Proullaud296

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der grüne Affe - Page 34

  • La docte assemblée

    - Ta gueule !

    - La porte !

    New O' reste interdit. Dans la pénombre il aperçoit douze formes enveloppées autour d’une table.

    - Fais chier !

    -...Courant d’air !

    New O' passe, la porte se ferme, deux fous à l’attache au ras du sol (chauves, hargneux, blêmes) s’aplatissent en bavant).

    Lutti désigne un siège vide ; elle-même, tout en rouge, s’installe vis-à-vis, de biais, les projos rouges montent d’un ton, les formes humaines s’émurent progressivement : une épaule, une main qui sort de l’étoffe, une tête qui pousse un voile. Des bribes de mots, des bâillements des deux sexes. Tous pour finir se débarrassent d’une lente torsion des épaules. À présent tous les personnages, ordinairement vêtus, se lèvent précipitamment pour disparaître par les fentes des murs, côtés cour et jardin. Lutti, New O', se regardent par-dessus la table, et reçoivent dans les oreilles le concert simultané, obscène et solennel des chasses d’eau.

    Puis tous revinrent s’assoir, très naturellement, et se parlèrent. Mais chacun parlait devant soi, mêlant soupirs, silences et mélopées, sans paraître s’adresser à tel ou tel en particulier ; les mots indistincts se perdaient tous pour finir dans un étang noir, cette longue table transparente allongée là entre eux tous.

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    Dans le dos du témoin se trouvent trois baies basculantes donnant sur une cour cimentée ; face à lui se tient l’assemblée, alignée, têtes basses et parlantes à la fois. Entre les bustes avachis se dressent sur le mur douze plaques de marbre vissées formant rectangles en hauteur ornés de demi-cercles : dessus et dessous. Enfin tout le long du plafond règne une cimaise gris argent. C’est une chaude après-midi d’octobre.

    New O' reconnut face à lui Douce et Biff, dont Lutti la Rouge lui avait parlé. Douce présente un visage plâtré rose au fond de teint, où font saillie les forteresses écarlates des lèvres et le bourrelet mauve des lèvres. Ses larges dents sont mouillées de fards, des yeux cernés de cils trop noirs vrillent l’espace sans expression. Sur sa tête trône une perruque de Méduse : boucles au petit fer, d’un blond d’abcès.

    À son côté rampe tout assis un petit homme à gros crâne déjeté, crépu et nez crochu, toutes choses qu’il ne convient pas de dire ; il forme avec Douce un couple inséparable.

    Ces deux personnages donnèrent au nouveau venu l’idée de sa propre supériorité ; Lutti, de biais face à lui, faisait signe à New O' de n’en rien croire. Elle désigne, du menton, sa voisine.

    « Celle-là ?

    - Oui. »

    Tronche antipathique. Une GÉANTE aux cheveux roux qui retombent, tout raides, nez puissant arête fine, bouche au rasoir et des yeux de serpent d’eau. New O' n’aime personne ici. Lutti lui fait parvenir, par le travers de table, noire, vitrée (rappel) - un message plié sous le nez de l’assistance indifférente. La lettre dit de se méfier, de tendre son esprit, et, en cas de doute, choisis la colère. « Tu dois » poursuit Lutti « te rappeler point par point ce que nous avons découvert ensemble.

    « Des insurgés se sont présentés par la porte à double battant, aujourd’hui condamnée. À leur tête marchait Djiwom la Géante, en perruque rousse. C’est en leur nom qu’elle a gueulé, présidé aux dégradations.

    « Les Insurgés réclament un droit de regard sur Nos Activités ; droit d’appel sur Nos Verdicts, renvoi immédiat de Biff et Douce, et la suppression de l’Instance – comme si on pouvait supprimer l’Instance !

    « Nous avons supporté leurs vociférations plus d’une heure. Dès que nous avons tenté de répondre, Djiwom a crié, interrompu tant et plus. Tu la vois près de toi silencieuse et remplie de fiel. Ses sentences comptaient parmi les plus sévères – il est bien question d’insurgés !

    « Elle fait à tous de sobres ouvertures d’amitié, elle t’en fera aussi. Tu peux en tirer profit si tu sais garder la mesure, et manœuvrer ».

    N’importe qui pouvait intercepter ce long message visiblement rédigé de la veille.

    À côté de Lutti tout en rouge, et presque en face en biais, deux autres femmes en contraste :

    Noffe, âgée, minuscule, bleu cru, fourrage d’une main ses boucles en tignasse. De l’autre elle cure ses dents que ses doigts masquent. Ses traits tirés vers le nez figurent une physionomie de rongeur, où deux yeux minuscules et myopes fixent le vide au-dessus de deux mandibules grignotantes.

    L’autre femme au contraire est quadragénaire blonde aux langueurs de fausse fauve, portant beau sur un cou à trois rangs, où rutile un collier d’or. Mézoï s’est opposée aux Insurgés. Elle a discouru sans jamais s’interrompre. Même sous le tumulte le plus forcené. Ses phrases refaisaient surface comme autant de résurgences et le silence restaurait de longues périodes où revenaient les tournures soignées, que l’on écoutait sans comprendre avant que le vacarme ne reprenne, sans qu’elle eût daigné y prendre garde.

    Mais Noffe, dite Naine Bleue, a obtenu, par ses cris de souris, ses chicotements, l’admission de Djiwom au sein de la Docte Assemblée, ainsi que ! ...ainsi que le renvoi des Insurgés, sans réponse. La reconnaissance publique auréole visiblement ce Couple disparate, Noffe et Mézoï, couple féminin, uni par la lettre N.

    Enfin, fermant la longue table, à l’opposé, en biais, un Trio : le Maître des lieux, flanqué de ses deux jumeaux bouffons ou chiens de garde : Maître Luhać [lou-hatch].

    Froid.

    Hiératique.

    Les mains posées à plat sur la vitre noire et transparente, le regard fixe devant soi. À sa droite un Paysan Vosgien puissamment taillé tête étroite et longue dolichocéphale cheveux ras, il est travaillé de tics ses longues mains et ses avant-bras tremblent et sa bouche est fendue d’un sourire et face à lui sanglée dans un tailleur gris souris une femme aux yeux pétillants visiblement brûlant d’entendre de bons mots. La tête minuscule de Chaffa encadrée de longues anglaises vire sans cesse de Luhać à l’Assistance On la dit dit Lutti très liée au Grand Lorrain. Des mains ces deux-là se font des niches sous la table sombre et translucide et pour cela on devait passer juste au-dessus des genoux du grand maître – méfie-toi méfie-toi de Luhać avait dit Lutti. Il n’a pas son pareil pour désarçonner les flatteurs -

    - Il dézingue les lèche-culs.

    - Exactement. Il ne croit pas à l’amitié, mais tous recherchent la sienne. Il est en relation avec l’Instance.

    New O’ demande ce que c’est que l’Instance. « Nous dépendons tous dit Lutti d’une Autorité qui règle nos départs et nons entrées.

    - Nos intronisations et nos évictions.

    - Non moins exactement. Qui vient dans l’Assemblée ne peut plus se retirer, sauf invitation expresse de l’Instance.

    - Personne ne sort d’ici ?

    - Chambres, toilettes, réfectoires : un vrai conclave. »

    New O’ évoque par plaisanterie la possibilité d’intrigues en vase clos : « ...conclave mixte », dit-il. Lutti n’en disconvient pas. New O’ demande à Lutti si ce n’est pas elle, l’Instance. Il se demande si dans le cas contraire, il aurait pu s’introduire ainsi dans la Docte Assemblée. Lutti répond qu’ « il se trouve des voies parallèles » - entretien préalable dans un salon attenant, tout en cuir, dont une sortie donne directement sur la Maison Centrale. « C’est une prison » dit-elle.

    New O’ ne se souvient plus de l’existence ou non d’un monde extérieur, à supposer qu’il y ait vu le jour. Il comprit qu’on l’introduisait dans un monde plus clos, où il devrait observer, manœuvrer. Quelle improbable intervention extérieur aurait-elle pu ébranler ces murailles… Les œuvres qu’il a projetées s’insèrent toutes à ce schéma :

    - le héros libéré d’asile

    - intronisé par une femme

    - ...doit détrôner le monarque en champ clos (mais y échoue) (d’où l’effondrement du monde et le retour aux Folies Originelles. Il sort de ses réflexions.

    Échec au monde dit-il.

    « Luhać met à profit tous les détournements de sens, dit Lutti. Garde-toi des paroles à double portée.

    Noujaud dit New O’ promet de se taire mais ajoute :

    « J’aimerais gagner, cette fois.

    Il repasse dans sa mémoire les péripéties de l’entretien : Lutti se tenait bras écartés jambes croisées, livrant sa poitrine et fermant le sexe. Son ensemble rouge se détachait sur le canapé de vrai cuir. « Un jour je lui ferai fermer les bras et ouvrir les cuisses » ». Mais des yeux, il ne quitta plus Luhać, qui le fixait, mais sans que le comparaissant montre le moindre trouble : les yeux morts de Luhać traversaient sans les voir les objets et les hommes. Luhać fit ainsi le tour de la table, et de chaque côté de son trône lorsqu’il se fut assis, Chaffe et Souvy, tassés chacun en pyramide, se houspillaient en faisant semblant de rire. Le Maître les secoua de lui, ils regagnèrent alors leur place, froids, raides.

    Luhać prit la parole, et tous les regards se tournèrent vers lui :

    Que veulent les insurgés ? nous renverser. Que proposent-ils ? Rien.

    Sa vois est mesurée, nasale mais très claire pour un homme. « Notre pouvoir, nos connaissances, l’étendue de nos attributions – ne sauraient se partager ni se transmettre ; ni aux Moyens-Courriers, ni à leur protégé le Peuple » - à ce mot l’Assemblée retient une exclamation de dégoût. « Nous avons su adapter nos énergies à des notions nouvelles, par un système bien compris de cooptation. Nous remercions Bràthair New O’ de s’être joint à nous. »

    Les têtes pivotèrent dans sa direction. Il pensa pourquoi ne fait-il pas mention de Lutti  puis les têtes repivotèrent en fixation conforme. Luhać rappela que le peuple aspirait au savoir. Que ces gens appelaient cela « démocratie ». « Or  les forces Barbares» poursuivait-il « triomphent toujours, comme la mort. Notre gloire est de repousser le plus souvent, le plus loin possible, afin que par la suite ils s’inspirent de nous. 400 ans séparent Marc-Aurèle des Burgondes ». Dans le lointain (L’Impossible Extérieur) New O’ distingue les vois d’une multitude déterminée. Les autres l’entendent-il ?

    « Nous avons un jour enfreint nos lois. Une seule fois. »

    Il se passe la main sur sa barbe crissante. « C’est pour elle » - son doigt se pointe sur Djiwom « que nous avons ouvert la première brèche.

    - Elle nous est dévouée plus que toute autre au monde ! s’exclame Douce en pinçant les lèvres. Choffa l’invite à « ravaler sa connerie » : Djiwom est le ver dans le fruit. Choffa est un clown femelle. Luhać poursuit son discours monocorde. Sans élever la voix il énumère les griefs : Djiwom ne présente aucune des garanties attachées aux représentants les plus anciens ; il est à prévoir qu’ensuite bien d’autres viennent inconsidérément altérer la composition de l’Assemblée ; il est pour le moins étrange soit dit en passant que certains se soient crus autorisés à investir un inconnu de privilèges mal justifiés..

    Tous regardent Noujaud, puis Lutti, puis Noujaud.

    « Djiwom s’est infiltrée à la faveur d’un climat insurrectionnel instauré peut-être par celles-là mêmes qui l’ont installée sur ce siège. Sa conversion aux vues de l’Assemblée doit d’autant plus inciter à la défiance. Elle a berné la loyauté des siens et n’hésitera pas à duper son propre camp.

    « Noffe et Mézoï, dit-il un peu plus haut en se tournant vers les jumelles disparates, vous avez disputé devant moi pour introduire cette géante rousse qui n’est pas de notre race. »

    Noujaud dit New O’ interroge Lutti du regard ; celle-ci détourne la tête. Noffe redresse son profil de rongeur.

    « Noffe, c’est à vous seule que devrait s’adresser ce reproche.

    - Elle avait repoussé son siège, avait raconté Lutti dans l’ancien salon de cuir. Elle s’appuyait d’un bra sur la table, en secouant l’autre comme une possédée. Elle braillait, la Noffe : « Le peuple a besoin d’instruction ! Il doit savoir où on le mène ! qu’on leur donne des livres !

    - Et Luhać ? avait demandé New O’ .

    - Il ne pouvait plus ouvrir la bouche ! avait poursuivi Lutti. Les vitres volaient sous les pierres ! » (« c’était un vacarme à ne plus s’entendre »). Et New O’, la veille donc, avait demandé : « Avez-vous résisté ? »

    - Nos gardes se seraient fait tuer !...Noffe ajoutait : »Notre système est pourri ! Luhać tient tous les pouvoirs ! Au nom de quoi ? » - et les autres autour d’elle de crier l’Instance ! l’Instance ! Noffe s’emportait : « Qu’est-ce qui le prouve ? - Pas besoin de preuves ! » Elle hurlait à l’ingratitude : Vous êtes plus nuls que les Extérieurs ! » Lutti achevait alors son enseignement : il fallait « voter, destituer Luhać, « régénérer nos institutions »…

    ...Pour l’instant, là, tout de suite, Luhać poursuivait :

    - ...et vous aussi, Mézoï, vous êtes désormais indésirable au regard de l’Instance…

    - Des preuves ? dit Biff.

    Les jumeaux bouffons, Mâle et Femelle, s’abstinrent d’aboyer.

    - Vous nous avez soutenus, Mézoï. Vous avez préservé Notre Savoir de l’invasion des masses ; mais sur un ton, monDieu ! si mesuré, qu’on y décelait de l’ironie, ne protestez pas ! De l’ironie. C’est vous qui avez suggéré cette prétendue solution prétendument démocratique et véritablement détestable d’admettre Djiwom au conseil «  - encore ! soupira New O’ - « Prendre la tête, jeter le corps », tel était votre Mot. À présent, c’est votre tête à vous, à vous tous, que réclame l’Instance ».

    ….Lorsque Luhać eut fini de parler, pour ne rien dire, sans avoir beaucoup levé la voix, il se fit un instant de silence.

    - Me sera-t-il permis de m’exprimer ? » C’était Mézoï, d’une voix sifflante. Sans attendre de réponse, elle se lança dans une longue et sincère dissertation, portant fréquemment la main à son collier-gorgerin. Mézoï conservait l’intime conviction que les Masses tireraient le plus grand profit de l’Instruction.

    Cette dernière cependant ne devait leur parvenir que très progressivement, eu égard à leur naturelle turbulence, dont on pouvait encore percevoir, à l’instant même disait-elle, les échos extérieurs.

    Il lui avait paru judicieux que les plus libéraux de l’Assemblée, ainsi que les plus ouverts du peuple, joignissent, « parfaitement, joignissent » leur savoir-faire afin de promouvoir une distillation homéopathique de la culture dans l’organisme populaire. Rien ou presque n’avait été jusqu’ici amorcé, mais elle ne désespérait pas que la « collusion » souhaitée n’entraînât une « évolution positive de la conjoncture ».

    Ce langage excite dans l’assemblée une hilarité nerveuse. L’inexpressivité de Luhać vire à la performance. Lutti cligne de l’œil et Noujaud sourit à l’unissons. Les deux bouffons à l‘attache demeurent impassibles.

    Djiwom prend la parole.

    Noujaud trouve le temps long, les autres pensent de même. Ils se grattent le corps ou bien jouent avec leurs mains. Et tandis que Djiwom présente sa défense (larges épaules, regard bleu pâle sans un cillement, mâchoire agitée, voix rauque ; buste droit, bras sans expression) – Noujaud dessine une carte géographique de son invention, avec fleuves, rivières, capitales et grandes routes.

    Lutti lui fait parvenir à travers table un papier plié, en mauvaise élève : « À la prochaine récré je me mets à côté de toi ». Noujaud répond de même : « Djiwom a un dentier, elle croit que ça ne se voit pas ». Lutti : « Elle s’en sort bien, la vache ». Noujaud : « Malgré tes 50 ans, tu gardes des yeux de braise et ton sourire en coin ». Les passeurs de papiers se font des passes à ras de table.

    Abaissement sensible de l’âge mental.

    Quand Noffe à son tour, du haut de sa petite taille, se met à pérorer, tout le monde se tasse au fond de son siège. Djiwom elle-même lance à Noujaud un papier plié : « Le verdict est couru d’avance ». Luhać regarde la petite Noffe dans les yeux. Elle a des sourcils touffus. Lutti : « Tu n’es pas là pour lorgner les femmes ». Plus tard, la même : « Prépare ton intervention ».

    Noujaud regarde à droite, à gauche, effaré : personne n’a intercepté cette boulettes expédiée d’une phalange. Des têtes s’inclinent, des signes s’échangent. Noffe continue de se défendre avec la dernière énergie, son petit museau de tire-bouton se plisse et se déplisse. Elle invoque les Droits de l’homme et personne ne proteste. Noujaut : « Crois-tu qu’il faille donner l’instruction à tous ? » Lutti acquiesce en haussant les épaules (« évidemment »). « Mais ce sont des Barbares ! » crie-t-il à voix basse. Le Grand Biff a tout entendu, il répond que « les Barbares sont toujours vainqueurs ». NOUJAUD finit par se lever, tout accroupi, et rejoint Lutti au niveau de la cuisse : « Ils ne veulent pas du Savoir, mais le Pouvoir ». Une pause : « ...pourquoi supportez-vous Luhać ? » Noffe pérore : « C’est pourquouah nous devons leur accorder les moyens d’une vigoureuse et définitive Réorganisation » puis se rassoit.

    Noujaud, hors de sa place, tient devant lui une grande feuille vide prise au hasard devant lui. Tout le monde rit, c’est bien la première fois. Le décor est le même : carreaux de marbre noir veiné blanc plaqués au mur, etc. Noujaud défendra Luhać, par amour instinctif des chefs : les chefs savent ce qu’ils font. Biff et Douce se parlent à voix basse : Douce-la-Repeinte descend en flèche la binette à Noujaud : gueule, maintien, voix présumée. Son rouge à lèvre violet se tord de dégoût comme un sale anus. Biff -le - Jaune renchérit, prononce « fachiste » et « niais » assez fort pour être entendu. Douce dit « débat dépassé » (même jeu). Les yeux de Noujaud se plissent, se déplissent, vers le haut, vers le bas : « Luhać, di-il, tu es le meilleur. Tu racontes des balivernes. Tu profères des méchancetés. Car tu connais chacun de nous ».

    Biff s’écrie Ma parole ! il l’a appris par cœur ! Il n’y a rien sur sa feuille !

    Noffe : « Et la politique extérieure ? »

    Nouhaut poursuit l’agitation de l’encensoir (Luhać ne manifeste rien ; Nézoï, au-dessus de ses rangs de colliers, le considère avec angoisse) – Noujaud conclut vite, très vite : « C’est pourquoi, nous nous en remettons à toi, Chef, quelles que puissent être tes imperfections. Nous affronteront l’éternité, si c’est toi qui nous guides. »

    Murmures désapprobateurs.

     

    Luhać se relève. Il porte sa cravate gris perle. Ses deux bouffons à l’attache se lèvent, portant sur le visage la pleine mesure de la stupidité : à droite Souvy, Vosgien, bûcheron. À sa gauche, Chaffa, brune, frisée, de Montauban. Noujaud froisse à grand bruit sa feuille vide. Chaffa, suraiguë :

    « Ne touchez pas aux livres ! » (les mains en grappin sur les seins).

     

     

     

     

     

     

     

  • Le cloître

    C O L L I G N O N L E C L O Î T R E

     

     

    Il était parvenu à cette espèce de satisfaction. Voyant autour de lui la vastitude des campagnes, les prés, les bois et tout ce qui s'ensuit (vaches, femmes dans les bourgs et draps sur l'herbe), il se sentait le possesseur, l'englobeur des choses. Ses poumons se soulevaient, il absorbait les champs, le val, un clocher ruminant sur Volsonne, et les fumées au loin vers Waldebourg. Son souffle passait sur les blés, les haies, les potagers : l'abbaye profitait de tout, la natalité galopait, la longévité longéviait. L'abbé Jean-Robert enrobé dans son embonpoint succédait à l'abbé Jean le Loup. Le successeur à présent régnait sur mille arpents de vignes, de villageois et de rivière, et s'appliquait volontiers l'ironie.

    Vingt ans auparavant, anno Domini quatorze-cent soixante-sept, il était entré là, par un sombre jour de neige ; il ne tombait du ciel qu'une grande grisaille de lumière ; le fils cadet du rempailleur n'avait pas suscité de miracle à St-Cloud-d'Ambervilliers. Les jeunes femmes ne l'amusaient pas, les vieilles non plus. En bref sa bite molle le faisait chier. Finalement il se sent fait pour des choses plus nobles. Plus longues, tiens, justement. À la mesure de ces bâtiments noirs, très lourds, avec des ardoises très noires jusqu’à mi-sol des murs, et des cheminées à rôtir des sarrasins.

    Il en habite un, au sommet d’un monticule sans excès, dont l’abbaye occupe tout le plateau. En dessous, dans toutes les directions, des vallonnements vachement fertiles.

    Sous la neige (c’est janvier) le Frère Ikselles, mort depouis, montre à l’impétrant 1) le réfectoire, 2) le cellier, 3) les dortoirs. 4) la bibliothèque et les commodités. Plus les parchemins attestant de la fondation de l’abbaye en l’an de grâce 909 (CMIX). Et très vite, vingt-huit ans à peine avaient suffi à Jean-Robert de Baume pour conquérir les têtes, les cœurs et les confiances, si bien que ses pairs applaudirent à sa désignation par le pape Léon VII : abbé de St-Cloud d’Ambervilliers.

    La vie de moine passe comme un jour, la règle empêche qu’on se voie mourir, empêche qu’on se sente vivre. Mais Jean-Robert de Neuzanville n’était pas un abbé ordinaire. Il parvint à se faire attribuer, en sus de son réduit réglementaire, le rez-de-chaussée d’une tour où s’ébattaient jusqu’ici volontiers les volailles – en bref un ancien pigeonnier où promptement s’aménagèrent trois étages. Les fromages se vendant, les aménagements intérieurs permirent à l’abbé une bonne retraite. Il n’était ni mieux chauffé, ni mieux nourri, mais pouvait ainsi s’appliquer la devise de Sénèque :

    Sanabimur, si separemur modo a cœtu -

    Nous serons guéris, à condition de nous éloigner de la foule.

    C’était un haut homme, puissant, sanguin, bien proportionné. Il lui fallait cet air des cimes, disait-il en riant, pour appliquer à son gouvernement la lucidité indispensable. Le jour où le Frère Ikselles intronisa ce nouvel homme en ces lieux, je me suis méfié. Les distractions sont rares dans les monastères, à moins de se réjouir de la régularité liturgique. Je me suis fait espion. Malgré l’interdiction j’ai tenu un journal où je notais tous les faits et gestes, et les pensées de Jean-Robert. Déjà, on l’a castré du Neuzanville. Puis il a demandé de lui-même à se faire instruire de la vie de saint Robert, Rien pour moi-même, tout pour les autres. Il a juré entre ses dents. Il s’est signé. Qu’a-t-il vécu dans sa vie « d’avant » ?

    Il n’est poussé par nulle vocation. Il aurait mieux caché ses réelles ambitions. Mais ses dents dépassaient aux commissures. Toujours à côtoyer le chef de notre communauté, à le narguer sitôt le dos tourné. Toujours à rudoyer le novice : gueuler sur le coupeur de bois, l’homme des seaux de lait, l’homme des vaches.

    Il a senti, très vite, que ça se voyait. Il s’est donc appliqué à la transparence, à la discipline et aux mortifications. Il avait parfois dans les yeux des lueurs, et du verdâtre au creux de ses joues. Certes, il n’était pas aussi rouge qu’aujourd’hui. Il ne soufflait pas en montant les escaliers. Je ne susi jamais arrivé à le trouver désagréable : Dieu aurait pu, s’il l’avait voulu, me créer à l’image de Jean-Robert ! qu’il me pardonne mes pensées sur mon propre abbé.

     

    L’abbé Jean-Robert s’éloigne de la fenêtre sur le vallon. Il s’installe sur un prie-Dieu, au milieu du cercle de pavés rouges. Dieu voit tout.

    « Je me souviens » pense l’abbé -peu enclin à penser en ce jour - « d’avoir été le seul depuis saint Jean le Loup à présenter mes intentions, dans un discours préliminaire : le rescrit.

    « Nous avions bien bu » poursuit-il. Du bon vin dans des brocs tout simples. Des discours, en latin, en allemand. Je m’en suis trouvé exalté. C’était aussi comme un grand puits de lumière, irradiant tout mon intérieur, canalisation divine, faille de tous et de chacun. Je pouvais à volonté ouvrir ou clore la plaie de tous mes amis et frères, au nombre de 72, 6 fois Douze. Ils m’obéirent tant, que j’en fus confondu. La Grâce est terrifiante. Enfin le puits disparut. »

     

    Jean-Robert priait peu. On le voyait soucieux, le vert au creux des joues. Il inspectait partout, redoutable. Il contrôlait qui se confessait, qui non. Muni de l’indult papal, il eût prospecté le secret

    des confessions. Puis il se renferma de plus en plus souvent. Et le renfermement ne va pas sans une extrême conviction que tout est Vanité. C’est assurément le but du moine : certains s’affligent, d’autres s’enflent d’orgueil ou de désespérance, mais les meilleurs sont tentés par l’absurde Vacuité du monde. Je peux vous en parler : ils m’ont renvoyé trois fois.

    Jean-Robert s’affligeait : n’être qu’un abbé, c’était du petit monde. Il avait inventé le recroquevillement d’Envie. Il se rabattit sur nos boutonnages et sur nos laçages, souliers d’hiver, sandales d’été. Ah ! c’était un drôle d’abbé.

    Jean-Robert s’infligeait des pénitences. Il se cognait la tête aux murs, ou de ses poings. Il restait à genoux des heures. Il ne s’agissait pas d’élancements mystiques. Juste une question d’organisation. Apparemment. Il humiliait à heures fixes sa chair abondante et gourmande. Avec méthode, il se flagellait quelquefois.

    Quant au frère Ikselles, il se chargeait des contacts extérieurs : Monsieur de St-Dié. Frère Ikselles n’eût jamais révélé ces bagatelles à quiconque. Au bout de trois minutes de flagellation, l’abbé Jean-Robert transpirait comme un fleuve. Il s’était appliqué à méditer sur Dieu, sur le Fils, saint Joseph ou Marie. Mais il eût estimé ridicule ou fâcheux d’atteindre l’extase. Il s’essuyait avec un gant de crin, et mangeait du poisson toute une semaine. Scrupuleux donc, à sa manière dure envers les autres et lui-même : à genoux sans coussin devant l’autel, soit ; jeûnes fréquents, soit. Mais ne jamais couler dans les excès de Remiremont, sous la cornette ithyphallique de Mère Cécile-Andrée de Bonnefont.

    Frère Ikselles était le seul à se souvenir des sœurs « bonnefontaines ».

    Cependant, cependant :

    La cellule du Père Supérieur Jean-Robert ouvre sur une Bibliothèque largement pourvue en exégètes de Bouddha. Il en a tiré une philosophie tout à lui, qui ne retient -de façon élémentaire ! - que « l’affirmation du néant, qui est Dieu ».

    Il vit profondément de cela.

    Il s’affine vers Dieu.

    Dans ses méditations paumes levées, il tente le Grand Sommeil, qui est connaissance suprême. Par la rupture avec le lien charnel, ca grand corps accède aux ciels purs. Quand il déplie ses jambes en lotus où passent les fourmis, Jean-Robert sent s’épancher au sommet de sa tête une insondable torpeur.

    Comme un coup de masse de bronze.

    Il se sent apaisé, descend donner des ordres d’une voix angélique et veille à tout son monde avec des effleurements de cristallier. Il s’efforce de voiler ses élans de fierté. Il relit les passages sombres de Job et de l’Ecclésiaste, et se retrouve chrétien comme devant.

    Rien ne lui semble plus important que l’étude de soi-même.

    Rien ne lui semble plus important que de le rejeter.

    Ne plus manger. Ne plus bouger. C’étaient les derniers temps de son séjour à l’Étage. Il aspirait, bloquait son souffle et répétait aum d’une voix caverneuse, tenue le plus longtemps possible.

    Ses entrailles cérébrales frémissaient.

    Il s’absorbait, tout de même, devant le Christ en Croix.

    Malgré ces macérations, les jeûnes et les privations de chauffage, il sentait persister en lui de vieilles attitudes, raisonnements vicieux, jugements erronés et attributions de beaux rôles. Ces stupides persistances, pourtant, lui étaient gages de sincérité : le Père Jean-Robert, immobile, croisées ouvertes, se sentait parfois satisfait de ses insatisfactions.

    * * * * * * * * * * * *

     

    ..Zachée, quant à lui, s’étourdissait de chasses. Rien de plus facile dans ce pays-là : au pied des montagnes, chaque vallée contenait de l’ours, du cerff et du faucon bleu. Ou bien du lièvre, des perdrix.

    Plusieurs fois par semaine, Zachée de Broisy sortait son équipage, chevaux, chiens d’Artois et bâtards. Il chargeait son dos de flèches, son poing d’une pique ou d’un épieu à l’ancienne.

    Comme dans la chanson, « la venaison garnissait les saloirs ». Bien sûr il s’ennuyait comme une bête, et les festins lui rappelaient avec remords les vertus de Jean-Robert, Prieur de St-Clothy d’Ambervilliers, dont la renommée avait franchi les 50 lieues qui séparaient le Mont Clovis de ses domaines.

    Surtout, Zachée de Broisy connaissait des difficultés sans mesure avec l’administration départementale du Jura, parce qu’on n’avait pas idée, en 1883, de chasser « à la médiévale », quand les meilleurs fusils étaient en vente partout, nom de D. !

    C’est pourquoi Zachée de Broisy sanglotait in petto en considérant le vénérable Jean-Robert de St-Clothy, cousin par alliance de sa première femme. Zachée essuie souvent sa barbe, grasse, courte et drue, comme obscène, comme plaquée. Toujours humectée. Courteau, de joues renflées, rose et potelé des doigts, suffisamment agile pour jouer du serpent. Mélomane, lui faut-il vraiment renoncer à toute la boursouflure de la vie par désir d’amour divin, de Purification ? Les sons l’hallucinaient, il se composait des polyphonies, entre deux communions du dimanche. Il était bien le seul, à cent lieues à la ronde.

    Le pâté de sanglier communique une humeur bien robuste, on se sent plus près de Dieu quand on a bouffé du bon sanglier, le Dieu de Zachée semble n’avoir pas plus de consistance que celui de son lointain cousin. Ce cousin voit Dieu à huit heures précises, quand le soleil perce la verrière d’ogive, différemment suivant les saisons. Zachée, lui, sent son Dieu dans son oreille, ou dans son ventre.

    Jean-Robert le Cousin nage dans le bonheur de sa sainteté naissante, mais Zachée s’ennuie : trop de chasses, trop d’amis, trop de repas. Fils de putes ! s’écria-t-il un jour qu’il avait bu (ces jours sont très rares) : débarrassez la table, et me débarrassez aussi. Je ne ferai plus de vieux os, la goutte m’entrave et je ne pisse plus ».

    - Vous mangez trop de gibier, dit le serviteur.

    - Vous servez trop de gibier, dit Zachée.

    - Il semble que Monseigneur ne se soit pas déchargé depuis un fort long temps.

    - Je frise l’apoplexie, Nestor, je dépasse quarante-six ans. C’est un miracle que mon ventre soir resté plat ». Le serviteur le trouva vulgaire ; Zachée verrait sa maîtresse tantôt. Elle était dans la pièce voisine, attendant le plaisir du sangliophage. Zachée grimace : « Je ne pourrai jamais styler ce porte-plat ». « Contre la mélancolie » poursuit le serviteur, « le Sieur de Boisy lui-même n’a pas trouvé de remède . - On ne dit pas « le Sieur de Boisy ».

    Avec la bonne ecclésiastique, en service d’extra, ils le jetèrent sur un lit dela pièce voisine où la maîtresse en titre est venu sucer quelque gland vaguement baveux. Il ne pouvait plus s’agiter. Mais dès qu’il fut seul et ses mains torchées, il écrivit ce qui suit :

    « Cher ami cousin Jean-Robert,

    « Je suis le seul à pouvoir de traiter de ces titres. Curieuse destinée décidément pour nous autres, qui t’a mené à la tête d’un grand monastère, tandis que je me vautre à la ferme parmi les femmes et les dépendances.

    « Nous avons fait la Petite École ensemble, mais tu es monté à Nancy – qu’est-ce qu’on se sera donné tous les deux sur le plateau, chasses et galopades ! Tu ne refusais pas le cheval – j’ai dû pour ma part y renoncer cette année : des douleurs atroces, pour moi et pour la bête en raison de mon poids, et tu chassais, je m’en souviens bien, plus que je ne priais.

    « Puis nous allions basculer, non pas les belles au moulin comme nous le faisions croire, mais les sacs de farine dans le pétrin du boulanger.

    «  Tu as fait des pèlerinages pour voir du pays : Notre-Dame en Italie, tandis que je me charroyais de Marseille à Montpellier, où les gens comprennent mon patois latin. Je rapporte de la poussière et toi des bénédictions. À Béziers j’ai inventé les fréjolles de calmoutiers : des miettes de poisson, des cougourdes ; mêler à de l’ail, plus une piperade, un brin de lièvre, et c’est immangeable ». Plus tard : « Comment fais-tu pour vivre, ô cousin de ma première épouse ? sans manger ni dormir, ni presque boire à ce qu’on dit ? Dieu dans nos légumes, dans nos fruits ? je ne le trouve pas. Mon rêve est de me purifier de l’envie, par l’admiration, mais je me sens tout décapé de par dedans. Tu vois Dieu ? Cela doit te suffire. Toi, le Prieur, intercède ».

    « Prie-le d’alléger mes sauces, de rendre à mon rébec son efficacité soignante. L’acédie, ou l’ennui, est péché capital. Et Dieu à tout instant, sous ta verrière, ce ne serait pas de la gourmandise ? ...Jusqu’à mon admiration, qui ne te manque pas ». Plus tard : « Ce qui signifie, cousin d’alliance, que ne demandant rien tu obtiens tout. Prends garde au péché d’excessive satisfaction, sans même savoir si tu le commets. À ta place je le commettrais. Pourtant tu ne dis jamais de quelles grâces tu profites. Les autres disent : « Sa renommée a volé jusqu’à nous ».

    «Modeste et fier en même temps. « Dieu est silence », mais les mines que tu prends sont-elles du silence ? As-tu l’air extasié, ou absent, très froid ? Comment supportent-ils, en ton monastère de St-Clothy, que rien ne soit vraiment administré ? Ton second ; Ikselles, très vieux, n’a-t-il pas toute autorité en ton nom ? Il tremble de peur de mourir : n’est-ce pas une honte, venant d’un moine comme lui ? ...Tu pourrais voir Dieu dans une rivière, ou dans les poissons que tu pêcherais, comme il est dit dans la Genèse ? ...Tu t’élèves et parades au sommet de ta verrière, phénomène de foi. De foire. Si tu meurs, parlera-ton de « transfert en haut lieu » ? Seras-tu remplacé par une momie de cire blanche ? « Itinéraire d’un grand saint », « De la momerie à la momie »… - j’achète.

     

    Maître Zachée de Boizy,

    À vous toute autorité et salut.

    De par le Roi (que je suis), je vous apporte l’ordre et l’honneur de rejoindre notre bonne ville de B., dont je vous ai fait maire avec approbation de tous les échevins du lieu. Par toute la Comté il n’est question que du talent dont vous touchez et composez du luth et laissez faire à merveilles toutes demoiselles aux sacqueboutes.

    Vous êtes aimé. Il n’est jusqu’à Lyon qui ne résonne de vos louanges. Vous vous entendez en tous arts, voire en cuisine, mais de celui-ci en vérité vous faites trop état. Vous composez en vers ou prose, produisez force talentueuses comédies et parades.

    Vous n’êtes pas reçu à ma cour à proportion des inimitiés que vos conduites avaient engendrées en d’autres temps, ores sçavez que tous bons roys n’ont point coudées franches. Aussi vous enjoins comme de dessus que retourniez à B. de la Comté, afin que vous accomplissiez en icelle ville l’obligation la plus estimée, la plus enviée qui fust oncques, assavoir défendre nos plaines et plateaux de mon cousin le Roy de France Louys, onziesme du nom. »

     

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    Zachée de Broizy ou Boisy épousa le mercredi 26 avril 1476 Dame Athénaïs, grasse et plus âgée que lui, sans intérêt financier. Pour plonger plus avant dans la déréliction peccamineuse (« pour s’abaisser dans le péché ») par l’assidue fréquentation du trou des femmes, ou pour alléger son acédie, qui est «tristesse en présence de Dieu ».

    Mes frères, ce n’est ni l’un ni l‘autre. Voici un homme et une femme jusqu’ici confiants en Dieu et en leurs forces venues de Dieu. Quel besoin avaient-ils, l’un et l’autre, de s’embarrasser d’embrassements de compagne ou de compagnon, dont l’homme au moins pouvait trouver dans sa débauche une satisfaction complète de ses ruts ?

    Car, cher cousin Zachée, vous n’avez jamais dit, j’entends proféré, devant témoins, mot de votre épouse. Voici donc ses qualités : quarante années sont bien pesant fardeau pour les femelles. Il est à craindre qu’elle soit veuve et flanquée d’enfants difficiles de composition, voraces de complexion. Si les enfants s’étant départis d’elle engendrent un manquement, elle se sera soit prostituée car il n’est point de haute marche d’un état l’autre : c’est en vérité chercher l’abri des écus à l’orée du grand âge, qui vous fera grand déshonneur à moins que vous n’y voyiez bénéfice, soit vouée à grandes vertus, s’étant jusqu’à ce jour préservée par miracle divin, que vous auriez pu adorer sans vouloir par mauvaiseté flétrir de vos concupiscences.

    « Puisse-t-elle en ce cas vous convertir, ce que nous souhaitons de toutes nos prières et supplications ».

     

    Zachée admira comme il faut la prose balancée de l’Abbé. Il ne révéla rien à son épouse et la baisa comme un bûcheron.

    Le messager suivant apportait un vieux bref de Sa Sainteté. Il fallut régaler d’importance un si grand courrier. Zachée transporta donc son ventre en ses appartements. Se cala entre deux coussins et lut : la renommée du Comte-Abbé avait franchi le Jura et les Alpes, jusqu’à Rome ; l’excessive humilité engendre l’excessif orgueil, et ne s’abaisse pas à rechercher les sommets d’un monastère, mais trouve au contraire, dans la communauté des Frères, reculade et bénignité ; le comportement du Prieur de Saint-Clothy, aggravé par la consultation de certains livres des Indes et de Cathay, avait relégué le susdit monastère sous la tutelle d’un frère d’Ikselles, indigne par sa naissance de telles honorables fonctions.

    Et le courrier du Pape à Zachée, tout gros et valétudinaire qu’il fût, enjoignait de se mettre en route sans tarder afin de relever, cinquante lieues au nord, l’Abbé Jean-Robert. Zachée, frappé de la foudre, donna son accord sous pli scellé, après consultation de sa seconde épouse. « Qui prendra soin de mes domaines ? » gémit-il. - N’avons-nous pas Leamington mon fils aîné ? car elle était anglaise.

    * * * * * * * * * * * * *

    À cinquante lieues de là, Jean-Robert sortit de méditation et se frotta l’estomac. Cette sensation survenait plus souvent ces dernières semaines : il se sentait partir dans une extase, dont il n’aurait su dire si le Christ l’inspirait, ou quelque autre action : douleurs de la passion, sourire de Josaphat ou contemplation d’une croisée d’ogives. En ce moment précis où l’anneau cérébral se haussait lentement, une douleur l’atteignait à gauche sous l’épigastre. À la verticale du cœur. De même sa langue se gonflait, ses oreilles tintaient.

    Un voile passa devant ses yeux.

    Certains jours une nausée lui remonte du ventre. Il se figure que Dieu lui mesure sa grâce.

    Il  s’aperçut que tout bonnement il avait faim. Alors il s’est levé de son banc de prière en se frottant les genoux, qu’il avait larges et cagneux malgré les coussins. Il a vérifié les fermetures des fenêtres : toutes prennent l’eau ou le vent, dégoulinent des jointures et communiquent le froid. Jean-Robert le Moine, depuis des années, à travers les saisons, crève de froid, d’humidité, de faim ou de soif. Il offrit à Dieu tout cela. Ayant descendu quelques marches, il urina longuement dans un tuyau de plomb. C’était un perfectionnement, car il avait gagné des calculs déchirants ; des aigreurs à ne pas manger ; à ne pas boire, ces haleines indescriptibles. Voilà pourquoi Frère Ikselles avait pris tant de place : un moine qui n’était que moine, et qui de simple flair s’était improvisé Prieur.

    On allait voir ça.

    « Roberto ! »

    Roberto n’a pris ses vœux que de l’an dernier. Petit, jeune et jaunâtre, il ne présente aucune tare supplémentaire, et son seul titre au monacat est la Vocation. Il marche libre et droit. Il se laisse rudoyer sans perdre sa dignité. Il admire son maître, dont il approuve l’orientation mystique. Cependant, il ne s’y oriente pas lui-même.

    Aujourd’hui, les bras croisés, il contemple de ses cinq pieds de haut la chute prévisible de son maître dans les errances d’ici-bas.

    « Vous avez présumé de vos forces » dit-il.

    - Faites-moi parvenir un bassin d’eau chaude ».

    Roberto héla un novice dans  l’escalier tournant. « Retournerez-vous aux turpitudes d’ici-bas ?

    - Je veux me débarrasser de Frère Ikselles. Il finira par me faire oublier.

    - Frère Ikselles est connu des frères fromagers, des fournisseurs de bure et des collecteurs de cuir, mais c’est auprès des clercs et chevaliers que votre renommée s’est confortée. Vous êtes toutefois moins connu que Dieu. »

    Ils se sont mis à rire, l’eau chaude fut apportée, le Prieur retroussé trempa ses chevilles et l’eau devint noirâtre. Il pensa qu’il ne renoncerait pas aux voies de la sainteté, mais par d’autres moyens. Il ne communiqua pas cette pensée.

    « Le dortoir », dit Roberto. Puis, entre ses dents : « Première Étape ».

    Jean-Robert le Prieur contempla cette immense carène de pierre, où s’alignaient cent vingts corps bruns sur cent vingt couches – dont soixante dans la bure de part et d’autre, sous autant de soupiraux nichés au creux des voûtes.

    *

     

    L’abbaye cistercienne de St-Clothy s’enorgueillit de la plus belle toiture de Franche-Comté. Les nervures descendent à hauteur d’homme. Au mur du fond l’œil-de-bœuf centré sous une ogive. Un pavage luisant comme peau de chat. À droite, le baldaquin du Chef de Chambre où se succédaient les novices – naguère ; Jean-le-Loup y avait mis bon ordre. Triste épisode. « Tu admires l’arche, Prieur. Mais tu te livrais au désordre. Si tu reviens, le hasard sera ta loi. Nous serons plongés dans ton caprice. Les amoureux de la paix se rejoindront ici pendant le jour. Et le tourbillon reprendra. Car c’est le Diable de trop servir Dieu, comme tu l’as fait sous ta verrière ».

    Il garda pour lui ses pensées. Précisément sonnèrent les trois coups de l’Angélus du soir. Les formes sur les lits pivotèrent sur le cul et 240 pieds se posèrent sur le pavé.

    « C’est un bon exercice » dit le Prieur.

    - Passez encore inaperçu, chuchota Roberto.

    L’unité s’émiettait. Les uns bâillaient, d’autres priaient, le dernier se grattait. Tous les corps se mirent à sentir. Quelques ablutionnaires clapotaient parmi les seaux de bois, de l’autre côté d’une cloison. Près d’eux poussaient les constipés.

    « J’avais oublié tous ces bruits » dit Jean-Robert.

    Les frères convers à présent ôtaient les literies, passaient les balais en fredonnant. C’était une belle communauté que St-Clothy, bien organisée, dont il fallait s’estimer très fiers. Même si les convers étaient exemptés des exercices de dévotion. Le dortoir fut bientôt

    net. Jean-Robert s’avança entre les deux rangées de couvertures brunes : 60 de part et d’autre, en comptant le baldaquin. L’air neuf circulait ; grâce aux ouvertures de la voûte. Le prieur palpait les lits : C’était donc là que se reposaient ou s’agitaient les frères commis à sa charge, tous ces vases humains si longtemps relégués sur les basses étagères…

    S’il se replaçait parmi eux, ils lui en sauraient gré. Mais il ne fallait pas que son lit personnel fût rop central, car une excessive familiarité lui semblait mortifiante ; le baldaquin

    Le baldaquin ne devait renfermer qu’un régent de dortoir : Jean-Robert ferait supprimer ce poste et cet insigne.

    D’autre part, une couche trop ostensiblement placé contre le mur ou tout près de la porte, exposée au vent des latrines, sentirait l’orgueil. Et Jean-Robert se décida pour une couche aux deux tiers du rang de gauche, quand son accompagnateur, lui touchant l’épaule, fit observer que les vœux de la communauté seraient suffisamment exaucés s’il rejoignait simplement sa Chambre de Prieur ainsi qu’il seyait à ses fonctions, fût-elle la mieux chauffée du bâtiment. « Ce n’est que justice » dit Jean-Robert, et nul n’y trouvera à redire.

    - Si, moi.

    Côté latrines, Ikselles venait d’apparaître. Son neveu l’accompagnait, noiraud, chafouin, les mains tremblantes. Les quatre religieux se dévisagèrent sans indulgence. Le vieil Ikselles ne tremblait point. Sous son cou les fanons demeuraient strictement parallèles, et ses yeux gris transperçaient la carrure du contemplatif repenti.

    Quant à Roberto, il ne détachait pas son regard des mains du neveu, que ce dernier tentait en vain de dissimuler. « Je n’ai rien à dissimuler » dit Jean-Robert.

    Ikselles répondit que le Prieur n’avait rien à dissimuler ; qu’il reprendrait sa place après avoir bien reconnu de sa propre bouche qu’il l’avait négligée ; qu’il s’était envolé vers Dieu, mais qu’il le ramenait vivant, en sa propre personne », acheva-t-il.

    Les deux moins vieux se contemplaient à lèvres arrondies : Roberto se sentait à son tour gagné de tremblements – il s’aperçut avec effroi que c’était de colère. Le neveu se réfugia derrière la haute taille du Frère Ikselles.

    « Là-haut je priais pour vous », articula Jean-Robert.

    - Puis c’est devenu de l’orgueil, dit le grand vieillard.

    - Et chez toi » - sa voix se raffermit - « de l’ambition : tu m’as supplanté. »

     

     

     

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  • Ces villes où je meurs

    C O L L I G N O N

     

    C E S V I L L E S  O Ù J E  M E U R S

     

     

    Thème : un homme écrit sa lettre d'adieu. Il range ensuite soigneusement ses affaires. Il prend l'autorail pour Eygurande.

    Là-bas, il s'installe et meurt.

    Développement :

    Un homme à sa table, la tête entre les mains. Il médite les termes d'une lettre d'adieu. Puis il rassemble,

    mort,retraite,Limoges

    donc, ses affaires. 50 – 70 ans. 1M80, ni grand ni petit. S'il tournait la tête (à présent de trois quart arrière) on verrait son épaisse moustache – Nietzsche, tout de même pas. Sympa et bourru, ils sont nombreux comme ça. Ce qui fatigue le plus, la journée ou la vie ? On a sa fierté ; un peu de dignité. De recul.

    Un nom à cet homme, quitte à l'oublier souvent. Quelque chose de pas trop difficile : François, Grossetti, comme le général – mort de dysenterie le 7 janvier 1918.

    Une lettre d'adieu, c'est délicat. On ne sait pas qui lira cela. Tout ce qu'il comprend à sa situation immédiate, c'est qu'il s'agit d'une histoire de femme, pas de quoi fouetter un chat. Il faut appeler un chat un chat. Pas trop de souffrance, par rapport à son âge. Peut-être y en a-t-il plus qu'on ne croit. Qui souffrent (même sans avoir fait d'études ; c'est bête de croire des choses comme ça).

    Pour les femmes les choses se présentent différemment – il n'a pas connu beaucoup de femmes ; la sienne, à peu près. Plus quelques putes. Quelques autres aussi, naturellement, des vraies, dans la faute, dans l'éphémère – pas envie de revivre. De vivre non plus, sauf si ça le reprend, rien de moins certain. Lettre d'adieu ou pas lettre d'adieu ? On peut se passer de tout. D'orgueil. L'homme se lève dans l'appartement, retaille ses moustaches devant la glace – une amorce de fanons, des rides "d'expression", des tifs courts pas trop clairsemés – acceptable. Le frigo contient du fromage et des confitures. Trois pots de yaourt nature. Il en mange un. Aucune tristesse. Il ne peut plus vivre ici : première idée claire. Elle est partie sans regret

    Je souffrirais trop

    Si tu revenais

    "Je n'ai fait aucun effort" – ses premiers mots – "Thalassa tous les vendredis" elle disait "il y a autre chose que Thalassa les vendredis soir et puis "tu pourrais maigrir" – c'est comme je suis ou rien - "il faut que les croque-morts sentent bien quel homme de poids j'étais" – drôle, sauf la dixième fois.

    La queue ? ...va savoir ce qu'elles pensent. À lui de partir à présent ; l'agence lui mettra tout sur le

    dos. Pour l'état des lieux. "Ça ne pourra pas être pire que le mien – humour." "En tout cas j'ai tout rangé" – paquets, cartons le long des murs. Le garde-meubles a gardé le plus gros - "ils n'auront qu'à tout revendre". Sans téléphone. Juste une adresse. Et un portable dont il est seul à connaître le numéro. La lettre d'adieu, il veut la rédiger sur les lieux. Sur zone. "Où j'ai aimé, souffert, tout ça..." Des morceaux de phrases à haute voix. Des pas dans les pièces vides. Juste partir. Ça le soutenait. "Un tour des Indes, l'Islande à moto" – des tas de gens font cela – le plein de vidéo et après. Ils vont à Nouméa, ils te rappportent une photo de la poste ; mêmes frigos, mêmes commutateurs – ceux qui n'aiment pas voyager, on devrait leur crever les yeux proverbe persan.

    À trente ans tu vois le bois de ta porte. À quarante ans toujours là. Soixante. Tu te cognes dedans à 85 ans tu te cogneras le fauteuil. "Hurler de désespoir", c'est l'expression. Comment font-ils si c'est pour rester, vissé à fond de caisse – Ils partent, ils rentrent – ils "reviennent de voyage", sans rire, pour se rouler là, "fidélité, bonheur de vivre, port d'attache" – mon voyage sera sans retour – "mais mon pauvre vieux, le Massif Cenral ! à quatre heures de route ! "le bout du monde"! Tu parles ! " - il répétait "le bout du monde ! On ne vous y verra jamais - ...Qu'est-ce que tu veux qu'on aille foutre au Massif Central ? - Ne pas me voir par exemple" – ça les avait vexés. Ça les désarçonne toujours, les autres, ça les chiffonne qu'on puisse ne pas penser à eux.

    Le Massif Central, pensez – on ne les y verrait jamais à condition d'éviter la Chaîne des Puys (Disneyland), la Lozère (CECI EST UN ARBRE, espèce, date de plantation, ROCHER PITTORESQUE, un tourniquer de cartes postales derrière chaque buisson avec débit de boisson, chaussures de marche et musique de rock '"circuit pédestre", "randonnées à cheval" et autres kayakeries – éviter l'Ardèche, surtout, à tout prix). La ville même de Q. (ne plus préciser de lileu, les cons (les gens...) ayant tellement perdu contact avec le livre qu'ils te foutent des procès sur la gueule pour "délit de réalité") – cette ville se voyait défigurée par d'immenses panneaux : "Les Cathares auraient pu s'y réfugier" ; donc, ils s'y étaient réfugiés.

    Il ne faut pas dépasser une zone très restreinte, non sans solutions de continuité : Ussel, Eygurande, sud de Clermont, Cantal nord et est, St-Flour (15km plus bas c'est déjà Touristland et ses restaurants typiques). On remonte par la Margeride, le Livradois, Brioude et La Chaise-Dieu ; éviter Machin et son nid de camions, passer par Yssingeaux sans tomber dans le gouffre lyonnais – attention aux colonies de vacances pour petits cons – et N., pourrie de banlieue et de faune-de-banlieue depuis la fameuse "autoroute de désenclavement". Plus au sud c'est très vite le Midi

    putaing-cong qui tartine sa vulgarité sur tout ce qui traîne : la sueur, les chortes, quand on sera mort tout sera touristo-compatible, il faudra bientôt regarder Maubeuge entre ses pieds pour voir quelque chose de vivable.

    "Je romps – disait-il, parce que je vomis les matins de morgue où je me trimabelle de pièce en pièce, seul levé dans l'apparte. La vie sans avenir qu'une longue dégradation des facultés corporelles et sanitaires – quitte à crever à petit feu autant que ce soit tout seul et pas le nez sur la décrépitude de l'autre. Je bouge. La mort m'attend là-bas, à Samarcande. Plutôt claper en route qu'en garde malade."

    Entre chaque chapitre, un § de la rupture – mais la chose a tourné autrement.

     

    Du désir de train pour être bien contraint

    L'automobile triche.

    L'avion : négation du voyage.

    Aux Antilles. A Ceylan (Sri Lanka, I know). Bouthan, Yunnan. Comme si c'était banlieue.

    Ces gens-là ne se rendent même pas compte qu'ils voyagent.

    La vraie route c'est à pied.

    C'est bien connu, c'est bien connu.

    J'ai choisi le train. Comme ils disent. Les pieds gelés, la crasse, l'effort physique – surtout l'effort physique, que je méprise – jamais – le Grand Dépaysement, pareil : "Je ne sais pas, moi !" (votre interlocuteur, votre Messie, ne "sait" jamais) ; "si tu t'exiles, fais les choses en grand ! les Andes, par exemple !" - je ne vois pas comment je pourrais m'exalter, découvrir en moi des horizons, des vertiges inédits et tout ce qui s'en suit, en chiant ma tourista avec 39 de fièvre à 4000m. D'altitude...

    Chacun se fabrique sa petite retraite pépère. Celui qui veut se geler trois couilles au Groenland, pas de problème – pour moi ce sera la formule Pas de risque (et je vous emmerde). Plus un rond àl'autre bout de la planète. Risque de se faire sucer par les punaise, dévaliser par des Philippins, sodomiser, égorger par des porcs islamistes. Pas de risque. Celui d'être libre par exemple. Le pire de tous. En train tu n'es pas libre par exemple. Ton hôtel est retenu : pas d'échappatoire. Dans le train tu n'es plus le maître. Plus responsable. Ouf . Toute ta vie tu l'as bâtie là-dessus : "Pas responsable, pas ma faute".

    Deuxième vœu : se fondre avec les Gens du Cru. Ceux qui sont nés quelque part. Indécelable. Invisible. Impossible disent les sages – mais les sages pullules et tu les encules. Une fois sur place tu t'installes. Ta petite parcelle. Ton confinement. Ta feuille de chou sur ton siège de car local. Tu as toujours été là. Cent ans que tu lis sur le même siège. Toutes les lundis sans faire attention. Souvenir de ce con sur la Riviera quand on me dit les beaux paysages ! faut pas déconner je bosse, moi, pas que ça à foutre - connard je dis connard La Baie de Nice ça se respecte La Baie des Anges tu ne la mérites pas tu la mérites moins que ma main sur la gueule - être né là. Y avoir toujours vécu.

    Ailleurs. Puis crever. Changer de pneus. Cantal, neige au-dessus de 500m. Les vaches, les barbelés, l'antenne-râteau avec Poivre d'Arvor dedans tous les soirs au Vingt Heures – on coupe le téléphone pendant la Messe juste le répondeur - "pas là pour le moment" – je me souviens mal du trajet LIMOGES-BÉNÉDICTINS TERMINUS les toits vert bleu les toits vert-de-gris. Ils ont brûlé, genre château de Hautefort (Dordogne) : des inconscients ont fumé dans le foin, fini le toit ! Seule attraction dans Limoges : le Moi. La valise, verte. Plein de mystérieux compartiments. Tu ne sais jamais ce que tu y as fourré exactement. Tu passes au-dessus des voies, juste à côté des taxis, tu demandes le centre ville un clochard te sourit c'est par là il ne savait pas non plus le premier jour tu descends sans rien lui donner l'escalier sur main gauche valise à la main.

    C'est une rue sans caractère sous un mur de soutènement, des boutiques ruinées rechignées, le jeu consiste à se voir en habitant constant, ici depuis l'enfance en bordure d'asphalte qu'est-ce que ce serait si j'y vivais encore. On trouve même des habitants qui pleurent quand on effondre leur immeuble HLM et par un coude à droite tu te retrouves Place Jourdan "Hôtel du Commerce". À droite au fond précisément la gare des Bénédictins que tu viens de quitter, au bout de l'avenue que tu viens de quitter rectiligne trop droite justement, tu voulais l'éviter – un peu d'aventure que diable.

    À l'acueil l'hôtesse est revêche, le jeu consiste encore à s'imaginer coucher avec elle car toute femme est digne de coucherie je la transperce du regard j'ai quatre jours devant moi, pas plus. Pas de risque. Changer de vie mais s'apercevoir que c'est déjà fait, de femme même sans s'en apercevoir, ne pas se plaindre ou ronronner aux pieds d'une conne derrière son comptoir (mais oui, moi aussi, mais oui...).

    La chambre est neutre et pour cela enthousiasmante avec douche, vingt minutes allongé sans contraintes et puis lire, personne n'attend, le long de ma porte au dehors un corridor en tapis rouge avec au loin la lingère du lieu pas belle et rassurante, changeant du linge dans sa lingerie son sourire au loin 60/65 ans. Je lui réclame un autre oreiller bien épais – les hôtels croient toujours qu'un client dort à plat, comment les guérir ? il faut sous notre tête oreiller mou sur oreiller mou, le traversin plié en deux, dormir plié c'est mauvais pour le cœur on en crevait dans les siècles passés mais je crois savoir ce qu'il en est des femmes, donc je lis.

    C'est une sombre histoire d'Afrique (l'aventure !) - à Limoges le Libéria, L'assommoir sombre et vignolant au sein de Lisbonne en 2000 et les faux chants hébreux en plein Cartagène d'Espagne – ici Ahmadou Kourouma "manches courtes ou manches longues" ? ...bras coupés au dessous ou en dessous du coude ? Allah n'est pas obligé d'aimer la maman cul-de-jatte ou les enfants-soldats Kourouma hou akbar est le plus grand. "Votre langue abâtardie" qu'il dit. Nous autres Français, massacreurs du français. Je me couche. Du sommeil à rattraper. Le vrai, le profond, celui qui régénère les cellules.

    Je viens pour les rues, les rues en soi-même en elles-mêmes, celles qu'on voit en songe avec des murs sombres, où le vent me rabat vers l'hôtel, du vent froid, sans répit, biscuits-fromages-banane pour tenir chaud : pluie neigeuse, vite la cage d'escalier "du Commerce" son escalier le tapis rouge et sur le couvre-lit mes miettes. Fatigué d'avoir mangé vite et marché. Nous écrivons à la main cul nu sur la chaise de paille la main sous le cul contre la paille, le stop à vingt-deux heures pile avec la fesse gaufrée. Tous les matins quand vient la chambrière j'époussète le couvre-pied puis je sors. Le jeu consiste à trouver le cimetière, à pied : la nécropole, dans une ville, est la première chose, la plus vivante, que je recherche, à Limoges comme ailleurs. Dormir, lire, mourir – avec l'église – de ce qui définit avan tout la ville : Ceux qui m'aiment prendront le train – "le plus grand cimetière d'Europe" : c'est inexact.

    En Limousin, les décès (les disparitions) surpassent nettement les naissances. Enfant je me recueillais tous les deux jours de mes vacances sur la tombe de grand-père, ma mère et ma grand-mère arrachaient l'herbe et garde-à-vous devant Gaston sous terre "mort accidentellement le (tant)" pour la revue de casernement du chagrin, de quoi guérir, immuniser à tout jamais contre les tombes mais au contraire. Le caveau des deux autres grands-parents à l'autre bout sous le sapin qui verdissait la dalle, je scrutais les inscriptions, calculais mentalement l'âge des morts, date de naissance date de décès et je soulèverau le monde, frustré parfois par la mention "mort en sa (tantième) année" comme autrefois (hommage parisien à Victor H. "entrant en sa quatre-vingtième année" le 2 – 2 – 81 – ma mère ne manquait jamais d'ajouter que j'entrais dans ma (quinzième) ou (vingtième) année, très tôt peur de vieillir.

    Sur une table plage le navrant portrait sépia de Laura Dizzighelli parmi sa famille, jeune,vulgaire et bouclée dans son cadre ovale et souriant de toutes ses dents ; puis les sœurs Tripier qui se tripotaient avant de mourir et la famille Taillefumier – j'aimais déambuler, je déambule encore dans les cimetières - "stage de formation en entreprise" : ça fait rire les enfants, parce qu'ils supposent que je mourrai avant eux. À Limoges le cimetière est loin du centre ville ; à Bordeaux, il s'étale, en pleine agglomération – "C'est par-là ! répond une alerte sexagénaire, mais c'est loin vous savez !" - repoussant de la main sa propre mort en de formidables lointains.

    J'ai marché trois quarts d'heure à l'atteindre, en montée, sous le même vent, cherchant à telle minute un abri, un bistrot, pour boire à mi-chemin un chocolat.

    Ce que j'appelle ma vie, ce sont mes heures : de pisser, de boire, de lire. Au bar deux trois clients. Le patron me torche une table. Méthode d'hébreu comme prévu, car où que j'aille je pratique assidûment l'apprentissage des langues, aussi peu loin que j'aille, de toutes les langues : "méthodes", "initiation", juste les premiers mots sur le chemin (aujourd'hui) du cimetière. Au-dessus de moi la télévision que suivent les hommes, arrivée de la Huitième à Maisons-Laffitte sur Équidia, "il n'y a pas" se dit en hébreu eïn, personne ne s'en aperçoit mais je ne m'en suis pas dissimulé.

    Parfois même je lis Langages de l'humanité : 600 mots de 400 langues. Cent quarante francs. C'est ma façon de voir. Les vedettes voyagent incognito, mais se mettent des lunettes noires. Monsieur Cinéma, mon surnom à 18 ans. Vexant. Profondément mortifiant. Je les ai plusieurs fois, les 18 ans, et je m'y suis maintenu, pas un pouce d'évolution je crois, j'espère ! - sur la montée au cimetière, bien réchauffé, instruit, gravissant la pente sous les murailles : or dans un trou horizontal, profond et cylindrique, j'ai flashé à bout portant une canette de Pepsi (dans la montée de la Merveille j'ai cliqué, de même, sur trois boîtes à conserve à travers une meurtrière).

    Et je fis mon entrée au Cimetière de Limoges. Non pas certes "le plus vaste d'Europe" (le Père-Lachaise, gorgé de sépultures jusqu'à l'horizon (la première fois j'ai demandé au pas de course la sortie ! au premier gardien rencontré) – cependant : les étagements de la Nécropole de Limoges rappellent à Lisbonne le Haut de Saint Jean (Cemiterio do Alto de São João), donnant là-bas vers le nord sur d'immenses et pouilleuses boîtes à peuple ou logements sociaux ; juste en face de la Secçãn Militare de la Grande Guerre, de l'autre côté des terrains vagues : la Picheleira, l'Alto di Pina.

    À Limoges mêmes terrassements, ou dans les rizières de Sumatra. Dans l'allée supérieure, où fut tournée une séquence avec Trintignant (il tient le rôle de jumeaux antagonistes, rien pigé) tout est bien net sous l'alignement des arbres : sentiers spacieux, gravillonnés de frais, du solennel, du solide, du provincial. Puis j'ai descendu la pente par de larges degrés entaillés de perrons. Je n'ai rien vu de pittoresque, répétant à haute voix (surtout ne pas se faire entendre...) ("l'homme qui parle dans les cimetières" !...) - les noms de famille, de fratries, d'individus, acordant foi aux antiques croyances égyptiennes : toute personne prononçant le nom du défunt le rappelle en surface... Je parle aux morts épiciers, employés, jeunes mères, anciens conscrits, livré en pleine conscience aux rites de déploration.

    Mais toujours bien jeter l'œil par-dessus mon épaule, car on sort plus vite d'un cimetière que d'une cellule de dingue. Aussi les morts m'entendent avec reconnaissance; le plus poignant que j'aie vu au Cimetière de Limoges ne fut pas la tombe d'une jeune fille Pourquoi à vingt ans ? lu à Chantonnay sur une plaque blanche mais celle d'un dessinateur au trait, ligne claire, portant cette épitaphe éplorée : À MON MARI – À SON ŒUVRE. Sur la tombe figurait un autoportrait acceptable mention AB [douze sur vingt] – tandis que sur trois ou quatre caveaux voisins se montraient deux ou trois portraits d'amis, du même, rassemblés dans un même funèbre périmètre, n'ayant pu refuser ni de mourir dans l'année – un bon mouvement ! disait la Veuve aux yeux rougis muette sous sa cape – ni de tolérer sur sa dalle et son corps les témoignages désespérés d'une indissoluble camaraderie.

    Telle était désormais l'étendue de sa gloire : 20m² autour d'un tombeau. Et c'est cela que j'avais trouvé poignant, qui m'avait point, au vu de ce théâtre anticipé que je jouerais aussi, déplorable mélo, dans le vrai jusqu'aux larmes. Que gravera d'autre ma fille en effet ou ma veuve que ce pathétique HOMME DE LETTRES, objet de mes railleries dans le petite cimetière de Q. (Cantal) ? et dont à présent, plus vieux, plus mort, je ne ricanais plus. Car on ne pourrait même plus montrer un portrait de ma plume, ou deux pages que j'eusse écrites. Et remontant vers l'allée supérieure, épuisé, résolu cette fois à prendre le bus, j'aperçus au sol – juste avant la sortie - coincé entre deux tombes – un rouleau de biscuits fourrés pour enfants, car nous ne nourrissons plus nos morts. En vérité c'étaient les morts eux-mêmes qui me tendaient ce cylindre garni à demi-clos, à peine souillé, que les chiens n'auraient pu compisser sans d'improbables et grotesques contorsions. Je me suis empiffré de ce quatre heures tombé d'un gosse gavé de macchabes. Le bus me ramena du Terminus au Centre-ville, où je remarquai au pied d'un banc de pierre un sac à dos délaissé garni d'un second paquet de biscuits : quelle aventure !

    Limoges nourricière !

    Je me suis gratté les couilles mais il n'y avait pas de troisième paquet de biscuits.

     

    X

     

    J'ai donc lu, sur mon lit, jambes ouvertes. Je suis reparti je suis revenu. Ces choses si banales. Si empreintes, dans les moindres secondes de leur déroulement, de cette dimension de liberté que seuls les prisonniers de fraîche date, peut-être, doivent éprouver. Je n'étais plus obligé de rien. Imaginez cela : ne plus jamais devoir prouver à quiconque, père ou mère ou con, que je suis une vedette, que mon génie me place au-dessus de l'humanité, du moins la leur. Je suis ici chez moi, plus que chez moi, plus qu'avec mon épouse – rester au lit, ne plus faire le ménage, bouffer tout nu avec une serviette de toilette sur les genoux pour éviter les miettes aux endroits susdits, m'endormir toujours nu à même la chaise dont le paillage me quadrille les fesses – voilà ce que je fais, moi l'homme libre.

    Vous ne pouvez pas comprendre.

    Si j'étouffe – chauffage par le sol – je sors par les rues noires soufflant le gel – puis me renferme. Enfin j'obéis aux tythmes corporels. Sans justifier de quoi que ce soit. La vie consiste à lire : Allah n'est pas obligé, amusant au début, grâce au petit-nègre du petit Noir faussement couillon, puis vite angoissant : des guerriers de 12 ans – racketteurs – violeurs ; toutes les factions mercenaires en lutte pour le pognon des mines. Pas le baratin des télés. Une fillette qui se fait respecter en se tripotant la mitraillette et le gnassou-gnassou [sic]. Ça excite. Après 50 ans, moins. On ne se touche pas dans une chambre d'hôtel. Enfin les hommes. Qui sait ce qui se passe.

    ...C'est déplacé, non ? ...plus obligé de le faire poour se prouver qu'on existe. Déjà la mort des parents ça aide. Peut-être que la mienne soulagera. Peut-être. Je ne compte plus retourner au cimetière : il prendra sa place dans la tête comme les autres. Visite de la cathédrale : âme de toutes les villes ! sur le parvis en 44 la foule s'est entassée après Oradour, malgré la menace des mines. Monseigneur Louis tonne en chaire. Les Malgré-Nous pardon les Boches sont allés trop loin – Bellac, Montmorillon. Sous l'orgue dans la pénombre en bas-reliefs rasants photographie au flash les Douze Travaux d'Hercule - fresque païenne absente du guide fascicule ! (Père Bourghus) – revenu de nuit ; devant St-Étienne-de-Limoges illuminé je frôle une Ivoirienne en confidence à son amie C'est encore lui dit-elle qui m'aura le plus aimée ; et, ajoutait-elle, même pas pour le plaisir la suite se perd dans le froissement des pas sur le gravier - les jeunes hommes ne sont pas des pieux qui bandent. Gustave se vante dans sa Correspondance d'avoir tenu trois années, de 22 à 25 ans, dans la chasteté la plus totale. Par orgueil dit-il. Ma personne, plus modestement – 32 jours. L'année de mes 19ans. Mon premier flirt. Une fille de flic. Juste les seins, les fesses – les baisers dents serrées. Appuyée par sa mère qui voulait grossesse, qui voulait mariage, pour enfin caser sa mocheté : ravagée de varicelle grattée à mort, fixée face à face dans le train trois ans plus tard sans un mot, descendue en sanglots sur le quai – jamais revue – c'est à cela – que vous auriez pensé – à Limoges – le temps d'une balade froide. Les coins de rue peu à peu familiers. Rien de neuf. Peut-être fidèle à la Poste, au supermarché du centre en haut de la place Baugisse, modérément modernisée. Limoges 70 n'est plus là. Ni les pentes, ni l'agressivité bovine – viré d'un orgue sans permis du curé – la tribune barrée : prière de prier Dieu de façon rationnelle.

    Trop d'amateurs aux claviers. Trop de pillards de Vierges Noires. Je m'agenouille tout raidi sur un prie-Dieu tandis que dans mon dos surviennent Papa Maman fifille de cinq ans qui gueule. Du temps lointain où j'avais une fille je lui avais appris sans peine à ne pas élever la voix ni courir entre les tombes ou dans l'église. Les intrus s'en vont sans avoir prié. Depuis la poste face à la Mairie j'envoie des chocolats fourrés à Z-U-V (Savoie) pour me réconcilier, me seront retournés (j'ai mis mon vrai nom sur le formulaire) – j'exclus, je suis exclus.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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  • Blatte, blattes, récit

    C O L L I G N O N

     

    B L A T T E S , B L A T T E S  récit

    1

     

    I Regarde-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux - Baudelaire – Les aveugles

    La poussière dans l'oeil b.JPG

     

     

    1. a) Détail de la reptation, dans les angles, le long des plinthes.
    2. b) Le couple effaré, serré l'un contre l'autre, musique de Schubert.
    3. c) Vision élargie à l'ensemble de la cuisine et de la boucherie de Fort-St-Jacques

     

    II L'héritage

     

    1. a) Ils lisent, effarés,le document descriptif
    2. b) L'obligation de résidence alla Ponzia
    3. c) Ils prennent possession des lieux en se déplaçant, toujours l'un contre l'autre – musique

     

    III Les lieux

     

    1. a) Les aubergistes, sur leurs talons, expliquant.
    2. b) Montée de l'escalier, les douches, les chambres merdiques
    3. c) Le puits des miliciens, retour aux blattes

    Tout être qui se sent persécuté est réellement persécuté MONTHERLANT Le cardinal d'Espagne

     

    A I a

    Les blattes sont de petits insectes dégueulasses, hétérométaboles et dictyoptères. Ils trottent dans les lieux obscurs en faisant cra-cra-cra et se nourrissent de Nos débris.

    Les voici en pleine lumière, au plafond, sur les murs. Partout. Non pas en files ou queue-leu-leu comme les cafards noirs et ramassés, non, la blatte longue et brune a son identité, son autonomie. Elles sont toutes là en positions différentes, éblouies par l'ampoule à 100W qui les fusille aux yeux, les aplatit dans l'illusion qu'elles ont d'être invisibles, elles font les mortes sans penser encore à se contracter d'un coup les six pattes sur le ventre pour se laisser tomber et filer, sans pressentir encore leur extermination à grands coups de savates à même les parois et le plafond nu. Et paf à deux tatanes chacun ça fait quatre taloches qui tapent et tapent sur les blattes qui tombent.

    La mort la plus simple pour l'organisme le plus simple. Ce n'est pas compliqué, un 2 rectangle brun qui craque à peine. Éviter de coller le cadavre au mur en claquant trop fort.

    A I b

    Sur les blattes les babouches à la main, carnage en dépit du grand nombre de planqués par tous les angles et toutes les fissures, deux humains crâne rasé, roux pour la femme :

    - Vingt-cinq dit l'homme.

    - Quarante-quatre dit la Marquise, rase, rousse, en sarrau bleu. Elle s'est acharnée la vache. Total 69. "C'est un hasard – Fait chier tes obsessions Pascal, cherche un balai." Pascal cherche au hasard vers le fond, là où c'est le plus sale, où trouvent les placards normalement, dans un appartement qu'on ne connaît pas.

    Les cadavres s'empilent sur la pelle et ça fait penser à Auschwitz c'est au tour de Pascal de gueuler T'en as pas non plus toi des obsessions dégueu? Donc ils débouchent leurs oreilles et coupent le son C'était quoi pour toi dit la femme Schubert comme d'hab répond Pascal Passe-moi la poudre à lessiver dans la bagnole il est tout pâle. Il jette les cadavres dans un grand sac en plastique.

    A 1 c

     

    Ils sont arrivés mains dans les poches, le reste suit par autocar. Les écouteurs au fond des oreilles, bonne provision de cassettes dans le sac, pendu dans le dos comme une couille arrière. Ici c'est une ex-boucherie, désaffectée désinfectée, avec des grilles serrées serrées de droite à gauche de la vitrine. Des barres creuses, étroites et rondes impossible à frotter sauf à la brosse à dents modèle enfant, semi-cylindres maculés de minium et de sang séché. Odeur fade et vague qui donne la sensation de mâcher du steak juste assez salé limite avarié. Une espèce d'arrière-goût dans la bouche, dont on veut d'abord s'assurer, puis se débarrasser en miappant dans le vide, et qui précisément s'accentue, dans la salive, là, juste au-dessous du creux de la langue.

    A l'arrière, non pas aveugle ni privée de fenêtre, l'arrière-boutique, le boyau-cuisine où se cache un vieux réchaud à gaz tout poreux, une table sous toile cirée. Très grasse. Et si, tout de même, une fenêtre aux volets clos qu'on ouvre à ras du sol de la ruelle latérale (dans un grondement d'espagnolette oxydée) avec vue sur le goudron, le caniveau cimenté mais fendu (ses eaux sales) ainsi que le plâtre du mur d'en face, où s'ouvre une fenêtre de chez les autres avec rideaux plus le cul d'un appareil TV.

    A II a)

    "...soit, pour les époux Schongau-Schongauer" (Marquise Arielle et Pascal Papier) "en propriété indivise un bâtiment sis au six, rue des Puniques sur trois niveaux dont une Boucherie désaffectée plus arrière-boutique, chambres et dégagement sur le premier étage" (toilettes et point d'eau), chambres et point d'eau, combles, le tout 3

    " - constituant immeuble de rapport dit "hôtel désaffecté" pour insalubrité par décision préfectorale du 20 juillet 84, chaque chambre pourvue d’une literie, de meubles hôteliers adéquats et de tous tuyaux, robinetterie, lavabos et bidet en bon état de marche, à charge tôt ou tard obligation pour les époux de réaménager à leur gré exclusif tout ou partie, intérieur ou extérieur des bâtiments décrits susdits – sous réserve d’habitation et occupation domiciliaire constante et définitive des lieux sous peine d’expulsion en vertu de l’article (etc).

    Jeanne de Schongau et Pascal Schongauer dit Papier, unis par cousinage impliquant bâtardise de branche et par liens de mariage, ont reçu et accepté le Six rue des Puniques à Fort-St-Jacques à charge d’habitation et d’ « occupation bourgeoise » des lieux » suite à condamnation par contumace de Blatt-Oliver Blattstein en poste puis destitué au Consulat français de Montevideo (Uruguay). »

    Pour trafics illicites Blatt-Oliver croupit dans les prisons dorées de Punta del Este sans extradition possible : c’est du gouvernement uruguayen lui-même qu’il est justiciable.

    « Que mes cousins » écrit-il « occupent cet immeuble. Tout, plutôt que l’Administration

    des domaines ; les Schongau-Schongauer, au moins, n’ont pas les moyens de transformer l’hôtel de mes ancêtres en minable palace de luxe ».

    Accord entre les parties.

    Dont acte.

    « Eh bien… répète Pascal en relisant les textes additionnels.

    - Parcourons, dit Jeanne, Marquise de Schongau.

    Pascal replie lentement le document, et, main dans la main, écouteurs pendants, tous deux s’engagent sur le raide escalier de bois noir qui monte là-haut.

     

    A II c)

     

    A la douzième des vingt marches, Pascal s’arrête net : « Douzième marche de ma vie ; à 4 ans par marche, me voici à 48 ans sur 80 ».

    Jeanne de Schongau ricane.

    Ils poursuivent épaule contre épaule, jusqu’à ce que leurs chaussures sentent la blatte. Ils débouchent, à quatre-vingts ans de marches, sur le grand palier, qui comprend : une pierre à eau (« évier », de « l’ève » ou «eau ») ; un coin douche, dont les deux parois, dans l’angle, n’atteignent pas le niveau du plafond.

    Et autres choses disgracieuses, armoires, coffres, et tout se qui se désaffecte, le tout affligé de poussière. Des bruits grinçants. C’est éclairé par une vue sur un boyau extérieur d’entre-deux-murs. 4

    Comprenant de surcroît : un corridor tordu au plancher traître, plus, au bout à droite, une chambre en parfait état d’abandon d’un coup.

    « C’est la plus belle.

    - Sûr ! dit Pascal, qui n’en a pas vu d’autres.

    La cheminée grasse de poussière, une brochure d’histoires belges dans le tiroir de la table de nuit. Couvre-pied lourd, sol déprimé au centre, l’envie poignante d’habiter là, nulle part, à tout jamais, puis de peaufiner des premières phrases tout le reste de sa vie.

     

    *

     

    « La meilleure chambre » dit l’aubergiste. Et comme on ne l’a pas entendu venir, il frappe sur l’épaule de Pascal.

    «  Je vous ai suivis. Demandez les clés. Vous penchez pas trop. Votre fenêtre donne juste au-dessus de la porte au boucher. Ça c’est de l’étage : 4,50m. »

    La femme de l’aubergiste, sur ses talons, .prend la parole :

    « C’est lui qui vous a installé la pompe sur l’évier dans le dégagement. Et des toilettes dans le boyau. Vous avez pas vu les toilettes ?

    - Il y a des blattes, observe Jeanne, de Schongau.

    - Vous aurez du produit. »

    La femme souffle à cause de l’étage. Le mari aussi. Ils sont tous les deux très typés, sans intention d’être drôles, mais vraiment gros, très essoufflés. La femme plus que l’homme. À la regarder dans les yeux, on sent une jeunesse éternelle, poignante et poignardée, qui donne envie de la baiser, vers la quinzième marche sur vingt, par derrière, ou sur une table de son auberge. En même temps, le mari non plus ne porte pas à rire : très gros et grand, une forte carcasse d’Alsacienne, avec des bretelles, un Schnurrbart et des restes de blond sur les favoris. Les deux couples se contemplent avec intérêt.

     

    A III c)

    Les aubergistes habitent à l’auberge, en face. Ils détiennent les clés d’ici, la gestion de l’hôtel leur a été retirée : « Insalubre » dit l’homme, « insalubre ».

    - Il faudrait des frais énormes, dit l’épouse, qui rougit.

    Ces deux personnes suivent Schongau-Schongauer, Jeanne et Pascal, de chambre en chambre, matelas roulés sur les sommiers, volets mal clos, donnant sur des portions de rues étroites, dans ce bourg mort classé « médiéval » : très haut directement sur le goudron, 5m 50. « Et tout là-haut, poursuit la femme, juste au-dessus de chez vous » (elle monte avec eux) « une dernière 5 chambre » - tandis que le mari, bricoleur et masculin, prétexte «j’ai à faire , Maud vous expliquera » et regagne le rez-de-chaussée. Maud explique au retour, une fois de plus, les délicatesses de la chasse d’eau, surtout ne pas en mettre trop, toujours sans intention d’être drôle. Récapitulation des avantages et des inconvénients, habile glissade sur les prix gros frais d’entretien et les blattes dit Jeanne ?

    - Passez prendre un produit. Les repas sont à 19h, et plus tard. »

    *

    A III c)

    Pascal Papîr Schongauer, bon prince, consent à prendre le repas du soir - « ...et sous l’escalier ?

    - Vous avez remarqué ? » - la Maud semble vivement flattée :

    « Nous avons ici un authentique puits intérieur » - elle tire une planche vers elle, descend deux marches en soufflant, et montre une ouverture d’abord horizontale, comme un enfeu d’église, puis, les yeux s’accoutumant, la margelle d’un puits obscur et vaguement fétide, grillagé. « Les gens d’ici disent qu’en quarante-cinq, des miliciens ont été jeté dedans.

    • - Par d’autres miliciens ? » Pascal n’avait pas l’intention d’être drôle. Maud se pique : « Il faudrait un vieux du pays pour tout vous expliquer ». C’est comme en bien des bourgs, « il y a eu des tas d’histoires à la Libération, je n’étais pas née, on s’est installé depuis quatre ans.

    X

    1. I) II) III)

    Entrée au restaurant Carlos et Cie à table Révélations et propositions

     

    1. a) La salle et les dîneurs a) Entrée de Carlos et a) Propositions de vol

    Sophie, subjugués par sur ce prodigieux appareil

    l’appareil sonore

     

    1. b) Le sexe de Caroline et b) Passent progressive- b) Révélations sur les identités :

    son couple niais ment du tapage bon « Vous, vous n’avez pas de Casier

    enfant à la discrétion Judiciaire ; faisons semblant de

    chafouine nous être connus. Associez-vous

    à nous »

    1. c) Le magnifique appareil c) Leurs manœuvres c) Mélange de sympathie et de

    à musique. d’approche chantage affectif (Jeanne y est

    sensible, mais Pascal est réticent.

    Pas envie de dîner dans ce trou à rats dit Jeanne. 6

    - Il faut se faire bien voir.

    - Toujours aussi savonnette ? »

    Rien ne bouge dans ces maudits villages classés. Les bistrots restent comme avant-guerre, bouseux, royaux, avec leur planchers boueux, leur arrière-salle restaurant : six tables de quatre à nappes à carreaux serrées comme couilles en broche, plus l’odeur. Ceux qui bouffent sont sympa, représentants miteux sauf la cravate, trois touristes paumés remontés du camping inondé, deux camionneurs qui roulent. Toilettes en haut de l’escalier derrière la porte vitrée verre « cathédrale », mais pour y atteindre, il faut repasser dans la salle à boire et traverser la cuisine, où l’Alsacien s’avale une soupe en face de sa petite télé privée. Pascal redescend l’escalier vous prendrez bien l’apéro dit Maud j’en offre un à Madame aussi dites-lui de revenir, vous avez bien dix minutes…

    Une aubergiste causante :

    ...qu’il n’y a pas de clients, que les impôts…

    aujourd’hui, il y a du monde ; mais d’habitude…

    Les phrases habituelles.

    Pascal les écoute.

    B II b

    « Caroline, trois Marie-Brizard ! » - c’est sa fille. D’une sveltesse. D’une grâce. D’une fé-mi-ni-té. Suivie d’un roquet humain coiffé en oreilles, qui court où elle dit, fait le beau et remue la queue. An-gé-lique.

    « Son fiancé.

    - Bonjour Monsieur, Bonjour Madame. » Il est poli.

    La relève donc, mâle et femelle, reste accorte. Le mec est mièvre toutefois : toujours à trottiner derrière le cul moulé de sa belle. Laurent. Il s’appelle Laurent – car ! ...la Caroline !… elle a pris sur elle toute l’harmonie corporelle de la famille, la fille des gros.

    C’est elle qui commande. Qui décidera – ou qui décide – si elle couche et quand, ou non.

     

    B II c

     

    « Voulez-vous de la musique ? demande le minet, le roquet, Laurent, on s’y perd.

    Il met en route, en branle, un appareil de toute antiquité, constitué d’un corps de buffet vertical et plat, et d’un cercle de métal blanc sous vitre. Cet entonnoir plutôt, très évasé, présente une multitude d’aspérités semblables aux picots suisses de tambours cylindriques, où de fines 7 lamelles égrènent de frêles mélodies.

    Un Polyphonn dit Laurent fiancé à DEUX balles.

    Tous les clients regardent.

    Cinq sous dans la fente et tout se déclenche

    Il glisse un Napoléon III tout lisse et conservé

    L’ancêtre du juke-box

    S’élève dans le bar une musiquette aigrelette et forte, où l’on reconnaît, détachée grain à grain comme un kilo de riz, La Marseillaise soi-même. Les représentants sont venus de la salle à manger, tout le monde écoute debout en s’essuyant les coins de lèvres avec la serviette.

    - Qu’y a-t-il sur l’autre face ?

    - La marche des petits Pierrots, répond le patron qui sort de sa cuisine en se torchant les moustaches ; c’est toute une histoire pour changer ça, il faut enlever la vitre, etc. »

    L’appareil date de 1910. Il en existe cinq en France. Le son est celui d’une harpe, pincée très fort.

     

    B II) a)

    Deux touristes surviennent à ce moment-là, des touristes pas comme les autres, mais qui s’arrêtent d’abord sur le seuil dans l‘émerveillement la surprise et l’émerveillement le plus total.

    « C’est très chouette ! dit l‘homme, et ce sont ses premières paroles. Très important, les premières paroles d’un homme.

    Sa femme renchérit, et ils ne sont pas fringués comme les miteux du parking inondable, mais élégants d’une façon bizarre, le type, bien gros, bien opulent, la barbe mal mais savamment taillée de Zapatero contemporain, elle en organdi à volants de vingt ans minimum en retard sur la Mode. Puis commanda d’une voix flûtée hors de propos deux repas « très simples ».

    - Ici nous n’avons, dit la patronne, que du très simple », tandis que le Mexicain écoute religieusement La Marseillaise jusqu’au dernier frémissement de lamelle.

    Ils prennent place. L’homme commande deux apéros, puis trois ou quatre. Finalement, personne ne mange plus, et les écoute : le nouveau venu raconte des histoires à la Gaudissart, détend l’atmosphère. Il s’appelle Carlos, et plus personne ne pense à manger, mais à boire.

    B II) b)

     

    Carlos propose enfin de passer à table, « la vraie ». Tous repassent, à sa suite, dans la petite salle à manger aux relents de graillou. Le couple se place face à face, à la table qui jouxe très précisément celle des Schöngau-Schöngauer. Très vite alors, et de façon très agréablement inattendue, l’éclat des nouveaux venus (l’homme, comme il est de règle…) s’estompe, au profit d’une discrétion de bon aloi. Les voix retombent à leur diapason ordinaire, et Pascal Intello est le 8 seul à entendre commander le menu du jour, comme tout le monde. Les Schöngau-Schöngauer redeviennent aussi observateurs que discrets, sans rien perdre de l’éclat des bagouses et des lunettes noires de comédie. De son côté, la nouvelle venue, compagne du Mexicain, répond au nom de Sophie, envoie des œillades discrètes, pour inviter, sans autre obligation, à nouer plus ample connaissance. Sophie fait dans les trente ans, porte un petit nez retroussé, peau laieuse, et sensualité partout répandue (ou feinte, les femmes y excellent) tout au long de Sa Silhouette Assise.

    Le 24 août 2041, je passe à 60mn.

     

    B II) c)

     

    ...Ainsi donc, tables différentes mais contiguës, disposition éminemment favorable aux palpations d’antennes, sourires de proximité, passages de sel. Au thon à l’huile on s’échange des considérations gustative, et le poulet au riz s’avère on ne peut plus propice aux points e vue sur le tourisme. « C’est la première fois que nous venons dans la région » dit le nouveau couple avec un sens aigu de la banalité. Tous quatre conviennent de l’extrême « radicalité » du Périgord (de radix, la racine). Avec parfois, vu les lenteurs du service (Maud et sa fille s’activent à grands renforts de rebondissements lourdauds sur plancher plastique), des silences, des apartés instinctifs, afin que nul ne se sente obligé de pérenniser le quadrille convivial. -

    Loi : chaque homme trouve à la femme de l’autre un goût de séduction sournoise, une prometteuse chafouinerie, de vice peut-être, sous cheveux blonds bouclés, roux coupés ras. Les femmes soupesées se laissent percer par la basse du gras zapatero, ou les trous du cul de furet, jaunes et rapprochés, servant d’yeux au Pascal.

    Ce sont là des pensées d’avant-dessert.

    Hommes et femmes s’estiment supportables, riches en devenir, tous autant qu’ils sont ; au pluriel, le masculin fait neutre. 9

    B III a

     

    Au premier petit café Carlos parles des vieilles pierres et du trésor de l’abbé Saulnières ; puis des Templiers, des Cathares et des Néo-nazis de Norvège.

    « Même en Norvège ? dit Jeanne.

    Sa naïveté excite.

    Sophie, fausse timide,  aborde ses peintures :

    « Moi je fais sur soie des Signes du Zodiaque et des symboles maçonniques.

    Pascal prend la parole pour sa femme comme il fait toujours : « Parfois c’est l’horoscope sexuel : les signes du ZoBiaque ».

    Oui bon.

    « ...elle attend cent quatre-vingt six (186) parfums en flacons d’échantillons, par le prochain car de Bajac.

    «  Et sur les murs, nous exposerons des miniatures d’instruments » Jeanne complète de musique. Carlos parle bas à l’oreille de Pascal en étouffant un gras fou-rire. Pascal trouve l’hispanique sympathique. En tout cas sans façons.

     

    B III) b)

     

    « Faisons semblant de bien nous connaître et depuis longtemps » murmure-t-il encore à l’osseux Pascal. Je suis un envoyé de d’Oliver Blatt-Blattstein. Ne me regardez pas avec ces yeux de grands brûlés ; faites venir de la crème (poursuivant ses confidences) : Sophie est mon alter ego.Elle peint réellement d’incroyables choses, sur toile, sur bois. Nous exposerons ensemble, je trouverai toujours quelque chose à faire.

    - Pas de police surtout, pas de police ! intervient Jeanne de Schongau.

    - Cessez de murmurer. Patronne ! Trois cognac. !

    - Quatre ! crie Jeanne.

    Ils se regardent tous dans les yeux, pour voir. Autour d’eux, représentants et dîneurs divers ont pris le ton de laisser-aller qui suit le deuxième pousse-café, la « rincette ». On mange bien dans le Périgord, à mi-distance du Chanturgue et du Madiran.

     

    B III c)

     

    Il est inimaginable, mais vrai, qu’à la fin d’un repas l’envie vous prenne de tout confier à des 10 individus dont on ne soupçonnait pas l’existence avant d’avoir bu. Carlos venait espionner l’éphémère nichée de l’hôtel déclassé ; déjà pesait sur tous le malaise des situations fausses.

    Mais Jeanne voyait avec horreur la solitude partagée avec un époux épuisé, au fond d’un petit village ; mais Pascal éprouvait le besoin de se sentir en porte à faux, pour l’équilibre d’expier. Il laissa pressentir qu’il n’était pas exempt de quelques taches pénales , afin d’attirer la louche bienveillance de semi-malfrats métèques.

    « Je fais ce qu’on me dit de faire », répétait le gros dans sa barbe grasse. Vous n’aurez pas d’ennuis avec les flics aussi longtemps que je serai là.

    - On appelle ça un condé fit observer Jeanne de Schongau.

    - La petite dame est bien dessalée ! s’exclama Carlos.

    Sophie sortit d’un sac à main des reproductions qu’elle fit admirer. Des convives représentants eurent bientôt retourné ses photographies dans tous les coins gras du local à manger, échangeant des soupirs gavés d’admiration.

    C

     

    1) Les Carlos s’impatronisent II) Déprime de Pascal III) Scrupules des Bidochon

     

    1. a) Discours emphatiques a) L’épicerie a) Vidage de la bouteille

    d’attaque La vieille et la jeune

    à peu près à poil b) Lamentations ridicules

    d’ivrogne

    1. b) Engueulades pour le b) Le Margnat-Village

    nettoyage et la peinture en plastique et le

    cinéma qui s’ensuit c) Scène puérile de part

    1. c) Râleries beaufiques sur c) Pascal y retourne et d’autre, considérée

    « ces intellos » et c’est pas beau avec effarement

     

     

     

     

    C I) a)

    Discours emphatique d’attaque

     

    « Messieurs, dit Carlos, revenus en Boucherie qu’ils étaient – puis s’apercevant du seul Pascal et se rectifiant : « Monsieur, Mesdames, nous voici tous en Mission d’Art, chargés…

    - … et éméchés dit Jeanne.

    - ...chargés de faire luire en cette basse bourgade les Arts et leurs supports. La tâche sera malaisée, car ils ne font pas différence entre foulards imprimés à la chaîne et chefs-d’œuvres manuels, et nul ici à Fort-St-Jacques ne voit l’intérêt d’acquérir un flacon, une clarinette miniature, ou que sais-je ; il nous faudra conquérir les populations.

    « Pour cela, présentation : soyons toujours soignés, ivrognons-nous élégamment, montrons notre entente et notre soudage.

    «  Puis, préparons bien les lieux, lessivons, repeignons, vernissons.

    - D’autres activité ? propose Pascal.

    - Nous avons une vraie religion du passé, dit Sophie, en aiguisant son museau de fouine.

    - J’aurai enfin de la compagnie, soupire Jeanne avec résignation.

    - Répartissons-nous les tâches, reprend Carlos en titubant. Les Hintzelstein, ou « aubergistes », fournissent lessive, peinture, brosses et seaux.

     

    - Et les rouleauxs, susurre Sophie.

    C I) b)

    Pour être bandit colombien, on n’en est pas moins mesquin : déjà Carlos a pris le meilleur pinceau, la plus large cuvette, et gueule d’abondance aux moindres maladresses de ses trois partenaires, ses « co-peintres » dit-il.

    Tout retentit de ses cris. Les parois du caveau que c’est retentissent de jurons pleurards – car le bandit prenait de tels accents – que les deux femmes, accroupies près des plinthes, accompagnent finement de leurs plaintes : l’ivresse se dissipe pour tous, douloureux moments, et Pascal ne dit rien.

    Pascal en effet peignait avec minutie un angle de plafond tout embubonné de moignons de tuyaux, pour ne plus avoir à se soucier d’ensembles, et tout là-haut, sur son escabeau, son chef tournait dans les effluves.

    Si Carlos gravissait à son tour les planchettes et se répandait en mépris sur ce « gâchis de bureaucrate », Pascal se sentait profondément découragé, parfaitement inutile, et cætera. Qu’il est incongru ma foi d’avoir un malfrat bricoleur, admirateur de beau bricolage bricolé !

    (rester à 50mn, 41 08 29)

     

    C I) c)

     

    Pascal rejette et hait sans pardon ceux qui ne lisent pas, reconnaissables à ceci : leur amour du bricolage, du nettoyage, et des moteurs. ; les certitudes qu’ils ont, tous, de tout ce qu’il y a de plus con, en politique en particulier, mais surtout, à leur attachement au méticuleux : une couche de peinture mal passée, une poussière mal alignée :; capables de raboter quatre minutes montre en main le petit bout d’on ne sait quoi qui procure l’étincelle en extrémité de bougie, capables de se passionner jusqu’à l’excitation sanguine et d’éclater, pour peu qu’un pédé de liseur ne parvienne pas à accomplir ce qui bon Dieu de merde n’est tout de même pas si difficile pour un mec qui a fait des études.

    Pascal détestait définitivement cette engeance de diarrhée.

    « Et j’étais à sa merci, racontait-il. Je devais faire tout ce que cet abruti m’ordonnait dans les rugissements ou le mépris, alors que je n’avais strictement rien à foutre de ce réaménagement de boucherie. Il fallait bien aussi que je jette le masque, que je sorte de mes gonds, etc. Carlos finit par tout faire lui-même en pestant, mais quelle jouissance de l’entendre pester. Plouc illettré, démerde-toi donc, puisque tu es si génial de la pogne.

     

    C II) a)

     

    La différence entre l’Intellectuel et le Bricoleur, différence essentielle c’est-à-dire d’essence même, c’est que le Bricoleur sera toujours en tout temps et en tout lieu de son absolu et irrémédiable bon droit.

    L’Intellectuel en revanche sentira toujours qu’il lui manquera quelque chose,

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  • TI SENTO

    TI SENTO

    1. Presque toutes les fictions ne consistent à faire croire d'une vieille rêverie qu'elle est de nouveau arrivée.
    • André MALRAUX Préface aux Liaisons dangereusesLES MOIGNONS B.JPG
    • Collé au mur Boris Sobrov tend l'oreille, ce sont des frôlements, des pas, un robinet qu'on tourne, une porte fermée doucement - parfois, sur la cloison, le long passage d'une main. Le crissement de l'anneau sur le plâtre. Un froissement d'étoffes, presque un souffle - une chaleur ; puis une allure nonchalante qui s'éloigne, vers la cuisine, au fond, très loin, des casseroles. Un bruit de chasse d'eau : une personne vit là seule, poussant les portes, les tiroirs – il glisse plus encore à plat, à la limite du possible, sa joue sur le papier peint gris, mal tendu au-dessus de l'oeil droit : il voit d'en bas mal punaisées une vue gaufrée de Venise, « La Repasseuse » à contre-jour.
    • Boris habite un deux pièces mal dégotté, au fond d'une cour du 9 Rue Briquetterie sans rien de particulier sinon peu de choses, des souvenirs de vacances posés dans l'entrée sous le compteur et soudain comme toujours la cloison qui vibre plein pot sous la musique le tube de l'été OHE OHE CAPITAINES ABANDONNES toute la batterie dans la tronche il est question de capitaines, d'officiers trop tôt devenus vieux abandonnés par leurs équipages et voguant seuls à tout jamais, suivra inévitablement LA ISLA ES BONITA en anglais scandée par Madona - les plages de silence sur le vinyl ne laissent deviner ni pas de danse ni son d'aucune voix parole ou chant.
    • D'autres Succès 86 achève la Face Un, Boris a le temps de se faire un café, d'allumer une Flight ; la tasse à la main, il fait le tour de son deux pièces, jette un œil dans la cour, le jour baisse, ce n'est pas l'ennui, mais la dépossession, comme de ne pas savoir très bien qui on est. Sur la machine à écrire une liste à compléter. Boris s'est installé à Paris depuis quinze ans, il s'y est marié, y a divorcé, n'a jamais donné suite aux propositions des Services. La naturalisation lui a donné une identité : né le 20-10-47, 1,75m - petit pour un Russe - , teint rose, râblé, moustache intermittente.
    • - Les exilés attendent beaucoup de moi.
    • - Tu es Français à présent.
    • Un jour Macha je t'emmènerai en Russie.
    • Mon frère m'écrit d'Ivanovo.
    • - Je ne l'ai jamais vu.
    • - Moi-même je ne le reconnaîtrais pas.
    • Boris tire sur sa cigarette. Le mur de la chambre demeure silencieux. D'ici la fin de la semaine il aura trouvé un logement pour un dissident. Ici ? Impensable. Trois ans écoulés depuis ce divorce. Où est Macha? ...trois ans qui pèsent plus que ces vingt-cinq lourdes années de jeunesse, grise, lente, jusqu'à ce jour de 73 où il a passé la frontière, à Svietogorsk Le voici reclus rue de M., à deux pas de Notre-Dame de Lorette., tendant l'oreille aux manifestations sonores d'une cloison - qui habite l'autre chambre? il n'y a pas de palier ; ce sont deux immeubles mitoyens ou plutôt, car le mur est mince, deux ailes indépendantes qui se joignent, précisément, sur cette paroi.
    • Pas de fenêtre où se pencher.
    • Ce n'est pas un chanteur, ce n'est pas un danseur, ce n'est pas un écrivain, il ne fait pas de politique et ne sait pas taper à la machine.
    • C'est une femme.Un homme roterait, pèterait. C'est une jeune fille, qui fait toujours tourner le même disque. Elles font toutes ça : quand un disque leur plaît, elles le passent toute la journée. Les mêmes rengaines, deux fois, dix fois. Boris n'ose pas frapper du poing sur la cloison : A, un coup, B, deux coups, le fameux alphabet des prisonniers - il ne faut pas imaginer. «Je ne connais pas le sexe de cette personne » répète Boris. « Capitaines abandonnés ». « La Isla es bonita ». Et pour finir, toujours, en italien, « Ti sento ». "Ti sento tisento ti sento" sans reprendre souffle - la Voix, voix de femme, la ferveur, le son monté d'un coup, « ti sento - je t'entends - je te comprends"- ti sento - la clameur des Ménades à travers la montagne, le désespoir - la volupté - l'indépassable indécence - puis tout s'arrête – la paroi.grise - le sang reflue.
    • Déperdition de la substance.
    • Mais cela revient. Cela revient toujours. TI SENTO c'est toi que j'entends toi qu'à travers ta voix je comprends tu es en moi qui es-tu. Il est impossible. Boris frappe au mur, se colle au plâtre lèvre à lèvre, mais on ne répond pas, mais on ne rompt pas le silence, Boris halète doucement, griffe le mur : « C'est la dernière fois. » Il se rajuste plein de honte, se recoiffe, jette un œil en bas dans la cour : c'est l'heure où sur les pavés plats passe en boitant une petite fille exacte aux cheveux noirs, son cabas au creux du bras ; Boris renifle, se lave les mains, se taille un bout de fromage, la fillette frappe et entre.
    • - Bonsoir Morgane dit Boris la bouche pleine.
    • - Tu le fais exprès d'avoir toujours la bouche pleine?
    • Elle pose le cabas sur la table : « C'est des poireaux, des fromages, une tarte aux pommes, un poulet ; des bananes. Ça ira? »
    • C'est une gamine de dix ans, la peau brune, la frange noire et les dents écartées. « Comment va ta mère? - C'est pas ma mère, c'est la concierge. Aide-moi à décharger. Tu te fous l'estomac en l'air à bouffer ce que tu bouffes. » Boris fait semblant de se vexer. Marianne (c'est son nom) passe toujours le cinq-à-sept chez la mère Vachier, à la loge, en attendant que sa mère sorte du travail. La gamine fait les courses en échange d'une heure de maths. Voilà qui est convenu. « Qu'est-ce que tu m'apportes aujourd'hui?
    • - Le quatre page cent.
    • - Vous avancez vite!
    • - La prof a dit "Ça vous fera les pieds".
    • Boris se plonge dans les maths et dans la cuisine, à même la table – à chaque fois le même jeu, la vue de la bouffe lui met les crocs. «  Tu ne peux pas éplucher tes poireaux ailleurs ? ça pique les yeux.
    • Soit un carré A B C D , une sécante x, une circonférence dont le centre... « c'est horrible, tu es sûre que c'est au programme?
    • - Punition collective. Moi j'ai rien fait.
    • - Ca m'étonnerait.
    • Marianne attaque une banane. Boris prépare une vinaigrette, tache le bouquin , jure en russe, écrit d'une main et s'enfonce la fourchette de l'autre.
    • - Tu pourrais fermer la bouche quand tu manges.
    • - Un peu de poireau?
    • - Après ma banane?
    • Boris s'étrangle de rire.
    • - T'es franchement dégueulasse, Boris. T'as fini au moins?
    • - Sauf la troisième question.
    • - Tant mieux, elle croira pas que j'ai pompé.
    • Boris ne comprend toujours pas pourquoi Marianne tient absolument à lui proposer des problèmes de maths.
    • Et tes quatre en français? - Je sais tout de même mieux le français qu'un Russe.
    • Même pas. »
    • Marianne engloutit un yaourt. « Pour une fois » pense Boris « elle ne m'a pas dit T'es pas mon père" pense Boris.
    • Marianne se penche sur l'ordinateur : « Qu'est-ce que c'est que tous ces noms à coucher dehors? - C'est la liste de tous les émigrés russes de Paris. - A quoi ça te sert ? - L'association verse de l'argent aux plus nécessiteux. - Aux plus pauvres?...C'est tous des pauvres? 
    • J'appuie sur le bouton? - elle appuie sur le bouton. Deux heures de travail perdues. Boris l'engueule. Ils se séparent fâchés comme d'habitude.
    • X
    • Le travail à domicile permet de choisir l'heure de son lever. Boris ne dépasse jamais huit heures - la robe de chambre, les bâillements, la barbe qui tire ; le placard, le bol, la cafetière, le réchaud. Un yaourt pour commencer, surtout pas de radio. Les biscottes, le café bu bruyamment, ramassage de miettes, envie de pisser - un homme très ordinaire, en Russie comme à Paris. A huit heures et demie, de l'autre côté du mur, il, ou elle, s'éveille. Pas de bâillement, pas de chanson, pas de jurons, juste des pieds qui se posent, des pantoufles qui s'agitent, un pas léger vers les toilettes.
    • Comme la porte est fermée, on ne peut pas distinguer si c'est le jet d'un homme ou d'une femme. Les coups de balai, dans les plinthes, ne prouvent rien non plus : il existe des petits nerveux, soigneux comme des femmes, qui font le ménage tous les jours. Sans oublier la toilette du matin, sans exception, même le dimanche : eau chaude, eau froide ; puis le petit-déjeuner : cette personne mange après s'être lavée. Logique. Le bol, la cuillère, le raclement dans le beurrier en fin de semaine, jusqu'à la fermeture caoutchoutée du réfrigérateur : aucune différence d'une cellule à l'autre ! ces bruits-là passent les murs. Pas les voix. Puis le claquement exaspérant des quatre pieds de chaise. Mais il y a des femmes brusques.
    • Et le déclenchement des crachouillis du transistor. Indifféremment des infos, de la pub, de la musique de bastringue, du boniment de speaker. Inutile de coller l'oreille au mur. D'un coup tout s'éteint, la vaisselle dans l'évier d'alu, les chaussures qu'on enfile - pas de hauts talons - pas de clé qui tombe, pas de juron - pas de monologue – pas de sifflotement - la porte claque. Boris peut enfin procéder à ses ablutions. Un soir, Boris perçoit un cliquetis étouffé‚ la clé tourne, le battant s'ouvre, des voix se mêlent dans le vestibule - ce doit être un vestibule – vite un bloc-notes : un homme, une femme.
    • Qui invite l'autre?
    • Chacun ôte son manteau ; que se disent-ils? des choses gaies, des choses quelconques. Boris s'appuie si fort que son coeur doit s'entendre, ou le plâtre se fendre. Les répliques se chevauchent, un homme, une femme, peut-être homosexuels tous les deux, Boris ne désire rien d'autre qu'une conversation banale, mais enfin compréhensible - « Je ne suis pas un espion soviétique » - répète-t-il entre ses dents. Les intonations sont franches. Il existe entre les deux êtres une forte intimité. Mais toujours un bruit parasite (chaise heurtée, glaçon frappant le verre) embrouille les phrases à l'instant précis où les syllabes se détachent.
    • L'homme et la femme se séparent. L'homme répond en mugissant du fond des toilettes; il ssont décidément très intimes - la femme répond de la cuisine. Puis l'homme se lave les mains, la voix de femme plus étoufée répond d'une chambre. Voilà une disposition de pièces facile à déduire : de l'autre côté du mur, ce serait la cuisine, plus au fond donc - les toilettes (bruit de chasse d'eau), la chambre à gauche avec son petit cabinet de toilette (des flacons qui s'entrechoquent). Boris esquisse un plan. Au nombre de pas, le logis mitoyen ne doit pas être beaucoup plus grand que le sien ; quand le couple élève la voix, Boris comprend qu'ils se tutoient ; il se félicite de n'avoir jamais introduit de femme chez lui – à présent ils se sont rejoints dans la chambre. Le reste va de soi. Tout cependant n'est pas si facile. Il y a discussion. L'homme exige des preuves. La femme proteste et veut se laisser convaincre. C'est la première fois qu'ils couchent ensemble. Dans ce cas de figure c'est la femme qui reçoit ; mais elle peut être venue sans préméditation. Quoique. Le ton monte. On se bat. « Suffit! » gueule Boris. On ne l'entend pas. Bon sang ils se foutent dessus. C'est un viol. Par où entre-t-on chez ces gens-là ? Il passe la main sur le combiné - des rires, à présent. « J'aurais passé pour un con ».La lutte s'affaiblit.
    • Ça devient autre chose. Evidemment. Mais le lit a beau lancer du fond de son appartement toute une rafale de grincements, les deux salauds peuvent bien se tartiner des couches de gueulements à travers la gueule, la quique à Boris continue à pendouiller. Quand ils se sont relevés, lavés, rhabillés, quittés, Boris bande d'un coup, se précipite à la vitre et se reprend juste à temps pour ne pas soulever le rideau. De sa fenêtre il n'aperçoit que la cage d'escalier de l'autre aile d'immeuble : d'en bas, les jambes - de face, le buste sans la tête, d'en haut, les crânes. Le soir (la scène se répète le lendemain, mais impossible de savoir qui de l'homme ou de la femme, reste sur place...) il faut compter avec les irrégularités de la minuterie, réglée très serrée ; ce n'est pas facile.
    • D'après la disposition des lieux, l'Occupant Contigu tient donc dans un deux-pièces au troisième, avec un retour peut-être sur la droite ; même en passant la tête et tout le torse par la fenêtre, l'alignement du mur interdit toute vision. Boris imagine un invraisemblable jeu de miroirs, de périscopes, de potences orientables. En tout cas le vingt-quatre avril, dans l'immeuble d'à côté, la loge sera vide ; tout fonctionnera au Digicode - bientôt il faudra réintroduire les concierges dans Paris comme les lynx dans les Vosges. La mère Vachier fait la gueule à tout hasard, garde la petite Marianne et refuse toute collaboration : « A côté? c'est l'interphone. » Démerdez-vous. « Code BC24A. » Boris n'a rien demandé.
    • Il n'a même pas posé de questions sur la petite fille. « C'est une voisine, comme ça. ». La portière a besoin de se confier. De l'autre côté de la cour se trouve une deuxième cage d'escaliers aux vitres encore plus sales encore. Moins animée. Boris n'y regarde jamais. « Tu as peut-être tort » suggère Marianne- Boris aussi a besoin de se confier. Tous les soirs avant la télé- on n'entend plus rien,a-t-il – a-t-elle – déménagé ? - Boris s'assoit devant la fenêtre la tête dans l'ombre et observe le défilé des locataires ou visiteurs. Ça monte, ça descend, avec des arrêts dans le trafic, des reprises, des précipitations,des temps morts ; des crânes sautillent de marche en marche, des mollets s'embrouillent, des jupes, des pantalons, des profils : graves, riants, tendus, le plus souvent sans expression. Il y a des hommes qui se grattent le cul, des femmes qui se sortent la culotte de la raie ; personne ne se raccroche du bras, ni ne s'arrête pour bavarder. Normal. Les clients de la psy du troisième se succèdent exactement dans le même ordre. Notaire au deuxième droite. Une manucure, le détective - au n° 26 donc, juste à droite en sortant – là où précisément l'inconnu ou toute nue fait son nid - il ou elle est revenu(e), les habitudes sont les mêmes, les disques aussi : « "Ti sento", le rock italien, à intervalles réguliers.
    • Peut-être un peu moins souvent. Boris guette. Il note dans le noir sur ses genoux. Le carnet comprend une feuille par nom : "A-X", « Tête à l'Air", "l'Oignon Bleu". Ou bien  François Debracque, Aline Aufret, Gérard Manchy : les symboliques, les sobriquets, les noms communs. Pas un russe. Plus de femmes que d'hommes , aucune vraiment qui plaise. « Tu connais bien des bonnes femmes à ton boulot, dit Marianne. Pourquoi tu ne les dragues pas? » Boris a du mal à expliquer que ces femmes-là, justement, à l'Institut Pouchkine, ne se soucient pas de flirter ; elles suspendent leurs organes génitaux aux patères. Ou c'est tout comme. Maintenant c'est Marianne qui mate ; elle soupèse les femmes : « ...Pas mal..Un peu forte. - Et les hommes ? - Tu deviens pédé ? - Je veux savoir qui habite à côté ; il n'y a plus de concierge. » Marianne redouble d'attention. « Mais tu connais tout le monde, Marianne – non ?
    • - Pas du tout - ce cul ! - eh, mes maths?
    • - Plus tard.
    • - Je reprends le cabas.
    • - Garde un éclair pour toi, n'oublie pas l'huile la prochaine fois.
    • - Ciao.
    • Boris joue le tout pour le tout. Il va se poster, sans se montrer, sur le trottoir, tout près de la porte ; le code est faux ; alors il se glisse derrière un locataire qui lui tient la porte. Il voit tous les noms d'un coup sur les boîtes aux lettres : des Italiens, des Français de Corse, des Bretons. Un certain Dombryvine. Abdelkourch. Lornevon. Le courage lui manque ? non, l'idée même de monter au troisième – "bon sang, c'est trop stupide, j'y vais" - mais dans le couloir, là-haut, les portes sont anonymes ; la minuterie allume sur le bois des lueurs de montants de guillotine. Boris redescend très vite dans le noir en s'insultant ; il aura mal retenu la disposition des lieux. Mais le lendemain, il récidive. La rue grouille. Le même homme lui tient la porte. Cette fois il s'attarde : au troisième – ni médecin donc, ni voyante, rien de ce qui se visite – il distingue vers le fond une fenêtre sale : exactement dans l'angle mort de sa fenêtre à lui. Impossible de voir ; de retour au 24, Boris fait son croquis : appartement 303.
    • Manque l'âge, le nom, le sexe. Le sexe manque. Ne pas lâcher prise. “Qu'est-ce que tu lui veux à Madame Vachier ? - Juste parler avec elle. Tu vas aussi lui demander ce qu'elle pense de moi, d'où je viens, qui c'est ma mère... - Ce ne serait peut-être pas inutile. Tu veux savoir qui habite à côté  ? Tu manques de femme?... - Il y a toi. - Cochon. - Je ne veux pas que tu ailles chez la concierge. - Moi aussi je manque de femme. - Elle est grosse, elle est moche, elle est mariée, dit Boris. Il va voir le mari de la concierge. C'est un Alsacien à gros ventre et bretelles, loucheur, boiteux ; Boris met au point une histoire à dormir debout : « Je suis fonctionnaire à l'immigration ; la locataire - il choisit le sexe - du 237 n'est pas en règle. » Monsieur Grossmann - il ne porte pas le même nom que sa femme - est l'honnêteté même. « Pourriez-vous me prêter dit Boris votre passe ? je suis sûr d'avoir oublié mon portefeuille chez Madame Schermidtau 237...
    • - Vous connaissez son nom?” Le souffle coupé, Boris voit le concierge détacher du clou le grand anneau qui tient les trente clés plates. «.C'est elle gui remplace M. Laurent ?” Boris acquiesce, la boule dans la gorge. « Je vous accompagne. » Grossmann est bavard. Il faisait partie des "Malgré Nous" sous le Troisième Reich. Il en est miraculeusement revenu. Il aime bien raconter. Le portail vitré du 26 s'ouvre sans effort : « J'ai le même passe que le facteur » dit Grossmann.Boris monte les étages avec le boiteux. « Dix ans qu'on attend l'ascenseur...Regardez l'état de la moquette... - Il faut bien que les escaliers servent à quelque chose." Vous dites des conneries, Monsieur Grossmann. Voici la porte ouverte. Boris écarquille les yeux et grave tout dans sa tête : le corridor de biais, très court, très étroit, vers la gauche ; trois portes ouvertes, la salle à vivre claire, avenue Gristet, bruyante; la chambre au fond, sombre, retirée - « salle de bain, cuisine » dit le portier - « je vois bien » dit Boris. Difficile après cela d'imaginer, de l'autre côté, son propre foyer, solitaire – il ne ressent pas son appartement – où est-ce qu'il colle-t-il son oreille? Très exactement ? ...Ça n'a pas du tout la forme d'un L... Boris ne cherche rien. Il ne bouge pas. Grossmann comprend ; il reste en retrait, muet. Trop d'immobilité, trop de respect dans le corps du Russe lorsqu'il s'approche enfin des étagères et lit les titres lentement, le "Zarathoustra" de Nietzsche, "l'Amour et l'Occident", « Deutsches Wörterbuch », « A Rebours" de Huysmans, un Traité de Diététique – une Bible - quelques ouvrages sur le vin.
    • Une collection de "Conférences" des années trente - dis-moi ce que tu lis...? La penderie est restée ouverte ; ils y voient une proportion égale de vêtements féminins et masculins - chacun sa moitié de tringle : des habits soignés, sans originalité excessive. Revenant au salon à pas précautionneux Boris aperçoit contre son mur un tourne-disque. J'aurais dû commencer par-là. Sur la platine "Ti sento", rock-pop italien. Boris coupe le contact; le voyant rouge s'éteint. Qui relèverait mes empreintes ? La pochette, luisante, à l'ancienne, représente une femme fortement décolleté‚ cuisses nues, décoiffée, en justaucorps lamé. «Madame Serschmidt ne vit pas seule, dit le concierge. Boris a inventé ce nom. Il s'informe gauchement (« Reçoit-elle des visites ») - Vous devez le savoir, Monsieur Sobrov.» Boris repère encore la Cinquième de Beethoven, la Celtique d'Alan Stivell, René Aubry et un double album de folklore maori.
    • Plus la Messe en si mineur, BWV 232. Jamais il n'a rien entendu de tout cela. Le concierge propose de manger un morceau. Boris refuse, effrayé. « Mais elle ne revient pas avant six heures ! » Boris se retient si visiblement de poser des questions que l'Alsacien précise malignement : « Je reçois les loyers au nom de Monsieur Brenge". Il prononce à l'allemande, "Brenn-gue". - C'est peut-être son frère qui paie ? ...Serschmitt est son nom d'épouse, elle a divorcé... » Grossmann ne confirme rien. Il se dirige vers le réfrigérateur : « Vous saurez toujours ce qui se manche ici ! » - des oeufs, des pots de crème de langouste, un rôti froid en tranches et trois yaourts. « A la myrtille », dit le concierge ; il se sert, rompt du pain, choisit du vin. “Tant pis pour la langouste”, dit Boris - ils s'empiffrent - Boris veut faire parler le gros homme. Seulement, il n'y a plus rien à ajouter. Le portier tente d'en faire croire plus qu'il n'en sait. Il prétend que "tout le monde défile » dans ce studio. « N'importe qui tire un coup ici, puis s'en va. » Ils se défient du regard en mâchant. Rien ne correspond aux longues attentes, aux exaltations de Boris dans son antre – à moins qu'il ne s'agisse d'une autre chambre ? « Gros porc » dit Marianne le lendemain ; « Tu y es allé. Je sais que tu y es allé. Je ne voulais pas que tu y ailles. Saligaud. Vulgaire. Je t'ai vu entrer dans l'immeuble avec le mari de la mère Vachier. « Tout le monde y vous a vus monter la cage d'escalier. Même que tu es entré dans l'appartement, et que tu as regardé partout, fouillé partout, dans les livres, dans les disques, même entre les robes. Et vous avez bouffé du saucisson et du pâté de langouste et ça c'est dégueulasse. Au goût j'veux dire.
    • - C'est chez toi ? - Ça ne te regarde pas. Déjà que tu me fais reluquer les grosses qui descendent les escaliers, et quand il y a de la musique tu arrêtes la leçon de maths même si j'ai rien compris et tu colles ton oreille au mur comme un sadique.
    • - C'est ta mère qui habite là ? - Dans ton quartier pourri ? on est riches nous autres, on a une BMW, on va aux sports d'hiver et c'est pas toi qui pourrais te les payer pouffiard. - Tu veux une baffe ? - .Je le dis à maman et tu ne me revois plus et tu seras bien emmerdé parce que tu es amoureux de moi mais tu peux courir et si tu me touches j'appelle les flics.
    • - Tu t'es regardée? - C'est dégoûtant d'espionner les gens t'as qu'à te remarier ou aller aux putes. - Ça suffit Marianne merde, c'est chez toi oui ou non ?” Marianne prend son souffle et lâche tout d'une traite «Avant c'était chez moi maintenant on a déménagé mais c'est pas une raison t'as pas le droit d'entrer fouiller partout avec tes pattes de porc pour piller dans le frigo et si on avait su que tu devais habiter là on se serait tiré encore plus vite - C'est le concierge qui... - Parfaitement que c'est le concierge - Et pourquoi tu ne vas pas l'engueuler lui ? - Parce qu'il est pas tout le temps à me chercher.Tu ne m'as pas encore tripotée mais c'est dans tes yeux. » Boris Sobrov demande pourquoi le concierge éprouve le besoin de raconter tout ce qu'il fait;
    • Marianne répond que sans ça il ne serait pas concierge, elle ajoute encore qu'elle préfère s'amuser avec Grossmann que de rester à faire des maths avec un vieux grognon - "chez toi il n'arrive jamais rien ». Puis ça s'arrête, la petite fille aux cheveux noirs revient le lendemain avec les provisions. Boris s'est arrogé le droit de contrôle sur tous les résultats scolaires de Marianne ; il consulte le carnet de notes, il joue au père, l'exaspération croît de part et d'autre. Boris lui dit qu'elle a les mêmes yeux noirs que sa fille à lui, qu'il n'a pas revue depuis longtemps. « Elle faisait les mêmes fautes que toi. - Elle est dans ma classe.” Boris est bouleversé. Il demande doucement, comme on tâte l'eau, la manière dont elle se coiffe, si elle travaille bien. Si elle parle de lui...Marianne se rebiffe. « Elle est dans une autre section, ta fille, on se voit aux récrés, ce n'est pas ma meilleure copine, ma copine c'est...
    • - Je m'en fous - attends, attends ! - comment elle s'appelle ta meilleure amie ? - Ah tout de même! Carole.” Boris demande si Carole travaille bien, si Marianne et elle ne se sont pas disputées, si elles ne pourraient pas venir travailler ensemble... « Je ne l'amènerai jamais ici ; tu nous forcerais à faire des choses.” Boris pousse un soupir d'exaspération.
    • Il la laisse en plan, passe à la cuisine pour bouffer du fromage blanc, à même les doigts. Il est bien question de leçon de maths. Quand il revient Marianne de l'air de se payer une tête. Boris fouille dans une pile de dossiers, les dossiers s'effondrent, il les reclasse. Récapitulons. « Tu n'es pas mon père". Elle ne me l'a pas encore faite celle-là. « Tu n'es pas ma mère ». « Tu ne sais rien de moi" - ne pas raisonner. "Intuiter". J'ai divorcé depuis six mois. Cette fillette est déposée chez les concierges par une femme qui n'est pas sa mère. Marianne ressemble à sa fille qu'il n'a pas vue depuis six mois – putain de juge – une femme. Marianne connaît Carole Sobrov. Non seulement c'est sa meilleure amie, mais elles sont devenus demi-sœurs par remariage – sa femme s'est remariée avec le père de cette petite guenon de Marianne.
    • Il se cache le front dans la main. “J'ai très mal à la tête. - Je m'en vais, ciao”.
    • X
    • A peine Marianne et sa tignasse ont-elles tourné le coin du palier que Boris dévisse la minuterie. Panne. « Merde » dit l'enfant. Boris se faufile en chaussons derrière elle dans l'escalier. Juste la lumière du puits de cour. Il dérape sur les marches. La rampe est encaustiquée. Devant lui, Marianne s'arrête dans le noir, relève la tête. Au premier, elle réussit à renclencher la minuterie. Boris la suit toujours. Au rez-de-chaussée, la loge forme l'angle dans la cour. Les vitres laissent tout voir. Boris, dans la cour profonde, se colle contre un mur entre deux poubelles. Comme dans un film. Dans les couples, ce que Boris déteste, c'est le mari : il n'a rien d'intéressant entre les jambes. Tant de femmes raffinées collées à des butors. Le père de Marianne, c'est pareil. Trop grand, trop fort, la voix désagréablement masculine. Ses gestes sont brusques. Il ressemble à une bite. Tous les hommes ressemblent à des bit es.
    • La petite fille pleure, à présent. Même si c'est une teigne Boris se sent bouleversé. Tout le monde s'engueule, le père et le concierge se menacent mais c'est Marianne qui se prend une claque. Boris bondit, arrache presque la porte et se mêle au tas. Le beau-père le prend à partie : « Vous laissez traîner vos pattes sur la petite. Vous faites espionner un appartement privé par l'intermédiaire de cet individu. Vous êtes un fouille merde. Je vous en foutrai des cours de maths. » Tout le monde se quitte pleurant, gueulant, Boris s'en remonte chez lui, brouillé avec Grossmann et sans espoir de fillette à venir.
    • A ce moment "Ti sento" se déclenche dans la pièce voisine, et cette fois, on danse.
    • X
    • "Chère, Lioubaïa Tcherkhessova !
    • "Je souffre à crever parce que le voisin ou la voisine fait gueuler un tube infect en italien, "Ti sento". C'est pire qu'une rage de dents et je ne peux pas m'en passer. Je ne sais toujours pas si c'est un homme ou une femme qui passe le disque, et qui danse. Ce qui chante, c'est féminin, ça crie toujours les mêmes voyelles avec chambre d'écho, mes cours d'arménien vont bien, je m'embrouille encore dans le tatar. "Ti sento" est le meilleur morceau, les autres braillent le rock à la sauce Eighties', je suis sûr qu'on le fait exprès pour m'emmerder, si tu n'habitais pas à l'autre bout de Paris ce serait toi.
    • "D'ailleurs j'y suis allé l'autre jour avec le concierge et son passe-partout. Je n'ai rien fouillé, rien dérangé du tout. D'après le père Grossmann ce serait une sorte de chambre de passe, une fois j'ai surpris des baiseurs à travers le mur mais ce n'était pas toi. Le concierge ment. Il y a là quelqu'un. Qui paye son loyer. Qui n'emmerde que moi. Un jour je le coincerai. Le ou la. Si c'est une femme, ça va chier. Terminé les petites astuces : Marianne c'est ta fille, enfin, celle de ton homme, un vrai, un gros porc - pour l'insolence, la morveuse, impeccable. Elle a craché le morceau.
    • C'est vous qui me l'envoyez depuis trois mois pour espionner. Il n'y a rien à espionner. Il n'y a pas de femme ici. Pas d'homme. Pas d'argent. Comme un moine. Et je suis en règle avec les services d'immigraiton si tu tiens à le savoir. Et je suis sûr qu'elle cache autre chose, ta Marianne. Elle me cache ma fille. La vraie. Elle sait quelque chose sur l'appartement d'à côté. Elle a pleuré quand elle a su ma visite avec Grossmann. Elle est allée se répandre comme une poubelle à la loge devant ton mari de mes couilles, qui a failli me taper dessus.Elle raconte que je la tripote.
    • "Toi, ça fait un temps que je ne t'ai pas vue. La dernière fois c'était au grand bureau. Soixante-dix ordinateurs. A devenir fou. Je ne sais plus comment ça a commencé. Tu as toujours une engueulade de réserve. Moi aussi. Ce n'était pas la même. Petit à petit les soixante-neuf têtes se sont levées, les ordinateurs se sont tus, nos paroles se perdaient dans l'épaisseur de l'air, tu t'es fait virer puis aussitôt réintégrer pour "bons antécédents", pour moi c'était définitif, je travaille pour la misère, tu crois que ‡a m'intéresses de vérifier des listes, de faire le compte des morts, vérifier les adresses , les patronymes : «Ivanovitch » ou « Pavlovitch? »
    • ...Sagortchine a-t-il reçu sa pension ? Que devient Berbérova? A-t-elle trouvé un
    • emploi en rapport avec sa formation ? A quels cours sont inscrits les frères Oblokhine ? Pourquoi Sironovitch a-t-il divorcé ? de quoi est morte la Bibliskaia ? Quel nom portait-elle en Espagne ? Le KGB a-t-il relâché Dobletkine ? Pourquoi tous ces gens-là n'adoptent-ils pas définitivement un nom bien français ? toi au moins tu ne t'es pas remariée avec un Russe. Mais ton Léon Nicolas, dont je viens de faire la connaissance, c'est just un gros tas de vulgarité - le Russe, c'est un prince, ou un moujik. Je sais comment ça va finir : toujours la faute de l'homme ! Je ne suis tout de même pas le seul éjaculateur précoce de France et de Russie Blanche réunies !
    • "Avant l'informatisation nous travaillions ensemble. Avec de vraies fiches, dans les vraies mains. Tu dictais, j'écrivais. Maintenant je travaille seul. J'ai une carte de Paris et de l'Ile-de-France où je peux lire qui, et à quelle heure, dort dans quel lit, et en quelle compagnie. Je te promets de t'aider à la cuisine, j'essuierai mes pieds, je ne te tromperai plus sans en avoir vraiment envie, je ne ramasserai plus de chiens dans la rue, en ce moment je n'en ai pas. Nous écouterons autre chose que de la musique classique, tu pourras aller seule au ciné, tu ne peux pas savoir à quel point ces vingt-cinq semaines m'ont transformé‚ reviens." Le surlendemain Boris reçoit un télégramme ainsi conçu :
    • "VA CHIER. "
    • "Ti sento" se déclenche, Boris prend le métro jusqu'à La Râpée, pour visiter la rue Brissac : il la remont‚ il la redescend, la rue est à lui, il en est à la lettre B. Il hume le parfum du métro, il trace dans les couloirs carrelés, bifurque sans ralentir sous les plaques bleues, suit des épaules, un cul, des talons, s'accroche aux barres, marque ses doigts sur le chrome, invente les coucheries des femmes, note les rides de fatigue, évite les haleines, joue avec son reflet sur la vitre noire et le tunnel qui court, tâte son portefeuille, ne cède jamais sa place. Dans Paris, Boris prend la première à gauche puis à droite et ainsi de suite, ça le mène parfois très loin, il voit des maisons, des trottoirs, des voitures ; des crottes, des gouttières avec les petites annonces collées dessus, la pierre des immeubles, des vitrines de coiffeurs, de bouchers, d'ordinateurs ; des prismes Kodak, des servantes en carton "Menu à 60 F" "Menu à 120 F" – et des gens.
    • Des gens comme s'il en pleuvait, comme s'il en chiait, mal fringués, super-chic, soucieux, d'âge moyen, noirs, enfants, groupés, par couples qui s'engueulent, qui s'aiment, en débris, "alors j'ui ai dit", "pis elle a répondu", "forcément » - les oreilles qui traînent, les narines à l'essence, et le grondement continu de marée montante qui fait Paris.
    • Comme au débouché de sponts, ou sur les places circulaires, il est difficile de trouver "la première à gauche", "la première à droite", Boris s'immobilise, tend les bras dans la foule indifférente, se décide pour un cap. Derrière la Bastille, en un quartier cent fois parcouru, voici qu'il découvre un quartier - "...j'aurais pourtant juré..." - où jamais ni lui, ni personne, n'a mis le pied. Il s'avance en flairant , deux murailles, un trottoir déjeté, une vitre fêlée, « CREPERIE », plus bas en biais « en faillite » et des pavés. Un petit vent. Un caniveau qui pue. Peut-être un vieux qui crochète une poubelle avec application. Peut-être un chien.
    • Et là-haut, dans les étages, "Ti sento ti sento ti sento » - Boris immobilisé - sur le tuyau de gouttière un papier périmé "La Compagnie de l'Oreille » joue "La Cerisaie"- le soleil ne perce pas, un pigeon pique du bec, le chien nez au sol, le pigeon s'envole, fin du disque, le portail s'ouvre, le heurtoir retombe, une femme jeune, vive, sur le trottoir en cape orange ; peut-être que là-haut chez elle les fenêtres donnent sur (le bassin de l'Arsenal ?) Boris lui laisse une bonne distance d'vance, la suit (la cape orange !) place Mazas, à la Morgue au Pont d'Austerlitz. Il baptise la femme "Ysolde", au-dessus de la Seine l'odeur de l'eau emplit les narines ou le devrait, un jeune homme dépasse Boris en rejetant son foulard sur son dos.
    • Place Valhubert, face au jardin des Plantes, il la suit de très près, de feu rouge en feu rouge, la cape orange court et court dans le déferlement des roues, un grondement continu remonte par le Quai d'Austerlitz, les voici côte à côte.
    • Elle a très exactement le nez de Paris, les cheveux bouclés, le sac à main est vert – il la perd – bouche de métro – figure obligée - couloirs d'Austerlitz. Chacun sa voiture. Station, station - près de la porte – montant de chrome - pivote, s'efface - pivote, redescend, remonte – bienfaisante affluence - le nez dans les cheveux d'autres femmes ou sur les calvities, les pellicules - « Place d'Italie » - facile - la cape orange force - Boris lourd et vif contourne les épaules, les hanches, passe de biais, trébuche devant le dos des vieilles.
    • Une autre rame et même jeu. C'est elle, la rockeuse latine – mais à la station vide, enfin, où elle descend, la femme fait volte-face, l'insulte, le frappe avec son sac à main - « Attendez! Attendez ! » - Boris court, trébuche. Ils débouchent tous deux à l'air libre [Nuit, Pluie] :
    • « Qu'est-ce que tu me veux ?
    • - Vous parler.
    • - Me parler, me voir, me toucher, me sauter, dégage!
    • - "Ti sento, ti sento , ti sento"!
    • Ils crient, ils courent [pluie renforcée] - Votre nom? Votre prénom?
    • Un portail lui claque au nez. 26 rue de M. Le même disque aux deux adresses. Boris s'essuie la joue, tourne le dos, s'engouffre dans son propre escalier, tourne la clef de son enclos – aussitôt le disque se déclenche, très fort – alors Boris danse, comme un ours, comme un boeuf sous électrochoc ; le lendemain il se demande pourquoi le père de Marianne amène sa fille à la loge. Soit pour le narguer. Hypothèse exclue : le divorce fut aux torts exclusifs de Boris. Soit pour se débarrasser de Marianne - haine réciproque. Possibilité de récupérer l'affection de sa femme = ? Boris lutte cinq minutes contre la nostalgie. « A moins que » poursuit-il « le nouveau mari ne dépose Marianne chez le concierge que pour se rendre chez une maîtresse - Mauricette » - il l'appelle Tcherkessova - me reviendrait - ah non ! »
    • Le concierge est suspect : parfaitement, Grossmann. Impossible à filer. « Il s'introduit là-dedans comme il veut ; il se sert en saucisson , il prétend que l'appartement sert de chambre de passe ; il déclencherait lui-même « Ti sento" sans parler - quand le disque se déclenche Boris ferait mieux de lorgner par-dessus la loge depuis là-haut plutôt que de courir s'écraser l'oreille au mur, Grossmann lit dans sa chaise longue, bientôt dans son fauteuil roulant – ce n'est pas lui. A moins qu'il ne tienne une télécommande sous le journal ? "Acheter des jumelles".
    • Boris se plaque au mur, haletant, les lèvres sur la peinture sale, soudain le disque ralentit, la voix vire au grave en pleurant, c'est la panne, c'est grotesque. Silence. La cour est noire. Grossmann est rentré. Dans le ciel la rougeur de Paris, les meubles se découpent peu à peu, Boris se déplace avec des précautions de poisson-chat. Les autres cours résonnent, lointaines, aquatiques. Un faisceau mobile sous la verrière de la loge. Et voici les fenêtres partout qui s'éclairent. Fin de la panne. « Sauf chez moi ». Le disque ne reprend pas. XXX 64 06 30 XXX
    • Boris frappe à la cloison. C'est la première fois. Dans l'épaisseur du mur en dessous une tuyauterie transmet un message , la minuterie des cages d'escaliers se rallume. A côté, personne. Pénombre. Inquiétude. Boris téléphone : « Concierge ! Concierge !
    • - Vous êtes obstiné, M. Sobrov.
    • On a trouvé en Chine centrale une touffe de poils n'appartenant ni à l'espèce animale, ni à l'espèce humaine.

    ILS Y RETOURNENT.

    • Le concierge souffle au deuxième palier ; il resserre ses bretelles . -...Vous n'avez jamais vu de petite femme blonde, frisée?...Nez en trompette, cape orange ?
    • - Les femmes changent souvent de vêtements. Je ne sais pas ce que vous trouvez à cet appartement. Il est loué. Personne n'y habite. Vous feriez mieux de consulter les petites annonces.
    • - Je ne veux pas déménager.
    • - Les annonces matrimoniales.
    • Vous me prenez pour un cinglé.

    ILS ATTEIGNENT LE TROISIEME ETAGE

    • - Le r'v'là votre appartement...C'est ouvert. Il y a de la lumière. »
    • En bleu de travail à même le sol, un coffret d'électricien entre les jambes, les yeux levés la bouche ouverte, le père de Marianne. Il dit : «J'installe. - J'installe quoi ? » Il se redresse. Un mètre quatre-vingt dix. Des cheveux gris blanc. Boris ne lui serre pas la main. L'Alsacien est de la même taille. « Vous ne m'avez pas dit que vous étiez électricien, dit Grossmann.
    • - A l'occasion.
    • Le concierge sort trois bières du frigo. « C'est petit ici dit-il. Je me suis trompé dans les branchements l'année dernière. Moi aussi je bidouille de temps en temps." Il prononce « pitouille ». Boris demande lâchement au père de Marianne ce qu'il tient dans la main. L'autre appuie sur les touches d'une espèce de boitier blanc ; chacune d'elles correspond à un bruit particulier. Il fait entendre successivement : l'ouverture d'une porte, le déclenchement de la radio, la chasse d'eau, une baise. Tout cela sort d'une bonne dizaine de haut-parleurs habilement dissimulés dans tous les angles des plafonds.
    • - Je peux aussi allumer ou éteindre les lumières, lever ou baisser les stores.
    • Ses doigts pianotent avec désinvolture, c'est un vrai tonnerre de stores.
    • « Vous pouvez mettre un disque en route ?
    • - Je n'y ai pas encore pensé.
    • "Ti sento" trône sur le tourne-disque, noir, insolent .
    • X
    • Les trois hommes se retrouve au « Rétro" pour de bons instants de gueule. On a les amis qu'on peut. Les garçons portent des tabliers blancs, des moustaches en crocs et des rouflaquettes. Décor ordinaire, prix modérés. L'Alsacien picore des moules en faisant des grâces, , Boris ne quitte pas des yeux le grand Auguste, père de Marianne, second mari de sa femme, qui décortique l'os de son petit salé. « Tu comprends Boris dit Auguste en mastiquant – ce tutoiement me souille l'estomac - nous sommes quatre à louer cet appartement ; Heinrich - il montre l'Alsacien qui empile ses valves au bord de son assiette - nous a signalé une belle occase.
    • "En revanche il ne paie rien et peut baiser à deux pas de chez lui - tu ne manges pas ? » Boris enfourne précipitamment sa fourchette de nouilles : « Je ne crois pas ce que vous dites, fait-il la bouche pleine.Grossmann avale d'un trait un verre de Traminer. « T'entends ça Heinrich, v'là l' Russkoff qui se la joue fleur bleue. Mais y a personne là-dedans, mon vieux, rien que des couples de passage, comme toi et moi! » L'Alsaco rit très fort. Boris : « Connaissez-vous une femme blonde avec une cape orange ? avec un sac à main. » J'aurais bien revu ma femme ; Auguste me protégerait contre les rechutes.
    • A haute voix : « Je peux venir avec vous ? » Auguste devient dur. Il dit que c'est trop tôt. L'Alsacien bien rempli devine tout. Il se rejette en arrière, repousse les moules : « Ma femme ébluche des patates à la loge - tranquille! La sienne vient souvent au 126 faire des passes. » Et Boris ne bondit pas. « Vous êtes tous montés sur ma femme ? ...On ne peut pas satisfaire une femme en la faisant pute !... Est-ce qu'elle va bien ? - Comme une pute dit Auguste. - Vous mentez. » Le ton monte. Boris dit qu'on lui vole un amour immortel, juste au-delà du mur ; que c'est une jeune femme isolée qui vit là, chaste, mystérieuse, attirante, d'origine italienne, et silencieuse. « Quant à la connasse qui partage ton lit maintenant, elle ne mérite pas tant de recherches. »
    • De retour chez lui Boris, calmé, examine la situation. Il avait failli
    • nouer des liens : ces hommes indignes ne
    • l'impressionnaient plus.
    • X
    • Ce que se disent les petites filles
    • - Je vois ton père tous les jours dit Marianne.
    • - Plus maintenant dit Sandra.
    • - Tu t'appelles Sandra dit Marianne c'est naze.

     

     

    • Sandra souffre de son prénom : une idée qu'elle a. Sa mère la couve ou l'engueule, c'est selon : « Tu ne verras plus ton père. - C'est pas juste. - Il me tirait par les cheveux. - Pourquoi Marianne elle peut le voir, papa ? » C'est Marianne qui répond, un soir, sous les draps : « Un jour il me tripotera, et comme ça il aura des emmerdes ; les étrangers, c'est tous des anormaux. - Pourquoi tu fais ce qu'il te demande alors ? - Ça m'intéresse de me faire tripoter. - Il le fait ? - De toutes façons je ne peux plus y aller. - Tu lis que des cochonneries. - Toi aussi. - C'est pas les mêmes livres.
    • X
    • Lettre d' Irène (“Tcherkhessova”) à son ancien mari
    • Cher Boris,
    • Auguste nous laisse de plus en plus tomber. Il s'absente, et ne boit pas. Son humeur est de pire en pire. Tu m'as parfois claquée mais après on s'embrassait, lui, c'est ni l'un ni l'autre. Je m'ennuie tellement que je me mets à lire. Marianne, c'était pour avoir de tes nouvelles, mais elle ne dit que des méchancetés, Auguste ne veut plus qu'elle te revoie, il a peur que je te rencontre, il nous boucle toutes les trois, il revient à deux heures du matin, il ne sent même pas la femme, on peut dire que je n'ai pas de chance.
    • L'après-midi va sur sa fin, il y a encore du soleil. Sandra lit beaucoup. Je t'embrasse.
    • Irène.
    • X
    • Suite
    • Une femme blonde en cape orange, très à la mode en ce temps-là, Sandra, et Marianne, en jupe vert crado, se faufilent dans l'appartement mystérieux ; les pièces ne conservent aucune trace d'occupation : murs propres, meubles d'hôtels, fringues bon marché sur les cintres, autant d'hommes que de femmes ; Sandra déchiffre les titres sur l'étagère : « Ainsi parlait Zarathoustra », "Vieux crus de Bourgogne", les "Fables" de La Fontaine, qu'elle ouvre sur un canapé bleu, les genoux bien droits. « Qu'est-ce qu'on est venues foutre ici ? » dit Marianne. La tête plate d'Irène (une idée qu'elle a) pivote à la recherche des judas décrits par Auguste. Marianne se dirige à pieds joints vers le tourne-disque. "Ti sento", qu'est-ce que ça veut dire ? - "Je t'entends", "je te sens", dit Clotilde.
    • Elle applique son oeil au viseur : juste aux dimensions de son orbite. Sandra, qui lève les yeux, ne voit de sa mère que la tresse blonde remontée en crête, à l'indienne - "Ti sento ti sento ti
    • sento..." - Marianne ! Qu'est-ce que tu fais dans mon dos ? » La rhytmique passe d'un baffle à l'autre (échos stéréo, effets de vagues, caisse claire – "ti sento ti sento") - « Les Italiennes crie Marianne faut que ça gueule ! »
    • Irène voit tout par l'œilleton : Boris qui danse avec des grâces d'ours, qui se balance,qui tourne sur soi-même, puis d'un seul coup fonce droit sur le judas. La perspective déformée fait voir une grosse tête de tétard avec un petit corps et des petites pattes derrière. Si Irène se retire, il verra la lumière, il se saura observé – deux yeux de part et d'autre se fixent de trop près pour se voir, c'est Boris qui recule, qui montre le poing, qui prend un gros cendrier puis qui le repose, pour finir il se tourne et se dégrafe la ceinture, sa femme s'enlève du trou, le disque continue à gueuler.
    • Quand le silence est revenu, les trois espionnes se sont regroupées sur le canapé, elles se parlent tout bas, un verre se brise de l'autre côté de la cloison – "et s'il s'ouvre les veines ?" dit Sandra, "Tu connais mal ton père" répond sa mère. « Ce qu'il faudrait dit Marianne ce serait de faire venir ici une femme très jeune et très blonde. Moi j'aimerais devenir une jeune femme blonde. - Ça m'étonnerait ricane Irène. Marianne dit d'une voix bizarre qu'elle en connaît une qui lui plairait bien, qui serait prête à emménager ici ; elle n'a qu'un seul défaut : « Elle a voulu me tripoter. - Tu ne penses qu'à ça dit Sandra. - Où as-tu connu cette femme ? Dit sa mère.
    • De l'autre côté une porte claque, une clef tourne dans la serrure, Marianne n'a pas répondu, « Il s'en va » dit Clotilde. Elles quittent précipitamment toutes les trois le 127 et descendent quatre à quatre les escaliers. « C'est papa ! C'est papa ! » crie Sandra . Elle saute contre le carreau sale ; en face dans la cage vitrée symétrique Boris tête basse - « vite ! » - Sandra fait le tour, pousse le vantail du rez-de-chaussée, reçoit son père dans ses bras, Boris chancelle, Marianne et sa femme se sont rejetées à l'intérieur, Auguste rapplique sur le trottoir les deux hommes se gueulent dessus en même temps Qu'est-ce que vous foutez là ? - Sandra s'enfuit en pleurant, on l'entend courir dans la rue de l'autre côté du vantail.
    • « Elle remonte vers le métro dit la mère, pour une fois elle se prend Marianne dans les bras - « tu trembles ? » A voix contenue les deux hommes continuent à se quereller, ils ne veulent pas se battre, ils n'ont rien à se reprocher, rien de bien précis - « Le judas ! » crie Boris – puis tous s'enfuient, Marianne et Irène repassent la porte cochère en retenant leur souffle, Sandra est sur le quai, elle n'a pas osé prendre le métro toute seule.
    • X
    • Boris viole des domiciles
    • Boris tient à la main une lampe sourde. Il a juré qu'il finirait bien par savoir « ce qui se passe ailleurs ». Au moins savoir « ce qu'il y a » : des objets, des profils de vases dans la lumière,
    • des coins de meubles, des coudes de fauteuils. Et puis la peur, l'envie d'être surpris, d'être abattu : les intestins, le coeur. L'intérieur. Il a eu l'idée d'envelopper ses souliers. Il voit des.piles de livres, un bureau, un miroir où il se reconnaît avec sang-froid - pourquoi ces portes intérieures ouvertes ? qui est-ce qui bouge dans l'armoire ? - autant de sourdes palpitations. Déjà Boris aimait de jour longer les murs où les fenêtres au rez-de-chaussée se défendent sous leurs jalousies de bois ; il regardait furtivement, par-dessus, la préparation du repas et les lèvres qui remuent dans le vacarme des voitures, la blême électricité du jour qui tombe ; plus au premier étage, parfois, des têtes coupées par des larmiers, des bras levés dans des armoires, qui ferment des volets.
    • Ce qui instruit aussi c'est de se porter en avant des passants, pour capter leurs propos tronqués, insensés, « alors je lui dis... » - « et elle a répondu... » - Boris choisit les appartements momentanément vides, c'est toute une enquête, toute une filature, il épie les femmes seules mais toutes se méfient, instinctivement, se retournent à l'improviste, il se rabat sur la loge du concierge, un soir qu'ils sont au cinéma – rien d'exceptionnel : des tiroirs, des ficelles, des cartons, des rideaux champêtres et la Bible en allemand. Il flotte une odeur de loge. Non, le bon plan, ce serait d'entrer juste sur les pas d'une femme mariée, sans viol, avec des enfants bruyants, un mari dans un fauteuil qui demanderait "Qu'est-ce qu'il y a au programme à la tévé ?" - les gens auraient laissé la porte ouverte.
    • ...Il s'est introduit par la cuisine, s'est glissé dans le vestibule‚ aplati dans l'allée du lit, la peur au ventre et la retraite coupée, s'est dévoilé. « J'aimerais qu'on viole mes intimités », c'est ce qu'il a dit, le mari a gueulé «Appelle la police ou les dingues », il s'est enfui d'un bond. L'étape suivante est de surprendre un couple pendant son sommeil. Il dort deux heures à l'avance. Plusieurs fois il s'enfuit sous les signaux d'alarme. Il acquiert une grande dextérité dans le maniement des clés plates. La marche à l'aveuglette : silence absolu, retraite assurée. Les doigts sur la lampe, translucides et rosâtres, l'ombre des os – des sens d'aveugle – aucun heurt. et ne heurte rien.
    • Les enfants n'entendent rien. Eviter les chiens, à tout prix éviter les chiens. Mais parvenu sur place : jamais - les gens ne ferment leurs portes intérieures. Boris hésite, sent s'épancher l'onde mixte d'un couple, devine formes, souffles, parfois le néon de la rue - la veilleuse - ou la lune – qui surlignent un profil ou modèlent un visage entier – sur les lits de doux mouvements de dessous l'eau. Les couples aux yeux fermés se regardent ou se tendent le dos, jamais ne font l'amour, ni ne s'éveillent. Boris ensuite redescend à pied la rampe du parking souterrain, sans arme, sous le plafond trop bas la lumière et la forte musique où se fondraient les cris de victimes, sur fond de vrombissement d'extracteurs d'air.
    • Le sol est noir semé de paillettes, les voitures de longs corbillards aux chromes troubles, Boris ne sent pas le danger. Il ouvre les portes, ne trouve qu'un parapluie télescopable qu'il jette sous de grosses roues, plus loin. Il couche dans le duvet vert qu'il tenait sur son dos et s'allonge place 27 ou 30, à 7 h une équipe de réanimation le tire à demi asphyxi », il doit se présenter chez un psychiatre commis d'office, il maigrit, ne parle plus, reste en liberté, ressort plus fréquemment - ti sento ti sento ti sento" – chaque soir de plus en plus fort, la cloison tremble il n'en parle pas pour éviter de passer pour fou - ses déplacements ne sont pas encore sous contrôle, une nuit, mouvant paisiblement ses doigts en coquille rose, il se sent soudain saisi au- dessus du coude : « Qui t'a mis sur le coup ? »
    • - Personne, personne, dit Boris.
    • Le cambrioleur fait main basse sur tout ce qu'il trouve avec une banalité de toute beaut‚ le Couple sur sa Couche sommeille dans la présence, Boris suit le voleur sur le palier, le frappe et le laisse évanoui, il a le coeur qui bat à se rompre, c'est à présent une nécessité : repérer l'immeuble et les allées et venues, s'introduire de jour dans l'escalier, chercher refuge dans des coins très exposés, les concierges n'existent plus, les siens sont les derniers ; il reconnaît volontiers qu'il lui serait totalement impossible de travailler en banlieue.
    • Cela devient de plus en plus monotone, de plus en plus excitant. Un homme seul soudain sortit de son sommeil, ouvrit les yeux, se dressa, le fixa sans frayeur. Boris sortit à reculons, heurtant une chaise, ce n'est rien murmura l'homme à sa femme qu'il n'avait point vue. Aussi les jours suivants Boris se livra à une frénésie d'effractions, perdit toute maîtrise, mangeant peu, ne buvant plus une goutte de vin. Il s'engagea dans une interminable suite de pièces de plus en plus profond devant une file de - fauteuils, tables, dressoirs, houssés de blanc, et comme une lueur l'attirait il se trouva auprès d'une veilleuse comme on en voit souvent au chevet des enfants.

    Le mort est sur le dos, nez découpé, bras le long du corps, femme à son côté les yeux grand ouverts, boucles noires détachées sur le blanc cassé de l'oreiller. Un souffle passe ses lèvres entrouvertes et la femme sourit, découvre sa poitrine et son bras jaune, Boris éclate en sanglots et se retire au pas de charge à travers tous les meubles, dévale les étages et sur le trottoir lâche une clameur de victoire. Il se barricade chez lui jusqu'à midi. Il a dormi sans rêve, sa bouche n'est pas sèche, vérifiant son haleine au creux de la main il la trouve très pure, le soleil donne à travers un trou du rideau.

    • Tirant du lit son bras gauche il observe à présent l'étrange phénomène de la terreur, un frisson dressant chaque poil au sommet d'une minuscule pyramide, quoiqu'il éprouve une intense irradiation de paix. Il respire profondément, rejette le drap des deux jambes et se prépare un café‚ des chansons plein la tête, il se fait des grimaces en se rasant. Il sait qu'il ne retournera plus dans les appartements obscurs où s'endorment les spectres. Il change tous ses habits de la veille. En promenade il s'achète des chocolats et des pralines pour vingt francs‚ et, l'estomac délicieusement barbouillé, passe rue Broca, traverse Port- Royal, son pas est vif, l'atmosphère encore matinale, je suis heureux de vivre seul..
    • Il se tient droit, respire le trottoir fraîchement arrosé, se perd place Censier, remonte vers la Mosquée, repère une affichette contre l'invasion du Tibet, voit sortir de Jussieu une marée d'étudiants. Puis Boulevard Saint-Germain, le pont, rue Chanoinesse le cœur neutre, indolore à présent, rue Massillon, puis le métro. Il se récite des vers, personne ne fait attention aux fous dans le métro. Demain – trois mois depuis le divorce – finies les scènes de soixante-douze heures – nuits comprises - bénie soit la solitude, la solitude, la solitude. Il revient chez lui, chez son disque, chez une femme imaginée dont il est fier de se passer.
    • Il jette sa veste sur le lit, court se coller à la cloison et frappe au mur, c'est la première fois qu'il ose, que ça lui vient à l'esprit, les solutions les plus simplistes vous surprennent comme ça, d'un coup, de taper comme les prisonniers de partout - un coup pour A , deux coups pour B, c'est l'illumination, c'est l'évidence, il tape 17, 21, 9 ; 5, 20, 5,19 ; 22, 15, 21, 19 « QUI-ETES-VOUS ? » ça répond "M-O-N-I-C-A" puis le mur dit « 21, 5, 14, 5, 26 » - « Venez me voir » - cest un appartement de passe pas vrai dit une voix ce n'est pas vrai TI SENTO TI SENTO TI SENTO chant de cristal tout en écho tout en feed-back « estatua spaventosa, io son la tua schiava, ti sento ti sento ti sento" - « statue effrayante je suis ton esclave car je t'aime perchè ti amo et Boris danse, danse, depuis Monteverdi, Gesualdo, Lulli, toujours, toujours dans l'opéra italien la modulation en finale "perchè ti amoooo" - Boris danse, danse, "this is a long-playing record" - l'amour est d'être l'écho de l'Autre l'infinie répétition de miroirs face à face à l'infini qui se recourbent il est sûr qu'elle aussi danse de l'autre côté du mur il sait qu'ils s'effondreront haletants sur les divans exactement symétriques il sait que ce moment ne devra pas cesser.
    • Viens dit le mur vien me voir - et la voix,la voix du disque interminable crie, vivante, en boucle, fend le plâtre et bat dans l'aorte, dans l'occipitale – ils sont bien habillés tous deux, pâles, très pâles, calmes. Elle a souri la première, il a ouvert les bras, il ne la connaît pas mais c'est comme
    • si l'on se revoyait, se remerciait – vous avez tous connu cela - dans les deux sens du mot reconnaissance : le vrai désir vient des traits du visage « j'ai pensé à vous Ne me regarde pas comme tu as tardé » peu importe qui parle, ils s'assoient loin l'un de l'autre.
    • X
    • A quatre rues de là une famille unie regarde la télé un captivant programme : ce sont deux captifs en effet, l'homme, la femme, tournant dans un petit appartement, frappant les portes et fenêtres, sondant les murs, balançant leurs gros plans de gueule sur les caméras repérées hors d'atteinte et les insultent, cherchant sous l'évier des pots de peinture et de n'importe quoi, s'étreignent désespérément ; juste à l'instant où ils s'exclament "s'ils veulent du spectacle ils en auront", Auguste tourne la tête vers son épouse en larmes qui éloigne les enfants, deux filles sans expression, qui se tiennent par les épaules : « Vous avez assez regardé. Sandra, Marianne, on part en promenade » et les filles cherchent le plus longtemps possible leurs vêtements de pluie.
    • Auguste dit alors qu'il faut en finir, sort de sa poche un téléphone, Sandra pose la main sur le poignet de son beau-père, atteint la télévision avec de grandes difficultés respiratoires.
    • Boris et Monica, nouvelles connaissances, se trouvent déjà rendus aux dernières extrémités de leurs adieux : allongés sur le petit lit de reps rouge, ils se sont pris aux épaules, par la taille, la bouche et les larmes, et se sont placés côte à côte, sans se toucher. Le pli de leur bouche s'est effacé, puis ils se sont souri, se sont pris la main, se sont relevés pour vérifier posément la fermeture des portes, ont adopté le comportement le plus ordinaire.
    • Ils ont attendu. Monica s'est levée pour passer le disque, ils ont dansé en se serrant, la harpe électronique dans les oreilles comme une armée en marche ; à quatre rues de là Sandra et Marianne réconciliées dévalent l'escalier : « Je ne peux pas supporter dit l'une d'elle qu'on tue, qu'on torture, il y a trop longtemps que l'école est finie, que les seuls événements sont ceux des parents et des beaux-parents. » C'est à peu près ce qu'elles se disent. «  Nous allons vivre ensemble ajoute Sandra, et Marianne sous ses cheveux raides se moque d'elle : « Il faudra chercher des hommes, comme les grandes ! »
    • Les deux filles donnent l'adresse au Commissaire le plus proche. Elles parlent de « torture ». « Séquestration » rectifie le Commissaire. Pendant ce temps, Auguste le Nouveau Mari et Irène la Nouvelle Femme décident pour Boris (et Monica, qu'ils ont recrutée dans la rue) un châtiment pire que la mort, la Perpète :
    • Marions-les. As-tu vu comme ils s'aiment ?
    • Tu as laissé sortir les filles ?
    • Monica sera comme un taureau qui survit à la corrida : irrécupérable ; tomber amoureuse de sa cible ! Je n'aime pas la banalité.

     

    • - Tu te rends compte de ce qui peut leur arriver seules dans la rue ?
    • - Elles sont déjà au Commissariat.
    • - On va leur rire au nez. Je ne veux pas que mon ancien mari – que Boris soit tué.
    • - Ne t'en fais pas. Tout le monde comprend tout au moment de mourir.
    • X
    • Dans l'appartement 127, Boris prend une résolution : armé d'une paire de ciseaux, il tranche tous les fils qui se présentent. Le disque s'interrompt, le silence tombe comme une masse, Boris parle dans un micro qu'il a découvert sous un pot ; peut-être sa voix débouche-t-elle dans un gros mégaphone au milieu d'une pièce vide : plus la peine de l'écouter. (il crie à s'en péter les veines). Derrière une armoire qu'il fait pivoter s'enfonce un escalier, où s'entassent des journaux, des cageots, de la poussière ; descendant plusieurs étages, il parvient au niveau des caves – quatre étages exactement - "Ti sento" se déclenche « Qu'ils y viennent, qu'ils y viennent » dit-il ; Auguste et Irène font alors irruption au 127 abandonné, baissent le son. Ils sont accompagnés d'une demi-douzaine de gabardines grises mettant à sac tout ce qu'ils trouvent dans les deux appartements, dans les deux immeubles.
    • « Regarde, crie Auguste en brandissant des disquettes : rien n'est plus à jour ! Il ne foutait plus rien, du tout ! »
    • Les filles sont ravies.
    • Il règne un tumulte hors de toute mesure ; tous se bousculent dans le boyau qui mène aux caves, on s'interpelle en français, en itlaien, en russe, pas un coup de feu n'est tiré, cependant, Boris s'est faufilé dans un dédale. Partout règnent des portes à claire-voie, des planches verticales, des dos d'armoires en biais. La sciure, et la pénombre qui descend des soupiraux. Les couloirs se retournent sur eux-mêmes. Le tapage des poursuivants permet d'abord très bien de fuir sans discrétion, puis le silence s'établit. On n'entend plus, là-haut près des trottoirs, que les passages espacés des voitures. Boris est cerné, dans un labyrinthe de bois. Sa main serre une solive hérissée d'échardes, il est assis sur une cuisse, s'il dégage son pied le couvercle d'un seau (par exemple) s'écroulera. Sa respiration courte soulève sous son nez la poussière d'un abat-jour et les sbires se rapprochent. Ils écartent les obstacles avec la précision
    • des joueurs de jonchets  Mikado. Les deux filles arrondissent les yeux et mettent le doigt sur la bouche, Boris se minimise - « Il nous le faut vivant » - et lorsqu'il s'aperçoit que sans l'avoir senti sa manche imperceptiblement glisse contre un vieil étui de violon, Marianne pointe exactement sur lui son doigt et souffle à mi-voix : « Ti sento ti sento ti sento ».
    • COLLIGNON HARDT VANDEKEEN

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  • Singe vert t. VI pages 3 sqq jusqu'à la citation 697

    « QUI EST-CE QUI VA VOULOIR ACHETER ÇA ? » 60 - 3

    ci-dessous :TOILE DONT J'IGNORE L'AUTEUR, PRIERE DE ME CONTACTER AU LIEU DE ME FOUTRE COURAGEUSEMENT UN PROCES RUINEUX DANS LE DOS, MERCI.

    696.Bientôt ce serait fini. Mais quand il se demandait : pourquoi au juste meurs-tu ? Il ne trouvait pas de réponse.   TOILE dont j'ignore l'auteur b.jpg

    Arthur Koestler “Le Zéro et l'Infini”

    La Fiction grammaticale – II

     

    ...Devisant un jour avec un de mes amis, lequel s'était délecté d'un de ces ouvrages dont je suis l'auteur de renommée universelle, j'eus l'écarquillante surprise del'entendre proférer, en toute innocence : Mais qui est-ce qui va vouloir acheter ça ? Tel quel. D'accord il s'est repris. L'air “second degré”, ironique, consterné. Mais tout de même, il l'avait dit. Même si j'ai appris par la suite qu'il sortait d'un entretien privé avec un artiste obsédé par son propre rendement. Ça lui avait échappé. Comme ça. Brut de décoffrage. Sans enduit, sans vaseline.

    Bien sûr j'eus beau jeu, comme disait Anne (1461-1522), de lui remontrer qu'il y avait de bien pires conneries, et qui trouvaient preneur. Mais le Ver tarauda en moi sa Galerie : “...acheter ça!” Ainsi donc, d'un mot (d'enfant) superbe, monstrueux, désintéressé, gratuit (pour le coup), tout à trac, le fin fond (du trou du fion) d'une époque m'avait-il été dévoilé, exhibé, sans fard, avec l'impudence (toute proportion gardée), au sein d'une œuvre géniale (mon ami est très cultivé, très intelligent) – d'une bordée carrément antisémite de Céline : “...vouloir acheter ça !” Ou si vous appréciez la comparaison, tout comme ces bancs de sable dont Virgile (Qui ça ? - Ta gueule, va faire du rap) – entrevoit les tourbillons lorsque la vague immense se fend – dehiscet – jusqu'à eux.

    Mon ami, mon propre ami, de la façon la plus ingénue, la plus naïve, la plus spontanée, la plus pure, avait livré le fin mot de la plus ébouriffante, de la plus décadentielle turpitude contemporaine. Ainsi donc une œuvre, quelle qu'elle fût, grande ou petite – là n'est pas la question – circonstancielle ou issue du plus profond, du plus douloureux de l'âme – et Dieu sait que celle-ci, ce que celle-ci m'avait coûté d'approfondissement, de râclage jusqu'à l'os de moi-même (Noubrozi, l'histoire intime de mes rapports avec mon père) – à quelque partie de l'art qu'elle appartînt, musique, peinture, dont les rapports puants avec l'argent, la Cote (que certains orthographient “la côte”, comme les bœufs, les incultes), le Mmarché, sont désormais admis, partie prenante de l'estime, de l'estimation qu'on en peut faire, du prix, pour parler cul, qu'on y peut mettre, une œuvre, littéraire cette fois, ne tirait sa justification, sa valeur, qu'à proportion du mouvement de coude nécessaire et suffisant pour extraire son portefeuille, et en tirer le montant d'un prix d'achat. A quelle profondeur d'abîme, quelle science énorme et résolument ignoble, au sens de manquant de noblesse, quelle vilenie, de “villain”, le paysan, le pèsant, le glébeux, repose, gît, s'incruste, se sertit, s'illustre, s'incarne ce véritable mot d'enfant, d'enfant du siècle où nous sommes : Qui est-ce qui va vouloir acheter ça ? Fallait-il que mon ami (car il est hors de question que notre Amitié pâtisse, soit affectée le moins du monde par ce renvoi, par ce rot, par ce pet, cette diarrhée, cette souillure) (cette giclure d'instinctive lucidité (ils appellent cela de la lucidité) – l'ami n'ayant fait fonction que de réceptacle à ce trait véritablement de génie, du puant Génie de toute une Epoque) eût été perméable à, imprégné de, possédé, envoûté, incubé, par l'ignominieux mercantilisme qui imbibe toute action, toute velléité de pré-action dans tous les domaines artistiques : avant de prendre le pinceau ou la partition, il nous faudrait donc désormais et à tout jamais, en fonction d'une déshonorante et bâtarde notion de ce progrès déjà fustigée par Baudelaire, que tout artiste se demande, préalablement à toute sincérité : Qui est-ce qui va bien vouloir ACHETER ÇA ?

    Leiris va s'imaginant que “toutes les choses ont un prix” ; il s'en fait un scrupule. Il s'assimilerait volontiers à un torero, qui “risque sa vie, le coup de corne, l'émasculation”. Nous sommes en 1945, pleine époque du magistère de Sartre. Fallait-il là aussi que l'époque fût simple, simpliste, et les remords vivaces, pour qu'on s'imaginât que l'artiste dût être en permanence responsable. Imagine-t-on cela de nos jours – qui ont tout de même cela de bon : décréter, que dis-je : baver (c'est Sartre qui pérore) – que Flaubert, que Baudelaire (du haut de sa petite chaire de professeur du Havre) étaient responsables, entendez-vous, responsables - ce dernier même après sa

    mort - des massacres de la Commune, parce qu'ils n'avaient rien fait pour les empêcher ! -Voir l'affiche de Bernard-Henry Lévy (que j'admire par ailleurs) : “Qu'avez-vous fait pour la Bosnie ? Rien !” Douloureuse imposture... Et Leiris in fine de découvrir, le bon apôtre, ou de feindre de découvrir, l'inanité de la littérature (A quoi sert...) - écris, “saint” Michel, écrit, et ferme donc ta gueule de saumon... Et pourtant vous voyez on l'a bien acheté, le livre de poche de Monsieur Leiris... Le Singe Vert ? Ça ne s'achète pas. Ça n'évite pas les conflits sociaux. Ça ne sert rigoureusement à rien. C'est banal, même. C'est là, ça se jette, ça s'ignore. Ça crève d'orgueil, assurément. Mais c'est son problème.

    Pas le vôtre. J'espère. Tiens, la preuve que je n'en ai rien à foutre, de la valeur marchande, ni même de la cohérence et de l'engagement : au mépris de toutes les règles de composition de revue,

    NOUS CHANGEONS TOUT A FAIT DE SUJET. CHAPITRE DEUX. Certains s'imaginent sans doute (bon, personne ne me lit ; je vais dire “je” ; “une certaine partie de moi”) - ...s'imagine sans doute que je suis à fond opposé au port du voile par ces dames. MAIS une autre partie de moi (allez : de vous) (jouons sur les deux tableaux ; les adversaires (où vois-tu des adversaires ? ...nous te sommes tout acquis, par Toutakis ! - mettons les adversaires que je me suscite y jouent bien, eux, sur les deux tableaux : quand je parle des autres, c'est tout imaginaire ; j'invente ! mais que je parle seulement de moi : je vanitise ! Ils ont donc toujours raison, ces cons de bourrins d'Aûûûûtres...) ) - une autre partie donc de qui vous voudrez SERAIT POUR, TOUT A FAIT POUR le port du voile. Cette autre partie, que j'appellerais l'Islamiste, ou bien mieux : le Frustré, tiendrait “à peu près ce langage”:

    “La vue d'une belle femme suscite en moi (dirait-il) le désir de la prendre dans mes bras, de la convaincre, de la posséder, puis de l'aimer, de souffrir, de vivre avec elle pour le restant de mes jours. Il s'agit de bien autre chose, de bien plus que de la posséder physiquement (la petite secousse). Mais d'abord de cela, en effet. Les hommes (que je prétends représenter à moi seul) sont ainsi fait (dirait-il) : d'abord la contemplation (dès que tu regardes uen femme à présent, elle te renvoie à la gueule un beau méprisQu'est-ce qu(il me veut ce connard ?), puis la douceur, puis la possession mutuelle (qu'on l'appelle “pénétration” ou “englobement”). Mais ces êtres de prétention, de raideur, de fermeture (les Phphphâmes), de regards détournés, de sentiment intense de sa supériorité (masquant l'embarras ? je n'en ai rien à foutre, je suis un Frustré) ne font que m'exciter la rage. NOUS CHANGEONS TOUT A FAIT DE SUJET. CHAPITRE TROIS (c'est quoi ce torchon ? - Ta gueule...)

    LE CHAT FANTÔME DE COMBOURG, postface

    J'avais écrit (tout comme vous) toute une twipotée de womans coincés dans mon gwand placaw lââ-dis donc. Et je les relis. Enculé c'est pas triste. C'est mauvais ! C'est mauvais ! Incohérent, pédant, avec de gros paragraphes bien compacts, imprimés à la va comme j'te pousse. C'est terrible de se relire. Au moins aussi terrible que le petit bruit de l'œuf dur sur le comptoir en zinc. Voilà : j'ai visité le château de Combourg. Et tout le temps de la visite, j'ai été pris d'une folle envie d'intervenir dans le laïus de la guidesse, qui nous parlait du fameux chat fantôme (vous savez, on vous montre le squelette d'un pauvre chat coincé dans le mortier au XVIIIe siècle pendant Dieu sait quels travaux de réfection.) Et moi je pouffais de rire sans oser prendre la parole : ce chat était en réalité une chatte, portant un collier de diamants autour du cou, c'est pourquoi on l'avait appelée “La Chatte aux Brillants”, merde elle est bonne merde merde...

    Je n'ai pas osé. Si l'un d'entre vous pouvait se lancer, s'il vous plaît, rien que pour moi : vous allez visiter le château de Combourg (...) - bon j'arrête. J'avais donc imaginé (à quoi tient l'inspiration) un gnome, qui monterait sur un chat, comme à cheval. Puis je l'ai rapetissé, lui donnant cette fois les dimensions d'une puce. De chat. C'est vachement gros une puce de chat ; proportionnellement, sur un homme, la taille d'une musaraigne. Alors il lui arrive toutes sortes de choses dont tout le monde se fout – vous en lisez, vous, de la fiction ? j'entends contemporaine, française. Vous non plus ? Qu'est-ce que vous voulez que ça leur foute, aux lecteurs, les élucubrations d'un gogol sur une puce de chat... Alors qu'il y a le Moyen-Orient, Mahmoud Abbas, Hollande, tout ça, tellement plus graves et tout et tout pour notre avenir. Et passionnant .Seulement la situtation internationale, en général, je m'en fous. Nationale aussi d'ailleurs. Tiens par exemple : je croyais que Sarkozy était un surhomme, le futur sauveur de la Francez : patatras, le voilà qui veut construire des mosquées avec l'argent de l'Etat... Eh meeeerde !

    Notez que ce serait pour des églises je trouverais ça aussi con. A-BAS, A-BAS, TOUTES-LES-RELIGIONS ! C'est vrai, on ne parle jamais des incroyants ! Nous aussi on est respectables ! Bref ! LE CHAT FANTOME DE COMBOURG ! C'est le titre ! Nous connaissons ce fantôme qui selon C. - ”C”, pour Chateaubriand, tout le monde a compris – parcourait les venteux escaliers du château de “C“ - bourg damné (“con-bourg”), où les châtelains manquaient de richesse. Ce revenant, ce fantôme, fut capitaine, et coula en octobre 1655 au large de Saint-Malo avec sa cargaison de diamants (rien que ça). Borgne et unijambiste, affligé d'un souffle court. Sa jambe de bois, made in Brasil, faisait retentir les voûtes. UN CHAT l'accompagnait, qu'on oyait miauler sinistrement : meurrrhâououüüüh ! Le capitaine disparut un jour (j'aurais bien mis “disparaissa”, mais je ne suis pas sûr que tout le monde aurait vu la faute) - dans quelque repli de l'éternité, ce qui est typique d'un roman mal foutu : on pose un personnage intéressant, et comme on ne sait pas quoi en faire, hop, à la trappe, dès la première page. Il est vrai que c'eût été un héros ultra-convenu ; il n'empêche ! “Tout fut abandonné au chat” (c'est lui qu'on montre aux visiteurs en effet, avec ses mâchoires béantes jusqu'à la démantibulation, témoignant d'une mort atroce dans le mortier ; Jeann Cocteau portait une mentonnière sur son lit de mort (la super-contre-pub pour Co-Re-Ga) ; quelle panique pour les visiteurs, si la bouche ouverte et malodorante du Poète...) - savez-vous qu'en des temps reculés, pour qu'un château, une ville, fussent imprenables, un homme était fondu dans l'intérieur des murs ? agonie atroce, mais imparable.

    Un clochard se fit ainsi prendre dans un chantier souterrain de Paris : vingt ans plus tard son squelette voûté déboula sans crier gare, without shouting station, d'une alcôve de ciment sec. Bref, ça incohère un max : un capitaine (c'est toujours comme ça, dans mes euh romans: un personnage disparaît, comme si je devais tuer le père avant de m'y mettre).

    Le chat, je vais en faire un vrai, un vivant, contemporain de François-René. Un chat chevauché (dirait Giscard) par un gnome appelé Briand, qui mesurera un mètre quatre-vingt dix (“leurs mètres sont plus petits que les nôtres”), avec des yeux rouges et des cheveux rouges, un gnome qui se grattait le crâne “sous un épais bonnet pointu de couleur rouge” (c'est dans le texte). Description du chat : une vieille chatte revêche et rhumatisante ; qui ne peut se passer la patte qu'au-dessus de l'oreille droite. La chatte à Briand. De plus en plus drôle. On dirait du Roubaud. Une vieille chatte acariâtre (pas “Hortense”...) qui capture les mulots.

    Quand il voit ça, le gnome frémit. Son front se ride. Sa bouche sinue. Il a un cheveu sur la langue: le français, l'allemand, l'anglais, deviennent méconnaissables. Sa barbe rase couvre sur le menton un champ de dartres douloureuses. Le corps du gnome a des culottes trop grandes, et des bas rouges collants. Tout ce qu'il y a de plus gnome. Ses bras furent jadis très musclés : il avait confectionné une bride perdue sous les poils, et le chat comme les rennes tournait à droite quand on

    tirait à gauche et lycée de Versailles. A cinquante ans, le nain a considérablement rapetissé (qu'est-ce que je vous disais) (mais je ne sais plus si je l'ai dit). Nous ne saurions dire s'il a pris du ventre, ne l'ayant vu que sur son chat. Les fesses enfin, les roubignolles de l'avorton appartiennent au domaine conjectural. Supposons-lui le postérieur marbré d'escarres, et quelque sexe ordinaire. Pour se coucher, le gnome ôte son bonnet. Ses cheveux rouges se déroulent. Il se peigne et fait sa prière : Seigneur pardonnez les péchés que je vais commettre. Et le chat bave en secouant la tête ; mais le petit cornac tient bon, serre les jambes, s'agrippe. Il faut un certain équilibre, un aplomb, un sacré toupet, pour prier un Dieu plus petit que le nôtre. Le nain range ses bottillons dans l'oreille du chat, tant qu'il ne secoue pas la tête.

    La chatte donc s'appelle L'Hextrine. Ne pas dépasser la dose prescrite. Pour faire sa toilette du soir, le gnome dit : “L'Hextrine, lèche-moi !” et c'est ce que la bête fait. C'est chiant, non ? De toute façon un peu plus, un peu moins... Il y en a bien qui crient au génie devant les textes de Jacques Roubaud (et un ami, un !) Adoncques le chat / la chatte L'Hextrine s'ébat dans les couloirs du château de C. , aussi bien que dans la grande pièce du bas, où marchait de long en large le père de François-René, ex-négrier ruiné par l'abolition de la traite, en chemise de nuit. Blanche. Les héritiers l'ont coupée d'un mur (la grand-salle). Le château est carré, c'est majestueux, avec quatre tours : au Nord, au Sud, à l'Est et à l'Ouest.

    D'autres châteaux présentent une aile perpendiculaire au milieu exact d'un grand corps de logis. On appelle ça un château en T. Pour ce soir, L'Hextrine et Briand n'ont pas envie d'abandonner la protection des murailles (question d'être chiatique, vous avez Dannemark qui n'est pas mal non plus dans le genre) : il fait froid, le vent souffle – hououou ! - et les quatre girouettes grincent. Le gnome sur le chat prend ses quartiers de nuit. C'est à la Tour Nord, où se trouvait la chambre du Jeune Homme ; si le fils, les nuits de grand vent (souvenez-vous–ouh-ouh) manifestait

    (t'moi l'nœud) quelque inquiétude, son père lui disait Monsieur le Chevalier aurait-il peur ?

    Le gnome n'avait pas peur. Je vais vous raconter une anecdote sur Combourg (non ! non! Pitié ! - Ta gueule.) Etrange ville que Combourg. Osons le mot : antipathique. Du vivant de Chateaubriand, un ramassis de bicoques sentant le Phûmier, de paysans sans joie et purinolâtres. Et c'est dans le parc du château qu'Allah fin du siècle dernier je fis la connaissance d'une rousse des “Lions de Juda” sans “s”. Cette femme m'aborda lisant sur un tronc d'arbre, où s'étant assise à ma droite elle sentit soudain la présence du Christ “ouha putain je me sens pénétrée PAS VOUS ? - Ben non.” Elle s'est mise à murmurer des prières incoimipréhensibles (“incompréhensibles”) en me tenant la main.

    Je me suis crus entrepris (c'était en 88) (aucun rapport) : fatale erreur ! Je l'ai invithée dans un salon du même, je lui ai placé dans la bouche des morceaux de pâtisserie piqués sur une fourchette à dessert ! Et quand j'ai repris le train, la Lionne de Juda est restée sur le quai, la tête tournée, indifférente à mes signes d'adieu ! je m'en souviendrai de mes dragues... Tenez Combourg (pour en revenir...) - de nos jours, c'est en venant de la gare une longue avenue sans caractère, avec des bâtiments 1905-1910 jusqu'au château, où l'on vend les cartes postales.

    N'importe quel nain qui se respecte avec une belle chatte pas trop pourrite ferait de ce bourg miteux une ville enchantée ! Quand le nain se réveillera, Combourg tremblera ! Revenons en 1786 (c'est embrouillé, non ? ...le gnome et L'Hextrine vivent en 1786. Le jeune vibran de Chateau-Quieuton a 18 ans à tout casser. S'il n'y avait pas le chat, le gnome voyagerait à tire-larigo. Sans lui cependant, il ne pourrait pas plus vivre qu'une puce isolée. Vous voyez ça d'ici, une puce isolée ? Hmmm? Briand est le parasite de ce chat ; il n'en saute à bas que pour s'y raccrocher fiévreusement sitôt que la bête esquisse un mouvement. Hein que c'est nul à gerber ? Les rêves du gnome sur son chat sont de trois sortes : les Souterrains, les Greniers, les Cimetières. Les rêves lui permettent de se livrer aux délices de l'anachronisme : par exemple il débouche sur un quai de métro à Tel-Aviv, mal éclairé, bondé d'une foule Mossad.

    Les lumières tressautent : une rame passe tout éteinte, cahotante, comble-bourrée-bourrée ; on pressent que passé le premier virage immédiat du tunnel, c'est l'eau qui attend, bien haute, clapotante ; nul ne pourra s'en sortir. Et tu vas nous entrôler longtemps avec tes conneries, dis, tu vas la fermer ta gueule ?

    Bon ben tant pis on s' arrête là , on ne va pas en chier une pendule , amis romantiques , bonsouaiaiaiaiaire ...

     

    JE SUIS FACHO

     

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