BERNARD COLLIGNON
L'HISTOIRE D'AMOUR
Qu'est-ce que l'amour, et qu'est-ce qu'une histoire ?
Elle demande un jour pourquoi je n'ai jamais su écrire une belle histoire d'amour ; mes seules allusions : sarcasmes, burlesque ou péché – à vrai dire, l'amour hors sujet. Déjà tout enfant je ne puis entendre une chanson d'amour sans la trouver ridicule, déplacée. N'estimant rien de plus niais que les amoureux, “qui s'bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics” - cette chanson-là, je l'adore. Je la chante volontiers sans bien comprendre. Aux représentations de Sylvie Nerval j'objecte qu'il m'est impossible d'écrire une telle histoire d'amour. C'est ma nature.
Dans les tableaux qu'elle peint, le spectateur lambda regrette les sujets plaisants, les fleurs, les chats et les enfants ; il voit des nus chlorotiques, hagards et (circonstance aggravante) masculins, errant de nuit parmi les ruines. Sylvie revient à la charge : lire sous ma plume une belle histoire, même rebattue, difficile pour cela même, et qui ne soit pas, précise-t-elle, entre hommes – je ne mentionne pourtant nulle part, que je sache, de passage à l'acte.
J'ai soixante ans cette année ; ma mère jadis faisait observer que fêtant son 20è ou 40è anniversaire on entrait dans sa 21è ou 41è année - mort dans sa 60è année disaient les vieux tombeaux qui ne la dépassaient guère. Pratiquer moins désormais l'acte d'amour me donne-t-il le droit d'en parler ? ... sans vouloir toutefois rivaliser avec Roland Barthes (Fragments d'un discours amoureux) ou Stendhal (De l'Amour), ou bien Denis de Rougemont (L'Amour et l'Occident) - ce dernier surclassant définitivement tout exégète par son assimilation de la mort à l'orgasme suprême, qui est jouissance de la fusion ; le monde lui voue une admiration, une reconnaissance universelles.
De la tiédeur
Curieusement les sentiments que nous nous portons l'un à l'autre Sylvie Nerval et moi en cette année 66 (de Gaulle regnante) ne se manifestent que par nos défiances, tant nous sommes inadéquats à la vie commune, le mariage, que nous venons de perpétrer ; Sylvie réclame de rester seule une heure avant que je la rejoigne au lit, pour jouir à l'aise ; la violence de ma réaction la dissuade ; mais comme elle n'a jamais connu d'autre homme avant moi, elle obtient que je la confie deux défonceurs asiatiques, tandis que je me fais plumer (sans passage au plumard) par deux entraîneuses suédoises. Sylvie Nerval est ensuite revenue me rapporter, au petit matin, comment cela s'était passé : mal. Puis nous achevons notre séjour nuptial au-dessus de l'église russe de Nice ;
hantons le Centre Hightower de Cannes, fréquentons Michel, danseur à l'Opéra, mort en 93 sans nous faire avertir. Michel accepte de se faire tirer le portrait, sur un balcon dominant la mer. Il dit “Vous ne ressemblez pas aux amoureux ; jamais un baiser dans le cou, jamais un mot gentil, toujours des piques.” Je ne me rappelle plus comment nous vivions cela. Crevant de malsaine honte mais épris sans doute - quarante années passées en compagnie par pure névrose ? simplicité – naïveté! - de la psychanalyse ! Force nous est d'appeler cela “amour”, car nos parents sont morts, bien morts ; je revois cet angle sombre du Jardin Public, ce banc sous l'arbre d'où l'intense circulation du Cours de Verdun tout proche dissuade les flâneurs.
Paradigme des scènes de ménage. De ce qui revient à elle, à moi. Je suis un homme, c'est marqué sur ma fiche d'Etat-civil ; donc c'est à moi de raison garder, de former ma femme, et de ne pas donner dans les chiffons rouges - or il n'en est aucun où je ne me
point rué ; même devant témoins. Mais pourquoi vouloir aussi, et de façon obstinée, me traîner à l'encontre de ma volonté explicitement exprimée. Le féminisme, sans doute : l'homme doit céder. Deuxième cause de scène : se voir soudain repris, tout à trac, brutalement, comme lait sur le feu, pour un mot décrété de travers, une plaisanterie prétendue de trop d'un coup, telle attitude parfaitement involontaire - ne pas lui avoir laissé placer un mot de toute une soirée par exemple ; avoir désobligé négligemment telle ou telle connaissance dont je me contrefous – bref c'est toute une typologie de la scène de ménage qui serait à établir. Est-il vraiment indispensable de préciser que tout s'achève immanquablement par ma défaite. Je cède aux criailleries : c'est ma foi bien vrai que je suis un homme. Pas tapette, non, ni lopette, mais lavette (“homme mou, veule, sans énergie”). Ce n'est que ces jours-ci que je me suis avisé de la jouissance que j'éprouvais à céder : volupté de l'apaisement ; d'avoir fait le bonheur de l'autre, de m'être sacrifié fût-ce au prix de mes propres moelles et de ma dignité.
En dépit de notre constant état de gêne matérielle, je savais cependant que là, juste au-dessus de ma belle-mère, se vivaient nos plus belles années, d'amour, de rêve et d'inefficacité – connaissance confuse toutefois, plombée par d'obsédantes interrogations : savoir si je n'étais-je pas plutôt en train de tout gâcher. Ce n'est que trente ans plus tard que je puis parler d'un certain accomplissement ; prétendre (à juste titre ? je ne le saurai jamais) n'avoir jamais été autant maître du monde, aussi bien qu'au faîte exact de la plus totale impuissance... Mes déplorations, mes doutes et mes angoisses, ne peuvent pas, ne pourront jamais se flanquer à la poubelle, comme ça, hop, par la grâce et le hasard divins d'une tardive et tarabiscotée prise de conscience.
Il est étrange qu'on puisse ainsi s'accomplir tout en se prenant pour une merde onze années durant. Je me souviens très bien, moi, qu'il n'y avait-il strictement aucun moyen d'obtenir la moindre concession de la part de Sylvie Nerval, qui décidait de tout, de rigoureusement tout. Facile de se moquer à celui qui n'est pas dans la merde jusqu'au cou. L'autorité sur sa femme était pour moi le comble de la déchéance machiste, le dernier degré de ce que l'on peut imaginer de plus méprisable. Je fonctionnais, nous fonctionnions ainsi. J'ai bousillé mon couple et mon propre respect au nom d'une idéologie qui a mené à cette ignoble guerre des sexes à présent déchaînée, où la moindre érection non désirée sera bientôt passible des tribunaux.
Pour ne parler que du point de vue financier, je me souviens parfaitement du départ de cette étroite dépendance ; il s'agissait (et j'en fus désolé, pressentant que la toute première défection préfigurant toutes les d'autres) (j'escomptais donc une totale absence de scènes pour notre vie conjugale) – d'une statuette de cornaline rouge représentant Çiva sur un pied, inscrit dans la circonférence des mondes : quatre-vingts huit francs, une somme en 1966. Je dus capituler : “Mon père nous dépannera”. Imparable. Je m'étais pourtant bien marié, que je susse, pour affirmer notre indépendance ; non pour passer d'une famille à l'autre.
Encore eût-il fallu que mon épouse, pour cette indépendance, se mît au travail, j'entends le vrai travail, celui qui fait chier, mais qui permet de manger. Quarante ans plus tard, nous payons encore cette pétition de principe d'un autre âge (“une femme ne doit point travailler”)(“[elle]affirme qu'elle n'est pas du tout féministe, elle dit qu'elle veut des enfants, un mari qui puisse lui permettre de ne pas travailler”) (Filles de mai, Le Bord de l'Eau 2004) - voilà qui à la lettre me répugne. De ma femme et de moi j'étais bien en effet le plus féministe.
Mon médecin de beau-père, lui, avait interdit à sa femme de chercher du travail : “De quoi aurais-je l'air ?” D'un pauvre, Docteur, d'un pauvre... Ma retraite à présent suffit tout juste à vivre dans la gêne - “comment”, s'emporte-t-on; “avec tout ce que vous gagnez ?” - l'argent est un sujet tabou en France, non pas tant en raison de l'envie qu'on se porte les uns aux autres en ce charmant pays, mais de cette propension des Français a toujours se croire autorisé aux commentaires, les plus méprisants possible. mortifiants ; que dis-je, il se fera un devoir de vous expliquer ce que vous devriez faire.
Les Français sont imbattables en effet pour gérer le budget des autres. Surtout quand l'autre est un fonctionnaire. Je ne suis pas un démerdard, moi. J'ai-eu-ma-paye-à-la-fin-du-mois. Je n'ai jamais su comment gagner le moindre centime de plus que ma paye. Partant j'eusse eu bien besoin d'une épouse qui travaillât, parfaitement. “L'amour s'éteint” dit à peu près Balzac “dans le livre de compte du ménage.” Il dit aussi “La vie des gens sans moyens n'est qu'un long refus dans un long délire”. Nous ne pouvons donc envisager d'acheter ni la moitié de cette statuette, ni même le modèle au-dessous. “Mon père payera”.
Nous ne pouvons pas davantage habiter “à demi” hors de la maison héréditaire : “Et le loyer ?”. Imparable, bis. Ma femme ne peut tout de même s'abaisser à travailler pour payer un loyer, alors que le gîte nous est offert. Quel bourreau je serais. La femme est victime, alors même qu'elle vous victimise, justement par la raison même qu'elle vous victimise : souvenons-nous, toutes proportions gardées, de ces braves SS traumatisés par l'éprouvant métier d'expédier une balle dans la nuque des juifs. A la limite de la dépression nerveuse. Le pire en effet, quand je me fais anéantir, c'est que je proteste.
Au lieu de sourire. Et c'est parce que je râle comme un putois que je suis agressif. Bien sûr il y a eu des rémissions, du bonheur : jeunesse, amour, exaltation. Illusion que les choses finiraient bien par s'arranger” . Il ne s'agit pas ici de “se plaindre”, comme disent les je-sais-tout, les psychologues de salon, ceux qui viennent insolemment vous corner sous le nez leurs avis et commentaires sans que vous leur ayez surtout rien demandé (et j'en connais ! mon Dieu ce que j'en connais !) - mais d'expliquer – pas même : d'exposer. De raconter. De faire mon petit numéro. Mon petit intéressant. C'est tout.
X
Evelyne, à dix ans, fut mon premier amour. Blonde et pâle. Comme nous discutions à petit bruit sur le perron, à trois ou quatre, elle s'est tournée vers moi pour me tendre un coquillage de la taille d'un ongle : “Tiens, je ne t'ai encore jamais rien donné. Je répondis que si ; qu'elle m'avait déjà beaucoup donné. Ce fut la seule fois que j'eus de l'à propos avec une fille. Nous nous sommes promenés main dans la main derrière l'immeuble. Je me souviens – cela n'est-il pas étrange – d'avoir convenu avec elle, en cas de mariage, que je commanderais les jours pairs, et elle les jours impairs. “Tu auras l'avantage, grâce aux mois de 31 jours.” Cela nous faisait rire.
Cela se passait chez mon oncle, qui m'hébergeait pour les vacances. Il écrivit sur-le-champ à mes parents que “c'[était] une honte”, qu' “à dix ans [leur] fils a[vait] déjà une poule” . Il m'inventait des exercices d'algèbre – voilà bien pour aimer les maths ! - afin de m'empêcher de rejoindre Evelyne, et je répétais à mi-voix en pissant dans la cuvette de H.L.M. (un luxe à l'époque) : “Je t'aime, et rien ne pourra nous séparer”, juste pour m'en souvenir plus tard. Retors, non ?
Et je m'en souviens encore. Tonton m'a dit : “Elle est cloche, ton Evelyne ; attends que Marion revienne de colonie, tu verras !” Une petite brune en effet, piquante, jamais à court de répartie, qui se savait déjà admirée, et qui commençait à se foutre de ma gueule ; je suis retourné auprès de ma blonde. Je n'ai plus revu personne, vous pensez. Curieux tout de même. Qui va commander dans le ménage. Que ç'ait été là ma première préoccupation. Ce qui fait surtout enrager, d'après Roland Barthes, c'est quand l'être aimé prétend devoir obéir à d'autres, alors qu'il ne vous obéit pas à vous, qu'il ne tient pas compte de votre souffrance à vous, qui valez donc moins que l'autre.
J'ai vérifié à maintes reprises en effet que la façon la plus efficace, la plus cloue-le-bec, de se soumettre un partenaire récalcitrant est de se prétendre soi-même ligoté, garrotté, par un engagement, de préférence professionnel, une promesse antérieure, auprès d'une autre personne, qu'il importe bien plus de ne pas vexer que vous - est-ce ainsi vraiment que l'on aime ? auprès d'une belle-mère par exemple, bien efficace ; je la hais à mort ; puis lorsqu'elle est morte, la pauvre - rien n'est arrangé. Dix ans de perdus. Et toujours la faute des autres. La personne aimée se réclamera toujours de sa propre soumission, de “l'impossibilité de faire autrement”, pour vous soumettre à ce que vous détestez le plus. Je connais un couple de cons, dont l'épouse a su convaincre le mari de fréquenter sa sœur (à elle) (il faut suivre).
Depuis plus de quarante ans (c'est irrémédiable désormais) le Mari Con (en espagnol : maricón ) se trouve contraint de fréquenter la belle-sœur, chef-d'œuvre de ternitude dépourvue de toute conversation dépassant les liens de famille, et le beauf, boursouflé de machisme, de racisme et d'homophobie - antichômeurs, antifonctionnaires, rien ne manque à la panoplie. ...Quarante ans à se cogner ces spécimens d'humanité de remplissage et leur tribu, à tâcher de ne pas entendre les conversations de réveillon (quarante réveillons !) sur la flemme respective des Viets et des Bédouins - je n'invente rien.
Déménager ? Rompre ? avec des gens si sots que le refus de l'un entraînerait nécessairement l'éloignement offusqué de l'autre ? et que ferait-il, ce fameux mari, d'une épouse dépressive, qui l'agoniserait de reproches muets à longueur de semaines, jusqu'à sombrer dans une de ces dépressions que l'on se fait à soi-même, et qui trouve toujours une brochette d'éminents psychiatres pour la confirmer ? Autant gagner quelques années de soins intensifs, et accepter, de guerre lasse, que dis-je, avant même la déclaration d'une de ces guerre où le plus malade est immanquablement vainqueur du couple, d'habiter désormais à 1500 mètres de distance du couple honni – qui n'est pas si mal, voyons ! voyons ! à la longue ! C'était bien la peine d'en faire toute une histoire ! - les invitations se sont raréfiées, le mari y a mis le holà.
Mais le drame, voyez-vous, c'est que notre héros a fini par se sentir à l'aise en compagnie de son ennemi, en vertu du proverbe “à force de se faire enculer, on y prend goût”, mais pis encore, par des affinités secrètes. C'est pourquoi, ayant toujours devant les yeux cet exemple édifiant, notre homme a toujours à cœur, bec et ongle, de ne jamais reprocher à quiconque sa faiblesse de caractère ; on est mou, comme noir, juif, asiatique. Si ma femme est attaquée la nuit, que je me sente tout soudain (à supposer) tout paralysé, sans aucune possibilité physique de casser la gueule à l'agresseur - quel tribunal, je vous le demande, osera me condamner pour non-assistance à personne en danger ? (réponse hélas : tous.) Je souhaite par conséquent ne jamais être dans une situation où je devrais faire preuve de sang-froid, de virilité, voire de simple esprit de décision. J'éprouve toujours la plus véhémente rancœur à l'égard de ces juges qui du haut de leur bite en barre condamnent timorés et trouillards - et qu'auraient donc fait, ces lâches ? “Il faut prendre sur soi”. Connards - commencez donc par cesser de fumer.Ce que j'ai fait. Et de boire. Never explain, never complain. Ne pas se plaindre, ne pas se justifier - belle devise ! Mais si moi, moi j'ai toujours fait l'un et l'autre, avec passion. avec conviction ? Je suis un con, c'est cela ? Sans rémission ? Les autres, les maudits autres, qui me disaient : “Tu mets l'accessoire avant l'essentiel.” “Il ne faut pas tenir compte des autres” pontifient les sages autoproclamés, individualistes comme tous les fameux Tout-le-Monde et gros pleins de couilles, ceux qui vont répétant tout ce qui traîne dans les livres de morale – soit ! soit ! mais s'il se trouve qu'ils vous cherchent, les autres ? ...qu'ils viennent d'eux-mêmes vous glapir dans le nez – sans que vous leur ayez demandé quoi que ce soit - que non, vraiment, vous ne faites pas ce qu'il faut pour leur plaire, et ceci, et cela, et que vous êtes un véritable scandale public ? tous ces petits Zorro de quartier, ces Salomon de chef-lieu de canton ! ...faudra-t-il vraiment les envoyer chier sans relâche, vivre en permanence dans la polémique et l'engueulade ?
Les Autres. Les encensés Autres. Les sacrosaints Autres. “Comment se faire des amis” : rendez-vous compte, il y a même des ouvrages pour cela ! Dire que le rapport au conjoint représente une application particulière du rapport avec l'autre ! Hélas ! Céder pour être aimé ! ...Qu'est-il d'ailleurs besoin d'être aimé. Incommensurable faiblesse, ignoble défaite, révoltante prédestination - en être réduit à réclamer des amis, des amours, comme un chien qui lèche sa gamelle vide, qui pourlèche la main qui le bat ? J'ai cédé sur tout. J'ai fréquenté des blaireaux, et j'y ai pris goût (quarante ans de batailles tout de même) ; crêché d'avril 68 à juillet 78 au-dessus de chez ma belle-mère précisément parce que je n'offrais pas, pour Sylvie, ou de quelque nom qu'il vous plaira de la nommer, les garanties suffisantes de l'amour. Je prenais donc les autres à témoin. J'ai toujours pris les autres à témoin. C'est pour cela qu'ils venaient toujours me baver leur avis en pleine gueule.
Seulement voilà : tes malheurs conjugaux... tout le monde s'en fout. Tout juste si tu rencontres, une fois tous les dix ans, une femelle compatissante qui t'arracherait, ô combien volontiers ! à cet enfer de servitude conjugale - à condition que tu passes, bien entendu, sous sa domination à elle. La chose est évidente, elle va de soi ! tout est de la faute d'Eve. Je soupçonne même les premiers rédacteurs de la Genèse de n'avoir inventé la femme que pour enfin rejeter sur elle toutes ces funestes responsabilités qui nous tuent depuis le fond des âges. Et les Autres de répéter : “Tu confonds l'accessoire avec l'essentiel” - c'était déjà beaucoup, qu'ils me fournissent cette indication ; puisqu'ils s'en foutaient - fallait-il mon Dieu que je les bassinasse...
Sylvie Nerval m'a dit récemment : “Tu me reproches d'avoir façonné ta vie – mais c'est que tu ne m'as jamais rien proposé d'autre.” Rien de plus exact. Ce qu'a prédit Jean-Flin s'est révélé faux : je ne suis pas devenu pédé ; mais par une absolue dépréciation de ma personne, sans imaginer un seul instant qu'une imagination de moi pût avoir la moindre valeur ou légitimité, je me suis mis, de mon propre chef, sous la coupe, sous le joug bien-aimé d'une femme, la mienne. Assurément, ce que je proposais, dans un premier temps, n'était rien : déménager sans trêve, voyager, changer de femme, traîner les putes après la sodomie, et boire.
Vous voyez bien que j'en avais un, de programme. C'est mon cousin qui l'a rempli : gaspillage de ses deux pensions à pinter, fumer, régaler des clodos finalement trop soûls pour assister à son enterrement à 57 ans : cancer de l'œsophage. Mon grief essentiel ? l'immobilisme. Un immobilisme féroce. A ne jamais avoir coupé le cordon ombilical. Se retrouver dans la même ville, dans les mêmes rues qu'à dix-neuf ans. A se demander vraiment à quoi ça sert d'avoir vécu. Puis qu'on est toujours là. Puisqu'on en est toujours là. Ma mère donnait toujours le signal du départ : “Je ne veux pas rester dans une maison où je mourrai”.
Sylvie Nerval a toujours eu beau jeu de prétexter que je voulais imiter ma mère, ce qui prouvait mon manque de maturité. Je lui rétorquais “Tu nous forces à demeurer juste au-dessus de ta mère à toi.” Une fois par jour ; en dix ans, 3560 fois. Ping, pong. Ping, pong. Renvoi d'arguments, d'ascenseurs. Efficacité néant. Douze ans de banlieue, même barre, même appartement. Dix à Mérignac, banlieue, cette fois bordelaise. En attendant plus. Rien n'y a fait de représenter l'horrible, la funèbre, la gluante et engloutissante chose que ce sera de se sentir vieillir et décrépir dans ces mêmes espaces étroits où déjà nous nous heurtons : rien ne nous décollera plus.
Il faut vivre comme tu penses, mon fils, ou tu finiras par penser comme tu vis. Rien qui se vérifie plus épouvantablement que cet aphorisme rebattu (Rudyard Kipling ? Francis Jammes?). Je me suis trois fois trahi. Ces bassesses où je me suis vautré constituaient d'ailleurs, jadis ! - les aliments indispensables de mon énergie à tromper ma femme. “Après tout ce qu'elle m'a fait ?” pensais-je, et j'enfonçais ma queue. ...Si j'avais tout accepté tout de suite ? Si je n'avais pas lutté ? (puisque c'était pour rien...) (je m'évadais par l'excellence de mon œuvre, sans rire !) - si j'avais cédé sur tout - n'en aurais-je pas tiré malgré tout quelque bénéfice ? Tout m'eût-il été accordé, et plus encore ? ...en compensation à ma soumission, à mon amour extrême ?
J'en doute - à voir ce qui se passe lorsqu'on renonce – partout - toujours... mais ... alors... c'est que j'ai bien agi. Protestant, ergotant, souffrant sans cesse. Fût-ce puérilement. Sinon je n'eusse été que l'ombre de la reine ! ce sont plutôt les femmes, paraît-il, qui souffrent de cela... Il m'a fallu bagarrer ferme afin d'arracher quelques bribes de libertés, au pluriel. Jour après jour, minute après minute de mon emploi du temps... Domicile imposé... Profession toujours considérée avec la plus totale indifférence... Eventualité d'un emploi pour elle repoussée avec la plus extrême indignation, d'année en année - toujours un obstacle, toujours une incompatibilité, toujours une impossibilité sur-le-champ exploitée – c'est trop dur ! disait-elle – ben et nous, alors ? protestèrent un jour mes collègues féminines.
...Celui qui travaille, c'est l'homme. Difficile pour moi, aujourd'hui encore, de prendre mes distances envers cette question, si simple à résoudre pour autrui, qui me hantera jusqu'au bout. Mes griefs sont intacts. A ce moment même où j'écris mon Histoire d'amour. Combien de fois, excédé par mes geignardises, les autres tous en chœur ne m'ont-ils pas crié de rompre ! ...Moi j'ai cédé. A quoi bon traîner après soi une femme récalcitrante, à quoi cela sert-il d'être unis, si c'est pour vivre dans un perpétuel climat de revendications, de récriminations, d'hostilité, pour la simple raison qu'il convient de se conformer à “ce que doit être un couple”, chapitre tant, paragraphe tant... Mon histoire d'amour est la seule à traiter. Peut-être que j'ai honte d'avoir été heureux de cette façon. Ou malheureux. Pourriez-vous répéter la question. Rien obtenu. Adapté. La faculté d'adaptation est-elle une liberté ? ...”le comble de la liberté” - pardon : de l'intelligence, d'après les zoologues... Il m'est donc tout à fait loisible d'imaginer que c'est en raison de mon exceptionnelle intelligence que je me suis le mieux adapté en milieu défavorable... Si ça peut me faire plaisir... J'ignore si nous nous aimons. Si nous aurions été à la hauteur de nos vies rêvées.
Sylvie Nerval m'a fasciné. Ma mythologie portait qu'il fallait se prosterner devant la Femme ; ce n'est pas, semble-t-il, ce qu'elles attendent. Je pensais, moi, qu'il fallait conquérir une femme. Comme une forteresse. C'était dans les livres. Ça devait marcher. Au lieu de me faire valoir, de frimer, je les suppliais. Ce qu'il ne faut jamais faire (« supplie-t-on des montagnes ? »). Finalement on ne sait rien du tout, de ce qu'il faut faire.
Je tombe amoureux sans bouger, sans procédé, sur simple photo. L'une d'elle représente deux jumelles l'une près de l'autre les yeux baissés, ineffable communion récusant d'emblée toute connotation sexuelle. Sans nul besoin de se toucher pour jouir ensemble, d'être. La deuxième photographie renvoie au masculin : cinq jeunes gens très élégamment mis, mannequins professionnels dont l'homosexualité se déduit aisément ; mouvements suspendus, comme d'une conjuration, regards francs, trop clairs ou par-dessous. Offre et dérobade, attirance et réserve.
Les tiendrais-tu, les battrais-tu, qu'ils ne révèleraient pas leur secret, dont ils sont inconscients. Ou dépourvus. Le troisième cliché montre un Noir vêtu d'un complet gris classique, d'un chic où je ne saurais prétendre ; sa braguette entrouverte laisse passer un sexe au repos d'un satiné prolongeant, incarnant charnellement la douceur du tissu dont il est issu, organiquement désirable - à condition expresse que ces trois photos désignées ne se meuvent pas, ne parlent pas. Que tout demeure figé dans la bouche de l'œil , en éternité qui ne fond pas.
C'est de photos, de représentations, que je tombe amoureux, petitement, imperceptiblement, par suspension de l'œil et du souffle, à portée de mes mains et hors de ma vie (grain chaud, glacé, de la pellicule). Mais rares sont les plus belles filles du monde qui sitôt qu'elles ouvrent la bouche ne profèrent immédiatement quelque irrémédiable rebuffade ; que l'image s'anime, s'épaississe de mots, de sueurs, de gestes, elle sort à jamais de nos bras . Je trouve aussi très doux de fixer dans le rétroviseur les traits des conductrices qui me suivent, s'arrêtent au feu juste dans mon sillage, se parlant à elles seules pâles et glabres comme un cul sans se croire observées malgré nos convergences de regards au fond de mon miroir.
Je leur dis je vous aime sans tourner si peu que ce soit la tête, afin que mon âge ou mes adorations ne révèlent rien de mon ridicule. Je peux enfin fixer la première qui passe et pour éviter le si automatique qu'est-ce qu'y m'veut c'connard de la femme moderne - mon procédé consiste à ravaler, à l'intérieur de ma paupière sur fond de muqueuse ardente (capote interne des où se projettent les persistances rétiniennes) trois secondes de vision si je maintiens les yeux fermés, éphémère image d'amour entraperçu. Je m'arrête alors prenant garde de n'être point heurté, murmure à ma vision des mots tendres, lui proposant des pratiques précises, juste avant qu'elle s'efface. ¨Plaisir de puceau, je sais. Dans ces fugitives fixations subsiste ainsi que sur photo l'en deçà de l'émoi, premier pincement de cœur éternel.
X
Ce mois dernier soixantième année de mon âge enfin s'est découverte à moi - révoltante particularité (désespérante caractéristique) de ces apocalypses de la vieillesse, d'intervenir toujours aux temps précis où ils deviennent inopérants – la clef de l'obsédante compulsion dont je suis victime : il faut nécessairement qu'une femme prétendant m'attirer (elle n'en peut mais) souffre, soit en difficulté, mélancolique, languissante – dolente – au plus éloigné possible de ces copines actives, musclées, halées, “battantes”, que je ne puis admirer ni aimer en aucune façon.
Il me faut chez elles des virtualités d'attendrissements,d'apitoiements sur elle et sur moi - jusqu'au beaux désespoirs, aux larmes à l'aspect du néant – juste effleurés. Que me font à moi ces beautés rayonnantes ? qu'importe en effet à ces femmes que je les aime ou non ? si c'est elle qui m'aime, sans que j'y réponde (à supposer), n'aura-t-elle pas tout loisir de se consoler ? Qui plaindra ces femmes éclatantes ? Nous n'avons pas appris encore à aimer une femme semblable, un copain avec des nichons comme dit le comique. Il m'en faut une à compléter, qui me complète. Construite comme moi autour d'une faille.
A consoler, à protéger - protéger : voilà le grand mot lâché, fécond en sarcasmes : “Nous n'avons pas besoin d'être protégées !” ou “Retourne chez ta mère !” - mais une femme que je caresse et que je berce. Compatissants tous deux, aux premiers et seconds degrés, même si tout paraît frelaté, sans que nul autre le sache. Que nous retrouvions joie et santé l'un par l'autre. Il est assez désarçonnant de constater que nous avons Sylvie Nerval et moi suivi ces excellents préceptes de la façon la plus involontairement perverse qui soit, puisque jadis (nous comptons désormais par dizaines d'années) pour peu que l'un d'entre nous fût triste, l'autre brillait, et réciproquement : jamais nous n'étions d'humeur égale ; Sylvie Nerval étant joyeuse et près d'agir, je ne manquais jamais de lui représenter tous les obstacles jusqu'à ce qu'elle se fût assombrie, pour offrir à nouveau ma culpabilité. Dilapider ainsi dans ces manèges tant d'années communes, gâcher si sottement, si vainement, nos énergies – ainsi soustraites à la véritable action de la vie véritable extérieure – quelle énigme ! ...nous aurions donc préféré parcourir, piétiner en rond ce vieux manège ? Je devrais bien désespérer de cette prise de conscience si tardive. C'est donc cela qu'on appelle “sagesse”. Apprendre enfin ce qu'il eût fallu faire (pour dominer [c'est un exemple] sans l'être ? car la douleur de l'autre te domine. Autre découverte de ce dernier mois : ne jamais désirer la femme désirée. La regarder simplement dans les yeux. Avec la plus totale indifférence (et ce que l'on feint devient si vite ce que l'on est). Comme si tu n'avais pas de femme devant toi, que non, décidément, la différence sexuelle, tu ne la voyais pas - une femme ! qu'est-ce donc ? - rien ne délecte plus la femme de n'être considérée que pour leurs charmes d'esprit – pas même : une fois dévêtues de leurs caractéristiques sexuelles ; une bonne fois évacué le sexe. Cette chiennerie, dit la fille Gaudu dans le Bonheur des Dames. La bonne camaraderie. Soutiens sans faillir le regard franc de la vierge : tu vois, là, c'est l'amitié qui s'installe.
Pour moi c'en restait là. Quant à pouvoir un jour montrer son désir, dévoiler sa vulnérabilité, sans courbettes de chien savant, ou battu – quelle paire de manches ! ...il paraît que cela se peut. Je l'ai lu dans les livres. Vu au cinéma. Le peu que je sais, c'est que les femmes apprécient beaucoup le naturel en effet – tant qu'il ne s'agit pas de sexe. Telle est mon expérience. (Et comme le double jeu des femmes n'a jamais manifesté le moindre signe d'essoufflement, il est non moins évident que la moindre lueur d'hésitation ou de doute au fond de votre œil vous vaudra les sarcasmes les plus vils – passons) - je ne puis en vérité me résoudre à ces nouveaux usages égalitaires, de regarder d'abord une femme dans les yeux “comme un pote”.
Ce marchepied d'égalité n'est pas moins ardu à franchir en définitive que les codes ancestraux de pudeur, d'atermoiements, voire de bigoterie. Que celle que j'aime puisse me retenir sur la pente des petits abîmes. Femme-nounours, petite fille, juste le petit chagrin, gonflable et dégonflable à volonté. Sylvie m'est tombée dans les bras pleurant sur elle-même, et j'ai fait de même. Victoire ! Défaite ! Consolation mutuelle. Persuasion de la femme désirée (dont on désire l'amour) sur la base malsaine de sa faiblesse. Pitié réciproque dont on dit tant de mal, qui paraît-il rabaisse qui l'éprouve et qui la reçoit.
Puis jouer le consolateur afin de récolter le fruit. Faire à son tour la victime, profondément lésée par une protection si coûteuse. De ce double système de bascule entre protecteur et obligé déduire un double système de culpabilités mutuelles. Indissoluble et sans recours. Une femme plaintive et consolatrice à qui j'aie pu me plaindre, tels furent notre pain béni et nos abandons (rouler dans la boue, jouir de la boue). Malsainement hululer de concert, s'engloutir dans nos trous ; ainsi jouissent les enfants insuffisamment consolés. Dont la mère fut la plus à plaindre de toutes soit chez sa propre mère la plus grande obscénité. Alternons par conséquent l'admiration, la protection, la soumission - l'attendrissement sur les sots gâchis, le plaisir des doubles faiblesses et des éternels inaccomplissements. Or nous avons bien lu, distinctement, chez Goncourt, que la conscience de sa supériorité jointe à l'attendrissement que l'on éprouve face à l'injustice ouvre une voie royale à la folie. S'ensuivent en effet de lancinantes lamentations, renforcées car mutuelles, sur soi, sur l'autre, la première injustice ou folie consistant bien sûr en cette liaison que nous avons eue avec celle, ou celui, qui ne saurait s'approcher de la perfection. D'où tentation pérenne de désigner l'autre ou soi-même à l'accusation de bouc émissaire. La promiscuité, le fusionnisme, aiguisant chaque trait.
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Corollaire
Une telle disposition du couple s'apparente à l'adoration de la femme-enfant ou plus précisément du double-enfant. Rien de plus exaspérant – d'autant plus attachant, d'autant plus ligotant - que ces agaceries, sautes d'humeurs, fantasqueries, rien de plus fascinant que ces narcissismes croisés, ces échos toujours malvenus.
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Fascination, suite
. Une blonde n'ayant pour couvrir son intimité sur la plage d'étang qu'un tissu effilé sans relief sur un sexe pressenti lisse et glabre générant sur moi qui lui fais face une fascination bridée par ce trop plein d'humains, sa vulve à trois largeurs de mains de moi, le mari à deux pas lisant sur le sable et l'enfant gambadant par où diable passé, sans qu'il fût un instant possible qu'elle ne m'eût point vu - absolue suspension du souffle et du sentiment, la pétrification devant le vide – sachant que s'étend sous ce mince pont de coton blanc un sexe véritable exactement configuré. J'avais retrouvé ce vertige et ce jeu de dupes – autre exemple ? Ce con à feuille d'or si volontiers conçu plaqué magnétisant le regard de cet autre assis près de moi (le même) qui perdit si souvent contenance s'il la regardait ; sous tant d'afféteries, d'innocence et raffinement mêlés, la vitalité même de l'homme se dissolvant, naufrageant sous les yeux de cette autre femme qui l'accompagne muette égarée réprobatrice au sein d' ivrognes et d'aveugles, avec la volupté cuisante du réprouvé.
Mon ami fusillé du regard et d'une moue, indécelable à nul autre que lui - certaines figurines féminines ainsi, sous leur feuille d'or, trouveraient-elles matière à jouir sans y toucher de tant de sang et de semence puisés dans la candeur grossière de l'homme ; l'amour que j'ai voué à Sylvie Nerval se justifierait alors, dans sa forme la plus archaïque, par cette adoration courtoise de la femme que cette dernière à présent feindrait de rejeter comme fardeau, paralysie, ligotage, aliénation – sachant ce que recèle une telle malsaine adoration).
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L'androgyne essentiel est d'abord un enfant, volontiers nommé “la créature”, avec tout ce que ce terme évoque de réprobation au tournant des deux derniers siècles : réchappé d'une catastrophe guerrière, poursuivi jusque dans son exil, l'enfant-prêtre se prostitue ; recueilli par un vieux musicien qui s'éprend de lui, l'Androgyne se livre à des surenchère de comportements incompréhensibles ou capricieux - ce résumé fragmentaire – tendancieux - échoue volontairement à rendre un tel monde. S'avise-t-on en revanche que tant d'agissements, tant de manèges peuvent s'entendre d'une très jeune fille, qui écrit, ce si grand mythe s'évanouirait, s'y substituant hélas une irritation d'adulte lecteur contre une gosse tête-à-claques (l'amour ainsi décrit devant dès lors se définir comme enfantin, puéril, immature) (ou céleste). Aussi l'accès le plus direct à ces contrées reste la peinture, où Sylvie excelle ; ce filtre assurément moins explicite adoucit les précisions des inlassables retrouvailles et autres aventures d'Ayrton dit l'Androgyne et de son double ténébreux R. aux cheveux d'encre...
Sur ce terrain donc se joue une fois de plus l'increvable problématique de l'ascendant (de l'Un sur l'Autre, “qui d'Elle ou de moi”), problématique réductrice, fâcheuse, pitoyable. Triviale. Pathétique. Dont mes amours ultérieures se trouvèrent irrémédiablement perverties (pages après pages noircies sur mon martyre marital - inépuisables doléances, larmes, enfantillages). Rameutage de griefs éculés, incommensurables déplorations : d'avoir dû fréquenter tant d'amis qui n'étaient pas les miens (qui se fussent à coup sûr avérés ivrognes et putassiers) (mais je n'aurais pas eu d'amis). Pas un seul. Tandis qu'elle m'a tiré par exemple d'une humiliation publique imminente, devant cette grappe humaine un jour agglutinée place de l'Horloge (Avignon) psalmodiant (des beaux, des déguisés, des zalapaj) quatre notes répétitives dans un mantra rigolo, que je voulais diriger, pauvre con, au passage, guider vers une belle impro polyphonique de mon cru - qu'est-ce qu'il se croit celui-là ? d'où y sort ce con ? - en vérité, je l'avais échappé belle ; Sylvie m'entraîna juste avant la cata, je lui infligeai une scène épouvantable : elle me brimait, elle me coupait du monde - ce gadin, cette gamelle, ce râteau que je me serais pris ! c'est à l'échelle de toute ma vie qu'elle m'a sauvé de ma connerie, de mon inadaptation foncière à la relation humaine.
Et si ma femme ne m'eût pas instinctivement pris de court, à chaque fois, des années durant... si je n'avais pas cédé, sans cesse, en braillant, parce que je reprenais à mon propre compte ce maudit schéma crétin élaboré par les propagandistes – d'une femme nécessairement piétinée, avilie par le mâle - si une telle ineptie ne se fût imposée à ma timidité invalidante, arrogante, c'est moi qui l'aurais soumise, au contraire, à ma propre loi. Je me suis posé en victime du féminisme : et si j'avais simplement cédé au bon sens ? Si j'avais tout bêtement reconnu que l'essentiel est de suivre la raison, peu importe qui des deux ait raison ?
Nous appellerions cela tout bonnement la lucidité. Celle de Louis XIII se reconnaissant tributaire des excellentes raisons de Richelieu. Ce qui ne veut pas dire que le roi se laissait mener. C'eût été tout l'un, ou tout l'autre : j'aurais imposé mes spectacles de merde, imposé mes amis de merde comme j'en avais tant connu, d'incessants déménagements, ma tyrannie domestique. Ne pas se désoler donc d'avoir aimé, cédé. Elever ses pensées. Considérer à quel point la question de connaître le chef s'apparente à la place du moi dans le couple, ou parmi les hommes (voire dans le sein de Dieu ? ) “Il faut être” disait Talleyrand “aigle ou serpent” – dévorant ou dévoré ? ...par honte, incapacité - illégitimité du premier - je me suis jeté à la soumission, dévoré par la perte, par ma dévoration faisant ma perte ; dévotion, révolte et trouble.
On ne résiste pas à Dieu, fusionnel, exclusif comme il est ; mais la femme ne nous étant nullement supérieure - le seul - l'unique moyen de ne pas céder à la dévoration sera de célébrer sa propre volonté, sa propre adhésion – comme tant d'autres femmes se le sont vu imposer par tant de curés, pasteurs et notaires à travers siècles : “Je cède, je me fais aimer, je règne” - à présent soyons clair : Edipe s'étant vu barrer la voie rebroussa chemin, vit une femme en larmes et l'admira. Question : Sylvie Nerval s'en montra-t-elle au moins reconnaissante ? peut-on parler de son bonheur ?
...Oui, à supposer que l'adorateur, le sacrifié, s'acquitte sans mot dire de cette abnégation (que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite). Or tout se passe au contraire comme si je devais rendre des comptes à quelque Instance ( Laïos ? Jocaste ?) au profond de moi : cédant certes, mais toujours, toujours à contrecœur (j'ai toujours vécu à contrecœur). Si un sacrifice vous pèse, dit Romain Rolland (“Jean-Christophe”), ne le faites pas, vous n'en êtes point digne. Je t'emmerde, Romain Rolland. Je voudrais bien t'y voir. Comme si on le faisait exprès. Comme si l'on faisait exprès quoi que ce soit.
...Grommelant, regrettant – Léon Bloy, parlant de Dieu, affirme que l'analyse psychologique prit un jour hélas le relais de l'adoration, de la fusion – que l'analyse absorbe en son propre nombril. Pas un sacrifice en effet, pas une attention dont je ne me sois empressé de faire payer tout le poids. Pas une faveur qui ne fût lestée d'une plainte gâtant, moisissant tout. Tel Christian V., expéditeur polaire, détruit tout son mérite, exhalant dans les termes les plus orduriers, à chaque plan filmé, toute sa rancœur contre les obstacles d'une entreprise que personne ne lui avait demandée.
Il entre dans ces abnégations trop de rabaissements. Sous le sucre et l'encens tant de fiel embusqué. Chevalier servant, souffrant pour sa Dame, renonçant à ses volontés propres (existent-elles ?) - prétendant que ce n'est rien, me dépouillant à grand bruit de tout désir alors précisément que cette fois c'est l'autre qui cède à ma détresse... Si malgré moi je remporte la victoire dans mon champ de ruines, d'un coup je n'en fais plus de cas, n'en tiens plus compte, et je replaide en sens inverse, vers mon martyre. “Après tout... Je trouve autant de plaisir à l'inverse de mon désir.” Les dépressions où sombra Sylvie Nerval furent provoquées – sans être le moins du monde atténuées. Chacun rivalisant d'abaissement, tyrannisant l'autre de l'obscénité de sa faiblesse. Nul ne s'est retiré du jeu. Ces décennies de prison me font hurler de rage.
Exemple : rien de moi sur les murs ; me contenter de la pièce la plus malcommode (une heure de lumière par jour) - comment l'amour peut-il s'accommoder à tant de petitesses ; à supposer même qu'il suffise d'invoquer mes goûts artistiques nuls... Puce à l'oreille : l'indignation d'un couple de visiteurs : “On dirait” s'exclamèrent-ils “que Bernard n'habite pas ici ; aucune trace de sa présence nulle part”. Autre et bien plus profonde, sinistre, funèbre sonnerie d'alarme, cet oncle – raisonnant sur la présence, à proximité, d'un Lycée, suggérant donc avec satisfaction qu'il me suffirait d'obtenir cette nomination à cinquante mètres de chez moi, pépère, pour le restant de ma carrière ; j'ai grogné qu'il ne m'aurait plus manqué qu'une laisse : “boulot-gamelle-boulot”.
Le tonton n'y revint plus, mais j'avais senti mes cheveux se dresser sur ma tête. Il ne me restait plus de toute façon, en ce temps-là (renoncement, admiration) qu'un infime noyau d'honneur avant extinction finale. Ne voir que ridicule dans ces hurlements de détresse témoigne d'une méprisable férocité. On meurt sous les coups d'épingle, tas de cons. Dix années pleines de telles minuscules avanies ne sauraient en aucun cas se compenser, quoi qu'en déblatèrent les psys et autres pontes, par les prétendus avantages qu'y trouveraient à foison, paraît-il, les opprimés, qu'on aurait bien tort de plaindre, puisqu'il paraît que la pitié, tas d'enculés, avilit...
Il faut tout de même bien balancer cette grosse claque dans la gueule que jamais, au grand jamais, ces prétendus avantages, ces mirifiques “compensations”, n'effleurent le moins du monde la conscience de celui qui souffre. C'est bien beau, l'inconscient. Mais sensoriellement, ça n'existe pas. Ce qui est pourri est pourri, ce qui est foutu est foutu. C'est replâtrage et replâtrage, à tour de bras ! Les femmes de l'émir, ses chameaux, ses chiens, se laissent mener. Et certes, assurément, je n'en disconviens pas, j'ai découvert, aux hasards poétiques de la soumission, tant de merveilles - que l'Initiative, la Volonté, la Force et autres hideuses idoles ne m'eussent jamais obtenues ! il se développe en effet, il se fortifie au fil de la passivité un tel sens poétique, un à vau-l'eau, un voluptueux abandon semblable à celui du Roi Arthur, lequel tout roi qu'il fût descendait tout communément, tout couramment, à la rivière “pour voir s'il n'était point survenu quelque adventure” ; alors au fil du fleuve se présentait immanquablement telle barque pontée où repose le corps d'une pucelle, et c'est l'incipit – in- ssi – pitt, blats bâtards, quand on veut faire son latiniste, on se renseigne - de la quête du Graal !
Au lieu donc sottement de me gendarmer comme eussent fait tant de ceux qui savent si bien ce qu'ils veulent et ne découvrent que ce qu'ils ont décidé de découvrir, et encore, après coup, je suis descendu où il plaisait à Sylvie N. de m'emmener, c'est-à-dire sur place. Guidée qu'elle fut plus, à mon sens, par fantaisie que par sa décision, alors que ma pente sans doute ne m'eût entraîné que vers ma propre catastrophe. Les rares fois où elle me céda, je me fâchai fort, lui reprochant la moindre réserve de sa part, tandis que j'acquiesçais, moi, toujours, et par grincheuse courtoisie. Il m'a toujours paru qu'elle savait mieux que moi ce qui me grandissait, me nourrissait : découverte comme je l'ai dit du ballet, que je pensais disparu, de la peinture à l'huile, que je pensais engloutie - de quoi m'eût servi en revanche de connaître avec elle les joies rustaudes du stock-car ou de l'ivrognerie populaire ?
Si la femme cède, se rend à mes raisons, ma jouissance s'en trouve annulée de ce fait même ; Simone de Beauvoir évoque à merveille ces faux débats où l'époux, l'homme, veut qu'on lui cède, mais non sans avoir longuement résisté : la femme doit feindre l'opinion contraire, pour lui fournir l'occasion d'une victoire, qui ne s'entend pas sans quelque lutte... A l'inverse exact je cédais, moi l'homme, mais non sans m'être défendu, sachant que c'était en vain, jouissant de ma capitulation annoncée (quoique je me contrefoutisse d'augmenter son supposé plaisir). Voilà pourquoi j'estime qu'il n'est pas vrai, peut-être, que les femmes du temps jadis n'aient jamais pu connaître, disent-elles, que le plus profond malheur, et la victimarisation des femmes, vous comprenez que tout le monde a fini par en avoir plein le cul.
Or de tout cela, Docteur F., j'étais inconscient, et peut-il exister des choses sans qu'on les ait personnellement, consciemment vécues ? J'étais dans mon esprit celui qui apaise, le grand réconciliateur, à la façon des femmes de jadis. Mais j'y mis tant d'aigreur, comme certaines d'ailleurs, que Sylvie Nerval ne pouvait que conserver, cristalliser au sein même de sa victoire (qui n'était pas vécue comme telle, puisqu'à son sens il s'agissait d'un dû, résultant d'un raisonnement, d'un comportement logiques, affectivement neutres) cette culpabilité qui gâte toute chose, et fut cause assurément de tant de mollesses dépressives dont je n'ai cessé de lui faire grief, en étant moi-même la cause.
Puis-je ajouter cependant que ce perpétuel découragement ne fut pas moins la cause de ma désenvie de vivre. Ainsi la femme cède à l'homme et le sape dans toutes ses énergies, par son sacrifice exhibé. Et réciproquement. On en jouit semble-t-il dans son inconscient. Autrement dit on n'en jouit pas. Je puis assurément me rebâtir tout mon passé, sans rien omettre des preuves, mais ce qui fut souffert fut bel et bien souffert. Sans vouloir jouer les victimes... Mes voyages se sont bornés aux capacités de mon porte-monnaie, “mon petit salaire de peigne-cul”, comme me le rappelait obligeamment une correspondante. Libre aux doubleurs de Cap Horn d'estimer sans sel mes découvertes creusoises ou berrichonnes. Me limite aussi dans le temps l'abandon où je m'imagine que sombre, où sombre parfois réellemement Sylvie Nerval trop longtemps seule. Je pourrais prolonger ces quatre à six jours qui me sont accordés, étirer ce fil à ma patte ; mais il me plaît sans doute de m'imaginer attendu, indispensable.
J'obéis du moins à des rites ; rouler un certain nombre de minutes et visiter, marcher, où que je me trouve, quel que soit le manque de pittoresque ; je me détourne souvent pour un château. Mais je peux également foncer tout droit vers le sud / sans presque [m'] arrêter, Cordoue le matin, Séville l'après-midi, ce qui est scandaleusement insuffisant, mais permet de parler au retour ; Sylvie Nerval en voyage flâne dès le premier jour, découvrant ou redécouvrant maints et maints situscules et sitouillets sans envergure. Son plaisir (si je lui lâche la bride, si je me laisse mener !) consiste à replacer ses pas sans cesse dans les siens : nostalgies du petit espace mais plus encore “désirs”, “envies”, “besoins”, mots enfantins, d'une exaspérante innocence - mes désirs à moi se trouvant toujours à l'exacte intersection des désirs inverses, aussi bien que de leur absence ; obéir à Sylvie Nerval serait donc obéir à la vie et m'y abreuver, alors de moi-même je prévois tout, j'endigue tout – quoique mon voyage tienne aussi bien de celui du père Perrichon : découvrir ! ne fût-ce qu'un gros bourg, pourvu que je n'y aie jamais mis les pieds.
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Nous éprouvons tous deux une sacro-sainte horreur pour tout le matériel, encore qu'elle peigne “de sa main”, ce qui me semble parfaitement incongru, hors-norme, exception confirmant la règle comme disent tous les racistes ; nous aimerions Sylvie et moi n'être que tout idées, tout art. Nous n'aurons véritablement vécu en effet que par et sous les impressions d'un film, d'un livre, d'une musique ou d'une danse. Ajoutons pour Sylvie Nerval ce monde cérébral révélé plus haut - le réel ? il se sera toujours refusé à nous, à moins que ce ne soit l'inverse. Nous ne saurons supporter le moindre refus ; nous nous détournons alors, préférant nous faire rouler, le déplorant aussi, conscients de notre infériorité sans remède dans les choses inférieures – quand les œuvres d'esprit jamais ne nous auront déçus.
...Ainsi nous haïssons le bricolage. Grande passion de l'homme de peu. Est-il je vous le demande quoi que ce soit de plus vulgaire et de plus bas de gamme que la béatitude infiniment creuse du bricolo qui vous tanne avec son “portail installé soi-même” ou son rafistolage automobile maison. A tous ceux qui m'objectent, les yeux injectés de haine et de bonne conscience, que je suis tout de même bien content de les trouver pour me tirer d'embarraas, je réponds que je suis bien content assurément d'aller chier tous les jours, mais que je n'en inviterais pas pour autant ma merde à table. Il faut à mon sens posséder l'âme vide et vile de la populace résolument réfractaire à toute spéculation intellectuelle pour s'abaisser à se souiller les mains par quelque manipulation que ce soit, de bricolage... peindre sur toile assurément (voir plus haut) débouche sur l'éternel ; déboucher les chiottes : non. Je sais, Dieu sait si on me le répète, que la main est intelligente. Mais nul ne m'en pourra jamais convaincre. Un sillon, une chaussure, n'égaleront jamais en intention (je ne parle pas de la réalisation) l'Œuvre d'Art, consacrée par l'éternité des Divins Préjugés. Il existe, si arbitraire qu'elle soit peut-être, une hiérarchie des valeurs que nous respecterons toujours Sylvie Nerval et moi, quelles que soient les violences des propagandes égalitaristes.
Nous tordons le cou aux démagogues alléguant l'égalité du boulanger et de Mozart ; pour des milliers de boulangers, quelque compétents, quelque vertueux (voilà bien la répugnante faille de raisonnement) qu'ils puissent être, il n'existe et n'existera qu'un seul Mozart. Ajoutez à cet intolérable fascisme (n'est-ce pas !) qui est le nôtre une farouche défense des valeurs passées, mais aussi, de façon douillette sans doute et parfaitement incohérente, l'attachement aux grandioses adoucissements de la condition humaine : le progrès matériel justement, permis par les techniciens, les bricolos, les “hommes matériels” si vilipendés au paragraphe précédent. Plus encore de notre part un viscéral cramponnement à l'Athéisme, à la Liberté Sexuelle, qui nous semblent découler non pas de la démocratie, mais directement de la sainte et laïque raison bourgeoise et cultivée. Ce n'est pas en effet pour avoir souscrit aux suffrages de quelques bouseux incultes que nous avons conquis toutes ces belles choses, comme les découvertes médicales, mais en luttant de toutes nos forces, justement, contre leurs préjugés et leurs hargneuses sottises.
Le peuple est méchant, écrivait Voltaire ; mais il est encore plus sot. Ce sont les études qui forment l'élite, et par là-même l'arrachent au peuple et à son étouffante connerie. Soyez bien assuré que si l'on redonnait la parole au peuple, son premier soin serait de rétablir peine de mort, torture en public et persécution des pédés. Il brûlerait, ou laisserait périr les musées, le peuple, il se livrerait au fanatisme. En admettant tant que vous voudrez que cela soit faux - il n'en est pas moins vrai, regrettable ou non, que la sainte horreur du populo est l'un des plus fermes ciments de notre union ; nous ne fréquentons point cette engeance renégate de l'âme et de la raison. Aristocrates des buissons, nous ne méritons point de vivre assurément, selon la doxa du jour ; c'est ainsi que Monsieur des Esseintes exigeait de son personnel d'avoir achevé les travaux de jardin avant onze heures, afin qu'il pût jouir des allées de buis parfaitement râtissées sans risquer d'entr'apercevoir le moindre fragment de bleu de travail... S'il est en effet quelque individu avec qui pour ma part je sois rigoureusement incapable d'échanger une parole, ce sont bien les gens du peuple, juste capables, sitôt qu'on leur laisse ouvrir la gueule, de proférer des horreurs sur les arabes, les juifs et les fonctionnaires (aux dernières nouvelles c'est nous, Sylvie Nerval et moi, qui sommes les fascistes).
...Nous aimons pourtant bien jouer à la belote (alexandrin). “Second degré” ? Nous possédons huit ou neuf jeux de cartes, très originaux (A présent je tombe de sommeil et j'ai bu de la bière, et tant d'ostentation de seigneurie me fatigue, moi qui ne suis qu'un con. Quand je me suis réveillé, une profonde tristesse m'a étreint de marchandises. J'ai trop haï et méprisé dans les lignes précédentes.) Je voudrais cependant ajouter qu'il existe un autre jeu appelé Trivial Pursuit, qui signifie “Divertissement banal”, “populaire, formé de questions et réponses sur cartes réversibles.
L'une des formules de ce jeu concernant l'histoire de l'art, nous y jouons parfois avec nos meilleurs amis, dépourvus pourtant de ce qui s'appelle “instruction bourgeoise” (bellecontradiction, preuve par neuf de mauvaise foi : nous ne pensons pas ce que nous pensons). Si le premier, autodidacte, fait jouer ses rouages déductifs, nous souffrons profondément de voir l'autre se faire répéter les questions, travestissant son ignorance en anxiété, prenant son temps pour permettre à son partenaire amoureux de lui souffler la réponse (c'est bien plus plaisant entre initiés, Sylvie Nerval et moi, à armes égales) ; dirai-je que cette amie tient absolument à nous entraîner dans l'orbe crasseux de Dieu sait quelles épaves qu”il s'agit de repêcher dans je ne sais quelle “association” ; or en dépit de toute l'affection que nous éprouvons pour elle à titre privé, nous refusons et refuserons toujours de toutes nos forces de participer à quelques activités que ce soient pour ces semi-clochards et déglingués divers extirpés tout dégoulinants de leurs caniveaux ; j'ai suffisamment trimé toute ma vie à tenter de m'élever au-dessus du vulgaire, et à hisser au-dessus du ruisseau tant d'innombrables fils et filles de blaireaux incultes (pléonasme, parfaitement, pléonasme) pour refuser d'envisager le moindre refrottement à cette engeance, à ce tissu conjonctif, à cette humanité de remplissage qui vous dégoûterait bientôt de l'humanité. Jusqu'à ce que ma propre fille ne réintroduisît hélas dans ma famille des individus de cette race d'ignorants fiers de l'être, j'avais été jusqu'à l'aveuglement de penser qu'enfin, ouf, ils n'existaient plus – hélas !...
Le troisième jeu est celui des échecs, où je parviens toujours par étourderie à me faire écraser non sans en concevoir quelque dépit - les échecs sont une activité d'homme responsable. Je ne les aime pas beaucoup. Tels sont les jeux qui entretiennent l'amour. Je m'efforce d'y multiplier les plaisants propos – outre les annonces, commentaires de capotes ou de carrés d'as – ainsi le dernier jeu de cartes (nous en avons dix) s'appelle-t-il “Reptiles et Batraciens du monde ; ce sont chaque fois des récriements de part et d'autre sur la beauté des reproductions - car ces jeux signalent un certain ennui, une faillite de communication, et je ne les refuse jamais, sachant que Sylvie m'est reconnaissante de mes saillies - en bon français de prolo : on joue ensemble pour se raconter enfin des conneries.
Qu'est-ce que vous croyez. J'en ai ma claque de cette honnêteté intellectuelle et de cette logique sans cesse réclamées. Toujours se justifier. C'est pénible à la fin. Nous préservons donc à tout jamais, Sylvie Nerval et moi, notre adolescence. Les mêmes histoires drôles depuis plus de 35 ans. Un bon vieux stock d'allusions, de discours rebattus, parfois lassants, entretenant notre amitié, et notre lamentable auto-apitoiement - ça va les sartriens ? ...heureux ? Pensant à tant de couples enfouis sous les tombes, j'aimerais savoir de combien d'éclats de rires ne résonneraient pas les allées s'il leur était donné à tous de ressusciter, sous forme de bons vivants comme ils furent tous. Mêmes enthousiasmes, mêmes exaspérations, mêmes raisonnements. Même indécrottable prétention. Eût-il fallu, pour plaire, que j'animasse tant soit peu notre duo, que je le parasse des atours narratifs ? Voici encore, justement, l'un de nos ciments les plus solides : nous avons estimé, notre vie durant, Sylvie et moi, inébranlablement, que de la prime enfance à ce jour ce sont les autres, dans leur ensemble et séparément, un par un, qui nous ont fait obstacle, entravant nos inestimables dons naturels avec la plus bornée, la plus féroce intransigeance.
Mépris d'autrui à Notre Egard, dénégation d'emblée de nos talents, dédains de nos airs poétaillons. Nous avons toujours cultivé les cuisants souvenirs de chacune de nos humiliations : ainsi de ces raclures de noix de coco cédées à moitié prix par une marchande ambulante : “Tu ne vois pas que c'est des miteux? ” s'était-elle exclamée à la cantonade - mais bien évidemment que c'était notre faute, y avait qu'à, fallait juste, naturellement que nous aurions dû gueuler, prendre des airs moins cons – voici bien encore un solide lien de notre union, une véritable corde à nœuds : l'air con.
...Changer de tronche - ne pas se laisser faire – soupçonnez-vous seulement, sartriens de mes deux, qu'il y faut une de ces lucidité, un de ces sangs-froids ; une étude approfondie dont quelques-uns seulement ne parviennent à tirer profit, à l'extrême rigueur, juste au seuil de la décrépitude ? suite à je ne sais quel lent processus de rationalisation, de déduction – bien plutôt par à-coups rigoureusement imprévisibles ? ...tant il est vrai que l'intelligence n'est rien... Ma foi non que vous n'en savez rien, vous n'en concevez pas le plus petit soupçon d'idée, bande d'épais.
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Nous avons usé peu de lits : ...trois, quatre... douze peut-être ? sans compter les hôtels. Nous avons toujours vécu l'un sur l'autre. La chose était fréquente au siècle dernier (toujours, pour moi, le XIXe). Certaines années nous chevillaient trois cent soixante-cinq journées, mille quatre-vingt quinze même une fois trois ans tout entiers faute d'argent (quatre-vngt cinq, six, sept) d'un effrayant corps à corps. faute d'argent. Sylvie Nerval contestant tout cela n'y saura rien changer – sachant pertinemment en mon âme et conscience que le 15 08 85, ayant eu le front d'accomplir un modeste pélerinage sur une tombe de Bigorre, je fus taxé à mon retour d'ignoble cruauté pour abandon de grande malade.
Trois années, dis-je, où l'éventualité du moindre voyage, visant tant soit peu à dénouer ne fût-ce que thérapeutiquement le lien fusionnel, s'est vu âprement et triomphalement contestée. Même à présent où gagne l'arthrose, je sais qu'il me serait impossible de me livrer à quelque escapade que ce fût au-delà d'un nombre de jours toujours trop courts : le fil à la patte. C'est ainsi que si souvent s'achève (j'y reviens) l'histoire d'un amour : en règlement de comptes. Combien d'écrivains dont je soupèse à l'édition les pesants manuscrits ne se sont-ils pas ainsi consacrés à tant d'inepties ?
Tant de sincérité, tant de poignance, tant de tics aussi, tant d'impardonnable amateurisme postés à l'éditeur ! la littérature est parfaite ou n'est rien. Nos exhaustitivités constituent le plus gros bataillon de l'ennui. On se fait chier à vous lire, mes pauvres choux. Vous vous imaginez sans doute que le moindre méandre, le plus infime diverticule intestinal de vos tourments importe au lecteur–victime. Or il se trouve que chacun de nous possède, justement, et à foison, à volonté, au détail près jusqu'à la nausée, de semblables révélations et rebuts d'hôpitaux. Ainsi cette effrayante continuité des nuits de couple évoquée dans Cette Nuit-là, mille observations merveilleuses, et cette certitude lente que dans le noir, rejoignant le corps ténébreux de l'épouse, je gagne la couche et la nuit infinies enveloppant la vie du premier à mon dernier souffle (musique).
Cela ne m'effraie pas. D'aucuns prétendent que les draps conjugaux sont déjà ceux du tombeau; et qu'il n'est si parfaite épouse qui en préserve. Juliette, nous serions seuls dans nos cercueils, séparés par les planches, sur la même étagère. Imaginons seulement la délicatesse à bien placer, judicieusement, sans la moindre superposition, sans le plus minime empiétement susceptible d'engendrer courbatures, écrasements, ni friction, ankylose, fourmis – ni obstruction de sang - les abattis de chacun dans une seule et même couche, jamais les lits matrimoniaux ne doublant exactement les mesures humaines : il est toujours en effet tenu compte des chevauchements ; comment faisaient-ils donc à Montaillou, village occitan, tous ces bergers de grande transhumance, pour s'empiler à cinq ou six par couche dans leurs bories pyrénéennes, sans même imaginer qu'on pût se sodomiser à couilles rabattues ?
L'innocence de ces temps-là... Assurément l'on était loin de nos fétides imaginations ; c'est même une des plus insolubles énigmes : comment faisaient-ils donc tous pour ne point songer à mal, pour que rien, fût-ce le plus mince soupçon, la moindre velléité d'érection, ne pût se glisser là ? quelles pouvaient bien être leurs associations d'idées ? D'autre part, c'est-à-dire de façon diamétralement opposée, comment donc leurs membres, dépourvus de tout attrait, de toute charge érotique fût-elle infinitésimale, ne se révélaient-ils pas enfin non plus pour ce qu'ils étaient, des appendices cruraux velus ou glabres, osseux ou adipeux, crasseux jusqu'aux croûtes, écrasant et broyant jusqu'à la folie tout espace vital, toute tentative de sommeil ?
...Les lits jumeaux ? pure abomination, pour laquelle on eût dût réclamer les plus rigoureuses sanctions pénales. Ne pouvant donc non plus, si épineux qu'on se sente l'un et l'autre au moment de se mettre au lit, nous fuir sans cesse, sauf à nous retrouver en équilibre de profil sur les rebords du matelas, force est de nous résoudre à la promiscuité de la chair, lard et tibias mêlés. Nos bergers ariégeois de treize cent douze étaient sans doute plus proches de la chair collective, de la viande animale indistincte ; mais nous, couple occidental fin vingtième, sommes bien forcés de nous encastrer, dans les affres, puis dans les délices (tout de même) de l' “emmêle-pattes”.
Mais qu'il est dur de jouir du simple sommeil, fonction première après tout du lit. (Je crains de trouver un jour, au réveil, ma partenaire morte, raide, et qu'il faille rompre les os pour nous dégager de l'étreinte ; la cocotte de Félix Faure vécut au soir du 18 novembre 1899 cet atroce délire hystérique - horreur ! terreur !) je reprends : autant j'aime trouver au creux de mon ventre l'empreinte et la pression intime des fesses, autant je regrette de n'avoir aucun corps pesant sur le dos pour m'en recouvrir. Une telle irremplaçable sensation ne peut m'être donnée que par un homme (ici placer un sarcasme). Nous aimons cependant, homme et femme, nous endormir à l'intérieur l'un de l'autre.
Quelques mots sur l'éjaculation précoce. Quatre-vingts pour cent des hommes de trente
souffriraient de ce trouble. A vrai dire ils n'en souffrent pas. Rien de plus satisfaisant pour l'homme que cette giclaison précipitée. La chose en soi ne m'a jamais autrement tourmenté lorsque j'allais aux putes. Tout au plus l'orgasme ratait-il de temps en temps : la pute avait bougé un poil de trop, ou j'avais mal pris la corde dans le virage - mais après tout, il arrive aussi bien de rater sa branlette. Aux regrets de n'avoir pas joui s'additionne alors, avec les putes, celui du pognon. ...Perte sèche... Mais à se retenir sans cesse modelé sur l'infinie lenteur d'une femme (bien plus rapide quand elle est seule) (décidément, on gêne) l'homme peut aussi bien tout manquer. On pense donner du plaisir en se privant du sien. Résultat : des deux... Ce sont les femmes une fois de plus qui ont le mieux résolu tout cela : quatre mille ans de bonnes branlettes bien solidement torchées en témoignent. L'amant qui veut baiser en paix s'adonnera donc passionnément au broute-minet, qui permet la plupart du temps de se débarrasser de la jouissance féminine pour mieux s'expédier ensuite.
Attention : certaines réclament du rab. Vaginal. Désolé. Je ne suis pas coureur de fond. Fourreur de con, soit. Ce que je veux dire en tout cas, et transmettre sans relâche jusqu'à la limite des terres habitables, c'est que la psychiatrie, j'entends la consultation psychiatrique, si répétitivement et si indéfiniment qu'on y fasse appel, a surabondamment démontré son absolue, sa rhédibitoire impuissance. Peut-être notre civilisation ne peut-elle mourir qu'avec le dernier psychanalyste. Les psychiatres ne peuvent rien. Surtout les envahissants comportementalistes, qui sont à la psychanalyse ce que les boulangeries industrielles sont au four à bois.
Que nous disent-ils en effet ? Il faut prendre sur soi. J'ai eu maintes fois recours aux services des psys, quelles que fussent leurs tendances, obédiences, mouvances. Et sans doute certains patients éprouvent-ils le besoin d'être accompagnés. En cours de vie, en fin de vie. Mais pour ce qui est du sexe, ils sont nuls. Même pas mauvais : sans pertinence, im-pertinents, inopérants. C'est ainsi que pour le dire abruptement le manque de désir ne provient pas nécessairemen, par exemple, d'une “pulsion homosexuelle”. Les psychiatres femelles en particulier tiennent absolument à voir en chacun de nous un homosexuel, fût-ce refoulé ; elles en gloussent derrière leurs bureaux.
A soixante ans de toute façon, d'un seul coup, tout ce qui est sexuel opère un véritable bond en arrière, passant de la première à la dix-septième place du boxon-office...
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Naguère (sinistres années soixante !) il était inenvisageable de baiser hors mariage ou putes. Nous nous sommes donc trouvés, Sylvie Nerval et moi, non par miraculeux décret du sort (parce que c'était elle... parce que c'était moi) mais par impossibilité de trouver qui que ce fût d'autre. “L'acte sexuel paraît-il (dit ma psy)(“paraît-il” est de moi) est quelque chose de simple et vous en avez fait du compliqué.” ...Ineffables sexologues ! Inestimables praticiens ! – vos gueules. Considérez plutôt je vous prie l'extraordinaire apaisement, par le mariage, de toujours avoir quelqu'un sous la main ! juste tendre le bras dans le lit, à côté de soi ! ...pour trouver là, transpirant ou gelant sous les mêmes draps, un corps de femme qui enfin, enfin ! consente - du moins, allongés sur la même couche, dans une même superposition de membres, est-il dur de résister longtemps aux caresses, étreintes, suggestions - même les femmes ! c'est dire...
Saint Paul a dit mieux vaut pécher dans le mariage que brûler dans l'abstinence. Et il fallut si longtemps avant d'éprouver la moindre monotonie dans la couche conjugale, que je n'en ai pour ma part jamais souffert, chacun de nos actes toujours si différent du précédent, sans livres, ni manuels - j'aimerais pourtant, une fois, pénétrer dans ces boîtes exiguës de Reykjavik où l'on est paraît-il contraint de se frotter pour danser ou juste se mouvoir – ont-ils prévu des boîtes à vieux ? (Confer ces chiottes de collège en 85 où s'entassaient ces demoiselles de troisième à dix ou douze pour se branler mutuellement dans le plus pur anonymat collecti - à quel point il est merveilleux d'être fille - et dire qu'il faut crever - je sais comme vous tous que l'amour augmente la jouissance
faites pas chier).
Mais à se regarder – voyez-vous - dans les yeux pour la stimulation, outre le rire (je te tiens, tu me tiens...) survient une telle tension que l'on se sent immédiatement confronté à cette atroce impossibilité de se fondre, de part et d'autre cet imperméable épiderme, ce que seul apaiserait (dit-on) le meurtre mutuel (suicide Heinrich Kleist / Henriette Vogel 1811). Et puis l'amoureux craint que tout ne subsiste, ne s'imprime dans notre extase sur nos gueules égarées livrées aux railleries, car il faut bien sortir de la chambre fût-ce au bout de trois jours de baise.
Contemplant l'autre jour debout dans ma baignoire ce bide inexercé dont je prévoyais jadis l'épanchement, l'effondrement, je surprends aujourd'hui , comme un écoulement de mauvais plomb, ce manchon, ce fût de graisse autour de ma taille. J'envisageais abstraitement, vers mes trente ans, une insensible et harmonieuse déchéance, épousant les abdominales langueurs de quelque adipeuse odalisque ; je devais désormais en rabattre à coups de bourrelets. Aujourd'hui Sylvie pousse la porte avant de s'habiller. Nous ne regardons plus nos nudités si surprenantes jadis en l'hôtel clandestin où de certaines perspectives arrière m'avaient transporté, comme la découverte d'un sexe inconnu. Lorsque je passe à poil dans la cuisine, je redeviens risible, inoffensif, aimé : mon sexe dérisoire n'a jamais blessé. Cela fait bien longtemps aussi que je n'ai vu le sexe de Sylvie Nerval.
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D'une différente appréciable d'aperception
Il me fallut attendre les trois-quarts de ma vie pour savoir que j'avais nui à ma partenaire au moins autant qu'elle ne m'avait fait ; les premières semaines de notre vie commune à peine écoulées qu'elle suppliait ma mère - impuissante - de faire cesser mes râleries. (Apparente digression) je me souviens qu'à la pizzeria (rue Monge) c'était moi qui soumettais ma partenaire (une autre) à la destruction : émettant d'abord ses vœux de longs voyages (Inde, Chine, Japon) elle trouvait contradiction (“C'est nul !”), puis me confiant son sincère projet d'initiation à l'art photographique - “inutile” décrétais-je, et lorsqu'elle se demanda enfin s'il ne serait pas mieux pour elle de poursuivre ses études “le plus loin qu'il serait possible”, je me mis à ricaner.
Alors elle éclata : “Quoi que je dise - tu me charries ?” Rien de plus vrai. Que tout fût piétiné. Il le fallait. Quelle que fût la femme. A plus forte raison Sylvie Nerval femme quotidienne auprès de moi dans un perpétuel dénigrement. C'est récemment que se découvrit à elle, infiniment trop tard., ce mécanisme que j'imposais, ces sarcasmes, trente-cinq ans, toujours sur le sujet comment me débarrasser de cette mauvaise femme que j'ai là ? Pourquoi, d'où provenaient mes craintes, et qu'attendais-je de tous ces autres ? Aidez-moi, aidez-moi - qui n'en pouvaient mais... En son absence, en sa présence, je déversais sur elle mes satires,mes grimaces, évoquant ses travers, les avanies et humiliations de tout ordre dont elle m'eût abreuvé, n'ayant de cesse que je ne me fusse attiré par ces manèges tant de plaintes et de conseils inapplicables.
Mais d'autres auditeurs, à vrai dire les plus nombreux, tant l'espèce humaine se voit
moins pourvue de sottise qu'on le croit, me renvoyaient avec une lassitude embarrassée à mes “contradictions”, refusant mes dérobades. Je ne voyais pas, moi, où il y avait “dérobades” ou “contradictions”. Et en dépit d'innombrables expériences - j'attends toujours des autres qu'ils me dictent ma conduite ; leur réclame des solutions pour mieux les leur jeter à la gueule. Et s'aviseraient-ils de m'arracher Sylvie Nerval ma conquête, je les en empêcherais. Les autres ont tort, tort, tort.
Mes parents furent mes premiers autres – eux-mêmes disant pis que pendre des autres. Je les ai calomniés à mon tour auprès des autres. Mes parents : stade infranchissable. C'est de ce palais des glaces de haines que j'ai affublé Sylvie N., toutes les femmes - vous verrez : c'est très commode. Il faut que les autres me contemplent, me jugent. Telle est leur Fonction. Leur seule adoration, leur adulation, seules admises, afin de pouvoir en outre me parer de modestie. Objectif : les autres ne sont pas mes parents, Sylvie N. pas ma mère. Le risque : passer inaperçu. Pour l'instant : les autres s'écartent de moi, c'est sainement.
J'exige un traitement cruel, que j'obtenais jadis. Pourquoi les autres autres refusent-ils de m'obéir ? je forçais des classes entières à jouer mon jeu, par le charme mortel du ridicule. Me conspuer à l'instant précis où ils y pensent, avant même qu'ils n'y pensent – prendre l'initiative - vaincre. Dans mon métier j'y suis parvenu. Uniquement dans une salle de classe. D'où ma rancune à l'égard de tous ceux, parents, épouse, qui me refusent, les sots, la victoire. Je découvre aujourd'hui le dénominateur commun. Youpii ! Chercher encore. Si vraiment le jeu en vaut la chandelle.
C'est Sylvie N. qui court les risques ; arrivé le premier à V., je m'empresse d'informer chacun de sa prétenduse hystérie : “elle déchire mes livres par jalousie” - “je ne veux pas, déclare le proviseur, de cette fille-là dans mon établissement” - dix ans plus tard je vois que ces déchirures proviennent de l'excessive compression des livres sur les rayonnages, c'est moi qui les provoque en les tirant trop violemment. “Je ne sais pas” me dit-on “ce que vous avez tous les deux, si c'est un jeu ou quoi, mais quand vous êtes ensemble” - suspension de phrase, j'ai toujours ignoré ce que ON voulait à toute force laisser en suspens, en sous-entendu, bourré de rancune – propos à rapprocher de l'attitude de ce Zorro de salon qui refusa de me revoir, tant ma façon de traiter une femme (la mienne) l'avait positivement outré – sans qu'il fût intervenu, bien entendu.
Renvoi donc, ping-pong perpétuel de l'autre à l'autre par-dessus ma tête, ma femme en pâture aux autres et les autres à moi-même, et voilà sur quels échafaudages, nul ne trouvant grâce à
nos yeux, brinqueballent nos misérables vies... Un absent toutefois dans cette jonglerie : moi. C'est donc ainsi que j'ai perpétué dans ma vie dite conjugale toutes ces encombrures du passé, désastreuses frivolités qui m'épouvanteront bientôt, devant l'abîme des années englouties. Je n'absoudrai jamais la vie, je ne pardonnerai jamais, ni de m'en être avisé qu'infiniment trop tard...
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Impossible en effet de reconsidérer ces quarante dernières années sans que je m'y mêle,sans que je m'y heurte à Sylvie Nerval. Mes brefs voyages eux-mêmes, ou mes fuites, se sont toujours définis et déterminés en fonction d'elle et de ses disponibilités, fixant la durée du congé de cafard accordé par elle. Et jusque dans les moindres détails. En 1967, alors que tout Paris se met à bruire de manifestations en faveur d'Israël, j'attends Sylvie Nerval qu'il m'a fallu accompagner à la Piscine Molitor, n'ayant obtenu que la faveur de ne pas m'y baignermoi-même. Le vent résonne dans les arbres, pas un soufle de l'émotion universelle ne me parvient.
L'année suivante, je manifeste avec mes camarades étudiants. Pas un ne m'aurait accordé un regard si je me fusse écarté tant soit peu du Krédo Revolüzionär. Je l'ignorais alors, mais j'aurais bien aimé, tout de même, un petit os d'histoire à ronger, du moins quelque jour à venir, dans un petit recoin de mes souvenirs. Refus. C'est encore elle, Sylvie Nerval, qui me fait regagner mes pénates et le rang à heure fixe, afin de voir danser Noureïev, qui ne dansa pas ce soir-là.
Même chose en 86 contre la loi Devacquet, même chose en 2002 contre Le Pen.
Note : Mon but ici, mon devoir, est de me persuader ainsi que chacun de vous que nous n'avons ni perdu notre temps ni vécu en vain. J'offre ma vie. Jamais je n'aurai pu vivre sans les autres, réels ou fantasmés, récusés ou sollicités. Jamais je naurai pu rompre avec Sylvie Nerval. Tel doit être, je me le rappelle, le point de départ de toute ma réflexion. Je m'adresse à tous les humains qui en dépit de leurs résolutions ne sont jamais parvenus à rompre.
Sylvie Nerval ne vit ni dans le temps ni dans l'histoire ni dans l'immédiat ; mais dans une histoire interne, qui désormais irrémédiablement, définitivement, l'a envahie. Et cependant ces extraordinaires, visionnaires, irrattrapables Années Soixante-Dix ; les modes flamboyantes, les affleurements d'une libération sexuelle jamais aboutie, j'ai vécu tout cela, toutes ces aspirations d'encens, ces magnifiques échecs, toute l'histoire du monde, je l'ai vécue, du moins cotoyée, avec elle, Sylvie Nerval. Pantins mous en marge de l'Histoire, flairant les plats que d'autres .engouffraienten broyant les os, nous avons nous aussi participé à l'immense éruption. En spectateurs, certes, en petits-bourgeois indignes comme ne manquaient jamais de nous le rappeler tous ceux qui profitaient de l'Idéal des Communautés pour nous soutirer notre petit blé, mais tout de même : nous étions le nez sur l'Epoque, tout plein d'odeurs; nous avions un pied dedans, et de ça, personne n'a jamais guéri, sauf 90% decyniques, que j'emmerde. Pour Sylvie Nerval, c'était enfin l'accomplissement de son monde intérieur, seul véritable, seul digne d'émerger à la surface du mon
Si je dis délivrez-moi d'elle, ils me regardent tous et se mettent à rire. (“L'Avare”). L'Histoire, celle des autres, la nôtre, nous a ligotés l'un à l'autre, nous pouvons bien nous rejeter la faute à l'infini (revenir sur ce monde intérieur de Sylvie Nerval).
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Nous avons tous deux subi les mêmes échecs, les mêmes humiliations, les mêmes attentes devant les grilles closes. (Exemple, dès la première année que nous avons vécue ensemble : ce criminel Directeur des Beaux-Arts de Tours, l'incompétence criminelle de sa recommandation à Sylvie Nerval : “Vous allez vous ennuyer : nos élèves ne dépassent pas 17 ans.” Elle en avait 22. Ce n'est qu'en 1975, huit ans plus tard, qu'elle a été admise à Bordeaux, par dérogation. Criminel. Salopard. Sadique. Sous-merde. Toute une vie gâchée. Deux vies. .Vous auriez fait ci, vous auriez fait ça : vous n'auriez rien fait du tout. Cest moi qui écris, c'est moi qui insulte.
Jamais nous ne nous sommes séparés. “Scier nos chaînes”, comme vous dites, c'eût été retrouver , de l'autre côté, tous ces paquets de mâles vulgaires au lit, de gonzesses inquisitrices et crampons, tous et toutes dépourvus du moindre vernis cérébral, de la moindre folie. Toutes et tous exclusifs, exigeant tout sans restriction, conformistes jusqu'à la moëlle comme tout révolutionnaire qui se respecte, ayant bien su depuis virer de bord. J'aimerais, j'aimerais encore à vingt-cinq ans de distance pouvoir péter la gueule de cet Egyptien qui s'est permis, le pignouf, de faire éclater Sylvie Nerval en sanglots en plein café, au vu et au su de tout le monde, avec supplications
J'en souffre encore comme d'un affront personnel. Vous auriez fait ci, vous auriez fait ça. Vos gueules. C'est en raison de cette fidélité.que je n'ai jamais pu évoluer Baudelaire non plus n'a su évoluer, ce dont l'a blâmé M. Sartre, Professeur de philosophie au Lycée du Havre. Et ce que nous remarquons encore, Sylvie Nerval, chez les Autres, les Connards, c'est l'inimaginable,l'immonde et répugnante cruauté avec lesquels ils rompent, se déchiquètent l'un de l'autre, sans la moindre ni la plus élémentaire pitié, la moindre notion de la plus minime humanité, fût-ce du simple respect de soi-même. Au nom de l'illusoire grandeur et bouffissure du Destin Amoureux, et de sa mystique et ignoble irresponsabilité Je suis amoureux j'ai tous les droits ; je piétine, je conchie. Mort à l'aimé. Répudiation en pleine déprime, risque de suicide inclus ; virage de mec sous prétexte qu'il a trouvé son petit rythme de baise quotidienne - veinarde ! - et qu'il se croit chez lui – et autres, et maints autres.
On n'a pas le droit, pas le droit de faire du mal, pas le droit de rompre. Tant d'atrocités qui ravalent l'humain au niveau de la courtilière ou de la mante religieuse. Je ne voulais, moi, confier ma femme qu'à des successeur dûment approuvés, j'allais dire éprouvés avant elle. Voilà ce qu'est l'amour. Ne pas faire souffrir, ne jamais infliger la plus légère souffrance. Tu ne tueras point. Tu ne mourras point. Plutôt mille fois ne rompre avec rien, rien du tout, traînant avec moi tous mes petits sacs de saletés, pour assimiler, comprendre enfin, digérer, ruminer, incorporer. Revivre sans fin.
Au rebours exact de ce que vont prêchi-prêchant tous ces ravaudeurs de morale à deux balles, “savoir tourner la page”, “dépasser son passé, autrement il vous saute à la gueule”, que j'ai entendus toute ma vie. Tous ces moralistes. Tous ces étouffoirs, avec leurs formules inapplicables. J'ai conservé, absorbé, stratifié, j'immobilise, j'étouffe le temps et ma vie, momifiant, pétrifiant tout vivant, tordant le cou aux lieux commun et autres petits ragoûts de bonheur précuit.Constance, renaissance, éternité.
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Tout mon emploi du temps se règle en fonction de Sylvie. Qu'elle se lève, je suis déjà debout depuis une heure. Deux heures c'est mieux. Je me suis assis aux chiottes (je ne conserve pas tout). J'ai entr'ouvert les volets, lu, regardé deux minutes la chaîne suivante de télévision, ouvert un peu plus les volets, me suis lavé. Fait chauffer le thé, dit les quelques mots qui réveillent sans brusquerie, ouvert en grand. Auparavant, j'aurai jeté l'œil sur l'Agenda pour prendre note des corvées, projets, visites et spectacles depuis longtemps prévues - sans que cela puisse me mettre à l'abri d'exaspérantes surprises - je coule mon temps autour du sien comme un bras sur une taille ; hors de moi, en revanche, si peu qu'elle s'accorde de vivre sans tenir compte de mes propres obligations, passages à l'antenne, cocktails à venir. Je ne sais pourquoi j'ai mis si longtemps à vivre enfin heureux à ses côtés, à moins que ne me transperce un jour l'épouvantable évidence (mais je le sais déjà) que l'on met toute une vie à transformer des inconvénients en avantages, des tortures en douceurs... J'ai pensé, assurément, qu'il était honteux de paraître amoureux, afin de m'imaginer disponible à toutes les destinées, à toutes les femmes qui passent. J'ai dit à Sylvie Nerval Tu as modifié toute ma vie.
Mais qu'ai-je proposé d'autre ? Bordel, soûlographies, flippers ? Que pouvais-je vivre d'autre ? “On peut transformer sa propre vie, encore faut-il en avoir la volonté” : de telles assertions, fusssent-elles signées Alice Miller, me font hurler de rire.
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Dire à présent combien nous sommes l'un et l'autre engagés sur les voies de la mort. “A cette heure que je suis engagé” dit Montaigne “dans les avenues de la vieillesse” au commencement de ses Essais. Certains sentent venir la mort de loin. Il s'est toujours cultivé en moi un sentiment de mort. L'une de mes amies ayant appris par voie de presse l'accident mortel de son amant (le second qu'elle perdait) me consulta : le curé n'avait pu lui répondre - mais où est-il ? monsieur le curé, où est-il ?je fus trouvé le plus qualifié vu ma “grande connaissance” (dit-elle) de la mort.
Comment pouvais-je bien connaître la mort ?... Ce fut à d'autres que Juliette (elle s'appelait Juliette) confia sa déception. De mes propos convenus. L'accès à la mort ne m'est pas plus ouvert qu'à quiconque. L'absurdité de la vie assurément. Comme aux autres. Cette irrémédiable dépréciation de l'être humain pour moi, cette misanthropie par dégoût d'un être, l'homme, instantanément déclassé par la mort, voire plus bas que les reptiles qui ne savent pas qu'ils vont mourir (mais les lézards détalent sous mes pas dans l'allée de mon jardin) peut-être cela, en dernière analyse, m'appartient-il en propre, peut-être...
Il s'est produit un énorme, un double décrochement : le premier de 50 à 55 ans, une subite reculade, cette débandade de tout ce qui naguère formait la trame de mon paysage mental, une déroute de toutes préoccupations sexuelles, de tout ce qui faisait je le crains la pierre de touche de mes jugements sur autrui. Le second décrochement, plus sournois, c'est ce vieillissement, cette résignation et non pas sagesse (je dénonce cette imposture) consistant à tout considérer désormais à
travers le filtre crasseux de sa disparition prochaine. Je ne me suis jamais proposé, tout au long de ma vie, quelque projet que ce fût, j'entends concret, susceptible d'excéder une semaine. “Mon avenir”, aimais-je à répéter, “c'est la semaine prochaine” (c'est de la pose : j'ai tenu dix ans et plus pour l'agrégation, sans compter mon obstination à écrire ; mais ce sont là sans doute des projets trop lointains, à trop long terme, dont la réalisation se dilue dans l'écoulement hebdomadaire des années) (tout le monde s'en fout, au fait).
...Nous nous levons, nous couchons, nous recouchons l'après-midi. Nous fuyons comme la peste tout effort physique. Je bascule sur le bassin pour me relever de mon canapé de télévision, et je m'appuie sur les bras pour me hisser debout), nous n'envisageons plus jamais, tant nous fûmes échaudés, de pouvoir jamais vaincre, ou obtenir quoi que ce soit, autrement que par hasard, autrement dit jamais. Et surtout, surtout ! nous ne voulons plus entendre parler de volonté. Pour avoir vu tant d'obstinés se casser les dents et toute la gueule sur les aspérités de la vie ; subi tous ces connards d'humains si ravis, si transportés au comble de la joie, de faire obstacle aux moindres réalisations, de tout le poids pyramidal de leurs petites hiérarchies, nous ne croyons plus à la volonté.
Nous ne voulons plus nous secouer. “Mais enfin je ne sais pas, moi !” - justement : tu ne sais pas, et tu la fermes. Laisse-nous vieillir, laisse-nous enfoncer. Ne nous rebats plus les oreilles de tous tes fameux petits vieux pleins de vie et tout pétillants comme une cohorte de nains de jardin qui s'enculent : ils ont été toute leur vie tout pétillants. Je ne vois pas où est leur mérite. Ils se sont agité le bocal toute leur vie, et ils continuent à s'agiter le bocal. Comme des mécaniques. Comme des chiens qui s'enfilent et qui ne peuvent plus s'arrêter. Nous sommes lourds, nous sommes lents, comme engoncés dans nos rêves mouvants. Bienvenue à tous.
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...Si on parlait du chat ? Les propos de chachat à sa mémère partagent les témoins auriculaires, contraints et sarcastiques, en railleurs, et en (plus rares) admirateurs. C'est très bien d'aimer un chat. Nous avons acquis Hermine par le caprice d'une ancienne maîtresse, j'entends maîtresse de chat. “Prenez-la si vous y tenez”. Une pauvre chatte sauvage, toujours réfugiée sur ou sous les meubles, se voyant reprocher à la fois de fuir et de s'offrir. Epineuse. Nous avons emmené
chez nous, précieusement, religieusement, de banlieue à banlieue, une splendide Sacrée de Birmanie de six mois ; nous l'avons promenée sur l'épaule, lui présentant tous les endroit de l'appartement. Nous l'avons dorlotée à un point inimaginable. Je l'ai malaxée en tous sens, passionnément aimée et dépendante, comme nous le sommes. Parler d'Hermine dans l'histoire de notre amour, c'est reconnaître combien elle a fourni à point nommé le dérivatif à toutes mésententes, exigeant de sortir au moindre alourdissement de l'atmosphère, ou sujet de conversation permettant de renouer par quelques phrases sur la nourriture ou la litière à renouveler.
Elle mourut faute de soins, d'incessants vomissements pour lesquels Sylvie Nerval m'empêcha de consulter le vétérinaire, trop cher. Nous finîmes trop tard par débourser cette somme apparemment considérable ; nul jamais dit le médecin ne lui avait confié d'animal si faible. Intestins obturé Hermine ne prenait plus même d'eau. Elle n'eût résisté ni à l'anesthésie ni à l'opération. Elle est morte la nuit les yeux grand ouverts. J'ai enterré son corps raidi : douze ans de bonheur dans un sac en plastique, mes mollets battus par ce corps raidi. J'ai creusé sa petite fosse dans le jardin tandis qu'on inhumait partout, à la suite du tsunami, des milliers d'humains.
Vous ne confiez cela à personne ; qu'est-ce qu'un chat ? Et je regrette sa présence dans notre appartement, comme un petit fantôme vivant la nuit, se glissant parfois l'hiver dans le lit, entre nos pieds, comme de son vivant. Ceux qui l'ont remplacée ne l'ont pas remplacée. Je n'oublierai jamais Hermine, 1992-2004.
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“L'enfant qui rapproche” : user de la plus extrême circonspection. Anaïs Nín, dans son Journal, ne cite jamais son époux, ce qui me la rend difficilement fréquentable. Ce sont pourtant ses scrupules que je ne puis m'empêcher d'observer à l'égard de mon propre enfant ; si je meurs demain, qui me lira ? ... J'ignore si le fait d'avoir eu un enfant nous a rapprochés. Un enfant n'est pas fait pour ça. Il semble plutôt que ma propre fille ait toujours estimé que Sylvie et moi n'étions pas faits l'un pour l'autre, et qu'elle eût supporté, voire souhaité un divorce toujours possible début 80. Il est difficile de juger de la force d'inertie, lorsqu'on est à la fois juge et partie. D'où la nécessité, “une autre fois” – autant dire jamais – du cadre fictionnel.
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Amoureux de toutes celles que je vois, dans la rue, dans les transports. Au coup d'œil instinctif du mâle vers le bas-ventre si justement dénoncé succède la montée vers le regard de la femme, le miroir de l'âme dit-on, devant lequel se pose à moi la question sans fin de connaître mon sort, si celle-ci, ou telle autre, m'eût choisi... Dévoration, déploration. Adoration systématique. Cessons donc une fois nos sottises féministes d' “aliénation” et de “victimes”, “forcément victimes” - assumons l'abîme de la Femme Preuve et Garantie du monde. Femme qui définit. Me détermine. Prisonniers que nous sommes de la minute et du mètre carré, qui briserait ces cercueils de verre où nous vivons ? aucune assurément - du moins ce miroitement de la multiplication des femmes, en ces hôtels dont je rêve la nuit, où le gérant d'étage en étage me poursuit pour que je le paye. Femmes des rues et des hôtels, femmes des transports en commun,serrures n'ouvrant que sur l'impasse des générations et non sur quelque ciel ventral où l'on pourrait enfin vivre sans souffle ni besoins... Mon ami B. me dit : laquelle choisis-tu ? je répondis “Je ne choisirai pas”, j'ai dit “Je n'aurai pas le choix ni le droit du refus, une femme qui m'aime et me comprend, désirs inclus, qui me sourirait pour autre chose que mes ridicules (die Nudel, terrible court-métrage où échoue le beau ténébreux, visage barré d'une longue nouille au point que l'élue de son cœur s'enfuit hors champ pour éclater de rire) “qui verrait mon trouble autrement qu'une offense à dénoncer d'urgence” disais-je “si éminemment exceptionnelle que je l'absorberais de toutes mes lèvres” “Faudrait-il” ajoutais-je “que je choisisse en vérité ?” - comparaison : dans la merde jusqu'au cou, supposées six ou sept perches tendues vers toi de couleurs différentes - quelle serait ta couleur préférée ?
Je saisis la première à se tendre. Et merde au petit malin qui me parle de symboles phalliques. ...Mais il te faut de nos jours, camarade ! baisser les yeux. Eteindre l'étincelle, enthousiaste ou panique ; il n'est pas un exemple, pas le moindre à ma connaisssance, où j'aie tant soit peu regardé une femme inconnue sans illico récolter ce grognement, ce rictus, cette moue méprisante. Que vous me croyiez ou non. “Le mâle propose, la femelle dispose”, dit Boris Cyrulnik, quelle que soit l'espèce”). Je ne puis dire “Toi, avance ; non, pas toi, toi, tu dégages. Toi, là, oui, tu viens.” Les hommes rêvent de cela.
Les cons ! Recalés. Parfois ils violent. Parfois ils vont aux putes. Peur et misère. Combien nous sommes là aux antipodes des jurisprudences, des entretiens de citoyens-trottoirs, des
phrases qui se transmettent psittacisquement sur les Femmes et les Hommes “bénéficiaires de la Liberté” - telle est la vérit vraie : naguère la femme croisait l'homme en songeant Je te fais donc bander, pauvre type ; et à présent il s'en faut de bien peu qu'elle se mette à gueuler Qu'est-ce qu'il me veut ce connard ?
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Voici huit jours, pas davantage, à 59 ans bien sonnés, j'ai enfin compris le Code de la Séduction. Avant tout et surtout ne jamais faire apparence qu'il y ait ne fût-ce que le plus léger soupçon de désir de séduction, la moindre once de désir voire de conscience d'une quelconque différence sexuelle. La jouer purs camarades, sans la moindre, la plus microscopique éventualité de rapports sentimentaux. Juste des bidasses, des pensionnaires torse nu au petit matin devant le robinet d'eau froide du terrain de camping où l'on s'asperge en chantant. Pas même la moindre diférence sexuelle, pas même la moindre appartenance à quelque sexe que ce soit.
Ça leur plaît beaucoup, ça, aux femmes : plus de bites, plus de couilles, plus de poils, petites lèvres, grandes lèvres, tout ça, plus rien du tout, enfin débarrassés, la camaraderie, die Kameradenschaft. Hommes et femmes autant de morceaux de viande pure, sympa, qui se regardent droit dans leurs yeux de viande, sans faille ni défaillance, ni le moindre frémissement dans la paupière, le plus minuscule tressaillement de l'iris ou du fin fond de la pupille. Alors on se parle, d'une voix franche et claire, bien comme il faut, comme au camp de scouts, dans l'estime réciproque et soigneusement aseptisée.
Et c'est seulement, seulement quand la femme vous a bien torché, vous a bien châtré à fond de toute mauvaise pensée, de tout embryon de désir, quand elle s'est bien une fois assurée de l'absence totale de toute tentation d'effleurement, de tout infléchissement, de toute flexibilité des lèvres ou de la voix, de tout battement intempestif des paupières, après la mise en œuvre interne et invisible de toute une batterie de considérations indécelables, lorsqu'enfin la femme a décrété dans quelque repli obscur de sa conscience d'éternelle (et encensée) victime qu' avec celui-là au moins il ne peut rien m'arriver, qu'elle condescend, du haut de sa sublime pureté, à laisser entrapercevoir, peut-être, à l'extrême limite de l'extrême rigueur, à faire entendre à quart de mot qu' éventuellement, en fonction de vos incommensurables mérites d'incomparable eunucité, il pourrait être envisageable de considérer qu'une différence anatomique existerait peut-être après tout quelque part entre vous, et que cette indéfinissable chose-la mènerait très éventuellement à l'un de ces innombrables stades intermédiaires à peine moins angélisés que l'on pourrait qualifier d'approches du désir ; de la bête ; de l'ignoble bhhhhîîîîtttthhe. Eussè-je su cela plus tôt, infiniment plus tôt, du temps de mes florissants dix-huit ou vingt ans, j'aurais eu le plaisir de voir ces anges trois fois frottés au pur savon d'amande douce et ravagé de branlettes se rapprocher de moi pour m'effleurer, me susurrer à l'oreille j'ai envie de toi et pour finir me saisir le manche à plein poing.
Mais je suis un grand romantique. J'ai compris les femmes exactement comme Saül a vu Dieu sur le chemin de Damas, d'un coup, d'un coup de grâce : tout compris à présent que je suis trop vieux, que ça ne risque plus de me servir à quoi que ce soit, qu'il ne me reste plus la moindre bribe d'éventuabilité que cela puisse me servir en quelque occasion que ce soit, maitenant que je suis terne, moche, flasque, désabusé, définitivement rongé par une flemme magistrale, impériale, papale. Comme quoi il est bien utile d'acquérir enfin vieillesse et maturité. Quant à mon épouse proprement dite, juste essayer un peu voir de la priver de sexe pendant plus de huit jours, et fondront sur moi d'inépuisables avalanches d'aigreurs, de râleries et de pure et simple tronche ; vite, au gland, à la langue !
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Que me disent les autres, les autres hommes, mes Frères en couilles ? ...Je n'ai jamais l'impression qu'ils pouvaient ne pas me mentir, les autres, les mecs. D'ailleurs c'est un tort d'employer le pluriel. Il n'y a jamais, il n'y a jamais eu qu'un seul homme, qui me dise vraiment la vérité, la réalité, de ce qu'il vit en sa véritable expérience sexuelle. C'est un ami. Mais nos ne coucherions jamais ensembl, n'en déplaise aux psychanalystes de salon. Psychanalystes femmes, bien entendu. ,
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Il est particulièrement rebattu de s'extasier sur l'extraordinaire énigme du corps féminin pour un homme, disons pour l'homme que je suis, car que sais-je des autres bâtards de porte-couilles dont je suis censé faire partie. Le moins curieux n'est pas d'ailleurs que pour les femmes aussi, c'est leur propre corps qui demeure une énigme à elles-mêmes. Et le nôtre ? Ignoré. Nous sommes banals. Nos corps, nos genitalia, ignobles ou dérisoires, ne valent pas la peine de la moindre considération ni du moindre regard. Du moindre respect. Du moindre mystère. Comment vit-on avec un creux là ? Ce n'est pas un creux. Ces seins qui ballent ou menacent de baller. Comment ne pas sombrer dans le plus pathétique grotesque en parlant de cela, en écrivant sur cela. Comment fait-on pour marcher, courir, se sentir femme. Parvient-on à oublier son sexe, ou bien tout est-il fait, incessamment, pour vous le rappeler, vous avertir que vous êtes en danger, une proie, toujours plus ou moins exposée au viol ou du moins aux regards, aux sales érections ?
Peut-on se sentir en sécurité quelque part ? Seule dans son lit ? Même là menacée, à la merci de sa propre et menaçante physiologie ? Terre parallèle dérivant éternellement à quelques encâblures, dans ma rue, mon bus, la maison que j'occupe. M'interroger avec tous, Otto W. suicidé à Vienne, Villiers de l'Isle-Adam, Lautréamont, le Christ, élucubrateurs scientifiques ou prophètes, sur la femme peut-être bien issue d'une autre race, d'une autre physiologie, d'une autre espèce totalement, radicalement différente, d'une autre planète, méditant toute une nuit sur les hauteurs dominant les campements des hommes avant de descendre les circonvenir et les séduire, ayant inversé à leur profit le rapport entre les Anges et les filles de Seth qu'ils devaient couvrir, longtemps après la Chute - en vérité, c'est nous qui nous unissons, en inversion totale et très exactement symétrique, aux innombrables filles des anges.
Qui rigolent bien en se branlant avec des bras en bielles de locomotives. Parce que c'est raide, un avant-bras de femme qui se branle, ça je peux vous le garantir, et régulier, et mécanique, et bien frénétique sur la fin, juste avant le bon gros orgasme. Ah je t'en foutrais moi de la “dignité de la femme”...pauvres cons... Bien sûr, bien sûr, depuis Simone de Beauvoir, ce qui ne nous rajeunit pas, nous savons tous et toutes que la femme n'a nul besoin d'une telle idéalisation, ni d'un tel rabaissement à la plus pure bestialité, mais qu'elle voudrait tout simplement, loin de toutes ces légendes, qu'on lui foute la paix.
Voir plus haut. L'égalité. La camaraderie. Pas de sexe. Mais comment voulez-vous que le sexe fonctionne avec toute cette suppression de fantasmes pas propres et attentatoires à la pureté qu'on veut, suppression que les femmes, je maintiens, que les femmes veulent nous imposer ? Pour les remplacer par quoi ? Par de douces caresses impalpables qui ne mèneraient je ne sais pas moi peut-être que dans un ou deux pour cent des cas à une très très éventuelle, dangereuse et aliénante pénétration, nullement nécessaire en tout cas ni indispensable au plaisir féminin, comme elles ne cessent de nous le rappeler ? On se la coupe et on se greffe un clito, il faut le dire, franchement, bien en face, et qu'on n'en parle plus. Qu'est-ce qu'elles doivent rigoler, les lectrices, s'il en reste, qu'est-ce qu'elles doivent les trouver niaises, et dépassées, et ringardes, mes angoisses... Et les hommes donc, les vrais, qu'est-ce qu'ils doivent se foutre de ma gueule... Mon hymne à l'amour, ce long, subtil et sincère travail de réflexion, bien oubliée, délaissée, fourvoyée dans ce dépotoir, cette décharge à ciel ouvert, ce déballage, ce débagoulage par tombereaux entiers de la litanie la plus rebattue, la plus triviale et la plus vulgaire ?
Dans ce qu'ils appellent, les autres, là, en face, hommes et femmes, pour bien humilier, pour bien nier l'angoisse, ma Mmmmmisogynie. Tas de cons mes frères.
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Sylvie Nerval et moi nous attendrissons sur nous-mêmes. Nous ne pourrions plus nous regarder en face, car nous perdrions toute dignité, ne pourrions plus revenir à la vie courante, où il faut vivre. Et nous ne pourrions plus nous regarder sans haine peut-être, ou sans besoin de dissolution l'un dans l'autre, prélude au meurtre ou au double suicide. Nous ne sommes plus, n'avons jamais été armés pour ce genre d'émotions, à supposer qu'on le soit jamais. Nous fuyons l'orgasme des yeux, du cœur, des exaltations menant à la fusion corporelle, par les organes, au-delà des organes, celui d'où l'on ne revient plus (il existe pourtant paraît-il des pratiques tantriques, mais il me fut confié à quel point cela pouvait devenir gymnastique, dans la recherche d'un niveau commun) ; pleurerions-nous ? la volupté des larmes dégrade-t-elle quiconque s'y adonne ?
Nous nous détruirions. Félicitons les sexologues d'avoir remis tout cela en place.
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L'homme n'est que l'hôte de son propre corps. Il tire sur sa bite pour la détacher. Il se demande ce que c'est que ce disgracieux appendice. La femme est son propre corps. Le jugeât-elle dépourvu d'attraits, elle est ce corps, jusqu'en ses derniers pores. La toute extrémité de la courbe de fesse d'une femme est encore cette femme, en entier. Je me sens en revanche, moi homme hélas, comme un petit pois de cervelle, brimbalé au centre de mon crâne, tout au sommet de mon corps, dominant de loin, en-dessous (gauche comme les chenilles sous la tourelle d'un char d'assaut), mu pesamment, poussif et laid, inopérant, mon corps. Qui m'obéit mal. Qui se flanque partout, dans les cartons à terre, tournant sous les chambranles qu'il heurte. Qui doit pisser, chier à intervalles tyranniques. Dont je ne puis sortir. Déjà me surplombe la vague recourbée, mes pieds déjà baignés, je roulerai dans l'hébétude, corps souillé de limon qu'on repêche au sommet des aréquiers. C'est pourquoi le cul, le balancement du cul d'une femme, sa plénitude et sa sincérité, lorsque nous l'aimons, représente en réalité, en sa totalité, le monde et Dieu.
Je ne sais plus qui a écrit : “La beauté des femmes est une des preuves de l'existence deDieu.” Or notre inconduite envers elles les a rendues à notre égard hélas murées, farouchement scellées dans leur puritanisme bête, dans leur pusillanimité masturbatoire. Nous sommes accusés pêle-mêle - de bassesse, de viandardisme. Est-il en vérité indispensable de mépriser le désir de l'homme ainsi que tout désormais y invite ? Où est mon histoire d'Amour ?
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L'expérience féminine est si souvent décrite, analysée, que l'on pourrait croire la cause entendue. Et cela fait si longtemps que je n'ai plus voulu m'informer. Que je suppose, que nous supposons que la femme jouit par tout le ventre, que cela remonte sous les épaules, dans les salières sous les clavicules, dans les bras qu'elle ramollit? Jusqu'au sommet du crâne. Radotage que tout cela. Jouissance égale dissection. Une fiction. Qui édite la fiction ? Je suis hors sujet. Profondément, désespérément hors-sujet.
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Hommes si certains d'eux-mêmes. Femmes, ne débouchant que sur elles-mêmes, dans un immense creux de vanité, d'incessantes querelles, de labyrinthes de petitesses où l'homme a tort. Ou bien le vide, “juste la vie”. Nous revenons l'un vers l'autre, Sylvie Nerval et moi, irrémédiablement incapables de nous dissimuler quoi que ce fût de nos piètres aventures. Tous et toutes ayant déçu. Nous serinant tous invariablement que nous “avions” déjà “un partenaire” - la virginité serait donc obligatoire ? ...incommensurable, effrayante stéréotypade des Autres ! désespérante équivalence de tout autre à tout autre ! (ne craignez rien ; ce sont des bribes qui me reviennent) - revenant au même ! Inanité desséchante, de toute recherche... Celles qu'on n'a pas eues... Absence de désirs. Affolement rétrospectif.. Ce que j'aurais dû faire. Une paralysie. Pas seulement pour les femmes. Pour tout. Logique. Existe-t-il en moi cette capacité. Qui pour peu que je l'eusse cultivée eût mis à mes pieds, eût littéralement subjugué (toutes ces) tous ces maroufles que je courtisais – car il n'est rien qu'ils désirent plus profondément que d'être dominés. “La foule est femme”.
Paralysé. Sachant précisément vingt ans plus tard ce que j'aurais osé. Pressentant aussi que pour peu que je m'y fusse hasardé, tout eût semblé contraint, forcé, violent ; ridicule. Celle qui me fourra sa langue tout entière dans la bouche et l'en ôta je ne la désirais pas disait-elle qu'en savait-elle ? (une des plus puissantes sensations gustativesde ma vie). La véritable jouissance est passive. Perdre la tête, lancer grotesquement mes fringues en haletant aux quatre coins de la pièce - sauf les chaussettes - comme on voit dans les films - ce serait donc cela, le désir ? ces souffles, ces saccades, ces convulsions avant même que l'acte n'intervienne ?
S'humilier ? ...Celles qu'on n'a pas eues... Telle qui me fit tenir de si près ce collier trop étroit pour examiner sa médaille, était-ce pour l'embrasser doucement sans rompre le collier d'or fin ? Telle collée debout contre moi devais-je l'effleurer par-dessus son nuancier d'encres ? M'eût-elle repoussé en hurlant ? devais-je murmurer “je vous aime beaucoup madame Catherine ?” - toutes les deux s'appelaient Catherine. Nadine dans mon dos, à me frôler, pour chercher des indications imaginaires dans un dossier : je voyais de près les mailles filées de son tricot de laine, le désir ne montait pas, une vague odeur de suint, de corps humain – quel sang-froid, quelle présence d'esprit ne faut-il pas toujours, en toutes circonstances !
Véra m'accueillant sur son lit en milieu de journée, penchée de côté les yeux clos bras ballants, j'attends sans approcher, j'attendrais encore si elle ne s'était redressée, rectifiant ses cheveux Tu dormais ? “ - Non dit-elle (improbable en effet dans une position si peu propice). Tu étais malade ? Tu avais un malaise ? - Non. - Alors pourquoi ? - Comme ça. Jamais une femme ne dira J'avais envie que tu m'embrasses. Jamais. C'est à l'homme à deviner cela. Ce n'est pas marrant d'être un homme. Mesdames. Vingt années, pour me rendre compte de son intention, vingt années pour repasser le film dans ma tête.
La morale de l'histoire, c'est MORT AUX CONS. C'est tout. Ça ne va pas plus loin. MORT AUX CONS. La veille encore, sur la table où nous révisions le bac, j'avais effleuré son petit
doigt, qu'elle m'avait retiré en poussant un petit cri de vierge effarouchée. Mort aux connes aussi tant qu'à faire. Serait-ce trop demander qu'un strict minimum de cohérence. Quand ma prof de philo m'a reçu en juin, 8 mois avant sa mort, toute négligée dans sa robe de chambre inondée de parfum, accourant vers moi en criant mon nom ; qu'elle m'a fait asseoir près d'elle sur son divan, je n'ai pas davantage imaginé qu'elle pût me désirer. Vingt ans plus tard, repassant en mon esprit cette scène, aucun doute n'et plus permis.
Je pensais en toute bonne foi qu'il était impensable que les femmes, à plus forte raison les profs de philo, puissent se conformer, descendre, s'avilir au désir de l'homme et de cette chose si répugnante au bas du ventre appelée bite. Et je le pense encore. Et c'est déjà le moment de mourir, et sans savoir ? qu'est-ce que l'espoir à soixante ans et demi ? dites-moi ce que j'aurais dû faire de telle nouvelle collègue, affolée, qui me collait partout, que je n'avais qu'à enlacer ? De Mme Roux, qui fit tout un trajet en voiture, sa tête sur mon épaule 40 km durant ? Quelles que fussent les circonstances, glacé, paralysé, pétrifié !
Quelle honte pour moi de faire le mauvais geste, le moindre geste ! Qu'elle ait pu se raviser, se foutre de moi, me dire “Ce n'était que de la camaraderie, qu'est-ce que tu es allé t'imaginer ?” Quelle marche à suivre ? Arrêter la voiture et baiser sur un bas-côté ? Fixer un rendez-vous, laissant bien en vue sur mon visage l'anxiété qu'on me refusât ? La moindre remise dans le temps n'eût-elle pas entraîné, immanquablement, un cruel ravisement de la femme, une reprise de conscience et de dignité ? ...Quel désir de moi ? On en reviendrait ! On me referait vite fait le coup de l'amitié !
Vite, se ruer sur ces lèvres offertes, sur ce cul tendu, avant que tout cela ne change d'avis, vite, au risque de faire mal, au risque du ridicule, au risque d'entendre “Pas ici, pas maintenant, pas comme ça” ! Et pas un mode d'emploi à portée de main, pas un fascicule de procédure à feuilleter vite fait, un doigt tournant les pages ! Le désir féminin cesse d'un coup, à la moindre intonation malhabile, au moindre geste raté ou ridicule. Confirmez-moi, je vous en supplie, que les femmes désirent lentement, longuement, qu'elles laissent à l'homme le temps de ne pas se précipter comme un dément à l'assaut d'une fortif ?
C'est vrai ? Vous ne changez pas d'avis d'une seconde à l'autre ? ...cela se produit paraît-il lorsque l'homme à peine introduit dans l'appartement demande où sont les toilettes... Ne tremblez pas comme cela, me disait Marguerite lorsque je la serrais sous l'arche du pont, à Mussidan. Elle me vouvoyait : j'avais 18 ans, elle n'en avait que quinze ; je ne l'aurais jamais touchée au-dessous de la ceinture. Plus tard Suzanne et Marie-Do, pissant sous la douche – comme j'aurais monté le long de cette jambe passant nue par-dessus moi. Me rendant compte enfin pourune fois – suis-je sot ! – de l'immense possibilité qui m'était offerte : “je dois rester, leur ai-je dit, huit jours sans rapports, vu la chtouille que je me suis prise” - qui se souciait de cela - elles s'en sont enchaîné bien d'autres, de chtouilles, c'étaient des filles sans moralité.
Comme on dit. Sans compter tant d'autres qui s'imaginaient me draguer, à l'aide sans doute de ces fameux signes imperceptibles, de ce code indécis, ambigus, toujours déniables ! j'avais une multitude d'élèves. Je les aimais toutes. L'une d'elle blonde et myope – nous rangions après le cours chacun notre sac de part et d'autre du bureau - me dit soudain : “Si je tombais enceinte, vous seriez bien emmerdé.” J'ai répondu qu'il fallait se faire confiance mutuellement,qu'autrement, la vie serait invivable.” Ma psy m'a dit (j'avais des élèves, j'avais une psy) “c'était une avance.” Croyez-vous, Madame la psy ?
N'y aurait-il pas plutôt que les femmes pour interpréter, déchiffrer, décrypter, ces signaux unilatéraux qu'elles adressent – disent-elles ! - aux hommes ? Savez-vous que les pédophiles, là-bas en prison, se voient imposer des cours de reconnaissance sexuelle? Leur enseignant l'art indubitable de déceler le désir d'une femme ? afin d'éviter toute récidive ? N'est-ce pas le comble du scandale, qu'ils aient, ces gens-là, les pédophiles, ce privilège inouï de se voir révéler tous les arcanes ? “évidents” je suppose ? Au point qu'il soit jugé sans nécessité, voire ultraridicule, d'en conférer la connaissance à tous ? A moi ?
Hors sujet vous dis-je, hors sujet. Je devais parler de cet amour, le mien, en particulier, voici bien longtemps que mon sang-froid m'a quitté - mes élèves n'étaient que des filles, rien que des filles ; fascinantes par la prodigieuse quantité de branlettes cachées sous tant de visages angéliques (les petits mecs m'indifféraient, me répugnaient ; l'onanisme des filles est l'apprentissage de leur corps, en toute connaissance ; les garçons n'expriment que l'impossibilité absolue de faire autrement ; exaltation chez elles, basses frustrations chez eux, chez moi ; la seule façon d'être mâle est la brutalité ; je refuse.) .
J'étais amoureux de toutes. Je les imaginais jambes ouvertes, doigt vigoureux. Les manuels d'éductaion sexuelle “à l'usage des filles” mentionnent que “certaines” découvrent “le plaisir solitaire” - toutes, oui ! Une grande rouquine, rassemblant autour d'elle ses amies, leur mimait du doigt la branlette, comme un grand secret ; elle s'entendit répliquer, par une grande liane au cou interminable “mais nous faisons toutes ça !” Amoureux d'au moins une fille par classe, une toutes les trois ou quatre semaines - Socrate aimant les garçons : le vieux con ! inimaginable faute de goût ! aimer d'amour ce sexe naviguant du hideux au dérisoire ! ...au grotesque ! cette colonne brutale, ces couilles sans grâce ! ce sperme salissant, diluateur de merde en diarrhée, gerçant le dessus des mains quand il sèche !
J'ai appris à mes filles ce qu'était l'érotisme pédagogique. Elles m'écoutaient, goûtant tout de l'intérieur, tandis qu'un ami de seize ans, me disait, des lueurs dans les yeux : “On le sait que vous nous aimez !” - un garçon pourtant. Imaginiez-vous seulement, jeunes filles, que pour chacune d'entre vous j'imaginais une vie totale d'amour ? Un cycle d'amour. Théophile Gautier renouvelait tous les cinq ses amours, jetant toute une existence dans un seul lustre. Je l'admirais. Pourtant je vilipende encore, je vitupère les pignoufs des deux sexes divorçant si impudemment dès leurs trois premières années de mariage, se privant des inestimables étapes des dix, vingt, trente ans, de tant d'innombrables aspects différents d'un seul être, que la lente et sacrée maturation du temps leur eût révélés, préférant, les sots ! reprendre sans cesse les vagissements stériles des rudiments d'amour, tels ceux qui empilent, entassant les langues étrangères sans jamais en maîtriser aucune.
Les féconds marécages de la maturité, de la vieillesse avec un seul et même être, ne sont jamais sondés. La mort ensemble ne sera jamais affrontée.
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Chacun de nous, Sylvie Nerval et moi, s'est donc estimé rejeté par l'autre sexe. L'homme pour Sylvie est le père qui traverse sa chambre de nuit pour remonter de son cabinet de consultation, et lui palpe le ventre en arguant de sa qualité de médecin. J'éprouve à l'instant la nostalgie de cet appartement si clair et si bruyant où nous avons vécu si longtemps, si jeunes que c'en est effrayant. J'ai conservé cette femme, tant il me semblait de la plus haute improbabilié, voire grotesque et cruelle imagination, qu'une autre personne de sexe féminin pût éprouver la moindre velléité de s'intéresser à moi.
C'était Sylvie Nerval ou les affres mornes de la prostitution, de la pédérastie inacceptée, de la tentative minable de viol. J'ai toujours en tête l'obsédant destin de mon cousin et parrain, Hugues dit Tom : touchant double pension, claquant son fric dans la boisson, la clope, arrosant tous les pochards et clochards de Cusset, pour finir entre des pyramides de mégots, d'un cancer de l'œsophage, tandis que ses amis cuvaient leur vin le jour des obsèques, nul ne s'y présenta. J'aurais fini là, j'ai échappé à ça. Je ne pense pas que j'aurais vécu autre chose. Rien de ce qui m'est advenu n'est à regretter, n'aurait pu se produire autrement. Je suis resté fidèle à la confiscation de mon destin.
C'est pourquoi je repousse comme la pire des impostures, comme la peste, ces exortations, ces injonctions des bien-portants à la “découverte de soi”, à la “fidélité à soi-même”. Je sais ce que c'était. La camisole et la bouteille. Merci bien. Ce n'est en général que lorsqu'ils ont perdu leur femme que les hommes s'aperçoivent qu'ils l'ont aimée ; j'espère en avoir pris conscience longtemps auparavant. Dans cette tromperie je veux vivre et mourir.
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C'est ainsi que nous naviguons indissolublement liés, comme deux navires de conserve. Nous savons quand nous mourrons. à dix ans près. Sylvie fume et ne maigrit pas. On ne déménage pas après le décès d'un proche, on ne devient pas fou. La maison devient hantée, le corps de l'autre occupe chaque point de l'espace, on croit ne pas le supporter, puis tout s'estompe, à ce qu'on dit. L'enfant revient, dans le meilleur des cas vous soigne, et vous demeurez là entre vos souvenirs de larmes et vos fauteuils dont l'un restera vide. Je tends parfois l'oreille la nuit à la recherche des rumeurs pouvant me rappeler ces frôlements nocturnes de mon chat mort.
Cela fera au survivant le même effet. Les chats nous voient comme autant de grands chats supérieurs. Puissions-nous disparaître comme eux.
BERNARD COLLIGNON
L'HISTOIRE D'AMOUR
BERNARD COLLIGNON L'HISTOIRE D'AMOUR 2
Qu'est-ce que l'amour, et qu'est-ce qu'une histoire ?
Elle demande un jour pourquoi je n'ai jamais su écrire une belle histoire d'amour ; mes seules allusions : sarcasmes, burlesque ou péché – à vrai dire, l'amour hors sujet. Déjà tout enfant je ne puis entendre une chanson d'amour sans la trouver ridicule, déplacée. N'estimant rien de plus niais que les amoureux, “qui s'bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics” - cette chanson-là, je l'adore. Je la chante volontiers sans bien comprendre. Aux représentations de Sylvie Nerval j'objecte qu'il m'est impossible d'écrire une telle histoire d'amour. C'est ma nature.
Dans les tableaux qu'elle peint, le spectateur lambda regrette les sujets plaisants, les fleurs, les chats et les enfants ; il voit des nus chlorotiques, hagards et (circonstance aggravante) masculins, errant de nuit parmi les ruines. Sylvie revient à la charge : lire sous ma plume une belle histoire, même rebattue, difficile pour cela même, et qui ne soit pas, précise-t-elle, entre hommes – je ne mentionne pourtant nulle part, que je sache, de passage à l'acte.
J'ai soixante ans cette année ; ma mère jadis faisait observer que fêtant son 20è ou 40è anniversaire on entrait dans sa 21è ou 41è année - mort dans sa 60è année disaient les vieux tombeaux qui ne la dépassaient guère. Pratiquer moins désormais l'acte d'amour me donne-t-il le droit d'en parler ? ... sans vouloir toutefois rivaliser avec Roland Barthes (Fragments d'un discours amoureux) ou Stendhal (De l'Amour), ou bien Denis de Rougemont (L'Amour et l'Occident) - ce dernier surclassant définitivement tout exégète par son assimilation de la mort à l'orgasme suprême, qui est jouissance de la fusion ; le monde lui voue une admiration, une reconnaissance universelles.
De la tiédeur
Curieusement les sentiments que nous nous portons l'un à l'autre Sylvie Nerval et moi en cette année 66 (de Gaulle regnante) ne se manifestent que par nos défiances, tant nous sommes inadéquats à la vie commune, le mariage, que nous venons de perpétrer ; Sylvie réclame de rester seule une heure avant que je la rejoigne au lit, pour jouir à l'aise ; la violence de ma réaction la dissuade ; mais comme elle n'a jamais connu d'autre homme avant moi, elle obtient que je la confie deux défonceurs asiatiques, tandis que je me fais plumer (sans passage au plumard) par deux entraîneuses suédoises. Sylvie Nerval est ensuite revenue me rapporter, au petit matin, comment cela s'était passé : mal. Puis nous achevons notre séjour nuptial au-dessus de l'église russe de Nice ;
hantons le Centre Hightower de Cannes, fréquentons Michel, danseur à l'Opéra, mort en 93 sans nous faire avertir. Michel accepte de se faire tirer le portrait, sur un balcon dominant la mer. Il dit “Vous ne ressemblez pas aux amoureux ; jamais un baiser dans le cou, jamais un mot gentil, toujours des piques.” Je ne me rappelle plus comment nous vivions cela. Crevant de malsaine honte mais épris sans doute - quarante années passées en compagnie par pure névrose ? simplicité – naïveté! - de la psychanalyse ! Force nous est d'appeler cela “amour”, car nos parents sont morts, bien morts ; je revois cet angle sombre du Jardin Public, ce banc sous l'arbre d'où l'intense circulation du Cours de Verdun tout proche dissuade les flâneurs.
Paradigme des scènes de ménage. De ce qui revient à elle, à moi. Je suis un homme, c'est marqué sur ma fiche d'Etat-civil ; donc c'est à moi de raison garder, de former ma femme, et de ne pas donner dans les chiffons rouges - or il n'en est aucun où je ne me
point rué ; même devant témoins. Mais pourquoi vouloir aussi, et de façon obstinée, me traîner à l'encontre de ma volonté explicitement exprimée. Le féminisme, sans doute : l'homme doit céder. Deuxième cause de scène : se voir soudain repris, tout à trac, brutalement, comme lait sur le feu, pour un mot décrété de travers, une plaisanterie prétendue de trop d'un coup, telle attitude parfaitement involontaire - ne pas lui avoir laissé placer un mot de toute une soirée par exemple ; avoir désobligé négligemment telle ou telle connaissance dont je me contrefous – bref c'est toute une typologie de la scène de ménage qui serait à établir. Est-il vraiment indispensable de préciser que tout s'achève immanquablement par ma défaite. Je cède aux criailleries : c'est ma foi bien vrai que je suis un homme. Pas tapette, non, ni lopette, mais lavette (“homme mou, veule, sans énergie”). Ce n'est que ces jours-ci que je me suis avisé de la jouissance que j'éprouvais à céder : volupté de l'apaisement ; d'avoir fait le bonheur de l'autre, de m'être sacrifié fût-ce au prix de mes propres moelles et de ma dignité.
En dépit de notre constant état de gêne matérielle, je savais cependant que là, juste au-dessus de ma belle-mère, se vivaient nos plus belles années, d'amour, de rêve et d'inefficacité – connaissance confuse toutefois, plombée par d'obsédantes interrogations : savoir si je n'étais-je pas plutôt en train de tout gâcher. Ce n'est que trente ans plus tard que je puis parler d'un certain accomplissement ; prétendre (à juste titre ? je ne le saurai jamais) n'avoir jamais été autant maître du monde, aussi bien qu'au faîte exact de la plus totale impuissance... Mes déplorations, mes doutes et mes angoisses, ne peuvent pas, ne pourront jamais se flanquer à la poubelle, comme ça, hop, par la grâce et le hasard divins d'une tardive et tarabiscotée prise de conscience.
Il est étrange qu'on puisse ainsi s'accomplir tout en se prenant pour une merde onze années durant. Je me souviens très bien, moi, qu'il n'y avait-il strictement aucun moyen d'obtenir la moindre concession de la part de Sylvie Nerval, qui décidait de tout, de rigoureusement tout. Facile de se moquer à celui qui n'est pas dans la merde jusqu'au cou. L'autorité sur sa femme était pour moi le comble de la déchéance machiste, le dernier degré de ce que l'on peut imaginer de plus méprisable. Je fonctionnais, nous fonctionnions ainsi. J'ai bousillé mon couple et mon propre respect au nom d'une idéologie qui a mené à cette ignoble guerre des sexes à présent déchaînée, où la moindre érection non désirée sera bientôt passible des tribunaux.
Pour ne parler que du point de vue financier, je me souviens parfaitement du départ de cette étroite dépendance ; il s'agissait (et j'en fus désolé, pressentant que la toute première défection préfigurant toutes les d'autres) (j'escomptais donc une totale absence de scènes pour notre vie conjugale) – d'une statuette de cornaline rouge représentant Çiva sur un pied, inscrit dans la circonférence des mondes : quatre-vingts huit francs, une somme en 1966. Je dus capituler : “Mon père nous dépannera”. Imparable. Je m'étais pourtant bien marié, que je susse, pour affirmer notre indépendance ; non pour passer d'une famille à l'autre.
Encore eût-il fallu que mon épouse, pour cette indépendance, se mît au travail, j'entends le vrai travail, celui qui fait chier, mais qui permet de manger. Quarante ans plus tard, nous payons encore cette pétition de principe d'un autre âge (“une femme ne doit point travailler”)(“[elle]affirme qu'elle n'est pas du tout féministe, elle dit qu'elle veut des enfants, un mari qui puisse lui permettre de ne pas travailler”) (Filles de mai, Le Bord de l'Eau 2004) - voilà qui à la lettre me répugne. De ma femme et de moi j'étais bien en effet le plus féministe.
Mon médecin de beau-père, lui, avait interdit à sa femme de chercher du travail : “De quoi aurais-je l'air ?” D'un pauvre, Docteur, d'un pauvre... Ma retraite à présent suffit tout juste à vivre dans la gêne - “comment”, s'emporte-t-on; “avec tout ce que vous gagnez ?” - l'argent est un sujet tabou en France, non pas tant en raison de l'envie qu'on se porte les uns aux autres en ce charmant pays, mais de cette propension des Français a toujours se croire autorisé aux commentaires, les plus méprisants possible. mortifiants ; que dis-je, il se fera un devoir de vous expliquer ce que vous devriez faire.
Les Français sont imbattables en effet pour gérer le budget des autres. Surtout quand l'autre est un fonctionnaire. Je ne suis pas un démerdard, moi. J'ai-eu-ma-paye-à-la-fin-du-mois. Je n'ai jamais su comment gagner le moindre centime de plus que ma paye. Partant j'eusse eu bien besoin d'une épouse qui travaillât, parfaitement. “L'amour s'éteint” dit à peu près Balzac “dans le livre de compte du ménage.” Il dit aussi “La vie des gens sans moyens n'est qu'un long refus dans un long délire”. Nous ne pouvons donc envisager d'acheter ni la moitié de cette statuette, ni même le modèle au-dessous. “Mon père payera”.
Nous ne pouvons pas davantage habiter “à demi” hors de la maison héréditaire : “Et le loyer ?”. Imparable, bis. Ma femme ne peut tout de même s'abaisser à travailler pour payer un loyer, alors que le gîte nous est offert. Quel bourreau je serais. La femme est victime, alors même qu'elle vous victimise, justement par la raison même qu'elle vous victimise : souvenons-nous, toutes proportions gardées, de ces braves SS traumatisés par l'éprouvant métier d'expédier une balle dans la nuque des juifs. A la limite de la dépression nerveuse. Le pire en effet, quand je me fais anéantir, c'est que je proteste.
Au lieu de sourire. Et c'est parce que je râle comme un putois que je suis agressif. Bien sûr il y a eu des rémissions, du bonheur : jeunesse, amour, exaltation. Illusion que les choses finiraient bien par s'arranger” . Il ne s'agit pas ici de “se plaindre”, comme disent les je-sais-tout, les psychologues de salon, ceux qui viennent insolemment vous corner sous le nez leurs avis et commentaires sans que vous leur ayez surtout rien demandé (et j'en connais ! mon Dieu ce que j'en connais !) - mais d'expliquer – pas même : d'exposer. De raconter. De faire mon petit numéro. Mon petit intéressant. C'est tout.
X
Evelyne, à dix ans, fut mon premier amour. Blonde et pâle. Comme nous discutions à petit bruit sur le perron, à trois ou quatre, elle s'est tournée vers moi pour me tendre un coquillage de la taille d'un ongle : “Tiens, je ne t'ai encore jamais rien donné. Je répondis que si ; qu'elle m'avait déjà beaucoup donné. Ce fut la seule fois que j'eus de l'à propos avec une fille. Nous nous sommes promenés main dans la main derrière l'immeuble. Je me souviens – cela n'est-il pas étrange – d'avoir convenu avec elle, en cas de mariage, que je commanderais les jours pairs, et elle les jours impairs. “Tu auras l'avantage, grâce aux mois de 31 jours.” Cela nous faisait rire.
Cela se passait chez mon oncle, qui m'hébergeait pour les vacances. Il écrivit sur-le-champ à mes parents que “c'[était] une honte”, qu' “à dix ans [leur] fils a[vait] déjà une poule” . Il m'inventait des exercices d'algèbre – voilà bien pour aimer les maths ! - afin de m'empêcher de rejoindre Evelyne, et je répétais à mi-voix en pissant dans la cuvette de H.L.M. (un luxe à l'époque) : “Je t'aime, et rien ne pourra nous séparer”, juste pour m'en souvenir plus tard. Retors, non ?
Et je m'en souviens encore. Tonton m'a dit : “Elle est cloche, ton Evelyne ; attends que Marion revienne de colonie, tu verras !” Une petite brune en effet, piquante, jamais à court de répartie, qui se savait déjà admirée, et qui commençait à se foutre de ma gueule ; je suis retourné auprès de ma blonde. Je n'ai plus revu personne, vous pensez. Curieux tout de même. Qui va commander dans le ménage. Que ç'ait été là ma première préoccupation. Ce qui fait surtout enrager, d'après Roland Barthes, c'est quand l'être aimé prétend devoir obéir à d'autres, alors qu'il ne vous obéit pas à vous, qu'il ne tient pas compte de votre souffrance à vous, qui valez donc moins que l'autre.
J'ai vérifié à maintes reprises en effet que la façon la plus efficace, la plus cloue-le-bec, de se soumettre un partenaire récalcitrant est de se prétendre soi-même ligoté, garrotté, par un engagement, de préférence professionnel, une promesse antérieure, auprès d'une autre personne, qu'il importe bien plus de ne pas vexer que vous - est-ce ainsi vraiment que l'on aime ? auprès d'une belle-mère par exemple, bien efficace ; je la hais à mort ; puis lorsqu'elle est morte, la pauvre - rien n'est arrangé. Dix ans de perdus. Et toujours la faute des autres. La personne aimée se réclamera toujours de sa propre soumission, de “l'impossibilité de faire autrement”, pour vous soumettre à ce que vous détestez le plus. Je connais un couple de cons, dont l'épouse a su convaincre le mari de fréquenter sa sœur (à elle) (il faut suivre).
Depuis plus de quarante ans (c'est irrémédiable désormais) le Mari Con (en espagnol : maricón ) se trouve contraint de fréquenter la belle-sœur, chef-d'œuvre de ternitude dépourvue de toute conversation dépassant les liens de famille, et le beauf, boursouflé de machisme, de racisme et d'homophobie - antichômeurs, antifonctionnaires, rien ne manque à la panoplie. ...Quarante ans à se cogner ces spécimens d'humanité de remplissage et leur tribu, à tâcher de ne pas entendre les conversations de réveillon (quarante réveillons !) sur la flemme respective des Viets et des Bédouins - je n'invente rien.
Déménager ? Rompre ? avec des gens si sots que le refus de l'un entraînerait nécessairement l'éloignement offusqué de l'autre ? et que ferait-il, ce fameux mari, d'une épouse dépressive, qui l'agoniserait de reproches muets à longueur de semaines, jusqu'à sombrer dans une de ces dépressions que l'on se fait à soi-même, et qui trouve toujours une brochette d'éminents psychiatres pour la confirmer ? Autant gagner quelques années de soins intensifs, et accepter, de guerre lasse, que dis-je, avant même la déclaration d'une de ces guerre où le plus malade est immanquablement vainqueur du couple, d'habiter désormais à 1500 mètres de distance du couple honni – qui n'est pas si mal, voyons ! voyons ! à la longue ! C'était bien la peine d'en faire toute une histoire ! - les invitations se sont raréfiées, le mari y a mis le holà.
Mais le drame, voyez-vous, c'est que notre héros a fini par se sentir à l'aise en compagnie de son ennemi, en vertu du proverbe “à force de se faire enculer, on y prend goût”, mais pis encore, par des affinités secrètes. C'est pourquoi, ayant toujours devant les yeux cet exemple édifiant, notre homme a toujours à cœur, bec et ongle, de ne jamais reprocher à quiconque sa faiblesse de caractère ; on est mou, comme noir, juif, asiatique. Si ma femme est attaquée la nuit, que je me sente tout soudain (à supposer) tout paralysé, sans aucune possibilité physique de casser la gueule à l'agresseur - quel tribunal, je vous le demande, osera me condamner pour non-assistance à personne en danger ? (réponse hélas : tous.) Je souhaite par conséquent ne jamais être dans une situation où je devrais faire preuve de sang-froid, de virilité, voire de simple esprit de décision. J'éprouve toujours la plus véhémente rancœur à l'égard de ces juges qui du haut de leur bite en barre condamnent timorés et trouillards - et qu'auraient donc fait, ces lâches ? “Il faut prendre sur soi”. Connards - commencez donc par cesser de fumer.Ce que j'ai fait. Et de boire. Never explain, never complain. Ne pas se plaindre, ne pas se justifier - belle devise ! Mais si moi, moi j'ai toujours fait l'un et l'autre, avec passion. avec conviction ? Je suis un con, c'est cela ? Sans rémission ? Les autres, les maudits autres, qui me disaient : “Tu mets l'accessoire avant l'essentiel.” “Il ne faut pas tenir compte des autres” pontifient les sages autoproclamés, individualistes comme tous les fameux Tout-le-Monde et gros pleins de couilles, ceux qui vont répétant tout ce qui traîne dans les livres de morale – soit ! soit ! mais s'il se trouve qu'ils vous cherchent, les autres ? ...qu'ils viennent d'eux-mêmes vous glapir dans le nez – sans que vous leur ayez demandé quoi que ce soit - que non, vraiment, vous ne faites pas ce qu'il faut pour leur plaire, et ceci, et cela, et que vous êtes un véritable scandale public ? tous ces petits Zorro de quartier, ces Salomon de chef-lieu de canton ! ...faudra-t-il vraiment les envoyer chier sans relâche, vivre en permanence dans la polémique et l'engueulade ?
Les Autres. Les encensés Autres. Les sacrosaints Autres. “Comment se faire des amis” : rendez-vous compte, il y a même des ouvrages pour cela ! Dire que le rapport au conjoint représente une application particulière du rapport avec l'autre ! Hélas ! Céder pour être aimé ! ...Qu'est-il d'ailleurs besoin d'être aimé. Incommensurable faiblesse, ignoble défaite, révoltante prédestination - en être réduit à réclamer des amis, des amours, comme un chien qui lèche sa gamelle vide, qui pourlèche la main qui le bat ? J'ai cédé sur tout. J'ai fréquenté des blaireaux, et j'y ai pris goût (quarante ans de batailles tout de même) ; crêché d'avril 68 à juillet 78 au-dessus de chez ma belle-mère précisément parce que je n'offrais pas, pour Sylvie, ou de quelque nom qu'il vous plaira de la nommer, les garanties suffisantes de l'amour. Je prenais donc les autres à témoin. J'ai toujours pris les autres à témoin. C'est pour cela qu'ils venaient toujours me baver leur avis en pleine gueule.
Seulement voilà : tes malheurs conjugaux... tout le monde s'en fout. Tout juste si tu rencontres, une fois tous les dix ans, une femelle compatissante qui t'arracherait, ô combien volontiers ! à cet enfer de servitude conjugale - à condition que tu passes, bien entendu, sous sa domination à elle. La chose est évidente, elle va de soi ! tout est de la faute d'Eve. Je soupçonne même les premiers rédacteurs de la Genèse de n'avoir inventé la femme que pour enfin rejeter sur elle toutes ces funestes responsabilités qui nous tuent depuis le fond des âges. Et les Autres de répéter : “Tu confonds l'accessoire avec l'essentiel” - c'était déjà beaucoup, qu'ils me fournissent cette indication ; puisqu'ils s'en foutaient - fallait-il mon Dieu que je les bassinasse...
Sylvie Nerval m'a dit récemment : “Tu me reproches d'avoir façonné ta vie – mais c'est que tu ne m'as jamais rien proposé d'autre.” Rien de plus exact. Ce qu'a prédit Jean-Flin s'est révélé faux : je ne suis pas devenu pédé ; mais par une absolue dépréciation de ma personne, sans imaginer un seul instant qu'une imagination de moi pût avoir la moindre valeur ou légitimité, je me suis mis, de mon propre chef, sous la coupe, sous le joug bien-aimé d'une femme, la mienne. Assurément, ce que je proposais, dans un premier temps, n'était rien : déménager sans trêve, voyager, changer de femme, traîner les putes après la sodomie, et boire.
Vous voyez bien que j'en avais un, de programme. C'est mon cousin qui l'a rempli : gaspillage de ses deux pensions à pinter, fumer, régaler des clodos finalement trop soûls pour assister à son enterrement à 57 ans : cancer de l'œsophage. Mon grief essentiel ? l'immobilisme. Un immobilisme féroce. A ne jamais avoir coupé le cordon ombilical. Se retrouver dans la même ville, dans les mêmes rues qu'à dix-neuf ans. A se demander vraiment à quoi ça sert d'avoir vécu. Puis qu'on est toujours là. Puisqu'on en est toujours là. Ma mère donnait toujours le signal du départ : “Je ne veux pas rester dans une maison où je mourrai”.
Sylvie Nerval a toujours eu beau jeu de prétexter que je voulais imiter ma mère, ce qui prouvait mon manque de maturité. Je lui rétorquais “Tu nous forces à demeurer juste au-dessus de ta mère à toi.” Une fois par jour ; en dix ans, 3560 fois. Ping, pong. Ping, pong. Renvoi d'arguments, d'ascenseurs. Efficacité néant. Douze ans de banlieue, même barre, même appartement. Dix à Mérignac, banlieue, cette fois bordelaise. En attendant plus. Rien n'y a fait de représenter l'horrible, la funèbre, la gluante et engloutissante chose que ce sera de se sentir vieillir et décrépir dans ces mêmes espaces étroits où déjà nous nous heurtons : rien ne nous décollera plus.
Il faut vivre comme tu penses, mon fils, ou tu finiras par penser comme tu vis. Rien qui se vérifie plus épouvantablement que cet aphorisme rebattu (Rudyard Kipling ? Francis Jammes?). Je me suis trois fois trahi. Ces bassesses où je me suis vautré constituaient d'ailleurs, jadis ! - les aliments indispensables de mon énergie à tromper ma femme. “Après tout ce qu'elle m'a fait ?” pensais-je, et j'enfonçais ma queue. ...Si j'avais tout accepté tout de suite ? Si je n'avais pas lutté ? (puisque c'était pour rien...) (je m'évadais par l'excellence de mon œuvre, sans rire !) - si j'avais cédé sur tout - n'en aurais-je pas tiré malgré tout quelque bénéfice ? Tout m'eût-il été accordé, et plus encore ? ...en compensation à ma soumission, à mon amour extrême ?
J'en doute - à voir ce qui se passe lorsqu'on renonce – partout - toujours... mais ... alors... c'est que j'ai bien agi. Protestant, ergotant, souffrant sans cesse. Fût-ce puérilement. Sinon je n'eusse été que l'ombre de la reine ! ce sont plutôt les femmes, paraît-il, qui souffrent de cela... Il m'a fallu bagarrer ferme afin d'arracher quelques bribes de libertés, au pluriel. Jour après jour, minute après minute de mon emploi du temps... Domicile imposé... Profession toujours considérée avec la plus totale indifférence... Eventualité d'un emploi pour elle repoussée avec la plus extrême indignation, d'année en année - toujours un obstacle, toujours une incompatibilité, toujours une impossibilité sur-le-champ exploitée – c'est trop dur ! disait-elle – ben et nous, alors ? protestèrent un jour mes collègues féminines.
...Celui qui travaille, c'est l'homme. Difficile pour moi, aujourd'hui encore, de prendre mes distances envers cette question, si simple à résoudre pour autrui, qui me hantera jusqu'au bout. Mes griefs sont intacts. A ce moment même où j'écris mon Histoire d'amour. Combien de fois, excédé par mes geignardises, les autres tous en chœur ne m'ont-ils pas crié de rompre ! ...Moi j'ai cédé. A quoi bon traîner après soi une femme récalcitrante, à quoi cela sert-il d'être unis, si c'est pour vivre dans un perpétuel climat de revendications, de récriminations, d'hostilité, pour la simple raison qu'il convient de se conformer à “ce que doit être un couple”, chapitre tant, paragraphe tant... Mon histoire d'amour est la seule à traiter. Peut-être que j'ai honte d'avoir été heureux de cette façon. Ou malheureux. Pourriez-vous répéter la question. Rien obtenu. Adapté. La faculté d'adaptation est-elle une liberté ? ...”le comble de la liberté” - pardon : de l'intelligence, d'après les zoologues... Il m'est donc tout à fait loisible d'imaginer que c'est en raison de mon exceptionnelle intelligence que je me suis le mieux adapté en milieu défavorable... Si ça peut me faire plaisir... J'ignore si nous nous aimons. Si nous aurions été à la hauteur de nos vies rêvées.
Sylvie Nerval m'a fasciné. Ma mythologie portait qu'il fallait se prosterner devant la Femme ; ce n'est pas, semble-t-il, ce qu'elles attendent. Je pensais, moi, qu'il fallait conquérir une femme. Comme une forteresse. C'était dans les livres. Ça devait marcher. Au lieu de me faire valoir, de frimer, je les suppliais. Ce qu'il ne faut jamais faire (« supplie-t-on des montagnes ? »). Finalement on ne sait rien du tout, de ce qu'il faut faire.
Je tombe amoureux sans bouger, sans procédé, sur simple photo. L'une d'elle représente deux jumelles l'une près de l'autre les yeux baissés, ineffable communion récusant d'emblée toute connotation sexuelle. Sans nul besoin de se toucher pour jouir ensemble, d'être. La deuxième photographie renvoie au masculin : cinq jeunes gens très élégamment mis, mannequins professionnels dont l'homosexualité se déduit aisément ; mouvements suspendus, comme d'une conjuration, regards francs, trop clairs ou par-dessous. Offre et dérobade, attirance et réserve.
Les tiendrais-tu, les battrais-tu, qu'ils ne révèleraient pas leur secret, dont ils sont inconscients. Ou dépourvus. Le troisième cliché montre un Noir vêtu d'un complet gris classique, d'un chic où je ne saurais prétendre ; sa braguette entrouverte laisse passer un sexe au repos d'un satiné prolongeant, incarnant charnellement la douceur du tissu dont il est issu, organiquement désirable - à condition expresse que ces trois photos désignées ne se meuvent pas, ne parlent pas. Que tout demeure figé dans la bouche de l'œil , en éternité qui ne fond pas.
C'est de photos, de représentations, que je tombe amoureux, petitement, imperceptiblement, par suspension de l'œil et du souffle, à portée de mes mains et hors de ma vie (grain chaud, glacé, de la pellicule). Mais rares sont les plus belles filles du monde qui sitôt qu'elles ouvrent la bouche ne profèrent immédiatement quelque irrémédiable rebuffade ; que l'image s'anime, s'épaississe de mots, de sueurs, de gestes, elle sort à jamais de nos bras . Je trouve aussi très doux de fixer dans le rétroviseur les traits des conductrices qui me suivent, s'arrêtent au feu juste dans mon sillage, se parlant à elles seules pâles et glabres comme un cul sans se croire observées malgré nos convergences de regards au fond de mon miroir.
Je leur dis je vous aime sans tourner si peu que ce soit la tête, afin que mon âge ou mes adorations ne révèlent rien de mon ridicule. Je peux enfin fixer la première qui passe et pour éviter le si automatique qu'est-ce qu'y m'veut c'connard de la femme moderne - mon procédé consiste à ravaler, à l'intérieur de ma paupière sur fond de muqueuse ardente (capote interne des où se projettent les persistances rétiniennes) trois secondes de vision si je maintiens les yeux fermés, éphémère image d'amour entraperçu. Je m'arrête alors prenant garde de n'être point heurté, murmure à ma vision des mots tendres, lui proposant des pratiques précises, juste avant qu'elle s'efface. ¨Plaisir de puceau, je sais. Dans ces fugitives fixations subsiste ainsi que sur photo l'en deçà de l'émoi, premier pincement de cœur éternel.
X
Ce mois dernier soixantième année de mon âge enfin s'est découverte à moi - révoltante particularité (désespérante caractéristique) de ces apocalypses de la vieillesse, d'intervenir toujours aux temps précis où ils deviennent inopérants – la clef de l'obsédante compulsion dont je suis victime : il faut nécessairement qu'une femme prétendant m'attirer (elle n'en peut mais) souffre, soit en difficulté, mélancolique, languissante – dolente – au plus éloigné possible de ces copines actives, musclées, halées, “battantes”, que je ne puis admirer ni aimer en aucune façon.
Il me faut chez elles des virtualités d'attendrissements,d'apitoiements sur elle et sur moi - jusqu'au beaux désespoirs, aux larmes à l'aspect du néant – juste effleurés. Que me font à moi ces beautés rayonnantes ? qu'importe en effet à ces femmes que je les aime ou non ? si c'est elle qui m'aime, sans que j'y réponde (à supposer), n'aura-t-elle pas tout loisir de se consoler ? Qui plaindra ces femmes éclatantes ? Nous n'avons pas appris encore à aimer une femme semblable, un copain avec des nichons comme dit le comique. Il m'en faut une à compléter, qui me complète. Construite comme moi autour d'une faille.
A consoler, à protéger - protéger : voilà le grand mot lâché, fécond en sarcasmes : “Nous n'avons pas besoin d'être protégées !” ou “Retourne chez ta mère !” - mais une femme que je caresse et que je berce. Compatissants tous deux, aux premiers et seconds degrés, même si tout paraît frelaté, sans que nul autre le sache. Que nous retrouvions joie et santé l'un par l'autre. Il est assez désarçonnant de constater que nous avons Sylvie Nerval et moi suivi ces excellents préceptes de la façon la plus involontairement perverse qui soit, puisque jadis (nous comptons désormais par dizaines d'années) pour peu que l'un d'entre nous fût triste, l'autre brillait, et réciproquement : jamais nous n'étions d'humeur égale ; Sylvie Nerval étant joyeuse et près d'agir, je ne manquais jamais de lui représenter tous les obstacles jusqu'à ce qu'elle se fût assombrie, pour offrir à nouveau ma culpabilité. Dilapider ainsi dans ces manèges tant d'années communes, gâcher si sottement, si vainement, nos énergies – ainsi soustraites à la véritable action de la vie véritable extérieure – quelle énigme ! ...nous aurions donc préféré parcourir, piétiner en rond ce vieux manège ? Je devrais bien désespérer de cette prise de conscience si tardive. C'est donc cela qu'on appelle “sagesse”. Apprendre enfin ce qu'il eût fallu faire (pour dominer [c'est un exemple] sans l'être ? car la douleur de l'autre te domine. Autre découverte de ce dernier mois : ne jamais désirer la femme désirée. La regarder simplement dans les yeux. Avec la plus totale indifférence (et ce que l'on feint devient si vite ce que l'on est). Comme si tu n'avais pas de femme devant toi, que non, décidément, la différence sexuelle, tu ne la voyais pas - une femme ! qu'est-ce donc ? - rien ne délecte plus la femme de n'être considérée que pour leurs charmes d'esprit – pas même : une fois dévêtues de leurs caractéristiques sexuelles ; une bonne fois évacué le sexe. Cette chiennerie, dit la fille Gaudu dans le Bonheur des Dames. La bonne camaraderie. Soutiens sans faillir le regard franc de la vierge : tu vois, là, c'est l'amitié qui s'installe.
Pour moi c'en restait là. Quant à pouvoir un jour montrer son désir, dévoiler sa vulnérabilité, sans courbettes de chien savant, ou battu – quelle paire de manches ! ...il paraît que cela se peut. Je l'ai lu dans les livres. Vu au cinéma. Le peu que je sais, c'est que les femmes apprécient beaucoup le naturel en effet – tant qu'il ne s'agit pas de sexe. Telle est mon expérience. (Et comme le double jeu des femmes n'a jamais manifesté le moindre signe d'essoufflement, il est non moins évident que la moindre lueur d'hésitation ou de doute au fond de votre œil vous vaudra les sarcasmes les plus vils – passons) - je ne puis en vérité me résoudre à ces nouveaux usages égalitaires, de regarder d'abord une femme dans les yeux “comme un pote”.
Ce marchepied d'égalité n'est pas moins ardu à franchir en définitive que les codes ancestraux de pudeur, d'atermoiements, voire de bigoterie. Que celle que j'aime puisse me retenir sur la pente des petits abîmes. Femme-nounours, petite fille, juste le petit chagrin, gonflable et dégonflable à volonté. Sylvie m'est tombée dans les bras pleurant sur elle-même, et j'ai fait de même. Victoire ! Défaite ! Consolation mutuelle. Persuasion de la femme désirée (dont on désire l'amour) sur la base malsaine de sa faiblesse. Pitié réciproque dont on dit tant de mal, qui paraît-il rabaisse qui l'éprouve et qui la reçoit.
Puis jouer le consolateur afin de récolter le fruit. Faire à son tour la victime, profondément lésée par une protection si coûteuse. De ce double système de bascule entre protecteur et obligé déduire un double système de culpabilités mutuelles. Indissoluble et sans recours. Une femme plaintive et consolatrice à qui j'aie pu me plaindre, tels furent notre pain béni et nos abandons (rouler dans la boue, jouir de la boue). Malsainement hululer de concert, s'engloutir dans nos trous ; ainsi jouissent les enfants insuffisamment consolés. Dont la mère fut la plus à plaindre de toutes soit chez sa propre mère la plus grande obscénité. Alternons par conséquent l'admiration, la protection, la soumission - l'attendrissement sur les sots gâchis, le plaisir des doubles faiblesses et des éternels inaccomplissements. Or nous avons bien lu, distinctement, chez Goncourt, que la conscience de sa supériorité jointe à l'attendrissement que l'on éprouve face à l'injustice ouvre une voie royale à la folie. S'ensuivent en effet de lancinantes lamentations, renforcées car mutuelles, sur soi, sur l'autre, la première injustice ou folie consistant bien sûr en cette liaison que nous avons eue avec celle, ou celui, qui ne saurait s'approcher de la perfection. D'où tentation pérenne de désigner l'autre ou soi-même à l'accusation de bouc émissaire. La promiscuité, le fusionnisme, aiguisant chaque trait.
X
Corollaire
Une telle disposition du couple s'apparente à l'adoration de la femme-enfant ou plus précisément du double-enfant. Rien de plus exaspérant – d'autant plus attachant, d'autant plus ligotant - que ces agaceries, sautes d'humeurs, fantasqueries, rien de plus fascinant que ces narcissismes croisés, ces échos toujours malvenus.
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Fascination, suite
. Une blonde n'ayant pour couvrir son intimité sur la plage d'étang qu'un tissu effilé sans relief sur un sexe pressenti lisse et glabre générant sur moi qui lui fais face une fascination bridée par ce trop plein d'humains, sa vulve à trois largeurs de mains de moi, le mari à deux pas lisant sur le sable et l'enfant gambadant par où diable passé, sans qu'il fût un instant possible qu'elle ne m'eût point vu - absolue suspension du souffle et du sentiment, la pétrification devant le vide – sachant que s'étend sous ce mince pont de coton blanc un sexe véritable exactement configuré. J'avais retrouvé ce vertige et ce jeu de dupes – autre exemple ? Ce con à feuille d'or si volontiers conçu plaqué magnétisant le regard de cet autre assis près de moi (le même) qui perdit si souvent contenance s'il la regardait ; sous tant d'afféteries, d'innocence et raffinement mêlés, la vitalité même de l'homme se dissolvant, naufrageant sous les yeux de cette autre femme qui l'accompagne muette égarée réprobatrice au sein d' ivrognes et d'aveugles, avec la volupté cuisante du réprouvé.
Mon ami fusillé du regard et d'une moue, indécelable à nul autre que lui - certaines figurines féminines ainsi, sous leur feuille d'or, trouveraient-elles matière à jouir sans y toucher de tant de sang et de semence puisés dans la candeur grossière de l'homme ; l'amour que j'ai voué à Sylvie Nerval se justifierait alors, dans sa forme la plus archaïque, par cette adoration courtoise de la femme que cette dernière à présent feindrait de rejeter comme fardeau, paralysie, ligotage, aliénation – sachant ce que recèle une telle malsaine adoration).
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L'androgyne essentiel est d'abord un enfant, volontiers nommé “la créature”, avec tout ce que ce terme évoque de réprobation au tournant des deux derniers siècles : réchappé d'une catastrophe guerrière, poursuivi jusque dans son exil, l'enfant-prêtre se prostitue ; recueilli par un vieux musicien qui s'éprend de lui, l'Androgyne se livre à des surenchère de comportements incompréhensibles ou capricieux - ce résumé fragmentaire – tendancieux - échoue volontairement à rendre un tel monde. S'avise-t-on en revanche que tant d'agissements, tant de manèges peuvent s'entendre d'une très jeune fille, qui écrit, ce si grand mythe s'évanouirait, s'y substituant hélas une irritation d'adulte lecteur contre une gosse tête-à-claques (l'amour ainsi décrit devant dès lors se définir comme enfantin, puéril, immature) (ou céleste). Aussi l'accès le plus direct à ces contrées reste la peinture, où Sylvie excelle ; ce filtre assurément moins explicite adoucit les précisions des inlassables retrouvailles et autres aventures d'Ayrton dit l'Androgyne et de son double ténébreux R. aux cheveux d'encre...
Sur ce terrain donc se joue une fois de plus l'increvable problématique de l'ascendant (de l'Un sur l'Autre, “qui d'Elle ou de moi”), problématique réductrice, fâcheuse, pitoyable. Triviale. Pathétique. Dont mes amours ultérieures se trouvèrent irrémédiablement perverties (pages après pages noircies sur mon martyre marital - inépuisables doléances, larmes, enfantillages). Rameutage de griefs éculés, incommensurables déplorations : d'avoir dû fréquenter tant d'amis qui n'étaient pas les miens (qui se fussent à coup sûr avérés ivrognes et putassiers) (mais je n'aurais pas eu d'amis). Pas un seul. Tandis qu'elle m'a tiré par exemple d'une humiliation publique imminente, devant cette grappe humaine un jour agglutinée place de l'Horloge (Avignon) psalmodiant (des beaux, des déguisés, des zalapaj) quatre notes répétitives dans un mantra rigolo, que je voulais diriger, pauvre con, au passage, guider vers une belle impro polyphonique de mon cru - qu'est-ce qu'il se croit celui-là ? d'où y sort ce con ? - en vérité, je l'avais échappé belle ; Sylvie m'entraîna juste avant la cata, je lui infligeai une scène épouvantable : elle me brimait, elle me coupait du monde - ce gadin, cette gamelle, ce râteau que je me serais pris ! c'est à l'échelle de toute ma vie qu'elle m'a sauvé de ma connerie, de mon inadaptation foncière à la relation humaine.
Et si ma femme ne m'eût pas instinctivement pris de court, à chaque fois, des années durant... si je n'avais pas cédé, sans cesse, en braillant, parce que je reprenais à mon propre compte ce maudit schéma crétin élaboré par les propagandistes – d'une femme nécessairement piétinée, avilie par le mâle - si une telle ineptie ne se fût imposée à ma timidité invalidante, arrogante, c'est moi qui l'aurais soumise, au contraire, à ma propre loi. Je me suis posé en victime du féminisme : et si j'avais simplement cédé au bon sens ? Si j'avais tout bêtement reconnu que l'essentiel est de suivre la raison, peu importe qui des deux ait raison ?
Nous appellerions cela tout bonnement la lucidité. Celle de Louis XIII se reconnaissant tributaire des excellentes raisons de Richelieu. Ce qui ne veut pas dire que le roi se laissait mener. C'eût été tout l'un, ou tout l'autre : j'aurais imposé mes spectacles de merde, imposé mes amis de merde comme j'en avais tant connu, d'incessants déménagements, ma tyrannie domestique. Ne pas se désoler donc d'avoir aimé, cédé. Elever ses pensées. Considérer à quel point la question de connaître le chef s'apparente à la place du moi dans le couple, ou parmi les hommes (voire dans le sein de Dieu ? ) “Il faut être” disait Talleyrand “aigle ou serpent” – dévorant ou dévoré ? ...par honte, incapacité - illégitimité du premier - je me suis jeté à la soumission, dévoré par la perte, par ma dévoration faisant ma perte ; dévotion, révolte et trouble.
On ne résiste pas à Dieu, fusionnel, exclusif comme il est ; mais la femme ne nous étant nullement supérieure - le seul - l'unique moyen de ne pas céder à la dévoration sera de célébrer sa propre volonté, sa propre adhésion – comme tant d'autres femmes se le sont vu imposer par tant de curés, pasteurs et notaires à travers siècles : “Je cède, je me fais aimer, je règne” - à présent soyons clair : Edipe s'étant vu barrer la voie rebroussa chemin, vit une femme en larmes et l'admira. Question : Sylvie Nerval s'en montra-t-elle au moins reconnaissante ? peut-on parler de son bonheur ?
...Oui, à supposer que l'adorateur, le sacrifié, s'acquitte sans mot dire de cette abnégation (que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite). Or tout se passe au contraire comme si je devais rendre des comptes à quelque Instance ( Laïos ? Jocaste ?) au profond de moi : cédant certes, mais toujours, toujours à contrecœur (j'ai toujours vécu à contrecœur). Si un sacrifice vous pèse, dit Romain Rolland (“Jean-Christophe”), ne le faites pas, vous n'en êtes point digne. Je t'emmerde, Romain Rolland. Je voudrais bien t'y voir. Comme si on le faisait exprès. Comme si l'on faisait exprès quoi que ce soit.
...Grommelant, regrettant – Léon Bloy, parlant de Dieu, affirme que l'analyse psychologique prit un jour hélas le relais de l'adoration, de la fusion – que l'analyse absorbe en son propre nombril. Pas un sacrifice en effet, pas une attention dont je ne me sois empressé de faire payer tout le poids. Pas une faveur qui ne fût lestée d'une plainte gâtant, moisissant tout. Tel Christian V., expéditeur polaire, détruit tout son mérite, exhalant dans les termes les plus orduriers, à chaque plan filmé, toute sa rancœur contre les obstacles d'une entreprise que personne ne lui avait demandée.
Il entre dans ces abnégations trop de rabaissements. Sous le sucre et l'encens tant de fiel embusqué. Chevalier servant, souffrant pour sa Dame, renonçant à ses volontés propres (existent-elles ?) - prétendant que ce n'est rien, me dépouillant à grand bruit de tout désir alors précisément que cette fois c'est l'autre qui cède à ma détresse... Si malgré moi je remporte la victoire dans mon champ de ruines, d'un coup je n'en fais plus de cas, n'en tiens plus compte, et je replaide en sens inverse, vers mon martyre. “Après tout... Je trouve autant de plaisir à l'inverse de mon désir.” Les dépressions où sombra Sylvie Nerval furent provoquées – sans être le moins du monde atténuées. Chacun rivalisant d'abaissement, tyrannisant l'autre de l'obscénité de sa faiblesse. Nul ne s'est retiré du jeu. Ces décennies de prison me font hurler de rage.
Exemple : rien de moi sur les murs ; me contenter de la pièce la plus malcommode (une heure de lumière par jour) - comment l'amour peut-il s'accommoder à tant de petitesses ; à supposer même qu'il suffise d'invoquer mes goûts artistiques nuls... Puce à l'oreille : l'indignation d'un couple de visiteurs : “On dirait” s'exclamèrent-ils “que Bernard n'habite pas ici ; aucune trace de sa présence nulle part”. Autre et bien plus profonde, sinistre, funèbre sonnerie d'alarme, cet oncle – raisonnant sur la présence, à proximité, d'un Lycée, suggérant donc avec satisfaction qu'il me suffirait d'obtenir cette nomination à cinquante mètres de chez moi, pépère, pour le restant de ma carrière ; j'ai grogné qu'il ne m'aurait plus manqué qu'une laisse : “boulot-gamelle-boulot”.
Le tonton n'y revint plus, mais j'avais senti mes cheveux se dresser sur ma tête. Il ne me restait plus de toute façon, en ce temps-là (renoncement, admiration) qu'un infime noyau d'honneur avant extinction finale. Ne voir que ridicule dans ces hurlements de détresse témoigne d'une méprisable férocité. On meurt sous les coups d'épingle, tas de cons. Dix années pleines de telles minuscules avanies ne sauraient en aucun cas se compenser, quoi qu'en déblatèrent les psys et autres pontes, par les prétendus avantages qu'y trouveraient à foison, paraît-il, les opprimés, qu'on aurait bien tort de plaindre, puisqu'il paraît que la pitié, tas d'enculés, avilit...
Il faut tout de même bien balancer cette grosse claque dans la gueule que jamais, au grand jamais, ces prétendus avantages, ces mirifiques “compensations”, n'effleurent le moins du monde la conscience de celui qui souffre. C'est bien beau, l'inconscient. Mais sensoriellement, ça n'existe pas. Ce qui est pourri est pourri, ce qui est foutu est foutu. C'est replâtrage et replâtrage, à tour de bras ! Les femmes de l'émir, ses chameaux, ses chiens, se laissent mener. Et certes, assurément, je n'en disconviens pas, j'ai découvert, aux hasards poétiques de la soumission, tant de merveilles - que l'Initiative, la Volonté, la Force et autres hideuses idoles ne m'eussent jamais obtenues ! il se développe en effet, il se fortifie au fil de la passivité un tel sens poétique, un à vau-l'eau, un voluptueux abandon semblable à celui du Roi Arthur, lequel tout roi qu'il fût descendait tout communément, tout couramment, à la rivière “pour voir s'il n'était point survenu quelque adventure” ; alors au fil du fleuve se présentait immanquablement telle barque pontée où repose le corps d'une pucelle, et c'est l'incipit – in- ssi – pitt, blats bâtards, quand on veut faire son latiniste, on se renseigne - de la quête du Graal !
Au lieu donc sottement de me gendarmer comme eussent fait tant de ceux qui savent si bien ce qu'ils veulent et ne découvrent que ce qu'ils ont décidé de découvrir, et encore, après coup, je suis descendu où il plaisait à Sylvie N. de m'emmener, c'est-à-dire sur place. Guidée qu'elle fut plus, à mon sens, par fantaisie que par sa décision, alors que ma pente sans doute ne m'eût entraîné que vers ma propre catastrophe. Les rares fois où elle me céda, je me fâchai fort, lui reprochant la moindre réserve de sa part, tandis que j'acquiesçais, moi, toujours, et par grincheuse courtoisie. Il m'a toujours paru qu'elle savait mieux que moi ce qui me grandissait, me nourrissait : découverte comme je l'ai dit du ballet, que je pensais disparu, de la peinture à l'huile, que je pensais engloutie - de quoi m'eût servi en revanche de connaître avec elle les joies rustaudes du stock-car ou de l'ivrognerie populaire ?
Si la femme cède, se rend à mes raisons, ma jouissance s'en trouve annulée de ce fait même ; Simone de Beauvoir évoque à merveille ces faux débats où l'époux, l'homme, veut qu'on lui cède, mais non sans avoir longuement résisté : la femme doit feindre l'opinion contraire, pour lui fournir l'occasion d'une victoire, qui ne s'entend pas sans quelque lutte... A l'inverse exact je cédais, moi l'homme, mais non sans m'être défendu, sachant que c'était en vain, jouissant de ma capitulation annoncée (quoique je me contrefoutisse d'augmenter son supposé plaisir). Voilà pourquoi j'estime qu'il n'est pas vrai, peut-être, que les femmes du temps jadis n'aient jamais pu connaître, disent-elles, que le plus profond malheur, et la victimarisation des femmes, vous comprenez que tout le monde a fini par en avoir plein le cul.
Or de tout cela, Docteur F., j'étais inconscient, et peut-il exister des choses sans qu'on les ait personnellement, consciemment vécues ? J'étais dans mon esprit celui qui apaise, le grand réconciliateur, à la façon des femmes de jadis. Mais j'y mis tant d'aigreur, comme certaines d'ailleurs, que Sylvie Nerval ne pouvait que conserver, cristalliser au sein même de sa victoire (qui n'était pas vécue comme telle, puisqu'à son sens il s'agissait d'un dû, résultant d'un raisonnement, d'un comportement logiques, affectivement neutres) cette culpabilité qui gâte toute chose, et fut cause assurément de tant de mollesses dépressives dont je n'ai cessé de lui faire grief, en étant moi-même la cause.
Puis-je ajouter cependant que ce perpétuel découragement ne fut pas moins la cause de ma désenvie de vivre. Ainsi la femme cède à l'homme et le sape dans toutes ses énergies, par son sacrifice exhibé. Et réciproquement. On en jouit semble-t-il dans son inconscient. Autrement dit on n'en jouit pas. Je puis assurément me rebâtir tout mon passé, sans rien omettre des preuves, mais ce qui fut souffert fut bel et bien souffert. Sans vouloir jouer les victimes... Mes voyages se sont bornés aux capacités de mon porte-monnaie, “mon petit salaire de peigne-cul”, comme me le rappelait obligeamment une correspondante. Libre aux doubleurs de Cap Horn d'estimer sans sel mes découvertes creusoises ou berrichonnes. Me limite aussi dans le temps l'abandon où je m'imagine que sombre, où sombre parfois réellemement Sylvie Nerval trop longtemps seule. Je pourrais prolonger ces quatre à six jours qui me sont accordés, étirer ce fil à ma patte ; mais il me plaît sans doute de m'imaginer attendu, indispensable.
J'obéis du moins à des rites ; rouler un certain nombre de minutes et visiter, marcher, où que je me trouve, quel que soit le manque de pittoresque ; je me détourne souvent pour un château. Mais je peux également foncer tout droit vers le sud / sans presque [m'] arrêter, Cordoue le matin, Séville l'après-midi, ce qui est scandaleusement insuffisant, mais permet de parler au retour ; Sylvie Nerval en voyage flâne dès le premier jour, découvrant ou redécouvrant maints et maints situscules et sitouillets sans envergure. Son plaisir (si je lui lâche la bride, si je me laisse mener !) consiste à replacer ses pas sans cesse dans les siens : nostalgies du petit espace mais plus encore “désirs”, “envies”, “besoins”, mots enfantins, d'une exaspérante innocence - mes désirs à moi se trouvant toujours à l'exacte intersection des désirs inverses, aussi bien que de leur absence ; obéir à Sylvie Nerval serait donc obéir à la vie et m'y abreuver, alors de moi-même je prévois tout, j'endigue tout – quoique mon voyage tienne aussi bien de celui du père Perrichon : découvrir ! ne fût-ce qu'un gros bourg, pourvu que je n'y aie jamais mis les pieds.
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Nous éprouvons tous deux une sacro-sainte horreur pour tout le matériel, encore qu'elle peigne “de sa main”, ce qui me semble parfaitement incongru, hors-norme, exception confirmant la règle comme disent tous les racistes ; nous aimerions Sylvie et moi n'être que tout idées, tout art. Nous n'aurons véritablement vécu en effet que par et sous les impressions d'un film, d'un livre, d'une musique ou d'une danse. Ajoutons pour Sylvie Nerval ce monde cérébral révélé plus haut - le réel ? il se sera toujours refusé à nous, à moins que ce ne soit l'inverse. Nous ne saurons supporter le moindre refus ; nous nous détournons alors, préférant nous faire rouler, le déplorant aussi, conscients de notre infériorité sans remède dans les choses inférieures – quand les œuvres d'esprit jamais ne nous auront déçus.
...Ainsi nous haïssons le bricolage. Grande passion de l'homme de peu. Est-il je vous le demande quoi que ce soit de plus vulgaire et de plus bas de gamme que la béatitude infiniment creuse du bricolo qui vous tanne avec son “portail installé soi-même” ou son rafistolage automobile maison. A tous ceux qui m'objectent, les yeux injectés de haine et de bonne conscience, que je suis tout de même bien content de les trouver pour me tirer d'embarraas, je réponds que je suis bien content assurément d'aller chier tous les jours, mais que je n'en inviterais pas pour autant ma merde à table. Il faut à mon sens posséder l'âme vide et vile de la populace résolument réfractaire à toute spéculation intellectuelle pour s'abaisser à se souiller les mains par quelque manipulation que ce soit, de bricolage... peindre sur toile assurément (voir plus haut) débouche sur l'éternel ; déboucher les chiottes : non. Je sais, Dieu sait si on me le répète, que la main est intelligente. Mais nul ne m'en pourra jamais convaincre. Un sillon, une chaussure, n'égaleront jamais en intention (je ne parle pas de la réalisation) l'Œuvre d'Art, consacrée par l'éternité des Divins Préjugés. Il existe, si arbitraire qu'elle soit peut-être, une hiérarchie des valeurs que nous respecterons toujours Sylvie Nerval et moi, quelles que soient les violences des propagandes égalitaristes.
Nous tordons le cou aux démagogues alléguant l'égalité du boulanger et de Mozart ; pour des milliers de boulangers, quelque compétents, quelque vertueux (voilà bien la répugnante faille de raisonnement) qu'ils puissent être, il n'existe et n'existera qu'un seul Mozart. Ajoutez à cet intolérable fascisme (n'est-ce pas !) qui est le nôtre une farouche défense des valeurs passées, mais aussi, de façon douillette sans doute et parfaitement incohérente, l'attachement aux grandioses adoucissements de la condition humaine : le progrès matériel justement, permis par les techniciens, les bricolos, les “hommes matériels” si vilipendés au paragraphe précédent. Plus encore de notre part un viscéral cramponnement à l'Athéisme, à la Liberté Sexuelle, qui nous semblent découler non pas de la démocratie, mais directement de la sainte et laïque raison bourgeoise et cultivée. Ce n'est pas en effet pour avoir souscrit aux suffrages de quelques bouseux incultes que nous avons conquis toutes ces belles choses, comme les découvertes médicales, mais en luttant de toutes nos forces, justement, contre leurs préjugés et leurs hargneuses sottises.
Le peuple est méchant, écrivait Voltaire ; mais il est encore plus sot. Ce sont les études qui forment l'élite, et par là-même l'arrachent au peuple et à son étouffante connerie. Soyez bien assuré que si l'on redonnait la parole au peuple, son premier soin serait de rétablir peine de mort, torture en public et persécution des pédés. Il brûlerait, ou laisserait périr les musées, le peuple, il se livrerait au fanatisme. En admettant tant que vous voudrez que cela soit faux - il n'en est pas moins vrai, regrettable ou non, que la sainte horreur du populo est l'un des plus fermes ciments de notre union ; nous ne fréquentons point cette engeance renégate de l'âme et de la raison. Aristocrates des buissons, nous ne méritons point de vivre assurément, selon la doxa du jour ; c'est ainsi que Monsieur des Esseintes exigeait de son personnel d'avoir achevé les travaux de jardin avant onze heures, afin qu'il pût jouir des allées de buis parfaitement râtissées sans risquer d'entr'apercevoir le moindre fragment de bleu de travail... S'il est en effet quelque individu avec qui pour ma part je sois rigoureusement incapable d'échanger une parole, ce sont bien les gens du peuple, juste capables, sitôt qu'on leur laisse ouvrir la gueule, de proférer des horreurs sur les arabes, les juifs et les fonctionnaires (aux dernières nouvelles c'est nous, Sylvie Nerval et moi, qui sommes les fascistes).
...Nous aimons pourtant bien jouer à la belote (alexandrin). “Second degré” ? Nous possédons huit ou neuf jeux de cartes, très originaux (A présent je tombe de sommeil et j'ai bu de la bière, et tant d'ostentation de seigneurie me fatigue, moi qui ne suis qu'un con. Quand je me suis réveillé, une profonde tristesse m'a étreint de marchandises. J'ai trop haï et méprisé dans les lignes précédentes.) Je voudrais cependant ajouter qu'il existe un autre jeu appelé Trivial Pursuit, qui signifie “Divertissement banal”, “populaire, formé de questions et réponses sur cartes réversibles.
L'une des formules de ce jeu concernant l'histoire de l'art, nous y jouons parfois avec nos meilleurs amis, dépourvus pourtant de ce qui s'appelle “instruction bourgeoise” (bellecontradiction, preuve par neuf de mauvaise foi : nous ne pensons pas ce que nous pensons). Si le premier, autodidacte, fait jouer ses rouages déductifs, nous souffrons profondément de voir l'autre se faire répéter les questions, travestissant son ignorance en anxiété, prenant son temps pour permettre à son partenaire amoureux de lui souffler la réponse (c'est bien plus plaisant entre initiés, Sylvie Nerval et moi, à armes égales) ; dirai-je que cette amie tient absolument à nous entraîner dans l'orbe crasseux de Dieu sait quelles épaves qu”il s'agit de repêcher dans je ne sais quelle “association” ; or en dépit de toute l'affection que nous éprouvons pour elle à titre privé, nous refusons et refuserons toujours de toutes nos forces de participer à quelques activités que ce soient pour ces semi-clochards et déglingués divers extirpés tout dégoulinants de leurs caniveaux ; j'ai suffisamment trimé toute ma vie à tenter de m'élever au-dessus du vulgaire, et à hisser au-dessus du ruisseau tant d'innombrables fils et filles de blaireaux incultes (pléonasme, parfaitement, pléonasme) pour refuser d'envisager le moindre refrottement à cette engeance, à ce tissu conjonctif, à cette humanité de remplissage qui vous dégoûterait bientôt de l'humanité. Jusqu'à ce que ma propre fille ne réintroduisît hélas dans ma famille des individus de cette race d'ignorants fiers de l'être, j'avais été jusqu'à l'aveuglement de penser qu'enfin, ouf, ils n'existaient plus – hélas !...
Le troisième jeu est celui des échecs, où je parviens toujours par étourderie à me faire écraser non sans en concevoir quelque dépit - les échecs sont une activité d'homme responsable. Je ne les aime pas beaucoup. Tels sont les jeux qui entretiennent l'amour. Je m'efforce d'y multiplier les plaisants propos – outre les annonces, commentaires de capotes ou de carrés d'as – ainsi le dernier jeu de cartes (nous en avons dix) s'appelle-t-il “Reptiles et Batraciens du monde ; ce sont chaque fois des récriements de part et d'autre sur la beauté des reproductions - car ces jeux signalent un certain ennui, une faillite de communication, et je ne les refuse jamais, sachant que Sylvie m'est reconnaissante de mes saillies - en bon français de prolo : on joue ensemble pour se raconter enfin des conneries.
Qu'est-ce que vous croyez. J'en ai ma claque de cette honnêteté intellectuelle et de cette logique sans cesse réclamées. Toujours se justifier. C'est pénible à la fin. Nous préservons donc à tout jamais, Sylvie Nerval et moi, notre adolescence. Les mêmes histoires drôles depuis plus de 35 ans. Un bon vieux stock d'allusions, de discours rebattus, parfois lassants, entretenant notre amitié, et notre lamentable auto-apitoiement - ça va les sartriens ? ...heureux ? Pensant à tant de couples enfouis sous les tombes, j'aimerais savoir de combien d'éclats de rires ne résonneraient pas les allées s'il leur était donné à tous de ressusciter, sous forme de bons vivants comme ils furent tous. Mêmes enthousiasmes, mêmes exaspérations, mêmes raisonnements. Même indécrottable prétention. Eût-il fallu, pour plaire, que j'animasse tant soit peu notre duo, que je le parasse des atours narratifs ? Voici encore, justement, l'un de nos ciments les plus solides : nous avons estimé, notre vie durant, Sylvie et moi, inébranlablement, que de la prime enfance à ce jour ce sont les autres, dans leur ensemble et séparément, un par un, qui nous ont fait obstacle, entravant nos inestimables dons naturels avec la plus bornée, la plus féroce intransigeance.
Mépris d'autrui à Notre Egard, dénégation d'emblée de nos talents, dédains de nos airs poétaillons. Nous avons toujours cultivé les cuisants souvenirs de chacune de nos humiliations : ainsi de ces raclures de noix de coco cédées à moitié prix par une marchande ambulante : “Tu ne vois pas que c'est des miteux? ” s'était-elle exclamée à la cantonade - mais bien évidemment que c'était notre faute, y avait qu'à, fallait juste, naturellement que nous aurions dû gueuler, prendre des airs moins cons – voici bien encore un solide lien de notre union, une véritable corde à nœuds : l'air con.
...Changer de tronche - ne pas se laisser faire – soupçonnez-vous seulement, sartriens de mes deux, qu'il y faut une de ces lucidité, un de ces sangs-froids ; une étude approfondie dont quelques-uns seulement ne parviennent à tirer profit, à l'extrême rigueur, juste au seuil de la décrépitude ? suite à je ne sais quel lent processus de rationalisation, de déduction – bien plutôt par à-coups rigoureusement imprévisibles ? ...tant il est vrai que l'intelligence n'est rien... Ma foi non que vous n'en savez rien, vous n'en concevez pas le plus petit soupçon d'idée, bande d'épais.
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Nous avons usé peu de lits : ...trois, quatre... douze peut-être ? sans compter les hôtels. Nous avons toujours vécu l'un sur l'autre. La chose était fréquente au siècle dernier (toujours, pour moi, le XIXe). Certaines années nous chevillaient trois cent soixante-cinq journées, mille quatre-vingt quinze même une fois trois ans tout entiers faute d'argent (quatre-vngt cinq, six, sept) d'un effrayant corps à corps. faute d'argent. Sylvie Nerval contestant tout cela n'y saura rien changer – sachant pertinemment en mon âme et conscience que le 15 08 85, ayant eu le front d'accomplir un modeste pélerinage sur une tombe de Bigorre, je fus taxé à mon retour d'ignoble cruauté pour abandon de grande malade.
Trois années, dis-je, où l'éventualité du moindre voyage, visant tant soit peu à dénouer ne fût-ce que thérapeutiquement le lien fusionnel, s'est vu âprement et triomphalement contestée. Même à présent où gagne l'arthrose, je sais qu'il me serait impossible de me livrer à quelque escapade que ce fût au-delà d'un nombre de jours toujours trop courts : le fil à la patte. C'est ainsi que si souvent s'achève (j'y reviens) l'histoire d'un amour : en règlement de comptes. Combien d'écrivains dont je soupèse à l'édition les pesants manuscrits ne se sont-ils pas ainsi consacrés à tant d'inepties ?
Tant de sincérité, tant de poignance, tant de tics aussi, tant d'impardonnable amateurisme postés à l'éditeur ! la littérature est parfaite ou n'est rien. Nos exhaustitivités constituent le plus gros bataillon de l'ennui. On se fait chier à vous lire, mes pauvres choux. Vous vous imaginez sans doute que le moindre méandre, le plus infime diverticule intestinal de vos tourments importe au lecteur–victime. Or il se trouve que chacun de nous possède, justement, et à foison, à volonté, au détail près jusqu'à la nausée, de semblables révélations et rebuts d'hôpitaux. Ainsi cette effrayante continuité des nuits de couple évoquée dans Cette Nuit-là, mille observations merveilleuses, et cette certitude lente que dans le noir, rejoignant le corps ténébreux de l'épouse, je gagne la couche et la nuit infinies enveloppant la vie du premier à mon dernier souffle (musique).
Cela ne m'effraie pas. D'aucuns prétendent que les draps conjugaux sont déjà ceux du tombeau; et qu'il n'est si parfaite épouse qui en préserve. Juliette, nous serions seuls dans nos cercueils, séparés par les planches, sur la même étagère. Imaginons seulement la délicatesse à bien placer, judicieusement, sans la moindre superposition, sans le plus minime empiétement susceptible d'engendrer courbatures, écrasements, ni friction, ankylose, fourmis – ni obstruction de sang - les abattis de chacun dans une seule et même couche, jamais les lits matrimoniaux ne doublant exactement les mesures humaines : il est toujours en effet tenu compte des chevauchements ; comment faisaient-ils donc à Montaillou, village occitan, tous ces bergers de grande transhumance, pour s'empiler à cinq ou six par couche dans leurs bories pyrénéennes, sans même imaginer qu'on pût se sodomiser à couilles rabattues ?
L'innocence de ces temps-là... Assurément l'on était loin de nos fétides imaginations ; c'est même une des plus insolubles énigmes : comment faisaient-ils donc tous pour ne point songer à mal, pour que rien, fût-ce le plus mince soupçon, la moindre velléité d'érection, ne pût se glisser là ? quelles pouvaient bien être leurs associations d'idées ? D'autre part, c'est-à-dire de façon diamétralement opposée, comment donc leurs membres, dépourvus de tout attrait, de toute charge érotique fût-elle infinitésimale, ne se révélaient-ils pas enfin non plus pour ce qu'ils étaient, des appendices cruraux velus ou glabres, osseux ou adipeux, crasseux jusqu'aux croûtes, écrasant et broyant jusqu'à la folie tout espace vital, toute tentative de sommeil ?
...Les lits jumeaux ? pure abomination, pour laquelle on eût dût réclamer les plus rigoureuses sanctions pénales. Ne pouvant donc non plus, si épineux qu'on se sente l'un et l'autre au moment de se mettre au lit, nous fuir sans cesse, sauf à nous retrouver en équilibre de profil sur les rebords du matelas, force est de nous résoudre à la promiscuité de la chair, lard et tibias mêlés. Nos bergers ariégeois de treize cent douze étaient sans doute plus proches de la chair collective, de la viande animale indistincte ; mais nous, couple occidental fin vingtième, sommes bien forcés de nous encastrer, dans les affres, puis dans les délices (tout de même) de l' “emmêle-pattes”.
Mais qu'il est dur de jouir du simple sommeil, fonction première après tout du lit. (Je crains de trouver un jour, au réveil, ma partenaire morte, raide, et qu'il faille rompre les os pour nous dégager de l'étreinte ; la cocotte de Félix Faure vécut au soir du 18 novembre 1899 cet atroce délire hystérique - horreur ! terreur !) je reprends : autant j'aime trouver au creux de mon ventre l'empreinte et la pression intime des fesses, autant je regrette de n'avoir aucun corps pesant sur le dos pour m'en recouvrir. Une telle irremplaçable sensation ne peut m'être donnée que par un homme (ici placer un sarcasme). Nous aimons cependant, homme et femme, nous endormir à l'intérieur l'un de l'autre.
Quelques mots sur l'éjaculation précoce. Quatre-vingts pour cent des hommes de trente
souffriraient de ce trouble. A vrai dire ils n'en souffrent pas. Rien de plus satisfaisant pour l'homme que cette giclaison précipitée. La chose en soi ne m'a jamais autrement tourmenté lorsque j'allais aux putes. Tout au plus l'orgasme ratait-il de temps en temps : la pute avait bougé un poil de trop, ou j'avais mal pris la corde dans le virage - mais après tout, il arrive aussi bien de rater sa branlette. Aux regrets de n'avoir pas joui s'additionne alors, avec les putes, celui du pognon. ...Perte sèche... Mais à se retenir sans cesse modelé sur l'infinie lenteur d'une femme (bien plus rapide quand elle est seule) (décidément, on gêne) l'homme peut aussi bien tout manquer. On pense donner du plaisir en se privant du sien. Résultat : des deux... Ce sont les femmes une fois de plus qui ont le mieux résolu tout cela : quatre mille ans de bonnes branlettes bien solidement torchées en témoignent. L'amant qui veut baiser en paix s'adonnera donc passionnément au broute-minet, qui permet la plupart du temps de se débarrasser de la jouissance féminine pour mieux s'expédier ensuite.
Attention : certaines réclament du rab. Vaginal. Désolé. Je ne suis pas coureur de fond. Fourreur de con, soit. Ce que je veux dire en tout cas, et transmettre sans relâche jusqu'à la limite des terres habitables, c'est que la psychiatrie, j'entends la consultation psychiatrique, si répétitivement et si indéfiniment qu'on y fasse appel, a surabondamment démontré son absolue, sa rhédibitoire impuissance. Peut-être notre civilisation ne peut-elle mourir qu'avec le dernier psychanalyste. Les psychiatres ne peuvent rien. Surtout les envahissants comportementalistes, qui sont à la psychanalyse ce que les boulangeries industrielles sont au four à bois.
Que nous disent-ils en effet ? Il faut prendre sur soi. J'ai eu maintes fois recours aux services des psys, quelles que fussent leurs tendances, obédiences, mouvances. Et sans doute certains patients éprouvent-ils le besoin d'être accompagnés. En cours de vie, en fin de vie. Mais pour ce qui est du sexe, ils sont nuls. Même pas mauvais : sans pertinence, im-pertinents, inopérants. C'est ainsi que pour le dire abruptement le manque de désir ne provient pas nécessairemen, par exemple, d'une “pulsion homosexuelle”. Les psychiatres femelles en particulier tiennent absolument à voir en chacun de nous un homosexuel, fût-ce refoulé ; elles en gloussent derrière leurs bureaux.
A soixante ans de toute façon, d'un seul coup, tout ce qui est sexuel opère un véritable bond en arrière, passant de la première à la dix-septième place du boxon-office...
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Naguère (sinistres années soixante !) il était inenvisageable de baiser hors mariage ou putes. Nous nous sommes donc trouvés, Sylvie Nerval et moi, non par miraculeux décret du sort (parce que c'était elle... parce que c'était moi) mais par impossibilité de trouver qui que ce fût d'autre. “L'acte sexuel paraît-il (dit ma psy)(“paraît-il” est de moi) est quelque chose de simple et vous en avez fait du compliqué.” ...Ineffables sexologues ! Inestimables praticiens ! – vos gueules. Considérez plutôt je vous prie l'extraordinaire apaisement, par le mariage, de toujours avoir quelqu'un sous la main ! juste tendre le bras dans le lit, à côté de soi ! ...pour trouver là, transpirant ou gelant sous les mêmes draps, un corps de femme qui enfin, enfin ! consente - du moins, allongés sur la même couche, dans une même superposition de membres, est-il dur de résister longtemps aux caresses, étreintes, suggestions - même les femmes ! c'est dire...
Saint Paul a dit mieux vaut pécher dans le mariage que brûler dans l'abstinence. Et il fallut si longtemps avant d'éprouver la moindre monotonie dans la couche conjugale, que je n'en ai pour ma part jamais souffert, chacun de nos actes toujours si différent du précédent, sans livres, ni manuels - j'aimerais pourtant, une fois, pénétrer dans ces boîtes exiguës de Reykjavik où l'on est paraît-il contraint de se frotter pour danser ou juste se mouvoir – ont-ils prévu des boîtes à vieux ? (Confer ces chiottes de collège en 85 où s'entassaient ces demoiselles de troisième à dix ou douze pour se branler mutuellement dans le plus pur anonymat collectif - à quel point il est merveilleux d'être fille - et dire qu'il faut crever - je sais comme vous tous que l'amour augmente la jouissance
faites pas chier).
Mais à se regarder – voyez-vous - dans les yeux pour la stimulation, outre le rire (je te tiens, tu me tiens...) survient une telle tension que l'on se sent immédiatement confronté à cette atroce impossibilité de se fondre, de part et d'autre cet imperméable épiderme, ce que seul apaiserait (dit-on) le meurtre mutuel (suicide Heinrich Kleist / Henriette Vogel 1811). Et puis l'amoureux craint que tout ne subsiste, ne s'imprime dans notre extase sur nos gueules égarées livrées aux railleries, car il faut bien sortir de la chambre fût-ce au bout de trois jours de baise.
Contemplant l'autre jour debout dans ma baignoire ce bide inexercé dont je prévoyais jadis l'épanchement, l'effondrement, je surprends aujourd'hui , comme un écoulement de mauvais plomb, ce manchon, ce fût de graisse autour de ma taille. J'envisageais abstraitement, vers mes trente ans, une insensible et harmonieuse déchéance, épousant les abdominales langueurs de quelque adipeuse odalisque ; je devais désormais en rabattre à coups de bourrelets. Aujourd'hui Sylvie pousse la porte avant de s'habiller. Nous ne regardons plus nos nudités si surprenantes jadis en l'hôtel clandestin où de certaines perspectives arrière m'avaient transporté, comme la découverte d'un sexe inconnu. Lorsque je passe à poil dans la cuisine, je redeviens risible, inoffensif, aimé : mon sexe dérisoire n'a jamais blessé. Cela fait bien longtemps aussi que je n'ai vu le sexe de Sylvie Nerval.
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D'une différente appréciable d'aperception
Il me fallut attendre les trois-quarts de ma vie pour savoir que j'avais nui à ma partenaire au moins autant qu'elle ne m'avait fait ; les premières semaines de notre vie commune à peine écoulées qu'elle suppliait ma mère - impuissante - de faire cesser mes râleries. (Apparente digression) je me souviens qu'à la pizzeria (rue Monge) c'était moi qui soumettais ma partenaire (une autre) à la destruction : émettant d'abord ses vœux de longs voyages (Inde, Chine, Japon) elle trouvait contradiction (“C'est nul !”), puis me confiant son sincère projet d'initiation à l'art photographique - “inutile” décrétais-je, et lorsqu'elle se demanda enfin s'il ne serait pas mieux pour elle de poursuivre ses études “le plus loin qu'il serait possible”, je me mis à ricaner.
Alors elle éclata : “Quoi que je dise - tu me charries ?” Rien de plus vrai. Que tout fût piétiné. Il le fallait. Quelle que fût la femme. A plus forte raison Sylvie Nerval femme quotidienne auprès de moi dans un perpétuel dénigrement. C'est récemment que se découvrit à elle, infiniment trop tard., ce mécanisme que j'imposais, ces sarcasmes, trente-cinq ans, toujours sur le sujet comment me débarrasser de cette mauvaise femme que j'ai là ? Pourquoi, d'où provenaient mes craintes, et qu'attendais-je de tous ces autres ? Aidez-moi, aidez-moi - qui n'en pouvaient mais... En son absence, en sa présence, je déversais sur elle mes satires,mes grimaces, évoquant ses travers, les avanies et humiliations de tout ordre dont elle m'eût abreuvé, n'ayant de cesse que je ne me fusse attiré par ces manèges tant de plaintes et de conseils inapplicables.
Mais d'autres auditeurs, à vrai dire les plus nombreux, tant l'espèce humaine se voit
moins pourvue de sottise qu'on le croit, me renvoyaient avec une lassitude embarrassée à mes “contradictions”, refusant mes dérobades. Je ne voyais pas, moi, où il y avait “dérobades” ou “contradictions”. Et en dépit d'innombrables expériences - j'attends toujours des autres qu'ils me dictent ma conduite ; leur réclame des solutions pour mieux les leur jeter à la gueule. Et s'aviseraient-ils de m'arracher Sylvie Nerval ma conquête, je les en empêcherais. Les autres ont tort, tort, tort.
Mes parents furent mes premiers autres – eux-mêmes disant pis que pendre des autres. Je les ai calomniés à mon tour auprès des autres. Mes parents : stade infranchissable. C'est de ce palais des glaces de haines que j'ai affublé Sylvie N., toutes les femmes - vous verrez : c'est très commode. Il faut que les autres me contemplent, me jugent. Telle est leur Fonction. Leur seule adoration, leur adulation, seules admises, afin de pouvoir en outre me parer de modestie. Objectif : les autres ne sont pas mes parents, Sylvie N. pas ma mère. Le risque : passer inaperçu. Pour l'instant : les autres s'écartent de moi, c'est sainement.
J'exige un traitement cruel, que j'obtenais jadis. Pourquoi les autres autres refusent-ils de m'obéir ? je forçais des classes entières à jouer mon jeu, par le charme mortel du ridicule. Me conspuer à l'instant précis où ils y pensent, avant même qu'ils n'y pensent – prendre l'initiative - vaincre. Dans mon métier j'y suis parvenu. Uniquement dans une salle de classe. D'où ma rancune à l'égard de tous ceux, parents, épouse, qui me refusent, les sots, la victoire. Je découvre aujourd'hui le dénominateur commun. Youpii ! Chercher encore. Si vraiment le jeu en vaut la chandelle.
C'est Sylvie N. qui court les risques ; arrivé le premier à V., je m'empresse d'informer chacun de sa prétenduse hystérie : “elle déchire mes livres par jalousie” - “je ne veux pas, déclare le proviseur, de cette fille-là dans mon établissement” - dix ans plus tard je vois que ces déchirures proviennent de l'excessive compression des livres sur les rayonnages, c'est moi qui les provoque en les tirant trop violemment. “Je ne sais pas” me dit-on “ce que vous avez tous les deux, si c'est un jeu ou quoi, mais quand vous êtes ensemble” - suspension de phrase, j'ai toujours ignoré ce que ON voulait à toute force laisser en suspens, en sous-entendu, bourré de rancune – propos à rapprocher de l'attitude de ce Zorro de salon qui refusa de me revoir, tant ma façon de traiter une femme (la mienne) l'avait positivement outré – sans qu'il fût intervenu, bien entendu.
Renvoi donc, ping-pong perpétuel de l'autre à l'autre par-dessus ma tête, ma femme en pâture aux autres et les autres à moi-même, et voilà sur quels échafaudages, nul ne trouvant grâce à
nos yeux, brinqueballent nos misérables vies... Un absent toutefois dans cette jonglerie : moi. C'est donc ainsi que j'ai perpétué dans ma vie dite conjugale toutes ces encombrures du passé, désastreuses frivolités qui m'épouvanteront bientôt, devant l'abîme des années englouties. Je n'absoudrai jamais la vie, je ne pardonnerai jamais, ni de m'en être avisé qu'infiniment trop tard...
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Impossible en effet de reconsidérer ces quarante dernières années sans que je m'y mêle,sans que je m'y heurte à Sylvie Nerval. Mes brefs voyages eux-mêmes, ou mes fuites, se sont toujours définis et déterminés en fonction d'elle et de ses disponibilités, fixant la durée du congé de cafard accordé par elle. Et jusque dans les moindres détails. En 1967, alors que tout Paris se met à bruire de manifestations en faveur d'Israël, j'attends Sylvie Nerval qu'il m'a fallu accompagner à la Piscine Molitor, n'ayant obtenu que la faveur de ne pas m'y baignermoi-même. Le vent résonne dans les arbres, pas un soufle de l'émotion universelle ne me parvient.
L'année suivante, je manifeste avec mes camarades étudiants. Pas un ne m'aurait accordé un regard si je me fusse écarté tant soit peu du Krédo Revolüzionär. Je l'ignorais alors, mais j'aurais bien aimé, tout de même, un petit os d'histoire à ronger, du moins quelque jour à venir, dans un petit recoin de mes souvenirs. Refus. C'est encore elle, Sylvie Nerval, qui me fait regagner mes pénates et le rang à heure fixe, afin de voir danser Noureïev, qui ne dansa pas ce soir-là.
Même chose en 86 contre la loi Devacquet, même chose en 2002 contre Le Pen.
Note : Mon but ici, mon devoir, est de me persuader ainsi que chacun de vous que nous n'avons ni perdu notre temps ni vécu en vain. J'offre ma vie. Jamais je n'aurai pu vivre sans les autres, réels ou fantasmés, récusés ou sollicités. Jamais je naurai pu rompre avec Sylvie Nerval. Tel doit être, je me le rappelle, le point de départ de toute ma réflexion. Je m'adresse à tous les humains qui en dépit de leurs résolutions ne sont jamais parvenus à rompre.
Sylvie Nerval ne vit ni dans le temps ni dans l'histoire ni dans l'immédiat ; mais dans une histoire interne, qui désormais irrémédiablement, définitivement, l'a envahie. Et cependant ces extraordinaires, visionnaires, irrattrapables Années Soixante-Dix ; les modes flamboyantes, les affleurements d'une libération sexuelle jamais aboutie, j'ai vécu tout cela, toutes ces aspirations d'encens, ces magnifiques échecs, toute l'histoire du monde, je l'ai vécue, du moins cotoyée, avec elle, Sylvie Nerval. Pantins mous en marge de l'Histoire, flairant les plats que d'autres .engouffraienten broyant les os, nous avons nous aussi participé à l'immense éruption. En spectateurs, certes, en petits-bourgeois indignes comme ne manquaient jamais de nous le rappeler tous ceux qui profitaient de l'Idéal des Communautés pour nous soutirer notre petit blé, mais tout de même : nous étions le nez sur l'Époque, tout plein d'odeurs; nous avions un pied dedans, et de ça, personne n'a jamais guéri, sauf 90% de cyniques, que j'emmerde. Pour Sylvie Nerval, c'était enfin l'accomplissement de son monde intérieur, seul véritable, seul digne d'émerger à la surface du monde.
Si je dis délivrez-moi d'elle, ils me regardent tous et se mettent à rire. (“L'Avare”). L'Histoire, celle des autres, la nôtre, nous a ligotés l'un à l'autre, nous pouvons bien nous rejeter la faute à l'infini (revenir sur ce monde intérieur de Sylvie Nerval).
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Nous avons tous deux subi les mêmes échecs, les mêmes humiliations, les mêmes attentes devant les grilles closes. (Exemple, dès la première année que nous avons vécue ensemble : ce criminel Directeur des Beaux-Arts de Tours, l'incompétence criminelle de sa recommandation à Sylvie Nerval : “Vous allez vous ennuyer : nos élèves ne dépassent pas 17 ans.” Elle en avait 22. Ce n'est qu'en 1975, huit ans plus tard, qu'elle a été admise à Bordeaux, par dérogation. Criminel. Salopard. Sadique. Sous-merde. Toute une vie gâchée. Deux vies. .Vous auriez fait ci, vous auriez fait ça : vous n'auriez rien fait du tout. Cest moi qui écris, c'est moi qui insulte.
Jamais nous ne nous sommes séparés. “Scier nos chaînes”, comme vous dites, c'eût été retrouver , de l'autre côté, tous ces paquets de mâles vulgaires au lit, de gonzesses inquisitrices et crampons, tous et toutes dépourvus du moindre vernis cérébral, de la moindre folie. Toutes et tous exclusifs, exigeant tout sans restriction, conformistes jusqu'à la moëlle comme tout révolutionnaire qui se respecte, ayant bien su depuis virer de bord. J'aimerais, j'aimerais encore à vingt-cinq ans de distance pouvoir péter la gueule de cet Egyptien qui s'est permis, le pignouf, de faire éclater Sylvie Nerval en sanglots en plein café, au vu et au su de tout le monde, avec supplications
J'en souffre encore comme d'un affront personnel. Vous auriez fait ci, vous auriez fait ça. Vos gueules. C'est en raison de cette fidélité.que je n'ai jamais pu évoluer Baudelaire non plus n'a su évoluer, ce dont l'a blâmé M. Sartre, Professeur de philosophie au Lycée du Havre. Et ce que nous remarquons encore, Sylvie Nerval, chez les Autres, les Connards, c'est l'inimaginable,l'immonde et répugnante cruauté avec lesquels ils rompent, se déchiquètent l'un de l'autre, sans la moindre ni la plus élémentaire pitié, la moindre notion de la plus minime humanité, fût-ce du simple respect de soi-même. Au nom de l'illusoire grandeur et bouffissure du Destin Amoureux, et de sa mystique et ignoble irresponsabilité Je suis amoureux j'ai tous les droits ; je piétine, je conchie. Mort à l'aimé. Répudiation en pleine déprime, risque de suicide inclus ; virage de mec sous prétexte qu'il a trouvé son petit rythme de baise quotidienne - veinarde ! - et qu'il se croit chez lui – et autres, et maints autres.
On n'a pas le droit, pas le droit de faire du mal, pas le droit de rompre. Tant d'atrocités qui ravalent l'humain au niveau de la courtilière ou de la mante religieuse. Je ne voulais, moi, confier ma femme qu'à des successeur dûment approuvés, j'allais dire éprouvés avant elle. Voilà ce qu'est l'amour. Ne pas faire souffrir, ne jamais infliger la plus légère souffrance. Tu ne tueras point. Tu ne mourras point. Plutôt mille fois ne rompre avec rien, rien du tout, traînant avec moi tous mes petits sacs de saletés, pour assimiler, comprendre enfin, digérer, ruminer, incorporer. Revivre sans fin.
Au rebours exact de ce que vont prêchi-prêchant tous ces ravaudeurs de morale à deux balles, “savoir tourner la page”, “dépasser son passé, autrement il vous saute à la gueule”, que j'ai entendus toute ma vie. Tous ces moralistes. Tous ces étouffoirs, avec leurs formules inapplicables. J'ai conservé, absorbé, stratifié, j'immobilise, j'étouffe le temps et ma vie, momifiant, pétrifiant tout vivant, tordant le cou aux lieux commun et autres petits ragoûts de bonheur précuit.Constance, renaissance, éternité.
Tout mon emploi du temps se règle en fonction de Sylvie. Qu'elle se lève, je suis déjà debout depuis une heure. Deux heures c'est mieux. Je me suis assis aux chiottes (je ne conserve pas tout). J'ai entr'ouvert les volets, lu, regardé deux minutes la chaîne suivante de télévision, ouvert un peu plus les volets, me suis lavé. Fait chauffer le thé, dit les quelques mots qui réveillent sans brusquerie, ouvert en grand. Auparavant, j'aurai jeté l'œil sur l'Agenda pour prendre note des corvées, projets, visites et spectacles depuis longtemps prévues - sans que cela puisse me mettre à l'abri d'exaspérantes surprises - je coule mon temps autour du sien comme un bras sur une taille ; hors de moi, en revanche, si peu qu'elle s'accorde de vivre sans tenir compte de mes propres obligations, passages à l'antenne, cocktails à venir. Je ne sais pourquoi j'ai mis si longtemps à vivre enfin heureux à ses côtés, à moins que ne me transperce un jour l'épouvantable évidence (mais je le sais déjà) que l'on met toute une vie à transformer des inconvénients en avantages, des tortures en douceurs... J'ai pensé, assurément, qu'il était honteux de paraître amoureux, afin de m'imaginer disponible à toutes les destinées, à toutes les femmes qui passent. J'ai dit à Sylvie Nerval Tu as modifié toute ma vie.
Mais qu'ai-je proposé d'autre ? Bordel, soûlographies, flippers ? Que pouvais-je vivre d'autre ? “On peut transformer sa propre vie, encore faut-il en avoir la volonté” : de telles assertions, fusssent-elles signées Alice Miller, me font hurler de rire.
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