LECTEUR

     

     

     

    Lisez lentement. Lisez successivement. Ne cherchez pas à tout prix l'enchaînement. Tout se constituera en son temps, à son rythme. Formons une alliance où nous ne craindrons rien l'un de l'autre.

    Note

    Cet avertissement s'avère en effet de la dernière utilité pour ceux qui ne cherchent dans la lecture qu'un divertissement ; nous lisons trop vite, parfois même la télé allumée, quoique le son soit coupé... Mais l'alliance proposée ensuite, sans souci de cohérence avec ce qui précède (amenée par le simple contraste de « crainte » et de sérénité vient là comme un cheveu sur la soupe, sicut capillus in intrito.

     

     

    4

     

    PERE-HISTOIRE (1)

    Père-Histoire ayant expédié l'inconnu - gravé par son nom sur le monument aux morts - dans les camps du même nom (2), fut condamné au peloton. Mon père Noubrozi fut écroué par nos libérateurs (3) , en forteresse à Laon : commutation en droit commun ; quand la « cité » de la ville fut bombardée, Père-Histoire déblaya les corps dont une jeune fille anonyme à bout de bras ; il me dit que rien ne peut rendre l'odeur de la mort. Que rien n'en peut approcher. Dont rien ne donne l'équivalent. Odeur sui generis. J'en viens à penser que cette odeur donne faim ; les pisse-presse, après l'incendie parlant immanquablement d'une « ignoble odeur de brûlé ». Les plus précis hasardent : « sucrée ».

     

    Notes

    (1) Il s'agit du père véritable, historique en quelque sorte, de l'auteur, « Noubrozi » (voir cette œuvre, publiée dans le premier numéro de la revue « Le Bord de l'Eau » ; l'auteur se réfère ici à des faits platement exacts.

    (2) Cet inconnu, bien que je pense connaître son nom, reste ici anonyme. Il ne sera plus fait mention de lui par la s) uite.

    (3) Les Américains

     

    5

     

    PARTURITION

     

     

     

    Mes trois prénoms chrétiens sont Gaston, Lucien, André. Dieu dessécha mon âme, et purifia mes lèvres d'un charbon ardent; et Isaiae labra carbone ardenti purificavit.(4) La cathédrale de Limoges présente en bas-relief sous le buffet d'orgues les Douze Travaux d'Hercule, paganisme patent, dont nulle notice ne fait mention (5). André, l'Homme, deuxième prénom, fut d'abord le nom de mon second père, le médecin accoucheur. "Boucher !" criait ma mère , « Boucher ! » - le

    sang giclait! giclait partout ! sur les murs, sur le sol, les cuisses ouvertes de ma mère et la table aux

    pattes torses où la famille a mangé jusqu'à mes treize ans.

     

    Notes :

    (4) Dans l'Ancien Testament, les lèvres du prophète se trouvent ainsi habilitées à porter la parole de Dieu. C'est ainsi que notre auteur s'égale aux plus nobles figures bibliques.

      1. (5) Cette observation, exacte au demeurant, ne présenta aucun lien apparent avec ce qui précède, ni avec ce qui suit...

     

    ..."Me voici. Mes yeux sont d'azur baignés."

    Valéry, "L'Enfance de Sophocle"

     

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    GOYA

    Sans souvenir encore. Pourtant, passé le meurtre des serpents (6) , d'autres monstres se lèvent à l'horizon d'une mémoire antérieure, d'immenses jambes nues franchissent au loin en déchirant les brumes de longues étendues d'eau pâle, terre et mer emmêlant leurs contours indécis. Fermant un instant les yeux, puis les rouvrant, je m'aperçois que les visions s'estompent. Je porte au sommet du crâne l'ombilic ou la fontanelle des vies antérieures. Mère avant moi déjà vivante. Boute-en-train – pour étrange que soit le terme ,désignant un étalon  chargé d'exciter la jument, puis qu'on éloigne pour lui substituer, en douce, le véritable géniteur. « C'était un numéro » ajoutaient les commentateurs - définition de cirque ; jusqu'à une date toute récente, j'ai cru que lres circonstances sanglantes de ma naissance l'avaient transformée en créature dépressive, or, elle l'avait toujours été, comme tous les « rigolos ». Mais le visage de ma mère m'apparaît surtout, dans ma mémoire,

    comme celui d'une Gorgone, au hideux rictus (7)

    Trône à seize ans ma mère en costume d'Esther sur un cliché sépia parmi les jeunes pensionnaires entorchonnées de châles. "Un jour en classe » dit ma mère « à la question "qui fut le roi de la Lorraine en 1738 ? j'ai crié : Stanislas Leszczynski !" (8)

    Ma vie est le monde, et son histoire, ma cosmogonie.

    Notes :

     

    (6) Allusion aux deux serpents envoyés par Héra pour étrangler Hercule, encore au berceau. N'oublions pas que notre héros, de loin en loin, prétend se hausser au niveau du grand Héraclès ou « Hercule »(7) L'auteur exagère. Mais il ne renonce pas à transformer les évocations de son enfance en épisodes

    mythologiques, sans omettre les références picturales (Goya, Valéry, Sophocle – le foutoir...)

    (8) Deux circonstances où la Mère se trouve mise en valeur. Ce rappel se relie difficilement, là aussi, à ce qui précède ou à ce qui suit.

     

     

    7

    LA MORT DU DRAGON (9)

    Histoire de la mort du père d'Alcmène, Gaston-Dragon. Gaston, de « Vaast », prononcé [vâ], («gare St-Vaast »de Soissons). Saint Gaston initia Clovis aux mystères chrétiens - « Terre Guaste » signifie terre déserte, dé-vastée. Die Wüste. Un jour de verglas, 8 h 12, décembre 1945. Gaston-Dragon meurt écrasé par un camion-benne à betteraves, vide, tête broyée, plate comme un fromage au sang ; c'était de son vivant le « chien » du patron : le contremaître, celui qui aboie sur les ouvriers « Plus vite fainéants ! » Dur-à-lui-même-et-aux-autres comme on dit, universellement détesté à la sucrerie d'Aguilcourt Arrête ! Arrête ! tu viens d'écraser le père Liénard ! (là-bas en Picardie on ne dit pas « Monsieur, Madame », on dit « le père », « la mère ») - Mais je lui parlais y a pas une minute - Il vient de glisser sous tes roues !

    Quinze jours avant sa retraite. Quinze jours avant Noël. « Quand j'ai vu » dit la Veuve « arriver de loin le Maire, l'Adjoint, le Patron, tous en noir chapeau bas j'ai su tout de suite qu'il était arrivé quelque chose." Notables de campagne aux phrases convenues - il se retirait toujours pour que je n'aie pas d'enfant - « Tu les préfèrerais à ma fille (10) ! » - et cette fille était ma mère Alcmène absente ce jour-là, la Seconde Epouse du Dragon, debout, se prenait la Mort en pleine

     

     

    face. Si éloignée que fût ma mère, à dix kilomètres en ces temps si lointains où le bout du monde était l'autre chef-lieu de canton, juste le téléphone du Maire en cas d'urgence, elle fit un rêve : mon père était sans tête criait-elle je ne vois pas la tête papa papa s'il portait ou non un bandeau dans le rêve - si le sang (11) (...) - je ne sais plus répond-elle plus de tête plus de tête un souvenir coagulé comme à bout de souffle à bout de mémoire ; j'ignore encore jusqu'au bout si ma mère a pleuré crié je ne connais pas le tréfonds de ma mère (12). (En vérité Gaston-Dragon portait de larges bandes étanches et immaculées sur ce même lit d'exposition du corps où je devais plus tard enfant rejoindre Seconde Epouse devenue veuve, à sept heures du matin en été, mes parents dormant encore ; elle frappait doucement sur les conduits d'eau chaude, pour que je la rejoigne au sein de cette couche imprégnée de bergamote et d' « odeur de femme » - il faut un odorat subtil et affiné pour sentir le plus quintessencié des parfums. Je prétendis un jour en être incommodé. « Comment peux-tu » me dit la veuve «savoir ces choses-là ? » - ainsi donc loin d'en faire mystère les femmes admettaient comme allant de soi, reprenaient à leurs compte et maléfices cette appréciation révoltante... Ma mère Alcmène prétendit (j'avais là-dessus opiné de jour, en pleine cuisine) que j'avais dû « flairer » (c'était mon mot) parmi les jambes ouvertes de la bonne logée chez la Veuve et qui se fût au rebours de toute vraisemblance assoupie sur sa chaise en position propice - je ne me souvins d'aucune exploration, ni reptation, de cette espèce.)

     

    Notes :

     

    (9) Retour au thème de cet ouvrage : la mort accidentelle du grand-père, que l'on assimile à un dragon germanique...

    (10) Telles sont bien sûr les paroles incongrues qui résonnent à ses oreilles à l'instant même où elle apprend la mort de son mari, Gaston-Dragon.

    1. Questions que j'ai posées, plus tard.

    (12) Sept années ont passé, l'auteur évoque ici, par contraste, l'un de ses premiers souvenirs dit « voluptueux »

     

    8

    FIGURES DU PERE (13)

    Un père tout embarrassé, comme contaminé, de son entrave charnelle : Amfortas, Roi Pêcheur, Cophétua (« Que fais-tu là?) blessé, navré, mehaigné d'un coup de lance enmi les hanches non pas claudiquant mais bien dévergé, lacéré et castré ; à lui tout le miel et la résurrection selon son rite, lorsque la terre gaste reprendra couleurs de fleur et d'herbes, rameaux, bourgeons (14). Je consolerai ce père et oindrai ses parties de ce natron dont on conserve les momies car « il est plus grand mort encore que vivant. (15) Arthur roi des échecs - Arcturus : « L'OURS » ; à déplacer case après case, parcimonieusement, dont l'ultime campagne se fit contre le fruit de son inceste (Mordred l'Usurpateur) qui le trancha de son épée, tant qu'on vit le ciel entre les lèvres de sa plaie (16). ...Arthus figé, en son palais de Camaalot, dans une éternelle célébration de Pentecôte ou d'Annonciation ; premier célébrateur, démiurge de ce monde où nous vivons et mourons tous (17) ; sans aventure personnelle ni quête qui vaille, mais bien les ordonnant, les déléguant : tout ce qui part du roi se voit fondé, se déroulant, lui revenant, tout accomplissement s'estampille, s'authentifie par lui : assimilé de la main blanche (18) aux divinités de Rome, tout citoyen romain quoi qu'il fît en effet se référant au regard, à l'action d'une entité divine ; actions décalquées, répercutées à l'échelle du ciel, firmamentum, inscrits, portés en ombre. Père : aussi bien Wotan déchu, dépité dans l'amour des Walsung, héros humains et vaincus - ou Encélade, enchaîné sous l'Etna (19).

    Je fus adoré de mon père. Il se fonda sur moi. Ainsi les mortels rachetaient-il les dieux(20) ligotés de certitudes ; tout homme est Messie ; toute femme emmure dans le temps, de la naissance au grand scellement de la mort (21) . Ni le Christ ni Oreste ; ni même Isaac fils dAbraham (22) qu'il

    épargna ; je fus, avec mon père, juste un homme. Valant n'importe qui. (23)

    Notes

    (13) Sans lien direct avec ce qui précède, l'auteur à présent évoque la figure de son propre père, mari d'Alcmène. Il se le représente sexuellement mutilé, à l'instar du roi Amfortas.

    (14) C'est ce qui se produira lorsque le roi blessé recevra le baume guérisseur : tout son domaine refleurira.

    (15)Noter ici le disparate des références : d'une part, l'embaumement des momies égyptiennes ; d'autre part, les paroles prononcées dit-on par Henri III lorsqu'il aperçut au sol le corps de son ennemi Henri de Guise, qu'il venait de faire exécuter : « Qu'il est grand ! Il est encore plus grand mort que vivant. » Le roi de France put s'en apercevoir : il fut assassiné, par vengeance, moins de huit mois plus tard (1589)

    (16) Allusion ici à La mort le roi Artus, de Chrétien de Troyes ; l'auteur a rassemblé ici plusieurs souverains légendaires, tous frappés d'une forme d'impuissance, politique ou sexuelle.

    (17) Nulle part il n'est question de ces attributions du roi Arthur, ici purement imaginaires.

    (18) Il s'agit d'une sorte de magie blanche, qui assimilerait le roi Arthur aux divinités romaines ; il y en avait un grand nombre. Toutes les activités humaines possédaient un dieu. On ne pouvait agir sans se trouver sous le regard de l'un d'entre eux.

    (19) Dieu ou titan, réduits eux aussi à l'erreur ou à l'enchaînement.

    (20) Thème du père que le fils rachète.

    (21) L'homme sauve ; la femme est menace d'engluement.

    (22) Il ne manquait plus que celui-là.

    (23) ...Sartre, par-dessus le marché.

     

     

    9

    PREMIERE APPARITION DES EURYSTHEES

    Le roi de Mycènes, Eurystheus, dont le nom signifie « aux grandes forces », fut le beau-frère et le commanditaire des travaux d'Hercule (24). Un jour sur cet écran qui me tient lieu de ciel (25) sont apparues dans le jeu les Déesses Jumelles, au longues chevelures blondes, qui s'exprimèrent parlèrent ainsi : « Nous sommes les Eurysthées ; nous te révélerons les fallacieux accomplissements de la soumission (26) ; car si c'est bien par elle qu'on obtient ce qui surpasse toute rébellion, soumission s'accordant à Dieu, c'est dans la convulsion de la défaite et de la mort que toute grandeur se révèle, puisque le couinement du rat sous la serre s'inscrit à tout jamais dans le temps, dimension de l'homme dont l'éternel se trouve à tout jamais privé » (27). Lorsque Gaston-Dragon mourut, la terre s'arrêta ; seul celui qui meurt demande un nom sur sa tombe. Qui se soucie du nom d'une divinité ? «Ô Zeus, ou quel que soit le nom que l'on t'accorde... »

     

     

    Innombrable est le compte de ceux qui doivent mourir. (28)

     

    Notes

    (24) Ce personnage est relativement obsédant chez notre auteur.

    (25) Ecran d'ordinateur évidemment.

    (26) « On obtient tout par la soumission » - « Plus fait douceur que violence » - mais ce n'est bien souvent qu'une illusion : l'on perd plus, tout compte fait, que ce que l'on gagne...

    (27) ...Mieux vaudrait alors se faire écraser, mais dans la révolte et la plus orgueilleuse fierté...

    (28) Les phrases apparemment erratiques se rapportent à un sentiment d'immortalité divine accordée au grand-père Gaston-Dragon ; tant le souvenir transmis est demeuré vivace dans l'esprit de son petit-fils. Comme Dieu, ou la Divinité en soi , il n'aurait pas même besoin de nom pour être invoqué (la tombe de Gaston n'est plus visible, et se trouve à présent sous un croisement d'allées du cimetière de Guignicourt, indécelable ; c'est là qu'il faut certainement chercher la raison de ce brusque épanchement mystique).

     

     

    10

    PERE DECEDE (29)

    Père décédé disait le télégramme. Un certain Evguéni, père de mon père (30), passa dans l'opinion pour le mort : buveur, pourri d'asthme et bassiné d'eucalyptus. Le tampon de la poste indiquait '"GVIGNICOVRT". En cette époque les époux naissaient à trois lieues l'un de l'autre. Les cousinages étaient légion. Les types humains, appelés races, n'étaient que des ressemblances de familles. Mais les géographes ont cru, de bonne foi, qu'il existait de telles « races », vosgiennes, meusiennes, comtoises... Gaston-Dragon, Evgueni, un seul village, de quel père s'agissait-il ? Eugène Collignon, 1873-1945 ; époux de Sinne, Wisigothe, 1883-1959. Parents de mon père.

     

    Notes

    (29) La figure du père (ou du grand-père) bascule perpétuellement de la surévaluation à l'évanescence, à l'évanouissement. L'auteur oppose ici le père de sa mère (Gaston-Dragon), présenté comme un parangon de virilité, à son propre père, estimé lâche et pleutre.

    (30) Eugène Collignon, autre grand-père de l'auteur. Il n'existait aucun lien de parenté ni de ressemblance physique entre les deux grands-pères, tous deux nés près de Verdun, puis échoués, par hasard, à Guignicourt.

     

     

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    PAROLES RAPPORTEES

    De Sinne, Wisigothe (31) : A Guignicourt, la guigne y court. 

    - Pour être satisfait de son destin, toujours regarder au-dessous de soi.

    "Le vin d'Arbois, plus on en boit, plus on va droit" : Une carte postale du cru représente un incoyable (1795) vacillant sur son gourdin tordu ; ajouter à la consommation du vin d'Arbois celle du pastis (Evguéni), et le guignolet-kirsch (Sinne) - je n'ai jamais dit-elle à sa bru éprouvé le moindre plaisir avec mon mari. Mon père Noubrozi m'a dit : J'ai assisté à des scènes, mon fils, dont tu n'as pas idée (le poussant quelque peu sur ce sujet, j'ai cru comprendre qu'il s'agissait de bagarres à coups de chaises entre époux plus que fortement éméchés).

     

    Note

    (31) Epouse d'Evguéni ; mère de Noubrozi, père de l'auteur. Surnommé « Mon Colonel » par son mari. Mère Fouettard...

     

    12

    LE ¨PETIT HOMME DANS LE LIT DE LA VEUVE (32)

    Je parlais avec elle à sept ans, Veuve de Gaston Dragon, à sept heures du matin (voir plus haut) ; je lui décrivais une base militaire secrète, sous les glaces d'Arkhangelsk, où s'exterminaient les espions des deux camps. C'était l'an 4004 de notre ère ; la naissance du Christ passait juste entre nous et la Création du monde. Les Martiens, disait Veuve Dragon, possèdent deux mille et cinquante ans d'avance.  Les soucoupes parurent cette année-là dans le ciel, particulièrement nombreuses.

     

    1. Ou : l'auteur dans le lit de sa grand-mère, à Guignicourt

     

    13

    DEUXIEME APPARITION DES EURYSTHEES (33)

    Ce chapitre, où se précise la mission démesurée d'Héraklès, présente une fois de plus de nettes similitudes avec les indication de jeux vidéo ; le lecteur doit bien garder à l'esprit ces données du game boy, afin de ne pas céder aux désorientations. Les Jumelles Blondes ou

    « Eurysthées » empruntent leur nom à celui du commanditaire, Eurysthée, beau-frère d'Héraklès, afin qu'il accomplisse les « Douze Travaux d'Hercule ». Ce subterfuge littéraire (34) est destiné à introduire l'Olympe dans l'aventure somme toute banale d'une famille d'agriculteurs ouvriers lorrains. L'écran montre un char de feu sur fond d'étoiles, et deux immenses chevelures blondes retombent sur quatre reins ; les comparatistes évoqueront qui les Walkyries, qui Guenièvre, ou Yseut, princesses dignes d'amour (et d'abnégation).

    La voix des Eurysthées offre le sensuel métallisme des artefacts téléphoniques : structure hachée, voix gazées (mirliton, papier à cigarettes ?). De ces jumelles lovées, incurvées tête-bêche naguère dans la même poche utérine, émanent désormais deux souffles retournant aux mêmes bouches. Le voyeur ou le joueur éprouvent la sensation à la fois douce et confuse d'une masse de cheveux, étouffante un peu, sur les narines et la bouche. L'écran affiche ce qui fut la Mission même d'Héraklès : purger le Continent de tous fauves et reptiles. Je conclus hâtivement qu'il faut me concilier ma propre mère, en m'assimilant au père même, si célébré, de cette dernière : Gaston, ou Vaast, celui-là même qui jadis catéchisa Clovis, et périt sous les roues d'un véhicule utilitaire.(35) Les Eurysthées figurent toujours dans le ciel, sur un nuage en forme de char. Voici les chances, ou « armes » :

    1°) les avantages de mes adversaires ne seront ni la Peur qu'ils inspirent ni la Force, mais l'Envoûtement, la Fascination (appelée « charme », « pitié », « langueur ») (36)

    2°) étant l'offensé, j'aurai toujours le choix des armes (les autres, quoi qu'ils aient fait ou omis de faire, seront toujours dans leur tort.)

    J'éprouvai à ces voix de grandes voluptés, suivant de l'œil les profils sinueux des deux sœurs jumelles ; j'aurais enfin

    3°) le droit, sur mon lit de mort, de crier "Assassins, assassins" (titre de Philippe Djian) à tous ceux qui me soigneraient, devant tous vivre alors que je mourrais, infirmières décolletées, blouses transparentes et bordures de slips visibles (dans What (titre de Polanski) l'héroïne chevauche un vieillard agonisant, jupe relevée : Origine du monde au seuil de laquelle retombe foudroyé le vieux aux yeux brisés d'extase, murmurant "Que c'est beau". (37)

     

    Notes :

    (33) Personnages imaginaires, déjà rencontrés. Ces Jumelles aux longs cheveux blonds apparaissent sur l'écran

    de la console de jeux de l'auteur. Il semble bien qu'elles représentent ici l'éditeur, qui passe commande auprès de l'auteur lui-même.

    (34) ...et mégalomaniaque...

    (35) Confusion soigneusement entretenue entre Héraklès, cha rgé de tuer le dragon, et saint Gaston, ou « Vaast », ecclésiastique ayant réellement existé (à défaut de l'Olympe, du moins l'Histoire sainte...) Tous deux ont une tâche particulièrement difficile à accomplir : purger la terre de ses monstres, ou l'esprit de Clovis, roi des Francs, de ses démons païens. L'auteur multiplie les modèles de virilité, afin sans doute de n'en élire aucun.

    (36) Le thème du vaillant héros amolli par la traîtrise de ses adversaires, en particulier féminins, lui servira toujours d'excuse pour ne pas avoir accompli sa mission, pour avoir failli à son idéal. Nous sommes avertis : ce sera toujours la faute des autres, et l'auteur n'aura fait que succomber à sa confiance et à sa naïveté.

    (37) Soit une (Olympe), deux (Philippe D.), trois et quatre références (Polanski, Courbet). Je m'avance donc en toute sûreté. J'utilise désormais la première personne, afin de ne rien dissimuler de ma vanité. Le mot « vanité » signifie, à l'origine, « vacuité » (de « vacuus », « vide »).

    Les Eurysthées m'accordent en fait l'exorbitante autorisation de ne rien faire, de m'en trouver absous, d'accuser les autres, et par-dessus le marché de me plaindre d'eux. Est-il nécessaire de préciser que jamais éditeur n'a conseillé à son auteur de se conformer à de tels schémas ; il faut donc que ces Jumelles symbolisent tout à fait autre chose.

     

    14

    MISSION (SUITE)

    • Tu feras, dirent-elles (et leurs voix alternées (amœbées) (38) vibrent comme un écho la façon des anges d'Abraham) l'amour, aussi souvent, aussi longtemps que nécessaire ; « en effet, » poursuivait la seconde, « loin de nous l'idée que l'abstinence confère quelque pouvoir que ce soit". Tel Antée reprenant vigueur sitôt qu'il touchait du pied la Terre (sa mère), je recouvrerais mes forces sitôt que je suivrais à la lettre les indications confiées sur un phylactère (parchemin roulé passé dans la ceinture.) Muni de ce précieux viatiques et sans me battre ! j'affronte le monde entier, en évoquant les souvenirs de ces ténèbres prénatales, avec les précisions me permettant de reconstituer sur pilotis ma cité lacustre (ce concept popularisée par les historiens n'a peut-être jamais existé, les pilotis n'étant dit-on que des appuis de cloisons, le niveau des lacs s'étant alors élevé : c'est la deuxième thèse).

    Je me souviens d'immenses salles de mariage, de grandes formes d'hommes et de femmes enjambant l'espace, minuscule je cherchais à disparaître dans les forêts de jambes...

    Notes :

     

    (38) Les chants amoebées (prononcer « a-mé-bé ») sont utilisés lors de joutes verbales et poétiques entre bergers, tandis que leurs troupeaux nécessairement bucoliques paissent paisiblement...

     

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    CORPS A CORPS

    Les Eurysthées me convient à une lutte à trois (39) de type grécoromain dont je parviens à me dépêtrer (40), bien qu'elles se soient révélées plus musculeuses et souples que je ne pensais : plus d'une fois leurs clés m'ont ôté le souffle.  L'Ange ayant plusieurs fois touché terre demeura

     

    vainqueur, laissant au fils d'Isaac une boiterie de la hanche en signe d'appartenance. Les Muses

    (41) m'ont tordu à ras de sol, et les voici à présent qui râlent contre le sable (42) ; reprenant leur vol, elles m'assurent que je porterai à jamais la marque d'une extrême vulnérabilité : un point particulier du corps, comme un talon d'Achille mal baigné ; Siegfried mal baigné du sang du Dragon, portant dans le dos à mi-chemin d'épaules ce point "qu'on n'atteint jamais", emplacement funeste d'une simple feuille - sexe de femme entre les épaules ? - que le traître Hagen transperce de l'épieu (43) ; il n'est cependant pas inéluctable que je périsse un jour de la sorte : les livres m'entourent de toutes parts (44)

    Je me suis relevé fortifié ; une pénétrante odeur de tilleul (45) se dégagede mes épaules (dans mes vies antérieures je n'ai combattu qu'à mains nues, craignant que l'adversaire justement ne retournât mon arme contre moi ; recherchant le corps à corps et la morsure (Tu te bats comme une fille - j'en étais fier) (mais je refusai d'être femme, pour ne pas échanger de prison contre une autre (46) ) - (les Eurysthées me confirmèrent que les femmes exigent entre elles un certain nombre de contraintes que nul héros, fût-il (47) masculin, ne saurait affronter. Désormais je renonce à relater mes nombreuses entrevues avec les Eurysthées ; elles m'ont tant visité qu'elles flottent pour ainsi dire autour de moi comme la Cape d'invisibilité, die Tarnkappe (48)

    Notes

    (39) Il semble exclu de voir ici une représentation symbolique du triolisme ; cette note même cependant invite à la plus grande circonspection.

    (40) Le but de cette lutte est en effet d'immobiliser l'adversaire, à l'aide de figures appelées « clés ».

    (41) Autre façon de dire « les Eurysthées »

    (42) Tantôt les unes, tantôt l'autre (comme ici) ont le dessus.

    (43) Noter une fois de plus le brouillage des références. : bibliques, antiques, germaniques.

    (44) Il n'est pas précisé si les livres agissent à la façon d'un rempart, qui isole, ou à celle d'une armure, qui permet de vaincre l'extérieur.

    (45) Signe de victoire, mais aussi bien de vulnérabilité.

    (46) La digression n'est qu'apparente.

    (41) Ou « futile » ?

    (48) Procédé consistant à supprimer du récit une instance, des personnages dont on ne sait plus que faire, dissimulé sous une dernière pirouette culturelle, en l'occurrence germanique.

     

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    VOCATION DE PRETRE (49)

    C'est une bien belle église que celle de GVIGNICOVRT. Enfant, bigot, bien gominé, j'escaladais par le talus d'abside la pente glissante et couverte de ronces d'où tombait, pressé, impérieux, du clocher, le premier coup de la messe (50) . J'ai dérapé dans mes souliers dominicaux, serrant dans le poing une image pieuse où l'on avait cousu en scapulaire un coupon véritable de la robe de Marie. J'ai prié, pesté contre la boue, l'âme pure et les pieds sales. Franchissant enfin le porche, qu'il m'aurait suffi de découvrir en contournant le bâtiment d'église, par la grande entrée, comme tout le monde, je constatai que pas un paroissien ne s'était encore présenté.

    Déçu de leur tiédeur, fier de mon épreuve, premier de l'assemblée, j'ai attendu, à la fin de l'office, le prêtre dans la sacristie. Les enfants de chœur troussaient par-dessus tête leurs soutanelles rouges à dentelles douteuses sans mesurer un seul instant l'honneur insigne qu'ils avaient eu de côtoyer le Seigneur-même. A l'homme de Dieu j'ai déclaré « Je veux devenir prêtre » Or loin de s'extasier, ("Voyez ce jeune garçon ! il n'est pas comme vous ! il sera prêtre !") il ronchonna je ne sais quoi, me renvoyant à moi, petit merdeux. (51)

     

    Notes

    (49) Digression sur le catholicisme. L'auteur, en mal de références, donne ici uen version abrégée d'un souvenir d'enfance authentique (le souvenir, pas l'enfance. )

    (50) L'enfant ne s'est pas aperçu que le véritable porche de l'église se situait de l'autre côté, à l'endroit...

    (51) Il fallait bien caser ce souvenir-là quelque part.

     

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    MA MERE EN DELEGATION (52)

    Il me revint de racheter les pleurs de ma mère : toute jeune à GVIGNICOVRT, privée en son temps des funérailles de sa propre mère (« Tu n'iras pas à l'enterrement de cette traînée ») (53)

    (premier oracle de Gaston-Dragon) ma mère Alcmène fut déléguée en rattrapage aux inhumation paroissiales, représentant la famille. Un jour (54) ce fut son propre tour (ou « MA MERE EN REPRESENTATION ») (55) et je me suis placé le lendemain à cet endroit précis vacillait la veille (56) , perché sur ses tréteaux, le cercueil plein d'elle afin d' y flairer cette amorce de macération -

    que rigoureusement ma mère

    m'interdit de nommer ici(57)

    • de sournoise décongélation (visage d'un rose malsain [il manque un bout d'oreille - chuchotait ma fille épouvantée (58) - papa, regarde] ) ma mère tout entière drapée dans la robe de chambre plaquée sur ses chairs suspectesvolume abstrait (59) suspendu désormais à 120 cm

    du sol j'ai sentis ce lendemain, physiquement, la vibration d'une masse de chêne verni fantôme dont mon père l'instituteur m'avait jadis transmis la dénomination magique : parallépipède rectangle. Ma mère désira - des obsèques religieuses : "Si nous n'attendions pas » disait le prêtre « la résurrection, à coup sûr nous ne serions pas ici réunis" - c'était bien une réponse à cette faconde de mon père qui cabotina sans doute (60) : "Je ne crois pas à toutes ces histoires de Résurrection, de Bon Dieu, de jJugement" - du ton faraud de celui qui suça le lait sûri de l'Ecole Normale et républicaine. A qui on ne la fait pas. Sur le corps de ma mère le prêtre agita le goupillon, et ce fut tout. (61)

     

    Notes

    (52) Le plan de l'ouvrage consiste en un cheminement sinueux ; ici, l'auteur veut montrer combien il était difficile d'appréhender le caractère dépressif de sa mère.

    (53) Bien se souvenir que cette épouse indigne avait trompé son mari tandis qu'il combattait sur le front.

    (54) Beaucoup plus tard, le 2 août 1984.

    (55) Elle représentait, dans le rôle principal, et bien malgré elle, son propre enterrement

    (56) Et non pas « la vieille », humour.

    (57) Brassens, évidemment...

    (58) Ma propre fille, que je croyais ainsi éduquer à la mort, me reprocha plus tard de lui avoir imposé cette épreuve bien trop tôt (elle n'avait que onze ans).

    (59) Je reviens désormais au lendemain de l'enterrement, où je suis revenu, à la même heure, devant l'autel, à l'endroit précis où avait été déposé le cercueil de maman.

    (60) Lors de l'entretien supposé qu'il eut avec le prêtre pour définir les modalités de la cérémonie.

    (61) Paragraphe particulièrement difficile à suivre, en raison du glissement perpétuel entre le jour de l'enterrement, la veille de celui-ci (où peut-être mon père s'est entretenu avec un prêtre ) (mais je ne le pense pas), et le lendemain, où moi-même suis revenu sur les lieux ; j'y ai ressenti d'étranges phénomènes, peu perceptibles, ici amplifiés.

     

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    DE MA MISSION, ET DERECHEF (62)

    "Tue le Dragon » dit mon père ; « délivre-nous toi et moi en atteignant Gaston où qu'il se trouve, Enfer ou Ciel. (63) Jamais, mon fils, jamais ta mère Alcmène, telle que tu l'as connue, n'a pu admettre que je fusse en quoi que ce soit l'équivalent de son père des Terres Guastes (64) . Si tu te baignes dans le sang de ce Gaston-Dragon, il te révèlera son règne et sa longévité. Tu deviendras lui, et vous ne serez plus qu'un, moins maléfique pour moi, je sais que tu m'aimes. Pour toi tout bénéfice : pourvu à ton tour de toute supériorité, tu consoleras ta mère la tête haute, et ton père sera plein d'estime (65), et toi-même deviendras à ton tour Fondateur (66) . Il n'est pas exclu que le cycle se reforme parmi ta descendance - que t'importe ? » Il n'ajouta pas que j'aurais enfin dénoué le fil des générations, devenant père de mon père et de ma mère. (67) Je ne promis rien et fis bien ; mais il me défendit de l'imiter, ni de me soucier de lui. Ce qui me fut impossible. (68)

     

    Notes

    (62) L'auteur veut faire croire qu'il a volontairement commis une maladresse, sous forme de pédante répétition. En réalité, il s'agit d'un rafistolage.

    (63) En clair : « Débarrasse ta mère du souvenir de son propre père ; imite-le, remplace-le, mais débarrasse-nous tous de cette présence morbide. »

    (64) Nous rappelon que « Gaston » ou « Vaast » a peut-être pour origine le germanique « gouast », qui signifie à la fois « dévasté » et « désert ». Cela renvoie au roi mutilé Amfortas, dont le royaume était dévasté, jusqu'à ce qu'on trouve de quoi guérir son souverain...

    (65) Le père de l'auteur, Noubrozi, parle de lui-même, tel qu'il sera une fois délivré de ce pesant fantôme.

    (66) Fondateur d'une nouvelle dynastie, repartant de zéro, et parfaitement purifiée de ses miasmes.

    (67) Le pouvoir de rédemption que je m'attribue aisi s'étendrait aussi bien sur mes ascendants, mon père et ma mère, que sur mes éventuels descendants.

    (68) En clair : au lieu d'imiter Gaston-Dragon, père de ma mère, décédé avant que j'aie pu vraiment le connaître, j'ai fortement été imprégné par la personnalité de mon père, bien plus névrosé ; ma mission aura donc échoué. De toute façon tout ce monde-là est mort, « et moi-même je ne me sens pas très bien » (Woody, évidemment)...

     

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    ENQUETE

    Consultant alors les Eurysthées j'appris :

    • que Gaston, fervent joueur d'échecs, initia mon père son gendre à ce jeu pendant neuf mois d'état de grâce après les noces ; que jamais du vivant du Dragon, avant que la Roue n'eût fait éclater son crâne, mon père ne l'avait vaincu - la diagonale de l'Evêque ( Bischofsdiagonale) surgissant de l'angle opposé sans qu'il eût jamais pu parer la Tenaille de la Mort (Todeszange) ;

    • chose ignorée de tous les acteurs de cette histoire : l'homme des terres-guastes (69) ne pouvait se fléchir que par le recours à la femme (70) ; à tout homme il ne laisserait nulle chance, le combattrait à mort. En ce temps-là je consultai beaucoup. Or ma mère s'écria : "Jamais mon père ne m'a manqué de respect" - il est tant d'autres façons, Lotharingienne Alcmène, de manquer de respect à sa fille. (71)

     

    Notes

    (69) Est constamment désigné ainsi Gaston-Dragon lui-même, dont le nom (Gaston/Vaast) signifie « désertée »

     

    (70) J'ai donc fort peu de chances, en tant que garçon, de fléchir l'esprit courroucé de Gaston-Dragon, décédé

    de mort violente.

    (71) Ne pas autoriser sa fille à revoir sa propre mère, fût-ce le jour de son enterrement, constitue un traumatisme aussi destructeur que celui de l'inceste.

     

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    LES EBRANLEURS DU MONDE - ENOSICHTHONES (72)

    Mes investigations menées à bien (dans ce lieu idéal où l'on ne mange ni ne dort, où l'on demeure sans cesse éveillé sans fatigue, où le temps lui-même obéit à des lois inconnues) (73) j'ai reçu à nouveau la vision des ébranleurs du monde : Héraklès encore parut en ses dimensions véritables, torse nu de trois-quarts, tête, épaules. Effaré je contemplais cette expression massive, dominant de la barbe et des bras musculeux la plaine brumeuse où fuyaient les foules sur leurs chariots, traînant leur exode éperdu sous les cuisses mêmes du monstre (Francisco Goya y Lucientes). Je le vivais en ma vision, ce tableau, de toute ma frayeur ; craignant que le monstrum, signe des dieux, qui proprement démonstre leur puissance, ne se retournât. Devais-je en vérité m'affronter à ce Colosse, afin de refonder l'harmonie de leur Monde, recousant leurs lèvres et les miennes ? (74)

     

    Notes

    (72) Les Grecs appelaient ainsi Poséidon : l'Ebranleur du sol ; il présidait également en effet aux tremblements de terre.

    (73) L'auteur veut désigner ainsi, de façon inutilement alambiquée, ces régions de soi-même profondément enfouies, à l'abri des atteintes extérieures.

    (74) Il n'y a pas ici à proprement parler de succession chronologique ou même dialectiquement logique ; la réflexion procède à la façon d'une ellipse, revenant souvent sur ses pas, ou bien élargissant son champ d'investigation de manière imprévisible. C'est la seule justification que nous ayons pu trouver à ces redites et autres redondances de l'auteur.

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    DIEU EN SOI (75)

    Rien ne garantit que l'intuition, ou la raison seules, m'eussent mené sur la bonne voie : l'ignorance et la malédiction humaines l'emporteront toujours (76) De Gilgamesh à Faust, la seule chose qui importe est de se garantir, « seul animal » dit-on « qui sait qu'il doit mourir » : "Si vous goûtez de cet arbre de vie » - nous en avons goûté, nous sommes morts - « vous connaîtrez le bien et le mal » - nous sommes dévorés de différences - « et vous serez comme des Dieux » - car tout dieu abolit toutes différences, toutes contradictions poussées à l'extrême, et cependant fondues - toutes découvertes ne sont-elles pas conjointement le plus grand blasphème et la mort du dieu, son remplacement, sa succession ?

    Alcmène, mère mythologique et véritable d'Héraklès, répond à Zeus (il ne s'agit que d'une obscure famille picarde) : "Ne me parle pas de ne pas mourir tant qu'il restera un légume immortel" (Amphitryon 38 Acte II Scène 3). S'il n'y avait plus de mort, tenant compte des infinies possibilités des temps, toutes les virtualités successives ou simultanées de l'homme pourraient s'accomplir, il ne serait plus alors besoin d'une multitude d'hommes, et seul existerait Moi-Dieu ; qu'importerait alors qui je suis, ou mon nom. J'aime donc qui je suis à présent, nommé dans et par ma mort, mon corps et ses déplacements, et sur ma tombe on lira : Ci-gît Héraklès, homme de lettres - deux dates, le trait d'union. C'est donc pour l'épitaphe seule que je vis, le nom, et non l'éternité, son exact contraire.

     

    Notes

    (75) Le texte vise à se hausser au niveau de la recherche métaphysique. Nous avons ici des réflexions assez élémentaires, sincèrement ressenties, mais volontiers boursouflées.

    (76) Il ne s'agit donc plus seulement de neutraliser les forces maléfiques de Gaston-Dragon, mais de découvrir, ou d'approcher, à l'occasion de cette quête, les mystérieux rapports ou oppositions entre l'homme et le Divin.

     

     

     

     

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 19

     

     

     

     

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    LA MORT DU JUSTE (77)

    Gaston-Gustave, dit le Dragon (1885-1945), mourut sans que je l'aie frappé (78). Avant que j'eusse pu le faire, soit lors de ma petite enfance. L'affliction ne s'applique pas au tiède (79); Evguéni, évoquant les derniers sacrements de l'Eglise, prononça ces mots : « Si ça ne me fait pas de

    bien, ça ne me fera toujours pas de mal ». Et il les accepta (80) - l'affliction sincère, en revanche, vole à tire-d'aile vers Gaston maître-chien, ce qui désigne chez les betteraviers le contremaître haï de tous, l'accélérateur de cadences, dur à soi-même dur aux autres. Son crâne a fini broyé entre roue et verglas. (Pour moi je suis tendre à moi-même ; de dureté pour moi les autres se sont bien assez chargés (81). Lorsque Gaston-Dragon de nuit rentrait du bistrot, il aboyait à toute force en faisant gueuler tous les clébards enchaînés du village et les hommes juraient : Ce con de Dragon !(82)

     

    Notes

    (77) Retour sur la scène obsédante de l'écrasement du crâne. Peut-être l'auteur âgé de treize mois s'est-il rendu compte de ce drame qui frappait sa propre mère. Il serait utile de savoir à qui il fut confié durant cette épouvantable épreuve.

    (78) C'est en effet parvenu à un certain âge (non autrement déterminé) que le héros, si l'on peut dire, se vit confier par « les Eurysthées » la mission de se débarrasser, post mortem, de ce fameux « Gaston-Dragon » si envahissant.

    (79) Le « tiède », c'est Evguéni, grand-père cette fois-ci paternel, qui ne suscitait aucune affection ni d'un côté ni de l'autre, sorte de patriarche bourru, cloîtré dans l'alcools...

    (80) Nous rappelons que les deux grands-pères moururent à deux mois d'intervalle : Gaston-Dragon le 10 décembre 1945, Evguéni en février 1946. Mais le télégramme « père décédé », envoyé en décembre donc, était ambigu.

    (81) Cette réflexion est appelée par association d'idée avec la dureté du crâne.

    (82) Autre association d'idées, consécutive cette fois à l'emploi du mot « chien ». Le lecteur chercherait en vain une cohérence logique à ces textes.

     

     

     

     

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    LA TUNIQUE DU MORT (83)

    Sa mort me ronge à la façon d'une tunique enduite de poison (83) ; chair corrodée ; incorporation ; acrylique belge repassé à même le bras (84). Investi, revêtu de la Chair de Dragon, depuis le front, les mâchoires, jusqu'à la taille ; rival d'un mort qui est tout autre chose qu'un Arthur, Cophétua, le Méhaigné - dont une lance a cisaillé le sexe – celui (85) de mon père était l'harmonie même. D'abord nous proposerons « Les Oracles du mort » (86), Paroles de Dragon, objets, depuis des lustres, de vénération. Or ces formules, communes à tous terriens de mon pays lotharingien (« à tous les paysans lorrains »), témoignent de la plus vaine tyrannie. Ce sont vantardises. En dépit des idolâtries dont ma mère honora les moindres proférations du Dragon son père ; imitations scrupuleuses dans la mesure où la sexuation des voix les laisse entrevoir ; mais tout cela n'a pris naissance, ne s'est substratifié, que sur un amoncellement, sur un ciment d'atavique sottise. Sotte prérogative de la mort tenant à bout de bras je ne sais quel flambeau... (87)

     

    Notes

    (83) Allusion à la tunique de Nessus, qui provoqua chez Hercule d'horribles brûlures. L'auteur cherche toujours, en dépit du bon sens le plus élémentaire, à rattacher son expérience à celle des travaux et autres exploits d'Hercule, auquel il est diamétralement opposé... Quant à la tunique, les chrétiens ne pourront s'empêcher d'observer le rapprochement d'Hercule au Christ, tous deux suppliciés, tous deux envoyés vivants aux régions supérieures...

    (84) Fait divers belge authentique : une épouse avait cru bon de repasser en vitesse une manche de chemise en tissu synthétique à même le bras de son mari ; on imagine la suite. Le rire est facultatif.

    (86) Mon père, devenu gâteux, pissait devant moi pendant les promenades à l'hôpital d'Aubricourt, dont un médecin aurait volontiers coffré toute notre famille pour raison psychiatrique... Je crois qu'il exerce encore, ce connard...

    (86) Vont suivre à présent toutes sortes de propos que ma mère, Alcmène, jugeait caractéristiques de son père Gaston-Dragon, donc tout à fait dignes d'admiration, et qu'elle m'a transmis, afin de perpétuer sa mémoire.

    1. Contrairement à une croyance très répandue, la mort ne grandit personne. Elle est même d'une extrême banalité.

    2.  

     

     

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 21

     

     

     

     

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    DE LA FRATERNITE - DE LA TRANSMISSION (88)

    L'homme vit seul. La seule existence de l'homme est de se contempler. D'échanger d'un semblable à l'autre d'ineffables signaux : Je suis un homme. - Je suis un homme. Regarde-moi. Interprète-moi. Croâssements de corbeaux. Cacardements collectifs de bernaches sur les sables, en errance, à marée basse, avant de prendre leur envol. Signaux d'identité, valeur phatique – je suis ici - emphatique du discours - regarde-moi, je te regarde – fraternité animale perdue, ignorance réduite au pressentiment de l'espèce, fondue parmi les brumes, vers une destinée-destination commune ; liens sociaux, où se découvrent si tôt chez les hommes les aimantations de la cruauté. Il ne sert à rien en vérité de connaître un homme. Connaître un homme n'apprend rien. La multiplicité ramène à l'unité. (La multiplicité comme attribut de Dieu ?) (89)

    Notes

    (88) Attention, je vais philosopher.

    (89) Le raisonnement est celui-ci : un homme immortel connaîtrait à la fin toutes les destinées. Il serait Dieu. Mais comme il meurt, la multiplicité infinie des destins a besoin de sa multiplication pour se réaliser. Voir plus haut.

     

    25

     

    DU MAGNETISME – DES PÔLES

    Gog et Magog : dans les littératures juive, chrétienne et musulmane, personnifient les forces du mal. Nos Ecritures les peignent sous forme d'une double montagne. Rappelons que les forces juvéniles d'Héraklès défirent au berceau les deux serpents d'Héra. L'adolescent s'il veut vivre écrase les têtes de ses père et mère (l'Hydre aux cent Têtes ?) ; les émanations du Dragon mort ici pestilencisent et faussent les vibrations de l'un à l'autre entre Gog et Magog ; les adultèrent, les frelatent. C'est à l'enfant de déjouer, au-delà ou en deçà des magnétismes parentaux, les frémissements antérieurs, la menace ancestrale et diffuse du Dragon. Père et Mère ainsi transmettent leurs conflits couvés sous la menace immense où nous avons vécu. Vastes orages (Saint Vaast) (90), mous et inaboutis, brumes infiltrées sous les chairs.

    L'esprit méphitique de Gaston-Dragon, ni tout à fait mort ni dissous, sans absolution reçue BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 22

     

     

     

     

    ou donnée – fomente (91) un grésillement à la fois pesant et délétère, une dissolution de nerfs ; je parviens au pied des Monts Jumeaux « Gog et Magog » dans ce repli organique et chancreux appelé Guignicourt - à Guignicourt la guigne y court. (92)

     

    Notes

    (90) « Gaston » fait au nominatif « W/Vaast » (« vaste »).

    (91) En français : « provoque »

    (92) Vous aurez compris qu'il s'agit d'un itinéraire non pas matériel, mais spirituel, symbolisé par des lieux.

     

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    UNE VILLE ETRANGERE ET DETRUITE

    Plus tard je suis en train de vivre (93) en une ville étrangère et détruite où toits et terrasses abondent de ces herbes au suc jaune, herbe aux mendiants, qu'ils appliquaient (94) sur leurs plaies pour les ulcérer. Se dissimule en ces contrées d'arrière-gorge (95) telle cité aux crépis jaunes et gris, ou bien vieux rose, échappée aux tapis de bombes, souffrant sur son asphalte une irruption de vieux hommes niant leurs propres exactions (96) : Polonais, Hébreux...) : "Les prisonniers marchaient sur deux colonnes ; peut-être y avait-il des exécutions sommaires (Hinrichtungen) dans l'autre colonne. J'entendais bien des coups de feu. De mon côté je n'ai rien remarqué." (97) Vienne. (98) Décor, dédale poudreux où survivent vieux et vieilles aux yeux vides cachant sous leurs cabans des armes enrayées, non point tant toutefois qu'elles n'exécutent, de loin en loin, quelque cible choisie pour sa beauté ; je me souviens de certains noms, Arrigo, Nadia ; Martino, des territoires irrédentistes de Trieste.

    Autant de morts sans traces ; mais Roswitha donnait, de son deux pièces ouvrant sur les deux voies d'un pont autoroutier, des ordres de liquidation. Elle portait une perruque rousse et bouffante dont les volutes sales couvraient à peine sa calvitie. (99) Je la surnommais "Robespierre", certains affirment sans preuves qu'il s'agissait de ma mère (100) ; l'Hôpital Général (Allgemeines Krankenhaus) vantait le souvenir de son extrême compétence lorsqu'elle officiait, jadis, dans la section des grands vieillards (101). De retour en France j'écrivais à ma mère une carte postale, où je disais que Roswitha serait le titre d'un roman, d'une imagination en cours dont elle serait l'héroïne - je ne reçus pas de réponse. Depuis quand les Sibylles répondent-elles à ceux qui les BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 23

     

     

     

     

    consultent ? (102)

     

    Notes

    (93) L'auteur fait toujours semblant de raconter ses rêves. C'est le même procédé que celui de Nerval dans Aurélia, mais en nettement plus chiant.

    (94) Au Moyen Âge, bien sûr. Qui mendie encore aujourd'hui ?

    (95) Allusion au pélerinage proprement surréaliste de certains jacquaires derrière les dents du géant Pantagruel...

    (96) Allusion cette fois au roman Roswitha, du même auteur, auquel ce dernier espère bien que le lecteur se reportera ; le décor en est la ville de Vienne, où l'auteur vécut de 1978 à 1982.

    (97) C'est en effet par de tels arguments foireux que les gentils accompagnateurs des marches d'évacuation de camps (« Marches de la mort ») tentent de s'innocenter. A noter que le gouvernement autrichien a tout de même réussi un championnat de foutage de gueule international, lorsqu'il prétendit avoir été la première victime du nazisme par l'Anschluss, alors que les Autrichiens moyens n'auront jamais été les derniers à soutenir la politique d'Adolf (de « adelphos », le frère).

    (98) Qu'est-ce que je disais ?

    (99) Ces allusions vous deviendront claires si vous lisez Roswitha, de Bernard Collignon (je plaisante...)

    (100) Non, là, j'en rajoute.

    (101) On s'amusait bien, dans les services de nuit de la section « vieillards » . Depuis, en France, nous avons eu l'affaire Malèvre.

    (102) L'auteur a seulement consulté une généraliste, dont le prénom l'a fait flipper. De retour en France, il a effectivement écrit à cette praticienne.

     

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    DE GOG ET DE MAGOG (103)

    Gog et Magog sont les jumeaux de tous les maux (104) ; sur leurs chemins extérieurs ou secrets il m'appartient de recenser, au fond des ravins, des dépressions marécageuses, les taureaux et les hydres. Ces deux monts semblables s'enlevaient sur la plaine tels deux seins, écrêtés, ravinés - en vérité j'œuvrais pour la gloire de l'homme, la civilisation même (105) ; dans le réseau d'étroits boyaux reliant Gog à Magog je rencontrais souvent deux êtres malheureux et délétères, Père et Mère, cherchant en vain à m'entraver : fascination d'enfance, et du malheur passé (106) - eh oui, gémissaient-ils,  eh oui, d'une longue intonation fascinante(107). Dans ces tranchées j'avais subi ces BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 24

     

     

     

     

    tortures passées (108), sous les yeux ronds cerclés d'or (les phares chromés) du "Masey-Ferguson" (109), tracteur au mur sous cellophane, illustration sans fin de l'« Ephéméride Perpétuel » (« fabriqué à Etrépagny – Eure »). (110)

     

    Notes

    (103) Et on remet ça.

    (104) Au lieu de se livrer à ces jeux de mots à la con, l'auteur ferait mieux de rappeler que ces deux montagnes jumelles symbolisent le Mal dans les écrits mystiques, bibliques ou autres.

    (105) Et revoilà Hercule, qui rit quand il articule.

    (106) Notre héros qui se dresse à lui tout seul contre toutes les misères que lui ont infligées son papa et sa maman, perdu qu'il est dans les contrées mythiques, et de plus en plus empêtré dans ses références.

    (107) « Eh oui ! »m'a toujours semblé la formule qui résumait le mieux toute la condition humaine. C'est l'unique phrase que se renvoient les petits vieux sur leur banc, le menton appuyé à la crosse de leurs cannes. Pour une version plus comique, voir Javaloyès, Christine.

    (108) « Il s'agit de l'aveu de mes premières baises », devant ma mère éplorée ; mon père fit semblant d'être écœuré au point de ne plus vouloir me parler.

    (109) Illustration en noir et blanc, au mur de la cuisine de ma grand-mère ; elle servit plusieurs des années, seules changeaient les fiches de jours et de quantièmes.

    (110) Là, j'en rajoute ; ce sont les vieux harmoniums de campagne qui sont fabriqués à Etrépagny.

     

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    LA VEUVE EN SA CUISINE

    Assistait au supplice (111) la Veuve, Seconde Epouse, survivante, les traits carrés d'une calandre de radiateur, ne se départissant jamais de son rôle (112), ni des indélébiles contusions qu'imprime le décès violent de l'être cher, du sceau de l'épreuve sur sa face spongieuse ; seule justification de son être. Les enfants compatissent peu – âge sans pitié : je répétais sur ses genoux macchabée, macchabée, macchabée) (113). Sa cuisine aux quatre murs gluants de badigeon vert gras exhibait, détachait - faisant maigre pendant à l'énorme cuisinière en fonte ronflant d'une mangeaille à l'autre (il fallait préciser dès le repas fini fût-ce en pleine canicule ce que nous voulions pour le soir) - se détachait une pendule carrée (114), d'un vert blafard jurant sur le vert bouteille. Il en tombait le tic-tac lentement saccadé de la mitraille à vieux (115) –

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    « Et tout battait encore au cœur du Disparu. »

     

    Notes

    (111) Toujours cet aveu, que nul ne me demandait de faire ; j'étais sujet en ce temps-là aux accès de délire masochiste les plus vomitifs.

    (112) Grand-Mère Fernande arborait habituellement un air particulièrement rébarbatif et rogue.

    (113) L'écrasement de Gaston-Dragon ne remontait qu'à une huitaine d'années ; mais huit ans, pour un enfant , quelle éternité !

    (114) Vous avez bien compris n'est-ce pas ? En face l'une de l'autre, et de dimensions tout à fait différentes, la cuisinière et la pendule plate, accrochée au mur.

    (115) Oui, bon, Jacques Brel...

     

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    L'ENFANT, LE TEMPS (116)

    J'ignorais qu'il fût si proche encore (117), qu'il m'eût tenu lui-même dans ses bras : le temps commence pour l'enfant à sa venue au monde ; son atelier restait maniaquement rangé : gouges, poinçons, chignoles par rang de tailles sur le mur. Je sentais le parfum des copeaux (estompé au cours des années), je touchais l'établi couvert de cicatrices. Couturé. Gaston-Dragon irréparable avait tourné de sa main mutilée (scie circulaire) cette petite meule verticale et roussâtre que je lançais : accélération, extinction progressive, dans un mugissement de rame de métro – ces voies souterraines récemment découvertes (un voyage à Paris pour L'auberge du cheval blanc) me pénétrèrent de ravissement - je pouvais donc m'échapper ; les souterrains devant la meule s'étendent à l'infini, perdus à l'extrémité clignotante de longues lignes perdues - j'annonce à haute voix toutes sortes de noms.

    Avant de m'endormir je me chuchote une infinité de toponymes villageois, par ordre alphabétique. Je me souviens d'être allé jusqu'à « V ».

     

    Notes

    (116) Encore un paragraphe victimaire.

    (117) Gaston-Dragon, bien sûr.

     

    • BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 26

     

     

     

     

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    L'ENFANT, LE PÉCHÉ (118)

    Le temps de la Question Ordinaire sous les yeux cerclés d'or du Masey-Ferguson survient deux ans plus tard – au sein d'un temps immobile - quand je m'avise d'avouer à ma mère - n'est-ce pas dans ce gros volume d'Histoire Sainte – lis donc, tu nous foutras la paix - que je découvre entre deux gravures - Massacre des Macchabées / Daniel dans la fosse aux lions - l'assertion sans réplique suivante : les bons enfants n'ont aucun secret pour leurs parents. Je confie donc à ma mère l'étrange chose que nous commettions cousine Berthe et moi dans cet autre village - ah ! ce sont là de bien étranges époques pour vous autres - comment Valery Larbaud a-t-il bien pu parler sans frémir du "vert paradis des amours enfantines" ...?

    Cousine Berthe - qu'elle soit bénie, et à jamais - se branle au-dessus de moi, très loin, très longuement et très vigoureusement, comme font les filles, sans révéler jamais, sans m'expliquer ce qu'elle fait, tandis qu'à l'intérieur d'elle j'attends qu'elle s'achève, sans jamais révéler à l'enfant le plaisir qu'elle se donne. On me cachait des choses. Forcément, à un gosse. Juste avant je fais mes prières - on les recommencera les cochonneries d'hier soir ? - Tais-toi, tais-toi si tu veux qu'on puisse continuer – tout mon répertoire de prières m'affluait aux lèvres, Confiteor compris, je me vidais ensuite, tout l'esprit, pour m'étanchéifier ; pour me dédoubler ; me dédouaner, m'insensibiliser.

    Juste après l' « acte de contrition ». L'acte bien. Merveilleux. Extraordinaire. Bien que je ne connusse pas l'éjaculation. Ou puisque. Sous le calendrier « Masey-Ferguson » aux phares cerclés d'or ma mère feignait d'étouffer devant la Veuve Gaston en se couvrant les yeux de son mouchoir : "Mon Dieu !" - quel Dieu ? - mon père, écœuré, m'évita. Toute information, tout choc, me furent épargnés. Lorsque j'apprends un jour qu'ainsi se font les enfants je ne peux imaginer que je sois né au prix de cette ignominie ; je suis assurément le seul de toute la terre suffisamment dépravé pour imaginer semblable saleté, d'introduire son sexe dans le sexe d'une fille, fille du frère de son père – la chose est en vérité si lointaine que j'ai grand tort, promis à de si hautes destinées, de m'y attarder aussi sottement.

    Notes

    (118) Il me faut donc absolument y revenir...

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    L'ENFANT ET LE SING-KIANG (119)

    Reçu ce jour de Pékin l'autorisation formelle. Ou mieux l'injonction. De me rendre au Sing-Kiang (Xin-Jian) « région désertique ; élevage ovin ; extraction du pétrole » - sous réserve, sous restriction expresse de ne jamais franchir le Kunlun Shan (7724 m) limite administrative du Tibet (Xi-Zang. Je revis en rêve (120), du verbe « revivre », ces hôtels miteux d'oasis dont le gérant me poursuit d'étage en étage (Toi payer ! Toi payer !), ces toilettes pour femmes où je me réfugie, géantes, inondées, labyrinthiques, ces combles pourris couverts de gravats (Ecole de Pub du XXe ) et ce cimetière - avec ma propre tombe au fond, mal tenue, sable passant sous les quatre planches en haut de la pente – le porche entre ses deux piliers doriques, devant l'aiguillage du tram, le bordel juste en face et son juke-box bariolé comme un cul de mandrill.

    Le Sing-Kiang offre à l'exploration une matière inépuisable. Sur les plateaux brumeux qui le dominent j'évoque les jumelles Eurysthées que j'ai vues enterrées côte à côte se pelotant de leur vivant sur le lit de leur mort avec leurs blonds cheveux de nymphes. Ma mère Alcmène s'indigne : "N'avez-vous point de honte, entre sœurs? » En riant elles répondent « Non vraiment, dans six mois on est là-dessous ». Ce qui advint. La seule vérité je vous le dis consiste en ce sommeil qui se poursuit sans trêve au fond de nous de la naissance à notre mort.

     

    Notes

    (119) Et nous voici repartis pour des métaphores plus ou moins géographiques ; fastidieuses ou non, je ne saurais le dire... Mais quoi que vous disiez, je serai toujours d'avis contraire.

    (120) Ne pas oublier que l'auteur, d'après les sous-sartriens de sous-préfecture, a « choisi » la paralysie, a « choisi » de ne vivre qu'en rêve.

     

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    MISE EN PRESENCE (121)

    Gaston-Dragon s'étant glissé un jour sous la bête, le dos contre le ventre, sous les quatre jambes d'un cheval souffrant

    (Pris de tranchées. ("On purge bébé").

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    "Sentant sa fin prochaine"

    et le massant risqua ainsi sa propre vie : "Si le cheval se couche, la bête écrase l'homme » affirma l'assistance, admirative, ajoutant quand ce fut fini : "Ces bestiaux-là, ça sent quand même si on leur fait du bien."

     

    Notes

    (121) Le lecteur se voit désormais plus régulèrement mis en présence de Gaston-Dragon, dans sa vie quotidienne, telle qu'elle a été transmise par Alcmène à son fils, auteur de ces lignes.

     

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    ORACLES DE GASTON (122)

     

    1) pétant : "Si y pleut de ce vent-là, y tombera de la merde" (« y » prononcé correctement (fusil, sourcil) ; amuissement du "l" en finale ; nul n'a jamais dit "s'il"). Gaston-Dragon mange bien, boit bien – "On m'appelle : Bouffe-Tout-Boit-le-Reste" : ainsi se complimentent en Lotharingie les gros appétits ; des « Bouffe-Tout Boit-le-Reste » ; le comique provient de ce qu'après le « tout », il n'y a rien – puis brusque passage du quantitatif au qualitatif : il reste donc encore à boire ! Sa fille ma Mère m'a dit: « Je ne ne l'ai jamais vu soûl. ». Il disait aussi : « Un Pou(r)la Gueule » (ne pas prononcerle « r »). Ou bien : « De c'plat-là, j'en mangerais sur la tête d'un pouilleux ! » Pas une mauviette le Gaston-Dragon, mais un bon gros paysan lorrain Nam'donc, ("Notre-Dame donc" ?) qui récitait au lit "Notre Père qui êtes aux cieux" et s'endormait tout sec sans avoir fini sa prière. (« ...si fatigué qu'il commençait juste « Notre Père... » « ...et plouf ! il s'endormait.") La Veuve me mimait son élocution ensommeillée. Il n'y avait pas que la fatigue ; le père Dragon n'était pas le dernier à caresser l'amphore. Et c'est peut-être à ces beuveries campagnardes qu'il faut rattacher

    2) le deuxième oracle "Dégueule, cochon, t'auras de la rave", car tout cochon malade, atteint de vomissements - et celui-là ne buvait pas - se soignait par d'abondantes pâtées de raves. Un jour la Fernande, à la ferme, Seconde Epouse à venir, avait dû enjamber un cochon en plein passage. "Voilà-t-il pas que le cochon se relève et me trimballe à travers BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 29

     

     

     

     

    toute la cour de la ferme ; y avait pas moyen de l'arrêter."

    3) ayant mangé : "Débarrassez, sez !" Note préalable : sitôt que tel ou tel a dit ou fait telle ou telle chose, une seule fois - le voilà immanquablement affublé de l'imparfait de l'épopée. « Il fit » devient « fesait ». Cela prolonge, fige, répète ; fonde en coutume un évènement apogée.

    (exemple inverse : ayant schématisé sur une table d'écolier un coït, je fus sévèrement puni : "Passe son temps à dessiner des obscénités" – C'est une seule fois ! - Oui, mais c'est la tienne. ») Explication (« débarrassez, sez ! ») : à la fin du repas le café tardant, Gaston-Dragon tira d'un coup la nappe à soi, tout fut précipité au sol ; la répétition de la dernière syllabe se réfère explicitement au commandement militaire, qui se conçoit exécuté à la fraction de seconde.

     

    Note

    (122) Nous allons nous apercevoir que les expressions ainsi rapportées et transmises àson fils par Alcmène, avec toute sa piété filiale, ne consistent qu'en des expressions toutes faites appartenant, selon toute vraisemblance, au fond commun du discours populaire des campagnes de ce temps-là et de ce pays-là.

     

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    PASSIVITE DE SECONDE EPOUSE (suite du précédent)

     

    • ...et elle ne disait rien ?

    • Oh non, tu penses ! (123)

     

    Note

    (123) Astucieux, non ? Présenter la suite comme une rupture, très brève... A rapprocher de la « rime en écho ».

     

    xxx 59 10 19 xxx

     

     

     

     

     

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    IMPUDENCES (124)

    A ma mère "Est-ce que tu veux une demi-livre de bifteck sans enlever les os ?" - ma main sur la gueule. Alcmène jeune fille répondait en serrant les dents, à reculons comme un bête rétive : "Eh ben alors... Eh ben... - Dis que j'en ai menti ? dis voire que j'en ai menti ?" Un Dragon ne ment pas.

     

    Notes

     

    (124) Il est très malaisé de déterminer ce qui a bien pu suggérer à l'auteur telle succession de chapitre plutôt que telle autre. Ici, deux séquences brèves, destinées à montrer comment à cette époque un homme se faisait respecter de sa femme, et de sa fille.

     

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    ORACLES DECLAMES (125)

    "Nous disions donc, Mathéos" - prononcez "matéheausse" - que le bruit de la mer-d'empêchait les poissons de dormir" - Alcmène se demanda quelle avait bien pu être cette fameuse "Théôs" - j'imaginais quelque solide bellâtre entourant de son bras les frêles épaules d'une poupée en costume régional, contemplant la mer pour la première fois... ou plutôt un nommé "Mathéos" - de quel opéra-comique tenait-il ces formules - quel Parisien connu dans les tranchées (...) -

     

    Note

    (125) Reprise, donc, des paroles immortelles que ma mère a cru bon de me transmettre (et elle avait raison).

     

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    ORACLES CHANTES scato crescendo

     

    Il chantait : « Au bain Marie j'ai vu tes charmes

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    « Au bain Marie j'ai vu ton cul » (« bain-marie, hihi !)

    Il chantait "Dégueule de tout ce que tu voudras

    "Dans les sentiers remplis de mè-è-è-rd- (feignant de se reprendre) - ...leuh... ("de merles", ah ah !)

     

    Il chantait « J'avais mis ma main dans la...

    reprenant « J'avais mis ma main dans la... eh merde, je n'sais plus ! » Mimer avec les mots la glissade dans la merde. Ou bien, au dernier moment, l'éviter, second degré paysan.

     

    Il chantait « Ah c'que c'est beau d'chier dans l'eau

    « On voit sa merd' qui nâ-âge

    « Si j'avais su qu'c'était si beau

    « J'aurais fait davantâ-âge.

    Virgile on vous dit. (126)

     

    Note

    (126) Il semble que cette fois, les notes en fin de §§ s'avèrent moins nécessaires.

     

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    DES FEMMES

     

    Un homme exprimait-il des idées tant soit peu favorables à l'émancipation féminine, Dragon grommelait :

    • Tout ça, c'est des opinions de pédé...

     

    Aux femmes du lavoir : « Vous lavez toujours ?" ("votre pucelage")(du verbe « avoir », évidemment). Elles répondaient "vieux cochon", "vieux machtagouine !" (127)

    A une qui courait, l'interrompant dans sa course :

    - C'est la fête au Paradis ?

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    - Pourquoi ?

    • Parce que les seins dansent !

     

    XXX 64 07 02 XXX 39

     

    ETYMOLOGIE, tenant lieu de la note 127 :

    Je demande à ma mère, qui l'emploie sans malice, la signification du mot « machtagouine », qu'elle trouve très pittoresque, sans pouvoir le rattacher de près ou de loin à quelque particularité linguistique lotharingienne que ce soit. Gaston Dragon l'employait pour désigner plus vieux que lui : « Vieux machtagouine » ! Ce n'est qu'à cinquante ans passés que sa fille en comprend l'étymologie de ce mot : il désigne les vieux impuissants incapables de faire jouir leurs femmes autrement que par une pratique bucco-génitale réservée (croyait-on) aux (« Mâche ta ») - gouines.

    . C'est moi également qui apprend à l'innocente Alcmène, consultant les prescriptions d'un remède combattant le "prurit vulvo-anal", la différence entre "vagin" et "vulve" : ma mère ignorait ce dernier mot. Quant à Gaston-Dragon, il avait rebaptisé le village natal de ma mère : de « Vavincourt », dans la Meuse, (127) il fit "Vagin-Court".

     

    Note

    (127) En Allemand, « die Möse » signifie « le sexe féminin ». Trop fun.

     

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    SECONDE EPOUSE

    Il se retire d'elle. Tu préfèrerais tes propres enfants.

    Il l'appelle « la mère » : « Ho ! La mère !... » Elle ne le fut jamais. Pure malignité. Gaston Dragon sait parfaitement qu'il n'est pas question d'envisager qu'elle le devienne, ni par lui ni par aucun autre (j'appelai toute ma vie Alcmène "la mère", "maman" m'écorcha toujours la gueule). bouche). En revanche le grand homme plia devant Seconde Epouse : Fernande obtint que "la Simone" (c'est ainsi qu'on se surnomme) accomplirait l'essence de sa fémité en étudiant l'Art du BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 33

     

     

     

     

    Ménage à l'Ecole Ménagère de Guny. Ma mère interne retrouva chaque semaine, passés cinq jours ou plus de promiscuités scolaires, son trop faible bourreau embelli.

     

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    ECOLE MENAGERE

    Il existait en ce temps-là de ces écoles où les filles se voyaient confirmer qu'elles étaient bel et bien

    de vraies femmes, destinées par la configuration de leur sexe à "tenir un ménage", écoles où tout un essaim de Ménagères leur apprenait à coudre, à cuisiner, récurer, lessiver, ravauder.

    "Molière ne pouvait pas savoir que ces travaux ménagers si méprisés par Armande ("de se claquemurer aux choses du ménage") seraient un jour enseignées dans des établissements spécialisés comme une science" (« Les Femmes Savantes », éd.Belin, 1932, note en bas de page) [sic]. En tant que science.

    La femme à sa place.

    Notre plus grand comique, Molière.

    Ainsi s'imprégnait dans les cœurs de toute une génération féminine l'aigreur et la férocité de la répression bitardo-connassière. Alcmène apprend à foutre son doigt dans le cul des poules pour les aider à pondre ; ce qu'elle fait consciencieusement plus tard à son garçon, quand l'intestin rebelle et masculin tarde à fonctionner. D'ailleurs ça gouinait ferme à l'Ecole Ménagère. C'est ma mère qui me l'a dit. Ecole ménagère de Gouiny. « Mais c'est que les hommes nous respectaient, dans le village, quand on défilait pour les promenades ! il n'y en aurait pas eu pour nous adresser un seul mot déplacé. » Braves rustauds de ces temps-là... toutes gouines, dont elle... J'avais pris un air écœuré - qui es-tu, petit merdeux, pour juger ? Plus tard, je m'en souviens, ma mère minaudait sur le siège avant où est-ce que vous m'emmenez ? où on va comme ça ? - la peau plaquée hideuse sur son crâne - du fond de la petite bagnole d'ami (128) Alcmène s'extasia une dernière fois devant son bâtiment de bois l'Ecole Ménagère, conservé du fond des âges, avec son pignon brun, ses bardeaux opaques.

     

    Note

    (128) ...Un ami...

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 34

     

     

     

     

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    LE SOURIRE DE MA MERE

    Je voudrais revenir sur ce "hideux sourire" d'Alcmène

    ("...et ton hideux sourire

    "Voltige-t-il encore sur tes os décharnés") (129)

    lors d'une arrestation de mon père - il avait passé à l'orange. Le temps d'un sermon de flic, j'ai vu ma propre mère, depuis le siège du passager, se pencher, fardée à plâtre, de tout son long jusque par-dessus les genoux de mon père en souriant de toutes ses rides, pour charmer le gendarme, charme très exactement semblable, ce jour-là, aux grâces d'un transi (« sur un tombeau, effigie d'un cadavre plus ou moins décomposé. »). Voir sourire ma mère, la bouche en fer à cheval renversé, fut pour moi aussi obscène qu'un sexe ouverte dégoulinant de bave (mentionner ici les deux rêves où je fornique le squelette et les chairs de ma mère, couverte de bijoux, puis qui se décompose sur la plage en mugissant "n'as-tu pas honte de m'abandonner dans cet état ».

    Jason qui conquit la toison pourchassa et tua les Harpyes, oiseaux griffus qui souillaient de leur merde les mets de Phinée, vieillard aveugle, et s'envolaient hors d'atteinte en poussant des cris affreux.

    Je n'ai jamais beaucoup aimé Jason, ce concurrent surfait.

     

    Note

    (129) Vers de Musset, appliqués à Voltaire.

     

    43

     

    TRANSMISSION

    ...Ma vie débuta sur ce lit par cet homme, Gaston-Dragon, qui commença par mourir, et bien que je ne fusse ni ne susse rien, tout cependant déjà tenait dans mon berceau (que si jamais Gaston n'eût été aplati sous une double roue arrière, jamais sa fille Alcmène ne m'eût transmis tant de choses sur l'homme qu'il fut et qui me fit frapper dans sa main : "Plus fort ! Plus fort ! Ah ! tu seras un vrai Dragon !")

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 35

     

     

     

     

    Or j'étais dans le treizième mois de mon enfance. (130)

     

    Note

    (130) Ça va ? Vous suivez ? Vu, les imparfaits du subjonctif ?

     

    44

     

    MANQUEMENT (131)

    Quatorze du Bélier dans l'ère bâtarde (132). Gaston-Dragon déchire l'enveloppe adressée à sa fille : Ange pur, ange radieux – ainsi s'adressait à sa bien-aimée son fiancé mon père pas mal con, n'ayant rien trouvé de mieux qu'un librettiste de musicastre (133) pour exprimer son inflammation de cœur. Tandis que sa fille folle de rage poursuivait Gaston-Dragon à travers la cuisine, ce dernier brandissait la missive à bout de bras, vociférant grassement l'ignoble opéra suite de Gounod (ce Faust que les Germains couverts de honte n'osent appeler que Marguerite) : «Porte mon ââââme au fond des cieueueueueux...! »

     

    Notes

    (131) Ici Gaston-Dragon va faire quelque chose de pas bien du tout.

    (132) Quatorze avril du calendrier chrétien.

    (133) « Mauvais musicien ». L'œuvre de Gounod, Faust, étale tant de platitudes et de mièvreries petites-bourgeoises (c'est là que l'on peut entendre le fameux Air des bijoux) que les Allemands, rougissant en effet de l'insondable distance qui le sépare de son modèle, le Faust de Goethe, ne le désignent jamais autrement...

     

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    « LES BAS COULEUR PEAU D'CUL » (134)

    Pour l'éternité relative de la si brève consomption du corps humain, ma mère porte en son cercueil ces bas couleur peau de cul raillés par Evguéni. C'était le temps de la grande misère d'après-guerre, quand les filles allaient cuisses nues. Et l'Evguéni jusqu'à sa mort d'asthmatiqueet d'ivrogne alla répétant : « Tiens v'là la Simone (135), avec ses bas couleur peau d'cul ! »

    • Et j'étais mauvaise, disait ma mère, j'étais mauvaise !

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 36

     

     

     

     

    Notes

    (134) Allez, on change de grand-père. C'est du père de mon père cette fois qu'il s'agit.

    (135) Dans la réalité, ma mère s'appelait Simone et non « Alcmène » . Ça fait nettement moins prestigieux, mais au moins, c'est prononçable. Quant au grand-père, il disait évidemment « la Simone, avec ses bas », etc., et non pas « la Simone, cent trente-cinq », etc...

     

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    ULTIMA VERBA (136)

    ...Mon père à qui sa propre sœur disait par raillerie Amphitryon, ne veux-tu pas être curé ? - Non, non ! se récriait mon père. « Pourquoi n'épouses-tu pas l'Alcmène, qui est toute seule et bien malheureuse ? »

    « Nous marchions sur le bord de l'Alphion, disait-il (137) , près du pont démoli de 1918 ; et nous ne savions quoi nous dire...

    • Assez ! beugle ma mère sur son lit d'hôpital ; pas de passé ! pas de passé ! (voix forte, rogue) – et moi : « Veux-tu voir le curé ? » - il errait, le romain, l'apostolique, le cou perdu dans sa soutane, comme un diable en peine « a-t-elle encore sa conscience ? » demandait-il d'une voix timide - Je m'en fous ! a hurlé ma mère à travers tout l'étage. Le curé décampa.

     

    Notes

    (136) « Les dernières paroles » (du Christ je suppose) (n'oubliez pas qu'il n'y a plus que les fascistes à présent pour savoir le latin).

    (137) « Il », c'est mon père, Noubrozi, qui raconte sa vie au chevet de ma mère mourante.

     

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    AMOUR SACRE DE LA PATRIE (138)

    Ancien combattant de Sailly-Saillisel (Pas-de-Calais) : Gaston-Dragon portait la soupe en gros bidons. Moins exposé qu'au front. A ce qu'on dit. Jamais de « roulement » ; faut-il tant de métier pour nourrir le soldat ? L'obus dans la marmite. Trois morts.Ou les gros paquets de boue dans la soupe. «On bouffait tout. »

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 37

     

     

     

     

    Je me rends au cimetière militaire de Sailly-Saillisel. Je vois des gratteurs de tombes, groins de porc sur la gueule, pulvérisateur en bandoulière, projetant des gouttelettes au chlore, méphitiques, vert sombre, dans la pénombre crépusculaire, sur les dalles british, dont la pierre exsude un imputrescible lichen. « Tous pédés » disait G-D. « On leur sciait la branche par-dessous, dans les feuillées. Ils tombaient tous dans la merde » - et Gaston imitait les gargouillis indignés de la langue anglaise. Ça c'était de la vanne.

    La Marseillaise. Gaston-Dragon l'écoute au garde-à-vous, tandis que mon père s'est assis en tailleur, exprès, sur l'herbe : « Je ne me lève que pour L'Internationale. » Gaston grommelle : « Je te la lui ferais écouter la Marseillaise moi, à grands coups de pied dans le cul... »

    Gaston-Dragon a perdu (fait de guerre ? scie circulaire ?) une phalange. Un jour il réclame à l'administration une revalorisation de pension. Le préposé du guichet répond : « Pour avoir droit à la tranche supérieure, il faudrait que vous ayez perdu une phalange de plus. -Ma phalange, vous savez où vous pouvez vous la mettre, ma phalange ?

    Pendant la sonnerie aux morts, Gaston-Dragon se sent envahi d'une extraordinaire émotion. C'est comme un frisson de larmes et de fierté. Cela commence par deux notes plaintives et nobles, chevauchées à l'arrière par des fla de tambours à contre-temps : un, un-deux, un-deux trois. Puis tout s'éteint dans un dernier roulement assourdi, le linceul retombe sur la plus grande mélancolie du monde...

    Alcmène jeune fille a visité tous les charniers. Douaumont. Lorette, où reposent les six autres Soldats Inconnus. Elle en a contracté une haine farouche de la mort. Ce qui ne se compense absolument pas, pas du tout, par un quelconque amour de la vie : elle ne la hait pas moins. Elle raâle, ma mère, elle geint, elle gâche tout.

     

    Note

    (138) Ce sont des anecdotes, relatives à Gaston-Dragon, sur le même sujet : la Patrie.

     

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    SAPIENTIA DRACONTEA (« de dragon »)

    Pour mettre un terme aux discussions sans fin, que ce soit en matière politique, ou religieuse, mon BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 38

     

     

     

     

    grand-père Gaston-Dragon use d'une formule magistrale, ménageant toutes les susceptibilités ; pour peu que le ton vire à l'aigre, il coupe court : « Ecoute » dit-il, - tu as raison, et moi je n'ai pas tort. » Suprême sagesse -

    • FIN des oracles de Gaston.

     

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    • A MOI MAINTENANT (139)

    Je n'ai pu connaître l'épreuve de la guerre.

    Mon absence totale de ce qu'il est convenu d'appeler Virilité me permet en revanche de surmonter plus tard L'EPREUVE DE LA JALOUSIE.

     

    Note

      • (139) On le voit, la liste de mes épreuves réussies se limite à ces deux lignes ; il ne s'agit que d'un exploit négatif.

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    LES EPREUVES D'ALCMENE, MA MERE

    • Toute sa vie ma mère malade. Hideux sac à chagrin. Pourquoi ? Remontons un peu : Gaston-Dragon, poilu, cocu, la rime est bonne. On ne cocufie pas un poilu. Un héros. Beaucoup ont dû s'en accommoder. Mais pas Dragon. Dont le vrai fils, le Légitime, est mort (de la peste espagnole) tandis que le Bâtard, le fils de l'autre, a survécu. « On ne l'a jamais appelé que le Bâtard », dit ma mère, « je ne me souviens même plus de son nom » - honte au « bon vieux temps » : l'ivrogne, le boiteux, le cocu du village. Alcmène détestait tout ce qui rappelait le passé, jusqu'aux « films à costumes » : « Regarde-moi toute cette misère », disait-elle au milieu des plus belles mises en scène – « toute cette misère » - c'était vrai ; tout était miséreux dans le temps, préjugés, superstitions. Les hommes crevaient à trente ans et les femmes frottaient leurs linges tous les mois sur la planche.

    • Ma mère Alcmène, à sept ans, derrière les rideaux de sa fenêtre – Tu resteras à la maison pour garder l'bâtard - assista au départ du convoi funèbre du vrai petit frère. De mon petit oncle de BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 39

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    • huit ans, Lucien fils légitime de Gaston-Gustave, dans la boîte -Tu n'as pas su le garder en vie celui-là – sans qu'on me l'ait dit je suis sûr qu'il l'a crié à sa femme, Delphine Bort, comme Bort-les-Orgues disait-elle, Tu n'as pas su le soigner celui-là répétait Gaston-Dragon - et Bâtard de survivre, Alcmène réquisitionnée « Toi, tu resteras à la maison pour garder le bâtard »- bébé tout de même – voyant s'éloigner son petit frère dans le cercueil à travers la vitre et la pluie (140)

      • S'étonner après cela qu'elle ait été si malheureuse, si dramatique. Si malade.

    (140) Je sais bien que je me répète, mais je trouve ça si poignant...

     

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    SUITE DES EPREUVES

    Assassins, assassins... (141)

    Je vous parle d'un temps qui vous semble aussi révolu que la cour vue par Saint-Simon, le vrai, le Duc : cocufiage avec fruit (142). Mais cour misérable, cour de ferme plutôt que royale... Alcmène idolâtra son père à proportion du mal qu'il lui avait causé. C'est lui qui l'a coupée de sa propre mère. : jamais de pardon. Tu ne reverras plus ta mère ! Ma mère ne l'a plus revue ; fille de femme adultère, fille de répudiée. D'un coup, et sans interruption, de huit à seize ans. Cette année-là sa mère Delphine mourut, d'une crise d'urémie ; on ne soignait donc rien de ce temps-là ? Trente-huit ans. Elle souffrit tant pour mourir qu'elle tordit les barreaux du lit de la force de ses seuls pieds. Une mort à la Zola (143)

    ...Et Gaston-Dragon dit, et ce fut sa seule épitaphe, le seul véritable oracle : « Elle est morte par où elle a péché. » « Comme si une crised'urémie avait un rapport avec ces choses-là » dit Alcmène. (144) Interdite d'enterrement de sa mère. Le crime jusqu'au bout. Ne plus jamais parler. Interdiction de se souvenir. Je n'ai qu'une photo sépia de la Delphine.

     

    Notes

    (141) Titre de Djian. J'en suis profindément jaloux. Ce sont les mots que j'aurais aimé prononcer sur mon lit de mort, en grinçant des dents, pour maudire l'humanité entière. Depuis, je suis devenu tout mou.

    (142) On sait que le Duc de Rouvroy de Saint-Simon haïssait toute espèce de bâtardise, et contribua aux piétinements des bâtards de Louis XIV après la mort de ce dernier.

    (143) Voir la mort de Coupeau dans L'assommoir.

    (144) Les genitalia, bien entendu – les pudenda, « dont on doit avoir honte ».

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 40

     

     

     

     

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    VESTIGES D'INCESTE

    Ma mère me transmit scrupuleusement les mots les plus crus de Gaston-Dragon. Rien sur sa mère. Etait condamné toute dévotion non exclusivement consacrée au Héros, Ancien Combattant et Père. L'époux, le gendre, mon père à moi, ne fut rien. Alcmène laissa même entendre qu'il y aurait bien peu d'importance aux relations plus intimes qu'il n'eût fallu entre elle et moi. Quinze années sans plus séparèrent plus tard la fillette de sa marâtre, Seconde Epouse, triomphante et nouvelle promue : la Fernande, plantureuse, que j'ai connue, bien dodue. Alcmène accrochée à ses jupes cria : « Je vous interdis de coucher avec mon père ! » On riait très fort en ce temps-là des petits mots d'enfants.

     

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    LECTEUR INGRAT, MON FRERE

    Vous avez déjà cela sans doute dans vos familles : « Un homme parmi les hommes » disait Sartre « et qui vaut n'importe qui . » J'ai renoncé à me prendre pour Hercule. A représenter ma famille sous forme olympienne - voyez d'où vient l'expérience aux vieillards : du racornissement hormonal des méninges. La sagesse, fille de l''impuissance : quelle leçon...

     

     

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    LA FOLIE MA MERE

    Après la mort de Gaston-Dragon, Alcmène devenue folle fut internée à Sainte-Anne, l'asile d'Althusser, celui dont j'ai longé les murs blafards, et d'où l'on ne ressortait pas (existe-t-il encore un refrain de Bruant - "A sainte-A-a-a-nneûeûeûh..." (A Belleville, A St-Lazare) ? J'ignore, chose incroyable, combien de temps ce fut après l'écrasement du Dragon - il suffirait d'écrire, de solliciter tels témoignages encore vivants, les preuves tangibles... ont-ils conservé les archives ? J'ignore si ce fut bref. Insidieux. Mon père signa de sa main l'ordre d'internement – s'attirant une inextinguible et sauvage rancune : car le mari alors avait autorité sur sa femme.

     

     

     

     

     

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    L'ENFANT SANS MERE

    Je fus placé enfant à Trézels, dans l'Allier. Pensionnaire chez un vieil homme que j'appelai "le pépé de Trézels". (épisode très net encore du manège d'enfants, où son épouse et lui m'avaient emmené : - Tu fais un tour, et ça revient" – je pleure et ne veux pas monter - je ne reviendrais plus - peut-être ; le tapis roulant se déroule en ligne droite à l'infini, peut-être ; je ne crois plus aux explications d'adultes.

    Les portes de Sainte-Anne un jour se rouvrirent sur ma mère, à force de volonté : « Tu seras retournée sur le gril par tout un aréopage de médecins ; répète-toi je dois tenir – je dois montrer ma cohérence et tu seras libérée ».

     

    Notes

    (145) Mes notes se sont raréfiées. J'espère que vous continuez à comprendre ? Merci.

     

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    L'ENFANT STOÏQUE

    Douze ans plus tard : une éternité ! Je suis peut-être enfin débarrassé d'Alcmène (146) en danger de mort. Cette opération a pour nom la totale. Cette mutilation. J'ai vécu en pension (147) chez M.Hall, instituteur s'origine anglaise à V., père de trois enfants. Dans leurs albums je fait connaissance avec le Marsupilami dessiné par Franquin : je lis toutes ses aventures, je ris aux éclats. Dans une lettre à mon correspondant allemand j 'écris : "Die Unglück ist auf unserem Haus", piétinant la grammaire allemande : "Le malheur est sur notre maison". Je laisse lire mon voisin d'étude par-dessus mon épaule. Je me sens très intéressant.

    Je découvre chez Mr Hall ce merveilleux instrument appelé "kaléidoscope".

    J'ignore à quoi je dois attribuer ce brouillage permanent de toutes les époques de ma vie (148) Je compare cela aux transistors dont toutes les longueurs d'ondes se sont superposées, ne laissant ouïr qu'un inaudible, universel crachouillis - le vaste monde entier rendu définitivement incompréhensible. Tous âges confondus. Ma mère a survécu. (149)

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 42

     

     

     

     

    Notes

    (146) Il s'agit de ma propre mère ; quelle inhumanité, n'est-ce pas ? - rien de plus banal en fait. Malgré tous les artifices plus ou moins littéraires, je ne parviens pas à persuader le lecteur que mon expérience m'a semblé exceptionnelle...

    (147) Notez le rapprochement des deux séjours chez autrui : 1946, 1958. Deux ans, quatorze ans.

    (148) Ce rapprochement du kaléidoscope et du transistor déréglé n'est-il pas éminemment suggestif ? NON ? Allez chier...

    (149) Et cette distorsion narrative ? Que dites-vous de ma distorsion narrative ? ...Vous ne savez pas ce qui est beau...

     

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    LE TOIT DU MONDE

    Le Sing-Kiang, à l'extrême nord-ouest de la Chine, est une étrange contrée. Tout le monde s'apitoie bruyamment sur le Tibet ; du Sing-Kiang on ne connaît que les déserts - ou les half-tracks ; cela s'étend sur des dizaines de milliers de km², bordé de vagues chaînes de montagnes à peine surélevées, dessinant sur la carte d'improbables boudins, dont aucun relevé orographique véritable n'est jamais effectué. Avec des lacs salés aux contours pointillés, sitôt gonflés sitôt taris. Faites rouler par milliers, pendant des siècles, les plus lourds et sophistiqués des engins militaires, faites gueuler par des officiers des ordres aussi gutturaux que la langue chinoise les puisse imaginer : jamais les rocs, les sables ou les neiges du Sing-Kiang, son ciel métallique, ne retiendront la moindre empreinte d'occupation humaine. (150)

     

    Notes

    (150) Oui je sais, ça vient là comme un cheveu sur la soupe. Et la liberté de l'artiste  ? - La liberté du lecteur consiste à ne plus lire. Et toc.

     

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    LA FEMME DU LAC

    Dans cette dimension prétemporelle m'apparut un lac bleu soutenu, de sel et d'acide, où flottait sur sa barque une jeune femme ; seule et droite sur le poison liquide teinté de curaçâo ; sans BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 43

     

     

     

     

    rémission dissoute au moindre geste dépourvu de précision. Elle ramait debout à petits coups presque immobiles. Ses mouvements s'étant progressivement amenuisés, son souffle suspendu, je parvins pied nu à la rive en même temps qu'elle. Si bien des femmes aux Enfers ont guidé les hardis voyageurs, Shub-ad-Ur Enlil, la Sibylle Virgile, et Béatrice Dante (151) , ce n'est que moi, Liliom, qui réduisis mes gestes aux berges de l'acide avec ces infimes précautions que l'on voit aux joueurs méticuleux levant tour à tour sans frémir les jonchets emmêlés. (152)

    Ce fut donc cette femme que j'aimai sur décision des Jumelles Eurysthées, ramenant du Sing-Kiang ces herbes dont je devins fou. (153)

     

    Notes

    (151) Noter que ces trois groupes de mots devraien tcomporter le verbe « a guidé » ; les trois seconds termes sont donc des compléments d'objet, des COD ( les instituteurs ont d'abord eu recours aux initiales, ce qui fait plus scientifique, puis à la suppression de la notion, au nom du juste combat de la goche contre l'élitisme. Noter que l'on ne met pas d'accent circonflexe sur le mot satirique « goche », car alors, le son [o] redeviendrait fermé, comme dans « gauche ». C'est pourquoi il serait si expédient d'adopter dans ce cas une graphie anglo-saxonne : the gosh (by gosh ! Tudieu ! )

    (152) Vous pensez bien que si je gigote au bord du lac d'acide, je risque des éclaboussures extrêmement dangereuses...

    (153) Traduction : les Eurysthées m'ont encoyé là-bas pour y rencontrer ma future épouse, et j'y ai cueilli de l'herbe qui rend fou, c'est-à-dire de l'herbe de la Liberté : enfin, je vais pouvoir fuir ma famille et me marier ! La liberté, on vous dit...

    ...Avez-vous observé que cette fois, le descriptif ou le visionnaire a fait place à des éléments narratifs ?

     

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    MA VIE

    Une ligne à construire jusqu'à totale érection de cette geôle (154) , dont la Femme à la fois constitue la cloison, la porte et la fenêtre, les barreaux, partie de moi-même (155) - c'est ainsi que dit-on Héraklès s'est extrait (156) d'Hippolyte, reine des Amazones, abaissé sous Omphale(157), heureux de filer la laine à ses pieds.

     

     

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    Notes

    (154) « construction de cette prison »

    (155) la femme est à la fois ce qui emprisonne et ce qui délivre ; mais peut-être tout cela n'est-il que « partie de moi-même », une imagination.

    (156) « a fini par plaquer »

    (157) Reine de Lydie, que le colossal Hercule, amoureux, a servi en tant qu'esclave, fileur de laine...

    Sens : La vie du narrateur s'est construite à partir de sa position vis-à-vis des femmes : seraient-elles sa délivrance, ou plutôt sa prison ? Il se demande s'il n'a pas gaspillé sa force à s'imaginer qu'il était leur esclave.

    Questions : Repérez le jeu des métaphores, en rapport avec les références mythologiques

     

     

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    A QUOI REVENT LES MERES

    Ce qu'elles deviennent. Alcmène chlorotique, aimante, pâmée entre les bras et les gants blancs d'un officier supérieur autrichien soutaché d'or.

     

    Sens : Il s'agit des rêveries amoureuses de la mère du narrateur (« Alcmène » : l'auteur aime à se rapprocher d'Hercule, avec lequel il ne possède nul point commun). « « Soutaché » : les uniformes autrichiens, avant 1914, comportaient des soutaches, c'est-à-dire des revers de manches brodés d'or sur fond blanc immacué. Le belle-mère de l'auteur, quant à elle, préférait les officiers russes, et les promenades nocturnes en traîneau, toutes sonnailles dehors.

     

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    MISSION ACCOMPLIE (158)

    A présent revenus de tant de chevauchées (159) nous contemplons ces photos éparses, infimes solutions de nitrate d'argent. "Je sens dit-elle (160) un ennui, la misère, une haine ; sur toutes ces photos d'enfance tremblées où je ne suis pas, autant d'imperfections techniques en noir et blanc de temps et de lieux si lointains sertis (161) par les gros cadres dentelés de ces clichés de pauvres" – depuis je vis dans une immense nuit (162), prenant les dimensions de la fondation du monde, nuit multipliée où je m'étends pour toujours auprès d'elle (163) , avant l'étincelante nuit de tous les tombeaux. Je vois de longs repas, des cafés d'où la fumée s'élève (164), où tandis que les BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 45

     

     

     

     

    tasses tiédissent naissent les phrases de nos lèvres, franges de rêves effleurant ces mondes d'ailleurs, étranges marécages qui nous dissoudraient.

     

    Notes

    (158) N'oublions pas que le narrateur a été investi d'une mystérieuse mission par les Eurysthées ; ces jumelles blondes représentent en réalité son éditeur, unique, mâle et brun. Eurysthée, dans la mythologie, fut le commanditaire des fameux Travaux d'Hercule.

    (159) Notez la confusion sciemment entretenue entre la mission du narrateur, la mythologie et la quête des chevaliers médiévaux ; en effet, Héraklès/Hercule n'a jamais à proprement parler « chevauché ».

    (160) « Elle » : Alcmène, mère du narrateur ; elle déteste tout ce qui se rapporte au passé.

    (161) « serties » : « entourées »

    (162) Le narrateur revient décidément à sa personne ; ce qui le fascine est cette continuité des nuits, qui se prolongent de l'autre côté du globe, pendant sa journée, puis qui reviennent, comme s'il n'y avait qu'une seule nuit continue, de l'une à l'autre, devant à la fin l'engloutir, comme de juste (« l'étincelante nuit de tous les tombeaux »)

    (163) « elle » : sa femme ? sa mère ? l'auteur n'évite pas toujours ces lourdeurs dans le sous-entendu...

    (164) de longues années durant, l'auteur achevait ses repas, en compagnie de son épouse (« mit Bobonne »), en devisant autour des tasses de café ; on parlait de rêves, mais sans aller trop loin, de peur d'être engloutis, et de ne plus savoir revenir dans le monde réel (c'était l'homme qui éprouvait cette crainte).

    Sens : après avoir accompli sa mission (mais il ne semble pas qu'elle ait porté ses fruits), le « héros » se repose en prenant du café en pantoufles avec sa femme.

     

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    TRANSMISSION, SUITE

    Les Eurysthées (163), dont je me disais libre, m'enjoignirent de formellement régurgiter, sur la tête d'innombrables disciples répartis sur quarante années d'existence, tout le venin du Dragon afin de m'en purger (164); toute cette impuissance et ce savoir qui m'étouffaient. Les disciples s'en emparèrent à leur guise. Ils dévorèrent mon viatique (« ce que le pélerin porte avec soi pour manger dans ses étapes. ») Sans cesse il en vint d'autres (165), et le temps fut sacrifié, car je transfusais tout le sang du dragon pour ne pas mourir ; en vérité je vous le dis ce furent de bien incontrôlés débordements, les jaillissements de la vasque d'un mort. Si les druides sont sanctifiés, c'est en raison de ceux qui les ont irrigués, et non d'eux-mêmes.

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 46

     

     

     

     

    Je ris de tant de nouveautés que l'on propose(166), car toute transmission, de toute éternité, consiste en un Maître assis sous son chêne(167) , dont il tire son ombre et sa susbstance ! ... répandant sur les disciples en cercle ce dont lui-même se dépouille afin qu'ils prêchent à leur tour la divine parole... Que les actifs aillent donc, tels des porcs, fouiller du groin entre les racines de l'arbre ; ils cherchent le fruit grossier des glands, afin de s'en goinfrer ; nous autres, touchés peut-être par la grâce, mortifions-nous, car nous ignorons le peuple : prêts à mourir pour lui, mais damnés, plus que quiconque, au moindre mouvement d'orgueil. Et croyez-moi, c'est difficile.

     

    Notes :

    (163) Il s'agit toujours de ces fades jumelles intermédiaires, portant le nom du commanditaire des travaux d'Hercule, sans lesquelles notre héros semble éprouver bien des difficultés à rassembler ses esprits...

    (164) Le narrateur prétend ici que les enseignements (bien minces) de son grand-père Gaston-Dragon doivent être transmis à ses élèves ; il purifiera le « venin » de ces paroles ancestrales et le transformera en suc nourricier... En réalité, le grand-père n'est aucunement responsable de tant de haines et de rancunes accumulées. Il s'agit plutôt de ce que l'esprit de l'auteur s'est cru obligé de thésauriser en son arrière-boutique, en réponse aux mauvais accueil de sa mère, et aux conflits conjugaux qu'il a subis, mais aussi abondamment provoqués...

    (165) D'innombrables élèves e collège...

    (166) Il s'agit ici des abondantes réformes, toutes plus inefficaces les unes que les autres, qui ont agité l'Education Nationale en un prurit incessant, durant les 39 ans et demi de sa carrière.

    (167) ...ou derrière son bureau en contreplaqué... ne voilà-t-il pas que notre narrateur se prend pour saint Louis à présent...

     

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    LES INNOCENTS

    J'ai lu dans Héraklès que l'infâme Euripide (164), m'avait imaginé, moi, héros éponyme, dans un accès de démence : je massacrais mes propres enfants ; et ce massacre atroce intervenait non avant mes exploits (on les aurait destinés à payer, à racheter ce meurtre), mais après eux : sans plus aucun rachat possible (165) ; juste pour démontrer l'imposition brutale du joug divin sur les épaules mortelles : ils devaient s'humilier devant les dieux (même Héraklès, fils de Zeus), sans se rapporter à leurs propres forces, entendez-vous, Mortels Actifs ? tas de cons agités ? l'éclat de vos exploits ! eh bien ! une minute, une seule minute de folie suffit à démolir le Temple de vos BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 47

     

     

     

     

    Gloires ! Ah ! Pauvres hommes d'action de mes couilles ! Aussi j'ai tué mes enfants, j'ai brûlé mes propres livres (166). Et quand mon œuvre s'est embrasée, le crépuscule s'est abattu ! (« les livres » en allemand se dit "Bücher", le bûcher : je suis le premier mortel à établir un tel rapprochement...)

     

    Notes :

    (164) C'est le seul qualificatif trouvé par Charles Péguy, dans la seule occurrrence de ce mot présentée par son œuvre

    (165) Notez ici l'incohérence de la métaphore : jamais il n'a été question que, tel Héraklès, je massacrasse mes propres enfants, mes élèves... Peut-être cependant l'envie ne m'en a-t-elle pas manqué (et réciproquement...)

    (166) Ah ! « celui-ci ne s'attend pas du tout ! » («Les Femmes savantes »)

    Questions (167)

    1. Montrez que la trivialité du langage exprime le désespoir d'Héraklès. (3 points)

    2. N'y a-t-il pas dans ce passage une survivance obstinée des thèses de l'auteur, qui à tout propos et hors de propos tient absolument à s'acharner sur tous ceux qui veulent agir, pour guérir le monde de sa souffrance ? (2 points) Montrez la contradiction avec la mission d'Héraklès proprement dit, qui voulait purger la terre de ses monstres. (3 points)

    (167)De telles questions devaient figurer à la suite de chaque petit chapitre. Mais j'ai la flemme, et le temps presse.

     

    64

     

    POUVOIR, FEMME ET SOLITUDE (165)

    J'ai lu que la Femme, à qui nous accordons tant de pouvoirs, n'a que celui de nous mettre au monde. Ensuite nous restons seuls. Abandonnés. Comme elles-mêmes. Et nous ne parvenons à être, à véritablement être, qu'à l'extérieur d'elle. Mon désespoir devient tel, alors, que mes larmes

    eussent pu submerger le bûcher de mes livres.(166)

    Je conçus alors, en un éclair, que la quête de l'identité, gisant en ces pages brûlantes (les miennes)

    ne pouvait rencontrer sa justification (167)

    ...que dans l'Eternité. Si tu es éternel, tu es Un ; étant Un, que t'importe l'Identité ?

    ET TOC. (L'auteur pense ainsi avoir résolu une extrême aporie)

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 48

     

     

     

     

    Gaston-Dragon meurt, crâne broyé (168). Les dents enfouies dans la terre (169) , tout ce qui reste d'un homme - à moi transmis par Alcmène ma mère - donné à mon tour à deux mille disciples (170).

     

    Notes

    (165) Une fois de plus l'auteur va rejeter la faute de tout sur la Femme.

    (166) Ce n'est qu'un alexandrin.

    (167) Autre alexandrin, à condition de respecter la synérèse (« -tion » : une seule émission de voix.)

    (168) On le saura.

    (169) Seule preuve d'identité du mort ; les dents sont la partie du corps qui se décompose en tout dernier. En premier, ce sont le cerveau, et les parties sexuelles.

    (170) Ainsi donc les dents du dragon figureraient le contenu même de l'enseignement prodigué par l'auteur. Ce dernier devient (encore plus) confus.

     

    65

     

     

    DELITEMENT (171)

    Sous ce tumulus arasé par l'érosion errent les dents du Dragon (172) . Pour ôter, transporter la terre qui les couvre, on me demande 800 schékels d'argent ("Etablissements Schönsohn")(173). A présent sur Gaston-Dragon la terre est toute plate (174) ; sur sa corpulence de Fafner (175) : il se ceignait d'une large écharpe serbe, pour prévenir le tour de rein. Tombe et ventre éclatèrent. "Je suis allée le voir; dit Seconde Epouse, comme tous les matins ; la voirie n'était pas encore passée, sinon ils m'auraient prévenue" - autre époque - "pour me dire de ne pas y aller. C'était comme si on avait bombardé la tombe. Exactement comme un trou de bombardement." J''insistai.

    J'étais enfant. J'ignorais ce que donnait, ce que produisait, en vrai, "un trou de bombardement". Ce qui s'entendait pour un témoin de 14/18 restait lettre morte en 63 de l'Ere Nouvelle - "comme un trou d'obus ; tu vois ce que c'est qu'un trou d'obus, tout de même." Je me suis souvenu d'une exhumation chez Taupin, éclusier (176) : un petit crâne tout propret au fond de son entonnoir, chacun déclarant bien doctement qu'il s'agissait d'une religieuse enfouie là en toute hâte, droite sous les bombardement portant le brancard, indemne jusqu'à crevade et tombe et ventre éclatés donc de Gaston (autre exemple : à l'enterrement de Guillaume le Bâtard dit le Conquérant BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 49

     

     

     

     

    (15 août 1087), par forte chaleur, le corps éclata ; "tous les murs de l'église se couvrirent d'une effroyable bouillie sanieuse, assistants de s'enfuir, clergé en tête, hurlant au Diable." Le monographe ajoute que les évêques, précautionneusement, revinrent plus tard sur leurs pas, recueillirent les restes épars et procédèrent, en privé cette fois, à de plus sobres.) « Mon Gaston, » dit Seconde Epouse. c'était comme si je le perdais une seconde fois"

    N'empêche. J'aurais bien voulu voir ça.

     

    Notes :

    (171) Il s'agit de la décomposition de la tombe, mal entretenue, au-dessus des corps eux-mêmes en décomposition.

    (172) Les dents de mon grand-père se trouvent au-dessous de sa pierre tombale.

    (173) « Chœunn-zônn » : « beau fils »

    (174) La pierre tombale s'est cassée, on l'a jetée aux gravats ; le tumulus s'est aplati.

    (175) Fafner et Fenrir sont les deux dragons de Wagner.

    (176) M. Taupin était éclusier. Vous n'entendrez plus jamais parler de lui.

     

    66

    MISE AU TOMBEAU DE SECONDE EPOUSE (C'EST SON TOUR A PRESENT)

     

    J'ai refusé de la revoir en 77. Quand ce fut son tour. Ses restes tenaient deux misérables chaises en guise de tréteaux, dans un cercueil ratatiné – quand j'était petit, je jouais à prendre sur mes jambes Seconde Epouse tout entière, la suppliant de ne pas tricher, de ne pas se retenir, pour se laisser peser de tout son poids ; mais elle ne s'abandonna pas, pour ne pas me blesser. Pendant sa dernière maladie, les médecins de Reims l'avaient fait fondre. Quand on la mit en terre au-dessus du Dragon, Alcmène ma mère gueula comme un veau "Papa ! Papa !", en pleine cérémonie, au bord du trou. Comme une plaie rouverte. Il a fallu la retenir de sauter dans la fosse. « C'était répugnant", répétait mon père, « absolument répugnant". Mes parents dormirent chez une femme du peuple, meilleure amie de ma mère (177), qui témoigna toute sa compassion. Puis ils sont repartis, puis on avait oublié quelque chose, ils sont revenus, et la femme du peuple à ce moment-là s'est montrée extrêmement désagréable, et froide.

    Mon père a déploré cette attitude.

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 50

     

     

     

     

    PUTAIN ON LES AVAIT ASSEZ VUS TOUS LES DEUX.

    Mon père a toujours été un naïf.

     

    Notes

     

    (177) Cette connasse n'arrêtait pas de dire du mal de son mari. C'était là toute sa conversation.

     

    67

     

    SCENES D'HERITAGE

    Délégué plus tard au palais de la défunte (178), mon père Noubrozi trouva là tous les neveux qui ripaillaient comme des Vandales ; jamais ils ne s'étaient souciés de la Seconde Epouse, les neveux de La Fère. Leur père, frère e la défunte, était un pâtissier qui se tuait au travail à soixante-sept ans passés, pour sa femme. Tous étaient accourus, sauf lui, et se gobergeaient en grands soiffards : main basse sur la cave à vins, tous soûls comme Pégase (179), gambadant de la cave au grenier - "Pas un mot de regret, disait Noubrozi, pas le moindre respect, tous bourrés, une honte, une honte." Il était intervenu, mon père. Il était intervenu courageusement, ah mais ! quand les héritiers avaient brûlé toute une masse d'archives familiales qu'est-ce qu'on en a à foutre maintenant qu'elle est crevée. Il leur avait dit mon père, il avait dit, "Vous n'êtes pas malades d'allumer ce feu-là juste en dessous du poirier ?" - des arguments à leur portée - "vous voulez qu'il soit complètement foutu le poirier ?" Ils s'en foutaient les neveux, ils en étaient au raisin fermenté, et ça cavalcadait sur trois étages, "une honte mon fils, une honte".

    Elle avait bonne cave la Femme Dragon, elle aimait la bonne chère, elle avait reproché à mes parents de "vivre chichement", un souvenir de La Fontaine, "chichement", répétait mortifiée ma mère, "chichement". Pour ma mère, la répétition d'un mot sur un certain ton de mépris tenait lieu de suprême argument.

     

    Notes :

    (178) Il s'agit de la maison de Fernande, Seconde Epouse, après le décès de cette dernière.

    (179) Canasson de l'inspiration poétique. Cette allusion est ironique.

     

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 51

     

     

     

     

    68

     

    LA DERNIERE FOIS

    Je me demandais ce que je pourrais bien lui apporter pour améliorer son ordinaire ; Seconde Epouse n'aimait guère régaler, faisait même payer à mes parents leur entretien lors de leurs visites. J'achetai au dernier moment un gâteau et une bouteille de blanc ; Fernande - son véritable nom - refusa ma bouteille, m'envoya quérir à la cave un meilleur cru, plus doux - connaisseuse, avec ça... J'avais pris aussi de une bande magnétique. C'est surtout moi qui ai parlé, saccadé, tremblant de n'être pas naturel et ne l'étant pas du tout. Rien d'autre n'arriva rien qu'un profond ennui. Je répétais tout ce qu'elle disait. Je quittai GVIGNICOVRT en hurlant, au volant : "

    Ça sent la mort ! ça sent la mort!" - et ne m'arrêtai qu'aux confins du Département du Nord...

     

    Commentaire

    Ma quête d' Eternité aboutit dans une certaine mesure.

     

    69

    PEGGY DARK

    Je dois racheter les pleurs de ma mère. Ma Mère Peggy Dark : n'était-ce pas elle qui toute jeune, s'étant vu écarter des propres funérailles de sa mère, fut déléguée aux mises en terre de tout le bourg. Aux enterrements. De GVIGNICOVRT (Aisne) (belle église). ...Me faudra-t-il un jour, et pour le peu de temps qu'il me reste à m'en souvenir, porter mes pas à GVIGNICOVRT en cet endroit précis / que rigoureusement ma mére / m'interdit de nommer ici - où l'on (ex)posait sur leurs catafalques maints cercueils accompagnés par elle jeune fille, afin d' y flairer (moi) cette amorce de macération de chair sentie cinquante-cinq ans plus tard au lendemain de son enterrement dans cette autre église, sans style, à l'autre bout de la France et de cette vie - n'ayant pas même averti, pour sa mort la plus proche famille - en cette boîte où Peggy Dark le matin même, ma mère, décongelée, fraîche et d'un rose malsain [il manque un bout d'oreille !] - sanglée dans sa chemise à ramages oranges – espace donc au-dessus du dallage, au milieu de la nef, où je sentis physiquement, le lendemain de la cérémonie, la vibration morbide, mortelle, subsistante, exactement coïncidant avec ce volume appelé par mon père parallépipéde rectangle , à l'emplacement exact et vide désormais – du cercueil...

     

     

    70

    IMMORTALITE, SUITE

    Supposons que nous devenions immortels. Nous aurions alors en nous toutes les vies vécues : toutes les virtualités, avec la capacité de les réaliser toutes. Plus ne serait besoin que la vie se scindât alors en une multitude d'individus. Ou bien nous échouerions dans le marais infini de nos propres vies, marais-cage, où se décomposeraient au sol toutes nos mollesses, et la force des Choses (ici, serrement de gorge). Telle serait l'Immortalité, sans besoin même d'un chat bâtard, survivant des bombardements de toutes les Allemagnes (180). Il ne nous resterait plus qu'à trembler. Ainsi sombre(181) l'épopée d'un croquant (182) qui s'est pris, l'espace de 50 pages, pour Héraklès dit Hercule, fils de Zeus et d'Alcmène, elle-même fille d'Electryon.

    Notes :

    (180) Bébert.

    (181)  Part en couilles

    (182) C'est moi.

  • Gardien stagiaire

     

    C O L L I G N O N

     

    G A R D I E N  S T A G I A I R E

     

    À Enki Bilal, auteur de «Bunker Palace Hotel »

    radôme,neige,autocarRadôme : (de »radar » et « dôme » : Voûte transparente à énergie électromagnétique, destiné à protéger une antenne de télécommunication contre les intempéries

     

    Le radôme fut construit pour protéger l’une des premières antennes de télécommunications par satellite. La première liaison fut effectuée le 9 juin 1961. Inutile aujourd’hui de recourir à cette énorme sphère blanche : des antennes paraboliques sont implantées sur le plateau d’Hermès où je vis. Mais le radôme a subsisté ; nous l’avons adopté malgré nos résistances. Il est à lui tout seul un paysage, on y projette des éruptions, des cosmologies. Son globe contiendrait l’Arc de Triomphe. On vend des chocolats-radômes, tout blancs, dans les pâtisseries. Au début, c’est vrai : la population protestait. À présent le pénitencier fait vivre toute la lande d’Arbor, et les confiseries à la gnôle, à la crème ou creuses, consolident les soldes sans éclat des gardes.

    Plus loin au-delà des clôtures du lac de barrage (ça n’a aucun rapport), le soleil est glacé sur les rocs, une permanente criaillerie d’oiseaux prédateurs. En fin de journée ça devient intenable. Le STAGIAIRE a grimpé le fin sentier juste distinct dans l’herbe, et levant les yeux voit au-dessus de lui la sphère surplombante, immaculée, désormais carcérale, du radôme converti : non plus « capteur d’infini » mais signe et repère d’enfermement. Œuf surprise, bombant ses casemates, guettes et logements de gardes, tandis qu’en contrebas disséminés parmi les buissons plats s’étendent les préfabriqués (écoles, un peu de tout, à racheter). Ici s’abolissent toutes perspectives, il a rejoint ses obscurs collègues, battant la semelle sur la neige rase.

    Mains dans les poches, bonnets noirs et cache-cols. Ils toussent, pleins de gnôle ou sans ; toux grasses, ou sèches, ou caverneuses ; enchaînés dirait-on par plaques de cinq ou six… Juste émergé des brouillards du chemin, j’ignore encore (car c’est moi) ce que je dois faire, mais je sais que je n’y ferai. Belle et nouvelle contrée. Granit, habitants fiers dit la notice (maquis décimés, combats d’Hercos en 44 et fusillade de St-Dours dite erreur d’épuration ou Massacre de la noce, ni documents ni preuves, ola ènndaksi, « tout est en ordre ». La Centrale est pleine et les gardiens aussi, et pas au chocolat-liqueur. Frappant le sol à 7h25 parlant de la guerre. Mobilisés sur poste « on ne va pas se faire poignarder dans le dos ». Je vous fais visiter la prison maintenant que je connais : dans la boule blanche, les salles de conférences. Projections vidéo et tout. Les miradors tout autour, décor, bidon, jamais personne dessus. Sinon comme partout ailleurs, Bretagne, Limoges, Krougne-en-Bèze. En tout cas c’est mixte. Enfin c’était : tout le monde bien surveillé, séparé, brimé, les femmes en haut sous la boule, les hommes en bas sur la pente. C’est dur pour les hommes. « Au moins les hommes vous foutent la paix » - les femmes s’arrangent toujours. Pas d’évasions, pas de jonctions, ni en montant, ni en redescendant – vous voyez ça d’ici, baiser dans les cellules ? des cellules reproductrices ? celle-là je l’ai répétée à tout le monde, c’est comme ça que j’ai failli être populaire, puis on m’a remballé « tu fais chier t’es pas là pour rigoler » - Là : CENTRE DE RÉÉDUCATION FERMÉ D’HEMNÈS (CRÉFEM) en tout cas c’est mal chauffé.

    Pour punir un peu, pour que ce soit bien rude, roboratif, rééducatif – rappel question mixité : seulement dans les ateliers. Autrement chacun chez soi, en haut, en bas, verrous, alarmes. Effectivement des viols. Enfin : un viol ; trois jours après, les gonzesses envoyaient une expédition punitive, elles en ont chopé un au hasard la copine aussi elle a morflé par hasard elles ont coupé les couilles et le reste on entendait le mec gueuler, elles ont rapporté le paquet sur un plateau dans leur quartier, ça hurlait de joie elles se sont gouinées toute la nuit, y a pas eu un gardien pour bouger – depuis plus de viols, terminé, basta – méfiance, abstinence, mais je n’y crois pas : il doit bien y avoir des ponts, des tunnels ? ...la chaufferie par exemple, en évitant les gaines avariées…

    Toujours les nonnes qui fabriquent des cierges, toujours les moines le fromage ou la gnôle. Icion ne fabrique rien. Juste des bricoles, des exercices pour reconstruire l’esprit. Je viens d’arriver je ne me mêle trop de rien, on m’a nommé là, maintenant que je n’y suis plus, c’est juste pour vous faire visiter la prison. D’abord expliquer comment j’ai abouti là. Devant la prison. Moi je suis de Ripoll, vous savez, la Catalogne, tout en bas (son cloître, son monastère) (le Centre Fermé, en France, vous ne le trouverez pas sur la carte ; mais les deux pays travaillent la mano en la mano.

    Et précisément ce jour-là, où on n’attend plus que moi, grève à la RENFA (Red naciolan de los Ferrocarriles Españoles, - ¡Todos en lucha! - bien bloqués, les trains, pour des points de carrière ou Dieu sait quels aménagements d’horaires - “sans faute au Centre le (tant) à 7h 20” en grand sur la falaise. Je n’aijamais fait de rencontres.”Ma vie en fut qu’une successions de rencontres” - tu parles ! une succession de rendez-vousarrachés de haute main ! “J’ai eu de la chance” bien planifiée, la chance ! À d’autres ! ¡ cuentaselo a tu abuela ! Juste le 6 novembre j’ai croisé un Portugais, motard, on en s’est plus revus, vous pensez… Il s’arrête place de la Gare pour me demander sa route en portugais (de toute façon, si tu ne parles pas le caralan on t’envoie chier), je lui ressors trois quatre expressions d’Assimil on commence à parler, il me prend en croupe et ça tourne et ça vire, l’un portant l’autre sur la Nacional cien cincuenta y dos, falaise à droite, à pic à gauche.

    La physique moi je n’y crois pas. Non plus. Le coup de la “force centrifuge” ou “ pète” à moto, bidon. Que les avions tiennent en l’air si ça leur chante ; un jour on finira bien par s’en apercevoir, que c’est bidon, ce jourlà les zincs se casseront la gueule avec des mecs dedans et le bon sens sera enfin rétabli. Je reste raide sur la selle comme un cierge, la Bugazzi à 30° tout ce que je vois c’est qu’à me laisser pencher dans l’axe comme il n’arrête pas de hurler on va se viander comme deux ronds de flan deixe-se ir ! qu’il me gueule “laisse-toi aller !” - c’est quoi exactement “se laisser aller” ? Trois camions à la file nous dévalent dessus, les baraques en contrebas 3 – 400 m au fond à gauche, et partout : COTO DE CAZA – COTO DE CAZA – qu’est-ce qu’on peut bien chasser là-dessus, ça monte, ça tord, le trou à gauche encore heureux falaise à droite je bande sur son dos c’est réflexe, il me dit “ma gonzesse est comme toi, plus je me penche plus elle est raide on va se tuer qu’elle dit” je braille “Elle a raison”, le vent pleine poire, le Portos ferme sa gueule.

    Moi c’est l’ordre, que j’aime. La logique. Ni la physique, ni les maths, ce défi au bon sens (moins par moins donne plus et autres balivernes - pas besoin de ça pour « faire gardien », reçu 100e et dernier sur 330). Le motard freine en plein lacet : là-bas c’est son village, au bout du zigzag blanc qui plonge dans le crépuscule : « Demain faudra que je tronçonne de l’autre côté » - je m’aperçois que j’avais sa tronçonneuse au cul attachée de biais – ce qui tombe ici ne remonte pas dit-il. Ce sont des amis qui le logent. Je dois attendre ici pour l’autobus du soir, « un peu plus haut dans le virage ». Il commence sa descente frein moteur à bloc (plus le moteur tourne, plus ça freine…) - puis je me recule sous le surplomb, et à mi-gouffre au fond je vois son gros œil qui s’allume plein phare – à gauche, à droite, de plus en plus mince et profond.

    J’ai attendu le bus 40 minutes, c’est long, quand la nuit remonte vous lécher les pieds – il ne s’est arrêté que pour moi - « vous n’avez pas vu le panneau ? » - 10m² de gravier cinquante mètres plus haut, je ne pouvais pas le savoir. La route se creuse, quatre vieilles sur les banquettes de flanc se grognent des conneries de vieilles en sautant dans la ferraille. Je me lève, me rassois, titube d’un bras de fauteuil à l’autre en me donnant des airs de vomir et me laisse tomber sur le siège défoncé derrière le chauffeur. Les vieilles coriaces me remarquent à peine. J’entends dans les cris de tôle que

    les hommes ça ne vit pas vieux, que ça ne tient pas la route - 70Km/h en montée – faudrait arriver pour la soupe qu’est-ce qu’il fout il se traîne ¡ se está arrastrando ! je dégueule DÉFENSE DE PARLER AU CHAUFFEUR – SE PROHÍBE DE HABLAR CON EL CONDUCTOR – je me retourne en m’essuyant les lèvres « Quand est-ce qu’on arrive à Hemmes » - je prononce [émèss] – et la vieille en noir la plus proche me demande quelle langue parlez-vous à la fin c’est un sabir d’espagnol et de catalan, mâtiné d’italo-galicien car je ne connais pas de langue à proprement parler, juste quelques fragments de dialectes pour épater la galerie – para impresionar a la galería.

    Mon motard mousquetaire sera demain matin sur l’autre versant à tronçonner ses arbres. J’ai replacé ma main sur mon estomac, refait le geste de boire, elles m’ont toutes regardé en haussant les épaules et le car virait toujours – c’est un clown / es un original riz safran crevettes y más de gambas ma vieille me fait une proposition : tengo une habitación para alquilar – chambre à louer : micro-ondes plaques électriques mini-four cafetière lava et sèche-linge, vaisselles et ustensiles – génial je dis es genial ce n’est pas très idiomatique. Son prix me convient, elle ne parle plus recroquevillée sur son loyer calculé au plus juste gagnant/gagnant meilleur rapport qualité prix « Cherche étudiant type européen posé, aisé, visites non admises ». « Il ne faudra pas faire de bruit j’habite avec ma sœur vous serez juste au-dessus de chez nous » ça promet.

    J’espère baiser les deux sœurs on m’a déjà fait le coup (la mère, la fille effacée chat coupé vieilles peaux tavelées) mais je n’escompte rien ne rien calculer, juste le tant par mois.Mon motocycliste à cette heure-ci mange du riz andalúz avant d’aller au lit la tronçonneuse dans l’allée le nez dans l’oreiller chacun son métier y las vacas ( ¿ estarán bien custodiadas ? ) - « seront bien gardées » - ça m’étonnerait – surtout les espagnoles. Je ne reverrai plus la tronçonneuse. La logeuse apprécie mon métier, mes revenus, la garantie de l’ordre public. « Dames 65 ans réputation intacte ch. Messieurs âge en rapport p[as] s[érieux] s [‘] a[bstenir] » - où dormir ? Pas d’hôtel à Hemmes, je devrais me couper les cheveux (brushing, extension, coloration) – j’oublie tout c’est ma vie qui s’avance GARDIEN STAGIAIRE.

    La vieille et moi descendons mon bagage entre les jambes à l’entrée du plateau. L’autocar ferraillant disparaît tout gonflé de veuves avec deux gouttes de sang arrière dans le brouillard cochon castré qui se carapate après le coup de bistouc. Ma vieille en noir trace devant elle un huit horizontal en énumérant des lieux-dits chuintants correspondant à un itinéraire. L’autocar public repasse à vide sans s’arrêter. Il repasse mi-plein pour charger ici. C’est absurde. Épuisant. Je m’en fous. Elle se tait, passe devant, quatre cents mètres dans la brume et voici la maison très étroite avec son réverbère tremblant et son sapin qui pique la lune au ciel par là-dessus. « Le sapin donne juste à votre étage ça fera moins seul ».

    C’est la sœur qui m’ouvre avec son doigt crochu et me scrute d’en bas jusqu’aux tifs et me tourne le dos pour se recaler dans le fauteuil

     

  • FRAGMENTS

    2021 02 14

    Histoire du fou, suite

    Enfermé dans une pièce sans fenêtres tendue d'épais voilages. Milliers de livres et de disques sur les murs Voyez toutes mes œuvres. Appelez-moi Maître et Seigneur. Je me passe du monde.

    folie,souvenirs,élucubrations

    Mahler, Nerval, Rembrandt.

    Compose aussi en son propre nom. Tous les jours un nouveau pseudonyme. Recopie de pleins passages et les signe. Sur ses disques, hurle et chante avec l'orchestre. Aucune amélioration n'est possible. Tion n'est possible. Tion n'est possible. Heureux. Ecarte sa femme et sa fille. Tous les soirs entre en agitation juste avant ses calmants. Il deviendra fou quand il le voudra. Aussi peut-il jouer le prophète. La négation de la métaphysique porte un coup mortel à la psychanalyse.

     

    2021 09 12

    Pouvoir dans un état présent être à la fois tous les états passés. Puis seulement pourvoir à l'avenir. L'instituteur du monde. J'ai tout en tête. L'enfant a raison. L'enfant nie ce qui domine, parents, puissances supérieures. Je nie l'économie. Le ligotage. Dupe assurément, se vantant d'être dupe. Se glorifiant. Reflétant le temps en un seul foyer. Souhaiter l'avenir identique au passé. Renouer la corde. Plusieurs personnages superposés obligatoires. Le Dictateur protègera l'Errant, ladoubera dans son unicité. Douleurs et palpations.

     

     

    2021 09 19

    Lire et s'exprimer chez Nathan. Un grand disparu : Chateaubriand. Cézanne en couverture : bouffée d'enthousiasme. Etouffement par excès d'oxygène. Hernandez Patrice. Né le 10 mars 1961. Arveyres. Six textes pour trois heures. La classe voisine chante les réponses à travers la porte.

     

    2021 9 27

    J'ai peur. Pensées comme les cendres sur la pelle. Père flânait souvent parmi ses livres, parcourant deux ou trois pages, aigri, songeur, j'aurais aimé nier l'hérédité. Ou confirmer tous les déterminismes (et dans le premier cas les autres vous tuaient, dans le second je me couche et je meurs) – leçons passées, leçons à venir, intéresser, gagner tant d'humains ? Je m'apitoie. Formation insuffisante. Juste un humain. Parmi eux. À divertir. Texte de Jean-Christophe insuffisamment préparé. Première fois sur le piano. Relire. Noter. Pourquoi faire des exposés ? Parce que, Mademoiselle, nous devons employer le temps, notre temps, sans bien savoir, tel est le fond de sa pensée – mais s'il se trompait – sans ce regard droit – sans ces décisions qu'ils prennent - bandeau sur les paupières – les enfants galopaient sourdement sur les paliers – la Bête allait revivre.

    Les cours seront donnés, je me serai appuyé sur les murs, j'aurai frotté mes doigts pour les défourmiller, je l'aurai dit à tous pour que tous m'aiment, au jour même de l'Extrême-Onction. Deux pages de Schneider – lequel ? faisons-leur faire connaissance – avec leurs têtes de cons sur le beau livre – que voulez-vous, j'étais subversif. Après l'éternelle dictée, chacun se relisait, livrant son

    $corps en silence et son attitude – pénétrer sous ces fronts, sous ces chevelures – les regards brûlants de ma Polonaise – mouvements du poignet de celui-là – les doigts en cône au-dessus du stylo, main vivement redressée vers l'extérieur. Arcs de cercle tracés vif et court, modelé de pensée; Oui c'est bien ainsi qu'il faut le dire, et leurs lèvres serrées. Dubrocas me fixe au-delà de moi, semble me prier à voix basse, exhibe l'intensité de sa réflexion. Si je la fixe à mon tour c'est elle qui baisse les yeux.

    Futurs hommes ayant un jour prise sur le monde, femmes agissant peu, travaillées de pensées, de scrupules, qui me ressemblent. Elles ne me quitteront jamais. Les garçons un jour deviendront angulaires et mathématiques : "Problème – Solution". Nous ne pourrons plus nous comprendre. L'ébauche attache plus que le tableau. Des garçons j'excepte C. : timide et myope, délicatesse de chat, sous sa casquette de poil brun. Que d'écueils le guettent. Pourrait toujours donner un Serge, sans plus pouvoir se tirer de sa trajectoire – comme ces personnages qui parvenus au bord d'une falaise courent encore dans le vide, avant de baisser les yeux et de s'écraser. Un enfant passe dans le couloir : "Papa !

    - Gibert, on vous appelle, dis-je à haute voix. Gros rires forcés. Il ne restait plus que lui à charrier. Je n'aime pas les garçons. Vulgaires, ternes, semblables.

     

    X

     

    Un chandelier sur la cheminée, que la poussière recouvre. Je passe un doigt sur la bobèche de vieux bronze. Microcosmes retenus dans les cannelures. L'exercice reste au ban de la connaissance. L'âme des objets m'indiffère : âme fière, à 7 branches, hautaine. La date de naissance est celle de l'achat, de l'entrée en famille. D'un côté du poussoir de la boîte d'allumettes, « Vauquier », un nom, de l'autre, un autre nom plat, couple qui s'ignore. Un jour la boîte se vide, se brise, morte à deux mois. Comme pour les femmes d'un harem, il faut alterner leur usage, établir un roulement d'assiettes et de bols : les frais lavés s'empilent au-dessus vers la surface d'utilisation. Ainsi des draps, chemises, serviettes.

    L'élégance joue peu, le confort plus souvent : s'il fait froid, ...mais l'ordre, la succession mécanique suppriment l'hésitation, par quoi sont introduits dans les rapports de l'homme à ses objets quelques éléments de tendresse. J'écris. La passion est parole. L'écriture engourdit : miroir calme. L'enregistrement, sur bande magnétique, glace.

     

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    Si le château de Montaner présente la forme d'une bague « dont le donjon fait le chaton », il faudrait que les habitants du château s'y conduisissent conformément à la désignation des parties de l'original. On ne parlerait d'aile droite ou gauche que si le château est en forme d'aigle. Dire, par exemple : « Ma chambre est dans les serres. » On porterait un aigle, ou une bague, au doigt, au cœur, en écusson. Il faudrait se recueillir à heures fixes, sur le symbole figuré au sol. Le signe aurait valeur de totem. Chacun y conformerait son âme et ses actes. Comme les scouts.

     

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    Vivre se perdre afin de retrouver les hommes. Eluard.

    ...L'homme aux charmantes niaiseries. Question prégnante : Eluard n'est-il devenu célèbre que pour avoir été fils de banquier ? Quelle proportion de fils de banquier parfaitement crétins ? ...devenus garçons bouchers ? Pourquoi ne piédestalise-t-on que les Grands ? Qui atteignit jamais le fond de la pensée d'Eluard ? L'imitation de Jésus-Christ dort au fond de mon placard. Je propage la Vérité. Je distille, je tartine le lieu commun. Je vis, je me perds, je parle aux hommes : Beauvoir, Sartre, Wilhelm Reich. Mes 3e auront 40 ans vers l'an 2000. Ils riront bien.

     

    2022 – 01 – 14

    1. - Dans l'univers des faits," (ici interruption parfaitement stérilisante) "les méchants ne sont pas punis, ni les bons récompensés. Le succès est réservé aux forts, l'échec aux faibles. Et c'est tout.

    Portrati de Dorian Gray

     

    Imaginons qu'il faille disserter. Ce serait cocasse. Cela ne donnerait rien de bon. Tout reviendrait à la question Suis-je faible ? Suis-je fort ? Et si l'on conclut bravement qu'on est mi-fort mi-faible, on glissera bientôt, invariablement à la conclusion que nous sommes tous faibles, bien faibles, pliant devant tous et toutes choses (bourges occidentaux ? ce qui reste à démontrer) pour juste une fois conformer sa vie à ce que l'on croit ses idées.

     

    X

     

    Monsieur,

    Nous avons bien reçu votre catalogue d'aphorismes. Malheureusement, leur forme négligée n'est pas faite pour racheter leur manque d'originalité.

    Veuillez croire, Monsieur...

     

    Réfléchir sur la pertinence de la notion d'originalité.

     

    X

     

    1318.- Vivre se perdre afin de retrouver les hommes.

    ELUARD

    Quel optimisme – avoir noté de l'Eluard ! L'homme aux "charmantes niaiseries", comme le stigmatise Ma Brillante Dissertation de la troisième série ! "N'est-il célèbre que pour être le fils du banquier Grindel ?" Se reporter bien sûr à la cohorte de fils de financiers parfaitement crétins. Devenus comme il se doit garçons bouchers. Pascal des Lieux Communs. Le plus grand des Ordinaires. Les Hommes ne piédestalisent que les grands ; autrement, vous comprenez...

    De même au fond de mon placard dort L'imitation de Jésus-Christ. Je crois qu'il serait temps d'envisager la composition de Thèses – en séries, en Système. Vivre se perde afin de retrouver les hommes – et leurs paroles...

     

     

    16 – 01 – 2022, etc

     

    X

     

    Musique : Stockhausen. Magma, écouté chez les autres, est insignifiant ; chez moi, sublime.. La voix de gorge que je prends ; mêmes notes, mêmes effets. La composition "pour soi" n'est jamais que faute de mieux. Me rappeler Sarreméjean qui m'avait débranché l'orgue électrique : il n'y a pas de limite à la médiocrité.

    J'ai reçu mon élève particulière. C'est une femme de bientôt quarante ans, sèche, en bleu, puritaine - “ascétisme”, dit-elle ; intransigeant. Dans un moment de confiance, il y a lontemps, elle m'a confié que l'acte sexuel, quand elle doit s'y résoudre, n'est qu'un besoin naturel. Depuis ce jour, je la hais, je suis fasciné, obsédé par ses pratiques onanistes - en gros plan - le visage, surtout le visage ; tous ses instants d'inattention attribués sans hésiter à ses rêves doigtés. Elle ne pense qu'à moi, à deux doigts de moi. Fais-le, fais-le pour moi je t'en supplie. Mais si par mégarde, dans le feu des explications, Mollen se laissait aller à la passion de la grammaire, il affleurait de ses doigts, de sa main prématurément parcheminée, ou le frémissement indistinct d'une épaule, un frémissement intérieur, une contraction terminale.

    Ils se congédiaient sans savoir que dire, comblant l'instant où elle se rajustait dans son manteau par des propos anodins et contraints. Parfois, elle amenait sa fille au cours. Une petite de quatre ans, sanglée dans de longs imper bleu marine, le nez déjà pincé, le teint déjà jaune, les yeux craintifs. Il lui donnait à feuilleter des images qu'elle feuilletait d'une main morne. De temps en temps elle se levait, venait vers sa mère enlisée dans le marais des ablatifs absolus, et répétait mécaniquement quand est-ce qu'on s'en va ?

     

    Seize degrés au milieu du salon. Pour aider le monde à surmonter ce que l'on commençait à nommer, pour les 50 années à venir, "la crise économique", il s'était promis de n'allumer que juste au-dessous de 15. Le tissu mince de son pantalon lui plaquait les cuisses comme un linge humide. Dehors se déchaînait le flux atroce de la circulation. Parfois les vitres tremblaient.

     

    X

     

    2022 01 28

    Sa femme à présent parcourait les lettres de sa maîtresse. Ils s'en gaussaient ensemble. Parfois, resté seul, il se sent parcouru d'un frisson glacé, comme un couteau de glace dans son cœur.

     

    22 02 02

    Nouvelles errances

    "Bureau de Placement pour Homosexuel(le)s"

    Vaste salle de bureau des Postes. Guichets sur un comptoir unique, séparés par des tringles verticales portant des néons. Tous les employés sourient. Jabel est souriant. Inquiet. Ce sont les premiers pas qu'il fait.. Il se souvient qu'il ne doit, ici, sourire aux femmes qu'en camarade. Ce jour-là, les préjugés sont respectés : toutes laides, ou quelconques. Il retient au fond des yeux ses lueurs lubriques et possessives, restes de son ancienne vie. Aux guichet règnent les files d'attente, mais nul ne s'impatiente – à bien regarder, les femmes sont nettement majoritaires. Des files de filles. Derrière lui, progressivement, l'espace se transforme en cantine grouillante. Il est étrange en vérité de voir les plats s'acheminer à bouts de bras au-dessus des néons de guichets. Il n'y a pas d'autre accès pour eux. Maintenant c'est le tour de Jabel : un employé lui tend un imprimé en dessous d'une choucroute, il faut remplir un questionnaire et le remettre au guichet suivant, le 16. Le guichetier continue de sourire dans l'odeur de cuisine, cela leur fait du bien à tous les deux.

    Jabel s'isole, remplit son formulaire, il ne parle à personne. Quel soulagement de ne plus se croire tenu, pour peu qu'on aperçoive une femme, de lui faire des avances, flirt et baise gymnastique. Il pensait que c'étaient plutôt les femmes qui éprouvaient cela. Au-dessus de certains guichets, sous la barre du néon, des écriteaux précisent que si l'on décroche un engagement, il ne faut pas "compter séduire le personnel". Et aussi : "Au cas où vous seriez refusé, ne vous suicidez pas" – une main a rajouté "ici". Or juste à côté de lui, tandis qu'il achève d'écrire, un petit ange mortuaire lève une tête ironique et boudeuse : "Suicide ? - As-tu donné ton véritable nom ? - Vousotocars pourrez changer plus tard. Mais ici, on donne son vrai nom."

    La fille lui désigne, au guichet, un homme qui tend quelque chose au guichetier : une carte officielle d'identité. Par-dessus l'épaule de l'homme on voit luire un crâne chauve d'employé, surmonté d'un grand plat de saucisses. "Et en plus, je suis juive" - "en plus" ? il comprend soudain et se tait. La fille lui montre une carte où s'étale un nom polonais comme Wdažnievski. Jabel déchire son formulaire : il a triché. "Vous êtes ashkénaze" dit-elle. Jabel ne dément pas je ne la reverrai jamais tous deux s'assoient à la même table, en s'éloignant un peu. Face à eux, un couple hétéro vient d'achever son repas : ils se tiennent pas le bras, assis, rêvassant. L'homme dit Vous vous plairez ici, j'en suis sûr.

    - Mais ici, reprend l'autre, c'est transitoire ? Ou bien, y a-t-il hôtel, dortoir ? Est-ce qu'on ne finit pas toujours par se faire chasser, pour échouer – précisément – ici ? Je suppose même que les gérants – se refilent nos noms...

    - Le personnel garde le sourire. Il ne vous forcera pas la main. Tous ici comprennent votre cas. Vous n'avez pas encore franchi le pas.

    - ...de la délinquance ?

    - ...ou depuis si longtemps que c'est à refaire.

    - ...vous nous suggérez de retomber dans le délit ?

    - Vous serez à nouveau conquis, par leur gentillesse, par toutes leurs manières. Il règne parmi nous une extrême compréhension. Jubel, par exemple, n'a aucun problème à se faire accepter. Il s'apprivoise. Un jour il franchira le pas."

    Il a regagné sa voiture, stationnée près du parapet. Il froisse sans y penser, au fond de sa poche, l'adresse qu'on lui a donnée. La rue passe sous un porche, puis d'un coup descend en spirale, et lui aussi, d'un coup, s'arrête et tire le frein à main : la chaussée, par-dessous, ne repose sur rien, rien d'autre que de frêles étais de métal, comme un toboggan – ce qui veut dire qu'à l'aller, sans y prendre garde, il a roulé sur l'abîme. Et de part et d'autre, en grands demi-cercles, toute la cité s'étageait en terrasses. Et sous lui, en contrebas, d'autres étagements de toits plats, roses, percés çà et là de bouquets de cyprès. À coup sûr, pas Florence. Le ciel d'après-midi est devenu clair et bleu. Il traversa au ralenti tout un quartier de parcs abandonnés, de murs à demi éboulés.

    Sur un long terrassement à pente douce l'attendaient les Koniev, accompagnés de son épouse Elisabeth. "Laisse ta voiture, monte avec nous !" s'écriaient-ils toutes portes ouvertes, "il reste une place !" Mais il secouait la tête, sans se dérider, tandis qu'Elisabeth, sans insister, l'avait rejoint. Ils roulaient à présent tous deux dans les interminables faubourgs, et le couple Koniev tourbillonnait sans fin dans sa tête. Il avait sa femme à côté de lui, sans plus penser à elle qu'à une annexe humaine. Une ombre, que ses yeux intérieurs traversaient. Ivan Koniev, sa stupidité joyeuse, ses moustachettes, ses lorgnons de ferraille ; Archipova et son chignon noir, son rire édenté. Collants, collés l'un à l'autre, fidèles et fiers de l'être on en reparlera dans dix ans – il regarda sa femme de côté, perdue dans ses songes elle aussi.

    Ils longent de hautes grilles de cimetière, lourde, garnie de ferronneries sans grâce, enchaînés à deux énormes piliers d'entrée ; passé le faubourg de Grave Vecchie, c'est à nouveau la pleine ville, puis une autre, aux accès défendus par un immense embouteillage : carrefours à angles morts, feux rouges à mi-longueurs d'autocars. Ils s'arrêtent pour prier, dans un hangar eclésiastique où l'encens combat misérablement les gaz d'échappement. Derrière eux un homme. Puis deux, puis un autre couple. Le jeune curé les pousse à chanter : "C'est de la merde, chante pas ça." Un coup d'oeil en arrière : des costumes fripés, des gueules de pauvres, une répétition de patronage.

    Une petite fille toute seule, qui à peine arrivée s'impatiente. Et le curé. Qui reprend tout. Qui exige l'immobilité totale, quitte à tour reprendre du début. La gamine en blanc s'agite et rigole, le curé pété de dignité se retient de rire. Pour finir la fillette victorieuse se met à courir à travers la salle, personne ne la rattrape. Nous sommes toujours le 2 février, 2022, le jour où je suis tombé amoureux d'Anne Bettendorf, masturbée chronique. Les filles n'ont pas besoin des garçons. Ni pour jouir, ni pour chier. Mais l'immortalité, je l'aurai. Quand il n'y aura plus de hiérarchie, que la mienne, quand tout le monde vomira sa salade sur mes pieds.

    Le monde ne sera plus rien face à moi. J'aurai démontré le néant du monde, je me dresserai sur ses ruines. Cela se peut. Physiquement. Un mur calciné par exemple. J'explique : tu deviens comme tous les autres, puis tu les détruis tous. Légitime, non ? Comme un père. Tu rates ta vie comme un père, puis te le renie (le ratage, et le père - caïd et victime - et là, tu t'embrouilles grave). Et le 3 du mois, tu vois ton public, tu te touches, tu te salues pour te reconnaître. Plus loin c'est interdit (serrer des mains dans la rue, te dépasser, te respecter) - liberté de t'écrire, tu te postes ta lettre et tu l'ouvres avec impatience, tu souffles sur tes lignes Petit ange dors / Ou je vais mourir on n'existe que par le regard d'autrui ne détourne pas tes yeux distraits si tu prends pitié de toi sois maudit.

    Aux bons soins des éditions Jeanne, Beauvais. Je vous ferai classe pour vous distraire. Je serai ridicule pour vous. Tous punis sans motifs ("Qui me punit, et de quoi ?") Mars. La terre sous mon poids, pas celle du paysan (sa puissance et ses composants - pas de science, pas d'instincts, juste ces racines sous moi). Le souffle neuf de la nature, lecture d'Esther au bord du fossé, Tarn-et-Garonne, Clermont-Ferrand. tout voir entre l'écrit et ce que je lis, sans sujet à gérer - à cela, rien de pénible. Amour sacré de tous les musées. Le 4 mars entrée à Nérigean ; il s'agit bien d'enfance ! ...il s'agit de mythologie. En dix leçons, Le Grand Meaulnes. Mon père. D'autres rêves. Tout ce qui, autour de mon père, formait le halo de ce qu'il aurait voulu être. Et j'arriverais juste pour la rentrée des classes... Qu'ils étaient minuscules ! mon père avit régné sur ces tribus de pygmées, dans un hameaui comme celui-ci. Il y faisait froid et venteux, comme aujourd'hui.. ------------------------------------------------

    Carmensac

    La notion de terroir se nourrit au croisement de l'artificiel et du réel. Il y faut, pour le créer, un apport de soi. Je voudrais partager les propos de ces paysans, roulant voiture. Renouer connaissance avec ces gens simples de mon enfance.