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der grüne Affe - Page 33

  • JEHAN DE TOURS

     

     
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    C O L L I G N O N

     

    J E H A N  D E  T O U R S

    Collection des Auteurs de Merde 4 Avenue Victoria 33700 Mérignac

     

    xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx

     

    Puis vient l’indifférence

    Carcasse coulée au fond de Loire

    Avoir vingt ans. Savoir

    qu’un jour je les lamenterai

     

    Langue de sable étirée, languissante,

    léchée nappée par le fleuve

    et cette barque aux rameurs immobiles... »

     

    Plus loin :

     

    « Tours,Tours ma grand-ville

    Cathédrale énorme et sombre

    Nuit de flèches fondues dans la nuit

    Retour des Ursulines

    brouillard et crépuscule

    il fait toujours décembre

    sur les jardins compartimentés

    de la Préfecture de Tours

    Blessure j’en reviens toujours à toi comme un chien malade

     

    (Chinon matin brumeux Tours de lumière bistrot bleu)

     

    jamais je ne le reverrais la glace de tes yeux la neige de ton cou

    plumetis blanc du col de laine

    Il est de ces visions qui passent et qui s’en vont

    mais voilà que je ronsardise

    voilà que je pétrarquise

    reciselé sans fin dans ma mémoire

    au ralenti sans fin dans cette rue où je ne suis plus revenu

    à ma recherche

    la première fois que je vis Tours

    c’était la neige et c’était Jean

    cou de neige

    les toits portaient des tons de plomb

    dans les yeux de ceux qui passaient

    Tours froide libre

    quand je ramène entre mes paupières

    si je touche du pied si peu que ce soit

    le quai succédané de Saint-Pierre-des-Corps

    je vois les abonnés de la navette

    de ma pupille écarquillée dans l’aube

    j’ai questionné l’horizon

    se dire que juste après Saint Pierre il y a Tours

     

    Tours qu’es-tu devenue

    depuis qu’une main noire

    ici m’a maintenu

    Bordeaux nocive

    qui s’infiltre ici je m’ensuie

    - les cargos par la bouche et l’oreille

     

    C’est un grand homme aux jambes blondes il vient de se marier son nom : Sacha Saronian

    Il neige à Tours interminablement

     

    sur l’horizon de plus en plus loin la roue des champs sans haies ni clôtures et les sillons riches et mornes vers le nord et je baissais sournoisement la vitre jette un regard oblique sur l’épouse convoitée Laure-Salomé plissant vilainement les lèvres fait fermer cette vitre Je lui ferai payer la fonction de son père Fausse blonde au nez piquant traits fins tracé roman des sourcils du front, l’orientalisme des paupières il aime sa femme et croit d’elle tout le mal possible un jour prochain nous serons séparés c’est une chose convenue rien ne dit que Salomé l’entende ainsi je la crois dure et capricieuse Il montre la neige Ici c’est tous les ans comme cela

    Sur le trottoir Sacha lève la tête et mord les flocons sur ses lèvres loin des tuiles rousses et grasses de Guyenne

    Découverte pour le soir vite hôtel H. rue M . chambre sombre sur cour c’est là que nous serons en attendant – ce mot laisse à songer – de nous mettre en ménage Laure se jette grelottante sur son lit Tu devras me suivre Adieu au luxe déjà leurs vanités se sont heurtées déjà leurs écorchures approfondies Abandonnant Salomé sur son lit de dépit Je sors parmi les rues froides et grises afin de ratifier le Pacte avec la Ville marcher longtemps par dignité parvenir ainsi jusqu’au Fleuve de Loire hautaine capricieuse et grise insondable aux longs copeaux d’écume et d’argent mettez-vous à genoux et priez («la foi viendra de reste ») mais à mi-retour d’une rue droite et sans attrait cette façade de carême rompt l’alignement des murs – hybridation grinçante de frontons et de coupoles Basilique Saint-Martin fille du Sacré-Cœur, de ces pieux pâtissiers qui nappaient la France de leurs jubilations crémeuses

    Des voix chantent et l’orgue assourdi gronde Au sommet d’un perron blanc candi.

    Je pousse une porte capitonnée.

    Soudain – saisissant raccourci – une falaise d’hymnes, de piliers, compacte, rouge et blanche, gigantesque et ramassée : prêtres géants drapés d’écarlate, haussant les bras en pyramides entre les lourds piliers immaculés, Sur toute la superficie du chœur ainsi surélevés se pressaient tête nue et chantant les Dignitaires catholiques en dalmatiques rouges brochées d’or. Juste au-dessus s’étagent les bouches ouvertes des choristes psalmodiant, et tous me regardaient. Un immense répons frémit sous la voûte, et me tournant de côté, je vis que la nef était comble. Il monta de la foule exaltée un brouillard de Foi et de certitude. L’anachronisme millénaire des tenues, les mélodies et leur vigueur, imposaient une vision des premiers temps.

    C’étaient les mêmes chants, les mêmes visages. Martin de Tours paraissant à cheval et se frayant la voie parmi la nef n’eût pas trouvé foule moins ardente que celle qui jadis s’inclinait pour baiser le rebord de sa cape. Aujourd’hui c’est un Lotharingien aux cheveux gras, serrant sa francisque et figé de respect, qui s’imprégnait du rite ultime, dernière témérité d’un peuple en fougueuse agonie, pressé comme un rempart autour de son évêque. D’autres assurément viendraient piller, fondre les trésors. Lui étreignait sa double hache, pénétré de souffles agonisants.

    Il tira sur lui la porte doublée de cuir, reprit la rue, le vent sans âge, pierres sans paroles. Au bout roulait la Loire. Je fis entrer jusqu’au poitrail mon cheval dans le fleuve, l’eau grise reflua sur les étriers, Forçant forêts et bancs de sable elle poussait son long corps indécis, le ciel luisait sur ses méplats d’épée, Mais à mes pieds, contre la bête frissonnante, l’eau s’engouffrait en elle-même et s’embourbait d’écume ; sous l’arche s’enroulaient les crêtes d’un rapide – vague unique incessamment renouvelée, dardant sa houppe orageuse. Et je songeai qu’au temps des Goths et pour:les siècles la vague avait roulé. Il se tenait à présent sous la voûte, contemplant au-dessus de sa tête l’échelle des grandes eaux – crue du 8 février 1873, du 15 janvier 54 – il aurait pu se jeter là, confier sans fin son corps aux tourbillons, le fleuve fut mon allié.

    * * * * * * * * * * * * * *

     

    Aux bords de Loire est un navire ancré, tout enlevé sur trois étages de voilure au verre translucide ; palpite au vent, ronfle et s’entrechoque

    je suis assis tout au sommet de la Bibliothèque

    Entre les mains des consultants fleurissent les siècles. Deux livres annotés avec application ;

    les pages des classeurs se couvrent de patience ; légendes et tableaux courent sous la plume – danses, chars et bacchanales, je note. Rien n’échappe.

    D’un côté mascarades et phallophories ; les défis des buveurs aux Anthestéries d’Avril, et Dio-Nysos épousant la Cité sur l’autel aux acclamations du Cortège ; les bergers lorgnent ans le ciel le retour des Hyades pluvieuses ; énergie des morts fécondant les récoltes ; familles mangeant avant la nuit les marmites de Panspermionn – « bouillie de toutes graines » - Dionysos, le culte de Bacchus.

    L’autre parle de la guerre, les supplices, la Foi qui tue ; l’art présent jusque sur les tombeaux, sur les bûchers, la poutre de potence ; alignant sur les cadres ses rinceaux de crânes, huguenots et papistes équitablement étripés. Mais Cellini cisèle ses coupes, Baldung incline ses squelettes sur les cous révulsés des vierges. L’orient des perles.

    Et les dentelles de Cranach.

    *

    Devant mes yeux levés s’étend le désert plat des tables vitrifiées par le soleil rasant – roches tronquées où le reflux laisse sa pellicule. Le vent frappe en plein verre. Les pans des vitres frémissent – à travers eux vers l’ouest la Loire aux cent îles.

    Je ne suis pas seul.

    « Jehan. Comble-moi de ta présence. Ne lève pas tes cils encore, laisse baissé ton front de Patricien. »

    Coupe romaine, dite « à la Trajan ».

    Sacha s’incline sur son épaule.

    Histoire de Byzance.

    « Il est de ces visions qui passent et qui s’en vont ». Je ne pensais pas te revoir.

    Tu descendais la rue des Arbalétriers, deux folles dans leur sotte extase amoindrissant l’étreinte de tes bras.

    Je t’aimai. Je me sentis seul digne de te servir. Alors que je t’avais presque franchi ton œil s’est redressé sur moi, recomposant l’espace et sa couleur, faisant des neiges sur les toits, du col de laine d’où sortait ton visage pur et mat, du velours noir de ton pourpoint frôlé par tes cheveux - autant d’espaces concentriques autour de toi, mais le regard à la fois pénétrant et distrait que tu m’avais jeté sonna pour moi comme une promesse.

    Une haleine de froid s’échappa de ta bouche et j’ai fermé les yeux pour au moins imprimer tes traits sous ma paupière – plus tard au dernier étage de la Bibliothèque tu lisais si proche à nouveau, seul, à portée de voix – portée de bras – six semaines s’étaient écoulées je ne devais plus te revoir si la crainte de te perdre à nouveau ne m’avait inspiré l’audace – me levant sans bruit - tu ne sourcillas point – je feignis dans ton dos de consulter les titres que lis-tu jele voyais fort bien – tu haussas le volume ce fut Théodebert, petit-fils de Clovis, qui reçut en 545 à Tours la pourpre et les ornements que le roi des Hérules, Odoacre, avait envoyés à Zénon le 15 août 476 il n’y eut pas d’autres phrases et Jehan referma le livre..

    *

    Notre chambre occupait le fond de la cour. Pour y atteindre nous traversions le corps de bâtiment par un couloir toujours barré d’un seau ou d’une serpillière. À gauche s’ouvrait de plain-pied l’appartement de l’hôtelière, une grande femme blonde et blanche visiblement minée par l’onanisme.

    Passée la cour étroite et cimentée, qu’ornaient à peine une chétive plate-bande et quelques feuilles grimpantes, nous retrouvions sous la marquise plastifiée la porte et la fenêtre qui nous coupaient du monde. C’était là que nous cuisinions, que nous mijotions dans la tiédeur avare d’un réflecteur à gaz. Laure voulait peindre, je voulais écrire. Je lisais devant la fenêtre et .Laure songeait sur son lit.

    Combien d’après-midi sont elles passées dans ce réduit sans autre lumière que le brouillard tamisé par l’auvent, sans autre bruit que celui des pages tournées, que les ressorts du lit ! Parfois j’écoutais du classique et c’était plus lugubre encore. Le transistor adossé au paquet de nouilles diffusait à mi-voix le Requiem de Berlioz ou Lumières dans la nuit, émission consacrées aux jeunes organistes aveugles. Offenbach lui-même se fût anémié dans ce halo de lumière grise qui mourait au rebord de la table.

    J’écartais le petit réchaud bleu, balayais d’un revers de main quelques miettes et croûtons, et me replongeais dans la sombre histoire de Catherine de Médicis, revue et corrigée par Balzac, tome III relié plein cuir. Laure pour sa part avait décidé une fois pour toutes, rongée de cafard, de se vautrer sur le lit en roulant les pensées les plus déliquescentes. Il faudrait bien qu’un jour je revienne épouser son père, sa mère et ses contes de fées, qui épient patiemment depuis Bordeaux notre capitulation… En attendant je surnageais,

     

     
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  • L'histoire d'amour

    BERNARD COLLIGNON

     

    L'HISTOIRE D'AMOUR

     

    Qu'est-ce que l'amour, et qu'est-ce qu'une histoire ?

     

    Elle demande un jour pourquoi je n'ai jamais su écrire une belle histoire d'amour ; mes seules allusions : sarcasmes, burlesque ou péchéà vrai dire, l'amour hors sujet. Déjà tout enfant je ne puis entendre une chanson d'amour sans la trouver ridicule, déplacée. N'estimant rien de plus niais que les amoureux,qui s'bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics- cette chanson-là, je l'adore. Je la chante volontiers sans bien comprendre. Aux représentations de Sylvie Nerval j'objecte qu'il m'est impossible d'écrire une telle histoire d'amour. C'est ma nature.

    Dans les tableaux qu'elle peint, le spectateur lambda regrette les sujets plaisants, les fleurs, les chats et les enfants ; il voit des nus chlorotiques, hagards et (circonstance aggravante) masculins, errant de nuit parmi les ruines. Sylvie revient à la charge : lire sous ma plume une belle histoire, même rebattue, difficile pour cela même, et qui ne soit pas, précise-t-elle, entre hommesje ne mentionne pourtant nulle part, que je sache, de passage à l'acte.

    J'ai soixante ans cette année ; ma mère jadis faisait observer que fêtant son 20è ou 40è anniversaire on entrait dans sa 21è ou 41è année - mort dans sa 60è année disaient les vieux tombeaux qui ne la dépassaient guère. Pratiquer moins désormais l'acte d'amour me donne-t-il le droit d'en parler ? ... sans vouloir toutefois rivaliser avec Roland Barthes (Fragments d'un discours amoureux) ou Stendhal (De l'Amour), ou bien Denis de Rougemont (L'Amour et l'Occident) - ce dernier surclassant définitivement tout exégète par son assimilation de la mort à l'orgasme suprême, qui est jouissance de la fusion ; le monde lui voue une admiration, une reconnaissance universelles.

     

    De la tiédeur

     

    Curieusement les sentiments que nous nous portons l'un à l'autre Sylvie Nerval et moi en cette année 66 (de Gaulle regnante) ne se manifestent que par nos défiances, tant nous sommes inadéquats à la vie commune, le mariage, que nous venons de perpétrer ; Sylvie réclame de rester seule une heure avant que je la rejoigne au lit, pour jouir à l'aise ; la violence de ma réaction la dissuade ; mais comme elle n'a jamais connu d'autre homme avant moi, elle obtient que je la confie deux défonceurs asiatiques, tandis que je me fais plumer (sans passage au plumard) par deux entraîneuses suédoises. Sylvie Nerval est ensuite revenue me rapporter, au petit matin, comment cela s'était passé : mal. Puis nous achevons notre séjour nuptial au-dessus de l'église russe de Nice ;

     

    hantons le Centre Hightower de Cannes, fréquentons Michel, danseur à l'Opéra, mort en 93 sans nous faire avertir. Michel accepte de se faire tirer le portrait, sur un balcon dominant la mer. Il dit “Vous ne ressemblez pas aux amoureux ; jamais un baiser dans le cou, jamais un mot gentil, toujours des piques.” Je ne me rappelle plus comment nous vivions cela. Crevant de malsaine honte mais épris sans doute - quarante années passées en compagnie par pure névrose ? simplicité – naïveté! - de la psychanalyse ! Force nous est d'appeler cela “amour”, car nos parents sont morts, bien morts ; je revois cet angle sombre du Jardin Public, ce banc sous l'arbre d'où l'intense circulation du Cours de Verdun tout proche dissuade les flâneurs.

    Paradigme des scènes de ménage. De ce qui revient à elle, à moi. Je suis un homme, c'est marqué sur ma fiche d'Etat-civil ; donc c'est à moi de raison garder, de former ma femme, et de ne pas donner dans les chiffons rouges - or il n'en est aucun où je ne me

    point rué ; même devant témoins. Mais pourquoi vouloir aussi, et de façon obstinée, me traîner à l'encontre de ma volonté explicitement exprimée. Le féminisme, sans doute : l'homme doit céder. Deuxième cause de scène : se voir soudain repris, tout à trac, brutalement, comme lait sur le feu, pour un mot décrété de travers, une plaisanterie prétendue de trop d'un coup, telle attitude parfaitement involontaire - ne pas lui avoir laissé placer un mot de toute une soirée par exemple ; avoir désobligé négligemment telle ou telle connaissance dont je me contrefous – bref c'est toute une typologie de la scène de ménage qui serait à établir. Est-il vraiment indispensable de préciser que tout s'achève immanquablement par ma défaite. Je cède aux criailleries : c'est ma foi bien vrai que je suis un homme. Pas tapette, non, ni lopette, mais lavette (homme mou, veule, sans énergie). Ce n'est que ces jours-ci que je me suis avisé de la jouissance que j'éprouvais à céder : volupté de l'apaisement ; d'avoir fait le bonheur de l'autre, de m'être sacrifié fût-ce au prix de mes propres moelles et de ma dignité.

    En dépit de notre constant état de gêne matérielle, je savais cependant que là, juste au-dessus de ma belle-mère, se vivaient nos plus belles années, d'amour, de rêve et d'inefficacité – connaissance confuse toutefois, plombée par d'obsédantes interrogations : savoir si je n'étais-je pas plutôt en train de tout gâcher. Ce n'est que trente ans plus tard que je puis parler d'un certain accomplissement ; prétendre (à juste titre ? je ne le saurai jamais) n'avoir jamais été autant maître du monde, aussi bien qu'au faîte exact de la plus totale impuissance... Mes déplorations, mes doutes et mes angoisses, ne peuvent pas, ne pourront jamais se flanquer à la poubelle, comme ça, hop, par la grâce et le hasard divins d'une tardive et tarabiscotée prise de conscience.

    Il est étrange qu'on puisse ainsi s'accomplir tout en se prenant pour une merde onze années durant. Je me souviens très bien, moi, qu'il n'y avait-il strictement aucun moyen d'obtenir la moindre concession de la part de Sylvie Nerval, qui décidait de tout, de rigoureusement tout. Facile de se moquer à celui qui n'est pas dans la merde jusqu'au cou. L'autorité sur sa femme était pour moi le comble de la déchéance machiste, le dernier degré de ce que l'on peut imaginer de plus méprisable. Je fonctionnais, nous fonctionnions ainsi. J'ai bousillé mon couple et mon propre respect au nom d'une idéologie qui a mené à cette ignoble guerre des sexes à présent déchaînée, où la moindre érection non désirée sera bientôt passible des tribunaux.

    Pour ne parler que du point de vue financier, je me souviens parfaitement du départ de cette étroite dépendance ; il s'agissait (et j'en fus désolé, pressentant que la toute première défection préfigurant toutes les d'autres) (j'escomptais donc une totale absence de scènes pour notre vie conjugale)d'une statuette de cornaline rouge représentant Çiva sur un pied, inscrit dans la circonférence des mondes : quatre-vingts huit francs, une somme en 1966. Je dus capituler :Mon père nous dépannera. Imparable. Je m'étais pourtant bien marié, que je susse, pour affirmer notre indépendance ; non pour passer d'une famille à l'autre.

    Encore eût-il fallu que mon épouse, pour cette indépendance, se mît au travail, j'entends le vrai travail, celui qui fait chier, mais qui permet de manger. Quarante ans plus tard, nous payons encore cette pétition de principe d'un autre âge (“une femme ne doit point travailler”)(“[elle]affirme qu'elle n'est pas du tout féministe, elle dit qu'elle veut des enfants, un mari qui puisse lui permettre de ne pas travailler) (Filles de mai, Le Bord de l'Eau 2004) - voilà qui à la lettre me répugne. De ma femme et de moi j'étais bien en effet le plus féministe.

    Mon médecin de beau-père, lui, avait interdit à sa femme de chercher du travail :De quoi aurais-je l'air ?D'un pauvre, Docteur, d'un pauvre... Ma retraite à présent suffit tout juste à vivre dans la gêne - “comment”, s'emporte-t-on; “avec tout ce que vous gagnez ?- l'argent est un sujet tabou en France, non pas tant en raison de l'envie qu'on se porte les uns aux autres en ce charmant pays, mais de cette propension des Français a toujours se croire autorisé aux commentaires, les plus méprisants possible. mortifiants ; que dis-je, il se fera un devoir de vous expliquer ce que vous devriez faire.

    Les Français sont imbattables en effet pour gérer le budget des autres. Surtout quand l'autre est un fonctionnaire. Je ne suis pas un démerdard, moi. J'ai-eu-ma-paye-à-la-fin-du-mois. Je n'ai jamais su comment gagner le moindre centime de plus que ma paye. Partant j'eusse eu bien besoin d'une épouse qui travaillât, parfaitement.L'amour s'éteintdit à peu près Balzacdans le livre de compte du ménage.Il dit aussiLa vie des gens sans moyens n'est qu'un long refus dans un long délire. Nous ne pouvons donc envisager d'acheter ni la moitié de cette statuette, ni même le modèle au-dessous. “Mon père payera”.

    Nous ne pouvons pas davantage habiter “à demi” hors de la maison héréditaire : “Et le loyer ?”. Imparable, bis. Ma femme ne peut tout de même s'abaisser à travailler pour payer un loyer, alors que le gîte nous est offert. Quel bourreau je serais. La femme est victime, alors même qu'elle vous victimise, justement par la raison même qu'elle vous victimise : souvenons-nous, toutes proportions gardées, de ces braves SS traumatisés par l'éprouvant métier d'expédier une balle dans la nuque des juifs. A la limite de la dépression nerveuse. Le pire en effet, quand je me fais anéantir, c'est que je proteste.

    Au lieu de sourire. Et c'est parce que je râle comme un putois que je suis agressif. Bien sûr il y a eu des rémissions, du bonheur : jeunesse, amour, exaltation. Illusion que les choses finiraient bien par s'arranger” . Il ne s'agit pas ici de “se plaindre”, comme disent les je-sais-tout, les psychologues de salon, ceux qui viennent insolemment vous corner sous le nez leurs avis et commentaires sans que vous leur ayez surtout rien demandé (et j'en connais ! mon Dieu ce que j'en connais !) - mais d'expliquer – pas même : d'exposer. De raconter. De faire mon petit numéro. Mon petit intéressant. C'est tout.

     

    X

    Evelyne, à dix ans, fut mon premier amour. Blonde et pâle. Comme nous discutions à petit bruit sur le perron, à trois ou quatre, elle s'est tournée vers moi pour me tendre un coquillage de la taille d'un ongle : “Tiens, je ne t'ai encore jamais rien donné. Je répondis que si ; qu'elle m'avait déjà beaucoup donné. Ce fut la seule fois que j'eus de l'à propos avec une fille. Nous nous sommes promenés main dans la main derrière l'immeuble. Je me souviens – cela n'est-il pas étrange – d'avoir convenu avec elle, en cas de mariage, que je commanderais les jours pairs, et elle les jours impairs. “Tu auras l'avantage, grâce aux mois de 31 jours.” Cela nous faisait rire.

    Cela se passait chez mon oncle, qui m'hébergeait pour les vacances. Il écrivit sur-le-champ à mes parents que “c'[était] une honte”, qu' “à dix ans [leur] fils a[vait] déjà une poule. Il m'inventait des exercices d'algèbre – voilà bien pour aimer les maths ! - afin de m'empêcher de rejoindre Evelyne, et je répétais à mi-voix en pissant dans la cuvette de H.L.M. (un luxe à l'époque) : “Je t'aime, et rien ne pourra nous séparer”, juste pour m'en souvenir plus tard. Retors, non ?

    Et je m'en souviens encore. Tonton m'a dit : “Elle est cloche, ton Evelyne ; attends que Marion revienne de colonie, tu verras !” Une petite brune en effet, piquante, jamais à court de répartie, qui se savait déjà admirée, et qui commençait à se foutre de ma gueule ; je suis retourné auprès de ma blonde. Je n'ai plus revu personne, vous pensez. Curieux tout de même. Qui va commander dans le ménage. Que ç'ait été là ma première préoccupation. Ce qui fait surtout enrager, d'après Roland Barthes, c'est quand l'être aimé prétend devoir obéir à d'autres, alors qu'il ne vous obéit pas à vous, qu'il ne tient pas compte de votre souffrance à vous, qui valez donc moins que l'autre.

    J'ai vérifié à maintes reprises en effet que la façon la plus efficace, la plus cloue-le-bec, de se soumettre un partenaire récalcitrant est de se prétendre soi-même ligoté, garrotté, par un engagement, de préférence professionnel, une promesse antérieure, auprès d'une autre personne, qu'il importe bien plus de ne pas vexer que vous - est-ce ainsi vraiment que l'on aime ? auprès d'une belle-mère par exemple, bien efficace ; je la hais à mort ; puis lorsqu'elle est morte, la pauvre - rien n'est arrangé. Dix ans de perdus. Et toujours la faute des autres. La personne aimée se réclamera toujours de sa propre soumission, del'impossibilité de faire autrement, pour vous soumettre à ce que vous détestez le plus. Je connais un couple de cons, dont l'épouse a su convaincre le mari de fréquenter sa sœur elle) (il faut suivre).

    Depuis plus de quarante ans (c'est irrémédiable désormais) le Mari Con (en espagnol : maricón ) se trouve contraint de fréquenter la belle-sœur, chef-d'œuvre de ternitude dépourvue de toute conversation dépassant les liens de famille, et le beauf, boursouflé de machisme, de racisme et d'homophobie - antichômeurs, antifonctionnaires, rien ne manque à la panoplie. ...Quarante ans à se cogner ces spécimens d'humanité de remplissage et leur tribu, à tâcher de ne pas entendre les conversations de réveillon (quarante réveillons !) sur la flemme respective des Viets et des Bédouins - je n'invente rien.

    Déménager ? Rompre ? avec des gens si sots que le refus de l'un entraînerait nécessairement l'éloignement offusqué de l'autre ? et que ferait-il, ce fameux mari, d'une épouse dépressive, qui l'agoniserait de reproches muets à longueur de semaines, jusqu'à sombrer dans une de ces dépressions que l'on se fait à soi-même, et qui trouve toujours une brochette d'éminents psychiatres pour la confirmer ? Autant gagner quelques années de soins intensifs, et accepter, de guerre lasse, que dis-je, avant même la déclaration d'une de ces guerre le plus malade est immanquablement vainqueur du couple, d'habiter désormais à 1500 mètres de distance du couple honniqui n'est pas si mal, voyons ! voyons ! à la longue ! C'était bien la peine d'en faire toute une histoire ! - les invitations se sont raréfiées, le mari y a mis le holà.

    Mais le drame, voyez-vous, c'est que notre héros a fini par se sentir à l'aise en compagnie de son ennemi, en vertu du proverbeà force de se faire enculer, on y prend goût, mais pis encore, par des affinités secrètes. C'est pourquoi, ayant toujours devant les yeux cet exemple édifiant, notre homme a toujours à cœur, bec et ongle, de ne jamais reprocher à quiconque sa faiblesse de caractère ; on est mou, comme noir, juif, asiatique. Si ma femme est attaquée la nuit, que je me sente tout soudain supposer) tout paralysé, sans aucune possibilité physique de casser la gueule à l'agresseur - quel tribunal, je vous le demande, osera me condamner pour non-assistance à personne en danger ? (réponse hélas : tous.) Je souhaite par conséquent ne jamais être dans une situation je devrais faire preuve de sang-froid, de virilité, voire de simple esprit de décision. J'éprouve toujours la plus véhémente rancœur à l'égard de ces juges qui du haut de leur bite en barre condamnent timorés et trouillards - et qu'auraient donc fait, ces lâches ?Il faut prendre sur soi. Connards - commencez donc par cesser de fumer.Ce que j'ai fait. Et de boire. Never explain, never complain. Ne pas se plaindre, ne pas se justifier - belle devise ! Mais si moi, moi j'ai toujours fait l'un et l'autre, avec passion. avec conviction ? Je suis un con, c'est cela ? Sans rémission ? Les autres, les maudits autres, qui me disaient :Tu mets l'accessoire avant l'essentiel.Il ne faut pas tenir compte des autrespontifient les sages autoproclamés, individualistes comme tous les fameux Tout-le-Monde et gros pleins de couilles, ceux qui vont répétant tout ce qui traîne dans les livres de moralesoit ! soit ! mais s'il se trouve qu'ils vous cherchent, les autres ? ...qu'ils viennent d'eux-mêmes vous glapir dans le nezsans que vous leur ayez demandé quoi que ce soit - que non, vraiment, vous ne faites pas ce qu'il faut pour leur plaire, et ceci, et cela, et que vous êtes un véritable scandale public ? tous ces petits Zorro de quartier, ces Salomon de chef-lieu de canton ! ...faudra-t-il vraiment les envoyer chier sans relâche, vivre en permanence dans la polémique et l'engueulade ?

    Les Autres. Les encensés Autres. Les sacrosaints Autres. “Comment se faire des amis” : rendez-vous compte, il y a même des ouvrages pour cela ! Dire que le rapport au conjoint représente une application particulière du rapport avec l'autre ! Hélas ! Céder pour être aimé ! ...Qu'est-il d'ailleurs besoin d'être aimé. Incommensurable faiblesse, ignoble défaite, révoltante prédestination - en être réduit à réclamer des amis, des amours, comme un chien qui lèche sa gamelle vide, qui pourlèche la main qui le bat ? J'ai cédé sur tout. J'ai fréquenté des blaireaux, et j'y ai pris goût (quarante ans de batailles tout de même) ; crêché d'avril 68 à juillet 78 au-dessus de chez ma belle-mère précisément parce que je n'offrais pas, pour Sylvie, ou de quelque nom qu'il vous plaira de la nommer, les garanties suffisantes de l'amour. Je prenais donc les autres à témoin. J'ai toujours pris les autres à témoin. C'est pour cela qu'ils venaient toujours me baver leur avis en pleine gueule.

    Seulement voilà : tes malheurs conjugaux... tout le monde s'en fout. Tout juste si tu rencontres, une fois tous les dix ans, une femelle compatissante qui t'arracherait, ô combien volontiers ! à cet enfer de servitude conjugale - à condition que tu passes, bien entendu, sous sa domination à elle. La chose est évidente, elle va de soi ! tout est de la faute d'Eve. Je soupçonne même les premiers rédacteurs de la Genèse de n'avoir inventé la femme que pour enfin rejeter sur elle toutes ces funestes responsabilités qui nous tuent depuis le fond des âges. Et les Autres de répéter :Tu confonds l'accessoire avec l'essentiel- c'était déjà beaucoup, qu'ils me fournissent cette indication ; puisqu'ils s'en foutaient - fallait-il mon Dieu que je les bassinasse...

    Sylvie Nerval m'a dit récemment : “Tu me reproches d'avoir façonné ta vie – mais c'est que tu ne m'as jamais rien proposé d'autre.” Rien de plus exact. Ce qu'a prédit Jean-Flin s'est révélé faux : je ne suis pas devenu pédé ; mais par une absolue dépréciation de ma personne, sans imaginer un seul instant qu'une imagination de moi pût avoir la moindre valeur ou légitimité, je me suis mis, de mon propre chef, sous la coupe, sous le joug bien-aimé d'une femme, la mienne. Assurément, ce que je proposais, dans un premier temps, n'était rien : déménager sans trêve, voyager, changer de femme, traîner les putes après la sodomie, et boire.

    Vous voyez bien que j'en avais un, de programme. C'est mon cousin qui l'a rempli : gaspillage de ses deux pensions à pinter, fumer, régaler des clodos finalement trop soûls pour assister à son enterrement à 57 ans : cancer de l'œsophage. Mon grief essentiel ? l'immobilisme. Un immobilisme féroce. A ne jamais avoir coupé le cordon ombilical. Se retrouver dans la même ville, dans les mêmes rues qu'à dix-neuf ans. A se demander vraiment à quoi ça sert d'avoir vécu. Puis qu'on est toujours là. Puisqu'on en est toujours là. Ma mère donnait toujours le signal du départ :Je ne veux pas rester dans une maison je mourrai.

    Sylvie Nerval a toujours eu beau jeu de prétexter que je voulais imiter ma mère, ce qui prouvait mon manque de maturité. Je lui rétorquaisTu nous forces à demeurer juste au-dessus de ta mère à toi.Une fois par jour ; en dix ans, 3560 fois. Ping, pong. Ping, pong. Renvoi d'arguments, d'ascenseurs. Efficacité néant. Douze ans de banlieue, même barre, même appartement. Dix à Mérignac, banlieue, cette fois bordelaise. En attendant plus. Rien n'y a fait de représenter l'horrible, la funèbre, la gluante et engloutissante chose que ce sera de se sentir vieillir et décrépir dans ces mêmes espaces étroits déjà nous nous heurtons : rien ne nous décollera plus.

    Il faut vivre comme tu penses, mon fils, ou tu finiras par penser comme tu vis. Rien qui se vérifie plus épouvantablement que cet aphorisme rebattu (Rudyard Kipling ? Francis Jammes?). Je me suis trois fois trahi. Ces bassesses je me suis vautré constituaient d'ailleurs, jadis ! - les aliments indispensables de mon énergie à tromper ma femme.Après tout ce qu'elle m'a fait ?pensais-je, et j'enfonçais ma queue. ...Si j'avais tout accepté tout de suite ? Si je n'avais pas lutté ? (puisque c'était pour rien...) (je m'évadais par l'excellence de mon œuvre, sans rire !) - si j'avais cédé sur tout - n'en aurais-je pas tiré malgré tout quelque bénéfice ? Tout m'eût-il été accordé, et plus encore ? ...en compensation à ma soumission, à mon amour extrême ?

    J'en doute - à voir ce qui se passe lorsqu'on renonce – partout - toujours... mais ... alors... c'est que j'ai bien agi. Protestant, ergotant, souffrant sans cesse. Fût-ce puérilement. Sinon je n'eusse été que l'ombre de la reine ! ce sont plutôt les femmes, paraît-il, qui souffrent de cela... Il m'a fallu bagarrer ferme afin d'arracher quelques bribes de libertés, au pluriel. Jour après jour, minute après minute de mon emploi du temps... Domicile imposé... Profession toujours considérée avec la plus totale indifférence... Eventualité d'un emploi pour elle repoussée avec la plus extrême indignation, d'année en année - toujours un obstacle, toujours une incompatibilité, toujours une impossibilité sur-le-champ exploitée – c'est trop dur ! disait-elle – ben et nous, alors ? protestèrent un jour mes collègues féminines.

    ...Celui qui travaille, c'est l'homme. Difficile pour moi, aujourd'hui encore, de prendre mes distances envers cette question, si simple à résoudre pour autrui, qui me hantera jusqu'au bout. Mes griefs sont intacts. A ce moment même où j'écris mon Histoire d'amour. Combien de fois, excédé par mes geignardises, les autres tous en chœur ne m'ont-ils pas crié de rompre ! ...Moi j'ai cédé. A quoi bon traîner après soi une femme récalcitrante, à quoi cela sert-il d'être unis, si c'est pour vivre dans un perpétuel climat de revendications, de récriminations, d'hostilité, pour la simple raison qu'il convient de se conformer à “ce que doit être un couple”, chapitre tant, paragraphe tant... Mon histoire d'amour est la seule à traiter. Peut-être que j'ai honte d'avoir été heureux de cette façon. Ou malheureux. Pourriez-vous répéter la question. Rien obtenu. Adapté. La faculté d'adaptation est-elle une liberté ? ...le comble de la liberté- pardon : de l'intelligence, d'après les zoologues... Il m'est donc tout à fait loisible d'imaginer que c'est en raison de mon exceptionnelle intelligence que je me suis le mieux adapté en milieu défavorable... Si ça peut me faire plaisir... J'ignore si nous nous aimons. Si nous aurions été à la hauteur de nos vies rêvées.

    Sylvie Nerval m'a fasciné. Ma mythologie portait qu'il fallait se prosterner devant la Femme ; ce n'est pas, semble-t-il, ce qu'elles attendent. Je pensais, moi, qu'il fallait conquérir une femme. Comme une forteresse. C'était dans les livres. Ça devait marcher. Au lieu de me faire valoir, de frimer, je les suppliais. Ce qu'il ne faut jamais faire (« supplie-t-on des montagnes ? »). Finalement on ne sait rien du tout, de ce qu'il faut faire.

    Je tombe amoureux sans bouger, sans procédé, sur simple photo. L'une d'elle représente deux jumelles l'une près de l'autre les yeux baissés, ineffable communion récusant d'emblée toute connotation sexuelle. Sans nul besoin de se toucher pour jouir ensemble, d'être. La deuxième photographie renvoie au masculin : cinq jeunes gens très élégamment mis, mannequins professionnels dont l'homosexualité se déduit aisément ; mouvements suspendus, comme d'une conjuration, regards francs, trop clairs ou par-dessous. Offre et dérobade, attirance et réserve.

    Les tiendrais-tu, les battrais-tu, qu'ils ne révèleraient pas leur secret, dont ils sont inconscients. Ou dépourvus. Le troisième cliché montre un Noir vêtu d'un complet gris classique, d'un chic où je ne saurais prétendre ; sa braguette entrouverte laisse passer un sexe au repos d'un satiné prolongeant, incarnant charnellement la douceur du tissu dont il est issu, organiquement désirable - à condition expresse que ces trois photos désignées ne se meuvent pas, ne parlent pas. Que tout demeure figé dans la bouche de l'œil , en éternité qui ne fond pas.

    C'est de photos, de représentations, que je tombe amoureux, petitement, imperceptiblement, par suspension de l'œil et du souffle, à portée de mes mains et hors de ma vie (grain chaud, glacé, de la pellicule). Mais rares sont les plus belles filles du monde qui sitôt qu'elles ouvrent la bouche ne profèrent immédiatement quelque irrémédiable rebuffade ; que l'image s'anime, s'épaississe de mots, de sueurs, de gestes, elle sort à jamais de nos bras . Je trouve aussi très doux de fixer dans le rétroviseur les traits des conductrices qui me suivent, s'arrêtent au feu juste dans mon sillage, se parlant à elles seules pâles et glabres comme un cul sans se croire observées malgré nos convergences de regards au fond de mon miroir.

    Je leur dis je vous aime sans tourner si peu que ce soit la tête, afin que mon âge ou mes adorations ne révèlent rien de mon ridicule. Je peux enfin fixer la première qui passe et pour éviter le si automatique qu'est-ce qu'y m'veut c'connard de la femme moderne - mon procédé consiste à ravaler, à l'intérieur de ma paupière sur fond de muqueuse ardente (capote interne des se projettent les persistances rétiniennes) trois secondes de vision si je maintiens les yeux fermés, éphémère image d'amour entraperçu. Je m'arrête alors prenant garde de n'être point heurté, murmure à ma vision des mots tendres, lui proposant des pratiques précises, juste avant qu'elle s'efface. ¨Plaisir de puceau, je sais. Dans ces fugitives fixations subsiste ainsi que sur photo l'en deçà de l'émoi, premier pincement de cœur éternel.

     

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    Ce mois dernier soixantième année de mon âge enfin s'est découverte à moi - révoltante particularité (désespérante caractéristique) de ces apocalypses de la vieillesse, d'intervenir toujours aux temps précis où ils deviennent inopérants – la clef de l'obsédante compulsion dont je suis victime : il faut nécessairement qu'une femme prétendant m'attirer (elle n'en peut mais) souffre, soit en difficulté, mélancolique, languissante – dolente – au plus éloigné possible de ces copines actives, musclées, halées, “battantes”, que je ne puis admirer ni aimer en aucune façon.

    Il me faut chez elles des virtualités d'attendrissements,d'apitoiements sur elle et sur moi - jusqu'au beaux désespoirs, aux larmes à l'aspect du néantjuste effleurés. Que me font à moi ces beautés rayonnantes ? qu'importe en effet à ces femmes que je les aime ou non ? si c'est elle qui m'aime, sans que j'y réponde supposer), n'aura-t-elle pas tout loisir de se consoler ? Qui plaindra ces femmes éclatantes ? Nous n'avons pas appris encore à aimer une femme semblable, un copain avec des nichons comme dit le comique. Il m'en faut une à compléter, qui me complète. Construite comme moi autour d'une faille.

    A consoler, à protéger - protéger : voilà le grand mot lâché, fécond en sarcasmes :Nous n'avons pas besoin d'être protégées !ouRetourne chez ta mère !- mais une femme que je caresse et que je berce. Compatissants tous deux, aux premiers et seconds degrés, même si tout paraît frelaté, sans que nul autre le sache. Que nous retrouvions joie et santé l'un par l'autre. Il est assez désarçonnant de constater que nous avons Sylvie Nerval et moi suivi ces excellents préceptes de la façon la plus involontairement perverse qui soit, puisque jadis (nous comptons désormais par dizaines d'années) pour peu que l'un d'entre nous fût triste, l'autre brillait, et réciproquement : jamais nous n'étions d'humeur égale ; Sylvie Nerval étant joyeuse et près d'agir, je ne manquais jamais de lui représenter tous les obstacles jusqu'à ce qu'elle se fût assombrie, pour offrir à nouveau ma culpabilité. Dilapider ainsi dans ces manèges tant d'années communes, gâcher si sottement, si vainement, nos énergiesainsi soustraites à la véritable action de la vie véritable extérieurequelle énigme ! ...nous aurions donc préféré parcourir, piétiner en rond ce vieux manège ? Je devrais bien désespérer de cette prise de conscience si tardive. C'est donc cela qu'on appellesagesse. Apprendre enfin ce qu'il eût fallu faire (pour dominer [c'est un exemple] sans l'être ? car la douleur de l'autre te domine. Autre découverte de ce dernier mois : ne jamais désirer la femme désirée. La regarder simplement dans les yeux. Avec la plus totale indifférence (et ce que l'on feint devient si vite ce que l'on est). Comme si tu n'avais pas de femme devant toi, que non, décidément, la différence sexuelle, tu ne la voyais pas - une femme ! qu'est-ce donc ? - rien ne délecte plus la femme de n'être considérée que pour leurs charmes d'espritpas même : une fois dévêtues de leurs caractéristiques sexuelles ; une bonne fois évacué le sexe. Cette chiennerie, dit la fille Gaudu dans le Bonheur des Dames. La bonne camaraderie. Soutiens sans faillir le regard franc de la vierge : tu vois, là, c'est l'amitié qui s'installe.

    Pour moi c'en restait là. Quant à pouvoir un jour montrer son désir, dévoiler sa vulnérabilité, sans courbettes de chien savant, ou battu – quelle paire de manches ! ...il paraît que cela se peut. Je l'ai lu dans les livres. Vu au cinéma. Le peu que je sais, c'est que les femmes apprécient beaucoup le naturel en effet – tant qu'il ne s'agit pas de sexe. Telle est mon expérience. (Et comme le double jeu des femmes n'a jamais manifesté le moindre signe d'essoufflement, il est non moins évident que la moindre lueur d'hésitation ou de doute au fond de votre œil vous vaudra les sarcasmes les plus vils – passons) - je ne puis en vérité me résoudre à ces nouveaux usages égalitaires, de regarder d'abord une femme dans les yeux “comme un pote”.

    Ce marchepied d'égalité n'est pas moins ardu à franchir en définitive que les codes ancestraux de pudeur, d'atermoiements, voire de bigoterie. Que celle que j'aime puisse me retenir sur la pente des petits abîmes. Femme-nounours, petite fille, juste le petit chagrin, gonflable et dégonflable à volonté. Sylvie m'est tombée dans les bras pleurant sur elle-même, et j'ai fait de même. Victoire ! Défaite ! Consolation mutuelle. Persuasion de la femme désirée (dont on désire l'amour) sur la base malsaine de sa faiblesse. Pitié réciproque dont on dit tant de mal, qui paraît-il rabaisse qui l'éprouve et qui la reçoit.

    Puis jouer le consolateur afin de récolter le fruit. Faire à son tour la victime, profondément lésée par une protection si coûteuse. De ce double système de bascule entre protecteur et obligé déduire un double système de culpabilités mutuelles. Indissoluble et sans recours. Une femme plaintive et consolatrice à qui j'aie pu me plaindre, tels furent notre pain béni et nos abandons (rouler dans la boue, jouir de la boue). Malsainement hululer de concert, s'engloutir dans nos trous ; ainsi jouissent les enfants insuffisamment consolés. Dont la mère fut la plus à plaindre de toutes soit chez sa propre mère la plus grande obscénité. Alternons par conséquent l'admiration, la protection, la soumission - l'attendrissement sur les sots gâchis, le plaisir des doubles faiblesses et des éternels inaccomplissements. Or nous avons bien lu, distinctement, chez Goncourt, que la conscience de sa supériorité jointe à l'attendrissement que l'on éprouve face à l'injustice ouvre une voie royale à la folie. S'ensuivent en effet de lancinantes lamentations, renforcées car mutuelles, sur soi, sur l'autre, la première injustice ou folie consistant bien sûr en cette liaison que nous avons eue avec celle, ou celui, qui ne saurait s'approcher de la perfection. D'où tentation pérenne de désigner l'autre ou soi-même à l'accusation de bouc émissaire. La promiscuité, le fusionnisme, aiguisant chaque trait.

     

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    Corollaire

     

    Une telle disposition du couple s'apparente à l'adoration de la femme-enfant ou plus précisément du double-enfant. Rien de plus exaspérantd'autant plus attachant, d'autant plus ligotant - que ces agaceries, sautes d'humeurs, fantasqueries, rien de plus fascinant que ces narcissismes croisés, ces échos toujours malvenus.

     

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    Fascination, suite

    . Une blonde n'ayant pour couvrir son intimité sur la plage d'étang qu'un tissu effilé sans relief sur un sexe pressenti lisse et glabre générant sur moi qui lui fais face une fascination bridée par ce trop plein d'humains, sa vulve à trois largeurs de mains de moi, le mari à deux pas lisant sur le sable et l'enfant gambadant par diable passé, sans qu'il fût un instant possible qu'elle ne m'eût point vu - absolue suspension du souffle et du sentiment, la pétrification devant le videsachant que s'étend sous ce mince pont de coton blanc un sexe véritable exactement configuré. J'avais retrouvé ce vertige et ce jeu de dupes autre exemple ? Ce con à feuille d'or si volontiers conçu plaqué magnétisant le regard de cet autre assis près de moi (le même) qui perdit si souvent contenance s'il la regardait ; sous tant d'afféteries, d'innocence et raffinement mêlés, la vitalité même de l'homme se dissolvant, naufrageant sous les yeux de cette autre femme qui l'accompagne muette égarée réprobatrice au sein d' ivrognes et d'aveugles, avec la volupté cuisante du réprouvé.

    Mon ami fusillé du regard et d'une moue, indécelable à nul autre que lui - certaines figurines féminines ainsi, sous leur feuille d'or, trouveraient-elles matière à jouir sans y toucher de tant de sang et de semence puisés dans la candeur grossière de l'homme ; l'amour que j'ai voué à Sylvie Nerval se justifierait alors, dans sa forme la plus archaïque, par cette adoration courtoise de la femme que cette dernière à présent feindrait de rejeter comme fardeau, paralysie, ligotage, aliénationsachant ce que recèle une telle malsaine adoration).

     

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    L'androgyne essentiel est d'abord un enfant, volontiers nomméla créature, avec tout ce que ce terme évoque de réprobation au tournant des deux derniers siècles : réchappé d'une catastrophe guerrière, poursuivi jusque dans son exil, l'enfant-prêtre se prostitue ; recueilli par un vieux musicien qui s'éprend de lui, l'Androgyne se livre à des surenchère de comportements incompréhensibles ou capricieux - ce résumé fragmentairetendancieux - échoue volontairement à rendre un tel monde. S'avise-t-on en revanche que tant d'agissements, tant de manèges peuvent s'entendre d'une très jeune fille, qui écrit, ce si grand mythe s'évanouirait, s'y substituant hélas une irritation d'adulte lecteur contre une gosse tête-à-claques (l'amour ainsi décrit devant dès lors se définir comme enfantin, puéril, immature) (ou céleste). Aussi l'accès le plus direct à ces contrées reste la peinture, Sylvie excelle ; ce filtre assurément moins explicite adoucit les précisions des inlassables retrouvailles et autres aventures d'Ayrton dit l'Androgyne et de son double ténébreux R. aux cheveux d'encre...

    Sur ce terrain donc se joue une fois de plus l'increvable problématique de l'ascendant (de l'Un sur l'Autre,qui d'Elle ou de moi), problématique réductrice, fâcheuse, pitoyable. Triviale. Pathétique. Dont mes amours ultérieures se trouvèrent irrémédiablement perverties (pages après pages noircies sur mon martyre marital - inépuisables doléances, larmes, enfantillages). Rameutage de griefs éculés, incommensurables déplorations : d'avoir fréquenter tant d'amis qui n'étaient pas les miens (qui se fussent à coup sûr avérés ivrognes et putassiers) (mais je n'aurais pas eu d'amis). Pas un seul. Tandis qu'elle m'a tiré par exemple d'une humiliation publique imminente, devant cette grappe humaine un jour agglutinée place de l'Horloge (Avignon) psalmodiant (des beaux, des déguisés, des zalapaj) quatre notes répétitives dans un mantra rigolo, que je voulais diriger, pauvre con, au passage, guider vers une belle impro polyphonique de mon cru - qu'est-ce qu'il se croit celui-là ? d'où y sort ce con ? - en vérité, je l'avais échappé belle ; Sylvie m'entraîna juste avant la cata, je lui infligeai une scène épouvantable : elle me brimait, elle me coupait du monde - ce gadin, cette gamelle, ce râteau que je me serais pris ! c'est à l'échelle de toute ma vie qu'elle m'a sauvé de ma connerie, de mon inadaptation foncière à la relation humaine.

    Et si ma femme ne m'eût pas instinctivement pris de court, à chaque fois, des années durant... si je n'avais pas cédé, sans cesse, en braillant, parce que je reprenais à mon propre compte ce maudit schéma crétin élaboré par les propagandistes – d'une femme nécessairement piétinée, avilie par le mâle - si une telle ineptie ne se fût imposée à ma timidité invalidante, arrogante, c'est moi qui l'aurais soumise, au contraire, à ma propre loi. Je me suis posé en victime du féminisme : et si j'avais simplement cédé au bon sens ? Si j'avais tout bêtement reconnu que l'essentiel est de suivre la raison, peu importe qui des deux ait raison ?

    Nous appellerions cela tout bonnement la lucidité. Celle de Louis XIII se reconnaissant tributaire des excellentes raisons de Richelieu. Ce qui ne veut pas dire que le roi se laissait mener. C'eût été tout l'un, ou tout l'autre : j'aurais imposé mes spectacles de merde, imposé mes amis de merde comme j'en avais tant connu, d'incessants déménagements, ma tyrannie domestique. Ne pas se désoler donc d'avoir aimé, cédé. Elever ses pensées. Considérer à quel point la question de connaître le chef s'apparente à la place du moi dans le couple, ou parmi les hommes (voire dans le sein de Dieu ? ) Il faut êtredisait Talleyrandaigle ou serpent” – dévorant ou dévoré ? ...par honte, incapacité - illégitimité du premier - je me suis jeté à la soumission, dévoré par la perte, par ma dévoration faisant ma perte ; dévotion, révolte et trouble.

    On ne résiste pas à Dieu, fusionnel, exclusif comme il est ; mais la femme ne nous étant nullement supérieure - le seul - l'unique moyen de ne pas céder à la dévoration sera de célébrer sa propre volonté, sa propre adhésion – comme tant d'autres femmes se le sont vu imposer par tant de curés, pasteurs et notaires à travers siècles : “Je cède, je me fais aimer, je règne” - à présent soyons clair : Edipe s'étant vu barrer la voie rebroussa chemin, vit une femme en larmes et l'admira. Question : Sylvie Nerval s'en montra-t-elle au moins reconnaissante ? peut-on parler de son bonheur ?

    ...Oui, à supposer que l'adorateur, le sacrifié, s'acquitte sans mot dire de cette abnégation (que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite). Or tout se passe au contraire comme si je devais rendre des comptes à quelque Instance ( Laïos ? Jocaste ?) au profond de moi : cédant certes, mais toujours, toujours à contrecœur (j'ai toujours vécu à contrecœur). Si un sacrifice vous pèse, dit Romain Rolland (Jean-Christophe), ne le faites pas, vous n'en êtes point digne. Je t'emmerde, Romain Rolland. Je voudrais bien t'y voir. Comme si on le faisait exprès. Comme si l'on faisait exprès quoi que ce soit.

    ...Grommelant, regrettant – Léon Bloy, parlant de Dieu, affirme que l'analyse psychologique prit un jour hélas le relais de l'adoration, de la fusion – que l'analyse absorbe en son propre nombril. Pas un sacrifice en effet, pas une attention dont je ne me sois empressé de faire payer tout le poids. Pas une faveur qui ne fût lestée d'une plainte gâtant, moisissant tout. Tel Christian V., expéditeur polaire, détruit tout son mérite, exhalant dans les termes les plus orduriers, à chaque plan filmé, toute sa rancœur contre les obstacles d'une entreprise que personne ne lui avait demandée.

    Il entre dans ces abnégations trop de rabaissements. Sous le sucre et l'encens tant de fiel embusqué. Chevalier servant, souffrant pour sa Dame, renonçant à ses volontés propres (existent-elles ?) - prétendant que ce n'est rien, me dépouillant à grand bruit de tout désir alors précisément que cette fois c'est l'autre qui cède à ma détresse... Si malgré moi je remporte la victoire dans mon champ de ruines, d'un coup je n'en fais plus de cas, n'en tiens plus compte, et je replaide en sens inverse, vers mon martyre.Après tout... Je trouve autant de plaisir à l'inverse de mon désir.Les dépressions sombra Sylvie Nerval furent provoquéessans être le moins du monde atténuées. Chacun rivalisant d'abaissement, tyrannisant l'autre de l'obscénité de sa faiblesse. Nul ne s'est retiré du jeu. Ces décennies de prison me font hurler de rage.

    Exemple : rien de moi sur les murs ; me contenter de la pièce la plus malcommode (une heure de lumière par jour) - comment l'amour peut-il s'accommoder à tant de petitesses ; à supposer même qu'il suffise d'invoquer mes goûts artistiques nuls... Puce à l'oreille : l'indignation d'un couple de visiteurs : “On dirait” s'exclamèrent-ils “que Bernard n'habite pas ici ; aucune trace de sa présence nulle part”. Autre et bien plus profonde, sinistre, funèbre sonnerie d'alarme, cet oncle – raisonnant sur la présence, à proximité, d'un Lycée, suggérant donc avec satisfaction qu'il me suffirait d'obtenir cette nomination à cinquante mètres de chez moi, pépère, pour le restant de ma carrière ; j'ai grogné qu'il ne m'aurait plus manqué qu'une laisse : “boulot-gamelle-boulot”.

    Le tonton n'y revint plus, mais j'avais senti mes cheveux se dresser sur ma tête. Il ne me restait plus de toute façon, en ce temps-là (renoncement, admiration) qu'un infime noyau d'honneur avant extinction finale. Ne voir que ridicule dans ces hurlements de détresse témoigne d'une méprisable férocité. On meurt sous les coups d'épingle, tas de cons. Dix années pleines de telles minuscules avanies ne sauraient en aucun cas se compenser, quoi qu'en déblatèrent les psys et autres pontes, par les prétendus avantages qu'y trouveraient à foison, paraît-il, les opprimés, qu'on aurait bien tort de plaindre, puisqu'il paraît que la pitié, tas d'enculés, avilit...

    Il faut tout de même bien balancer cette grosse claque dans la gueule que jamais, au grand jamais, ces prétendus avantages, ces mirifiques “compensations”, n'effleurent le moins du monde la conscience de celui qui souffre. C'est bien beau, l'inconscient. Mais sensoriellement, ça n'existe pas. Ce qui est pourri est pourri, ce qui est foutu est foutu. C'est replâtrage et replâtrage, à tour de bras ! Les femmes de l'émir, ses chameaux, ses chiens, se laissent mener. Et certes, assurément, je n'en disconviens pas, j'ai découvert, aux hasards poétiques de la soumission, tant de merveilles - que l'Initiative, la Volonté, la Force et autres hideuses idoles ne m'eussent jamais obtenues ! il se développe en effet, il se fortifie au fil de la passivité un tel sens poétique, un à vau-l'eau, un voluptueux abandon semblable à celui du Roi Arthur, lequel tout roi qu'il fût descendait tout communément, tout couramment, à la rivière “pour voir s'il n'était point survenu quelque adventure” ; alors au fil du fleuve se présentait immanquablement telle barque pontée où repose le corps d'une pucelle, et c'est l'incipit – in- ssi – pitt, blats bâtards, quand on veut faire son latiniste, on se renseigne - de la quête du Graal !

    Au lieu donc sottement de me gendarmer comme eussent fait tant de ceux qui savent si bien ce qu'ils veulent et ne découvrent que ce qu'ils ont décidé de découvrir, et encore, après coup, je suis descendu où il plaisait à Sylvie N. de m'emmener, c'est-à-dire sur place. Guidée qu'elle fut plus, à mon sens, par fantaisie que par sa décision, alors que ma pente sans doute ne m'eût entraîné que vers ma propre catastrophe. Les rares fois où elle me céda, je me fâchai fort, lui reprochant la moindre réserve de sa part, tandis que j'acquiesçais, moi, toujours, et par grincheuse courtoisie. Il m'a toujours paru qu'elle savait mieux que moi ce qui me grandissait, me nourrissait : découverte comme je l'ai dit du ballet, que je pensais disparu, de la peinture à l'huile, que je pensais engloutie - de quoi m'eût servi en revanche de connaître avec elle les joies rustaudes du stock-car ou de l'ivrognerie populaire ?

    Si la femme cède, se rend à mes raisons, ma jouissance s'en trouve annulée de ce fait même ; Simone de Beauvoir évoque à merveille ces faux débats où l'époux, l'homme, veut qu'on lui cède, mais non sans avoir longuement résisté : la femme doit feindre l'opinion contraire, pour lui fournir l'occasion d'une victoire, qui ne s'entend pas sans quelque lutte... A l'inverse exact je cédais, moi l'homme, mais non sans m'être défendu, sachant que c'était en vain, jouissant de ma capitulation annoncée (quoique je me contrefoutisse d'augmenter son supposé plaisir). Voilà pourquoi j'estime qu'il n'est pas vrai, peut-être, que les femmes du temps jadis n'aient jamais pu connaître, disent-elles, que le plus profond malheur, et la victimarisation des femmes, vous comprenez que tout le monde a fini par en avoir plein le cul.

    Or de tout cela, Docteur F., j'étais inconscient, et peut-il exister des choses sans qu'on les ait personnellement, consciemment vécues ? J'étais dans mon esprit celui qui apaise, le grand réconciliateur, à la façon des femmes de jadis. Mais j'y mis tant d'aigreur, comme certaines d'ailleurs, que Sylvie Nerval ne pouvait que conserver, cristalliser au sein même de sa victoire (qui n'était pas vécue comme telle, puisqu'à son sens il s'agissait d'un dû, résultant d'un raisonnement, d'un comportement logiques, affectivement neutres) cette culpabilité qui gâte toute chose, et fut cause assurément de tant de mollesses dépressives dont je n'ai cessé de lui faire grief, en étant moi-même la cause.

    Puis-je ajouter cependant que ce perpétuel découragement ne fut pas moins la cause de ma désenvie de vivre. Ainsi la femme cède à l'homme et le sape dans toutes ses énergies, par son sacrifice exhibé. Et réciproquement. On en jouit semble-t-il dans son inconscient. Autrement dit on n'en jouit pas. Je puis assurément me rebâtir tout mon passé, sans rien omettre des preuves, mais ce qui fut souffert fut bel et bien souffert. Sans vouloir jouer les victimes... Mes voyages se sont bornés aux capacités de mon porte-monnaie,mon petit salaire de peigne-cul, comme me le rappelait obligeamment une correspondante. Libre aux doubleurs de Cap Horn d'estimer sans sel mes découvertes creusoises ou berrichonnes. Me limite aussi dans le temps l'abandon je m'imagine que sombre, sombre parfois réellemement Sylvie Nerval trop longtemps seule. Je pourrais prolonger ces quatre à six jours qui me sont accordés, étirer ce fil à ma patte ; mais il me plaît sans doute de m'imaginer attendu, indispensable.

    J'obéis du moins à des rites ; rouler un certain nombre de minutes et visiter, marcher, que je me trouve, quel que soit le manque de pittoresque ; je me détourne souvent pour un château. Mais je peux également foncer tout droit vers le sud / sans presque [m'] arrêter, Cordoue le matin, Séville l'après-midi, ce qui est scandaleusement insuffisant, mais permet de parler au retour ; Sylvie Nerval en voyage flâne dès le premier jour, découvrant ou redécouvrant maints et maints situscules et sitouillets sans envergure. Son plaisir (si je lui lâche la bride, si je me laisse mener !) consiste à replacer ses pas sans cesse dans les siens : nostalgies du petit espace mais plus encoredésirs,envies,besoins, mots enfantins, d'une exaspérante innocence - mes désirs à moi se trouvant toujours à l'exacte intersection des désirs inverses, aussi bien que de leur absence ; obéir à Sylvie Nerval serait donc obéir à la vie et m'y abreuver, alors de moi-même je prévois tout, j'endigue toutquoique mon voyage tienne aussi bien de celui du père Perrichon : découvrir ! ne fût-ce qu'un gros bourg, pourvu que je n'y aie jamais mis les pieds.

     

     

    X

     

    Nous éprouvons tous deux une sacro-sainte horreur pour tout le matériel, encore qu'elle peignede sa main, ce qui me semble parfaitement incongru, hors-norme, exception confirmant la règle comme disent tous les racistes ; nous aimerions Sylvie et moi n'être que tout idées, tout art. Nous n'aurons véritablement vécu en effet que par et sous les impressions d'un film, d'un livre, d'une musique ou d'une danse. Ajoutons pour Sylvie Nerval ce monde cérébral révélé plus haut - le réel ? il se sera toujours refusé à nous, à moins que ce ne soit l'inverse. Nous ne saurons supporter le moindre refus ; nous nous détournons alors, préférant nous faire rouler, le déplorant aussi, conscients de notre infériorité sans remède dans les choses inférieuresquand les œuvres d'esprit jamais ne nous auront déçus.

    ...Ainsi nous haïssons le bricolage. Grande passion de l'homme de peu. Est-il je vous le demande quoi que ce soit de plus vulgaire et de plus bas de gamme que la béatitude infiniment creuse du bricolo qui vous tanne avec sonportail installé soi-mêmeou son rafistolage automobile maison. A tous ceux qui m'objectent, les yeux injectés de haine et de bonne conscience, que je suis tout de même bien content de les trouver pour me tirer d'embarraas, je réponds que je suis bien content assurément d'aller chier tous les jours, mais que je n'en inviterais pas pour autant ma merde à table. Il faut à mon sens posséder l'âme vide et vile de la populace résolument réfractaire à toute spéculation intellectuelle pour s'abaisser à se souiller les mains par quelque manipulation que ce soit, de bricolage... peindre sur toile assurément (voir plus haut) débouche sur l'éternel ; déboucher les chiottes : non. Je sais, Dieu sait si on me le répète, que la main est intelligente. Mais nul ne m'en pourra jamais convaincre. Un sillon, une chaussure, n'égaleront jamais en intention (je ne parle pas de la réalisation) l'Œuvre d'Art, consacrée par l'éternité des Divins Préjugés. Il existe, si arbitraire qu'elle soit peut-être, une hiérarchie des valeurs que nous respecterons toujours Sylvie Nerval et moi, quelles que soient les violences des propagandes égalitaristes.

    Nous tordons le cou aux démagogues alléguant l'égalité du boulanger et de Mozart ; pour des milliers de boulangers, quelque compétents, quelque vertueux (voilà bien la répugnante faille de raisonnement) qu'ils puissent être, il n'existe et n'existera qu'un seul Mozart. Ajoutez à cet intolérable fascisme (n'est-ce pas !) qui est le nôtre une farouche défense des valeurs passées, mais aussi, de façon douillette sans doute et parfaitement incohérente, l'attachement aux grandioses adoucissements de la condition humaine : le progrès matériel justement, permis par les techniciens, les bricolos, les “hommes matériels” si vilipendés au paragraphe précédent. Plus encore de notre part un viscéral cramponnement à l'Athéisme, à la Liberté Sexuelle, qui nous semblent découler non pas de la démocratie, mais directement de la sainte et laïque raison bourgeoise et cultivée. Ce n'est pas en effet pour avoir souscrit aux suffrages de quelques bouseux incultes que nous avons conquis toutes ces belles choses, comme les découvertes médicales, mais en luttant de toutes nos forces, justement, contre leurs préjugés et leurs hargneuses sottises.

    Le peuple est méchant, écrivait Voltaire ; mais il est encore plus sot. Ce sont les études qui forment l'élite, et par là-même l'arrachent au peuple et à son étouffante connerie. Soyez bien assuré que si l'on redonnait la parole au peuple, son premier soin serait de rétablir peine de mort, torture en public et persécution des pédés. Il brûlerait, ou laisserait périr les musées, le peuple, il se livrerait au fanatisme. En admettant tant que vous voudrez que cela soit faux - il n'en est pas moins vrai, regrettable ou non, que la sainte horreur du populo est l'un des plus fermes ciments de notre union ; nous ne fréquentons point cette engeance renégate de l'âme et de la raison. Aristocrates des buissons, nous ne méritons point de vivre assurément, selon la doxa du jour ; c'est ainsi que Monsieur des Esseintes exigeait de son personnel d'avoir achevé les travaux de jardin avant onze heures, afin qu'il pût jouir des allées de buis parfaitement râtissées sans risquer d'entr'apercevoir le moindre fragment de bleu de travail... S'il est en effet quelque individu avec qui pour ma part je sois rigoureusement incapable d'échanger une parole, ce sont bien les gens du peuple, juste capables, sitôt qu'on leur laisse ouvrir la gueule, de proférer des horreurs sur les arabes, les juifs et les fonctionnaires (aux dernières nouvelles c'est nous, Sylvie Nerval et moi, qui sommes les fascistes).

    ...Nous aimons pourtant bien jouer à la belote (alexandrin).Second degré? Nous possédons huit ou neuf jeux de cartes, très originaux (A présent je tombe de sommeil et j'ai bu de la bière, et tant d'ostentation de seigneurie me fatigue, moi qui ne suis qu'un con. Quand je me suis réveillé, une profonde tristesse m'a étreint de marchandises. J'ai trop haï et méprisé dans les lignes précédentes.) Je voudrais cependant ajouter qu'il existe un autre jeu appelé Trivial Pursuit, qui signifieDivertissement banal,populaire, formé de questions et réponses sur cartes réversibles.

    L'une des formules de ce jeu concernant l'histoire de l'art, nous y jouons parfois avec nos meilleurs amis, dépourvus pourtant de ce qui s'appelleinstruction bourgeoise(bellecontradiction, preuve par neuf de mauvaise foi : nous ne pensons pas ce que nous pensons). Si le premier, autodidacte, fait jouer ses rouages déductifs, nous souffrons profondément de voir l'autre se faire répéter les questions, travestissant son ignorance en anxiété, prenant son temps pour permettre à son partenaire amoureux de lui souffler la réponse (c'est bien plus plaisant entre initiés, Sylvie Nerval et moi, à armes égales) ; dirai-je que cette amie tient absolument à nous entraîner dans l'orbe crasseux de Dieu sait quelles épaves quil s'agit de repêcher dans je ne sais quelleassociation; or en dépit de toute l'affection que nous éprouvons pour elle à titre privé, nous refusons et refuserons toujours de toutes nos forces de participer à quelques activités que ce soient pour ces semi-clochards et déglingués divers extirpés tout dégoulinants de leurs caniveaux ; j'ai suffisamment trimé toute ma vie à tenter de m'élever au-dessus du vulgaire, et à hisser au-dessus du ruisseau tant d'innombrables fils et filles de blaireaux incultes (pléonasme, parfaitement, pléonasme) pour refuser d'envisager le moindre refrottement à cette engeance, à ce tissu conjonctif, à cette humanité de remplissage qui vous dégoûterait bientôt de l'humanité. Jusqu'à ce que ma propre fille ne réintroduisît hélas dans ma famille des individus de cette race d'ignorants fiers de l'être, j'avais été jusqu'à l'aveuglement de penser qu'enfin, ouf, ils n'existaient plushélas !...

    Le troisième jeu est celui des échecs, où je parviens toujours par étourderie à me faire écraser non sans en concevoir quelque dépit - les échecs sont une activité d'homme responsable. Je ne les aime pas beaucoup. Tels sont les jeux qui entretiennent l'amour. Je m'efforce d'y multiplier les plaisants propos – outre les annonces, commentaires de capotes ou de carrés d'as – ainsi le dernier jeu de cartes (nous en avons dix) s'appelle-t-il “Reptiles et Batraciens du monde ; ce sont chaque fois des récriements de part et d'autre sur la beauté des reproductions - car ces jeux signalent un certain ennui, une faillite de communication, et je ne les refuse jamais, sachant que Sylvie m'est reconnaissante de mes saillies - en bon français de prolo : on joue ensemble pour se raconter enfin des conneries.

    Qu'est-ce que vous croyez. J'en ai ma claque de cette honnêteté intellectuelle et de cette logique sans cesse réclamées. Toujours se justifier. C'est pénible à la fin. Nous préservons donc à tout jamais, Sylvie Nerval et moi, notre adolescence. Les mêmes histoires drôles depuis plus de 35 ans. Un bon vieux stock d'allusions, de discours rebattus, parfois lassants, entretenant notre amitié, et notre lamentable auto-apitoiement - ça va les sartriens ? ...heureux ? Pensant à tant de couples enfouis sous les tombes, j'aimerais savoir de combien d'éclats de rires ne résonneraient pas les allées s'il leur était donné à tous de ressusciter, sous forme de bons vivants comme ils furent tous. Mêmes enthousiasmes, mêmes exaspérations, mêmes raisonnements. Même indécrottable prétention. Eût-il fallu, pour plaire, que j'animasse tant soit peu notre duo, que je le parasse des atours narratifs ? Voici encore, justement, l'un de nos ciments les plus solides : nous avons estimé, notre vie durant, Sylvie et moi, inébranlablement, que de la prime enfance à ce jour ce sont les autres, dans leur ensemble et séparément, un par un, qui nous ont fait obstacle, entravant nos inestimables dons naturels avec la plus bornée, la plus féroce intransigeance.

    Mépris d'autrui à Notre Egard, dénégation d'emblée de nos talents, dédains de nos airs poétaillons. Nous avons toujours cultivé les cuisants souvenirs de chacune de nos humiliations : ainsi de ces raclures de noix de coco cédées à moitié prix par une marchande ambulante :Tu ne vois pas que c'est des miteux?s'était-elle exclamée à la cantonade - mais bien évidemment que c'était notre faute, y avait qu'à, fallait juste, naturellement que nous aurions gueuler, prendre des airs moins consvoici bien encore un solide lien de notre union, une véritable corde à nœuds : l'air con.

    ...Changer de tronche - ne pas se laisser faire – soupçonnez-vous seulement, sartriens de mes deux, qu'il y faut une de ces lucidité, un de ces sangs-froids ; une étude approfondie dont quelques-uns seulement ne parviennent à tirer profit, à l'extrême rigueur, juste au seuil de la décrépitude ? suite à je ne sais quel lent processus de rationalisation, de déduction – bien plutôt par à-coups rigoureusement imprévisibles ? ...tant il est vrai que l'intelligence n'est rien... Ma foi non que vous n'en savez rien, vous n'en concevez pas le plus petit soupçon d'idée, bande d'épais.

     

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    Nous avons usé peu de lits : ...trois, quatre... douze peut-être ? sans compter les hôtels. Nous avons toujours vécu l'un sur l'autre. La chose était fréquente au siècle dernier (toujours, pour moi, le XIXe). Certaines années nous chevillaient trois cent soixante-cinq journées, mille quatre-vingt quinze même une fois trois ans tout entiers faute d'argent (quatre-vngt cinq, six, sept) d'un effrayant corps à corps. faute d'argent. Sylvie Nerval contestant tout cela n'y saura rien changer – sachant pertinemment en mon âme et conscience que le 15 08 85, ayant eu le front d'accomplir un modeste pélerinage sur une tombe de Bigorre, je fus taxé à mon retour d'ignoble cruauté pour abandon de grande malade.

    Trois années, dis-je, l'éventualité du moindre voyage, visant tant soit peu à dénouer ne fût-ce que thérapeutiquement le lien fusionnel, s'est vu âprement et triomphalement contestée. Même à présent gagne l'arthrose, je sais qu'il me serait impossible de me livrer à quelque escapade que ce fût au-delà d'un nombre de jours toujours trop courts : le fil à la patte. C'est ainsi que si souvent s'achève (j'y reviens) l'histoire d'un amour : en règlement de comptes. Combien d'écrivains dont je soupèse à l'édition les pesants manuscrits ne se sont-ils pas ainsi consacrés à tant d'inepties ?

    Tant de sincérité, tant de poignance, tant de tics aussi, tant d'impardonnable amateurisme postés à l'éditeur ! la littérature est parfaite ou n'est rien. Nos exhaustitivités constituent le plus gros bataillon de l'ennui. On se fait chier à vous lire, mes pauvres choux. Vous vous imaginez sans doute que le moindre méandre, le plus infime diverticule intestinal de vos tourments importe au lecteurvictime. Or il se trouve que chacun de nous possède, justement, et à foison, à volonté, au détail près jusqu'à la nausée, de semblables révélations et rebuts d'hôpitaux. Ainsi cette effrayante continuité des nuits de couple évoquée dans Cette Nuit-là, mille observations merveilleuses, et cette certitude lente que dans le noir, rejoignant le corps ténébreux de l'épouse, je gagne la couche et la nuit infinies enveloppant la vie du premier à mon dernier souffle (musique).

    Cela ne m'effraie pas. D'aucuns prétendent que les draps conjugaux sont déjà ceux du tombeau; et qu'il n'est si parfaite épouse qui en préserve. Juliette, nous serions seuls dans nos cercueils, séparés par les planches, sur la même étagère. Imaginons seulement la délicatesse à bien placer, judicieusement, sans la moindre superposition, sans le plus minime empiétement susceptible d'engendrer courbatures, écrasements, ni friction, ankylose, fourmisni obstruction de sang - les abattis de chacun dans une seule et même couche, jamais les lits matrimoniaux ne doublant exactement les mesures humaines : il est toujours en effet tenu compte des chevauchements ; comment faisaient-ils donc à Montaillou, village occitan, tous ces bergers de grande transhumance, pour s'empiler à cinq ou six par couche dans leurs bories pyrénéennes, sans même imaginer qu'on pût se sodomiser à couilles rabattues ?

    L'innocence de ces temps-là... Assurément l'on était loin de nos fétides imaginations ; c'est même une des plus insolubles énigmes : comment faisaient-ils donc tous pour ne point songer à mal, pour que rien, fût-ce le plus mince soupçon, la moindre velléité d'érection, ne pût se glisser ? quelles pouvaient bien être leurs associations d'idées ? D'autre part, c'est-à-dire de façon diamétralement opposée, comment donc leurs membres, dépourvus de tout attrait, de toute charge érotique fût-elle infinitésimale, ne se révélaient-ils pas enfin non plus pour ce qu'ils étaient, des appendices cruraux velus ou glabres, osseux ou adipeux, crasseux jusqu'aux croûtes, écrasant et broyant jusqu'à la folie tout espace vital, toute tentative de sommeil ?

    ...Les lits jumeaux ? pure abomination, pour laquelle on eût dût réclamer les plus rigoureuses sanctions pénales. Ne pouvant donc non plus, si épineux qu'on se sente l'un et l'autre au moment de se mettre au lit, nous fuir sans cesse, sauf à nous retrouver en équilibre de profil sur les rebords du matelas, force est de nous résoudre à la promiscuité de la chair, lard et tibias mêlés. Nos bergers ariégeois de treize cent douze étaient sans doute plus proches de la chair collective, de la viande animale indistincte ; mais nous, couple occidental fin vingtième, sommes bien forcés de nous encastrer, dans les affres, puis dans les délices (tout de même) de l' “emmêle-pattes”.

    Mais qu'il est dur de jouir du simple sommeil, fonction première après tout du lit. (Je crains de trouver un jour, au réveil, ma partenaire morte, raide, et qu'il faille rompre les os pour nous dégager de l'étreinte ; la cocotte de Félix Faure vécut au soir du 18 novembre 1899 cet atroce délire hystérique - horreur ! terreur !) je reprends : autant j'aime trouver au creux de mon ventre l'empreinte et la pression intime des fesses, autant je regrette de n'avoir aucun corps pesant sur le dos pour m'en recouvrir. Une telle irremplaçable sensation ne peut m'être donnée que par un homme (ici placer un sarcasme). Nous aimons cependant, homme et femme, nous endormir à l'intérieur l'un de l'autre.

    Quelques mots sur l'éjaculation précoce. Quatre-vingts pour cent des hommes de trente

    souffriraient de ce trouble. A vrai dire ils n'en souffrent pas. Rien de plus satisfaisant pour l'homme que cette giclaison précipitée. La chose en soi ne m'a jamais autrement tourmenté lorsque j'allais aux putes. Tout au plus l'orgasme ratait-il de temps en temps : la pute avait bougé un poil de trop, ou j'avais mal pris la corde dans le virage - mais après tout, il arrive aussi bien de rater sa branlette. Aux regrets de n'avoir pas joui s'additionne alors, avec les putes, celui du pognon. ...Perte sèche... Mais à se retenir sans cesse modelé sur l'infinie lenteur d'une femme (bien plus rapide quand elle est seule) (décidément, on gêne) l'homme peut aussi bien tout manquer. On pense donner du plaisir en se privant du sien. Résultat : des deux... Ce sont les femmes une fois de plus qui ont le mieux résolu tout cela : quatre mille ans de bonnes branlettes bien solidement torchées en témoignent. L'amant qui veut baiser en paix s'adonnera donc passionnément au broute-minet, qui permet la plupart du temps de se débarrasser de la jouissance féminine pour mieux s'expédier ensuite.

    Attention : certaines réclament du rab. Vaginal. Désolé. Je ne suis pas coureur de fond. Fourreur de con, soit. Ce que je veux dire en tout cas, et transmettre sans relâche jusqu'à la limite des terres habitables, c'est que la psychiatrie, j'entends la consultation psychiatrique, si répétitivement et si indéfiniment qu'on y fasse appel, a surabondamment démontré son absolue, sa rhédibitoire impuissance. Peut-être notre civilisation ne peut-elle mourir qu'avec le dernier psychanalyste. Les psychiatres ne peuvent rien. Surtout les envahissants comportementalistes, qui sont à la psychanalyse ce que les boulangeries industrielles sont au four à bois.

    Que nous disent-ils en effet ? Il faut prendre sur soi. J'ai eu maintes fois recours aux services des psys, quelles que fussent leurs tendances, obédiences, mouvances. Et sans doute certains patients éprouvent-ils le besoin d'être accompagnés. En cours de vie, en fin de vie. Mais pour ce qui est du sexe, ils sont nuls. Même pas mauvais : sans pertinence, im-pertinents, inopérants. C'est ainsi que pour le dire abruptement le manque de désir ne provient pas nécessairemen, par exemple, d'unepulsion homosexuelle. Les psychiatres femelles en particulier tiennent absolument à voir en chacun de nous un homosexuel, fût-ce refoulé ; elles en gloussent derrière leurs bureaux.

    A soixante ans de toute façon, d'un seul coup, tout ce qui est sexuel opère un véritable bond en arrière, passant de la première à la dix-septième place du boxon-office...

     

    X

     

    Naguère (sinistres années soixante !) il était inenvisageable de baiser hors mariage ou putes. Nous nous sommes donc trouvés, Sylvie Nerval et moi, non par miraculeux décret du sort (parce que c'était elle... parce que c'était moi) mais par impossibilité de trouver qui que ce fût d'autre.L'acte sexuel paraît-il (dit ma psy)(paraît-ilest de moi) est quelque chose de simple et vous en avez fait du compliqué....Ineffables sexologues ! Inestimables praticiens !vos gueules. Considérez plutôt je vous prie l'extraordinaire apaisement, par le mariage, de toujours avoir quelqu'un sous la main ! juste tendre le bras dans le lit, à côté de soi ! ...pour trouver là, transpirant ou gelant sous les mêmes draps, un corps de femme qui enfin, enfin ! consente - du moins, allongés sur la même couche, dans une même superposition de membres, est-il dur de résister longtemps aux caresses, étreintes, suggestions - même les femmes ! c'est dire...

    Saint Paul a dit mieux vaut pécher dans le mariage que brûler dans l'abstinence. Et il fallut si longtemps avant d'éprouver la moindre monotonie dans la couche conjugale, que je n'en ai pour ma part jamais souffert, chacun de nos actes toujours si différent du précédent, sans livres, ni manuels - j'aimerais pourtant, une fois, pénétrer dans ces boîtes exiguës de Reykjavik l'on est paraît-il contraint de se frotter pour danser ou juste se mouvoiront-ils prévu des boîtes à vieux ? (Confer ces chiottes de collège en 85 s'entassaient ces demoiselles de troisième à dix ou douze pour se branler mutuellement dans le plus pur anonymat collecti - à quel point il est merveilleux d'être fille - et dire qu'il faut crever - je sais comme vous tous que l'amour augmente la jouissance

    faites pas chier).

    Mais à se regardervoyez-vous - dans les yeux pour la stimulation, outre le rire (je te tiens, tu me tiens...) survient une telle tension que l'on se sent immédiatement confronté à cette atroce impossibilité de se fondre, de part et d'autre cet imperméable épiderme, ce que seul apaiserait (dit-on) le meurtre mutuel (suicide Heinrich Kleist / Henriette Vogel 1811). Et puis l'amoureux craint que tout ne subsiste, ne s'imprime dans notre extase sur nos gueules égarées livrées aux railleries, car il faut bien sortir de la chambre fût-ce au bout de trois jours de baise.

    Contemplant l'autre jour debout dans ma baignoire ce bide inexercé dont je prévoyais jadis l'épanchement, l'effondrement, je surprends aujourd'hui , comme un écoulement de mauvais plomb, ce manchon, ce fût de graisse autour de ma taille. J'envisageais abstraitement, vers mes trente ans, une insensible et harmonieuse déchéance, épousant les abdominales langueurs de quelque adipeuse odalisque ; je devais désormais en rabattre à coups de bourrelets. Aujourd'hui Sylvie pousse la porte avant de s'habiller. Nous ne regardons plus nos nudités si surprenantes jadis en l'hôtel clandestin où de certaines perspectives arrière m'avaient transporté, comme la découverte d'un sexe inconnu. Lorsque je passe à poil dans la cuisine, je redeviens risible, inoffensif, aimé : mon sexe dérisoire n'a jamais blessé. Cela fait bien longtemps aussi que je n'ai vu le sexe de Sylvie Nerval.

     

     

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    D'une différente appréciable d'aperception

     

     

    Il me fallut attendre les trois-quarts de ma vie pour savoir que j'avais nui à ma partenaire au moins autant qu'elle ne m'avait fait ; les premières semaines de notre vie commune à peine écoulées qu'elle suppliait ma mère - impuissante - de faire cesser mes râleries. (Apparente digression) je me souviens qu'à la pizzeria (rue Monge) c'était moi qui soumettais ma partenaire (une autre) à la destruction : émettant d'abord ses vœux de longs voyages (Inde, Chine, Japon) elle trouvait contradiction (C'est nul !), puis me confiant son sincère projet d'initiation à l'art photographique -inutiledécrétais-je, et lorsqu'elle se demanda enfin s'il ne serait pas mieux pour elle de poursuivre ses étudesle plus loin qu'il serait possible, je me mis à ricaner.

    Alors elle éclata :Quoi que je dise - tu me charries ?Rien de plus vrai. Que tout fût piétiné. Il le fallait. Quelle que fût la femme. A plus forte raison Sylvie Nerval femme quotidienne auprès de moi dans un perpétuel dénigrement. C'est récemment que se découvrit à elle, infiniment trop tard., ce mécanisme que j'imposais, ces sarcasmes, trente-cinq ans, toujours sur le sujet comment me débarrasser de cette mauvaise femme que j'ai ? Pourquoi, d'où provenaient mes craintes, et qu'attendais-je de tous ces autres ? Aidez-moi, aidez-moi - qui n'en pouvaient mais... En son absence, en sa présence, je déversais sur elle mes satires,mes grimaces, évoquant ses travers, les avanies et humiliations de tout ordre dont elle m'eût abreuvé, n'ayant de cesse que je ne me fusse attiré par ces manèges tant de plaintes et de conseils inapplicables.

    Mais d'autres auditeurs, à vrai dire les plus nombreux, tant l'espèce humaine se voit

    moins pourvue de sottise qu'on le croit, me renvoyaient avec une lassitude embarrassée à mes “contradictions”, refusant mes dérobades. Je ne voyais pas, moi, où il y avait “dérobades” ou “contradictions”. Et en dépit d'innombrables expériences - j'attends toujours des autres qu'ils me dictent ma conduite ; leur réclame des solutions pour mieux les leur jeter à la gueule. Et s'aviseraient-ils de m'arracher Sylvie Nerval ma conquête, je les en empêcherais. Les autres ont tort, tort, tort.

    Mes parents furent mes premiers autres – eux-mêmes disant pis que pendre des autres. Je les ai calomniés à mon tour auprès des autres. Mes parents : stade infranchissable. C'est de ce palais des glaces de haines que j'ai affublé Sylvie N., toutes les femmes - vous verrez : c'est très commode. Il faut que les autres me contemplent, me jugent. Telle est leur Fonction. Leur seule adoration, leur adulation, seules admises, afin de pouvoir en outre me parer de modestie. Objectif : les autres ne sont pas mes parents, Sylvie N. pas ma mère. Le risque : passer inaperçu. Pour l'instant : les autres s'écartent de moi, c'est sainement.

    J'exige un traitement cruel, que j'obtenais jadis. Pourquoi les autres autres refusent-ils de m'obéir ? je forçais des classes entières à jouer mon jeu, par le charme mortel du ridicule. Me conspuer à l'instant précis ils y pensent, avant même qu'ils n'y pensentprendre l'initiative - vaincre. Dans mon métier j'y suis parvenu. Uniquement dans une salle de classe. D'où ma rancune à l'égard de tous ceux, parents, épouse, qui me refusent, les sots, la victoire. Je découvre aujourd'hui le dénominateur commun. Youpii ! Chercher encore. Si vraiment le jeu en vaut la chandelle.

    C'est Sylvie N. qui court les risques ; arrivé le premier à V., je m'empresse d'informer chacun de sa prétenduse hystérie :elle déchire mes livres par jalousie-je ne veux pas, déclare le proviseur, de cette fille-là dans mon établissement- dix ans plus tard je vois que ces déchirures proviennent de l'excessive compression des livres sur les rayonnages, c'est moi qui les provoque en les tirant trop violemment.Je ne sais pasme dit-once que vous avez tous les deux, si c'est un jeu ou quoi, mais quand vous êtes ensemble- suspension de phrase, j'ai toujours ignoré ce que ON voulait à toute force laisser en suspens, en sous-entendu, bourré de rancunepropos à rapprocher de l'attitude de ce Zorro de salon qui refusa de me revoir, tant ma façon de traiter une femme (la mienne) l'avait positivement outrésans qu'il fût intervenu, bien entendu.

    Renvoi donc, ping-pong perpétuel de l'autre à l'autre par-dessus ma tête, ma femme en pâture aux autres et les autres à moi-même, et voilà sur quels échafaudages, nul ne trouvant grâce à

    nos yeux, brinqueballent nos misérables vies... Un absent toutefois dans cette jonglerie : moi. C'est donc ainsi que j'ai perpétué dans ma vie dite conjugale toutes ces encombrures du passé, désastreuses frivolités qui m'épouvanteront bientôt, devant l'abîme des années englouties. Je n'absoudrai jamais la vie, je ne pardonnerai jamais, ni de m'en être avisé qu'infiniment trop tard...

     

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    Impossible en effet de reconsidérer ces quarante dernières années sans que je m'y mêle,sans que je m'y heurte à Sylvie Nerval. Mes brefs voyages eux-mêmes, ou mes fuites, se sont toujours définis et déterminés en fonction d'elle et de ses disponibilités, fixant la durée du congé de cafard accordé par elle. Et jusque dans les moindres détails. En 1967, alors que tout Paris se met à bruire de manifestations en faveur d'Israël, j'attends Sylvie Nerval qu'il m'a fallu accompagner à la Piscine Molitor, n'ayant obtenu que la faveur de ne pas m'y baignermoi-même. Le vent résonne dans les arbres, pas un soufle de l'émotion universelle ne me parvient.

    L'année suivante, je manifeste avec mes camarades étudiants. Pas un ne m'aurait accordé un regard si je me fusse écarté tant soit peu du Krédo Revolüzionär. Je l'ignorais alors, mais j'aurais bien aimé, tout de même, un petit os d'histoire à ronger, du moins quelque jour à venir, dans un petit recoin de mes souvenirs. Refus. C'est encore elle, Sylvie Nerval, qui me fait regagner mes pénates et le rang à heure fixe, afin de voir danser Noureïev, qui ne dansa pas ce soir-là.

    Même chose en 86 contre la loi Devacquet, même chose en 2002 contre Le Pen.

    Note : Mon but ici, mon devoir, est de me persuader ainsi que chacun de vous que nous n'avons ni perdu notre temps ni vécu en vain. J'offre ma vie. Jamais je n'aurai pu vivre sans les autres, réels ou fantasmés, récusés ou sollicités. Jamais je naurai pu rompre avec Sylvie Nerval. Tel doit être, je me le rappelle, le point de départ de toute ma réflexion. Je m'adresse à tous les humains qui en dépit de leurs résolutions ne sont jamais parvenus à rompre.

     

    Sylvie Nerval ne vit ni dans le temps ni dans l'histoire ni dans l'immédiat ; mais dans une histoire interne, qui désormais irrémédiablement, définitivement, l'a envahie. Et cependant ces extraordinaires, visionnaires, irrattrapables Années Soixante-Dix ; les modes flamboyantes, les affleurements d'une libération sexuelle jamais aboutie, j'ai vécu tout cela, toutes ces aspirations d'encens, ces magnifiques échecs, toute l'histoire du monde, je l'ai vécue, du moins cotoyée, avec elle, Sylvie Nerval. Pantins mous en marge de l'Histoire, flairant les plats que d'autres .engouffraienten broyant les os, nous avons nous aussi participé à l'immense éruption. En spectateurs, certes, en petits-bourgeois indignes comme ne manquaient jamais de nous le rappeler tous ceux qui profitaient de l'Idéal des Communautés pour nous soutirer notre petit blé, mais tout de même : nous étions le nez sur l'Epoque, tout plein d'odeurs; nous avions un pied dedans, et de ça, personne n'a jamais guéri, sauf 90% decyniques, que j'emmerde. Pour Sylvie Nerval, c'était enfin l'accomplissement de son monde intérieur, seul véritable, seul digne d'émerger à la surface du mon

    Si je dis délivrez-moi d'elle, ils me regardent tous et se mettent à rire. (L'Avare). L'Histoire, celle des autres, la nôtre, nous a ligotés l'un à l'autre, nous pouvons bien nous rejeter la faute à l'infini (revenir sur ce monde intérieur de Sylvie Nerval).

     

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    Nous avons tous deux subi les mêmes échecs, les mêmes humiliations, les mêmes attentes devant les grilles closes. (Exemple, dès la première année que nous avons vécue ensemble : ce criminel Directeur des Beaux-Arts de Tours, l'incompétence criminelle de sa recommandation à Sylvie Nerval :Vous allez vous ennuyer : nos élèves ne dépassent pas 17 ans.Elle en avait 22. Ce n'est qu'en 1975, huit ans plus tard, qu'elle a été admise à Bordeaux, par dérogation. Criminel. Salopard. Sadique. Sous-merde. Toute une vie gâchée. Deux vies. .Vous auriez fait ci, vous auriez fait ça : vous n'auriez rien fait du tout. Cest moi qui écris, c'est moi qui insulte.

    Jamais nous ne nous sommes séparés. “Scier nos chaînes”, comme vous dites, c'eût été retrouver , de l'autre côté, tous ces paquets de mâles vulgaires au lit, de gonzesses inquisitrices et crampons, tous et toutes dépourvus du moindre vernis cérébral, de la moindre folie. Toutes et tous exclusifs, exigeant tout sans restriction, conformistes jusqu'à la moëlle comme tout révolutionnaire qui se respecte, ayant bien su depuis virer de bord. J'aimerais, j'aimerais encore à vingt-cinq ans de distance pouvoir péter la gueule de cet Egyptien qui s'est permis, le pignouf, de faire éclater Sylvie Nerval en sanglots en plein café, au vu et au su de tout le monde, avec supplications

    J'en souffre encore comme d'un affront personnel. Vous auriez fait ci, vous auriez fait ça. Vos gueules. C'est en raison de cette fidélité.que je n'ai jamais pu évoluer Baudelaire non plus n'a su évoluer, ce dont l'a blâmé M. Sartre, Professeur de philosophie au Lycée du Havre. Et ce que nous remarquons encore, Sylvie Nerval, chez les Autres, les Connards, c'est l'inimaginable,l'immonde et répugnante cruauté avec lesquels ils rompent, se déchiquètent l'un de l'autre, sans la moindre ni la plus élémentaire pitié, la moindre notion de la plus minime humanité, fût-ce du simple respect de soi-même. Au nom de l'illusoire grandeur et bouffissure du Destin Amoureux, et de sa mystique et ignoble irresponsabilité Je suis amoureux j'ai tous les droits ; je piétine, je conchie. Mort à l'aimé. Répudiation en pleine déprime, risque de suicide inclus ; virage de mec sous prétexte qu'il a trouvé son petit rythme de baise quotidienne - veinarde ! - et qu'il se croit chez lui et autres, et maints autres.

    On n'a pas le droit, pas le droit de faire du mal, pas le droit de rompre. Tant d'atrocités qui ravalent l'humain au niveau de la courtilière ou de la mante religieuse. Je ne voulais, moi, confier ma femme qu'à des successeur dûment approuvés, j'allais dire éprouvés avant elle. Voilà ce qu'est l'amour. Ne pas faire souffrir, ne jamais infliger la plus légère souffrance. Tu ne tueras point. Tu ne mourras point. Plutôt mille fois ne rompre avec rien, rien du tout, traînant avec moi tous mes petits sacs de saletés, pour assimiler, comprendre enfin, digérer, ruminer, incorporer. Revivre sans fin.

    Au rebours exact de ce que vont prêchi-prêchant tous ces ravaudeurs de morale à deux balles, “savoir tourner la page”, “dépasser son passé, autrement il vous saute à la gueule”, que j'ai entendus toute ma vie. Tous ces moralistes. Tous ces étouffoirs, avec leurs formules inapplicables. J'ai conservé, absorbé, stratifié, j'immobilise, j'étouffe le temps et ma vie, momifiant, pétrifiant tout vivant, tordant le cou aux lieux commun et autres petits ragoûts de bonheur précuit.Constance, renaissance, éternité.

     

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    Tout mon emploi du temps se règle en fonction de Sylvie. Qu'elle se lève, je suis déjà debout depuis une heure. Deux heures c'est mieux. Je me suis assis aux chiottes (je ne conserve pas tout). J'ai entr'ouvert les volets, lu, regardé deux minutes la chaîne suivante de télévision, ouvert un peu plus les volets, me suis lavé. Fait chauffer le thé, dit les quelques mots qui réveillent sans brusquerie, ouvert en grand. Auparavant, j'aurai jeté l'œil sur l'Agenda pour prendre note des corvées, projets, visites et spectacles depuis longtemps prévues - sans que cela puisse me mettre à l'abri d'exaspérantes surprises - je coule mon temps autour du sien comme un bras sur une taille ; hors de moi, en revanche, si peu qu'elle s'accorde de vivre sans tenir compte de mes propres obligations, passages à l'antenne, cocktails à venir. Je ne sais pourquoi j'ai mis si longtemps à vivre enfin heureux à ses côtés, à moins que ne me transperce un jour l'épouvantable évidence (mais je le sais déjà) que l'on met toute une vie à transformer des inconvénients en avantages, des tortures en douceurs... J'ai pensé, assurément, qu'il était honteux de paraître amoureux, afin de m'imaginer disponible à toutes les destinées, à toutes les femmes qui passent. J'ai dit à Sylvie Nerval Tu as modifié toute ma vie.

    Mais qu'ai-je proposé d'autre ? Bordel, soûlographies, flippers ? Que pouvais-je vivre d'autre ? “On peut transformer sa propre vie, encore faut-il en avoir la volonté” : de telles assertions, fusssent-elles signées Alice Miller, me font hurler de rire.

     

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    Dire à présent combien nous sommes l'un et l'autre engagés sur les voies de la mort.A cette heure que je suis engagédit Montaignedans les avenues de la vieillesseau commencement de ses Essais. Certains sentent venir la mort de loin. Il s'est toujours cultivé en moi un sentiment de mort. L'une de mes amies ayant appris par voie de presse l'accident mortel de son amant (le second qu'elle perdait) me consulta : le curé n'avait pu lui répondre - mais est-il ? monsieur le curé, est-il ?je fus trouvé le plus qualifié vu magrande connaissance(dit-elle) de la mort.

    Comment pouvais-je bien connaître la mort ?... Ce fut à d'autres que Juliette (elle s'appelait Juliette) confia sa déception. De mes propos convenus. L'accès à la mort ne m'est pas plus ouvert qu'à quiconque. L'absurdité de la vie assurément. Comme aux autres. Cette irrémédiable dépréciation de l'être humain pour moi, cette misanthropie par dégoût d'un être, l'homme, instantanément déclassé par la mort, voire plus bas que les reptiles qui ne savent pas qu'ils vont mourir (mais les lézards détalent sous mes pas dans l'allée de mon jardin) peut-être cela, en dernière analyse, m'appartient-il en propre, peut-être...

    Il s'est produit un énorme, un double décrochement : le premier de 50 à 55 ans, une subite reculade, cette débandade de tout ce qui naguère formait la trame de mon paysage mental, une déroute de toutes préoccupations sexuelles, de tout ce qui faisait je le crains la pierre de touche de mes jugements sur autrui. Le second décrochement, plus sournois, c'est ce vieillissement, cette résignation et non pas sagesse (je dénonce cette imposture) consistant à tout considérer désormais à

    travers le filtre crasseux de sa disparition prochaine. Je ne me suis jamais proposé, tout au long de ma vie, quelque projet que ce fût, j'entends concret, susceptible d'excéder une semaine. “Mon avenir”, aimais-je à répéter, “c'est la semaine prochaine” (c'est de la pose : j'ai tenu dix ans et plus pour l'agrégation, sans compter mon obstination à écrire ; mais ce sont là sans doute des projets trop lointains, à trop long terme, dont la réalisation se dilue dans l'écoulement hebdomadaire des années) (tout le monde s'en fout, au fait).

    ...Nous nous levons, nous couchons, nous recouchons l'après-midi. Nous fuyons comme la peste tout effort physique. Je bascule sur le bassin pour me relever de mon canapé de télévision, et je m'appuie sur les bras pour me hisser debout), nous n'envisageons plus jamais, tant nous fûmes échaudés, de pouvoir jamais vaincre, ou obtenir quoi que ce soit, autrement que par hasard, autrement dit jamais. Et surtout, surtout ! nous ne voulons plus entendre parler de volonté. Pour avoir vu tant d'obstinés se casser les dents et toute la gueule sur les aspérités de la vie ; subi tous ces connards d'humains si ravis, si transportés au comble de la joie, de faire obstacle aux moindres réalisations, de tout le poids pyramidal de leurs petites hiérarchies, nous ne croyons plus à la volonté.

    Nous ne voulons plus nous secouer. “Mais enfin je ne sais pas, moi !” - justement : tu ne sais pas, et tu la fermes. Laisse-nous vieillir, laisse-nous enfoncer. Ne nous rebats plus les oreilles de tous tes fameux petits vieux pleins de vie et tout pétillants comme une cohorte de nains de jardin qui s'enculent : ils ont été toute leur vie tout pétillants. Je ne vois pas où est leur mérite. Ils se sont agité le bocal toute leur vie, et ils continuent à s'agiter le bocal. Comme des mécaniques. Comme des chiens qui s'enfilent et qui ne peuvent plus s'arrêter. Nous sommes lourds, nous sommes lents, comme engoncés dans nos rêves mouvants. Bienvenue à tous.

     

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    ...Si on parlait du chat ? Les propos de chachat à sa mémère partagent les témoins auriculaires, contraints et sarcastiques, en railleurs, et en (plus rares) admirateurs. C'est très bien d'aimer un chat. Nous avons acquis Hermine par le caprice d'une ancienne maîtresse, j'entends maîtresse de chat. “Prenez-la si vous y tenez”. Une pauvre chatte sauvage, toujours réfugiée sur ou sous les meubles, se voyant reprocher à la fois de fuir et de s'offrir. Epineuse. Nous avons emmené

    chez nous, précieusement, religieusement, de banlieue à banlieue, une splendide Sacrée de Birmanie de six mois ; nous l'avons promenée sur l'épaule, lui présentant tous les endroit de l'appartement. Nous l'avons dorlotée à un point inimaginable. Je l'ai malaxée en tous sens, passionnément aimée et dépendante, comme nous le sommes. Parler d'Hermine dans l'histoire de notre amour, c'est reconnaître combien elle a fourni à point nommé le dérivatif à toutes mésententes, exigeant de sortir au moindre alourdissement de l'atmosphère, ou sujet de conversation permettant de renouer par quelques phrases sur la nourriture ou la litière à renouveler.

    Elle mourut faute de soins, d'incessants vomissements pour lesquels Sylvie Nerval m'empêcha de consulter le vétérinaire, trop cher. Nous finîmes trop tard par débourser cette somme apparemment considérable ; nul jamais dit le médecin ne lui avait confié d'animal si faible. Intestins obturé Hermine ne prenait plus même d'eau. Elle n'eût résisté ni à l'anesthésie ni à l'opération. Elle est morte la nuit les yeux grand ouverts. J'ai enterré son corps raidi : douze ans de bonheur dans un sac en plastique, mes mollets battus par ce corps raidi. J'ai creusé sa petite fosse dans le jardin tandis qu'on inhumait partout, à la suite du tsunami, des milliers d'humains.

    Vous ne confiez cela à personne ; qu'est-ce qu'un chat ? Et je regrette sa présence dans notre appartement, comme un petit fantôme vivant la nuit, se glissant parfois l'hiver dans le lit, entre nos pieds, comme de son vivant. Ceux qui l'ont remplacée ne l'ont pas remplacée. Je n'oublierai jamais Hermine, 1992-2004.

     

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    L'enfant qui rapproche: user de la plus extrême circonspection. Anaïs Nín, dans son Journal, ne cite jamais son époux, ce qui me la rend difficilement fréquentable. Ce sont pourtant ses scrupules que je ne puis m'empêcher d'observer à l'égard de mon propre enfant ; si je meurs demain, qui me lira ? ... J'ignore si le fait d'avoir eu un enfant nous a rapprochés. Un enfant n'est pas fait pour ça. Il semble plutôt que ma propre fille ait toujours estimé que Sylvie et moi n'étions pas faits l'un pour l'autre, et qu'elle eût supporté, voire souhaité un divorce toujours possible début 80. Il est difficile de juger de la force d'inertie, lorsqu'on est à la fois juge et partie. D'où la nécessité,une autre fois” – autant dire jamaisdu cadre fictionnel.

     

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    Amoureux de toutes celles que je vois, dans la rue, dans les transports. Au coup d'œil instinctif du mâle vers le bas-ventre si justement dénoncé succède la montée vers le regard de la femme, le miroir de l'âme dit-on, devant lequel se pose à moi la question sans fin de connaître mon sort, si celle-ci, ou telle autre, m'eût choisi... Dévoration, déploration. Adoration systématique. Cessons donc une fois nos sottises féministes d'aliénation” et de “victimes”, “forcément victimes” - assumons l'abîme de la Femme Preuve et Garantie du monde. Femme qui définit. Me détermine. Prisonniers que nous sommes de la minute et du mètre carré, qui briserait ces cercueils de verre où nous vivons ? aucune assurément - du moins ce miroitement de la multiplication des femmes, en ces hôtels dont je rêve la nuit, où le gérant d'étage en étage me poursuit pour que je le paye. Femmes des rues et des hôtels, femmes des transports en commun,serrures n'ouvrant que sur l'impasse des générations et non sur quelque ciel ventral où l'on pourrait enfin vivre sans souffle ni besoins... Mon ami B. me dit : laquelle choisis-tu ? je répondis “Je ne choisirai pas”, j'ai dit “Je n'aurai pas le choix ni le droit du refus, une femme qui m'aime et me comprend, désirs inclus, qui me sourirait pour autre chose que mes ridicules (die Nudel, terrible court-métrage échoue le beau ténébreux, visage barré d'une longue nouille au point que l'élue de son cœur s'enfuit hors champ pour éclater de rire) “qui verrait mon trouble autrement qu'une offense à dénoncer d'urgence” disais-je “si éminemment exceptionnelle que je l'absorberais de toutes mes lèvres” “Faudrait-il” ajoutais-je “que je choisisse en vérité ?” - comparaison : dans la merde jusqu'au cou, supposées six ou sept perches tendues vers toi de couleurs différentes - quelle serait ta couleur préférée ?

    Je saisis la première à se tendre. Et merde au petit malin qui me parle de symboles phalliques. ...Mais il te faut de nos jours, camarade ! baisser les yeux. Eteindre l'étincelle, enthousiaste ou panique ; il n'est pas un exemple, pas le moindre à ma connaisssance, où j'aie tant soit peu regardé une femme inconnue sans illico récolter ce grognement, ce rictus, cette moue méprisante. Que vous me croyiez ou non. “Le mâle propose, la femelle dispose”, dit Boris Cyrulnik, quelle que soit l'espèce”). Je ne puis dire “Toi, avance ; non, pas toi, toi, tu dégages. Toi, là, oui, tu viens.” Les hommes rêvent de cela.

    Les cons ! Recalés. Parfois ils violent. Parfois ils vont aux putes. Peur et misère. Combien nous sommes là aux antipodes des jurisprudences, des entretiens de citoyens-trottoirs, des

    phrases qui se transmettent psittacisquement sur les Femmes et les Hommes “bénéficiaires de la Liberté” - telle est la vérit vraie : naguère la femme croisait l'homme en songeant Je te fais donc bander, pauvre type ; et à présent il s'en faut de bien peu qu'elle se mette à gueuler Qu'est-ce qu'il me veut ce connard ?

     

     

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    Voici huit jours, pas davantage, à 59 ans bien sonnés, j'ai enfin compris le Code de la Séduction. Avant tout et surtout ne jamais faire apparence qu'il y ait ne fût-ce que le plus léger soupçon de désir de séduction, la moindre once de désir voire de conscience d'une quelconque différence sexuelle. La jouer purs camarades, sans la moindre, la plus microscopique éventualité de rapports sentimentaux. Juste des bidasses, des pensionnaires torse nu au petit matin devant le robinet d'eau froide du terrain de camping l'on s'asperge en chantant. Pas même la moindre diférence sexuelle, pas même la moindre appartenance à quelque sexe que ce soit.

    Ça leur plaît beaucoup, ça, aux femmes : plus de bites, plus de couilles, plus de poils, petites lèvres, grandes lèvres, tout ça, plus rien du tout, enfin débarrassés, la camaraderie, die Kameradenschaft. Hommes et femmes autant de morceaux de viande pure, sympa, qui se regardent droit dans leurs yeux de viande, sans faille ni défaillance, ni le moindre frémissement dans la paupière, le plus minuscule tressaillement de l'iris ou du fin fond de la pupille. Alors on se parle, d'une voix franche et claire, bien comme il faut, comme au camp de scouts, dans l'estime réciproque et soigneusement aseptisée.

    Et c'est seulement, seulement quand la femme vous a bien torché, vous a bien châtré à fond de toute mauvaise pensée, de tout embryon de désir, quand elle s'est bien une fois assurée de l'absence totale de toute tentation d'effleurement, de tout infléchissement, de toute flexibilité des lèvres ou de la voix, de tout battement intempestif des paupières, après la mise en œuvre interne et invisible de toute une batterie de considérations indécelables, lorsqu'enfin la femme a décrété dans quelque repli obscur de sa conscience d'éternelle (et encensée) victime qu' avec celui-là au moins il ne peut rien m'arriver, qu'elle condescend, du haut de sa sublime pureté, à laisser entrapercevoir, peut-être, à l'extrême limite de l'extrême rigueur, à faire entendre à quart de mot qu' éventuellement, en fonction de vos incommensurables mérites d'incomparable eunucité, il pourrait être envisageable de considérer qu'une différence anatomique existerait peut-être après tout quelque part entre vous, et que cette indéfinissable chose-la mènerait très éventuellement à l'un de ces innombrables stades intermédiaires à peine moins angélisés que l'on pourrait qualifier d'approches du désir ; de la bête ; de l'ignoble bhhhhîîîîtttthhe. Eussè-je su cela plus tôt, infiniment plus tôt, du temps de mes florissants dix-huit ou vingt ans, j'aurais eu le plaisir de voir ces anges trois fois frottés au pur savon d'amande douce et ravagé de branlettes se rapprocher de moi pour m'effleurer, me susurrer à l'oreille j'ai envie de toi et pour finir me saisir le manche à plein poing.

    Mais je suis un grand romantique. J'ai compris les femmes exactement comme Saül a vu Dieu sur le chemin de Damas, d'un coup, d'un coup de grâce : tout compris à présent que je suis trop vieux, que ça ne risque plus de me servir à quoi que ce soit, qu'il ne me reste plus la moindre bribe d'éventuabilité que cela puisse me servir en quelque occasion que ce soit, maitenant que je suis terne, moche, flasque, désabusé, définitivement rongé par une flemme magistrale, impériale, papale. Comme quoi il est bien utile d'acquérir enfin vieillesse et maturité. Quant à mon épouse proprement dite, juste essayer un peu voir de la priver de sexe pendant plus de huit jours, et fondront sur moi d'inépuisables avalanches d'aigreurs, de râleries et de pure et simple tronche ; vite, au gland, à la langue !

     

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    Que me disent les autres, les autres hommes, mes Frères en couilles ? ...Je n'ai jamais l'impression qu'ils pouvaient ne pas me mentir, les autres, les mecs. D'ailleurs c'est un tort d'employer le pluriel. Il n'y a jamais, il n'y a jamais eu qu'un seul homme, qui me dise vraiment la vérité, la réalité, de ce qu'il vit en sa véritable expérience sexuelle. C'est un ami. Mais nos ne coucherions jamais ensembl, n'en déplaise aux psychanalystes de salon. Psychanalystes femmes, bien entendu. ,

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    Il est particulièrement rebattu de s'extasier sur l'extraordinaire énigme du corps féminin pour un homme, disons pour l'homme que je suis, car que sais-je des autres bâtards de porte-couilles dont je suis censé faire partie. Le moins curieux n'est pas d'ailleurs que pour les femmes aussi, c'est leur propre corps qui demeure une énigme à elles-mêmes. Et le nôtre ? Ignoré. Nous sommes banals. Nos corps, nos genitalia, ignobles ou dérisoires, ne valent pas la peine de la moindre considération ni du moindre regard. Du moindre respect. Du moindre mystère. Comment vit-on avec un creux ? Ce n'est pas un creux. Ces seins qui ballent ou menacent de baller. Comment ne pas sombrer dans le plus pathétique grotesque en parlant de cela, en écrivant sur cela. Comment fait-on pour marcher, courir, se sentir femme. Parvient-on à oublier son sexe, ou bien tout est-il fait, incessamment, pour vous le rappeler, vous avertir que vous êtes en danger, une proie, toujours plus ou moins exposée au viol ou du moins aux regards, aux sales érections ?

    Peut-on se sentir en sécurité quelque part ? Seule dans son lit ? Même là menacée, à la merci de sa propre et menaçante physiologie ? Terre parallèle dérivant éternellement à quelques encâblures, dans ma rue, mon bus, la maison que j'occupe. M'interroger avec tous, Otto W. suicidé à Vienne, Villiers de l'Isle-Adam, Lautréamont, le Christ, élucubrateurs scientifiques ou prophètes, sur la femme peut-être bien issue d'une autre race, d'une autre physiologie, d'une autre espèce totalement, radicalement différente, d'une autre planète, méditant toute une nuit sur les hauteurs dominant les campements des hommes avant de descendre les circonvenir et les séduire, ayant inversé à leur profit le rapport entre les Anges et les filles de Seth qu'ils devaient couvrir, longtemps après la Chute - en vérité, c'est nous qui nous unissons, en inversion totale et très exactement symétrique, aux innombrables filles des anges.

    Qui rigolent bien en se branlant avec des bras en bielles de locomotives. Parce que c'est raide, un avant-bras de femme qui se branle, ça je peux vous le garantir, et régulier, et mécanique, et bien frénétique sur la fin, juste avant le bon gros orgasme. Ah je t'en foutrais moi de la “dignité de la femme”...pauvres cons... Bien sûr, bien sûr, depuis Simone de Beauvoir, ce qui ne nous rajeunit pas, nous savons tous et toutes que la femme n'a nul besoin d'une telle idéalisation, ni d'un tel rabaissement à la plus pure bestialité, mais qu'elle voudrait tout simplement, loin de toutes ces légendes, qu'on lui foute la paix.

    Voir plus haut. L'égalité. La camaraderie. Pas de sexe. Mais comment voulez-vous que le sexe fonctionne avec toute cette suppression de fantasmes pas propres et attentatoires à la pureté qu'on veut, suppression que les femmes, je maintiens, que les femmes veulent nous imposer ? Pour les remplacer par quoi ? Par de douces caresses impalpables qui ne mèneraient je ne sais pas moi peut-être que dans un ou deux pour cent des cas à une très très éventuelle, dangereuse et aliénante pénétration, nullement nécessaire en tout cas ni indispensable au plaisir féminin, comme elles ne cessent de nous le rappeler ? On se la coupe et on se greffe un clito, il faut le dire, franchement, bien en face, et qu'on n'en parle plus. Qu'est-ce qu'elles doivent rigoler, les lectrices, s'il en reste, qu'est-ce qu'elles doivent les trouver niaises, et dépassées, et ringardes, mes angoisses... Et les hommes donc, les vrais, qu'est-ce qu'ils doivent se foutre de ma gueule... Mon hymne à l'amour, ce long, subtil et sincère travail de réflexion, bien oubliée, délaissée, fourvoyée dans ce dépotoir, cette décharge à ciel ouvert, ce déballage, ce débagoulage par tombereaux entiers de la litanie la plus rebattue, la plus triviale et la plus vulgaire ?

    Dans ce qu'ils appellent, les autres, là, en face, hommes et femmes, pour bien humilier, pour bien nier l'angoisse, ma Mmmmmisogynie. Tas de cons mes frères.

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    Sylvie Nerval et moi nous attendrissons sur nous-mêmes. Nous ne pourrions plus nous regarder en face, car nous perdrions toute dignité, ne pourrions plus revenir à la vie courante, il faut vivre. Et nous ne pourrions plus nous regarder sans haine peut-être, ou sans besoin de dissolution l'un dans l'autre, prélude au meurtre ou au double suicide. Nous ne sommes plus, n'avons jamais été armés pour ce genre d'émotions, à supposer qu'on le soit jamais. Nous fuyons l'orgasme des yeux, du cœur, des exaltations menant à la fusion corporelle, par les organes, au-delà des organes, celui d'où l'on ne revient plus (il existe pourtant paraît-il des pratiques tantriques, mais il me fut confié à quel point cela pouvait devenir gymnastique, dans la recherche d'un niveau commun) ; pleurerions-nous ? la volupté des larmes dégrade-t-elle quiconque s'y adonne ?

    Nous nous détruirions. Félicitons les sexologues d'avoir remis tout cela en place.

     

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    L'homme n'est que l'hôte de son propre corps. Il tire sur sa bite pour la détacher. Il se demande ce que c'est que ce disgracieux appendice. La femme est son propre corps. Le jugeât-elle dépourvu d'attraits, elle est ce corps, jusqu'en ses derniers pores. La toute extrémité de la courbe de fesse d'une femme est encore cette femme, en entier. Je me sens en revanche, moi homme hélas, comme un petit pois de cervelle, brimbalé au centre de mon crâne, tout au sommet de mon corps, dominant de loin, en-dessous (gauche comme les chenilles sous la tourelle d'un char d'assaut), mu pesamment, poussif et laid, inopérant, mon corps. Qui m'obéit mal. Qui se flanque partout, dans les cartons à terre, tournant sous les chambranles qu'il heurte. Qui doit pisser, chier à intervalles tyranniques. Dont je ne puis sortir. Déjà me surplombe la vague recourbée, mes pieds déjà baignés, je roulerai dans l'hébétude, corps souillé de limon qu'on repêche au sommet des aréquiers. C'est pourquoi le cul, le balancement du cul d'une femme, sa plénitude et sa sincérité, lorsque nous l'aimons, représente en réalité, en sa totalité, le monde et Dieu.

    Je ne sais plus qui a écrit :La beauté des femmes est une des preuves de l'existence deDieu.Or notre inconduite envers elles les a rendues à notre égard hélas murées, farouchement scellées dans leur puritanisme bête, dans leur pusillanimité masturbatoire. Nous sommes accusés pêle-mêle - de bassesse, de viandardisme. Est-il en vérité indispensable de mépriser le désir de l'homme ainsi que tout désormais y invite ? est mon histoire d'Amour ?

     

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    L'expérience féminine est si souvent décrite, analysée, que l'on pourrait croire la cause entendue. Et cela fait si longtemps que je n'ai plus voulu m'informer. Que je suppose, que nous supposons que la femme jouit par tout le ventre, que cela remonte sous les épaules, dans les salières sous les clavicules, dans les bras qu'elle ramollit? Jusqu'au sommet du crâne. Radotage que tout cela. Jouissance égale dissection. Une fiction. Qui édite la fiction ? Je suis hors sujet. Profondément, désespérément hors-sujet.

     

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    Hommes si certains d'eux-mêmes. Femmes, ne débouchant que sur elles-mêmes, dans un immense creux de vanité, d'incessantes querelles, de labyrinthes de petitesses l'homme a tort. Ou bien le vide,juste la vie. Nous revenons l'un vers l'autre, Sylvie Nerval et moi, irrémédiablement incapables de nous dissimuler quoi que ce fût de nos piètres aventures. Tous et toutes ayant déçu. Nous serinant tous invariablement que nousavionsdéjàun partenaire- la virginité serait donc obligatoire ? ...incommensurable, effrayante stéréotypade des Autres ! désespérante équivalence de tout autre à tout autre ! (ne craignez rien ; ce sont des bribes qui me reviennent) - revenant au même ! Inanité desséchante, de toute recherche... Celles qu'on n'a pas eues... Absence de désirs. Affolement rétrospectif.. Ce que j'aurais faire. Une paralysie. Pas seulement pour les femmes. Pour tout. Logique. Existe-t-il en moi cette capacité. Qui pour peu que je l'eusse cultivée eût mis à mes pieds, eût littéralement subjugué (toutes ces) tous ces maroufles que je courtisaiscar il n'est rien qu'ils désirent plus profondément que d'être dominés.La foule est femme.

    Paralysé. Sachant précisément vingt ans plus tard ce que j'aurais osé. Pressentant aussi que pour peu que je m'y fusse hasardé, tout eût semblé contraint, forcé, violent ; ridicule. Celle qui me fourra sa langue tout entière dans la bouche et l'en ôta je ne la désirais pas disait-elle qu'en savait-elle ? (une des plus puissantes sensations gustativesde ma vie). La véritable jouissance est passive. Perdre la tête, lancer grotesquement mes fringues en haletant aux quatre coins de la pièce - sauf les chaussettes - comme on voit dans les films - ce serait donc cela, le désir ? ces souffles, ces saccades, ces convulsions avant même que l'acte n'intervienne ?

    S'humilier ? ...Celles qu'on n'a pas eues... Telle qui me fit tenir de si près ce collier trop étroit pour examiner sa médaille, était-ce pour l'embrasser doucement sans rompre le collier d'or fin ? Telle collée debout contre moi devais-je l'effleurer par-dessus son nuancier d'encres ? M'eût-elle repoussé en hurlant ? devais-je murmurer “je vous aime beaucoup madame Catherine ?” - toutes les deux s'appelaient Catherine. Nadine dans mon dos, à me frôler, pour chercher des indications imaginaires dans un dossier : je voyais de près les mailles filées de son tricot de laine, le désir ne montait pas, une vague odeur de suint, de corps humain – quel sang-froid, quelle présence d'esprit ne faut-il pas toujours, en toutes circonstances !

    Véra m'accueillant sur son lit en milieu de journée, penchée de côté les yeux clos bras ballants, j'attends sans approcher, j'attendrais encore si elle ne s'était redressée, rectifiant ses cheveux Tu dormais ? “ - Non dit-elle (improbable en effet dans une position si peu propice). Tu étais malade ? Tu avais un malaise ? - Non. - Alors pourquoi ? - Comme ça. Jamais une femme ne dira J'avais envie que tu m'embrasses. Jamais. C'est à l'homme à deviner cela. Ce n'est pas marrant d'être un homme. Mesdames. Vingt années, pour me rendre compte de son intention, vingt années pour repasser le film dans ma tête.

    La morale de l'histoire, c'est MORT AUX CONS. C'est tout. Ça ne va pas plus loin. MORT AUX CONS. La veille encore, sur la table où nous révisions le bac, j'avais effleuré son petit

    doigt, qu'elle m'avait retiré en poussant un petit cri de vierge effarouchée. Mort aux connes aussi tant qu'à faire. Serait-ce trop demander qu'un strict minimum de cohérence. Quand ma prof de philo m'a reçu en juin, 8 mois avant sa mort, toute négligée dans sa robe de chambre inondée de parfum, accourant vers moi en criant mon nom ; qu'elle m'a fait asseoir près d'elle sur son divan, je n'ai pas davantage imaginé qu'elle pût me désirer. Vingt ans plus tard, repassant en mon esprit cette scène, aucun doute n'et plus permis.

    Je pensais en toute bonne foi qu'il était impensable que les femmes, à plus forte raison les profs de philo, puissent se conformer, descendre, s'avilir au désir de l'homme et de cette chose si répugnante au bas du ventre appelée bite. Et je le pense encore. Et c'est déjà le moment de mourir, et sans savoir ? qu'est-ce que l'espoir à soixante ans et demi ? dites-moi ce que j'aurais dû faire de telle nouvelle collègue, affolée, qui me collait partout, que je n'avais qu'à enlacer ? De Mme Roux, qui fit tout un trajet en voiture, sa tête sur mon épaule 40 km durant ? Quelles que fussent les circonstances, glacé, paralysé, pétrifié !

    Quelle honte pour moi de faire le mauvais geste, le moindre geste ! Qu'elle ait pu se raviser, se foutre de moi, me dire “Ce n'était que de la camaraderie, qu'est-ce que tu es allé t'imaginer ?” Quelle marche à suivre ? Arrêter la voiture et baiser sur un bas-côté ? Fixer un rendez-vous, laissant bien en vue sur mon visage l'anxiété qu'on me refusât ? La moindre remise dans le temps n'eût-elle pas entraîné, immanquablement, un cruel ravisement de la femme, une reprise de conscience et de dignité ? ...Quel désir de moi ? On en reviendrait ! On me referait vite fait le coup de l'amitié !

    Vite, se ruer sur ces lèvres offertes, sur ce cul tendu, avant que tout cela ne change d'avis, vite, au risque de faire mal, au risque du ridicule, au risque d'entendre “Pas ici, pas maintenant, pas comme ça” ! Et pas un mode d'emploi à portée de main, pas un fascicule de procédure à feuilleter vite fait, un doigt tournant les pages ! Le désir féminin cesse d'un coup, à la moindre intonation malhabile, au moindre geste raté ou ridicule. Confirmez-moi, je vous en supplie, que les femmes désirent lentement, longuement, qu'elles laissent à l'homme le temps de ne pas se précipter comme un dément à l'assaut d'une fortif ?

    C'est vrai ? Vous ne changez pas d'avis d'une seconde à l'autre ? ...cela se produit paraît-il lorsque l'homme à peine introduit dans l'appartement demande sont les toilettes... Ne tremblez pas comme cela, me disait Marguerite lorsque je la serrais sous l'arche du pont, à Mussidan. Elle me vouvoyait : j'avais 18 ans, elle n'en avait que quinze ; je ne l'aurais jamais touchée au-dessous de la ceinture. Plus tard Suzanne et Marie-Do, pissant sous la douche – comme j'aurais monté le long de cette jambe passant nue par-dessus moi. Me rendant compte enfin pourune fois – suis-je sot ! – de l'immense possibilité qui m'était offerte : “je dois rester, leur ai-je dit, huit jours sans rapports, vu la chtouille que je me suis prise” - qui se souciait de cela - elles s'en sont enchaîné bien d'autres, de chtouilles, c'étaient des filles sans moralité.

    Comme on dit. Sans compter tant d'autres qui s'imaginaient me draguer, à l'aide sans doute de ces fameux signes imperceptibles, de ce code indécis, ambigus, toujours déniables ! j'avais une multitude d'élèves. Je les aimais toutes. L'une d'elle blonde et myopenous rangions après le cours chacun notre sac de part et d'autre du bureau - me dit soudain :Si je tombais enceinte, vous seriez bien emmerdé.J'ai répondu qu'il fallait se faire confiance mutuellement,qu'autrement, la vie serait invivable.Ma psy m'a dit (j'avais des élèves, j'avais une psy)c'était une avance.Croyez-vous, Madame la psy ?

    N'y aurait-il pas plutôt que les femmes pour interpréter, déchiffrer, décrypter, ces signaux unilatéraux qu'elles adressent – disent-elles ! - aux hommes ? Savez-vous que les pédophiles, là-bas en prison, se voient imposer des cours de reconnaissance sexuelle? Leur enseignant l'art indubitable de déceler le désir d'une femme ? afin d'éviter toute récidive ? N'est-ce pas le comble du scandale, qu'ils aient, ces gens-là, les pédophiles, ce privilège inouï de se voir révéler tous les arcanes ? “évidents” je suppose ? Au point qu'il soit jugé sans nécessité, voire ultraridicule, d'en conférer la connaissance à tous ? A moi ?

    Hors sujet vous dis-je, hors sujet. Je devais parler de cet amour, le mien, en particulier, voici bien longtemps que mon sang-froid m'a quitté - mes élèves n'étaient que des filles, rien que des filles ; fascinantes par la prodigieuse quantité de branlettes cachées sous tant de visages angéliques (les petits mecs m'indifféraient, me répugnaient ; l'onanisme des filles est l'apprentissage de leur corps, en toute connaissance ; les garçons n'expriment que l'impossibilité absolue de faire autrement ; exaltation chez elles, basses frustrations chez eux, chez moi ; la seule façon d'être mâle est la brutalité ; je refuse.) .

    J'étais amoureux de toutes. Je les imaginais jambes ouvertes, doigt vigoureux. Les manuels d'éductaion sexuelleà l'usage des fillesmentionnent quecertainesdécouvrentle plaisir solitaire- toutes, oui ! Une grande rouquine, rassemblant autour d'elle ses amies, leur mimait du doigt la branlette, comme un grand secret ; elle s'entendit répliquer, par une grande liane au cou interminablemais nous faisons toutes ça !Amoureux d'au moins une fille par classe, une toutes les trois ou quatre semaines - Socrate aimant les garçons : le vieux con ! inimaginable faute de goût ! aimer d'amour ce sexe naviguant du hideux au dérisoire ! ...au grotesque ! cette colonne brutale, ces couilles sans grâce ! ce sperme salissant, diluateur de merde en diarrhée, gerçant le dessus des mains quand il sèche !

    J'ai appris à mes filles ce qu'était l'érotisme pédagogique. Elles m'écoutaient, goûtant tout de l'intérieur, tandis qu'un ami de seize ans, me disait, des lueurs dans les yeux :On le sait que vous nous aimez !- un garçon pourtant. Imaginiez-vous seulement, jeunes filles, que pour chacune d'entre vous j'imaginais une vie totale d'amour ? Un cycle d'amour. Théophile Gautier renouvelait tous les cinq ses amours, jetant toute une existence dans un seul lustre. Je l'admirais. Pourtant je vilipende encore, je vitupère les pignoufs des deux sexes divorçant si impudemment dès leurs trois premières années de mariage, se privant des inestimables étapes des dix, vingt, trente ans, de tant d'innombrables aspects différents d'un seul être, que la lente et sacrée maturation du temps leur eût révélés, préférant, les sots ! reprendre sans cesse les vagissements stériles des rudiments d'amour, tels ceux qui empilent, entassant les langues étrangères sans jamais en maîtriser aucune.

    Les féconds marécages de la maturité, de la vieillesse avec un seul et même être, ne sont jamais sondés. La mort ensemble ne sera jamais affrontée.

     

    X

     

    Chacun de nous, Sylvie Nerval et moi, s'est donc estimé rejeté par l'autre sexe. L'homme pour Sylvie est le père qui traverse sa chambre de nuit pour remonter de son cabinet de consultation, et lui palpe le ventre en arguant de sa qualité de médecin. J'éprouve à l'instant la nostalgie de cet appartement si clair et si bruyant où nous avons vécu si longtemps, si jeunes que c'en est effrayant. J'ai conservé cette femme, tant il me semblait de la plus haute improbabilié, voire grotesque et cruelle imagination, qu'une autre personne de sexe féminin pût éprouver la moindre velléité de s'intéresser à moi.

    C'était Sylvie Nerval ou les affres mornes de la prostitution, de la pédérastie inacceptée, de la tentative minable de viol. J'ai toujours en tête l'obsédant destin de mon cousin et parrain, Hugues dit Tom : touchant double pension, claquant son fric dans la boisson, la clope, arrosant tous les pochards et clochards de Cusset, pour finir entre des pyramides de mégots, d'un cancer de l'œsophage, tandis que ses amis cuvaient leur vin le jour des obsèques, nul ne s'y présenta. J'aurais fini là, j'ai échappé à ça. Je ne pense pas que j'aurais vécu autre chose. Rien de ce qui m'est advenu n'est à regretter, n'aurait pu se produire autrement. Je suis resté fidèle à la confiscation de mon destin.

    C'est pourquoi je repousse comme la pire des impostures, comme la peste, ces exortations, ces injonctions des bien-portants à la “découverte de soi”, à la “fidélité à soi-même”. Je sais ce que c'était. La camisole et la bouteille. Merci bien. Ce n'est en général que lorsqu'ils ont perdu leur femme que les hommes s'aperçoivent qu'ils l'ont aimée ; j'espère en avoir pris conscience longtemps auparavant. Dans cette tromperie je veux vivre et mourir.

     

    X

     

    C'est ainsi que nous naviguons indissolublement liés, comme deux navires de conserve. Nous savons quand nous mourrons. à dix ans près. Sylvie fume et ne maigrit pas. On ne déménage pas après le décès d'un proche, on ne devient pas fou. La maison devient hantée, le corps de l'autre occupe chaque point de l'espace, on croit ne pas le supporter, puis tout s'estompe, à ce qu'on dit. L'enfant revient, dans le meilleur des cas vous soigne, et vous demeurez là entre vos souvenirs de larmes et vos fauteuils dont l'un restera vide. Je tends parfois l'oreille la nuit à la recherche des rumeurs pouvant me rappeler ces frôlements nocturnes de mon chat mort.

    Cela fera au survivant le même effet. Les chats nous voient comme autant de grands chats supérieurs. Puissions-nous disparaître comme eux.

     

     

     

    BERNARD COLLIGNON

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    L'HISTOIRE D'AMOUR

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    BERNARD COLLIGNON L'HISTOIRE D'AMOUR 2

     

     

     

    Qu'est-ce que l'amour, et qu'est-ce qu'une histoire ?

     

    Elle demande un jour pourquoi je n'ai jamais su écrire une belle histoire d'amour ; mes seules allusions : sarcasmes, burlesque ou péchéà vrai dire, l'amour hors sujet. Déjà tout enfant je ne puis entendre une chanson d'amour sans la trouver ridicule, déplacée. N'estimant rien de plus niais que les amoureux,qui s'bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics- cette chanson-là, je l'adore. Je la chante volontiers sans bien comprendre. Aux représentations de Sylvie Nerval j'objecte qu'il m'est impossible d'écrire une telle histoire d'amour. C'est ma nature.

    Dans les tableaux qu'elle peint, le spectateur lambda regrette les sujets plaisants, les fleurs, les chats et les enfants ; il voit des nus chlorotiques, hagards et (circonstance aggravante) masculins, errant de nuit parmi les ruines. Sylvie revient à la charge : lire sous ma plume une belle histoire, même rebattue, difficile pour cela même, et qui ne soit pas, précise-t-elle, entre hommesje ne mentionne pourtant nulle part, que je sache, de passage à l'acte.

    J'ai soixante ans cette année ; ma mère jadis faisait observer que fêtant son 20è ou 40è anniversaire on entrait dans sa 21è ou 41è année - mort dans sa 60è année disaient les vieux tombeaux qui ne la dépassaient guère. Pratiquer moins désormais l'acte d'amour me donne-t-il le droit d'en parler ? ... sans vouloir toutefois rivaliser avec Roland Barthes (Fragments d'un discours amoureux) ou Stendhal (De l'Amour), ou bien Denis de Rougemont (L'Amour et l'Occident) - ce dernier surclassant définitivement tout exégète par son assimilation de la mort à l'orgasme suprême, qui est jouissance de la fusion ; le monde lui voue une admiration, une reconnaissance universelles.

     

    De la tiédeur

     

    Curieusement les sentiments que nous nous portons l'un à l'autre Sylvie Nerval et moi en cette année 66 (de Gaulle regnante) ne se manifestent que par nos défiances, tant nous sommes inadéquats à la vie commune, le mariage, que nous venons de perpétrer ; Sylvie réclame de rester seule une heure avant que je la rejoigne au lit, pour jouir à l'aise ; la violence de ma réaction la dissuade ; mais comme elle n'a jamais connu d'autre homme avant moi, elle obtient que je la confie deux défonceurs asiatiques, tandis que je me fais plumer (sans passage au plumard) par deux entraîneuses suédoises. Sylvie Nerval est ensuite revenue me rapporter, au petit matin, comment cela s'était passé : mal. Puis nous achevons notre séjour nuptial au-dessus de l'église russe de Nice ;

     

    hantons le Centre Hightower de Cannes, fréquentons Michel, danseur à l'Opéra, mort en 93 sans nous faire avertir. Michel accepte de se faire tirer le portrait, sur un balcon dominant la mer. Il dit “Vous ne ressemblez pas aux amoureux ; jamais un baiser dans le cou, jamais un mot gentil, toujours des piques.” Je ne me rappelle plus comment nous vivions cela. Crevant de malsaine honte mais épris sans doute - quarante années passées en compagnie par pure névrose ? simplicité – naïveté! - de la psychanalyse ! Force nous est d'appeler cela “amour”, car nos parents sont morts, bien morts ; je revois cet angle sombre du Jardin Public, ce banc sous l'arbre d'où l'intense circulation du Cours de Verdun tout proche dissuade les flâneurs.

    Paradigme des scènes de ménage. De ce qui revient à elle, à moi. Je suis un homme, c'est marqué sur ma fiche d'Etat-civil ; donc c'est à moi de raison garder, de former ma femme, et de ne pas donner dans les chiffons rouges - or il n'en est aucun où je ne me

    point rué ; même devant témoins. Mais pourquoi vouloir aussi, et de façon obstinée, me traîner à l'encontre de ma volonté explicitement exprimée. Le féminisme, sans doute : l'homme doit céder. Deuxième cause de scène : se voir soudain repris, tout à trac, brutalement, comme lait sur le feu, pour un mot décrété de travers, une plaisanterie prétendue de trop d'un coup, telle attitude parfaitement involontaire - ne pas lui avoir laissé placer un mot de toute une soirée par exemple ; avoir désobligé négligemment telle ou telle connaissance dont je me contrefous – bref c'est toute une typologie de la scène de ménage qui serait à établir. Est-il vraiment indispensable de préciser que tout s'achève immanquablement par ma défaite. Je cède aux criailleries : c'est ma foi bien vrai que je suis un homme. Pas tapette, non, ni lopette, mais lavette (homme mou, veule, sans énergie). Ce n'est que ces jours-ci que je me suis avisé de la jouissance que j'éprouvais à céder : volupté de l'apaisement ; d'avoir fait le bonheur de l'autre, de m'être sacrifié fût-ce au prix de mes propres moelles et de ma dignité.

    En dépit de notre constant état de gêne matérielle, je savais cependant que là, juste au-dessus de ma belle-mère, se vivaient nos plus belles années, d'amour, de rêve et d'inefficacité – connaissance confuse toutefois, plombée par d'obsédantes interrogations : savoir si je n'étais-je pas plutôt en train de tout gâcher. Ce n'est que trente ans plus tard que je puis parler d'un certain accomplissement ; prétendre (à juste titre ? je ne le saurai jamais) n'avoir jamais été autant maître du monde, aussi bien qu'au faîte exact de la plus totale impuissance... Mes déplorations, mes doutes et mes angoisses, ne peuvent pas, ne pourront jamais se flanquer à la poubelle, comme ça, hop, par la grâce et le hasard divins d'une tardive et tarabiscotée prise de conscience.

    Il est étrange qu'on puisse ainsi s'accomplir tout en se prenant pour une merde onze années durant. Je me souviens très bien, moi, qu'il n'y avait-il strictement aucun moyen d'obtenir la moindre concession de la part de Sylvie Nerval, qui décidait de tout, de rigoureusement tout. Facile de se moquer à celui qui n'est pas dans la merde jusqu'au cou. L'autorité sur sa femme était pour moi le comble de la déchéance machiste, le dernier degré de ce que l'on peut imaginer de plus méprisable. Je fonctionnais, nous fonctionnions ainsi. J'ai bousillé mon couple et mon propre respect au nom d'une idéologie qui a mené à cette ignoble guerre des sexes à présent déchaînée, où la moindre érection non désirée sera bientôt passible des tribunaux.

    Pour ne parler que du point de vue financier, je me souviens parfaitement du départ de cette étroite dépendance ; il s'agissait (et j'en fus désolé, pressentant que la toute première défection préfigurant toutes les d'autres) (j'escomptais donc une totale absence de scènes pour notre vie conjugale)d'une statuette de cornaline rouge représentant Çiva sur un pied, inscrit dans la circonférence des mondes : quatre-vingts huit francs, une somme en 1966. Je dus capituler :Mon père nous dépannera. Imparable. Je m'étais pourtant bien marié, que je susse, pour affirmer notre indépendance ; non pour passer d'une famille à l'autre.

    Encore eût-il fallu que mon épouse, pour cette indépendance, se mît au travail, j'entends le vrai travail, celui qui fait chier, mais qui permet de manger. Quarante ans plus tard, nous payons encore cette pétition de principe d'un autre âge (“une femme ne doit point travailler”)(“[elle]affirme qu'elle n'est pas du tout féministe, elle dit qu'elle veut des enfants, un mari qui puisse lui permettre de ne pas travailler) (Filles de mai, Le Bord de l'Eau 2004) - voilà qui à la lettre me répugne. De ma femme et de moi j'étais bien en effet le plus féministe.

    Mon médecin de beau-père, lui, avait interdit à sa femme de chercher du travail :De quoi aurais-je l'air ?D'un pauvre, Docteur, d'un pauvre... Ma retraite à présent suffit tout juste à vivre dans la gêne - “comment”, s'emporte-t-on; “avec tout ce que vous gagnez ?- l'argent est un sujet tabou en France, non pas tant en raison de l'envie qu'on se porte les uns aux autres en ce charmant pays, mais de cette propension des Français a toujours se croire autorisé aux commentaires, les plus méprisants possible. mortifiants ; que dis-je, il se fera un devoir de vous expliquer ce que vous devriez faire.

    Les Français sont imbattables en effet pour gérer le budget des autres. Surtout quand l'autre est un fonctionnaire. Je ne suis pas un démerdard, moi. J'ai-eu-ma-paye-à-la-fin-du-mois. Je n'ai jamais su comment gagner le moindre centime de plus que ma paye. Partant j'eusse eu bien besoin d'une épouse qui travaillât, parfaitement.L'amour s'éteintdit à peu près Balzacdans le livre de compte du ménage.Il dit aussiLa vie des gens sans moyens n'est qu'un long refus dans un long délire. Nous ne pouvons donc envisager d'acheter ni la moitié de cette statuette, ni même le modèle au-dessous. “Mon père payera”.

    Nous ne pouvons pas davantage habiter “à demi” hors de la maison héréditaire : “Et le loyer ?”. Imparable, bis. Ma femme ne peut tout de même s'abaisser à travailler pour payer un loyer, alors que le gîte nous est offert. Quel bourreau je serais. La femme est victime, alors même qu'elle vous victimise, justement par la raison même qu'elle vous victimise : souvenons-nous, toutes proportions gardées, de ces braves SS traumatisés par l'éprouvant métier d'expédier une balle dans la nuque des juifs. A la limite de la dépression nerveuse. Le pire en effet, quand je me fais anéantir, c'est que je proteste.

    Au lieu de sourire. Et c'est parce que je râle comme un putois que je suis agressif. Bien sûr il y a eu des rémissions, du bonheur : jeunesse, amour, exaltation. Illusion que les choses finiraient bien par s'arranger” . Il ne s'agit pas ici de “se plaindre”, comme disent les je-sais-tout, les psychologues de salon, ceux qui viennent insolemment vous corner sous le nez leurs avis et commentaires sans que vous leur ayez surtout rien demandé (et j'en connais ! mon Dieu ce que j'en connais !) - mais d'expliquer – pas même : d'exposer. De raconter. De faire mon petit numéro. Mon petit intéressant. C'est tout.

     

    X

    Evelyne, à dix ans, fut mon premier amour. Blonde et pâle. Comme nous discutions à petit bruit sur le perron, à trois ou quatre, elle s'est tournée vers moi pour me tendre un coquillage de la taille d'un ongle : “Tiens, je ne t'ai encore jamais rien donné. Je répondis que si ; qu'elle m'avait déjà beaucoup donné. Ce fut la seule fois que j'eus de l'à propos avec une fille. Nous nous sommes promenés main dans la main derrière l'immeuble. Je me souviens – cela n'est-il pas étrange – d'avoir convenu avec elle, en cas de mariage, que je commanderais les jours pairs, et elle les jours impairs. “Tu auras l'avantage, grâce aux mois de 31 jours.” Cela nous faisait rire.

    Cela se passait chez mon oncle, qui m'hébergeait pour les vacances. Il écrivit sur-le-champ à mes parents que “c'[était] une honte”, qu' “à dix ans [leur] fils a[vait] déjà une poule. Il m'inventait des exercices d'algèbre – voilà bien pour aimer les maths ! - afin de m'empêcher de rejoindre Evelyne, et je répétais à mi-voix en pissant dans la cuvette de H.L.M. (un luxe à l'époque) : “Je t'aime, et rien ne pourra nous séparer”, juste pour m'en souvenir plus tard. Retors, non ?

    Et je m'en souviens encore. Tonton m'a dit : “Elle est cloche, ton Evelyne ; attends que Marion revienne de colonie, tu verras !” Une petite brune en effet, piquante, jamais à court de répartie, qui se savait déjà admirée, et qui commençait à se foutre de ma gueule ; je suis retourné auprès de ma blonde. Je n'ai plus revu personne, vous pensez. Curieux tout de même. Qui va commander dans le ménage. Que ç'ait été là ma première préoccupation. Ce qui fait surtout enrager, d'après Roland Barthes, c'est quand l'être aimé prétend devoir obéir à d'autres, alors qu'il ne vous obéit pas à vous, qu'il ne tient pas compte de votre souffrance à vous, qui valez donc moins que l'autre.

    J'ai vérifié à maintes reprises en effet que la façon la plus efficace, la plus cloue-le-bec, de se soumettre un partenaire récalcitrant est de se prétendre soi-même ligoté, garrotté, par un engagement, de préférence professionnel, une promesse antérieure, auprès d'une autre personne, qu'il importe bien plus de ne pas vexer que vous - est-ce ainsi vraiment que l'on aime ? auprès d'une belle-mère par exemple, bien efficace ; je la hais à mort ; puis lorsqu'elle est morte, la pauvre - rien n'est arrangé. Dix ans de perdus. Et toujours la faute des autres. La personne aimée se réclamera toujours de sa propre soumission, del'impossibilité de faire autrement, pour vous soumettre à ce que vous détestez le plus. Je connais un couple de cons, dont l'épouse a su convaincre le mari de fréquenter sa sœur elle) (il faut suivre).

    Depuis plus de quarante ans (c'est irrémédiable désormais) le Mari Con (en espagnol : maricón ) se trouve contraint de fréquenter la belle-sœur, chef-d'œuvre de ternitude dépourvue de toute conversation dépassant les liens de famille, et le beauf, boursouflé de machisme, de racisme et d'homophobie - antichômeurs, antifonctionnaires, rien ne manque à la panoplie. ...Quarante ans à se cogner ces spécimens d'humanité de remplissage et leur tribu, à tâcher de ne pas entendre les conversations de réveillon (quarante réveillons !) sur la flemme respective des Viets et des Bédouins - je n'invente rien.

    Déménager ? Rompre ? avec des gens si sots que le refus de l'un entraînerait nécessairement l'éloignement offusqué de l'autre ? et que ferait-il, ce fameux mari, d'une épouse dépressive, qui l'agoniserait de reproches muets à longueur de semaines, jusqu'à sombrer dans une de ces dépressions que l'on se fait à soi-même, et qui trouve toujours une brochette d'éminents psychiatres pour la confirmer ? Autant gagner quelques années de soins intensifs, et accepter, de guerre lasse, que dis-je, avant même la déclaration d'une de ces guerre le plus malade est immanquablement vainqueur du couple, d'habiter désormais à 1500 mètres de distance du couple honniqui n'est pas si mal, voyons ! voyons ! à la longue ! C'était bien la peine d'en faire toute une histoire ! - les invitations se sont raréfiées, le mari y a mis le holà.

    Mais le drame, voyez-vous, c'est que notre héros a fini par se sentir à l'aise en compagnie de son ennemi, en vertu du proverbeà force de se faire enculer, on y prend goût, mais pis encore, par des affinités secrètes. C'est pourquoi, ayant toujours devant les yeux cet exemple édifiant, notre homme a toujours à cœur, bec et ongle, de ne jamais reprocher à quiconque sa faiblesse de caractère ; on est mou, comme noir, juif, asiatique. Si ma femme est attaquée la nuit, que je me sente tout soudain supposer) tout paralysé, sans aucune possibilité physique de casser la gueule à l'agresseur - quel tribunal, je vous le demande, osera me condamner pour non-assistance à personne en danger ? (réponse hélas : tous.) Je souhaite par conséquent ne jamais être dans une situation je devrais faire preuve de sang-froid, de virilité, voire de simple esprit de décision. J'éprouve toujours la plus véhémente rancœur à l'égard de ces juges qui du haut de leur bite en barre condamnent timorés et trouillards - et qu'auraient donc fait, ces lâches ?Il faut prendre sur soi. Connards - commencez donc par cesser de fumer.Ce que j'ai fait. Et de boire. Never explain, never complain. Ne pas se plaindre, ne pas se justifier - belle devise ! Mais si moi, moi j'ai toujours fait l'un et l'autre, avec passion. avec conviction ? Je suis un con, c'est cela ? Sans rémission ? Les autres, les maudits autres, qui me disaient :Tu mets l'accessoire avant l'essentiel.Il ne faut pas tenir compte des autrespontifient les sages autoproclamés, individualistes comme tous les fameux Tout-le-Monde et gros pleins de couilles, ceux qui vont répétant tout ce qui traîne dans les livres de moralesoit ! soit ! mais s'il se trouve qu'ils vous cherchent, les autres ? ...qu'ils viennent d'eux-mêmes vous glapir dans le nezsans que vous leur ayez demandé quoi que ce soit - que non, vraiment, vous ne faites pas ce qu'il faut pour leur plaire, et ceci, et cela, et que vous êtes un véritable scandale public ? tous ces petits Zorro de quartier, ces Salomon de chef-lieu de canton ! ...faudra-t-il vraiment les envoyer chier sans relâche, vivre en permanence dans la polémique et l'engueulade ?

    Les Autres. Les encensés Autres. Les sacrosaints Autres. “Comment se faire des amis” : rendez-vous compte, il y a même des ouvrages pour cela ! Dire que le rapport au conjoint représente une application particulière du rapport avec l'autre ! Hélas ! Céder pour être aimé ! ...Qu'est-il d'ailleurs besoin d'être aimé. Incommensurable faiblesse, ignoble défaite, révoltante prédestination - en être réduit à réclamer des amis, des amours, comme un chien qui lèche sa gamelle vide, qui pourlèche la main qui le bat ? J'ai cédé sur tout. J'ai fréquenté des blaireaux, et j'y ai pris goût (quarante ans de batailles tout de même) ; crêché d'avril 68 à juillet 78 au-dessus de chez ma belle-mère précisément parce que je n'offrais pas, pour Sylvie, ou de quelque nom qu'il vous plaira de la nommer, les garanties suffisantes de l'amour. Je prenais donc les autres à témoin. J'ai toujours pris les autres à témoin. C'est pour cela qu'ils venaient toujours me baver leur avis en pleine gueule.

    Seulement voilà : tes malheurs conjugaux... tout le monde s'en fout. Tout juste si tu rencontres, une fois tous les dix ans, une femelle compatissante qui t'arracherait, ô combien volontiers ! à cet enfer de servitude conjugale - à condition que tu passes, bien entendu, sous sa domination à elle. La chose est évidente, elle va de soi ! tout est de la faute d'Eve. Je soupçonne même les premiers rédacteurs de la Genèse de n'avoir inventé la femme que pour enfin rejeter sur elle toutes ces funestes responsabilités qui nous tuent depuis le fond des âges. Et les Autres de répéter :Tu confonds l'accessoire avec l'essentiel- c'était déjà beaucoup, qu'ils me fournissent cette indication ; puisqu'ils s'en foutaient - fallait-il mon Dieu que je les bassinasse...

    Sylvie Nerval m'a dit récemment : “Tu me reproches d'avoir façonné ta vie – mais c'est que tu ne m'as jamais rien proposé d'autre.” Rien de plus exact. Ce qu'a prédit Jean-Flin s'est révélé faux : je ne suis pas devenu pédé ; mais par une absolue dépréciation de ma personne, sans imaginer un seul instant qu'une imagination de moi pût avoir la moindre valeur ou légitimité, je me suis mis, de mon propre chef, sous la coupe, sous le joug bien-aimé d'une femme, la mienne. Assurément, ce que je proposais, dans un premier temps, n'était rien : déménager sans trêve, voyager, changer de femme, traîner les putes après la sodomie, et boire.

    Vous voyez bien que j'en avais un, de programme. C'est mon cousin qui l'a rempli : gaspillage de ses deux pensions à pinter, fumer, régaler des clodos finalement trop soûls pour assister à son enterrement à 57 ans : cancer de l'œsophage. Mon grief essentiel ? l'immobilisme. Un immobilisme féroce. A ne jamais avoir coupé le cordon ombilical. Se retrouver dans la même ville, dans les mêmes rues qu'à dix-neuf ans. A se demander vraiment à quoi ça sert d'avoir vécu. Puis qu'on est toujours là. Puisqu'on en est toujours là. Ma mère donnait toujours le signal du départ :Je ne veux pas rester dans une maison je mourrai.

    Sylvie Nerval a toujours eu beau jeu de prétexter que je voulais imiter ma mère, ce qui prouvait mon manque de maturité. Je lui rétorquaisTu nous forces à demeurer juste au-dessus de ta mère à toi.Une fois par jour ; en dix ans, 3560 fois. Ping, pong. Ping, pong. Renvoi d'arguments, d'ascenseurs. Efficacité néant. Douze ans de banlieue, même barre, même appartement. Dix à Mérignac, banlieue, cette fois bordelaise. En attendant plus. Rien n'y a fait de représenter l'horrible, la funèbre, la gluante et engloutissante chose que ce sera de se sentir vieillir et décrépir dans ces mêmes espaces étroits déjà nous nous heurtons : rien ne nous décollera plus.

    Il faut vivre comme tu penses, mon fils, ou tu finiras par penser comme tu vis. Rien qui se vérifie plus épouvantablement que cet aphorisme rebattu (Rudyard Kipling ? Francis Jammes?). Je me suis trois fois trahi. Ces bassesses je me suis vautré constituaient d'ailleurs, jadis ! - les aliments indispensables de mon énergie à tromper ma femme.Après tout ce qu'elle m'a fait ?pensais-je, et j'enfonçais ma queue. ...Si j'avais tout accepté tout de suite ? Si je n'avais pas lutté ? (puisque c'était pour rien...) (je m'évadais par l'excellence de mon œuvre, sans rire !) - si j'avais cédé sur tout - n'en aurais-je pas tiré malgré tout quelque bénéfice ? Tout m'eût-il été accordé, et plus encore ? ...en compensation à ma soumission, à mon amour extrême ?

    J'en doute - à voir ce qui se passe lorsqu'on renonce – partout - toujours... mais ... alors... c'est que j'ai bien agi. Protestant, ergotant, souffrant sans cesse. Fût-ce puérilement. Sinon je n'eusse été que l'ombre de la reine ! ce sont plutôt les femmes, paraît-il, qui souffrent de cela... Il m'a fallu bagarrer ferme afin d'arracher quelques bribes de libertés, au pluriel. Jour après jour, minute après minute de mon emploi du temps... Domicile imposé... Profession toujours considérée avec la plus totale indifférence... Eventualité d'un emploi pour elle repoussée avec la plus extrême indignation, d'année en année - toujours un obstacle, toujours une incompatibilité, toujours une impossibilité sur-le-champ exploitée – c'est trop dur ! disait-elle – ben et nous, alors ? protestèrent un jour mes collègues féminines.

    ...Celui qui travaille, c'est l'homme. Difficile pour moi, aujourd'hui encore, de prendre mes distances envers cette question, si simple à résoudre pour autrui, qui me hantera jusqu'au bout. Mes griefs sont intacts. A ce moment même où j'écris mon Histoire d'amour. Combien de fois, excédé par mes geignardises, les autres tous en chœur ne m'ont-ils pas crié de rompre ! ...Moi j'ai cédé. A quoi bon traîner après soi une femme récalcitrante, à quoi cela sert-il d'être unis, si c'est pour vivre dans un perpétuel climat de revendications, de récriminations, d'hostilité, pour la simple raison qu'il convient de se conformer à “ce que doit être un couple”, chapitre tant, paragraphe tant... Mon histoire d'amour est la seule à traiter. Peut-être que j'ai honte d'avoir été heureux de cette façon. Ou malheureux. Pourriez-vous répéter la question. Rien obtenu. Adapté. La faculté d'adaptation est-elle une liberté ? ...le comble de la liberté- pardon : de l'intelligence, d'après les zoologues... Il m'est donc tout à fait loisible d'imaginer que c'est en raison de mon exceptionnelle intelligence que je me suis le mieux adapté en milieu défavorable... Si ça peut me faire plaisir... J'ignore si nous nous aimons. Si nous aurions été à la hauteur de nos vies rêvées.

    Sylvie Nerval m'a fasciné. Ma mythologie portait qu'il fallait se prosterner devant la Femme ; ce n'est pas, semble-t-il, ce qu'elles attendent. Je pensais, moi, qu'il fallait conquérir une femme. Comme une forteresse. C'était dans les livres. Ça devait marcher. Au lieu de me faire valoir, de frimer, je les suppliais. Ce qu'il ne faut jamais faire (« supplie-t-on des montagnes ? »). Finalement on ne sait rien du tout, de ce qu'il faut faire.

    Je tombe amoureux sans bouger, sans procédé, sur simple photo. L'une d'elle représente deux jumelles l'une près de l'autre les yeux baissés, ineffable communion récusant d'emblée toute connotation sexuelle. Sans nul besoin de se toucher pour jouir ensemble, d'être. La deuxième photographie renvoie au masculin : cinq jeunes gens très élégamment mis, mannequins professionnels dont l'homosexualité se déduit aisément ; mouvements suspendus, comme d'une conjuration, regards francs, trop clairs ou par-dessous. Offre et dérobade, attirance et réserve.

    Les tiendrais-tu, les battrais-tu, qu'ils ne révèleraient pas leur secret, dont ils sont inconscients. Ou dépourvus. Le troisième cliché montre un Noir vêtu d'un complet gris classique, d'un chic où je ne saurais prétendre ; sa braguette entrouverte laisse passer un sexe au repos d'un satiné prolongeant, incarnant charnellement la douceur du tissu dont il est issu, organiquement désirable - à condition expresse que ces trois photos désignées ne se meuvent pas, ne parlent pas. Que tout demeure figé dans la bouche de l'œil , en éternité qui ne fond pas.

    C'est de photos, de représentations, que je tombe amoureux, petitement, imperceptiblement, par suspension de l'œil et du souffle, à portée de mes mains et hors de ma vie (grain chaud, glacé, de la pellicule). Mais rares sont les plus belles filles du monde qui sitôt qu'elles ouvrent la bouche ne profèrent immédiatement quelque irrémédiable rebuffade ; que l'image s'anime, s'épaississe de mots, de sueurs, de gestes, elle sort à jamais de nos bras . Je trouve aussi très doux de fixer dans le rétroviseur les traits des conductrices qui me suivent, s'arrêtent au feu juste dans mon sillage, se parlant à elles seules pâles et glabres comme un cul sans se croire observées malgré nos convergences de regards au fond de mon miroir.

    Je leur dis je vous aime sans tourner si peu que ce soit la tête, afin que mon âge ou mes adorations ne révèlent rien de mon ridicule. Je peux enfin fixer la première qui passe et pour éviter le si automatique qu'est-ce qu'y m'veut c'connard de la femme moderne - mon procédé consiste à ravaler, à l'intérieur de ma paupière sur fond de muqueuse ardente (capote interne des se projettent les persistances rétiniennes) trois secondes de vision si je maintiens les yeux fermés, éphémère image d'amour entraperçu. Je m'arrête alors prenant garde de n'être point heurté, murmure à ma vision des mots tendres, lui proposant des pratiques précises, juste avant qu'elle s'efface. ¨Plaisir de puceau, je sais. Dans ces fugitives fixations subsiste ainsi que sur photo l'en deçà de l'émoi, premier pincement de cœur éternel.

     

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    Ce mois dernier soixantième année de mon âge enfin s'est découverte à moi - révoltante particularité (désespérante caractéristique) de ces apocalypses de la vieillesse, d'intervenir toujours aux temps précis où ils deviennent inopérants – la clef de l'obsédante compulsion dont je suis victime : il faut nécessairement qu'une femme prétendant m'attirer (elle n'en peut mais) souffre, soit en difficulté, mélancolique, languissante – dolente – au plus éloigné possible de ces copines actives, musclées, halées, “battantes”, que je ne puis admirer ni aimer en aucune façon.

    Il me faut chez elles des virtualités d'attendrissements,d'apitoiements sur elle et sur moi - jusqu'au beaux désespoirs, aux larmes à l'aspect du néantjuste effleurés. Que me font à moi ces beautés rayonnantes ? qu'importe en effet à ces femmes que je les aime ou non ? si c'est elle qui m'aime, sans que j'y réponde supposer), n'aura-t-elle pas tout loisir de se consoler ? Qui plaindra ces femmes éclatantes ? Nous n'avons pas appris encore à aimer une femme semblable, un copain avec des nichons comme dit le comique. Il m'en faut une à compléter, qui me complète. Construite comme moi autour d'une faille.

    A consoler, à protéger - protéger : voilà le grand mot lâché, fécond en sarcasmes :Nous n'avons pas besoin d'être protégées !ouRetourne chez ta mère !- mais une femme que je caresse et que je berce. Compatissants tous deux, aux premiers et seconds degrés, même si tout paraît frelaté, sans que nul autre le sache. Que nous retrouvions joie et santé l'un par l'autre. Il est assez désarçonnant de constater que nous avons Sylvie Nerval et moi suivi ces excellents préceptes de la façon la plus involontairement perverse qui soit, puisque jadis (nous comptons désormais par dizaines d'années) pour peu que l'un d'entre nous fût triste, l'autre brillait, et réciproquement : jamais nous n'étions d'humeur égale ; Sylvie Nerval étant joyeuse et près d'agir, je ne manquais jamais de lui représenter tous les obstacles jusqu'à ce qu'elle se fût assombrie, pour offrir à nouveau ma culpabilité. Dilapider ainsi dans ces manèges tant d'années communes, gâcher si sottement, si vainement, nos énergiesainsi soustraites à la véritable action de la vie véritable extérieurequelle énigme ! ...nous aurions donc préféré parcourir, piétiner en rond ce vieux manège ? Je devrais bien désespérer de cette prise de conscience si tardive. C'est donc cela qu'on appellesagesse. Apprendre enfin ce qu'il eût fallu faire (pour dominer [c'est un exemple] sans l'être ? car la douleur de l'autre te domine. Autre découverte de ce dernier mois : ne jamais désirer la femme désirée. La regarder simplement dans les yeux. Avec la plus totale indifférence (et ce que l'on feint devient si vite ce que l'on est). Comme si tu n'avais pas de femme devant toi, que non, décidément, la différence sexuelle, tu ne la voyais pas - une femme ! qu'est-ce donc ? - rien ne délecte plus la femme de n'être considérée que pour leurs charmes d'espritpas même : une fois dévêtues de leurs caractéristiques sexuelles ; une bonne fois évacué le sexe. Cette chiennerie, dit la fille Gaudu dans le Bonheur des Dames. La bonne camaraderie. Soutiens sans faillir le regard franc de la vierge : tu vois, là, c'est l'amitié qui s'installe.

    Pour moi c'en restait là. Quant à pouvoir un jour montrer son désir, dévoiler sa vulnérabilité, sans courbettes de chien savant, ou battu – quelle paire de manches ! ...il paraît que cela se peut. Je l'ai lu dans les livres. Vu au cinéma. Le peu que je sais, c'est que les femmes apprécient beaucoup le naturel en effet – tant qu'il ne s'agit pas de sexe. Telle est mon expérience. (Et comme le double jeu des femmes n'a jamais manifesté le moindre signe d'essoufflement, il est non moins évident que la moindre lueur d'hésitation ou de doute au fond de votre œil vous vaudra les sarcasmes les plus vils – passons) - je ne puis en vérité me résoudre à ces nouveaux usages égalitaires, de regarder d'abord une femme dans les yeux “comme un pote”.

    Ce marchepied d'égalité n'est pas moins ardu à franchir en définitive que les codes ancestraux de pudeur, d'atermoiements, voire de bigoterie. Que celle que j'aime puisse me retenir sur la pente des petits abîmes. Femme-nounours, petite fille, juste le petit chagrin, gonflable et dégonflable à volonté. Sylvie m'est tombée dans les bras pleurant sur elle-même, et j'ai fait de même. Victoire ! Défaite ! Consolation mutuelle. Persuasion de la femme désirée (dont on désire l'amour) sur la base malsaine de sa faiblesse. Pitié réciproque dont on dit tant de mal, qui paraît-il rabaisse qui l'éprouve et qui la reçoit.

    Puis jouer le consolateur afin de récolter le fruit. Faire à son tour la victime, profondément lésée par une protection si coûteuse. De ce double système de bascule entre protecteur et obligé déduire un double système de culpabilités mutuelles. Indissoluble et sans recours. Une femme plaintive et consolatrice à qui j'aie pu me plaindre, tels furent notre pain béni et nos abandons (rouler dans la boue, jouir de la boue). Malsainement hululer de concert, s'engloutir dans nos trous ; ainsi jouissent les enfants insuffisamment consolés. Dont la mère fut la plus à plaindre de toutes soit chez sa propre mère la plus grande obscénité. Alternons par conséquent l'admiration, la protection, la soumission - l'attendrissement sur les sots gâchis, le plaisir des doubles faiblesses et des éternels inaccomplissements. Or nous avons bien lu, distinctement, chez Goncourt, que la conscience de sa supériorité jointe à l'attendrissement que l'on éprouve face à l'injustice ouvre une voie royale à la folie. S'ensuivent en effet de lancinantes lamentations, renforcées car mutuelles, sur soi, sur l'autre, la première injustice ou folie consistant bien sûr en cette liaison que nous avons eue avec celle, ou celui, qui ne saurait s'approcher de la perfection. D'où tentation pérenne de désigner l'autre ou soi-même à l'accusation de bouc émissaire. La promiscuité, le fusionnisme, aiguisant chaque trait.

     

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    Corollaire

     

    Une telle disposition du couple s'apparente à l'adoration de la femme-enfant ou plus précisément du double-enfant. Rien de plus exaspérantd'autant plus attachant, d'autant plus ligotant - que ces agaceries, sautes d'humeurs, fantasqueries, rien de plus fascinant que ces narcissismes croisés, ces échos toujours malvenus.

     

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    Fascination, suite

    . Une blonde n'ayant pour couvrir son intimité sur la plage d'étang qu'un tissu effilé sans relief sur un sexe pressenti lisse et glabre générant sur moi qui lui fais face une fascination bridée par ce trop plein d'humains, sa vulve à trois largeurs de mains de moi, le mari à deux pas lisant sur le sable et l'enfant gambadant par diable passé, sans qu'il fût un instant possible qu'elle ne m'eût point vu - absolue suspension du souffle et du sentiment, la pétrification devant le videsachant que s'étend sous ce mince pont de coton blanc un sexe véritable exactement configuré. J'avais retrouvé ce vertige et ce jeu de dupes autre exemple ? Ce con à feuille d'or si volontiers conçu plaqué magnétisant le regard de cet autre assis près de moi (le même) qui perdit si souvent contenance s'il la regardait ; sous tant d'afféteries, d'innocence et raffinement mêlés, la vitalité même de l'homme se dissolvant, naufrageant sous les yeux de cette autre femme qui l'accompagne muette égarée réprobatrice au sein d' ivrognes et d'aveugles, avec la volupté cuisante du réprouvé.

    Mon ami fusillé du regard et d'une moue, indécelable à nul autre que lui - certaines figurines féminines ainsi, sous leur feuille d'or, trouveraient-elles matière à jouir sans y toucher de tant de sang et de semence puisés dans la candeur grossière de l'homme ; l'amour que j'ai voué à Sylvie Nerval se justifierait alors, dans sa forme la plus archaïque, par cette adoration courtoise de la femme que cette dernière à présent feindrait de rejeter comme fardeau, paralysie, ligotage, aliénationsachant ce que recèle une telle malsaine adoration).

     

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    L'androgyne essentiel est d'abord un enfant, volontiers nomméla créature, avec tout ce que ce terme évoque de réprobation au tournant des deux derniers siècles : réchappé d'une catastrophe guerrière, poursuivi jusque dans son exil, l'enfant-prêtre se prostitue ; recueilli par un vieux musicien qui s'éprend de lui, l'Androgyne se livre à des surenchère de comportements incompréhensibles ou capricieux - ce résumé fragmentairetendancieux - échoue volontairement à rendre un tel monde. S'avise-t-on en revanche que tant d'agissements, tant de manèges peuvent s'entendre d'une très jeune fille, qui écrit, ce si grand mythe s'évanouirait, s'y substituant hélas une irritation d'adulte lecteur contre une gosse tête-à-claques (l'amour ainsi décrit devant dès lors se définir comme enfantin, puéril, immature) (ou céleste). Aussi l'accès le plus direct à ces contrées reste la peinture, Sylvie excelle ; ce filtre assurément moins explicite adoucit les précisions des inlassables retrouvailles et autres aventures d'Ayrton dit l'Androgyne et de son double ténébreux R. aux cheveux d'encre...

    Sur ce terrain donc se joue une fois de plus l'increvable problématique de l'ascendant (de l'Un sur l'Autre,qui d'Elle ou de moi), problématique réductrice, fâcheuse, pitoyable. Triviale. Pathétique. Dont mes amours ultérieures se trouvèrent irrémédiablement perverties (pages après pages noircies sur mon martyre marital - inépuisables doléances, larmes, enfantillages). Rameutage de griefs éculés, incommensurables déplorations : d'avoir fréquenter tant d'amis qui n'étaient pas les miens (qui se fussent à coup sûr avérés ivrognes et putassiers) (mais je n'aurais pas eu d'amis). Pas un seul. Tandis qu'elle m'a tiré par exemple d'une humiliation publique imminente, devant cette grappe humaine un jour agglutinée place de l'Horloge (Avignon) psalmodiant (des beaux, des déguisés, des zalapaj) quatre notes répétitives dans un mantra rigolo, que je voulais diriger, pauvre con, au passage, guider vers une belle impro polyphonique de mon cru - qu'est-ce qu'il se croit celui-là ? d'où y sort ce con ? - en vérité, je l'avais échappé belle ; Sylvie m'entraîna juste avant la cata, je lui infligeai une scène épouvantable : elle me brimait, elle me coupait du monde - ce gadin, cette gamelle, ce râteau que je me serais pris ! c'est à l'échelle de toute ma vie qu'elle m'a sauvé de ma connerie, de mon inadaptation foncière à la relation humaine.

    Et si ma femme ne m'eût pas instinctivement pris de court, à chaque fois, des années durant... si je n'avais pas cédé, sans cesse, en braillant, parce que je reprenais à mon propre compte ce maudit schéma crétin élaboré par les propagandistes – d'une femme nécessairement piétinée, avilie par le mâle - si une telle ineptie ne se fût imposée à ma timidité invalidante, arrogante, c'est moi qui l'aurais soumise, au contraire, à ma propre loi. Je me suis posé en victime du féminisme : et si j'avais simplement cédé au bon sens ? Si j'avais tout bêtement reconnu que l'essentiel est de suivre la raison, peu importe qui des deux ait raison ?

    Nous appellerions cela tout bonnement la lucidité. Celle de Louis XIII se reconnaissant tributaire des excellentes raisons de Richelieu. Ce qui ne veut pas dire que le roi se laissait mener. C'eût été tout l'un, ou tout l'autre : j'aurais imposé mes spectacles de merde, imposé mes amis de merde comme j'en avais tant connu, d'incessants déménagements, ma tyrannie domestique. Ne pas se désoler donc d'avoir aimé, cédé. Elever ses pensées. Considérer à quel point la question de connaître le chef s'apparente à la place du moi dans le couple, ou parmi les hommes (voire dans le sein de Dieu ? ) Il faut êtredisait Talleyrandaigle ou serpent” – dévorant ou dévoré ? ...par honte, incapacité - illégitimité du premier - je me suis jeté à la soumission, dévoré par la perte, par ma dévoration faisant ma perte ; dévotion, révolte et trouble.

    On ne résiste pas à Dieu, fusionnel, exclusif comme il est ; mais la femme ne nous étant nullement supérieure - le seul - l'unique moyen de ne pas céder à la dévoration sera de célébrer sa propre volonté, sa propre adhésion – comme tant d'autres femmes se le sont vu imposer par tant de curés, pasteurs et notaires à travers siècles : “Je cède, je me fais aimer, je règne” - à présent soyons clair : Edipe s'étant vu barrer la voie rebroussa chemin, vit une femme en larmes et l'admira. Question : Sylvie Nerval s'en montra-t-elle au moins reconnaissante ? peut-on parler de son bonheur ?

    ...Oui, à supposer que l'adorateur, le sacrifié, s'acquitte sans mot dire de cette abnégation (que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite). Or tout se passe au contraire comme si je devais rendre des comptes à quelque Instance ( Laïos ? Jocaste ?) au profond de moi : cédant certes, mais toujours, toujours à contrecœur (j'ai toujours vécu à contrecœur). Si un sacrifice vous pèse, dit Romain Rolland (Jean-Christophe), ne le faites pas, vous n'en êtes point digne. Je t'emmerde, Romain Rolland. Je voudrais bien t'y voir. Comme si on le faisait exprès. Comme si l'on faisait exprès quoi que ce soit.

    ...Grommelant, regrettant – Léon Bloy, parlant de Dieu, affirme que l'analyse psychologique prit un jour hélas le relais de l'adoration, de la fusion – que l'analyse absorbe en son propre nombril. Pas un sacrifice en effet, pas une attention dont je ne me sois empressé de faire payer tout le poids. Pas une faveur qui ne fût lestée d'une plainte gâtant, moisissant tout. Tel Christian V., expéditeur polaire, détruit tout son mérite, exhalant dans les termes les plus orduriers, à chaque plan filmé, toute sa rancœur contre les obstacles d'une entreprise que personne ne lui avait demandée.

    Il entre dans ces abnégations trop de rabaissements. Sous le sucre et l'encens tant de fiel embusqué. Chevalier servant, souffrant pour sa Dame, renonçant à ses volontés propres (existent-elles ?) - prétendant que ce n'est rien, me dépouillant à grand bruit de tout désir alors précisément que cette fois c'est l'autre qui cède à ma détresse... Si malgré moi je remporte la victoire dans mon champ de ruines, d'un coup je n'en fais plus de cas, n'en tiens plus compte, et je replaide en sens inverse, vers mon martyre.Après tout... Je trouve autant de plaisir à l'inverse de mon désir.Les dépressions sombra Sylvie Nerval furent provoquéessans être le moins du monde atténuées. Chacun rivalisant d'abaissement, tyrannisant l'autre de l'obscénité de sa faiblesse. Nul ne s'est retiré du jeu. Ces décennies de prison me font hurler de rage.

    Exemple : rien de moi sur les murs ; me contenter de la pièce la plus malcommode (une heure de lumière par jour) - comment l'amour peut-il s'accommoder à tant de petitesses ; à supposer même qu'il suffise d'invoquer mes goûts artistiques nuls... Puce à l'oreille : l'indignation d'un couple de visiteurs : “On dirait” s'exclamèrent-ils “que Bernard n'habite pas ici ; aucune trace de sa présence nulle part”. Autre et bien plus profonde, sinistre, funèbre sonnerie d'alarme, cet oncle – raisonnant sur la présence, à proximité, d'un Lycée, suggérant donc avec satisfaction qu'il me suffirait d'obtenir cette nomination à cinquante mètres de chez moi, pépère, pour le restant de ma carrière ; j'ai grogné qu'il ne m'aurait plus manqué qu'une laisse : “boulot-gamelle-boulot”.

    Le tonton n'y revint plus, mais j'avais senti mes cheveux se dresser sur ma tête. Il ne me restait plus de toute façon, en ce temps-là (renoncement, admiration) qu'un infime noyau d'honneur avant extinction finale. Ne voir que ridicule dans ces hurlements de détresse témoigne d'une méprisable férocité. On meurt sous les coups d'épingle, tas de cons. Dix années pleines de telles minuscules avanies ne sauraient en aucun cas se compenser, quoi qu'en déblatèrent les psys et autres pontes, par les prétendus avantages qu'y trouveraient à foison, paraît-il, les opprimés, qu'on aurait bien tort de plaindre, puisqu'il paraît que la pitié, tas d'enculés, avilit...

    Il faut tout de même bien balancer cette grosse claque dans la gueule que jamais, au grand jamais, ces prétendus avantages, ces mirifiques “compensations”, n'effleurent le moins du monde la conscience de celui qui souffre. C'est bien beau, l'inconscient. Mais sensoriellement, ça n'existe pas. Ce qui est pourri est pourri, ce qui est foutu est foutu. C'est replâtrage et replâtrage, à tour de bras ! Les femmes de l'émir, ses chameaux, ses chiens, se laissent mener. Et certes, assurément, je n'en disconviens pas, j'ai découvert, aux hasards poétiques de la soumission, tant de merveilles - que l'Initiative, la Volonté, la Force et autres hideuses idoles ne m'eussent jamais obtenues ! il se développe en effet, il se fortifie au fil de la passivité un tel sens poétique, un à vau-l'eau, un voluptueux abandon semblable à celui du Roi Arthur, lequel tout roi qu'il fût descendait tout communément, tout couramment, à la rivière “pour voir s'il n'était point survenu quelque adventure” ; alors au fil du fleuve se présentait immanquablement telle barque pontée où repose le corps d'une pucelle, et c'est l'incipit – in- ssi – pitt, blats bâtards, quand on veut faire son latiniste, on se renseigne - de la quête du Graal !

    Au lieu donc sottement de me gendarmer comme eussent fait tant de ceux qui savent si bien ce qu'ils veulent et ne découvrent que ce qu'ils ont décidé de découvrir, et encore, après coup, je suis descendu où il plaisait à Sylvie N. de m'emmener, c'est-à-dire sur place. Guidée qu'elle fut plus, à mon sens, par fantaisie que par sa décision, alors que ma pente sans doute ne m'eût entraîné que vers ma propre catastrophe. Les rares fois où elle me céda, je me fâchai fort, lui reprochant la moindre réserve de sa part, tandis que j'acquiesçais, moi, toujours, et par grincheuse courtoisie. Il m'a toujours paru qu'elle savait mieux que moi ce qui me grandissait, me nourrissait : découverte comme je l'ai dit du ballet, que je pensais disparu, de la peinture à l'huile, que je pensais engloutie - de quoi m'eût servi en revanche de connaître avec elle les joies rustaudes du stock-car ou de l'ivrognerie populaire ?

    Si la femme cède, se rend à mes raisons, ma jouissance s'en trouve annulée de ce fait même ; Simone de Beauvoir évoque à merveille ces faux débats où l'époux, l'homme, veut qu'on lui cède, mais non sans avoir longuement résisté : la femme doit feindre l'opinion contraire, pour lui fournir l'occasion d'une victoire, qui ne s'entend pas sans quelque lutte... A l'inverse exact je cédais, moi l'homme, mais non sans m'être défendu, sachant que c'était en vain, jouissant de ma capitulation annoncée (quoique je me contrefoutisse d'augmenter son supposé plaisir). Voilà pourquoi j'estime qu'il n'est pas vrai, peut-être, que les femmes du temps jadis n'aient jamais pu connaître, disent-elles, que le plus profond malheur, et la victimarisation des femmes, vous comprenez que tout le monde a fini par en avoir plein le cul.

    Or de tout cela, Docteur F., j'étais inconscient, et peut-il exister des choses sans qu'on les ait personnellement, consciemment vécues ? J'étais dans mon esprit celui qui apaise, le grand réconciliateur, à la façon des femmes de jadis. Mais j'y mis tant d'aigreur, comme certaines d'ailleurs, que Sylvie Nerval ne pouvait que conserver, cristalliser au sein même de sa victoire (qui n'était pas vécue comme telle, puisqu'à son sens il s'agissait d'un dû, résultant d'un raisonnement, d'un comportement logiques, affectivement neutres) cette culpabilité qui gâte toute chose, et fut cause assurément de tant de mollesses dépressives dont je n'ai cessé de lui faire grief, en étant moi-même la cause.

    Puis-je ajouter cependant que ce perpétuel découragement ne fut pas moins la cause de ma désenvie de vivre. Ainsi la femme cède à l'homme et le sape dans toutes ses énergies, par son sacrifice exhibé. Et réciproquement. On en jouit semble-t-il dans son inconscient. Autrement dit on n'en jouit pas. Je puis assurément me rebâtir tout mon passé, sans rien omettre des preuves, mais ce qui fut souffert fut bel et bien souffert. Sans vouloir jouer les victimes... Mes voyages se sont bornés aux capacités de mon porte-monnaie,mon petit salaire de peigne-cul, comme me le rappelait obligeamment une correspondante. Libre aux doubleurs de Cap Horn d'estimer sans sel mes découvertes creusoises ou berrichonnes. Me limite aussi dans le temps l'abandon je m'imagine que sombre, sombre parfois réellemement Sylvie Nerval trop longtemps seule. Je pourrais prolonger ces quatre à six jours qui me sont accordés, étirer ce fil à ma patte ; mais il me plaît sans doute de m'imaginer attendu, indispensable.

    J'obéis du moins à des rites ; rouler un certain nombre de minutes et visiter, marcher, que je me trouve, quel que soit le manque de pittoresque ; je me détourne souvent pour un château. Mais je peux également foncer tout droit vers le sud / sans presque [m'] arrêter, Cordoue le matin, Séville l'après-midi, ce qui est scandaleusement insuffisant, mais permet de parler au retour ; Sylvie Nerval en voyage flâne dès le premier jour, découvrant ou redécouvrant maints et maints situscules et sitouillets sans envergure. Son plaisir (si je lui lâche la bride, si je me laisse mener !) consiste à replacer ses pas sans cesse dans les siens : nostalgies du petit espace mais plus encoredésirs,envies,besoins, mots enfantins, d'une exaspérante innocence - mes désirs à moi se trouvant toujours à l'exacte intersection des désirs inverses, aussi bien que de leur absence ; obéir à Sylvie Nerval serait donc obéir à la vie et m'y abreuver, alors de moi-même je prévois tout, j'endigue toutquoique mon voyage tienne aussi bien de celui du père Perrichon : découvrir ! ne fût-ce qu'un gros bourg, pourvu que je n'y aie jamais mis les pieds.

     

     

    X

     

    Nous éprouvons tous deux une sacro-sainte horreur pour tout le matériel, encore qu'elle peignede sa main, ce qui me semble parfaitement incongru, hors-norme, exception confirmant la règle comme disent tous les racistes ; nous aimerions Sylvie et moi n'être que tout idées, tout art. Nous n'aurons véritablement vécu en effet que par et sous les impressions d'un film, d'un livre, d'une musique ou d'une danse. Ajoutons pour Sylvie Nerval ce monde cérébral révélé plus haut - le réel ? il se sera toujours refusé à nous, à moins que ce ne soit l'inverse. Nous ne saurons supporter le moindre refus ; nous nous détournons alors, préférant nous faire rouler, le déplorant aussi, conscients de notre infériorité sans remède dans les choses inférieuresquand les œuvres d'esprit jamais ne nous auront déçus.

    ...Ainsi nous haïssons le bricolage. Grande passion de l'homme de peu. Est-il je vous le demande quoi que ce soit de plus vulgaire et de plus bas de gamme que la béatitude infiniment creuse du bricolo qui vous tanne avec sonportail installé soi-mêmeou son rafistolage automobile maison. A tous ceux qui m'objectent, les yeux injectés de haine et de bonne conscience, que je suis tout de même bien content de les trouver pour me tirer d'embarraas, je réponds que je suis bien content assurément d'aller chier tous les jours, mais que je n'en inviterais pas pour autant ma merde à table. Il faut à mon sens posséder l'âme vide et vile de la populace résolument réfractaire à toute spéculation intellectuelle pour s'abaisser à se souiller les mains par quelque manipulation que ce soit, de bricolage... peindre sur toile assurément (voir plus haut) débouche sur l'éternel ; déboucher les chiottes : non. Je sais, Dieu sait si on me le répète, que la main est intelligente. Mais nul ne m'en pourra jamais convaincre. Un sillon, une chaussure, n'égaleront jamais en intention (je ne parle pas de la réalisation) l'Œuvre d'Art, consacrée par l'éternité des Divins Préjugés. Il existe, si arbitraire qu'elle soit peut-être, une hiérarchie des valeurs que nous respecterons toujours Sylvie Nerval et moi, quelles que soient les violences des propagandes égalitaristes.

    Nous tordons le cou aux démagogues alléguant l'égalité du boulanger et de Mozart ; pour des milliers de boulangers, quelque compétents, quelque vertueux (voilà bien la répugnante faille de raisonnement) qu'ils puissent être, il n'existe et n'existera qu'un seul Mozart. Ajoutez à cet intolérable fascisme (n'est-ce pas !) qui est le nôtre une farouche défense des valeurs passées, mais aussi, de façon douillette sans doute et parfaitement incohérente, l'attachement aux grandioses adoucissements de la condition humaine : le progrès matériel justement, permis par les techniciens, les bricolos, les “hommes matériels” si vilipendés au paragraphe précédent. Plus encore de notre part un viscéral cramponnement à l'Athéisme, à la Liberté Sexuelle, qui nous semblent découler non pas de la démocratie, mais directement de la sainte et laïque raison bourgeoise et cultivée. Ce n'est pas en effet pour avoir souscrit aux suffrages de quelques bouseux incultes que nous avons conquis toutes ces belles choses, comme les découvertes médicales, mais en luttant de toutes nos forces, justement, contre leurs préjugés et leurs hargneuses sottises.

    Le peuple est méchant, écrivait Voltaire ; mais il est encore plus sot. Ce sont les études qui forment l'élite, et par là-même l'arrachent au peuple et à son étouffante connerie. Soyez bien assuré que si l'on redonnait la parole au peuple, son premier soin serait de rétablir peine de mort, torture en public et persécution des pédés. Il brûlerait, ou laisserait périr les musées, le peuple, il se livrerait au fanatisme. En admettant tant que vous voudrez que cela soit faux - il n'en est pas moins vrai, regrettable ou non, que la sainte horreur du populo est l'un des plus fermes ciments de notre union ; nous ne fréquentons point cette engeance renégate de l'âme et de la raison. Aristocrates des buissons, nous ne méritons point de vivre assurément, selon la doxa du jour ; c'est ainsi que Monsieur des Esseintes exigeait de son personnel d'avoir achevé les travaux de jardin avant onze heures, afin qu'il pût jouir des allées de buis parfaitement râtissées sans risquer d'entr'apercevoir le moindre fragment de bleu de travail... S'il est en effet quelque individu avec qui pour ma part je sois rigoureusement incapable d'échanger une parole, ce sont bien les gens du peuple, juste capables, sitôt qu'on leur laisse ouvrir la gueule, de proférer des horreurs sur les arabes, les juifs et les fonctionnaires (aux dernières nouvelles c'est nous, Sylvie Nerval et moi, qui sommes les fascistes).

    ...Nous aimons pourtant bien jouer à la belote (alexandrin).Second degré? Nous possédons huit ou neuf jeux de cartes, très originaux (A présent je tombe de sommeil et j'ai bu de la bière, et tant d'ostentation de seigneurie me fatigue, moi qui ne suis qu'un con. Quand je me suis réveillé, une profonde tristesse m'a étreint de marchandises. J'ai trop haï et méprisé dans les lignes précédentes.) Je voudrais cependant ajouter qu'il existe un autre jeu appelé Trivial Pursuit, qui signifieDivertissement banal,populaire, formé de questions et réponses sur cartes réversibles.

    L'une des formules de ce jeu concernant l'histoire de l'art, nous y jouons parfois avec nos meilleurs amis, dépourvus pourtant de ce qui s'appelleinstruction bourgeoise(bellecontradiction, preuve par neuf de mauvaise foi : nous ne pensons pas ce que nous pensons). Si le premier, autodidacte, fait jouer ses rouages déductifs, nous souffrons profondément de voir l'autre se faire répéter les questions, travestissant son ignorance en anxiété, prenant son temps pour permettre à son partenaire amoureux de lui souffler la réponse (c'est bien plus plaisant entre initiés, Sylvie Nerval et moi, à armes égales) ; dirai-je que cette amie tient absolument à nous entraîner dans l'orbe crasseux de Dieu sait quelles épaves quil s'agit de repêcher dans je ne sais quelleassociation; or en dépit de toute l'affection que nous éprouvons pour elle à titre privé, nous refusons et refuserons toujours de toutes nos forces de participer à quelques activités que ce soient pour ces semi-clochards et déglingués divers extirpés tout dégoulinants de leurs caniveaux ; j'ai suffisamment trimé toute ma vie à tenter de m'élever au-dessus du vulgaire, et à hisser au-dessus du ruisseau tant d'innombrables fils et filles de blaireaux incultes (pléonasme, parfaitement, pléonasme) pour refuser d'envisager le moindre refrottement à cette engeance, à ce tissu conjonctif, à cette humanité de remplissage qui vous dégoûterait bientôt de l'humanité. Jusqu'à ce que ma propre fille ne réintroduisît hélas dans ma famille des individus de cette race d'ignorants fiers de l'être, j'avais été jusqu'à l'aveuglement de penser qu'enfin, ouf, ils n'existaient plushélas !...

    Le troisième jeu est celui des échecs, où je parviens toujours par étourderie à me faire écraser non sans en concevoir quelque dépit - les échecs sont une activité d'homme responsable. Je ne les aime pas beaucoup. Tels sont les jeux qui entretiennent l'amour. Je m'efforce d'y multiplier les plaisants propos – outre les annonces, commentaires de capotes ou de carrés d'as – ainsi le dernier jeu de cartes (nous en avons dix) s'appelle-t-il “Reptiles et Batraciens du monde ; ce sont chaque fois des récriements de part et d'autre sur la beauté des reproductions - car ces jeux signalent un certain ennui, une faillite de communication, et je ne les refuse jamais, sachant que Sylvie m'est reconnaissante de mes saillies - en bon français de prolo : on joue ensemble pour se raconter enfin des conneries.

    Qu'est-ce que vous croyez. J'en ai ma claque de cette honnêteté intellectuelle et de cette logique sans cesse réclamées. Toujours se justifier. C'est pénible à la fin. Nous préservons donc à tout jamais, Sylvie Nerval et moi, notre adolescence. Les mêmes histoires drôles depuis plus de 35 ans. Un bon vieux stock d'allusions, de discours rebattus, parfois lassants, entretenant notre amitié, et notre lamentable auto-apitoiement - ça va les sartriens ? ...heureux ? Pensant à tant de couples enfouis sous les tombes, j'aimerais savoir de combien d'éclats de rires ne résonneraient pas les allées s'il leur était donné à tous de ressusciter, sous forme de bons vivants comme ils furent tous. Mêmes enthousiasmes, mêmes exaspérations, mêmes raisonnements. Même indécrottable prétention. Eût-il fallu, pour plaire, que j'animasse tant soit peu notre duo, que je le parasse des atours narratifs ? Voici encore, justement, l'un de nos ciments les plus solides : nous avons estimé, notre vie durant, Sylvie et moi, inébranlablement, que de la prime enfance à ce jour ce sont les autres, dans leur ensemble et séparément, un par un, qui nous ont fait obstacle, entravant nos inestimables dons naturels avec la plus bornée, la plus féroce intransigeance.

    Mépris d'autrui à Notre Egard, dénégation d'emblée de nos talents, dédains de nos airs poétaillons. Nous avons toujours cultivé les cuisants souvenirs de chacune de nos humiliations : ainsi de ces raclures de noix de coco cédées à moitié prix par une marchande ambulante :Tu ne vois pas que c'est des miteux?s'était-elle exclamée à la cantonade - mais bien évidemment que c'était notre faute, y avait qu'à, fallait juste, naturellement que nous aurions gueuler, prendre des airs moins consvoici bien encore un solide lien de notre union, une véritable corde à nœuds : l'air con.

    ...Changer de tronche - ne pas se laisser faire – soupçonnez-vous seulement, sartriens de mes deux, qu'il y faut une de ces lucidité, un de ces sangs-froids ; une étude approfondie dont quelques-uns seulement ne parviennent à tirer profit, à l'extrême rigueur, juste au seuil de la décrépitude ? suite à je ne sais quel lent processus de rationalisation, de déduction – bien plutôt par à-coups rigoureusement imprévisibles ? ...tant il est vrai que l'intelligence n'est rien... Ma foi non que vous n'en savez rien, vous n'en concevez pas le plus petit soupçon d'idée, bande d'épais.

     

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    Nous avons usé peu de lits : ...trois, quatre... douze peut-être ? sans compter les hôtels. Nous avons toujours vécu l'un sur l'autre. La chose était fréquente au siècle dernier (toujours, pour moi, le XIXe). Certaines années nous chevillaient trois cent soixante-cinq journées, mille quatre-vingt quinze même une fois trois ans tout entiers faute d'argent (quatre-vngt cinq, six, sept) d'un effrayant corps à corps. faute d'argent. Sylvie Nerval contestant tout cela n'y saura rien changer – sachant pertinemment en mon âme et conscience que le 15 08 85, ayant eu le front d'accomplir un modeste pélerinage sur une tombe de Bigorre, je fus taxé à mon retour d'ignoble cruauté pour abandon de grande malade.

    Trois années, dis-je, l'éventualité du moindre voyage, visant tant soit peu à dénouer ne fût-ce que thérapeutiquement le lien fusionnel, s'est vu âprement et triomphalement contestée. Même à présent gagne l'arthrose, je sais qu'il me serait impossible de me livrer à quelque escapade que ce fût au-delà d'un nombre de jours toujours trop courts : le fil à la patte. C'est ainsi que si souvent s'achève (j'y reviens) l'histoire d'un amour : en règlement de comptes. Combien d'écrivains dont je soupèse à l'édition les pesants manuscrits ne se sont-ils pas ainsi consacrés à tant d'inepties ?

    Tant de sincérité, tant de poignance, tant de tics aussi, tant d'impardonnable amateurisme postés à l'éditeur ! la littérature est parfaite ou n'est rien. Nos exhaustitivités constituent le plus gros bataillon de l'ennui. On se fait chier à vous lire, mes pauvres choux. Vous vous imaginez sans doute que le moindre méandre, le plus infime diverticule intestinal de vos tourments importe au lecteurvictime. Or il se trouve que chacun de nous possède, justement, et à foison, à volonté, au détail près jusqu'à la nausée, de semblables révélations et rebuts d'hôpitaux. Ainsi cette effrayante continuité des nuits de couple évoquée dans Cette Nuit-là, mille observations merveilleuses, et cette certitude lente que dans le noir, rejoignant le corps ténébreux de l'épouse, je gagne la couche et la nuit infinies enveloppant la vie du premier à mon dernier souffle (musique).

    Cela ne m'effraie pas. D'aucuns prétendent que les draps conjugaux sont déjà ceux du tombeau; et qu'il n'est si parfaite épouse qui en préserve. Juliette, nous serions seuls dans nos cercueils, séparés par les planches, sur la même étagère. Imaginons seulement la délicatesse à bien placer, judicieusement, sans la moindre superposition, sans le plus minime empiétement susceptible d'engendrer courbatures, écrasements, ni friction, ankylose, fourmisni obstruction de sang - les abattis de chacun dans une seule et même couche, jamais les lits matrimoniaux ne doublant exactement les mesures humaines : il est toujours en effet tenu compte des chevauchements ; comment faisaient-ils donc à Montaillou, village occitan, tous ces bergers de grande transhumance, pour s'empiler à cinq ou six par couche dans leurs bories pyrénéennes, sans même imaginer qu'on pût se sodomiser à couilles rabattues ?

    L'innocence de ces temps-là... Assurément l'on était loin de nos fétides imaginations ; c'est même une des plus insolubles énigmes : comment faisaient-ils donc tous pour ne point songer à mal, pour que rien, fût-ce le plus mince soupçon, la moindre velléité d'érection, ne pût se glisser ? quelles pouvaient bien être leurs associations d'idées ? D'autre part, c'est-à-dire de façon diamétralement opposée, comment donc leurs membres, dépourvus de tout attrait, de toute charge érotique fût-elle infinitésimale, ne se révélaient-ils pas enfin non plus pour ce qu'ils étaient, des appendices cruraux velus ou glabres, osseux ou adipeux, crasseux jusqu'aux croûtes, écrasant et broyant jusqu'à la folie tout espace vital, toute tentative de sommeil ?

    ...Les lits jumeaux ? pure abomination, pour laquelle on eût dût réclamer les plus rigoureuses sanctions pénales. Ne pouvant donc non plus, si épineux qu'on se sente l'un et l'autre au moment de se mettre au lit, nous fuir sans cesse, sauf à nous retrouver en équilibre de profil sur les rebords du matelas, force est de nous résoudre à la promiscuité de la chair, lard et tibias mêlés. Nos bergers ariégeois de treize cent douze étaient sans doute plus proches de la chair collective, de la viande animale indistincte ; mais nous, couple occidental fin vingtième, sommes bien forcés de nous encastrer, dans les affres, puis dans les délices (tout de même) de l' “emmêle-pattes”.

    Mais qu'il est dur de jouir du simple sommeil, fonction première après tout du lit. (Je crains de trouver un jour, au réveil, ma partenaire morte, raide, et qu'il faille rompre les os pour nous dégager de l'étreinte ; la cocotte de Félix Faure vécut au soir du 18 novembre 1899 cet atroce délire hystérique - horreur ! terreur !) je reprends : autant j'aime trouver au creux de mon ventre l'empreinte et la pression intime des fesses, autant je regrette de n'avoir aucun corps pesant sur le dos pour m'en recouvrir. Une telle irremplaçable sensation ne peut m'être donnée que par un homme (ici placer un sarcasme). Nous aimons cependant, homme et femme, nous endormir à l'intérieur l'un de l'autre.

    Quelques mots sur l'éjaculation précoce. Quatre-vingts pour cent des hommes de trente

    souffriraient de ce trouble. A vrai dire ils n'en souffrent pas. Rien de plus satisfaisant pour l'homme que cette giclaison précipitée. La chose en soi ne m'a jamais autrement tourmenté lorsque j'allais aux putes. Tout au plus l'orgasme ratait-il de temps en temps : la pute avait bougé un poil de trop, ou j'avais mal pris la corde dans le virage - mais après tout, il arrive aussi bien de rater sa branlette. Aux regrets de n'avoir pas joui s'additionne alors, avec les putes, celui du pognon. ...Perte sèche... Mais à se retenir sans cesse modelé sur l'infinie lenteur d'une femme (bien plus rapide quand elle est seule) (décidément, on gêne) l'homme peut aussi bien tout manquer. On pense donner du plaisir en se privant du sien. Résultat : des deux... Ce sont les femmes une fois de plus qui ont le mieux résolu tout cela : quatre mille ans de bonnes branlettes bien solidement torchées en témoignent. L'amant qui veut baiser en paix s'adonnera donc passionnément au broute-minet, qui permet la plupart du temps de se débarrasser de la jouissance féminine pour mieux s'expédier ensuite.

    Attention : certaines réclament du rab. Vaginal. Désolé. Je ne suis pas coureur de fond. Fourreur de con, soit. Ce que je veux dire en tout cas, et transmettre sans relâche jusqu'à la limite des terres habitables, c'est que la psychiatrie, j'entends la consultation psychiatrique, si répétitivement et si indéfiniment qu'on y fasse appel, a surabondamment démontré son absolue, sa rhédibitoire impuissance. Peut-être notre civilisation ne peut-elle mourir qu'avec le dernier psychanalyste. Les psychiatres ne peuvent rien. Surtout les envahissants comportementalistes, qui sont à la psychanalyse ce que les boulangeries industrielles sont au four à bois.

    Que nous disent-ils en effet ? Il faut prendre sur soi. J'ai eu maintes fois recours aux services des psys, quelles que fussent leurs tendances, obédiences, mouvances. Et sans doute certains patients éprouvent-ils le besoin d'être accompagnés. En cours de vie, en fin de vie. Mais pour ce qui est du sexe, ils sont nuls. Même pas mauvais : sans pertinence, im-pertinents, inopérants. C'est ainsi que pour le dire abruptement le manque de désir ne provient pas nécessairemen, par exemple, d'unepulsion homosexuelle. Les psychiatres femelles en particulier tiennent absolument à voir en chacun de nous un homosexuel, fût-ce refoulé ; elles en gloussent derrière leurs bureaux.

    A soixante ans de toute façon, d'un seul coup, tout ce qui est sexuel opère un véritable bond en arrière, passant de la première à la dix-septième place du boxon-office...

     

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    Naguère (sinistres années soixante !) il était inenvisageable de baiser hors mariage ou putes. Nous nous sommes donc trouvés, Sylvie Nerval et moi, non par miraculeux décret du sort (parce que c'était elle... parce que c'était moi) mais par impossibilité de trouver qui que ce fût d'autre.L'acte sexuel paraît-il (dit ma psy)(paraît-ilest de moi) est quelque chose de simple et vous en avez fait du compliqué....Ineffables sexologues ! Inestimables praticiens !vos gueules. Considérez plutôt je vous prie l'extraordinaire apaisement, par le mariage, de toujours avoir quelqu'un sous la main ! juste tendre le bras dans le lit, à côté de soi ! ...pour trouver là, transpirant ou gelant sous les mêmes draps, un corps de femme qui enfin, enfin ! consente - du moins, allongés sur la même couche, dans une même superposition de membres, est-il dur de résister longtemps aux caresses, étreintes, suggestions - même les femmes ! c'est dire...

    Saint Paul a dit mieux vaut pécher dans le mariage que brûler dans l'abstinence. Et il fallut si longtemps avant d'éprouver la moindre monotonie dans la couche conjugale, que je n'en ai pour ma part jamais souffert, chacun de nos actes toujours si différent du précédent, sans livres, ni manuels - j'aimerais pourtant, une fois, pénétrer dans ces boîtes exiguës de Reykjavik l'on est paraît-il contraint de se frotter pour danser ou juste se mouvoiront-ils prévu des boîtes à vieux ? (Confer ces chiottes de collège en 85 s'entassaient ces demoiselles de troisième à dix ou douze pour se branler mutuellement dans le plus pur anonymat collectif - à quel point il est merveilleux d'être fille - et dire qu'il faut crever - je sais comme vous tous que l'amour augmente la jouissance

    faites pas chier).

    Mais à se regardervoyez-vous - dans les yeux pour la stimulation, outre le rire (je te tiens, tu me tiens...) survient une telle tension que l'on se sent immédiatement confronté à cette atroce impossibilité de se fondre, de part et d'autre cet imperméable épiderme, ce que seul apaiserait (dit-on) le meurtre mutuel (suicide Heinrich Kleist / Henriette Vogel 1811). Et puis l'amoureux craint que tout ne subsiste, ne s'imprime dans notre extase sur nos gueules égarées livrées aux railleries, car il faut bien sortir de la chambre fût-ce au bout de trois jours de baise.

    Contemplant l'autre jour debout dans ma baignoire ce bide inexercé dont je prévoyais jadis l'épanchement, l'effondrement, je surprends aujourd'hui , comme un écoulement de mauvais plomb, ce manchon, ce fût de graisse autour de ma taille. J'envisageais abstraitement, vers mes trente ans, une insensible et harmonieuse déchéance, épousant les abdominales langueurs de quelque adipeuse odalisque ; je devais désormais en rabattre à coups de bourrelets. Aujourd'hui Sylvie pousse la porte avant de s'habiller. Nous ne regardons plus nos nudités si surprenantes jadis en l'hôtel clandestin où de certaines perspectives arrière m'avaient transporté, comme la découverte d'un sexe inconnu. Lorsque je passe à poil dans la cuisine, je redeviens risible, inoffensif, aimé : mon sexe dérisoire n'a jamais blessé. Cela fait bien longtemps aussi que je n'ai vu le sexe de Sylvie Nerval.

     

     

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    D'une différente appréciable d'aperception

     

     

    Il me fallut attendre les trois-quarts de ma vie pour savoir que j'avais nui à ma partenaire au moins autant qu'elle ne m'avait fait ; les premières semaines de notre vie commune à peine écoulées qu'elle suppliait ma mère - impuissante - de faire cesser mes râleries. (Apparente digression) je me souviens qu'à la pizzeria (rue Monge) c'était moi qui soumettais ma partenaire (une autre) à la destruction : émettant d'abord ses vœux de longs voyages (Inde, Chine, Japon) elle trouvait contradiction (C'est nul !), puis me confiant son sincère projet d'initiation à l'art photographique -inutiledécrétais-je, et lorsqu'elle se demanda enfin s'il ne serait pas mieux pour elle de poursuivre ses étudesle plus loin qu'il serait possible, je me mis à ricaner.

    Alors elle éclata :Quoi que je dise - tu me charries ?Rien de plus vrai. Que tout fût piétiné. Il le fallait. Quelle que fût la femme. A plus forte raison Sylvie Nerval femme quotidienne auprès de moi dans un perpétuel dénigrement. C'est récemment que se découvrit à elle, infiniment trop tard., ce mécanisme que j'imposais, ces sarcasmes, trente-cinq ans, toujours sur le sujet comment me débarrasser de cette mauvaise femme que j'ai ? Pourquoi, d'où provenaient mes craintes, et qu'attendais-je de tous ces autres ? Aidez-moi, aidez-moi - qui n'en pouvaient mais... En son absence, en sa présence, je déversais sur elle mes satires,mes grimaces, évoquant ses travers, les avanies et humiliations de tout ordre dont elle m'eût abreuvé, n'ayant de cesse que je ne me fusse attiré par ces manèges tant de plaintes et de conseils inapplicables.

    Mais d'autres auditeurs, à vrai dire les plus nombreux, tant l'espèce humaine se voit

    moins pourvue de sottise qu'on le croit, me renvoyaient avec une lassitude embarrassée à mes “contradictions”, refusant mes dérobades. Je ne voyais pas, moi, où il y avait “dérobades” ou “contradictions”. Et en dépit d'innombrables expériences - j'attends toujours des autres qu'ils me dictent ma conduite ; leur réclame des solutions pour mieux les leur jeter à la gueule. Et s'aviseraient-ils de m'arracher Sylvie Nerval ma conquête, je les en empêcherais. Les autres ont tort, tort, tort.

    Mes parents furent mes premiers autres – eux-mêmes disant pis que pendre des autres. Je les ai calomniés à mon tour auprès des autres. Mes parents : stade infranchissable. C'est de ce palais des glaces de haines que j'ai affublé Sylvie N., toutes les femmes - vous verrez : c'est très commode. Il faut que les autres me contemplent, me jugent. Telle est leur Fonction. Leur seule adoration, leur adulation, seules admises, afin de pouvoir en outre me parer de modestie. Objectif : les autres ne sont pas mes parents, Sylvie N. pas ma mère. Le risque : passer inaperçu. Pour l'instant : les autres s'écartent de moi, c'est sainement.

    J'exige un traitement cruel, que j'obtenais jadis. Pourquoi les autres autres refusent-ils de m'obéir ? je forçais des classes entières à jouer mon jeu, par le charme mortel du ridicule. Me conspuer à l'instant précis ils y pensent, avant même qu'ils n'y pensentprendre l'initiative - vaincre. Dans mon métier j'y suis parvenu. Uniquement dans une salle de classe. D'où ma rancune à l'égard de tous ceux, parents, épouse, qui me refusent, les sots, la victoire. Je découvre aujourd'hui le dénominateur commun. Youpii ! Chercher encore. Si vraiment le jeu en vaut la chandelle.

    C'est Sylvie N. qui court les risques ; arrivé le premier à V., je m'empresse d'informer chacun de sa prétenduse hystérie :elle déchire mes livres par jalousie-je ne veux pas, déclare le proviseur, de cette fille-là dans mon établissement- dix ans plus tard je vois que ces déchirures proviennent de l'excessive compression des livres sur les rayonnages, c'est moi qui les provoque en les tirant trop violemment.Je ne sais pasme dit-once que vous avez tous les deux, si c'est un jeu ou quoi, mais quand vous êtes ensemble- suspension de phrase, j'ai toujours ignoré ce que ON voulait à toute force laisser en suspens, en sous-entendu, bourré de rancunepropos à rapprocher de l'attitude de ce Zorro de salon qui refusa de me revoir, tant ma façon de traiter une femme (la mienne) l'avait positivement outrésans qu'il fût intervenu, bien entendu.

    Renvoi donc, ping-pong perpétuel de l'autre à l'autre par-dessus ma tête, ma femme en pâture aux autres et les autres à moi-même, et voilà sur quels échafaudages, nul ne trouvant grâce à

    nos yeux, brinqueballent nos misérables vies... Un absent toutefois dans cette jonglerie : moi. C'est donc ainsi que j'ai perpétué dans ma vie dite conjugale toutes ces encombrures du passé, désastreuses frivolités qui m'épouvanteront bientôt, devant l'abîme des années englouties. Je n'absoudrai jamais la vie, je ne pardonnerai jamais, ni de m'en être avisé qu'infiniment trop tard...

     

    X

     

    Impossible en effet de reconsidérer ces quarante dernières années sans que je m'y mêle,sans que je m'y heurte à Sylvie Nerval. Mes brefs voyages eux-mêmes, ou mes fuites, se sont toujours définis et déterminés en fonction d'elle et de ses disponibilités, fixant la durée du congé de cafard accordé par elle. Et jusque dans les moindres détails. En 1967, alors que tout Paris se met à bruire de manifestations en faveur d'Israël, j'attends Sylvie Nerval qu'il m'a fallu accompagner à la Piscine Molitor, n'ayant obtenu que la faveur de ne pas m'y baignermoi-même. Le vent résonne dans les arbres, pas un soufle de l'émotion universelle ne me parvient.

    L'année suivante, je manifeste avec mes camarades étudiants. Pas un ne m'aurait accordé un regard si je me fusse écarté tant soit peu du Krédo Revolüzionär. Je l'ignorais alors, mais j'aurais bien aimé, tout de même, un petit os d'histoire à ronger, du moins quelque jour à venir, dans un petit recoin de mes souvenirs. Refus. C'est encore elle, Sylvie Nerval, qui me fait regagner mes pénates et le rang à heure fixe, afin de voir danser Noureïev, qui ne dansa pas ce soir-là.

    Même chose en 86 contre la loi Devacquet, même chose en 2002 contre Le Pen.

    Note : Mon but ici, mon devoir, est de me persuader ainsi que chacun de vous que nous n'avons ni perdu notre temps ni vécu en vain. J'offre ma vie. Jamais je n'aurai pu vivre sans les autres, réels ou fantasmés, récusés ou sollicités. Jamais je naurai pu rompre avec Sylvie Nerval. Tel doit être, je me le rappelle, le point de départ de toute ma réflexion. Je m'adresse à tous les humains qui en dépit de leurs résolutions ne sont jamais parvenus à rompre.

     

    Sylvie Nerval ne vit ni dans le temps ni dans l'histoire ni dans l'immédiat ; mais dans une histoire interne, qui désormais irrémédiablement, définitivement, l'a envahie. Et cependant ces extraordinaires, visionnaires, irrattrapables Années Soixante-Dix ; les modes flamboyantes, les affleurements d'une libération sexuelle jamais aboutie, j'ai vécu tout cela, toutes ces aspirations d'encens, ces magnifiques échecs, toute l'histoire du monde, je l'ai vécue, du moins cotoyée, avec elle, Sylvie Nerval. Pantins mous en marge de l'Histoire, flairant les plats que d'autres .engouffraienten broyant les os, nous avons nous aussi participé à l'immense éruption. En spectateurs, certes, en petits-bourgeois indignes comme ne manquaient jamais de nous le rappeler tous ceux qui profitaient de l'Idéal des Communautés pour nous soutirer notre petit blé, mais tout de même : nous étions le nez sur l'Époque, tout plein d'odeurs; nous avions un pied dedans, et de ça, personne n'a jamais guéri, sauf 90% de cyniques, que j'emmerde. Pour Sylvie Nerval, c'était enfin l'accomplissement de son monde intérieur, seul véritable, seul digne d'émerger à la surface du monde.

    Si je dis délivrez-moi d'elle, ils me regardent tous et se mettent à rire. (L'Avare). L'Histoire, celle des autres, la nôtre, nous a ligotés l'un à l'autre, nous pouvons bien nous rejeter la faute à l'infini (revenir sur ce monde intérieur de Sylvie Nerval).

     

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    Nous avons tous deux subi les mêmes échecs, les mêmes humiliations, les mêmes attentes devant les grilles closes. (Exemple, dès la première année que nous avons vécue ensemble : ce criminel Directeur des Beaux-Arts de Tours, l'incompétence criminelle de sa recommandation à Sylvie Nerval :Vous allez vous ennuyer : nos élèves ne dépassent pas 17 ans.Elle en avait 22. Ce n'est qu'en 1975, huit ans plus tard, qu'elle a été admise à Bordeaux, par dérogation. Criminel. Salopard. Sadique. Sous-merde. Toute une vie gâchée. Deux vies. .Vous auriez fait ci, vous auriez fait ça : vous n'auriez rien fait du tout. Cest moi qui écris, c'est moi qui insulte.

    Jamais nous ne nous sommes séparés. “Scier nos chaînes”, comme vous dites, c'eût été retrouver , de l'autre côté, tous ces paquets de mâles vulgaires au lit, de gonzesses inquisitrices et crampons, tous et toutes dépourvus du moindre vernis cérébral, de la moindre folie. Toutes et tous exclusifs, exigeant tout sans restriction, conformistes jusqu'à la moëlle comme tout révolutionnaire qui se respecte, ayant bien su depuis virer de bord. J'aimerais, j'aimerais encore à vingt-cinq ans de distance pouvoir péter la gueule de cet Egyptien qui s'est permis, le pignouf, de faire éclater Sylvie Nerval en sanglots en plein café, au vu et au su de tout le monde, avec supplications

    J'en souffre encore comme d'un affront personnel. Vous auriez fait ci, vous auriez fait ça. Vos gueules. C'est en raison de cette fidélité.que je n'ai jamais pu évoluer Baudelaire non plus n'a su évoluer, ce dont l'a blâmé M. Sartre, Professeur de philosophie au Lycée du Havre. Et ce que nous remarquons encore, Sylvie Nerval, chez les Autres, les Connards, c'est l'inimaginable,l'immonde et répugnante cruauté avec lesquels ils rompent, se déchiquètent l'un de l'autre, sans la moindre ni la plus élémentaire pitié, la moindre notion de la plus minime humanité, fût-ce du simple respect de soi-même. Au nom de l'illusoire grandeur et bouffissure du Destin Amoureux, et de sa mystique et ignoble irresponsabilité Je suis amoureux j'ai tous les droits ; je piétine, je conchie. Mort à l'aimé. Répudiation en pleine déprime, risque de suicide inclus ; virage de mec sous prétexte qu'il a trouvé son petit rythme de baise quotidienne - veinarde ! - et qu'il se croit chez lui et autres, et maints autres.

    On n'a pas le droit, pas le droit de faire du mal, pas le droit de rompre. Tant d'atrocités qui ravalent l'humain au niveau de la courtilière ou de la mante religieuse. Je ne voulais, moi, confier ma femme qu'à des successeur dûment approuvés, j'allais dire éprouvés avant elle. Voilà ce qu'est l'amour. Ne pas faire souffrir, ne jamais infliger la plus légère souffrance. Tu ne tueras point. Tu ne mourras point. Plutôt mille fois ne rompre avec rien, rien du tout, traînant avec moi tous mes petits sacs de saletés, pour assimiler, comprendre enfin, digérer, ruminer, incorporer. Revivre sans fin.

    Au rebours exact de ce que vont prêchi-prêchant tous ces ravaudeurs de morale à deux balles, “savoir tourner la page”, “dépasser son passé, autrement il vous saute à la gueule”, que j'ai entendus toute ma vie. Tous ces moralistes. Tous ces étouffoirs, avec leurs formules inapplicables. J'ai conservé, absorbé, stratifié, j'immobilise, j'étouffe le temps et ma vie, momifiant, pétrifiant tout vivant, tordant le cou aux lieux commun et autres petits ragoûts de bonheur précuit.Constance, renaissance, éternité.

    Tout mon emploi du temps se règle en fonction de Sylvie. Qu'elle se lève, je suis déjà debout depuis une heure. Deux heures c'est mieux. Je me suis assis aux chiottes (je ne conserve pas tout). J'ai entr'ouvert les volets, lu, regardé deux minutes la chaîne suivante de télévision, ouvert un peu plus les volets, me suis lavé. Fait chauffer le thé, dit les quelques mots qui réveillent sans brusquerie, ouvert en grand. Auparavant, j'aurai jeté l'œil sur l'Agenda pour prendre note des corvées, projets, visites et spectacles depuis longtemps prévues - sans que cela puisse me mettre à l'abri d'exaspérantes surprises - je coule mon temps autour du sien comme un bras sur une taille ; hors de moi, en revanche, si peu qu'elle s'accorde de vivre sans tenir compte de mes propres obligations, passages à l'antenne, cocktails à venir. Je ne sais pourquoi j'ai mis si longtemps à vivre enfin heureux à ses côtés, à moins que ne me transperce un jour l'épouvantable évidence (mais je le sais déjà) que l'on met toute une vie à transformer des inconvénients en avantages, des tortures en douceurs... J'ai pensé, assurément, qu'il était honteux de paraître amoureux, afin de m'imaginer disponible à toutes les destinées, à toutes les femmes qui passent. J'ai dit à Sylvie Nerval Tu as modifié toute ma vie.

    Mais qu'ai-je proposé d'autre ? Bordel, soûlographies, flippers ? Que pouvais-je vivre d'autre ? “On peut transformer sa propre vie, encore faut-il en avoir la volonté” : de telles assertions, fusssent-elles signées Alice Miller, me font hurler de rire.

     

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  • La femme, le prêtre et le psychiatre

    C O L L I G N O N

    obsédé,vulgarité,argot

     

     

    L A F E M M E , L E P R Ê T R E E T L E P S Y C H I A T R E

     

    Le jour de mes cinquante-six ans je me suis pris une grosse claque dans la gueule.

    Je reviens du travail et qu'est-ce que je trouve chez moi, deux arnaqueurs du genre à m'emprunter sept briques remboursables au compte-gouttes en criant misère tous-les-mois-quand-j'y-pense, total c'est encore moi le blaireau qui râle, ma meuf me dit j'avais pensé tu penses ma conne ? que ça te ferait plaisir d'avoir des invités putain c'est tes amis pas les miens, ton idée pas la mienne, ce prêt à la con dans le dos pendant que je bosse et que t'as rien à foutre at home à part glander, ni talon de chèque ni reconnaissance de dette merci bobonne t'es l'amour de ma vie, bon anniversaire et bonne soirée jusqu'à deux heures du mat' à 7h je repartais bosser ma femme toujours au lit et d'un seul coup d'un seul j'ai plus voulu voir personne plus parler ni boulot ni famille, ma carte bleue le train jusqu'à St-Flour et me v'là.

    Ceux qui me disent que c'est pas le bout du monde Bordeaux-Clermont par St-Germain je les emmerde parce qu'ils ne sortent pas de leur trou franchement qu'est-ce que j'irais foutre à Sucre à Mexico à me chier la tourista sur les grolles Rapatriement Europe-Assistance vos gueules. Avant j'avais l'avenir derrière, pension des vieux et agagah parce qu'en ce temps-là y avait pas les progrès de la médecine la longévité tout ça c'était 65 70 et la mort porte en face au fond du couloir où qu'il est passé ce foutu couloir et j'encule tous les magazines et les campagnes de presse et les papy-mamies qui se traitent de jeune homme en se tapant sur l'épaule t'es bien conservé pour ton âge. Moi je me vois bien dans ma glace mon menton qui s'affaisse et le cuir sur les joues comme des plaques de rhinocéros, 24h sans rasage ta joue vire blanc-lichen, les blonds prennent du bide.

    Tout ce que j‘ai pu faire ç’a été de stopper la clope,la boisson, je flaire la sèche tout le long du papier puis le vin qu’on remue au fond du verre le bouquet plus que le vocabulaire bientôt le fumet des femmes T’as jamais pu les sentir quel esprit

    mon gendre. Le prof en retraite dégaine d’épagneul avec le pull tout mou sur braguette et les épaules en dedans, la tête dans les épaules comme un taureau cherchez l’erreur, les plis du falze niveau jarrets plus la godasse qui bâille ett la chaussette qui retombe. Aujourd’hui ça va mieux je me suis lavé au lavabo de l’hôtel après le déjeuner sur plateau, chambre à cent balles au rez-de-chaussée, patronne aimable et qui m’a vu au lit moitié à poil.

    J’ai enfilé ma chemise et mon futal, coup de peigne et coup de rasoir, dans les toilettes toutes sortes de livres, Le Cid – Horace, Mickey-Parade (je chipe), plus un Carlos Fuentès, la chambre impec derrière moi - respect pour l’entretien.

    Dehors sois fier dresse bien la tête et le corps, pas trop les pieds non plus, la chapka sur la tronche avec les oreillettes mais sans les nouer, un tour sur Chanturgue et back to my room, je voulais foutre le feu au monde entier on m’appelle Va-de-bon-cœur, grand, chauve et voûté plus près de 60 que de 50.

    Il se retaille le poil dans les oreilles, méfiez-vous de l’eau qui dort et du héros qui râle. Si c’est la parano c’est incurable a dit la psy « j’ai beaucoup exigé de la vie je n’ai jamais pensé tomber si bas ». Si nous sommes le regard de l’autre comme dit l’autre, c’est pas grand-chose.

    Je t’en foutrais du Sartre.

    Dix minutes de gloire à 0h 30 avec PPD pour mon bouquin Le tas bourré au deuxième rang quand Bittbander t’a passé le micro, on n’entendait que lui t’as eu dix secondes il faut pas te plaindre tout le monde t’a vu remuer la bouche en gros plan. Plus à 8h du mat un samedi sur France-Q toute la France est au garde-à-vous onle samedi à 8h10 « c’est vachement facile à France-Cul suffit de demander » même que la zentatrice te faisait du genou sous la table à la verticale du micro tu ne peux pas oublier ça faut pas être ingrat envers la vie. Le guignol qui se poussait du col qui voulait diriger la revue à c’était moi on n’entendait que moi one more time avant l’émission putain comment que le dirlo t’avait remis à ta place derrière la vitre en débitant ses boniments d’une belle voix grasse et caverneuse Le but et les finalités la Déontologie parfaitement de Sa revue à Soi tout seul et tant mieux.

    Parce que tu sais les petits castors qui prennent le train en marche dans un Com’ de Rédac faut les remettre au pas clac sur la gueule ou tu les retrouves vite fait en train de tirer la couverture et tu te fais niquer par un petit merdeux qui te choisis ses disques et qui te pousse son édito comme une merde en se foutant de ta gueule quand c’est toi putain toi qu’avait tout prévu construit lancé - la haine merde molle neuf mois pour le virer qu’on n’entendait que lui cétait Ton émission Ta revue Ta vie Tes risques phynanciers faut comprendre aussi tu t’es retrouvé comme un con côté technique parce qu’on n’allait pas lui refaire le coup à lui l’autre…

    Les guignols faut les scratcher tout de suite autrement c’est à eux qu’on s’adresse donc pas un article pas une ligne pas une photo dans la presse même à Sud Ouest même « Trouville-Plage » bien fait pour ma gueule, l’autre là bien pro bien modeste la conférence et la pleine page Médaille en Chocolat de la Bonne Ville des Eyres et du Club Clitoridien réunis – ah !…

    ...c’est qu’il en connaissait du monde c’est ça la gloire tu l’l ‘a connue qu’il répétait (lambdacisme) au fond de ton secrétariat premier guichet à ta vraie place 18m3 « trois par trois  par trois » disent les analphabètes au 19 quai Badegerce entre Clermont et Montferrand. Tu sors le soir tu ne vois personne ni chat ni chatte le couvre-feu, le froid la pluie la nuit la neige, fondue ; coups de pied du vent au pied des tours de St-Wandrille rue des Gras rue des Chaussetiers. Des restaurants des fenêtres au premier avec des rires entre gens qui se fréquentent à 50 ans fini la chasse aux femmes la tienne t’avait viré on se marie trop jeune on ne connaît rien de la vie 30 ans de vie commune c’est de l’amour qu’ils disent les autres qui vous décorent vite fait, trois gosses partis dans la nature informaticiens ct cons comme leurs pieds.

    Tu revois ton ancienne maîtresse qui t’écrit « si j’avais su » et toi toujours fidèle à celle du Maire et du Curé putain 30 ans de vie commune à ne même plus avoir l’instinct de ce qui te branche ou non, même plus le réflexe de draguer la patronne à l’entresol d’ici et même plus de taches au drap, tu peux laisser le lit tout ouvert avant la balade du matin…

    Et pas de voyage non plus, sa première émotion c’était Coconut Globe-Trotters, le Pélican le Chimpanzé copain-copain « autour du monde » papa Singe et Maman Singe avec la pipe et le tablier pour la maman qui pleure c’était ça qui l’avait séduit, les parents qui pleurent à leur tour : le voyage, seul moyen de revanche – sa rage d’apprendre que le Père Noël, les Cloches de Pâques et la petite souris c’étaient les parents : cerné, raplati, toute cette petite métaphysique à portée de gosse – l’enfance était sans issue.

    Il vit un jour dans le ciel un aqueduc de nuages, parole, avec de vrais piliers très hauts très fins, des messagers de l’au-delà venus le délivrer, il dansa dans la cour, puis les nuées ou les fumées d’avion se dissipèrent. Il imagina que les hirondelles – heureux temps ! - se canardaient en formations serrées aux trajectoires zigzagantes, se mitraillant à bout portant de leurs postes exigus – partir – partir – partir et revenir toujours comme une balle au bout d’un élastique de Jokari après laquelle il s’essoufflait avec sa petite raquette, et sa cousine gagnait toujours. Ici le temps serrait toujours ailleurs, il se déroulerait toujours au-delà de sa vie – mais sans jamais rompre les ponts : juste les chemins creux du Limousin les départementales corréziennes sous l’orage ou le cagnard ou le brouillard et le petit hôtel du soir, pas cher et confortable, la bonne table et la bouteille à soi seul juste boire, voir et fuir.

    Bien sûr c’était les femmes qui l’avaient fait souffrir, les femmes, lui rognant le fric, les ailes, le sexe, se refusant sans cesse, flairaient l’homme bizarre, le pas net, le névrotique et fuyaient, le repoussaient dès le premier pincement de cœur mais ne versons pas dans la vulgarité tu ne me sauteras pas pensaient-elles « on sait à quoi tu penses » «tu t’es regardé » « tes fringues et tes cheveux et la tête » alouette « et tes conneries, les conneries que t’arrêtes pas de dire « ah çui-là » « ce guignol » coucher ça va pas non ? Variantes pour plus tard : Je veux bien mais laisse tomber celle que tu as celle que j’ai, celle que j’ai fini par obtenir de haute lutte quinze mois de résistance – même folle même grosse (« Laisse-la tomber et je te donnerai tout « là-haut sur la colline » - jamais jamais je n’abandonnerai ma femme malade – la rancune avait tourné haine.

    Tuer n’importe quelle femme surtout sans aucun rapport avec nulle de celles qu’il avait connues possédant toutes d’excellentes raisons de ne pas coucher de ne pas aimer – ou bien « en camarades » comme avait dit sa femme les premiers temps camarades : « qui partagent la même chambre » - non, une femme abstraite, une blanche, un écran – avaient-elles eu de la pitié, elles ? « Quelle homosexualité disait le psychiatre ? vous ne me parlez que de femmes, uniquement de femmes ! plus tard le ciel s’ouvrira » Manuel du Parfait Dragueur (MPD) envoi discret 320F votre conscience accrue vous ouvrira les culs tout ira bien votre comportement suivra, « l’action l’action vous dis-je, vous serez guéri vous aurez de l’argent des femmes et des voyages » plus de peur de la mort adieu bordels je suis venu j’ai vu j’ai vaincu niquée la reine » - les psy fond des promesses – j’ai cru.

    Non tenues. « Sauver les autres. Aider les autres. Écouter les autres. » Six psy en 18 ans. Marie-Antoinette notait dans mon dos. Vous ne faites que des va-et-vient sur la feuille. Le bruit s’arrête net. .Puis une autre. Puis un autre. Une autre. Plus de femmes que d’hommes. Les mecs plus pontifiants. Plus solennels. Cons. Reste un personnage à tuer. J’hésite. Un Prêtre. Un quatorze cent soixante Villon pris de boisson c’était lui ou moi poignarde un prêtre – et si je me contentais d’un sacrilège ? Souvent dans les églises je prie le vent, j’écoute les sermons, exemple :

    nous fêtons saint Hubert en ce jour de septembre parce qu’en novembre il fait moins beau, saint Hubert aimait la solitude ah c’est pas bien ça, la souffrance nous révolte et nous ne l’acceptons pas à moins que la Vierge Marie ne nous conduise par la main vers Dieu comme des enfants (Vayres Gironde29 septembre 1997, Limoges cathédrale 30 12 2000) ôte la souffrance imbécile et le christianisme n’a plus lieu d’être, je revois ce fameux petit garçon des « Hommes de bonne volonté » qui du haut de son impériale « a fait le tour de la condition humaine » et «considère de haut toutes ces touchantes petites misères de l’adulte » (impôts etc.) - « Dieu veut que nous soyons heureux » à d’autres, nous ne sommes pas sur terre pour être heureux mais avec le devoir d’être dignes « dans le christianisme il faut en prendre et en laisser Pharisien Pharisien « pardonnez-nous parce que nous sommes pécheurs » quand j’entends ça en début de messe j’ai la bouche pleine de gerbe je vous salue cuisine pleine de graisse le cuistot est avec vous / vous êtes vomie entre toutes les tables – ô dolorosisme ô culpabilisme ô flagestionnisme y a-t-il quelque part nom de Dieu d’être à la fois chrétien et digne ?

    Bouddha : « Ne souffrez plus mes frères » « La vie c’est souffrance donc mourez » (« tous morts aux désirs ») les Autres la Compassion les Autres on te dit tu te laisses bouffer tu fermes les yeux au mendiant qui te tend la main ça fait le septième tu es bouddhiste qu’est-ce que tu fais «ah faut savoir se défendre ne pas se laisser marcher sur les pieds quand même et accomplir son destin dans le courage et dans Bouddha « en prendre et en laisser » chacun pour soi et Dieu pour tous pas la peine de nous les casser avec vos doctrines à la voisin de palier Bouddhiste va chier.

    Tuer nous disons donc un prête un catholique pas un juif - hors sujet – s’avancer vers l’autel crâne ras crâne bas, claquer des talons saluer Sieg Heil ! résonance garantie, prêtre indigné surgi de la sacristie, dégainer le Mauser et Paf l

    ae chien. Une femme, un psy, un prêtre. Dans l’ordre.

    Femme, promesse d’amour : non tenue.

    Psy, promesse de paix : non tenue.

    Prêtre, promesse de Dieu, non tenue.

    Aaaah ! je suis puéril…

    Aaaah ! je suis morveux...

    Je t’en foutrais du morveux.

    PAN. PAN. PAN.

    Une psy prêtresse ?

    Trop facile. On va fignoler. Trois cibles bien distinctes, bien dé-tail-lées.

    Pour les femmes, s’exercer. Ça ne se tue pas comme ça, une femme. « C’est comme les sangliers. Quand on veut les tuer, faut pas les rater ». Balzac. Partir des images. La femme est une image. Eïdolonn, l’idole. <la femme ça s’imagine, ça s’idolâtre. Balancer son foutre dans la gueule ou dans le con d’une photo ou foutre son poignard – nul, archinul. Jeu des phosphènes : tu fermes les yeux, et sous tes paupières avant de dormir, tu t’appuie sur les globes, tu vois des lueurs, des éclairs, et si tu modifies la pression, le doigt, l’intensité, la partie de l’œil – tu multiplies à volonté le kaléidoscope interne : formes, couleurs, dimensions.

    C’est la masturbation des yeux.

    Tout le jour comme une fille tu attends le moment d’écraser tes globes oculaires, pour entrer dans le monde inépuisable des fantasmes à l’état le plus brut, le plus pur. C’est tout de même moins voyant que de se gratter les berles ou le clito. Dangers pour les yeux : larmoiements, conjonctivite – ne pas frotter. Même phénomène que la persistance rétinienne.

    La persistance rétinienne a permis d’inventer les comics, le cinématographe. Si dans la rue tu croises un homme, une femme ; aussi indifférents que tu leur paraisses, il t’est toujours possible, à la dérobée, de les enregistrer tous à l’intérieur de ta muqueuse et de fermer tout de suite les paupières – prends garde à ne pas heurter qui te précède ou te suit – tu conserves à son insu la personne sur l’écran velouté de ta conjonctive comme un vivant phosphène, jusqu’au grain de sa peau, jusqu’aux nuances de l’iris, aux crevasses les plus intimes de ses lèvres – tu domines et la décortiques – te l’incorpores.

    Mieux qu’un viol.

    Même ignoré, transpercé, insolenté – ce pli de mépris que les femmes ont toutes à la bouche – tu peux, quelques secondes, immobile en pleine rue, frôler ta vision peu à peu effacée, recouverte – la fixer, l’aimer toute une vie (tu veux ma photo pauvre type ? variante : je te fais bander, connard ?) tu peux te la faire, des yeux, la dévorer, tout ce qui te restera vieillard, t’abîmer dans la contemplation, jeux de puceau, jeux de vieux con.

    Puis tu leur parles, tenue là de la vulve à la tête et de la vulve aux pieds sous ta muqueuse palpébrale. L’âge aidant toutes sont belles, de 12 à 82 ans, tu les tiens dans les yeux sous ton bras et ce n’est pas de cul que je parle à mes prisonnières mais du temps qui passe et de l’amour, de maints replis imaginés dans leurs âmes de phosphènes, avec qui je ferais l‘amour, qui me répondent avec subtilité, jamais elles ne me trompent et nous faisant valoir l’un l’autre afin d’avoir vécu, expérimenté pour de vrai la plus infime pointe de l’amour ici même créé.

    Voilà comment se gâche un style.

    Impossible, impensable et plat que tout se résolve à quelques branlettes que ce soit : nous avons exploré ces contrée »s de Haute Adolescence (Haut Moyen Âge et temps des invasions)

    Reprenons :

    ...quand on fait ses premières armes entre garçons, en remontant sa main contre sa cuisse jusqu’aux boules (13 ans, 16 ans) contre un pilier du cimetière…

    ...ça ne me fait rien disait l’aîné désormais dans le cimetière sous la terre

    Effondrement du tunnel de Vierzy 102 morts

    ce bond du portail à la tombe avec aujourd’hui la petite photo sépia triste et craintive 30 ans dont la sœur se faisait mettre par le fils du fermier désormais sur fauteuil roulant tant de souvenirs lugubres très haut sur la carte de France -

    * * * * * * * * *

     

    J’avais ma petite amie, nous échangions nos recettes et des renseignements sur nos sexes, j’ignorais alors que les filles aussi comme nous se

    Chaque érection vécue comme une honte et je me détournais pour ne pas la vexer, c’était le temps où l’on trouvait dans le courrier de « Elle », de « Marie-Claire » il ne m’aime pas, il a demandé à coucher avec moi c’est bien la preuve qu’il ne même pas et chroniqueuses d’acquiescer

    ...où je lisais dans Au bonheur des dames (de mémoire « elle lui était reconnaissante de ce qu’il ne demandât pas ces mêmes chienneries que les autres » je me rabattais donc sur le fils du fermier sans même imaginer séduire la sœur que j‘emmenais pourtant dans la chambre aux parents (lits jumeaux 1950) aux couvre-pied rouges mon Dieu modifiez mon passé trop tard et vogue la galère

    * * * * * * * * *

     

    et d’autres filles entre elles dans les buissons – ce qu’on est déluré à 13 ans sans compter la fille au fermier dont je touchais la chatte sous la table en me penchant bien à fond pendant les parties de Monopoly on était tous gênés disaient mes vieux verts paradis des amours enfantines qui devaient rater à tout jamais

     

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    L’amour de moi au fond des chiottes dans l’odeur du ciment frais le foutre sur le slip c’est quoi ces taches c’est la bougie et je me roulais par tere à poil pendant qu’on m’agitait mon Petit Bateau sous le nez.

    Au lycée mixte de T. tout de suite tu choisis la plus belle plus fière plus pute plus vierge tes échecs fabriqués de toutes pièces on te dit, et tu ne comprends rien tu t’inventes des mines et des moues des regards filtrants « cahiers personnels » « à ne pas ouvrir » toujours à côté de ta mère qui se fout de ta gueule « Pas normal à 14 ans tu ne te rends pas compte allô Docteur mon fils se touche » la préhistoire on vous dit même le toubib croyait bien faire.

    J’affichais des airs misérables « cet air malheureux qui plaît tant aux femmes » j’avais oublié de lire « et digne », page après page notant scrupuleusement le moindre indice qui me confirmait perdant, plus le moindre souvenir de ces filles qui me recevaient chez elles une fois faisant semblant de s’être évanouie au lit dites-moi à qui je m’adresse tu fais fausse route tu vas dans le mur y’a qu’à mon vieux y’a qu’à

    - la haine les autres et l’enfance A BAS LES FEMMES écrit sur le poignet se branler sur les lingeries noir et blanc du catalogue quand à l’autre bout du fil to,n amour t’attend pour que tu le touches, que tu le redresses dans les draps où elle fait semblant d’être assoupie pour que tu la redresses elle t’aurait enlacé tu serais l’époux d’une juive car tu l’avais dit écrit en toutes lettres La première qui veut et qui ne soit pas une pute je l’épouse.

     

    Chapitre 2 § b3 ça s’intitule De quelques (cuisantes) expériences et tu précises « n’en a pas eu »


     

     

     

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  • Le fantôme de Combourg

     

     
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    C O L L I G N O N

     

    L E F A N T Ô M E D E C O M B O U R G

     

    Nous connaissons ce revenant qui selon C. parcourt les escaliers venteux du château de Combourg – village dont le châtelain manqua de richesses. Or notre fantôme, Capitaine du «Saint-Louis », coula en octobre 55 du Grand Siècle au large de St-Malo : l'abîme s'étant dérobé sous sa quille. Borgne et unijambiste, souffle court, le capitaine fit de sa jambe de bois, fabriquée au Brésil, retentir les voûtes antiques. L'accompagnait un chat, qu'on entendait miauler sinistrement : c'est lui que l'on exhibe encore, gueule béante jusqu'au décrochage, découvert dans l'épaisseur du mur ou la coulée de mortier qui l'asphyxia, moulé mâchoire écartelée par l'épouvante ; ainsi le Prince des Poètes sur son lit de mort porta-t-il mentonnière , le cadavre chat,chateaubriand,foulebâillant sans qu'on le puisse clore - panique des visiteurs devant la bouche ouverte, noire et malodorante du Maître !...

    Pour qu'une ville, pour qu'une forteresse fussent inexpugnables, un homme à l'origine était fondu dans le mur, d'où le nom fondation : brève et atroce agonie. Un clochard se fit prendre ainsi station Cambronne, ses os voûtés roulant sans crier gare de son alcôve lourdement débouchée par l'excavatrice : toute trace écrite ainsi devant compter dès son début quelque père ou frère purement sacrificiels. Ce chat sans nom porta les premiers temps son collier de brillants : le château fut nommé d'abord de la Chatte aux Brillants. Qui voudrait éclaircir ce point sur le sexe passerait pour fou ; la chose est pourtant claire, quelle que soit par ailleurs l'acception du mot chatte. Muni de ces précieux sésames, voyez à présent un certain gnome, errant désormais sans prothèse sur la peau dudit félin ; ce pirate ou corsaire se nomme Briand, mesurait 5ft 7in, les yeux rouges et les cheveux roux, se gratte le crâne sous son bonnet pointu rouge ; si le chat passe sa patte au-dessus de l'oreille droite, il pleut ; le félin dont nous parlons ne peut atteindre la gauche, par suite d'arthrose.

    C'est une vieille chatte noire et revêche, tolérant difficilement les charges ; son poil sent le roussi, car le cul du gnome est très chaud. En effet, suite à d'inexorables processus rétrécissants, Brian est devenu gnome, d'abord chevauchant le chat, puis frayant de ses bras sa route à travers le pelage du fauve. Les doigts du gnome sont secs et gourds, sa bouche sinueuse et sa langue pointue, sauf du bout qui reste arrondi, signe d'une excellente prédisposition pour les langues étrangères. Mais Briand possède un cheveu sur la langue : l'allemand, l'anglais, le français, deviennent tous méconnaissables. Ses yeux rouges, petits, enfoncés, phosphorescents, n'empêchent pas sa vue d'être détestable.

    L'animal est nyctalope : cependant, acariâtre, il préfère dormir. Mais il capture les mulots ; quand il les envisage, le gnome en frémit : son front se ride. La barbe rase du gnome couvre sur le menton un champ de dartres douloureuses. Les fesses enfin, le sexe du petit homme tiennent du domaine conjectural : supposons-lui le postérieur taché d'escarres, et quelque sexe vil et secondaire. Pour se coucher, Brian le gnome ôte son bonnet. Ses cheveux rouges se déroulent. Il se peigne et fait sa prière : "Seigneur, pardonnez les péchés que je vais commettre." Et le chat bave en secouant la tête ; mais le petit cornac tient bon, serre les jambes et s'agrippe ; il faut un certain équilibre, de l'aplomb, pour prier un Dieu plus petit que le nôtre, partant bien moins puissant. Le nain range ses bottillons dans l'oreille du chat, tant qu'il ne secoue pas la tête.

    Ce fauve patient se nomme l'Hextrine. "Hextrine !" dit le gnome, "Tourne à droite ! A gauche !" - tout en tirant la bride en diamants du côté opposé (le chat, comme le renne, quand on tire à gauche, tourne à droite). Les diamants de la bride ont été vendus. Pour faire sa toilette du soir, le gnome dit : "Lèche-moi !" et c'est ce que la bête fait. Les culottes du gnome sont trop grandes, ses bas rouges collent ; il se retient aux poils à toute force. De ses bras petits, musclés, il confectionna naguère une jugulaire perdue sous les poils, resurgissant aux commissures labiales : tout gnome monté sur un beau chat ferait de ce bourg une ville enchantée. Quand le nain s'éveillera, le monde tremblera.

    En 1786, le pays du nain, c'est la France. S'il n'y avait pas le chat, il voyagerait beaucoup. Sans lui pourtant, il ne vivrait pas plus qu'une puce tombée. Il est le parasite de ce chat. N'en saute à bas que pour s'y raccrocher sitôt esquissé par la bête le moindre mouvement de fuite. L'Hextrine s'ébat dans un espace de dix mètres (des nôtres) sur cinq. La pièce où va de long en large l'actionnaire négrier, châtelain de Combourg et ruiné par l'abolition de la traite, correspond à l'ampleur d'un château à quatre tours : Nord, Sud, Est, Ouest. Le château des Chateaubriand est carré ; d'autres présentent la forme d'une aile perpendiculaire au milieu exact de la seconde : c'est alors un « château en T ».

    Ce soir l'Hextrine et Briand n'abandonnent pas la protection des murailles : il fait froid, les girouettes crient. Nous serons plus intéressés par le père de l'artiste, taciturne, tirant les choucas sur le haut perron, terrorisant femme et fils - que par l'écrivain même, fameux pleurard. Le gnome sur le chat prend ses quartiers de nuit. C'est à la tour Nord, où se trouve la chambre du jeune homme. Si les nuits de grand vent l'adolescent montre quelque inquiétude, son père lui dit : "Monsieur le Chevalier aurait-il peur ?" Etrange ville que Combourg. Du vivant de François-René, un ramassis de bicoques puant le fumier, de péquenots sans joie baignés de purin, manches tombant jusqu'aux chausses. A deux siècles de distance, un descendant fait connaissance d'une belle rousse, mouvance charismatique des "Lions de Judas" ; cette femme soudain ressent la présence du Christ : « Ne sentez-vous rien ? - A vrai dire non. » Elle halète, soupire des sons incompréhensibles, tenant sa main. Le descendant se croit entrepris - grossière erreur ! il pousse dans la bouche de la Lionne en question une fourchette à dessert garnie de gâteau, et lorsqu'il reprend le train, la croyante sur le quai tourne la tête, glaciale, indifférente à ses signes d'adieu.

    Dans les toilettes de Combourg, un long discours sur la paroi exhale le dépit d'un jeune homme : les filles seraient des chiennes, qui jouent les mijaurées, les chichiteuses, et toujours se refusent. « Un qui vous aime ». Nous aurions tous pensé qu'elles se paluchaient, de préférence entre elles. Ce jeune homme était un niais. Combourg contemporaine est une longue avenue 1910 de la gare au château, à l'entrée duquel on vend des cartes postales. Les rêves du gnome à cheval sur le chat sont de quatre sortes : Souterrains, Vastes Greniers, Toilettes ; dans les Cimetières enfin. Le rêveur franchit le temps : ce sont les couloirs combles d'inexplicables métropolitains - Briand débouche alors sur un quai de pénombre, bondé sous les néons maussades et tressautants ; passe la première rame éteinte, cahotante et comble - il pressent que passée la première courbe, l'inondation en embuscade sera froide et mortelle - parfois Briand monte, dans d'autres rêves, les étages sans fin d'un hôtel aux lits défaits, pourchassé par le gérant.

    Au grenier règnent des salles vides où se donnaient jadis des cours d'art plastique, fenêtres béant sur les cours en contrebas, salles jonchées d'équerres et de mètres abandonnés, gravats, croquis mal gommés : par dessous fonctionne l'Ecole, sereine, administrée, tandis qu'il demeure là-haut, lui, bloqué dans le rêve, marchant sur les craies crissantes. Les rêves les plus riches cependant se font dans les toilettes, immenses, labyrinthiques. Leurs cloisons, immenses, dégagent par-dessus les portes de vastes fentes indiscrètes tandis qu' en bas vingt centimètres indiscrets s'ouvrent sur les talons ou pointes de souliers selon le cas, de part et d'autre des cuvettes. Tout y fuit de surcroît, et la vaste cabine gargouille de liqueurs douteuses – comment pisser sans dégoût ? toilettes pour femmes au demeurant, qui, invisibles et furieuses, poursuivent l'homme et fouillent à grand bruit, secouant portes et cloisons.

    Quant au cimetière, il donne sur un carrefour oblong, pavé, bruyant, où se croisent en biais deux ou trois lignes de tramways aux rails incrustés. Les pylônes d'entrée de la nécropole se terminent en boules de cornets glacés, dont les demi-cylindres par-dessous laissent voir les cannelures, vergetées de vert. Le tombeau du Rêveur est au fond à gauche, à même le sable : quatre planches bordées de fleurs jaunes, d'où s' écoule, par-dessous, le sable. Parlons à présent d'une femme, vivante et minuscule, galopant sous les pattes de l'Hextrine, 1786, cherchant à s'accrocher aux poils très longs pour rejoindre le gnome, considérablement réduit, dans son creux de toison ; d'un prompt rétablissement sportif elle se hisse jusqu'à la loge de Briand, le cornac. Voyons à présent comment une liaison purement érotique, relevant de l'Aphrodite populaire, peut se tranformer en liaison dite platonique : la Nouvelle-Femme donc salue bien bas le gnome, semble sympathique, mais celui-ci (côté appréciable) se méfie des femmes sympa ; il redoute en effet, par-dessus tout, les épisodes (ils sont légion) où les deux sexes se contemplent enamourés dès le premier instant, ce qui est, proprement, pornographique.

    Viendront ensuite le bonheur, la précipitation - « mais plutôt se castrer que de perdre la face ». Une brune menue, les yeux en amande, nez retroussé, l'air du vice à deux frictions par jour, où l'on s'enfournerait jusqu'à s'y perdre - pourquoi les femmes rient-elles dès qu'on les fixe - seule façon pourtant de les aimer : fixer la beauté jusqu'aux larmes. Dialogue : "Comment allez-vous ? - Je m'endors. - Comment ? - Ce sont les poils qui m'engourdissent. - Nous nous connaissons à peine. - Est-ce indispensable ? - Je suis venue exprès. - Vous seriez belle sans cela. - Cela n'engage à rien. - Voulez-vous manger ? dit le gnome - Oui, vraiment ! que mange-t-on sur un chat ? - Un peu de tout." Il sort des poils quelques radis, du beurre et de la confiture. « C'est puéril !

    - Vous avez accepté de manger ; ne vous souciez donc plus de l'extérieur. - Mais je viens du monde extérieur ! » Le dos du félin toujours en mouvement oblige à s'agripper aux poils. Quand les radis sont achevés la femme se laisse enseigner les assiettes, qui sont les façons de s'assoir les plus stables : « Evitez les épaules, si rapprochées sur l'animal, sans cesse ondulant sous le pelage. - Si je m'assieds là, aucun risque ? - Non. - Il ne se lèche jamais ? - Si. Alors nous descendrons à terre. - Vous voyez bien qu'on a besoin de descendre. - Pourquoi êtes-vous montée ? » Elle hausse les épaules. « Et quand le chat dort ? - Je dors. - Je veux dire, s'il se met en boule ? » A mon tour je ne sais que répondre pense le gnome.

    La bête s'est lassée de marcher, les deux convives regardent au rythme palpitant du dos cardiaque tout le paysage de C., puis la bête se met en boule. Deuxième dialogue : « Si le chat bondit ? demande la femme. - Bon sang, dit Briand, vous pourriez vous intéresser à moi, par exemple. - Vous ne vous intéressez pas beaucoup à ma vie dit la femme. - Pardon : je vous ai donné à manger. - Pardon encore : je suis venue vous sauver. - Bien, dites-moi votre nom. - Je m'appelle Vicki. - Je préfère Catia. Je suis un capitaine de vaisseau, disparu au droit de Grouin. Dans Capitaine, il y a Catia, avec un C. Ou Catai, l'ancien nom de la Chine. Choisissez. » Quel imbécile pense-t-elle : ôté "Catia" reste "pine". Il va me demander de coucher, le salaud, je le sens, je le sens. Son vagin frémit d'horreur sur toute sa longueur. « Etes-vous une femme bien née ? - Bien sûr! - Je ne voudrais pas baiser à la légère. » Il me ressemble pense-t-elle.

    Il n'est pas si parfaitement imbécile. « Mais qui parle de baiser ? - Moi, moi. - Je ne veux pas baiser du tout. » Ah le brave homme, etc. Vicki (c'est elle) revoit ses positions : cet homme ne bande pas spontanément ; il est vrai qu'il faut le sauver (nous ne pouvons exposer la totalité des complications psychologiques suscitées par un coup de foudre). S'ensuit un long moment de silence. Briand s'efforce d'ignorer le sexe, car il en est privé. La femme ignore si les poils de chat isolent de la pluie - or le ciel se couvre ; dès la première goutte, l'Hextrine s'est levée, puis ébrouée. La femme qui rêvait tomba, le gnome se laissa glisser, retrouva sa compagne engourdie par la chute, siffla la bête agenouillée qui vint récupérer sauveteur et sauvée, puis s'engouffra par un soupirail. Un saut, un tas de charbon, une chattière un escalier montant, puis porte entrouverte et tapis.

    Repos. Briand évente le visage de Vicki, réveillée, qui pense encore : il n'est pas si stupide. Peut-être qu'il m'aime ; il n'a pas demandé la suprême chiennerie, qui est de coucher. Bien au contraire, il est descendu précipitamment de sa couverture quadrupède et mouvante pour me relever, moi qui ne lui suis de rien. Je lui dois donc une reconnaissance éternelle, etc - cette certitude d'abstinence la plonge dans cette euphorie précédant de peu généralement le paluchage bienfaiteur. Aussi poussa-t-elle un soupir qui fit que le gnome la lâcha ; à peine eut-il détourné les yeux qu'elle s'enroula dans une touffe indécelable de poils de chat et commença une série de trois solitaires grand train comme toute femme qui se respecte, de celles que vous croisez dans la rue, tombant de ce fait en un puissant sommeil réparateur, trouvant la force d'espérer dans un dernier éclair assez de force au réveil pour le refaire deux ou trois fois encore.

    Sitôt réveillée Vicki demande à jouer aux cartes,alors que Briand ne jure que par les échecs. « Qu'à cela ne tienne, dit Catia, nous jouerons aux échecs avec des cartes. » Et le chat se remet à marcher. Le jeu quel qu'il soit démontre que tous ne naissent pas égaux : certains annoncent deux tierces, et d'autres un cinquante, d'autres enfin quatre sept, valant zéro. Les échecs en revanche ne peuvent être nés qu'au sein de l'aristocratie et de la République des Egaux. Tout homme est responsable. Mais quel est l'enjeu ? la possession du chat. Le droit de le mener à gauche ou à droite, dans le salon parfois garni de visiteurs, ou dans les combles ; aussi l'occasion de vérifier si le félin peut hanter les toits pointus et fortement glissants – l'Hextrine fait ce qu'elle veut. Intervient alors la partie de jambes en l'air entre les gnomes : jeu et silence, excitations comme il s'en voit dans les bibliothèques, où l'on bande en lisant, électrité statique des poils mêmes, obsessions de débauches - par ouï-dire, à moins d'être castré.

    Ces deux-là, dit l'Hextrine, m'emmêlent le poil ; je vais redevenir puritaine. J'aime pourtant ces fous copulant sur mon dos ; cela me passe l'entendement - bienheureux ceux qui jouent ; nous autres chats cessons de jouer passé un an. » Brian ne peut envisager l'abandon de son animal : il sait qu'à terre, il aura peu de chance de survie, du moins de celle qui ne soit pas exclusivement consacrée à survivre (se battre, etc.) Sur la chatte on ne manque de rien ; l'atmosphère est toujours pleine, voire constituée d'une vapeur nourricière, la manne du désert. Va-t-il devoir désormais lutter pour la préservation de son épouse-gnome, elle est de même taille, aurait-elle oublié ? Faudra-t-il écarter les ronces de son chemin, pourfendre les insectes, trembler après chaque averse ?

    Il se répond : "Je ne puis. Quitter L'Hextrine, c'est abandonner le Sol où je m'appuie, le garde-manger où je puise, l'inestimable sécurité qui permet la culture." La femme revient à la charge : "Il faut que nous vivions ensemble." Le gnome triple l'expression : "Ensemble. Ensemble. Ensemble. Repas ensemble. Distractions ensemble. Prières, promenades ensemble, sur ce domaine si restreint, mouvant d'un dos de chat - que dis-je ? les déjections ensemble, dans les poils arrière - « surtout, dit-il, je suis pris d'effroi - songe à ces nuits, interminables, successives, devant couronner, ternir, couvrir de cendres les plus beaux jours, les plus échevelés, tous engloutis dans ces milliers de nuits où nos corps étendus parallèles inconscients navigueront sans fin dans les infinis répétés du sommeil - auprès de toi reprendre ce voyage des morts où je l'aurai laissé, dérivons pour toujours.

    "Prenons le cas que nous ferions l'amour : nos sommeils suivraient leur orbite irrésolue sans conviction ni fin. Dormants ou éveillés, nous deviendrions mi-l'un mi-l'autre, sans autre forme d'être, mutilations bien plus que doubles » et la femme restait silencieuse, mais plus tard tous deux partagèrent le territoire, sans qu'il fût plus question de spectacles, car ils sont rares, ni d'amis, pour la même raison.  « Je propose, conclut-elle, que nous divisions l'Hextrine en quart , en vue de permuter nos établissements. » Briand proposa d'abord de partager le temps : tantôt seuls, tantôt joints. Les négociations portèrent sur les répartitions temporelles, Briand réclamant ses 2/3 de solitude, ce qui les fâcha tous deux; puis établirent des tours de garde élaborés, agrémentés de présences mutuelles. La solitude prit place autour des oreilles, bon poste d'observation, mais exposé aux coups de pattes, et près de la queue, pratique, mais retiré ; il est à noter cependant que sitôt affublé d'une épouse, le gnome, désormais considérablement amoindri, fut tourmenté par d'anciennes pensées depuis longtemps éliminées, en un assaut sournois : il était affligé de traits grotesques.

    Pourquoi les femmes de sa race échappaient-elles à cette malédiction : pourquoi ? Ou alors : pourquoi Vicki restait-elle minuscule ? quel était son châtiment ? Quel homme avait-elle tourmenté ? Ils prirent le soir même leur premier quart. Déjà l'homme voulait s'isoler, alors que la femme désirait réitérer un emboitage peu concluant - mais Briand repartit que "de toute façon les femmes n'étaient jamais satisfaites » ; c'est pourquoi il ne se fatiguait plus. Déjà il développait ses éternelles théories sur le pouvoir libérateur de l'onanisme, mais la femme le coupa : il était vraiment le seul de cet avis ; il n'y avait que les hommes pour se livrer à des spéculations aussi sottes, expressément destinées à les dégager de toute responsabilité.

    Sur cette peau féline et mouvante, il existait des soirs et des matins. Cette naturelle alternance devint aussi l'objet de dissensions. Déjà les nuits s'étaient âprement négociées : devait-on se rejoindre, ou se séparer ? En effet Vicki adhérait pleinement aux préjugés de son sexe : le désir de l'homme devait être le plus possible brimé, car, disent-elles, « nous ne sommes pas des objets ». En revanche, le désir de la femme, sitôt sous-entendu, doit être assouvi, car il provient de leurs profondeurs sacrées, et c'était faire preuve du plus extrême manque d'égards que de décliner les offres d'une femme. C'est ainsi que l'acte sexuel passait sans crier gare du domaine de l'Interdit à celui de l'Obligatoire comme religion en Pologne.

    Ce couple parvint cependant, grâce à la fraîcheur de ses connaissances, à un compromis : ne jamais dire ce que l'on pense. Tout s'arrange. Mais contrairement à une légende tenace, les difficultés d'un couple tiennent moins à l'entente sexuelle, sur laquelle les femmes, adonnées depuis leur enfance à l'onanisme le plus frénétique, font volontiers l'impasse, chose qui les conforte dans leurs imaginations de créatures angéliques et sans besoins bestiaux, à savoir, elles-mêmes. Non. Les réels obstacles naissent des choses les plus minuscules. En effet Brian avait coutume le matin, s'éveillant parmi la rosée des poils de sa bête, ou dans le doux parfum de foin qu'exhalait sa fourrure après une nuit dans le château, de s'étirer, de se livrer à toute une gymnastique joyeuse, flexions de bras, de jambes, torsions du torse, avant de procéder à ses ablutions (rosée, ou coups de langue dont il fallait tirer acrobatiquement parti, car le chat n'obéissait plus : dangereux, râpeux, mais efficace). Est-il besoin de préciser que Vicki ne l'entendait pas ainsi, désirant s'éveiller lentement, tendrement, les bras de son ami passés sur son cou, avec de doux baisers et des paroles de bienvenue. Elle bâillait alors, prenant le plus de temps possible, sa seule gymnastique consistant à se parfumer ou à s'oindre soigneusement le visage.

    La seconde occupation du Capitaine Briand était la musique. Du naufrage au large de St-Malo, il avait conservé une flûte à bec d'où il tirait des mélodies aiguës propres à faire mouvoir en tout sens les oreilles du chat. L'exercice était drôlatique, bien que la bête parfois secouât la tête ; mais qui se fût fié aux mouvements précis et contradictoires de ces oreilles se fût perdu sans retour. « Tu es capitaine de vaisseau, dit Vicki ; pourquoi ne prends-tu pas les choses en mains ? c'est à toi de diriger cette bête, qui se couche ou se lève à son gré, à la toison duquel nous devons nous agripper quand il chasse, qui sort et entre lorsqu'il lui convient. » Le pirate ne l'entendait pas de cette oreille.

    La grande occupation sur un dos d'animal pensait-il est précisément la musique, ou l'écoute des signes extérieurs. Briand plaçait sa propre oreille au ras des poils, se tenant ainsi au centre des activités organiques : les ronronnements de l'animal le mettant dans un état extatique, il en arrivait même à se caresser, ce que la femme trouvait absolument dégoûtant – logique féminine. Peu importait à la jeune Vicki la manière de se nourrir du chat. Il chassait, car sous Chateaubriand nul n'avait inventé ces petites boîtes remplies de pâtées. La compagne du pirate se confectionna une lyre et fit courir des puces le long de ses cordes : cela produisait des sons aquatiques, tels qu'on en ouïrait sur les guitares sandwichiennes, découvertes par Cook en 1778.

    Le chat bondissait sur ses proies, les lançait en l'air. Ses passagers voyaient parfois voltiger au-dessus d'eux les tripes sanglantes de souris habilement projetées. Il fallait se faire à ces sanglants météorites, bien pires que les exécutions de matelots mutinés sous le commandement du pirate. C'était encore une musique - les cris des rongeurs suppliciés - dont le capitaine se délectait, mais que la femme tentait de couvrir en chantant - alors le chat s'ébrouait en couchant les oreilles. C'est ainsi que dégénèrent tous humains privés de société, travail et souffrance. Un amour ne peut s'épanouir longtemps en de telles circonstances. Notons surtout la perpétuelle divagation du chat. Hors les instants où il repose, qui forment tout de même, chat qu'un le sait, les deux tiers de sa vie, le chat marche toujours. Il n'est pas une pièce, jusqu'aux combles - pas une prairie des environs, jusqu'aux abords des douves ; ni même un sous-bois ignoré - qui ne soit l'objet des pas souples du chat. Cela rappelle le rythme souple et obsédant du fox-trot, ou "pas du renard" ; une chose obstinée, force simple et tranquille du petit carnassier certain d'échapper aux grand trot des coursiers anglais ; au dernier moment, le renard noble glisse dans un trou de haie, où les gails ne pourront le forcer.

    Des circonstances extérieures viennent alors perturber leur vie fragile : la transformation du chat en paysage ; son pelage se fait plus gris, creusé parfois de profonds sillons. Des touffes se distinguent, croissant plus haut que tout le reste, formant des halliers, bientôt de véritables arbres. Le tout ondoyant sans jamais crevasser, telle une écorce terrestre en firmament inversé ! Ils se fabriquent des râteaux de poils plus rêches et plus longs que les autres. Ils commencent une fenaison, car la bête perd son pelage. Tout le sol tremble de ronronnements. Il suffit de s'approcher des deux oreilles qu'on voit encore poindre à l'extrémité du paysage, en criant d'un coup : "Gratte-gratte !" pour que tout le grand corps terrestre se mette à frémir, et le gosier, loin dessous, commence son doux et effrayant ronflement.

    Tout à présent rappelait une campagne. Les différentes végétations formaient des moutonnements de couleurs différentes. Les sentiers se laissaient tracer, mais disparaissaient aux premiers coups de pattes du matin, semblables à des tornades. A vrai dire, même pour des créatures minuscules, les proportions du chat devenaient gigantesques. Le jour où Vicki s'avisa que, mathématiquement, les puces d'un tel chat devaient avoir la proportion d'un chat, elle s'effraya, et jeta sa guitare par-dessus bord. Il valait cependant la peine d'explorer le tout. L'idée vint du Pirate, qui trouvait regrettable l'absence d'océans et de cours d'eau - on buvait peu ; on se lavait de même. Le ménage formé faisait peu à peu naufrage en raison du rapprochement de ce chat avec le plus commun des mondes. « Tout devient si banal, dit l'homme. Nous en viendrons peut-être à chercher un emploi. » Ils cueillirent des fleurs d'espèces inconnues, aux parfums lacrymogènes car établissant un rapport entre un "avant" et un "après", notions éphémères qui font pleurer les humains : construire une maison, vivre sur un banc, qu'on achèterait tous deux à la propriétaire animale de ces ombres mouvantes, là-bas, au-delà des épaules ? ainsi le sol ne serait-il plus, entre les quatre pattes, qu'une lointaine surface aussi méconnue désormais qu'un firmament céleste, mais inversé ! Et la pluie se mit à tomber. Le chat possédait-il son micro-climat ? Le Capitaine posa la question, Catia (Vicki) la trouva très plate.

    Ils firent ce qu'il avait décidé ce jour même au réveil : une exploration. "Mesurons l'étendue des dégâts. Nous verrons ensuite s'il est temps de rationaliser... Ou bien si nous pourrons vivre d'eau claire et d'imagination, comme avant.

    Ils grattèrent longtemps la peau pour en tirer subsistance : pellicules de renouvellement épithélien - il est très difficile de trouver ici-chat quelque chose à manger, manne céleste ou pas, tant l'animal se lèche avec application - et se dirigèrent vers la tête. Ils y parvinrent plus rapidement qu'ils avaient craint, le chat n'ayant point tant grandi - or des ronflements s'élevaient de ce crâne lourdement bosselé.

    « De quoi ronronne-t-il ?

    - Elle rêve. Mais nous la chatouillons. Laisse-moi m'agripper à ces poils en buissons : tout bascule autour de nous... Voici les yeux. Ils lancent des éclairs ! La gueule s'ouvre à l'infini !

    - Ce n'est qu'un bâillement, Vicki !

    A ce moment s'élèvent de trois points à la fois d'immenses panaches de scories, des éblouissements de lave. Le plus gros jaillissement provient de la bouche, et se dirige de côté. Le deuxième sort des naseaux, et se perd loin devant comme une galaxie très allongée. Enfin, une belle giclée de lave verte venue de l'oreille droite.

    « La gauche est-elle obstruée ?

    - N'y va pas ! je crains pour toi ! Vicki, reviens !

    Se repliant vers l'arrière du vaste dos, ils pensèrent au dragon chinois, fécond, dangereux : la vie même. Et tout fut calme soudain. La température du sol velu n'avait pas augmenté. La terre sous leurs pieds, puisqu'on peut s'exprimer ainsi, retrouva son mouvement ondulatoire : le chat reprenait sa déambulation. Ils mangèrent et burent, puis se dirigèrent vers l'arrière-train. Ils reconnaissaient leur emprisonnement lorsque l'espace, curieusement, s'élargissait ; rien de plus commun chez les humains, dont les prisonniers s'évadent, patthétiquement, à trois semaines de leur levée d'écrou : ils éprouvaient donc le besoin de sentir leurs limites. Ils remontèrent la médiane, de vertèbre en vertèbre, succession de petites collines raides, couvertes de bruyères. ...La queue fouettait le paysage.

    Nul ne sait au juste ce que signifient les mouvements de la queue d'un chat. Les spécialistes se laissent aller à l'embarras : est-il mécontent ? Satisfait ? Excitation sans doute avant la capture d'une souris, d'un oiseau ? - queue longue et fournie, passant et repassant au-delà des herbes rases de l'arrière-train comme une pale d'éolienne, et la pluie se remet à tomber – le chat possédait-il son microclimat ? Pour compléter leur exploration, ils se sont dirigés vers les limites latérales de leur domaine ; c'était de loin le plus dangereux de tout : les Anciens prétendent qu'au bout de l'Océan, les eaux tombent nécessairement dans le vide en toute éternité. Ils se sont accrochés sans céder au vertige, la rotondité du ventre s'incurvant sous eux, et l'on entrevoyait sous l'abdomen une forêt de poils dont le sommet pointait, contre toute logique, vers le bas...

    Ils rejoignirent leur campement de base, à peu de distance du double jeu des bielles d'épaule. La bête s'était assise et il ne pleuvait plus ; la pente du dos se fit raide, mais ses habitants s'étaient tressé des abris : par les fenêtres ménagées l'on voyait par-dessous, très bas, la queue de l'animal qui se perdait au loin comme un grand fleuve sur un carrelage. Rien n'empêchait à vrai dire de suivre l'échine, et de s'évader, côté pattes ou cul. « Que dirait-on de moi » dit le Pirate, «moi qui suis le fantôme du château. - Voilà pourquoi le chat se trouve toujours en ambulation ! s'écria-t-elle. - Pars si tu veux. - Point ne suffit de partager tourments et joies pour former un couple - Quelles joies ? quelles vicissitudes ? Nous sommes les hôtes bienheureux de la Grande Fourrure Universelle, qui nous chauffe et nourrit nos corps par la couche d'impuretés qu'elle produit."

    Car la manne avait cessé de tomber.

    Catia dite Vicki reprend : « Nous menons une vie trop proche de la nature. Au point que nous savons à peine qui nous sommes, peu différenciés d'un de ces innombrables poils qui nous cernent.

    - Veux-tu supprimer le chat ? dit le Pirate. - Ce n'est plus un chat, mais le monde : paysage et prison ; je voudrais vivre enfin parmi les hommes. » Un temps. Brian devint grave : « Sais-tu que nous sommes morts ? » Vicki se tut. Les morts en effet trouvent autant de difficulté à se représenter la vie réelle que nous autres la mort. Puis la jeune femme s'étonne de ne point voir d'autres morts, "ses frères". « Te rends-tu compte » dit le gnome « à quel point nous gagnons à ne pas nous encombrer de frères, qui nous imposeroent des règles sociales ? Ce félin nous protège. Nous ne désirons pas en descendre, quand bien même nous en fournirait-il toutes les occasions. » Alors intervint l'extraordinaire évènement : dans les lointains brumeux, aigres et désolés, bien au-delà du Rebord des Toisons, ils aperçurent une autre forme, comme la leur immense et imprécise, un animal - un Chat, un autre Chat. « Couvrons-nous, murmura le gnome, qui s'enroula parmi les poils : deux chats qui se rencontrent se battent ou copulent, souvent les deux ; dans tous les cas, danger mortel pour nous. » La jeune femme au sommet d'un branchage fit de vastes signes : "Ohé ! du chat !" Le leur fit une embardée. Brian se cramponna. Les passagers de l'autre bête, cramponnés d'une main à leurs poils de monture, envoyaient de l'autres de vastes signes ; les deux bêtes se trouvèrent alors face à face, dos arc-bouté : deux Femelles.

    Vicki lança de ferventes actions de grâces à Bashtet. Ceux d'en face n'occupaient visiblement leur bête, noire et blanche, que depuis fort peu, car leurs efforts consistaient autant à se retenir qu'à formuler des paroles articulées. Il apparut qu'ils crevaient tous de faim et d'ennui, bien que celui qui paraissait le chef affirma qu'il avait lancé toute sa troupe dans les jeux de société : leur bête présentant différentes couleur dans le pelage, qui permettaient d'inventer les règles d'un jeu de positionnement tout à fait analogue au jeu social des castes et des salaires dans la vie précédente. Vicki se tut, les échines retrouvèrent l'horizontale, et les deux félins infernaux reprirent séparément leurs courses régulières vers l'outre-tombe ; le Félin du Pirate allongeant le trot, jamais plus les passagers ne se revirent.

    Vicki plongea dans une méditation sans fond, le Pirate sortit de ses broussailles en rajustant ses braies du XVIIe - en vérité, à quoi bon mourir, se voir attribuer la chance inouïe d'un sort romanesque, si c'était pour reconstituer la hiérarchie des vivants. Elle en fit part à son compagnon : à qui d'autre se confier ? Brian repartit qu'elle-même, Vicki, n'était pas loin de reconstituer à son tour ce qu'il était convenu d'appeler dans le Premier Monde une "scène de ménage"... « Attends, Pirate, j'ai plus banal encore : j'attends un enfant. - Tu es plus sotte encore, lui dit-il, que je n'imaginais : comment peux-tu concevoir, que des morts donnent naissance ? » Vicki manifesta quelque désappointement, puis s'aménagea une chambre des plus confortables, en tressant de plus longs poils.

    En dépit du mâle, sa grossesse se poursuivit. Il y eut de longs jours. Le chat bâillait, se grattait, les deux insulaires avaient repéré très exactement où tomberaient la langue ou la griffe. La désoccupation régnait, rongeait. La femme seule, sachant qu'elle accoucherait, demeurait calme. L'homme errait dans son maquis, sombre, fermé, ou résolvant des grilles d'échecs. Il se trouva un autre jeu : coupant des poils de différentes tailles, tressant des voiliers, il en garnit les haubans d'équipages fictifs, les fit combattre à sec / sur le dos de la bête, se livrant aux sottises des fils uniques livrés à eux-mêmes, que leurs parents malavisés privent de tout contact (puis l'enfant cessant d'être seul, il en éprouve à tout jamais un désarroi farouche ; accompagne la femme dans son infirmité, où le ventre quadruple de taille, sans possibilité  d'interrompre jamais la mécanique infernale). D'aucuns prétendent que si l'on aime, la vie n'est pas perdue ; Brian pense que c'est duperie : la vie se composant de toutes les incohérences, ne vaudrait-il pas mieux pour se concilier Dieu vivre à toute force le plus d'incohérences possibles, afin de Le distraire ?

    « Tu te trompes, dit Dieu.

      • Fais chier, dit le gnome.

    Dieu illico lui chia sur la tête une énorme averse, et le chat se secoua, vexé jusqu'à l'os : un félin sent venir de tels phénomènes. Il ne se laisse pas prendre en défaut. Ce secouement d'oreilles à lui seul était un miracle, la preuve de Dieu. Brian se mit à l'abri sous une touffe et joua de sa flûte, bénissant Dieu de lui avoir fourni un chat à poils longs – qu'aurait-il fait du dos dégoulinant d'un gouttière ? Comme il avait aussi sur lui ses barques, il disposa sur une flaque (admirant les proportions infinies de L'Hextrine) ses bateaux de poils tressés, assez semblables aux esquifs du Grand Lac Andin, qui se heurtèrent en formations, plus ou moins, de combat. « Je veux, dit-il, une autre femme ». Aussitôt le désir bondit sous son crâne. En ces temps-là les femmes pensaient peu : accouchant, babillant, ne raccouchant que pour mourir.

    La toison, malgré son épaisseur, ne recélait aucun parasite comestible – qu'on écartât à l'infini les touffes qui formaient sur la peau rose autant de halliers alignés, nulle créature, pas même une puce (et c'eût été horrible) n'apparaissait - il n'y avait de Seconde Femme qu'à l'extérieur. Sur un autre chat. Brian préférait-il une autre morte, sur un autre félin des brumes, ou une vivante, dans ce monde où règne un Dieu ? Existait-il autre chose que des chats ? On ne voyait que des étoiles. « Examinons, dit-il, les procédés auxquels je suis réduit. Dévaler sur le poil des flancs, jusqu'au sol où je me fracasse pour peu que L'Hextrine bondisse.

    « Mon Dieu que tu es puéril » fit Dieu.

    - Depuis que je l'insulte Dieu me parle. Je suis le seul qui reçoit Sa parole. »

    Il devenait plus insolent que Moïse.

    « Je refuse ma femme et l'enfant »

    Brian se laisse glisser. Là-dessous les poils agglomérés ballent au gré des enjambées du félin. Brian se cramponne, observe d'en haut cailloux et parquets, structurant ainsi ses pensées, mieux que par des semblants de combats navals dont on ne possède plus la tactique ni le vocabulaire. « La mort certes interrompt le temps. Mais si le temps brise la mort, je m'ennuierai autant.

      • Assez ! dit Dieu - la mort - ne t'as donné aucune maturité...

    Le gnome poursuit sa progression latérale sous le ventre, suspendu dextrement d'une mèche à l'autre, pour ne pas se fracasser : rien ne garantissant qu'il fût immortel au carré. Les blasphèmes de Dieu le tourmentent : sur quel pied danser avec l'Esprit ? De loin en loin pointait le téton rosâtre des femelles. « Que ma chatte jamais ne soit couverte". Il ne chatouille pas son animal porteur : ventre et dos, pour le chat, c'est tout un. L'Hextrine se met au repos, bâille, puis s'enroule ; et le pli supérieur fermé sur l'inférieur, Brian suffoque un temps sous le pelage, puis poursuit en sécurité : confort plus grand, mais progression plus difficile. « Je ne me fais pas à l'idée que nous sommes les deux seuls habitants de ce parallépipède à pattes ; me voici justement sous les couteaux de la patte avant droite.

    De véritables faux, qui ne sortent de leurs fourreaux que pour d'apocalyptiques grattages. » Brian remonte par le ras du poil. Eprouve l'élasticité du coussinet supérieur - mieux vaut ne pas déclencher le dégainage de l'immense patte. Quand le chat se fut remis brusquement debout, le Pirate tomba au sol : de pas bien haut, de l'extrémité d'une griffe ! animal déambulatoire, chat sans esprit ! « Je percerai le crâne du suivant, s'il existe. Extrairai de là ses méditations... » - un grand coup de cœur mort bondit dans sa poitrine : à hauteur vertigineuse le dominait un gentilhomme de ce temps, méchants souliers, guêtres crottées. Le Vicomte, car c'est lui, le contemple sans y croire ni s'incliner : pour lui le gnome n'est qu'une ombre, dont il convient de se garder en murmurant quelques conjurations en anglais.

    Brian comprit qu'il était reconnu, malgré sa petitesse : l'ombre même de ce pirate qui jadis descendait, du temps de sa grandeur, l'escalier de la tour nord, à grands fracas de jambe de bois ; mais du pilon de cuisse, le Vicomte de Chateaubriand ne trouve plus trace : le membre amputé aurait-il repoussé ? ce chat du Diable pour sa part n'a-t-il pas pris du poids, de la taille ? Je raconterai son histoire se dit-il : devant moi il s'est dilaté soudain, disparaissant sous la voûte, appétant aux charpentes. Le gnome haussa les épaules autant que l'autre ses sourcils et s'éloigna en boitillant (tout de même) sur les lattes du parquet, sans être poursuivi. Quand le jeune vicomte revint pourtant avec une épée, fourrageant dans le trou de la plinthe, le gnome, qui s'y était finalement propulsé puis blotti, en fut quitte pour la peur. Il laissa passer du temps, puis repartit à la quête de sa monture, suivant les rainures du parquet – ce monde intermédiaire existait donc, des anges, des géants se mouvaient bel et bien sous les plafonds et dans les cieux - «Monseigneur ! s'écrie-t-il ; Monseigneur ! » Il s'était éloigné, tout songeant à travers les immenses guérets de parquet ciré : « Que veux-tu ? » - le Vicomte se tourne. « Donnez-moi du papier ! » Le poète à venir s'étonne, mais promet, « à condition que ce soient des questions, et non pas des réponses, que tu rédiges. » Le nain promit. François-René, soulagé, répondit : « Attends-moi près de ce nœud de chêne».

    Lorsque le pirate eut pris livraison des feuillets à sa taille, il les entrepose dans son trou de rat, fit de son antre son bureau, fabriqua comme il put sa plume et l'encre : il traça un nombre impressionnant de callligrames, formes vaguement lettriques disposées sous forme d'accouplements, avec des pleins et déliés correspondant plus ou moins à autant de seins ou de mentules. Mentula est ainsi nommée parce qu'il semblait aux Latins que ses modifications désordonnées impliquaient, sous sa peau fripée ou tendue, la présence d'un petit esprit malicieux, « petite mens » ou mentula. Ce qui n'entrave point l'impuissance du gnome incapable d'écrire deux lignes tant soit peu sensées.

    Au point que le jeune Vicomte parcourt les minuscules feuillets ainsi couverts sans y rien entendre. Il les retend au ras du sol à leur auteur et repart battre bois et halliers. Brian retrouve sa monture féline et son monde, chassé de son propre seuil à coups de balai ou de grosses chaussures, le chat lui-même reniflant parfois son odeur de souris dans son trou, à le rendre insomniaque. Sa connaissance approfondie des lieux de siestes de l'Hextrine lui permit d'escalader de nouveau, à la force des bras, la bienfaisante fourrure, dans laquelle il se mit à somnoler tout son soûl parmi ces poils longs et secs, régulièrement lissés : il n'avait quitté sa montagne mouvante que trois petites journées.

    La morte enceinte qu'il rejoignit ne faisait que croître et embellir. L'homme en effet souvent oublie que leurs femmes sont grosses, mais ces dernières ne l 'oublient pas. « Explique-toi » disait-elle, alors que selon lui, c'était bien plutôt à la femme de s'expliquer, pour les avoir tous deux réduits à l'attente d'un enfant, qui est bien l'être le plus déprimant qui soit. La femme en revanche, estimant légitime - « la sotte ! » - la propagation de l'espèce, trouve que c'est au mâle de veiller sur

    elle. Que si nous avions mis ici un homme et une femme ivres, croisant et décroisant les jambes ; accumulant nous-même les obstacles, pour que se produisît la fixation amoureuse, envie de voir et de toucher - ces partenaires n'eussent fait que multiplier les empêchements : incestes ou impuissance, caresses et pénétrations - nous aurions sombré dans le convenu, alors que le premier de nos explorateurs voit bien que nous fuyons le plat pour l'insipide. Mais sitôt revus et touchés, même (à supposer) entre frère et sœur, ou frigides tous deux (ce ne sont pas les plus mauvais couples), que faire d'un couple déprimé, promiscuitaire, sur un petit espace si mouvant toujours houleux, sismique et nauséeux, sans cesse jetés l'un sur l'autre à s'en rassasier le blanc des yeux ? L'enfant à naître ne se manifeste pour l'instant que par des borborygmes abdominaux disgracieux. Brian est revenu couvert de remords, et ne peut plus, sous peine d'inconstance, refaire ses maigres bagages. La femme, si convaincue qu'elle soit de son bon droit de petite chose fragile, n'est pas sans ressentir, par accès, toute la barbarie d'une situation sans issue. L'accouchement fut malaisé faute de sage-femme, le père ayant dû procéder à mains nues à la version in vivo de l'enfant vers les voies naturelles. La nouveau-née fut nommée Malvina. Elle naquit les yeux cousus, mais qui se décillèrent vite. Elle eut aussi, comme les veaux ou les chatons, plein exercice immédiat de ses membres, et se déplaça vite en roulant sur elle-même, s'accrochantn d'instinct à la toison féline plus abondamment humectée de salive en ces temps d'enfantement.

    Brian tout d'abord se sentit investi de toutes sortes de sentiments où jamais un pirate n'aurait songé, s'attendrissant sur sa fille au point de lui donner des surnoms d'amour, de lui jouer de la flûte, et se couvrit de ridicule. Jusqu'à la mère qui en ronronna, ce qui stupéfia son support poilu. L'homme mort à compter de ce six avril 1785 abandonna toute velléité d'indépendance ; il discuta à sens unique avec son Infante, ne pouvant pour elle imaginer d'autre avenir qu'un bon mari, de bons enfants, mais hors d'ici, et du meilleur cœur qu'il put. Pourtant l'enfant s'échappe, erre et se perd parmi les poils en tourbillons, rencontre émerveillée les grosses puces lustrées du félin, se place à la verticale du cœur pour chantonner au rythme de ses battements, au risque des syncopes.

    Le pirate alors mène sa famille à dos de chat du haut en bas du grand escalier à vis de la tour nord, cornaquant sa monture féline : il s'est mis en tête, pour acquérir un peu de plomb, de reprendre son jeu de fantôme. C'est donc lui, à minuit, tandis que frémit l'horloge du rez-de-chaussée, qui conduit le chat docile, et retrouve d'ataviques itinéraires. Sa femme le lui fait orgueilleusement remarquer : « Dieu t'a mis sur cet animal pour exercer tes droits de père et transmettre nos gènes en péril ; ainsi, conduis ta monture, imprime-lui tes volontés. Ne considère ni finalité, ni utilité, mais le mouvement même. C'est ainsi que les géants de ce château vivent dans le respect du surnaturel. Tu en imposes jusqu'à ce petit vicomte de François-René, qui t'as traité, m'as-tu dit, bien légèrement. - Comment cela ? il m'a fourni d'encre et de papier. Les trois jours où je fus loin de toi, je vivais, j'étais moi." Vicki ne releva pas cette extravagance ; le chat quant à lui ce soir-là effectua trois rondes, à minuit, trois heures, six heures. Le vent hulula. Le vagabond des mers en éprouva de la nostalgie. "Je partirai", déclara-t-il. "Tu ne verras plus la mer, lui répliqua-t-elle ; jamais nos courtes jambes ne nous porteront plus loin que ces prairies qui cernent Combourg. Nous n'avons plus nos dimensions d'antan." Le pirate hésita : fidélité sans aventure, ou aventure ?

    La question se pose depuis qu'il existe des femmes qui viennent d'accoucher, et qui pensent ; et des homme soucieux de se conduire en cerfs, c'est-à-dire non pas portant bois, mais abandonnant toute conduite des affaires familiales, jugées efféminantes. La femme prit ici l'initiative, comme il est de règle. Produisant non des lamentations, mais la réfutation des arguments fondés sur la condition animale, le mâle dans bien des espèces se défilait selon les lois dites naturelles : « Je le lui concède, dit-elle, comme à bête brute et puérile. Je pousserai cependant la conscience bien plus loin que baleines ou oiseaux, car je prendrai soin du fruit de nos entrailles au-delà du terme nécessaire à l'espèce. » (ma fille sera toujours ma fille).

    La femelle du gnome est petite, vive, le nez retroussé, la voix fraîche sans fond de vinaigre. Qui relève de couches se sent plus forte - certaines au contraire se sentant dépossédées, rongées de tristesse. Le pirate alors se mit à hurler : ces vociférations de l'homme, quand elles ne s'accompagnent pas de coups, sont ridicules au lieu d'être odieuses. Ces ondes de choc n'ébranlèrent pas le Félin outre mesure, car les voix des deux gnomes avaient suivi le même chemin que leurs jambes : minuscules. Cependant l'Hextrine finit par hocher les oreilles, les deux infra-humains (je parle des adultes) se raccrochèrent au pelage, et celui qui criait le plus fort fut vaincu - les cris, aveux de défaite, produisent des effets contraires à ceux escomptés : imaginons en effet la déconfiture du vociférateur qui se verrait obéi - quelle confusion ! les hurlements de l'homme n'auraient alors qu'une fonction purement esthétique.

    Brian n'avait pas toujours connu de chat ; celui-ci fonctionnait aux dimensions réelles, in situ. La femme allaita sa petite Malvina, songeant avec bonheur que Don Juan était mort. Casanova aussi. M. de Chateaubriand n'avait pas encore pris son envol. L'enfant tétait. Mais la mère sentit croître en elle une aversion incoercible de celui qui remplissait l'air, entre les poils du chat, de temps en temps, de tels tonitruements. L'homme reprit ses méditations échiquières. La femme demeurait pensive. Du moins le semblait-elle. Ce fut un silence apaisant. Passons à la séparation. Désespérée de son abandon, la femme se dit : "J'ai parlé par bravade. Nulle femme ne saurait résister aux outrages verbaux de son mari. C'est l'enfant qui est cause de tout. L'homme en effet, contraint à procréer par ruse, voit plus haut, sombre plus que nous. Il ne considère que le sein de Dieu, à rejoindre au plus vite, quand nous ne songeons qu'au nôtre - Notre Dieu, c'est-à-dire notre ventre. Tuons l'enfant." Elle considéra le nourrisson dans son sommeil : "Hélas ! comment ne pas être attendrie ?" Elle se raidit alors, et passa en revue les différents endroits de la bête, d'où l'on pourrait précipiter ce petit être.

    Les flancs offraient une pente,un arrondi sous-ventral bien décisif. Le voisinage du museau permettrait aussi de forts chatouillis, qu'écraserait définitivement une griffe agacée. L'on pouvait faire enfin que le chat bondît, en projetant quelque amusant rongeur à l'agonie au-devant de sa tête. Mais on risquait d'être à son tour entraîné par ces cabrages : à quoi bon tuer son enfant si c'était pour ne pas lui survivre. Effrayant en vérité. Elle pouvait aussi étrangler sa progéniture avec un lacet en poil de chat. Ou ne pas la nourrir. Ou l'attacher soi-même au niveau des mamelles, puisque ce chat, tout compte fait, était femelle. Mais serait-elle en lactation ? Ne faudrait-il pas qu'elle fût couverte, autre source de tracas ?

    Comment se faisait-il que cette bête n'eût jamais ressenti de chaleurs ? Vicki se prenait la tête à deux mains. Le pirate en son for se livrait à de semblables réflexions. Tuer l'enfant lui paraissait, à lui aussi, le moyen le plus assuré de retrouver toutes ces interrogations fécondes d'un jeune couple, avant qu'il ne sombrât dans les soins d'une éducation. Il fallait transpercer ce petit être malfaisant. Se sentant assoiffé, Brian prit une descente connue de lui seul, et s'accrochant aux poils très emmêlés dans ces régions-là, se faufila jusqu'à la mamelle la plus proche pour tirer quelques gorgées de lait. Il était seul à connaître ce recours .

    Un léger sillon dans les poils attestait qu'aux jours de grande force, le pirate s'agrippait, par-dessous, de tétine en tétine, suivant la technique appelée "varappe". Il se rehissa dans ses domaines, envisageant toutes les brutalités envers la petite Malvina. Il pouvait aussi renoncer, se poster entre les oreilles du félin, lui murmurer dans les cornets de mystérieux ordres qui rempliraient de fierté sa petite famille : seul un père tel que lui pouvait commander au manteau garni de pattes filant ainsi à travers les espaces ! Il pouvait également, ayant bien menacé, se rendre avec son maigre baluchon dans les Poils de poitrail, au-delà du cou donc, en ces lieux périlleux où jamais femelle, jeune ou vieille, ne se hasarderait à le venir quereller ; insoupçonné, toujours présent, il dormirait à flanc de poumons, ficelé dans d'ingénieux hamacs. « Il faut pourtant que ma colère éclate ! » s'exclama-t-il. De l'autre côté de l'enfant retentissait aussi semblable malédiction, d'une voix de femme. S'apercevant, alors, qu'ils étaient parvenus à semblable conclusion sans s'être concertés, ils s'entre-regardèrent et fondirent en larmes.

    Qu'il était donc difficile d'élever un enfant, ainsi démunis de tout ! Le dénuement qu'ils avaient supporté leur semblait à présent indigne de leur propre fille. Ainsi leurs âmes ballottaient-elles entre des résolutions contradictoires, où le courage ordinaire de l'épicier le disputait aux férocités du mercenaire ; ce fut la barbarie qui l'emporta, quoique sous forme atténuée : "Je vais de ce pas, dit l'homme, prendre à l'abordage un autre vaisseau pour ma misère humaine. Je rechercherai un autre chat, j'y lancerai un grappin, ou je sauterai. - Mon ami, suggéra l'épouse, ne suffirait-il pas de mettre notre chatte en chaleurs, afin qu'elle fût couverte par un matou ? de la sorte, poil contre poil, votre migration s'en trouverait facilitée.

    - Cher ange, repartit le pirate, les accouplements de cette espèce sont très brefs et fort répétés. Ils sont précédés de batailles épiques, et de roulades griffues dans la poussière. » Mais il y consentit ; sans aucun doute pensait-il que ces circonstances mouvementées feraient périr le nourrisson, et qu'il ne serait pas besoin de s'exiler. Ils trouvèrent le moyen de chatouiller la chatte. Cette dernière s'excita et chercha partenaire. Ces bêtes, habituellement respectueuses de leurs territoires, croisaient à présent à faible distance les uns des autres. Les sollicitations retentissaient de loin, comme autant de cornes de brumes. Puis les vaisseaux se rapprochaient, énormes, virevoltant avec aisance.

    Il y avait des rauquements terribles, des crachements. Les petits humains rassuraient leur progéniture, lui promettaient en un avenir meilleur : il fallait ces convulsions d'astres griffus, d'atomes crochus, pour que l'Homme atteignît ses sommets. En premier lieu donc, les fourrures mouvantes s'avoisinaient. Les étreintes de chats sont microscopiques dans le temps : le pirate s'agrippait aux touffes inférieures, et rejoignait le paradis du chat supérieur ou «  incube ». Le coït fut gigantesque. De grands combats se déroulèrent sous la lune. Jamais le félin ne se mit à couvert. Les coups de griffes partirent en tous sens. Les cris souvent tirèrent l'enfant du sommeil. Jamais gnomes n'avaient vu tant de chats d'aussi près. Les adieux furent quelque peu brusqués, mais combien de fois ne les avaient-ils pas répétés. La mère contemplait ces cataclysmes d'un œil détaché. La séparation elle-même n'était pas plus douloureuse qu'un choc accidentel. "Nous aviserons à souffrir une autre fois", dit-elle à sa petite fille. Le mari, ou l'indigne individu, rampa vivement vers l'oreille de l'Autre Félin, lui demandant de croiser dans les parages du premier quelques temps encore, afin que le trio dont un enfant s'accoutumât à la désunion. « C'est idiot », dit le Nouveau Chat, de couleur noire. « Plus tôt vous serez séparés, mieux cela vaudra. » Le Pirate néanmoins s'installa près des oreilles et pilota seul. "Tu te trompes, pirate, dit le Nouveau Félin. Jette un œil derrière toi." Des hourras retentirent dans son dos, sur un ton clair que le capitaine ne reconnaissait pas.

    Or ce matou noir mâle était infesté de femmes, guère plus grosses que des sauteurs aphaniptères ou « puces » ; l'acclamation parvint au flanc de Premier Chat, la Femelle ; la jeune mère se mit aux fenêtres de sa chambre en poils, et poussa d'ardents éclats de rire : "Mon homme, s'exclama-t-elle, voulait trouver la paix, la chasteté. La solitude ! Harcelez-le toutes, poursuivit-elle, faites-lui d'innombrables enfants !" Le bébé se mit à pleurer, les deux bâtiments félins s'éloignèrent définitivement. La monture de l'Homme se mit à rêver, comme il advient dans les deux tiers de toute vie de chat ; c'était un mâle, qui rêvait plaies et bosses. La peau de l'animal frémissait en permanence, ses babines se retroussaient.

    Ainsi rêvait le Chat de l'Homme. Etrange animal ! c'est du félin que je parle. Notre Pirate reporta au lendemain l'exploration d'un terrain si mouvant. Il apprécia le dessein du Créateur de permettre que la nuit interrompît si souvent la suite des choses afin que l'homme, ce faible mammifère, pût digérer les vicissitudes des jours.

     

    X

    Les femmes savent toutes à quel point l'élevage - ce mot convient seul - d'un bébé hache, pulvérise la perception et jusqu'à la la notion du temps ; il faut donc se tenir prête à dormir ou se réveiller à disposition - la veille se composant d'une infinité de choses : compter les poils qui vous entourent, examiner ceux qui se plient, les souples, et ceux qui rebiquent. Examiner son corps, le comparer à l'épaisseur des poils, penser à la déchéance du gnomicat, scruter aussi les rythmes de son corps, les taches de son bras, sa fourrure intime en rapport avec celle du chat, la rapidité des respirations, considérable sans être haletante ; la différence entre un animal porteur si puissant, sa propre faiblesse, et tout ce qui concerne en général les différences de mesures. L'enfant au prénom changeant - elle hésitait, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, reprenant à son insu la coutume de tels peuple illyriens qui nommaient indifféremment "Drago" tout enfant dans les huit premiers jours de son existence, crainte qu'il ne s'éteigne - ne lui fournissait pas en effet ces afflux de tendresse auquel on eût pu prétendre. Il fournissait surtout de la fatigue et l'occasion d'interminables rêves. Elle descendit cependant Malvina, son fardeau, le long des flancs bombés de l'animal. Le nourrisson manquait de lait ; c'était une malédiction d'être femelle, quelle que fût l'espèce. "Je pensais, dit-elle, que le surmenage éveillerait en moi le sentiment d'une nécessité d'être-sur-chat ; mais il peut aussi bien coexister avec le sentiment d'une inutilité encore accrue - pourquoi fallait-il que mon enfant fût une fille ? Pourquoi moi, gnomesse, ai-je engendré quelqu'un de plus petit que moi ? Quel mari trouvera cette jeune femelle ? Pourquoi la féline, même pleine (car les chattes s'emplissent à tout coup) ne parle-t-elle pas ? pourquoi "le chat" en français, "die Katze" (féminin) en allemand ? » et autres questions qui ne manquent pas de naître du si surestimé farniente. La solitude peuple les cerveaux d'images étranges.

    La jeune mère seule prit l'habitude de se poster avec sa fille sur le dos, ou dans ses bras, au point culminant de son abri sursitaire. De là, elle scrutait le ciel, ou les plafond surélevés des chambres de Combourg ; c'étaient ces vastes pièces qui lui donnaient le sentiment d'être sous-dimensionnée. "Je ne vis pas dans un monde à ma mesure." Elle se sentit dans l'étrange situation d'un chat domestique, vivant en compagnie d'animaux immensément plus gros, qui le nourrissent, et dont il doit cependant se garder sitôt qu'ils se meuvent d'un pas. Elle savait simplement que son support la mettait à l'abri de la pluie sous des cieux de plâtre, ou de planches, et que parfois il bondissait - était-il donc si démontré qu'un univers privé de chats fût si invivable pour l'espèce des gnomes ?

    Cependant sur l'autre monture le Pirate, pensant tromper l'ennui en guidant sa monture (que croyait-il là!) prit possession de son domaine. Il lui vint un accès de puérilité : lui qui n'avait jamais été très mûr commença de tirer les poils de la moustache du chat, exerçant sur leur base des pressions avec la plante du pied ; l'animal éternua, se frictionna de la patte, si bien que Brian pensa flirter avec la mort. Le spleen le taraudant toujours, il entreprit une exploration systématique, bien que les dos et les flancs se ressemblent tous chez les bâtards – les poils présentant beaucoup plus de

     

    bourres et de touffes irrégulières. Il s'aperçut bien vite que ces touffes recelaient des créatures en nombre bien plus grand que sur le chat précédent. Plus petites aussi que des puces, et plus agitées, parfaitement humaines, et habillées avec soin, à la mode qui régnait en ce temps-là. Il passa ainsi de la plus extrême solitude, celle d'une île déserte, à la plus embarrassante concentration. Or sur cette monture, aux vallées mouvantes et imprévisibles, les femmes étaient battues par les hommes, au point que deux mâles venaient facilement à bout de dix femelles. C'était grande pitié de voir tant de facultés ainsi dilapidées, aux mains et aux poings de minuscules brutes mâles.

    Les roulis impromptus des muscles félins haussaient et baissaient une houle de minuscules coiffures poudrées, piquetant de blanc le pelage noir, concentrées ou dispersées au hasard. Les hommes portaient perruques mais démodées depuis la fin du règne de Louis le Grand. Ils frappaient avec des cannes qui leur servaient à danser entre eux. Du bout ferré de ces cannes ils piquaient aussi violemment le cuir du félin, ce qui procurait à ce dernier une étrange volupté : aussi l'animal n'intervenait-il pas dans cette hiérarchie, les femmes n'ayant point de cannes. Aussi de grands concerts de hurlements s'élevaient périodiquement de tels ou tels secteurs du pelage : les hommes avec furibardise, les femmes en cadence.

    Du moins le sembla-t-il au gnome. Puis il tendit l'oreille : ces cris demeuraient très harmonieux. Il s'aperçut que les cannes s'utilisaient aussi bien comme baguettes d'orchestres, et que les femmes avaient perfectionné un art de geindre tout à fait apparenté aux chœurs d'opéras, de motets ou d'oratorios. Ce chat faisait donc de la musique. Notre pirate, qui ne connaissait que les chants des matelots alignés sur les vergues, avait parfois ouï quelques bribes de clavecin, quelques cantiques émis d'une voix grêle par Mme de Chateaubriand et l'une de ses filles. Mais jamais d'aussi puissants ensembles n'avaient frappé son oreille ; il regretta son ancienne compagne, avec laquelle il eût volontiers partagé ces sensations nouvelles.

    Il s'abaissa au niveau de ces chanteuses : plus petites, plus basses que la tête - plus basses aussi que son estime, car des femmes qui se laissent battre, chantent sous les coups et y prennent du plaisir affichent sans vergogne les preuves de leur infériorité ; pourtant le plaisir musical éprouvé l'incitait à rechercher des lieux de concerts. Ils étaient nombreux et gratuits. Quand un chœur féminin cessait de chanter, Brian se déplaçait vers un autre, dont elles devenaient à leur tour auditrices ; les hommes cessaient parfois de frapper, pour les écouter. C'était sur le pelage tout un va-et-vient, tout un remue-ménage musical. Le pirate fut rapidement repéré : sa taille relativement grande, son habit dépenaillé, tranchaient sur les tenues plus soignées de ses hôtes. Les lilliputiennes, saisissant un jour l'instant où il se retirait pour dormir entre les deux oreilles, le prirent à part, lui demandant de les sauver : les oratorios lassaient, les coups faisaient mal. Certaines exhibèrent leurs plaies : "Tu es un homme bon", dirent-elles. Nous sommes les plus nombreuses. Nous t'aiderons à démanteler cet empire. - Comment en êtes-vous venues à vous soumettre ? - Nos mères nous ont convaincues de cela. » Le pirate fronça ses petits sourcils ; n'était-il lui aussi qu'une créature sans autonomie ?

    Où ces femmes voulaient-elles en venir ? Il ne se sentait plus le courage des affrontements physiques.

    « Il ne s'agit pas de cela, dirent les femmes.

    - Donnez-moi du vin, dit-il.

    Se procurer du vin sur le dos d'un chat était impossible. Il fallut ruser. Elles demandèrent au Grand Conducteur Unilatéral du Félin, c'est-à-dire à Brian lui-même, de les conduire dans les cuisines du château de Combourg. Le pirate pilota l'animal, auquel ces lieux étaient familiers, et lui fit renverser une fiole de liqueur mordorée. Il s'en gaspilla une grande quantité le long de l'échine, menacée par ailleurs d'un gros balai de servante humaine. Mais il s'était formé sur la bête un petit nombre de belles flaques. Les femmes lui tendaient de leurs petites mains des calices où pouvait boire. Il fut rapidement gris. Les femmes applaudirent de leurs paumes libérées : c'était l'heure de la sieste des hommes, dans d'autres cantons du chat, et ces mâles interdisaient soigneusement tout dérangement sous peine de viol - odieux personnages !

    Brian reprenait son souffle entre deux coupes de mains tendues : il ne pourrait s'arrêter avant ivresse complète. Il le savait. Il se voyait rendre services à toutes ces femmes, et se remémorait malgré lui son ancienne compagne affublée d'un enfant, dérivant désormais tous deux en d'autres mondes... Incapable de secourir une femme seule, il s'en ressentait fort peu de délivrer toute une communauté. C'était un bon vin de Chinon, qui descend rond dans le gosier, se carre en estomac comme un cylindre d'acier vertical, irradiant - le goût de la vie même. La robe en était sombre, et du creux des flaques, où les femmes s'étaient mises à boire elles aussi sur la peau mouvante, montait, enivrante, l'odeur du mammifère.

    Elles commencent à se caresser entre elles, ayant acquis sous les raclées la haine de l'homme, et ne concevant pas qu'un pirate de si grande taille puisse les transpercer sans douleur. Brian regarde tout cela du haut de sa taille sans en éprouver d'abord la moindre gêne : ces corps enlacés lui semblaient animaux, sans plus. Bientôt montent à ses narines les parfums. Il ferme les yeux. Ce sont grâce au vin d'ineffables râpements de sinus et frémissements de muqueuses. A ses pieds pépient toutes les minuscules femelles. Aucun embrochage n'étant possible, nulle tension ne l'habite. Puis ses yeux se plissant, plus rien ne substiste dans ses lobes frontaux que l'impression d'une immense duperie, à coup sûr le plus puissant réseau de duperie au monde. Depuis le début - depuis que je suis mort – il est manipulé ; quelque chose de plus grave qu'un héros, dont l'auteur, d'un coup, sombre dans la confusion mentale.

    Lâché dans les ténèbres « piloter le chat » restait son seul repère. Il se hissa dans les poils du cou. Le quadrupède en cet instant se tenait droit, attentif à la vermine humaine qui lui parcourait l'échine en pente raide, des oreilles à l'attache caudale. Des frissons parcourent son échine : jamais Brian ne se fût imaginé qu'un animal de cette espèce fût à ce point abandonné à la vermine, et il faisait partie  de cette vermine. "A moins", poursuivait-il, "à moins que le félin ne soit mort tout assis, et que je ne fasse partie de ces animaux qui grignotent les chats morts." Goûtant du doigt les sécrétions sébacées de l'animal, il ne décela rien de suspect virant au cadavre ou quoi que ce fût de cet ordre.

    Il progressa courageusement, sentant parfois battre le cœur de la bête, et regrettant les fiers embruns des Caraïbes ; il parvint pour finir sur la toison plus rase du dessus de tête, à mi-distance exacte des oreilles. Le plus urgent fut de cuver : il referma les yeux, mouvement du corps de loin le plus voluptueux. Se revit dans un bouge haïtien, passée une foutue tempête. La meilleure des cuites au rhum. Il se trouvait en ce temps-là entre deux femmes sans vertu et de taille normale. Il s'était affalé sur une banquette, le plafond se rapprochait, puis repassait sous lui comme un plongeur sous un navire, remontait dans son dos, roulis d'enfer. Il avait voulu éviter de vomir, car une de ces femmes qui le soutenaient lui inspirait encore du désir - le nouveau chat sans nom n'était plus qu'un navire au repos, un infernal château de pleine terre.

    Il ouvrit, ferma les mains. Le sang revint dans ses phalanges. Il évita de tordre le cou. Ressentit puis énuméra les épaules, enfin les omoplates. Il se souvint d'un curé cubain qui répétait : "Sentez chaque partie de votre corps. Etirez-les en vous comme autant de petits corps indépendants. Puis rendez grâces : là est toute la prière." Le sang à présent remontait le long de ses deux carotides ; pour finir ses orteils s'épanouirent en bouquet sous le cuir des bottines. Il se récita le Notre Père en trois langues : espagnol, basque, anglais. Puis le plus de prières qu'il se rappelait, Ave Maria, Credo, Confiteor – quoiqu'il s'embrouillât pour ce dernier dans l'ordre des saints, et à vous, mon Père... Puis il se risqua aux prières personnelles, d'abord très simples, qui s'achevèrent sans qu'il y prît garde par le lamma sabbachtani du Christ en croix, « Eli, Eli, pourquoi m'as-tu abandonné" – et tandis qu'il pensait à voix haute « je suis ridicule", Brian reçut la Grâce, à ce qu'il lui semblait ; puis cela s'éloigna comme un effleurement d'oiseau - nom de Dieu pensa-t-il. Ce fut alors que le chat jugea bon de se remettre à l'horizontale et commença une longue randonnée sans but dans les atmosphères préromantiques malouines.

    Les effets de l'alcool se diluèrent. Or, tout félin chemine au long des talus du même pas nonchalant et gracieux sous le ciel gris qu'un renard avant qu'on le pourchasse ; il passe dans ces langueurs souples toute la puissance et la pensée du monde : le goupil perçoit les premiers cors, les beuglements des lords aux larges tavelures écarlates, et de leurs chiens tavelés de même : "Aboyez, bell out, dear dogs, je vous en donnerai à retordre" -  ainsi dit le renard , et il va trottinant, la queue bouffant au ras du sol, à contretemps du trot babord tribord, balayement soyeux par dessus les graminées , il étudie, flairant le vent, les haies près desquelles les chasseurs souffleront pour boire.

    Jamais il ne courra très vite, les chiens, les chevaux , encombrés de leur corps, se traçant un chemin parmi les cultures avec la balourdise d'un troupeau : ainsi passait le chat, trottant, décidé, huilé du tarse aux épaules se mouvant avec la régularité flexible des pistons à venir. Il semblait au pirate entendre l'une de ces musiques douces, drums voilés de loin dans les vapeurs du rhum de jadis. Le dernier grand homme dont il rêva ne fut pas un roi, mais un descendant ce ces banquiers Függer, de ceux qui ruinèrent Charles-Quint. "Brian", lui dit le financier d'Augsbourg, "tu dois enfin revenir dans le monde, car tu fus désigné pour ressusciter. Bien que nous ne soyons tous que poussière d'étoiles, tu ne peux cependant te résoudre en poudre interstellaire" – assurément non, il ne le voulait point. « Deviens chat, reprit l'homme de finances ; le monde qui te porte reviendra en toi, aussi bien que sous tes pas. Tu connaîtras les secrets, aussi sûrement que les morts, confondus à jamais avec les espaces. »" Puis le visage du banquier se gondola, ses boucles glissèrent au bas de son visage, formant une barbe, et lorsqu'il eut disparu, Brian s'éveilla Chat.

    De même que les infirmes ressentent dit-on leur pied coupé, les décapités leur cou, il se mut d'abord avec peine et comme un humain, puis s'aperçut que certains mouvements lui demeuraient désormais interdits, tandis qu'il en accomplissait d'autres, bien aisément : ainsi se lécha-t-il le culsans aucun dégoût. Peu à peu langue rêche, pattes souples à coussinets, moustaches orientables (vibrilles) palliant une vision devenue floue, s'implantèrent-elles dans les mécanismes de sa conscience. Il fit pour commencer quelques gambades félines, mais il était demeuré minuscule, et se demanda, sur l'animal de dessous, s'il ne manquerait pas les flancs arrondis de la bête, pour retomber sur un sol ou parquet peu hospitaliers - « mais les griffes » pensa-t-il, me retiendront, « et de plus, ne m'est-il pas permis à présent de sauter ? » A cette pensée, il feula de joie : assurément, bien qu'il fût resté nain, ne pouvant malgré tout jouer à égalité, ni rivaliser avec cet être velu qui ne lui avait pas donné le jour, il était chat, bel et bien félin.

    Le sommeil des chats occupant les deux tiers de leur vie, de dix-huit ans de long tout au plus, il se promit de s'abstenir de sommeiller - pourtant le peu de mois passés par les félins sur cette terre comporte bien plus de bonheur que la vie ordinaire d'un homme. Curieusement, il n'éprouva pas le manque de miroir : il était sûr de ressembler à n'importe quel individu de sa nouvelle espèce. Il passait comme en un tourbillon d'un sentiment à l'autre : c'était une telle inadéquation des idées de mouvements et de leur réalisation qui le faisait tantôt trébucher, tantôt s'élever plus haut que nécessaire ; il était acculé: loin qu'il se fût débarrassé du chat porteur, il avait doublé sa contrainte. Et puis, deviendrait-il un personnage de fables ? rien ne fut plus comme avant ; une prescience s'introduisit en lui : Brian le Chat eut l'intuition qu'un certain esprit s'adressait à ses oreilles internes, alors qu'il n'estimait pas devoir jouir de privilèges supérieurs à ceux de l'espèce humaine. Cette voix disait : "Lève-toi et marche, descends au pays des Reins et de la Queue, et prêche la Parole". Un feulement ignoble sortit de sa gorge contractée - Dieu, véritablement, se manifestait. Quand l'ex-pirate eut enfin posé ses quatre souples pattes sur le dos du chat souteneur, il sentit naître en lui une intelligence plus subtile. Et croître en particulier le besoin de sa précédente espèce, l'espèce humaine, la vraie, la grande ; un esprit de symbiose accompagne sa démarche de somnambule, vers les Pays indiquées, où grouillaient femelles et mâles minuscules.

    Il se fit un masque de poils entrelacés, se confectionna une voix persuasive, sans trop d'inflexions typiques afin de ne pas effrayer, ni susciter la dérision. Il ne prêcha point, ne distribua pas de nourriture, dont les exsudations du chat se trouvaient abondamment pourvues pour tous, mais répandit les consolations dans ces oreilles de minuscules femmes battues, et même, dit-on, de certains hommes prêts à frapper, qu'il persuada du contraire. On l'accueillait partout avec mystère, mais ce fut un secret vite éventé : un chat parcourait la Grande Echine, et fortifiait tous les cœurs.

    La charité est une étrange chose : on ne saurait imaginer à quelles tortures vous soumet une âme sensible ; la férocité, têtes coupées en chapelets, membres boucanés avant d'être jetés aux chiens, n'occupait plus qu'un coin de sa mémoire de pirate, comme une existence étrangère autrefois jetée là. A quoi rimait donc à présent ce sauvetage de femmes en détresse et si minuscules ? Pouvait-il simplement semer l'effroi dans le cœur de ces maris de forme humaine ? Car il les effrayait, il n'en pouvait douter, à voir tous ces spadassins microscopiques détaler à son approche, toutes ses griffes dehors : très petit pour le gros chat où tous vivaient, immense aux yeux de ces gnomes au carré.

    De plus – il s'en avisa au retour d'une expédition punitive : non content de l'avoir privé des plaisirs humains, le sort ne lui avait pas même accordé la quiétude ordinaire aux félins. Certes, l'effrayant sommeil de l'espèce l'envahissait à toute heure de jour ou de nuit – mais du moins les chats éveillés n'ont-ils rien d'autre à faire que de chasser, s'ils sont sauvages, ou d'attendre leur pitance ; mais lui, Brian, sitôt éveillé, se sentait investi d'une mission : chaque cerveau d'homme porte en charge l'humanité. Un instant il pensa réclamer à la Grâce Divine les restrictions cérébrales d'un chat, moyennant toutes ses capacités instinctives, mais s'étant retenu d'extrême justesse, il reprit son train chaloupé, débusquant et serrant délicatement dans ses crocs les maris brutaux, ne les relâchant que lorsque sous l'effet de l'émotion ils avaient lâché ce signal de peur, la merde.

    Il devrait s'attendre à des attentats ; dormir même n'était plus sans danger. Les femmes d'autre part, voyant qu'elles pouvaient se faire secourir sans trop payer de leurs charmes – puisqu'il ne s'agissait que d'un animal trop gros pour ce faire – au demeurant peu attiré par des femelles d'une autre espèce - les femmes humaines, donc, ne lui manifestaient plus leur reconnaissance, sinon sous forme de caresses distraites, puis, insensiblement, imperceptibles. Et comme toutes les pensées humaines s'obstinaient à le persécuter, il se demanda, au cours d'une de ces douloureuses somnolences, si les instincts amoureux ne l'assailliraient plus, hélas, que périodiquement, à la féline. Comme pour tous les chats. Ou s'il continuerait à ressentir de loin en loin, à la ressemblance des mâles humains, ces chatouillis de toute heure et de tout lieu. Aussi l'oreille au moindre bruit lui tressaillait, triangulaire. Des pouvoirs inconnus s'éveillaient en lui ; la félinité ne laissait pas de présenter certains avantages : il pouvait s'attarder à volonté dans ces espaces où le rêve ôtait tout pouvoir sur les choses. Pour commencer, Brian se contenta de fariboles : évoquer (c'était un apprentissage) son ancienne compagne perdue corps et bien – étrange chose en vérité. Puis il s'aperçut qu'il n'avait de souvenirs vraiment solides que ceux qui dépendaient de son ancienne humanité. Il en vint à souhaiter recouvrer son ancienne forme, celle qui suivait, du moins, sa mort, car quant à revenir hurler dans la tempête d'un voilier, il n'y fallait plus songer : « Je suis mort depuis cent ans, bel et bien mort ». Un financier, en rêve, lui objecta qu'il ne fallait pas ainsi prendre, puis révoquer ses décisions : la commutation d'espèce, de l'humaine à la féline, et vice-versa, ne se traitait jamais à la légère ; lui, Fugger, ultime rejeton d'une illustre race, ne pouvait prendre sur lui de ramener Brian à sa condition première. Mais il promit de consulter Dieu, ou toute instance suprême.

    C'est ainsi que Brian-le-Chat, s'étant profondément repenti, redevint homme. Et homo zurück factus est. Mais si le passage d'homme à chat n'avait pas été plus douloureux que l'éveil d'un songe, la retransformation en humain pensant, et surtout agissant, s'avéra terrible : du moins au plus. Et toute la Nature se révolta. Le banquier disparut sans doute en quelque contrée de l'au-delà (de quoi sert de mourir, pensa Brian, s'il doit y avoir encore de ce côté-ci des « contrées »?) L'accession à une conscience nouvelle se fit à la façon d'une circulation rétablie dans un réseau sanguin fortement compressé. Brian retrouva la sensation de lucidité, d'une seconde mort ajoutée à la première, les actes et les pensées du félin qu'il fut se reculant alors avec une terrible netteté.

    Brian porta les mains à son crâne, redevenu d'un homme ; à ses oreilles à nouveau bien ourlées : tant de vieux oripeaux ! « Comment, Seigneur, divulguer votre Parole parmi des gnomes égarés ? ne me soumets pas à ton humour ! » Et Dieu se tut, et Brian pensa qu'il exagérait, et se souvint d'une chatte errante avec pleins pouvoirs dans une bâtisse seigneuriale des marches de Bretagne, intitulée C. Se ressouvint d'un jeune Vicomte et d'une femme à lui, et d'un enfant. Marchant droit devant lui sur un sol enfin ferme, que n'agitait aucune houle ni roulis, parvenu d'autre part au sommet d'un tertre, il aperçut deux tours sans gigantisme, qui lui marquèrent ainsi, avec netteté, que, oui, le temps des disproportions était révolu. « Tu es puéril, Brian », gronda la voix des cieux. « Je suis le souverain des félins et des hommes. » Un grésillement lui emplit le crâne, dont il reconnut, incrédule, les vastes proportions : non, même simple gnome accroché à sa fourrure magnétique et porteuse, jamais son encéphale n'avait atteint une telle dimension.

    C'était un éclair bleu entre les tempes, une coïncidence de soi à soi. Brian marcha vers Combourg. Il régnait là une lumière crépusculaire de fin septembre. Du temps du chat, jamais il n'avait dû se soucier des saisons : l'animal entrait au château, en sortait, quels que fussent les instants de la nuit ou du jour. Sur la vaste monture, jamais de pluie, ni de neige. Soleil, lever du jour, temps qu'il fait – tout était déréglé. Sur le haut et raide perron du château, il vit assis le vieux gentilhomme armé d'une escopette. À ses côtés, une femme, une jeune fille, et un jeune homme que Brian reconnut comme le Vicomte. Le père leva son arme, tira vers le haut, un choucas tomba. L'explosion ne provoqua ni sursaut, ni protestation. Le pirate monta la volée de marches sous les regards hostiles de tous, et déclara qu'il ne fallait pas tuer les oiseaux de Dieu. La mère répondit : « Dieu plaça tous les animaux sous la domination de l'homme afin qu'il les mangeât ».

    Brian émit des doutes sur le caractère comestible d'un choucas. Pour toute réponse le gentilhomme tira un second volatile avec un hennissement de satisfaction. Quant au jeune vicomte, il descendit les marches à la rencontre de Brian : « Tu as des yeux de chat » dit-il. Un troisième tir retentit. « Passe ton chemin, cria le père ; trouve-toi d'autres ouailles à prêcher ; nos paysans éprouvent des besoins de redresseurs de torts. Toujours à contester les maigres contributions féoales dont nous devons ici nous contenter. » Brian repartit dans le crépuscule, désappointé d'avoir conservé si peu que ce fût de son éphémère nature féline. Il se réfugia pour la nuit sous un arbre, près des roseaux de l'étang.

    De ses mâchoires humaines, il mâchonna quelques tiges rouies sous les eaux stagnantes : il se vit en songe renier sa religion, de profondes brûlures d'estomac marquèrent la fin de son mauvais rêve. « J'ai conservé, pensa-t-il, cette faculté des chats de songer plus que mon soûl. Mais pour les hommes, j'ai ouï dire que l'excès de sommeil nuisait à la longévité. » Il se tordit de douleur, les tiges du roseau lui corrodèrent la muqueuse stomacale, son ventre se souleva et s'abaissa dans de grands souffles de cheval à l'agonie. Il se prit à vomir parmi les racines fluviatiles et les bulbes à demi-submergés dans la vase. Ses fosses nasales s'emplissant de déjections, il cria des noms inconnus, se représenta sa prime enfance sur les navires, lorsqu'il se faisait sodomiser par un capitaine appelé Pluton, si doux après ses brutalités qu'on en venait à les souhaiter.

    Il songea aussi qu'il avait survécu à nombre de tempêtes : lorsqu'on était si près du flot, à le toucher, fût-il violemment soulevé, il semblait bien plus familier ; les éléments s'apprivoisaient à des proportions plus humaines, et l'imagination, jusqu'à l'instant même de la noyade, se mettait en sommeil : on se laissait suffoquer par fractions de secondes très détendues. Venait ensuite un grand vacarme de voilure interne, une immense brûlure si les poumons se redéployaient en vous, et c'était,

    en même temps que la conscience, le grand retour de la peur. Mais ici-même, entre les joncs et la boue, dans son agonie, les hoquets d'eau douce lui perçaient la gorge, et les houris offraient des nectars de loukoum. L'une d'elle, voilée de vert, prit des traits plus connus, qu'il voulut repousser, mais les yeux se précisèrent, puis le nez, enfin l'ancien gnome reconnut la femme délaissée sur l'autre chat, et le hidjab tomba. Elle avançait sur lui. « Comment es-tu venue ici ? » dit-il. « Où est l'enfant ? » Il entendait hurler sans trêve un nourrisson vorace et invisible – était-ce un si grand mal d'avoir confié femme et enfant à l'échine d'un chat pourvu de tout le nécessaire ?...

    Quiconque trouvera le corps asphyxié de Brian découvrira une dépouille féline aux mâchoires écarquillées par la torture du mortier, lorsqu'il pénètre en se solidifiant parmi les voies respiratoires. Ce qui chagrina Brian, au point de le porter jusqu'aux extrémités du désespoir, ne fut pas tant de mourir une seconde fois (il existe donc bien, pour les spectres, plusieurs trépas), que d'imaginer l'ombre d'un reproche à lui adressé. Alors il distingua dans les roseaux, rampant, feulant, une foule d'autres femmes venues de tous les horizons du marais. Elles accouraient à l'appel de la femme bafouée, il les connaisait toutes, elles jouissaient d'une gigantesque rage. A présent comme les chats abandonnés, elles erraient sans trêve, telles les filles de Cadmos, qui tuèrent leurs 49 maris après leur nuit de noces.

    En plein sommeil pesant. La plus effroyable révolution perpétrée par des femmes. La troupe paludienne parvint ensuite en terrain sec à proximité d'une souche où sommeillait le jeune Vicomte de Ch... Il portait des cheveux bouclés, ses bras posaient sur son abdomen où se prélassait, de biais, la tête vers le bas, un énorme chat noir. Le Vicomte, pensant ouïr son nom, s'éveilla. La bête, déséquilibrée, crispa ses griffes et bâilla. Le Vicomte, beau mais négligé, considéra ce parterre de femmes n'atteignant point trois pouces et demi. Le jeune aristocrate eût balayé la troupe d'un revers de botte, mais il n'avait plus la morgue de son ordre - s'étant maintes fois colleté avec les fils de paysan.

    Il ne parvint pas à apaiser les femelles - mais ce fut alors que l'incroyable se produisit ; aucun biographe en effet ne se risquerait à mentionner qu'un certain jour de son adolescence, le Vicomte François-René de Ch..., avec l'aide d'une bande de femmes cupides, à leur tête un Spectre de Pirate, s'emparerait du château de Combourg ; saisissant par pincées les femmes entre ses phalanges, et les glissant dans ses poches, il se dirigea vers la chambre de son père et s'assit à sa place. Autour de lui se faufilèrent les émeutières, dépourvues d'armes et bientôt de voix. Le jeune homme resta paralysé. Il voyait autour de lui des parchemins, une longue-vue, deux pistolets. « Que faites-vous là ? s'exclama le père, qui rentrait à l'instant de la chasse ; est-ce bien là l'emplacement d'un fils avant la mort du père ?" Il ne distinguait rien du petit peuple. "Vous rêvez trop, mon fils. Aussi bien, voici assez longtemps que vous errez parmi nos bois et nos landes, effrayant les paysannes à la tombée du jour. Il est grand temps pour vous de trouver un emploi en rapport avec notre rang. Nous vous avons obtenu la recommandation du roi pour gagner dès que possible St-Malo, afin de servir la marine de Sa Majesté.

    - Bordel de merde, pensa le fils.

    Ici les biographes se révoltent : Chateaubriand voyait une sylphide dans les arbres, et non des assemblées de gnomes, fussent-ils femelles. Il ne les eût jamais non plus soulevées contre son propre père. Non plus qu'un chat n'aurait suffi à nourrir de son suc ou de ses sécrétions une telle quantité de vermine, de quelque minuscule dimension qu'elle pût être. Que la bête des légendes se renferme dans sa hauteur, peu importe. Qu'il aille et déambule où bon lui semble, libre à lui. Mais que le jour ou la nuit soient si peu marqués pour ses parasites n'est pas vraisemblable. Le souvenir me revient même de certains érudits cherchant à Plancoët, près Saint-Malo, la ferme exacte où l'Enchanteur fut placé en nourrice ; l'emplacement non moins exact du temple où il fut baptisé, puis, raccourci sublime, son tombeau à l'îlot du Grand-Bé.

    Les philosophes à leur tour s'insurgèrent. Ils mirent en doute l'existence du félin ; notre terre assurément nous porte et nous transporte ; mais elle ne saurait s'animer comme un chat ou tout autre mammifère, voire une huître. Supposé même que certains illuminés cherchent amoureusement à déterre-miner les traits de la Terre ou de Mère Nature, ce ne sont qu'élucubrations de science-fictionnistes, tels ces demi-fols qui se complaisent à sentir sous leurs pieds un organisme vivant, fait de chair et de viande, exploitée par des chevaliers-bouchers. Ce sont là des imaginations délirantes, qui ne trouvent pas grâce aux yeux des frileux. Ainsi nos experts prennent-ils de grands airs, se réservant de pêcher en eau trouble.

    Les connaisseurs les plus avertis s'accordent à penser que Ch. ne fit pas grand-chose à St-Malo, se contentant le plus souvent de rêver sur des mâts en réparation tenant de bonnes longueurs de quais. Mais les bons connaisseurs de l'Histoire anglaise savent de source sûre que les Britanniques manifestèrent un profond mécontentement de cette inaction : ils avaient pressenti la future gloire du jeune vicomte, et enrageaient. Ils débarquèrent un beau matin au droit du rocher de Cancale, et entreprirent de couper les Malouins du reste de la Bretagne. Le jeune Chateaubriand se battit avec un courage contraire à sa nonchalance habituelle. Il souleva un grand mât et tel Frère Jean des Entommeures se mit à embrocher maints sujets de la perfide Albion. Ce fut en vain. Les Anglais bombardèrent St-Malo à boulets rouges. Cet événement ne fut pas attesté, nos ennemis héréditaires s'étant bornés à quelques bravades de cavalerie – qui plus est, onze années avant la naissance de François-René.

    Le 14 juillet 1789, il assiste à la prise de la Bastille en compagnie de ses sœurs Lucile et Julie.

     

    Pour un second dénouement

    ...quant aux transfuges du second animal, rejointes et menées par l'épouse délaissée, elles découvrirent combien l'ennui dévorait le monde ; il régnait au château de C., et dans toute la campagne, une effroyable mélancolie bourbeuse. Elles contestèrent d'abord l'autorité de leur meneuse, puis vécurent ensemble, se frottant de compagnie, mais séparées au fond d'elles-mêmes, au sein d'une foule toujours amenuisée. Toute tribu présente ainsi des années d'apogée, puis de progressive extinction, comme une lente hémorragie : n'avoir derrière soi qu'un passé tronqué souillé d'un crime collectif originel, considérer la mort à venir par la mort donnée, s'apercevoir enfin que son groupe de survie ne saurait avoir d'équivalent dans ce monde immense où passent, de loin en loin, des silhouettes de géants tonnant au dessus des têtes – mène au désarroi le plus funeste. « Quels cieux décidément minuscules, pensèrent-elles, nous ont engendrées ? Ne serait-il pas possible de cesser une lutte sans témoins ? » Celles qui pouvaient encore penser convoquèrent les chats devant elles.

    Les modulations des femmes furent si persuasives que les deux bêtes primitives, L'Hextrine et l'autre, se retrouvèrent devant elles, le mâle et la femelle. Ce beau couple de gouttières se trouvait débarrassé de ses innombrables parasites. Ils respiraient la santé, s'abaissant au sol pour flairer. Brian ressuscité, pirate protéiforme, et son épouse, immortels et enfin réunis, contemplaient ces puissantes masses musclées ; il avait donc fallu jadis vivre là-haut, subsister sur ces monstrueuses et si souples montagnes, sans y pouvoir imaginer rien d'autre qu'une irrémédiable exiguïté de destinée. Prison mouvante, enchanteresse ! Le pirate avait bien tenté de se soustraire à la prédestination, délaissant sa progéniture, passant d'un animal sur l'autre, cherchant même à cornaquer le second, mais découvrit le comble de l'absurdité : tant de gnomesses, charmantes et battues, dont il ne lui avait même pas été accordé d'en baiser une seule, pour disproportion d'organes – une naissance – quelle horreur... Les deux félins balançaient leurs lourdes têtes de fauves au-dessus de ces multitudes ; mais le découragement des nains rongeait les humeurs.

    Les poils semblaient à présent rudes, ou bien soyeux, à la façon des plantes et des lichens, et non annonciateurs de voluptés. Les chats se sont éloignés, sautillant vers les lointains, puis disparurent côte à côte. « Ils ne resteront pas longtemps ensemble » prédit le Pirate. Cette disparition, passé le premier désenchantement, rendit une énergie nouvelle à Brian, Fantôme de C. Il se sentit pris d'un courage involontaire, donné par l'éternel ou de quelque nom qu'on voudra le nommer, de ces dispositions belliqueuses, qui vous saisissent au moment où nulle utilité ne s'en fait plus sentir, soit, trois heures avant de mourir. « Allons », dit-il à son petit peuple, « réfugions-nous à l'ombre de ces murs épais ; mettons à profit les moindres interstices. Concentrons nos esprits défaillants. Voyez : ces moëllons, disposés autrement, auraient aussi bien figuré des tombeaux que des remparts. Nous vivrons ainsi d'une vie diminuée, sans autre souci que de vivre et de méditer, car tel est le but. » Tout se passa dans la plus grande dignité.

    Les minuscules créatures se faufilèrent selon leurs tailles au sein même de la pierre, voluptueusement coincées et immobiles, au sein d'un utérus de pierre qui jamais ne connaîtrait les contractions de la parturiente, et dans les parois mêmes enserrant la chambre du grand Chateaubriand, que les touristes visitent à présent. Le couple fondateur finit par mourir, comme tous les spectres : le pirate avait atteint le point de non-retour, le poison s'étant insinué trop avant ; la femme périt de contraction nerveuse – observons que dans la mort du couple, chacun meurt séparément. Il en est ainsi de l'orgasme, la simultanéité restant exceptionnelle. Quels que soient les jours passés ensemble.

    La mort les yeux dans les yeux, comme victime et bourreau. Dans ce monde intermédiaire, trop vaste pour les gnomes et pour les humains, les dépouilles n'éprouvent point le désir d'être inhumées ; elles restent à disposition des éléments, désagrégées sans souillures, le temps de quelques souffles.

    Les agonies

    1. Pour l'homme, disons la récapitulation traditionnelle de sa propre vie : boucanier des Caraïbes, vaisseaux de pleine toile, boulets rouges et Indiens poignardés ; plus de longueurs ni de douleurs, l'épisode félin se déroulant dans l'indécence (nous l'avons vu), et sur les Chats comme sur Terre, mêmes erreurs, même univers étriqué – mais à treize ans, il se revit, à contre-courant – comblé d'un avenir qui resterait, à tout jamais, inaccompli.

    2. Pour la femme ce fut la très nette sensation d'être tirée en arrière de tout le poids de ses cheveux ; la main de la mort agrippa l'occiput et la toison qui le couvrait, les effets rongeurs parcoururent son corps à la vitesse de la foudre, et son être se dissolut, et son enveloppe, ayant quelque temps flotté au bout d'un roseau, se mêla au vent. Elle en fut fort déçue. L'enfant devint poète, se meurtrit le cœur, disparut vers la cinquantaine, ce qui était l'âge des morts en ce temps-là. Il avait engendré fils et filles et petits-enfants qu'il connut peu de temps, félins de noble race : Jocelyn du Pin de la Forêt-Vivonne fonda un glorieux pedigree ; je descends personnellement d'un de ses bâtards, et, par les femmes, de Vicki, épouse Dufour Aîné.

      Mon enfance fut privée d'animaux.

    3. Je décidai alors de visiter Combourg.

     

     

     

     

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  • ELIAS FELS

    BERNARD COLLIGNON

    ELIAS FELS

     

     

    Veuillez trouver ci-joint sur Elias Fels (1714-1785), musicien allemand, une recension de documents. Ils sont restés fragmentaires. La biographie dudit musicien s'articule à la découverte, vers ma vingtième année, de la musique dite baroque, avant sa vogue ultérieure. S’ensuivit donc en juillet 2013 n.s. en pompeux « Avant-Propos » où l’auteur tentait laborieusement des parallèles plus ou moins convenus entre certaines recherches contemporaines, sommairement qualifiées de sérielles ou dodécaphoniques, et les œuvres obscures et prémonitoires d’un certain musicien brémois du Siècle des

    musique,Autriche,XViiiE siècle

    Lumières (Zeit der Erklärung) : ELIAS FELS.

     

    Dans l’esprit de la résurrection d’Antonio Vivaldi, l’auteur attribuait à son ectoplasme un décès suffisamment précoce (1785) pour éviter les poncifs des épisodes biographiques prétendument révolutionnaires, susceptibles toutefois de laisser présupposer quelques effluves de la sensibilité nouvelle. Voici donc cet Avant-Propos, intitulé  En guise de Préface, auquel nous nous en voudrions de retrancher la moindre ligne.

     

    « Dire que le musique contemporaine corsète ses élans au sein d’une cacophonie énigmatique, était le leitmotiv des bien-pensants voici quelque trente ans, et l’est resté pour le commun.Ce dernier dut se contraindre à subir sans broncher, pêle-mêle, les gargouillis d’un Berrio ou d’un Globoka désormais bien délaissés ou autres grincements très précisément aussi mélodieux que du verre pilé au fond d’une lessiveuse. Le public ne tousse pas, pour Luigi Nono. Moins qu’à Beethoven. En tout cas bien moins que pour Buxte-Hude, lorsqu’à la fin du premier mouvement de sa 4e sonate pour cordes en ut dièze mineur augmenté l’instrumentiste remet un peu d’huile goménolée sur son archet pour le maestoso gomenolo (rires).

    « Loin de moi le projet d’infliger au lecteur, en tête d’un ouvrage sérieux, la sempiternelle démonstration de la relativité de la notion mélodique, et des relations plus

     

    qu’étroite associant « admiration » et « accoutumance ». Nous nous contenterons donc d’affirmer que tous, qu’ils se plient à la mode ou se lâchent la bride, recherchent malgré tout, derrière les chatoiement hiéroglyphiques de la polyphonie voir de la dodécaphonie »- le gros mot est lâché - « ce qui demeurera, par delà les lubies, l’essence de la musique : les pulsations d’une âme et d’un corps » .(vifs applaudissements).

    «  C’est, après un siècle tumultueux où un Berlioz, un Schubert, un Brahms, se sont catapultés au firmament des gloires musicales, le virulent, l’insidieux – l’intolérable retour en force d’un traditionalisme qui, depuis Schlickenstock, semblait révolu. Dans les arcanes contrapunctiques de Bach ou d’un Bodin de Boismortier, nos contemporains ont trouvé matière à de nouvelles recherches, insolites – ou horripilantes – de Boulez, de Ballif, œuvres aussi parfaitement structurées que rigoureusement incompréhensibles puisqu’il n’y a rien à comprendre – voire inaccessibles (vives réactions ; une vieille dame s’évanouit ; on l’emporte).

    « Regain d’intérêt pour le XVIIIe siècle. On redécouvre Corelli, on déterre Vivaldi, on saute sur Tartini.

    Enfin l’oubli honteux baisse son glaive obscur

    (murmures admiratifs)

    « Dans les combles d’une abbatiale, sous le froc d’un moine » (« C’est un scandale ! - Chut !! »), dans les archives d’un hospice, en Lombardie, en Bavière, on découvre des manuscrits, empilés, froissés, balafrés, on déchiffre des portées à demi délavées. Les ventes de la Deutsche Grammophon, de l’Archiv Produktion, montent en flèche (applaudissements)

    « Et voici qu’il y a trois mois, une nouvelle révélation s’est faite au grand jour ; Karlheinz Stockhausen, qui parmi les premiers a étudié Fels, a exprimé sa stupéfaction admirative d’y découvrir, avec deux siècles d’avance, des formules que seul Sravinsky dit-on eut l’audace d’appliquer:structures poly- ou atonales, emploi percutant des percussion – sans pour autant désavouer une tradition directement puisée dans le giron schützéen.

    « C’est ainsi qu’Elias-Théobald Fels, embrassant quatre siècles de musique, de 1590  à nos jours, lance le pont suspendu entre la Renaissance Italienne et la Nouvelle Renaissance que les esprits éclairés de notre temps s’efforcent de susciter (vifs applaudissements – rappels – intense émotion – des larmes coulent). Un second avant-propos, sans doute postérieur au premier, présupposait chez le lecteur une indifférence, voire une hostilité, qu’il s’agissait d’épointer. « Le lecteur sans pitié », commençais-je, « lit pour s’instruire ; quinteux, l’œil torve, il considère le jeune Elias sans aménité : cheveux blonds en copeaux, frais, le regard vif ; plus tard, l’abdomen alourdi ; le verbe haut, et prisant dru ; vieilli enfin, rhumatisant, gravissant d’un pas lent ses derniers échelons, séduira-t-il davantage ? (…) tu liras, comme tu le crains, des épisodes vertueux, mais aussi du pathos (...) » et l’auteur de poursuivre :

    « Tandis que les paysans meurent de faim autour du château, notre compositeur aligne ses ritournelles à faire pâmer les marquises. Que si les marquises t’indisposent, il te faudra brûler Haydn, qui composa pour les Esterházy ; Haendel, qui composa pour les puissants de Londres ; brûler Mozart, pour Mgr Colloredo, archevêque de Salzbourg. Baptisé le 5 mars 1714… mais avant tout nous le verrons mourir : cela satisfera ton goût du document. »

    Et l’auteur d’ajouter qu’il suffisait alors, éventuellement, de « refermer le livre ».

     

    X

     

    Le récit commençait donc par la mort du héros, dans le même style que précédemment : le compositeur Elias Fels, âgé de 71 ans et couvert d’honneurs, gravissait péniblement l’escalier en colimaçon, comme il se doit, menant au buffet d’orgues de la Jakobikirche de Lübeck. Son aide, un jeune garçon, le précédait dans cette ascension, où le vieil homme s’essoufflait. Le ton de cet ouvrage se voulait sérieux, et l’ironie ne transpirait qu’à peine. Toujours est-il que l’acolyte gagnait la soufflerie, d’où il pédalerait comme un damné, dans une cage d’écureuil peut-être, d’où l’auteur s’imaginait que partait l’air destiné aux tuyaux : il ne s’était pas documenté, estimant que la documentation nuirait alors à la narration (la grande évidence, pour un écrivain, était avant tout de narrer) – l’aide actionnait en réalité d’énormes soufflets sur une surface plane à grand renfort de muscles des cuisses. Le maître Elias Fels gagnait la pièce contiguë pour s’installer aux claviers, maniait les tirasses et se lâchait dans un « grand jeu » ébouriffant. Et l’auteur d’échafauder les métaphores, transposant tant bien que mal ses impression musicales en termes littéraires. Soudain c’était une délirante cacophonie qui se déclenchait sous les voûtes de la Jakobikirche. L’assistant se précipitait,toutes les notes se chevauchant, sonnant à la fois. Le chapitre suivant se présentait comme suit, dans sa flamboyante maladresse :

     

    « Octobre 1785. La Marienkirche de Lübeck » - celle de Buxte-Hude, plus glorieuse encore - « pleut de toutes ses briques » [sic]. « La bruine suinte du porche sur un homme gris, voûté, perruque plate. Sa main cherche la serrure d’une porte rouge, dans un coin du narthex. Le loquet cède. Dans ce réduit imprégné de ranci s’amorce l’escalier de tribunes, qu’Elias entreprend de gravir. Les degrés conservent le creux des pas une poussière crissante.

    « Elias souffle souvent, reprenant sa respiration d’asthmatique sur la rampe de fer. Parvenu à la marche palière, il pousse un battant : l’orgue gît là, luisant, touché par la lumière d’un quinquet. Penché par dessus la nef, Elias, accoudé sur des balustres, sent monter vers lui le cri muet,la froide haleine encensée de ce gouffre d’où sourd, lointain, le reflet rouge du tabernacle »

    (quand il s’apppuie « aux balustres »,soudain « la nef s’éclaire », le jour court « sous les nervures des voûtes » ; au-dessus d’un « buisson de cierges » se met à « palpiter » la statue d’un apôtre, etc.)

    « Elias remonta les trois marches qui le séparaient des claviers. Une suffocation le couvrit de sueur, le contraignant à une longue station. »

    Plus loin :

    « Le garçon l’attend au soufflet. Elias prend place sur le long tabouret de velours rouge. Le souffle de l’instrument s’éveille, comme une douleur comprimée. Alors, « d’un geste de prêtre » [sic] la main droite d’ Elias se pose sur le « bas clavier » [re-sic]. Quelques notes étouffées de la main gauche émettent un douloureux discord « submergeant par les basses » ; de cette masse » se détache une « guirlande fuguée » sur trois notes sans cesse reprises et combinées. »

     

    La substitution entre crochets du présent de narration à ce pompeux passé simple ; les guillemets encadrant les expressions mal venues, les « sic » par lesquels nous avons voulu ménager la susceptibilité du bon goût ainsi que la disposition des lignes en « espace 1 » auront suffi nous n ‘en doutons pas à signaler à nos lecteurs les réserves que n’auront pas manqué de signaler à nos lecteurs les réserves que suscitent en nous des lignes si juvéniles. Il me fallait toujours commencer deux fois les choses ; à moins qu’il ne s’agît plus simplement, plus rudimentairement, d’éliminer un frère aîné que l’auteur n’a jamais eu, avant que le Héros ne volât de ses propres ailes. ÉLIAS FELS, ROMAN, s’ouvrait ainsi sur des funérailles, celles d’un principicule germanique évoqué in La vie quotidienne dans les cours allemandes du XVIIIe siècle de l’immense et regretté Pierre Lafue : obsèques grandioses, pages définitivement perdues, à tout jamais.

    Ce fut un carrousel nocturnede cavaliers dadouques porte-flambeaux, s’éloignant, se frôlant, dans une cavalcade infernale (détaillée longuement). À la faveur de cet enterrement du Père s’enfuyaient ÉLIAS & ÉLIPHAS , qui avaient tout à perdre du changement de règne ; privés, déjà, des gratifiantes funérailles. L’aîné s’était assurément attiré quelque méchante affaire àla Cour du Feu Roi, redoutant le cul-de-basse-fosse. Or dans cette fuite vers une frontière nécessairement proche, ÉLIPHAS en personne tomba de sa monture et, de sa flûte à bec passée dans sa ceinture, se perça l’abdomen. Il agonisa longuement, recommandant à son cadet de retourner malgré tout faire son chemin parmi la cour : Que ma disgrâce ne passe pas sur toi. Par un second retour en arrière appelé analepse, nous montrons le jeune frère « jouant folâtrement de la flûte » à la fenêtre ouverte du petit pavillon qu’il partageait avec ÉLIPHAS, tandis que ce dernier le surprenait, le désignait en cachette (Voyez ce jeune Faune) à son Kapellemeister attitré. Jamais le cadet n’était quitté des yeux, ne fût-ce qu’un instant, fût-il même avachi dans un fauteuil. ÉLIAS fut-il satisfait de la mort accidentelle de son Big Brother ? c’étaient là des pages d’une immortelle fraîcheur.

    Ce maître de chapelle donc, Herbert Rogmann, appartenait à Sa Majesté Karl-Eugen, pas encore Feu, roi de Souabe, invention pure. Éliphas (reprenons la typographie usuelle) se trouvait déjà, en sa vingt-cinquième année, en position de disputer la place au Kapellmeister lui-même ; avant de mourir si misérablement, c’était un excellent musicien. À la mort de Rogmann, Éliphas lui succéderait, chose réglée. « Il n’est jamais agréable de connaître son successeur » disait le titulaire, « fût-on encore loin de la mort ». L’ignorance des usages de cour entre subalternes autorisait à supposer que Herbert Rogmann pouvait se faire conscience et scrupule de venir donner à son successeur (d’aucuns disaient « recevoir ») une leçon bimensuelle en son pavillon, « ne fût-ce que pour lui rafraîchir la hiérarchie » : « Les flancs de sa lourde stature » lit-on dans le manuscrit « s’adaptent si bien à la porte que celle-ci ne laisse plus passe la lumière : seule se découpe une tête mafflue, nimbée de contre-jour ».

    L’ombre du Maître vient se découper sur la partition d’ÉLIPHAS Fels.

    Voici sa titulature :

    Noble et Puissant Seigneur

    Herbert Rogmann

    Graf von Hützeldorff

    und Barstatt-Mandegen.

     

    La chose est dépourvue de toute vraisemblance.

    ...Comment un personnage si hautement titré, etc. (« eût-il pu se contenter d’une simple charge de Kapellmeister, et s’abaisser à visiter un Eliphas Fels «en son pavillon particulier » ? ) - la Vérité, rien que la Vérité : J’avais épinglé sur la porte A – A –1, la mienne, en deux mille cent dix, cette identité usurpée, sachant que devait me visiter un Père Noble, afin que je dispensasse à sa fille une série de cours particuliers d’allemand ; il avait manifesté son étonnement de voir ici loger, en cité universitaire, un Comte ! Une fois mise cette innocente supercherie sur le comPte de la fantaisie, nous avions ri tous les deux.

    C’est ainsi que pour trois francs de l’heure j’eus l’honneur et l’avantage de consolider les connaissances germaniques de Mademoiselle sa fille, avec le secours d’un indémodable Bodevin-Isler. J’appris par la suite qu’elle me trouvait « amusant » (« ridicule », disait Balzac) -

    - ...bref : Je trouvais réjouissant que ce maître de chapelle, au XVIIIe siècle, s’affublât d’une identité aussi extravagante. « Sa Calvitie tente un sourire » (Frédéric Dard)

    « Et la mer sur son front en dunes se figeait » (Ezéchiel, 8, 14) . « Une lave écarlate cuirassait ses joues couënneuses ». «Il s’avançait, grave et potelé, tendant à Eliphas « dont le violon pendait à bout de bras » une main « rondouillarde, rosâtre et moite ; parfumée, aux ongles taillés en rond ». Répétons, cher ami, voulez-vous ? disait-il. Le gros beurré portait, comme une chaloupe au flanc d’un navire, un étui de bois verni où se voyait, comme un enfant dans un cercueil, capitonné, un stradivarius. Eliphas répond Bien Maître.

    Rogomus (c’est son nom) levait son violon en aspirant la poussière du lieu (le petit pavillon du fond de parc), jetant un coup d’œil réprobateur sur la pagaïe universelle. Calant l’instrument sous sa bajoue gauche, il pinçait les cordes. Précisons qu’Eliphas l’Aîné est gaucher, bien qu’il n’existe pas de succession de cordes spécifique pour cette catégorie de musiciens. « Eliphas » mentionnais-je « conserve parfois, après jouer, cette inclinaison de la tête et du cou » - Eliphas en ce point ressemblant au jeune Alexandre. Les deux violonistes interprètent un duo de Rogomus écrit contre son gré. Eliphas avait dit à qui voulait l’entendre que Rogman faisait bien « Vieille-Souabe » (alt-schwäbisch) (qu’il en tenait encore pour Jean-Sébastien Bach ou Schütz) et dirigeait bien digestivement (en français dans le texte) sa formation (en ce temps-là le premier violon guidait lui-même ses collègues). S’il commandait, lui, Eliphas, l’orchestre de Sa Majesté, « l’on entendrait assurément bien d’autres choses ». C’est ainsi que Rogomus, « encore Kapellmeister, verdammt ! et pour longtemps », avait concocté ce chef-d’œuvre poussif, une Sonate pour deux violons d’une originalité de bon ton ( « les auditeurs aiment à être surpris par ce qu’ils connaissent déjà »).

    Eliphas tient le second violon.

    « Les dix premières mesures à l’unisson, Herr Fels, puis je prends les dessus » - mais Eliphas pique son thème de suraigus, de pizzicati, etc., « Zezi n’est bas dans le texte » - Je pimente, maître, je pimente - « Bas de bimentatsiônn Bitte schön – bref Eliphas présente sa variante, et bien entendu c’est deux fois mieux. Rogomus hoche la tête, la place se rend bien. Le texte était plus long dans la première version, Eliphas objectait que « la partition n’[était] qu’une pâte molle, à quoi « plusieurs cycles de répétitions ne lui [avaient] pas encore appliqué le sceau de l’immuabilité (der Unveränderlichkeit) « mais le public aujourd’hui veut du Sobre. Nos lecteurs n’a plus le temps de s’attacher à de fines notations narratives, à des dialogues (« ...Simple suggestion, Maître : si nous reprenons à la 38, nous avons par exemple... » ) - qu’est-ce qu’il en a à f…, le lecteur, des « reprises à l’octave », « à la douzième » (!) avant de retomber « sur le thème ».

    ...Rogomus dit « Je réfléchirai », sans accent, c’est lui qui va signer (Herbert Rogman, Graf von Hützeldorf une Barstatt-Mandegen) – nous avions composé une petite scène légère et bien réaliste, avec le gros qui s’essoufflait à presser la cadence, qui se plantait dans les impro (on disait, justement, « la cadence ») et qui s’exclamait Tenez, fous êtes drop fort bour moi ! - tout le monde parlait français en ce temps-là.

    Bien la peine vraiment de faire dans la psychologie à deux balles, de bichonner le beau rythme (« Le Kapellmeister transpire, baisse les yeux avec componction, se berce sur son violon ; s’assoit ; Eliphas l’imite, et les eux musiciens de s’essuyer le visage en soupirant). C’est que j’y ai cru, moi ? J’écrivais « faux naïf », je montrais le gros Herbert vautré sur son fauteuil crapaud » - « première apparition fin XIXe, c’est fou ce qu’on s’instruisait dans le Robert). Le Maître de Chapelle (c’est Kapellmeister en moins schleuh) jetait un regard sur « l’éboulis de meubles houssés » qui les coinçait là – juste la place pour remuer les coudes entre porte et fenêtre plus un petit clavecin de Cristofori quand même…

    Eliphas suit son regard vers les housses et (humour) les soulève l’une après l’autre voyez, Maître – aussi facilement que les jupes de femmes ! - Oh! les femmes ! suffoquait le gros homme (« partagé », précisais-je, entre « l’indignation » et une terreur « d’apoplectique ». Là-dessous une bergère, là un fauteuil, une table de jeu, un bourdaloue gueulait Eliphas - « vase de nuit en forme oblongue, utilisé par les dames, dans le fond duquel étaient parfois peint un œil » - le Grand Robert est soupçonné d’avoir brodé sur la stricte défiition. Bref notre musicien [qui va mourir] déploie tout son talent, et feint de découvrir « sous un pan de tissu » des pêches, que le gros Rogomus (« il dégrafe son col ») accepte volontiers.

    ...Les deux hommes assis face à face, cuisses ouvertes pour éviter les taches de jus, avec des mouvements très-précieux, puis recrachant les noyaux, en visant bien, dans le bourdaloue. « Mais comment », intervient Rogomus en découpant sa phrase, « supportez-vous – de vivre – dans un tel capharnaüm ? » Il soupire, accablé de chaleur, suggère qu’il faudrait une femme, en effet, à « son indiscipliné disciple », « ne fût-ce » joute-t-il « que pour vous mettre du plomb dans la cervelle » - Eliphas Fels n’est pas mort d’une balle mais d’une flûte. « Pour ce qui est des femmes, je connais mon affaire. » (voix de fausset) (falsetto) mais je ne les ramène pas à la cour. ». Les maritornes de Rogomus, stipendiées, y produiraient en effet le plus fâcheux – effet.

    Rogomus se rengorge en pouffant et tourne subitement la tête : sur le gravier de l’allée fiochouille (fâcheuse précision d’onomatopée) la galopade du jeune frère, ÉLIAS, qui survivra : il fait son entrée tumultueuse, « les boucles argentées retombant sur son visage poupin ». Il porte une perruque poudrée « à frimas », trébuche sur le tapis ; se jette hors d’haleine sur un fauteuil déhoussé. Pour empêcher de fuir le Kapellmeister, Eliphas l’Aîné lui presse le bras, tandis que le cadet s’enroule dans le fauteuil au mépris de ses poumons : « Je ne sais même pas pourquoi je courais » il halète. Rogmann le fixe. Eliphas le fixe. Le cadet subit le regard de l’aîné. Ce sont des yeux lointains et terrifiants, une tête triangulaire, première et dernière indication physique.

    D’un signe Eliphas indique au Kapellmeister qu’il reprenne avec lui la Sonate à deux Violons, et premiers accords de couiner. « Voyez-vous » dit le gras homme, « je suis parvenu à l’âge respecté de soixante ans (sechzig Besen) et j’en suis encore à me demander / après tant et tant d’années / à quoi ça sert de vive et tout / à quoi ça sert en bref d’être né François Béranger. »

    Le jeune frère ne voyait d’Eliphas que les épaules et le bout de l’oreille pointant sous la perruque. Soustrait à ses regards, le cadet revivait. Mais l’admiration décoinça une jambe de sous ses fesses, « et se fit jour dans son âme subalterne ». L’Aîné joue admirablement. C’est une chose acquise, un point d’appui dans la volatilité de l’existence. Et les duettistes, à l’issue de l’allegro, se saluèrent en mutuelles congratulations : Rogomus raide et guindé pour masquer son respect, Eliphas… parodique. Ici s’introduisent quelques réflexions convenues sur les jeux sociaux, et un retour sans grand à propos sur le malaise d’Elias : pendant que les Grands jouent, le petit pense aux yeux d’Eliphas, «attentifs aux altérations », précédant immanquablement (battements de cils, pincements de lèvres) le jugement sans considération. L’adolescent se trouvait ainsi dans un mouvement permanent de contorsion, où s’entrelaçait l’aspect le plus naturel possible voyez comme ce petit singe prend toujours des attitudes bizarres. Rogmann aux inexprimées pensées accentuait son expression scandalisée ; dès qu’il cessait de violoner, il exposait un air scandalisé : c’était sa façon. « Rendons-nos à la chapelle, Herr Kapellmeister. ; je tiens au bout des doigts une espèce de madrigal au clavier, je serais très heureux d’avoir votre sentiment. » Le pas des deux musiciens décroît sur le gravier.

    Elias se lève d’un bond, rafle une flûte traversière toute raide - « cataleptique lézard de mercure » - sur le buffet de clavierse plante devant un miroir.

    Qu’est-ce qu’ils me trouvent tous ?

    Il faut se regarder soi-même afin de déjouer les pièges.

    Position de jeu

    Quelques grinçûres pour trouver le souffle.

    Quelques grimaces. À présent le son juste, velouté, griffé de tendresses.

    Quand ELIAS FELS rencontre au-dessus de l’argent son regard brun (Jean-Jacques Rousseau de Ramsay) il lui vient une moue frémissante, et si les femmes aimaient les hommes elles aimeraient celui-là. Elias suspend son haleine, et fixe pour sa vieillesse le premier jet de ses quinze ans.

    Dans un secrétaire il conserve roulée serré une copie de Moreau le Jeune Marsyas rivalisant avec Apollon.

     

    Description

    Le Faune assis sur un roc de théâtre gonfle ses joues moricaudes et semble, de toute la force de ses pupilles, puiser le suc de la Terre Inspiratrice. Apollon, lyre négligemment posée sur la hanche, attend la première défaillance pour écorcher (apodéreïn) son rival aux basses branches d’un figuier.

     

    Morale et Comédie

    Elias à tout jamais prend parti pour le Grand Satyre, qui a pu se mesurer au Dieu : vaincu mais dans la gloire. Il conserve avec soin quelques œuvres dissimulées portant en bas de page le paraphe ténu

    qu’il a imaginé pour Marsyas…

    Aujourd’hui je te serre de près, Apollon !

    Il se campe abat son instrument comme un fléau d’argent – trilles de tierce, renversements ; thèmes ébauchés, délaissés, repris – poncifs – poncifs – reprise de souffle. Réussi. Muse, gloire ? son nom sur les lèvres des princes ? - une ligne prometteuse, un porté sans faille – mais c’est – le Concerto !

    Je savais bien que j’en serais capable

    ROGMAN même m’engagerait – sans mon frère (« Kapellmeister ou rien », usw.)

    Elias Fels 15 ans cesse de jouer, jette un long regard sur l’allée qui file en perspective entre les « bibelots floraux » du jardin, repose la flûte et regarde sa main – s’il y découvre une étoile, même toute petite, il sera marqué par le destin. Secoue la tête. Frappe du pied, fredonne – flûte et clavecin, timbales et la grand-bande des violons – tutti – dernier accord – ovation – bouquets – bravos - (« les

    - le penseur, plongé dans la rêverie où l’a jeté l’artiste ; se réveille pour applaudir en rattrapant son lorgnon, se mouche d’émotion, se tartine de morve ;

    - le critique fait la moue, lève le sourcil, ride le front, mais il encense, pour finir (à la chevaline) : « de la bonne avoine, de l’excellent avoine ...ce petit, tout de même ! » (aux voisins) « ça vous a quelque chose dans le ventre ! »

    - l’enthousiaste : Elias se renverse dans la bergère à même la housse, trépigne à briser les ressorts, jette alentour des regards furibonds ;

    - la mère, salivante : Cher Henfant – cher Maître ! …que je vous embrasse ! »

    Elias s’enfuit.

    La salle se vide. Le cortège s’éloigne., avec lui le jeu. Elias sur sa housse froissée se rattrape aux nuages qui s’effilent, se lève et passe au clavecin, les Cis clapotent, les échos grêlés s‘étouffent dans les tentures.

    Un rire acidulé soudain

    Qu’est-ce à directement

    C’est SINKEL, c’est la petite sotte à la fenêtre, Elias se précipite, la fille est déjà loin, il a devant lui la longue allée sablée, la cime des frênes « qui griffent les nuages ».

     

    Le 25 mars 1740, le Roi mourut.

    Il semblait ne jamais vouloir finir. Trente années de règne.

    Eliphas, frère aîné, a frémi. Logé au bout du parc dans un pavillon d’angle, à l‘écart, encombré, jalousé, il évoque ces soupers déshabillés où le feu Roi paraissait au dessert, entre les sucreries et les ribaudes ; l’aspect compassé du feu roi Gerhard contrastait avec ses mœurs nocturnes.

    Pour ces soirées-là, c’était au musicien qu’il s’adressait. ELIPHAS craint par conséquent :

    - de réintégrer l’internat de l’orchestre

    - de se faire bastonner pour ses insolences

    - ou même emprisonner pour avoir en son temps conseillé si l’on peut dire telle ou telle pucelle au roi donc conclut-il nous partons sans assister aux funérailles de sa Majesté.

     

    Eliphas a déjà le chapeau sur les yeux

    Dans la remise attenante il prend son manteau bleu jeté sur sa livrée , ce qui jure. Le jeune frère s’inquiète à la vue d’un plumage nouveau, annonciateur d’exil et de tempêtes. Eliphas vide devant lui l’armoire sur le sol. ELIAS se redresse sur le fauteuil, une jambe pliée l’autre tendue. « Deux jours qu’il est mort, dit Eliphas, deux jours que je vais tête baissée ». Il retrousse les housses, jette à terre habits, manuscrits ; chausse des éperons par-dessus ses souliers de Grand Laquais.

     

    Il est très résolu. Ses éperons cliquettent sur les tommettes. « WILHELMINA ressort

    rt de sa taupinière – tu te rends compte ? »

    Elias ne dit rien. L’aîné repousse du pied la partition. Enroule un seul manuscrit autour de sa Blockflöte, qu’il enfouit dans sa poche (un Requiem) - « Haha ! Je donne à la cour six mois pour grouiller de Jésuites ! » En se retournant, il ne peut s’empêcher de sousire : ELIAS, dans son dos, s’est doucement mis sur ses jambes , et devant son petit secrétaire empile avec soin son linge, ses cahiers de portées, sans oublier la gravure de Marsyas le Satyre. « Non ELIAS, fait l’aîné doucement, il faut laisser tout cela ; crois-tu donc qu’un carrosse nous attend à la porte ? Nous partirons sur nos chevaux… un peu empruntés…

    - Et les brigands ?

    - Les brigands sont à la cour. Nous partons, c’est deux de moins.

    Elias ne sourit pas.

    Eliphas lui pose les mains sur les épaules :

    « Écoute. Nous partons pour Hülstedt – à 3 lieues par les bois ; Maxim nous attendra, pour nous faire passer en Autriche – et puis... » - il fait sauter de sa poche un pistolet de bonne taille – Elias sourit faiblement - « sais-tu où ils seront, cette nuit, les brigands ?. Aux funérailles… on y boira, ou y banquettera gratis pro Deo, on y coupera bien des bourses…

    - Pourquoi n’y allons-nous pas ?

    - Deux bons argousins, la main au collet…

    Eliphas repasse devant le clavecin, effleure les touches noires pour un accord d’adieu – tire brusquement du bas d’une armoire une bourse garnie qu’il lui lance :

    « Ta part ! …à présent vite…

    Les chevaux. Le portail en ruine. Au loin le canon funèbre. Soudain, au détour d’une allée vingt fois descendue, la branche horizontale à hauteur d’homme et le cri étouffé par le sang d’Eliphas, abattu sur l’herbe et poitrine craquée, l’aine poignardée par la flûte en bois. À intervalles réguliers le canon tonne. Les factionnaires devant le perron du palais. Une double haie de gardes sinue de part et d’autre de l’allée jusqu’au sommet du tertre funéraire. De part et d’autre des marches à double révolution se massent dans la pénombre les cavaliers de l’escorte. On devine plus sombre le char tout attelé. Déjà sur les chevaux s’enflamment quelques torches dans le noir poisseux. Toujours le canon. Les lueurs blêmissent le premier rang des gardes ; les baïonnettes luisent suspendues au-dessus des têtes jusqu’à l’orée des taillis. La résine grésille et les chevaux renâclent. Et sur un coup de canon la façade entière s’embrase. Montrant à l’intérieur une foule de serviteurs tenant chacun sa torche, qui dévalent des deux côté le grand escalier pour se poster autour du char funèbre.

    Au commandement les cavaliers enflamment à leur tour leurs flambeaux – droits sur leurs selles – de proche en proche, jusqu’au sommet du tertre. Le cercueil paraît en haut des marches. Porteurs et Cercueil descendent le plan incliné entre les deux hélices, accompagnés de musiciens de part et d’autre – tambours crêpés, trompes, cordes, tous en grande livrée, puis le clergé s’écoule par la porte palière. À droite du corps vient à l’amble l’alezan porte-timbales ; quand elles commencent à rouler, la symphonie fait silence, le vent se lève, le canon passe sur la foule hagarde, puis monte du clergé les prières des morts. Tous les gens de cour alors descendent à la suite le double escalier ; il envient encore du haut des marches quand la tête du cortège atteint déjà les grilles de Solitüdenschloss. Autour du cortège englobé dans un étui vivant, la cavalerie mouvante des porte-torche se met en mouvement, l’épée tirée.


     

     

     

     
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  • Du péché de chair pour une meilleure approche de Dieu

     

     

    B E R N A R D

    C O L L I G N O N

    D U P É C H É D E C H A I R

     

    POUR UNE MEILLEURE APPROCHE D E D I E U

    PERSONNAGES

     

    MAATZ Pascal, docteur, né le 23 août 1967, 36 ans. Exerce à (47) Moncap

    Divorce prononcé aux torts du mari, lui-même.

    Aide-manipulateur : Fat Kader Ben Zaf, patron de bar-expositions. Énorme et « jovial ».

    Pascal a pour maîtresse Madeleine Bost, ancienne boulangère devenue prostituée rue H.. L'emmène avec lui à Châteauneuf-en-Bousse ; Madeleine connaît la buraliste locale, ancienne pute, comme elle. Participera, sans grande conviction, à un stage de sculpture au bord du Bassin d'Arcachon.

    .

     

     

    François dit Frank NAU, son demi-frère, FILS DE MEDECIN

    Marchand de chaussures. Magasin à Vergt-du-Périgord. S'intéresse au tarot.

    Aide-manipulateur d'Annelore Mertzmüller :

    Père Duguay, espion à Châteauneuf-en-Bousse, surveille la strip-teaseuse Annelore Mertzmüller. Epie les femmes dans les couloirs obscurs de l'hôtel de Boutthes.

    François dit Frank a pour maîtresse Annelore Mertzmüller – strip-teaseuse pieuse – qui connaît très bien Madeleine Bost. La strip-teaseuse est séquestrée à Châteauneuf-en-Bousse par le Père Duguay.

     

    Les deux femmes ignorent, au début, que leurs deux amants respectifs sont demi-frères.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    COLLIGNON - DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 3

     

     

     

     

    Terra incognita

    L'expression roman mort (« plus du tout de fiction, de l'information ! ») prête à rire depuis son apparition, début XIXe siècle. Voici

    Du péché de chair dans la connaissance de Dieu.

    Entreprise « qui n'eut jamais d'exemple » où nous avons ébauché ou dégrossi nos marionnettes.

     

    Il est deux façons de rejoindre Dieu. :

    1° l'orgueil mathématique : quelques initiés ou mystes, en fins d'asymptotes, effleurent Dieu sait quelle image de Dieu

    2° l'humilité de a) celui qui ne mange ni ne chie

    b) celui qui admire en son miroir chaque partie de son corps créé, «  rendant grâce » à mesure, puis une fois pour le tout  : « Seule et unique prière ! » - ce prêtre exagère. Tous les prêtres exagèrent.

    Nous n'emprunterons ni cette voie, ni les autres.

    En revanche :

    - soit une strip-teaseuse  et deux hommes.

    - Grand A Maatz, né juste après la dévaluation du franc malien ; son nom signifie, en germanique, « le nigaud », « le niais ». Son âge restera fixé à 36 ans, le vôtre. Il a votre taille. Lieu de naissance et signes particuliers : les vôtres. Nationalité  française. Études de médecine, externe 4 ans puis 3 ans d'internat. Thèse : « Soins primaires et Outils de veille », mention passable.

    - Grand B Nau.

    	
    
    
    
    
    
    
    

    COLLIGNON - DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 4

    
    
    
    Pour NOS AMIES LES FEMMES  faisons léger. Sous forme de mots croisés par exemple. 
    
    
       1    2    3    4    5     6    7  8  9   10
    1   	P    U   T     A    S    S   E   R   I    E  
    2	R    +    +    C    O   U   R   E  +   N 
    3	O   N   A     N     +  C    O  +   A   C
    4	S    A   L     O     P   E    S   +  N   U   
    5          T    +    +     N    O   R   +   C  U  L
    6	I     C   H     +    +    +    L   I    S  E
    7          T    R   O    N    C   H    E   R   + R
    8          U    R  S     U    L    E    +   A   R  A
    9          É    +   T     +    E    +   N    G   +   +
    10       +      +   +    C    A    B   A   R   E   T
      1      2    3   4     5     6   7     8   9          10
      
    HORIZONTALEMENT
    	1. État naturel de femme 2. Qu'il se dépêche. Patron des deux sexes, honoré de maintes libations. Kéza , noblesse gasconne 4. Paradoxalement, à celles qui ne veulent pas. Comme un cul. 5. Nord sans d. Préoccupation essentielle 6. Avant liebe dich. Demoiselle de Bécaud  7. Activité fine 8. Qui rit quand on l'encule. Qui rit. 9. Nouvelle Gauche. 10. Au cabaret, c'est le bordel. . 
    VERTICALEMENT
    	1. Rare au masculin. 2. Demi-pute de Zola. Casimir, Raymond, Roger (dans l'ordre) 3. Aluminium. Soigne la chtouille. 4. Ce qu'elles disent toutes. A poil. 5. Syllabe d'enculage. Ne pas tourner autour. M. et Mme Pipe ont une fille. 6. Le comble de l'horreur. (...) - suie-moi le cul. 7. Prétexte à chasteté. Largeur. Fin de la pute précédente 8. Parfois du cul. Sur la bite du bizuth. 9. Pas Dei. 10. Sodomie programmée. 
    	Reste à placer :  vulve, clite, con, poil.  
    
    
    
    
    
    LE TROU DU QUIZZ
    Êtes-vous une femme ? 
    				Oui        _
      				Non       _
    				Autres     _
    Aimeriez-vous être 
    				Pute         _
    		        	Cultivatrice         _
    			Strip-teaseuse     _  
    Vous masturbez-vous ?
    				Jamais      _
    				Jamais      _
    				Jamais      _
    Aimez-vous les hommes ? 
    				Ben…        _
    				Euh...       _
    			C'est-à-dire...      _
    Votez-vous
    				À droite   _
    				À gauche   _
    				Au centre  _
    Votre mec porte-t-il 
    				À droite   _
    				À gauche   _
    				Au centre  _
    Votre tour de poitrine
    				90 C         _
    				85  D        _
    				A   10       _
    	----->    		cuirassé coulé.

    COLLIGNON - DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 6

    
    
    
    	    Le docteur Pascal Maatz habite chez lui tout clos. Grand et chauve, couronne bouclée grisonnante et fêtard, nombre de partenaires sexuels imposant, du moins pour un homme. Fut également marié, puis divorcé, à ses torts : Ludovika née Hirschheimer avait accouché la quantité, considérable en Occident, de trois enfants – ce matériau fera l'objet d'une autre narration. En ayant donc par-dessus le crâne, rendue fébrile et vindicative par tant de passades extranuptiales (rien de tout cela ne semble présenter la moindre vraisemblance : je ne vois que désert sexuel tout autour de moi...), Ludovika obtint la garde exclusive des trois garçons. Certains pensent qu'elle épousa son avocat, grand amateur d'enfants. 
    	Ils seraient tous partis dans le Cantal : au bout du monde. Le Dr Maatz connaît 
    la route ; en remontant vers le nord-est par Fumel et Rouget, on gagne vite Aurillac, voire St-Flour. Mais à quoi bon. Confiscation donc de descendants âgés aujourd'hui de 8 à 14 ans, qui oublient leur père corps et bien. Rien dont l'homme se détache aussi aisément que des liens de paternité (Pascal Maatz ne dispose pas d'une sensibilité exceptionnelle : comment supporter, sinon, d'entrer ainsi, professionnellement, et par effraction, dans le corps des gens ? - exception faite cependant de ses émotions pieuses dans son oratoire, trop chaud l'été, trop froid l'hiver, juste sous les tuiles du toit, où nul ne doit avoir accès). Il en change lui-même les fleurs. S'y livre à des ostentations secrètes de piété : acteur
    et public. Enfant déjà il installait, sous ses combles, une chapelle à Marie, nourrie
    de représentations saint-sulpiciennes : fades crucifix, chromos de madones – sur le sol
    un Antoine au discret cochon. Adulte à présent, Pascal célèbre son culte
    sur un prie-Dieu rapetassé, face à quelques objets larcinés sur les tombes (depuis,
    saisi de contrition, il demande pardon aux morts), sans oublier la grande Vierge
    tout en bleu et Thérèse Gobe-Glaires (de Lisieux). Il se recueille ainsi entre deux
    consultants, leur faisant croire à des urgences. Fâcheux pourtant qu'on le voie
    redescendre de sa soupente en remontant, à la dérobée, sa braguette. Il fréquente
    Bordeaux, 18 rue H., une habitude, selon Mauriac in Genitrix : Madeleine,
    de la génération du baby-boom (45/69) : propre, rangée, en gris, pas trop physique,
    la cinquantaine honnête avec un sac à main cabas  ; un peu popote, une fois par quinzaine, pour l'hygiène. Le docteur ne veut pas savoir qui passe avant, qui passe après - « quatre ou cinq fois
    par jour lui dit-elle, on n'est pas des vaches tout de même » . Un jeudi sur deux.
    Il pourrait aussi bien séduire n'importe quelle femme dans un délai raisonnable –
    mais pas que ça à foutre [sic]

     

     

     

     

    	
    							X
    
    	Grand B
    François dit Frank Nau, cadet et chaussurier, naquit d'un autre père.
    C'est un lunatique, à qui survint la fantaisie de transformer un jour sa maîtresse
    Annemari-e (diphtongue germanique) - en pénitente du strip-tease, sans qu'elle ait pu
    toutefois y renoncer tout à fait. François dit Frank a souvent traqué chez lui,
    ou chez l'autre, la névrose de haut vol, sans pouvoir pourtant frôler ces hauts portails
    de la folie. François dit Frank n'a pas brillé par ses études ; ce n'est pas
    qu'il se soit particulièrement vautré dans la cancrerie : simplement, rien
    de ce qu'on appelle choses de l'esprit (la médecine ?) ne l'a véritablement passionné.
    Le choix des chaussures, après tout - l'hygiène des pieds, jusqu'aux bonnes
    ou petites manières, gestes pour mettre ou ôter ses souliers, ne révèlent-ils pas
    l'homme et l'âme aussi sûrement que ses furoncles ou ses rythmes cardiaques ? François dit Frank, passé vendeur après stage à Fougères (mise en place,
    fichier clients), s'est porté acquéreur d'un atelier du Périgord. Tourne
    sur les marchés, négocie ses ventes, ce qui lui rembourse l'essence et l'usure.
    La camionnette s'ouvre à tribord par un auvent latéral, exhibant les chaussures
    en boîtes carton ou transparentes : Zaramion, Lady-Top, Princesse Alyne.
    Il faut bien vivre. Et, pour l'orgueil, affichant prix et délais, du sur mesures,
    « couture trépointe ». Lui reviennent parfois des éclairs hors-saison sur son passé,
    ou sur l'argent qu'il devrait à Pascal, s'il prenait cruauté à ce dernier
    de se faire rembourser. François dit Frank ne ressemble à son frère que par
    l'implantation de ses cheveux, dégagés à mi-crâne et blancs, depuis la trentaine. Outre les souliers haut de gamme et l'étude de la langue tchèque (hommage
    à grand-mère Agata), François dit Frank Nau s'intéresse au tarot, sans en tirer
    bénéfice, mais non sans conclure, en privé, sur certains indices : leur pléthore
    démontre nécessairement une trame explicative, ou l'autre.
    Le nébuleux devient déduction ; rien qui s'oppose plus aux logiques
    mathématico-médicales ! D'où, chez notre cartomancien, ce flou de l'âme et
    ce vice artistique : talmudiste ou catholique, marxiste ou freudien - quoi que
    vous puissiez ruminer ou concevoir, quelles que soient vos restrictions les plus
    personnelles - toujours l'un ou l'autre de ces vagues devins parviendra à ficher
    sa flèche au milieu de vos cœurs. Chaque lame reçoit de lui seul désormais sa signification, à sa guise.
    C'est pour ne pas entacher le renom de son frère, médecin généraliste !
    qu'il affiche l'identité controuvée de Frank Nau. Il n'a pu le faire inscrire à l'état civil,
    mais se désigne ainsi sur son auvent de camion : "Frank Nau, Fort-Saint-Jacques,
    Dordogne ». François dit Frank est un homme "sensuel, sans problème" - sens. ss. pb.
    Ils sont tous deux fils officiels d'un cardiologue nantais, rigoriste, qui préfère
    au bâtard son légitime. Renchérissant dans le convenu, la mère adore ce petit
    François, son "fils en coton" comme elle l'appelle. Bouclé avant même d'avoir blanchi.
    Dès la mort de ses deux parents, voici trois et quatre ans, Frank Nau manifestera de grandes dispositions hétérosexuelles, comme si en vérité la vie lui avait ôté le capuchon des yeux ; sa maîtresse actuelle est une Germanique, issue des Mertzmüller de Rauffendorf, aus einer großen Familie. Une grande blonde à tresses postiches, strip-teaseuse « en scène et à domicile », et qui n'accorde à ses peepers que la stricte abstinence. Que François dit Frank Nau, 1m 68, savetier (s'il en reste) à St-Jacques
    et Fougères soit parvenu à s'attirer les bonnes grâces d'une telle femme, une artiste !
    tient du miracle : sociétal, conjugal - lui, le raté ("...ton frère a décroché son diplôme
    de médecine !") baise l'une des plus belles Èves de France et d'Allemagne.
    La mère, sans jalousie, demeure en excellents termes avec son fils, l'admirant même
    plus que l'autre : nul ne contestera qu'il soit plus facile, à y bien regarder, d'escalader
    sept années d'études après le bac, dont deux en externat même indemnisé, que
    d'inscrire sur ses tablettes non seulement une femme, ce qui en soi constitue déjà
    un exploit, mais l'une de ces athlètes glacées qui lèvent la cuisse en cadence
    ou se déloque savamment, fût-ce de Rodez à Béziers à mille francs l'entrée
    sans le champagne. X Pascal, pour sa part, exerce en contrebas d'un de ces bleds
    que surmonte un axe départemental, en l'occurrence Salbez-Moncap-Faucon.
    Le pharmacien occupe un recoin humide place Arbrissel (1047-1117). Potard
    et toubib se renvoient leur clientèle entre catarrhes et matins de cuites : le Baron
    d'Yeul se laisse boire et le brouillard tient bien la route. Entre les deux caducées,
    le simple et le double, se dresse la Salle des Fêtes au fond d'une fausse impasse
    - jusqu'à la chicane d'un sentier mal rembourré de tuiles, qui mène sous le nez
    des vaches et plus si affinités. Moncap, sept cents habitants,  façades et pavés noirs. CHAPITRE DEUX CONFIDENCES NON DE FEMMES – PREMIER DÉVOIEMENT 9 Ne pensons pas que deux confidentes se limitent à parler de cul ; nous évoquons ici
    pourtant, loin des métropoles, une horizontale en rupture de passes et son amie
    dont nous parlions plus haut, Annelore Mertzmüller, strip-teaseuse. Le piquant
    de l'affaire est en effet que la maîtresse du chaussurier et celle du médecin
    se connaissent et se croisent depuis trop d'années : Annelore offre en scène
    son cul dans une aura de compassion bouddhique, tandis qu'Madeleine Bost,
    ex-boulangère, se vendait naguère en métropole bordelaise pour 3 francs 6 sous,
    tarif Palais-Royal. Or les deux amies parlent le moins possible de sexe.
    Leurs assises se tiennent dans un salon de thé du quartier piéton,
    à Saintes (Mediolanum Santonum). Comme elles sortent d'une vie mouvementée,
    elles comparent leurs voyages. Elles n'ignorent pas qu'elles possèdent chacune son homme,
    sans se douter d'abord que ces deux-là soient frères, de noms différents mais
    de mère unique, et lorraine. Les deux amies connaissent les itinéraires, et
    s'échangent recettes et adresses de routiers : « abondants, mais si bruyants ! »
    - puis vont chasser plus loin. X À Châteauneuf-en-Bousse , au pied de cette place forte aujourd'hui
    renfrognée dans la neige, se cache le monument négligé de Robert du Plessis-Bertrand,
    que les livres d'histoire ne mentionnent plus. Mais nos demi-frères pour leur part
    découvrent un club de chasse, où se rencontrent des paysans forcément madrés,
    aux yeux non moins finauds, tous inoffensifs et reposants tant qu'il ne s'agit pas
    d'héritages ou de bonnes mœurs (nous disons "en-Bousse", nous excusant à l'avance auprès de l'équipe municipale, qui devra bien se résoudre à ce que l'on ne parle pas uniquement de sa commune en termes de dépliants touristiques). L'amitié entre femmes, dans l'imaginaire de l'homme, n'est trop souvent qu'une possibilité d'infinies consolations après une baise trop rude ou ratée, l'homme n'offrant souvent d'autre choix que l'allégresse du soudard ou la flaccidité de l'ivrogne… Il existe à l'écart de la route un hôtel au bas du plateau, vers le sud. Là s'est
    confiné un simple client ; il a monté la butte et l'a redescendue vers le nord
    dans la neige d'un chemin creux, cherchant le monument si encensé jadis
    par son maître d'école, aujourd'hui cénotaphe si délabré, où Robert
    du Plessis-Bertrand sur son lit de mort reçut des Bavarois les clés de la ville.
    Son corps se décomposa sur les chemins, et l'on dut procéder à une totale
    éviscération puis ébullition. Mais en laissant derrière soi la Tarenne, l'homme lui a
    très précisément tourné le dos ; il remonte vers le bar-tabac, bredouille
    et réfrigéré, face au portail roman. « Quelle température fait-il ? » demande
    la patronne à la cantonade. -  Cinq sous zéro, répond-il. « Dix ! s'indigne la buraliste,
    moins dix ! - Je ne pense pas répond-il. La bonne femme prend vivement l'assistance
    à témoin pour fustiger ce plateau pourri coupé de tout on les voit défiler
    sur l'autoroute en bas, y en a pas un qui monterait s'arrêter ici - Madame, vous habitez
    un pays que vous ne méritez pas
    – mais il se tait. La tenancière prend parfois
    trois semaines pour arrondir sa bourse sur le trottoir de Limoges ou Bordeaux
    et se fait relayer par une collègue : roulement de roulures. L'inconnu repart en sortie
    de bourg, Hôtel Citarel, surchauffé ; se change, enfile son veston de curé, descend
    dîner. Deux couples en table 10 ; Pascal Maatz et son ex-boulangère en rupture de tapin,
    Madeleine Bost ; plus, sa meilleure amie, Annelore Mertzmüller, de noble famille
    schwartzwaldienne, avec François dit Frank Nau. Tous quatre mangent,
    boivent et s'agitent beaucoup ; l'ambiance vire à la baise d'après le dessert.
    Le prêtre anonyme repart dans sa chambre, guette par la porte ouverte de la salle
    de bain la bande son d'un coït acharné. Il se branle deux fois au-dessus du bidet,
    pour éviter les saloperies des chambrières, soigneusement hurlées à voix basse :
    il est dérangé çui-là tout seul la nuit et des traces dans les draps,. Les femmes, en effet,
    ne laissent aucune trace. Petit-déjeuner : « Qu'est-ce qu'il m'a mis hier soir ! (chuchoté) et toi ? - Il n'a pas pu, il était trop soûl ! Madeleine rescapée du trottoir confirme l'échec du docteur Maatz. Si petite,
    moche et terne - bouclée grisonnante - que c'est elle qui doit baiser le mieux.
    L'ouïe exacerbée du curé gris souris chope les miettes au-dessus des tasses. - Et le corbeau ? - ...un client - il part juste après. » Telle est très souvent la coutume chez
    les femmes : à tout échec au pieu, consolation lesbo. Entre femmes ça ne compte pas -
    les hommes, c'est curieux, pensent très exactement le contraire. Le prêtre
    paye ostensiblement. Tu vois bien ! murmure la Mertzmüller, à la limite de l'audible.
    Il flâne faussement dans le hall d'entrée, voit les deux amies gagner croit-il le couloir
    des chambres – pas d'issue par là – puis revient sur ses pas : moquette rouge muqueuse,
    chaque porte entrouverte émet de troublants effluves. Puis la ventilation f
    orcenée (-5°) décèle au loin les ombres ambiguës des femmes de service, faisant
    de son cheminement toute une gynécographies ; second échec : les fesses flétries
    (par trop d'hommages ou trop de négligence) l'auront éventé. Alertées par ce bon père en civil dont la fausse indifférence évite jusqu'au moindre
    frôlement de pain ou de cuillère, elles se sont entendues, au quart de cil, pour un
    refuge plus sûr. L'ecclésiastique fureteur se demande ce qu'elles ont toutes à jouir
    d'une façon si particulière. La solution serait que Mertzmüller, Annelore,
    strip-teaseuse, baise de tous ses centimètres carrés de peau, sans la moindre
    extériorisation, simulatrice à rebours (feindre de ne pas jouir), tandis que l'homme
    se contorsionne. C'est ainsi que les deux amies tenaient les deux frères dans
    l'ignorance ; eux non plus n'ont rien révélé, aussi chaque sexe s'imagine avoir dupé
    l'autre. Annelore après l'amour fait bouffer ses cheveux sur son front. Madeleine, bigote et pute, reste simplement moche ; elle baise le pendentif
    en croix qu'elle n'a pas quitté, chaste ce matin-là, en dépit des assauts médicaux
    plus qu'avinés. Annelore de son côté se livre dans sa solitude à la macération,
    mortifiant sa chair exhibée par des jeûnes, pour éviter sur scène les traces
    d'un éventuel fouet de discipline. La flagellation - expiation définitive - elle l'envisage
    contre un pilier d'église, juste la veille de sa retraite. Ce qui n'est pas demain la veille.
    Précisons si ce n'est déjà fait que le père Duguay (l'espion d'hôtel, c'était lui !
    d'où la fuite ! ah le con!) est curé de cette paroisse. Madeleine ne l'a pas reconnu.
    Annelore, bien évidemment, si. Elle ne l'a jamais décrit. Elle a rejeté tout scandale entre les petits pains et les cafés. L'impudent
    François Duguay ne sera ni petit, ni chafouin - ni énorme ni maigre, ni rien de ce que
    sont les curés dans les livres, mais parfaitement banal, si ce n'est un penchant
    vers l'espionnage masochiste, et, jadis, une propension à faire l'original
    dans les fonds de bistrots pour attirer l'attention des hommes à l'heure
    de la fermeture, puis s'éclipser sans conclure… Quant à sa bonne, la soixantaine,
    bigote en sauce, teint de pruneau, ex-jeannette et guide, elle n'a pas du tout le sexe
    fripé, comme se le figurent les mécréants, mais une vulve à peu près vierge,
    parfaitement constituée, par analogie avec le zizi qu'il nous fut donné d'apercevoir
    sous les draps d'hôpital, vivement soulevés, où gisait un curé de C., agité par
    les drogues. Moi qui vous parle, j'ai entrevu un zizi de curé, et il n'était pas pédophile,
    je le jure. DEUXIEME DÉVOIEMENT Le but du jeu est d'établir un savant basculement, de la Vie à la Mort
    (au masculin comme il se doit, der Tod), de l'ascétisme à la joie s'il se peut.
    Or passant quelque jour par l'immense cimetière de Limoges, j'y fus frappé
    par une épitaphe poignante, sur une plaque émaillée : "A MON MARI – A SON ŒUVRE" accompagnée d'un autoportrait à l'encre sous verre bombé, assez bon, sans plus ;
    d'autres portraits ornaient trois dalles voisines, comme si les amis du défunt avaient
    poussé l'abnégation jusqu'à se faire inhumer dans la même section. Mon dos fut alors
    parcouru d'un frisson. Je fus aussi frappé, à Limoges, mais plus subsidiairement,
    par la carte postale représentant "l'Hôtel de Ville" d'Alfred Leclerc,
    "construit à l'imitation de celui de Paris" ; ce qui serait risible, si je n'avais pas
    assisté à un spectacle théâtral extraordinaire, où tout s'explique : une troupe locale
    avait ressuscité le sinistre cabaret du Dernier des Hommes à St-Cyr-sur-Morin, Zone crapuleuse des années 25, dans une nostalgie pathétique. Venu à Limoges pour me changer d'air (à chacun son budget), je retrouvais
    le dépaysement, au creux même du dépaysement : ces comédiens limousins non plus
    n'aimaient ni leur ville ni leur époque. Je voyais sur la piste des Limougeauds et
    Geaudes clamant (...archifaux!) la soif inextinguible d'un Paname inexorablement
    passé et dépassé - celui de Joséphine, celui de Paul Poiret ; d'un Paris aspirateur
    de tous les arrière-grands-parents arrachés de leurs vertes prairies bien fauchées
    d'Ambazac ou de St-Yrieix .Spectacle à tordre les entrailles, grandiose, ringard,
    englué quelque part dans les marécages des second et premier degrés. Beate Hoffmann,
    bonne du curé (« pute le week-end à Bordeaux rue H. » - ce serait drôle) s'enfuira
    peut-être en compagnie de l'essuyeuse de verres au fond du café de La Teste (Gironde), formant l'un de ces si nombreux couples de femmes en cavale. Quant au docteur Maatz, client occasionnel, il deviendrait si bouffon
    dans ses oraisons, là-haut sous les combles, qu'il s'en suiciderait. Mais les poutres
    sont trop basses. Je calomnie mes personnages. X Les hommes communiqueraient par téléphone car ceci se passait en des temps
    très anciens.
    N'est-il pas préférable d'entendre une voix humaine au bout d'un fil ?
    telle est du moins l'opinion courante. Les personnages féminins se déplacent,
    personnellement, plus volontiers. Il faut de nos jours que les femmes figurent
    le mouvement, après avoir symbolisé du fond des âges l'immobilité ("L'homme
    est le voyageur, la femme est le clocher", disait à peu près le plus mauvais Musset).
    CHAPITRE QUATRE TROISIÈME DÉVOIEMENT Ben Zaf. Tête rouge, bouche toujours ouverte comme une carpe sur la berge.
    Perpétuellement vif, gros et hors d'haleine. Le docteur Maatz fait sa connaissance
    à l'occasion d'une exposition, car Fat Ben Zaf tient galerie, et le toubib veut persuader
    sa maîtresse autrefois pute, Madeleine Bost (9 rue H.) à présenter au public ses
    productions plastiques. .Naîtra entre ces deux hommes, le médecin et le gros
    tenancier, une complicité inexcusable entre deux êtres opposés, au nom de l'art.
    Maatz parle donc ainsi à son complice : "Je veux que tu trouves merveilleux,
    incomparables, les sculptures de mon "habitude" (il le tutoie d'emblée, lui explique
    brièvement ce qu'il faut entendre par "habitude") « et que tu le fasses savoir, partout
    autour de toi ». Le patron de bar-galeriste commande à travers salle un "Bourbon Quatre Roses"
    pour lui et son client. Toujours haletant, toujours soufflant : Sa Vitalité est épuisante
    Il boit peu. Offre des orangeades avec ou sans vodka. Madeleine, pute-sculptrice, assiste cette fois aux entretiens suivants. Il s'agit donc d'exposer ses sculptures : laides, pyramidales, cubiques ou sphériques plus ou moins barbouillées, emboîtées, râpées, lissées. Le gros Ben Zaf se montre enthousiaste. Une fois sifflés les orangeades et le bourbonsmall batch petit lot ») le contrat est signé. Madeleine Bost est tirée d'affaire, 2-64-03-05-61-0814. Elle sculptait déjà entre deux passes. Le petit studio près du lit à « deux places l'un dans l'autre » devenait exigu. « Moi, je sculpte » précise-t-elle. « Les autres ne sont que des installateurs ! des étalagistes . » - Madeleine, ôte ta poutre… Parfois même elle soude au fer Conrad 50W. Ben Zaf répète en boucle c'est inimitable - ça n'a rien à voir. Les critiques sont
    assassines : "L'esthétique du panier à salade" (Les Aventuriers) -
    parfois les critiques écrivent vraiment ce qu'ils pensent. « Ce qu'elle sculpte tient
    debout, n'importe où, s'adapte à tout, noir ou blanc, gris, rose. »
    François dit Frank Nau, chaussurier, encourage du fin fond de l'Ille-et-Vilaine
    la maîtresse de son frère. Le docteur Maatz : « Surtout ne pas déprimer ! »
    La médecine selon lui se tient stricto sensu entre le laisser-faire naturaliste e
    t le minimum interventionniste. Pascal, dans sa pratique et dans ses goûts,
    s'oppose à l'acharnement thérapeutique. Il serre dans son portefeuille
    un formulaire en ce sens Mourir Dignement. Don du foie, de la rate et du cœur (ce qu'il en reste dit-il). Jamais le pieux docteur Maatze n'est parvenu à faire modeler par sa maîtresse la moindre Maternité ni Pietà. Il est vrai que certains artistes ne se font aucun scrupule de dégager, dans le creux d'un bois flotté, à coups de gouge, une boule surmontée d'un crâne : "La Vierge", déclament-ils, "avecques son Enfant" (ou ce qu'on voudra). Le docteur prie toujours quant à lui devant sa Vierge bleu ciel dès qu'il en a l'occasion. « Mais pas devant des sphères » dit-il. L'amant d'Hélène - sculptrice d'occasion - joue le bon prince et paye tout. Dans ces relations improprement qualifiées de "machistes", c'est aussi bien la femme qui protège l'homme. De l'autre côté de la table à café standard grenouillent le gros Arabe et son
    bourbon : "Ben Zaf, "Fils du Vent" - « Fils de rab » rectifie le docteur –
    Kader lui jette un regard noir - « ...je prends 20% à la vente. L'exposition se fait
    dans le bar : rez-de-chaussée, mezzanine, à votre choix. Toute sorte de compartiments
    et de recoins, bien éclairés de partout, grande surfaces exposante. » Le bar occupe
    la totalité du rez-de-chaussée, mezzanine à balustres sur trois parois. Le plancher
    pose sur des entrecroisements de pilotis, face au port envasé 14h/24 –
    embarcations sur le flanc à marée basse. Sous le plafond se suspend une pinasse
    Bonnin Frères à hélice 1909 : L'Amicale, à mi-hauteur, passée au brou de noix. Juste sous la quille, un comptoir biface en longueur alla spina (long mur
    aux deux extrémités duquel viraient serré les chars de course– perchoir des parieurs
    téméraires). Et de partout, Bordeaux, Lyon, Rodez, accourent peintres et sculpteurs
    pour profiter des effluves de fraîchin et de brai de calfat. Ben Zaf s'essouffle, boit peu,
    tend sur son ventre à bout de bras des contrats que chacun signe et parafe.
    L'exposition tiennent les plus grands pans de mur auprès du bar, ou les surfaces
    lambrissées sur deux niveaux. Pas question d'accéder à la pinasse qui fracasserait
    tout sous sa chute. Ben Zaf de plus se flatte d'une excellente initiative : inviter
    un big swing band à péter les tympans, avec piano dans le fond et sexagénaires
    hilares sur la photo du site, trompette, rythmique etc ; (Ben Zaf n'y connaît rien) «
     juste pour le vernissage" - contresens aussi barbare que « Jazz en Quercy » ou de
    Haute-Provence au pied des vieux murs, dont les meilleurs tutti évoquent au mieux
    l'harmonie du verre pilé au fond d'une lessiveuse -ou si vous préférez, une soirée
    Salsa-Clé-en-Main ?
    Mais 20 % de réduction ne sont pas à négliger. Devoir se brailler
    dans la gueule pour s'entendre parler pousse à l'indulgence, et les buts du Dr Pascal,
    pour l'instant, restent encore obscurs.
    Le Père Duguay à Châteauneuf, espion auriculaire, s'est vu précisément délégué auprès d'Annelore M., strip-teaseuse au grand cœur, qui se fait troncher en chambre après avoir offert en scène son spectacle à Dieu. Le prêtre connaît aussi Fat Kader ben Zaf à la Teste, près d'Arcachon. Tout ce petit monde bouge beaucoup. Chaque demi-frère (le médecin, le chaussurier) s'est mis en tête, un moment, de corrompre, quelle qu'en soit la manière, la maîtresse de l'autre : celle du pieux Généraliste, celle du Godassier ; comment s'y prendre ? Pascal prépare toute une casuistique, afin de paralyser petit à petit la strip-teaseuse de son frère dans le filet du péché, on ne peut plus étranger à cette dame. Or ce premier projet s'avère intenable : trop de consultations, trop de contestations, de pages à composer, trop de soi-même à jeter dans une tâche frivole ou dans un trou sans fond : devenir célèbre et rester soi-même ? un tour de force ! bien sot qui place sa survie sur une si hasardeuse barcasse - écriture, lecture, qu'est-ce donc que cela ? Chacun se borne donc, en définitive, à défigurer sa propre maîtresse, et, sans le savoir, court au désastre  : en effet, une telle individualisation des tâches les perdra tous deux. Le Père Duguay, mandaté dans un premier temps par les deux frères, ne rendra donc plus ses rapports qu'au spécialiste du pied, François dit Frank Nau. Le prêtre espère à présent voir, et non plus entendre seulement, telle ou telle femme en train de baiser, au lieu de se branler lui-même misérablement à l'abri d'une cloison au-dessus du bidet (pas de tache, évacuation immédiate). ...Après son espionnage donc des corridors d'hôtel, le Père Duguay (ni grand ni petit, ni chafouin ni ventru ; c'est déjà trop qu'il soit ordonné prêtre) a regagné son église en lave, dont le porche un peu de biais fait à peu près face au bistrot-cartes-postales, de part et d'autre de foutus courants d'air. Il ne se sent chez lui que dans son église, multipliant les signes de croix, recueillant les maigres aumônes des troncs : St-Antoine, Ste-Thérèse (qui a vraiment sur sa photographie des traits de paysanne). Il ne se rappelle plus quelle autre, ou peut-être la même, fut obsédée dans son agonie par la vision d'un grand mur gris. « Le Christ est peut-être un grand mur gris". Duguay prie à genoux bras en croix, ou de tout son long sur les dalles quand le portail est clos. Toute exubérance est en effet honnie du peuple autant que du Clergé, qui s'est bien juré de mettre au pas les visionnaires et autres saltimbanques ; Duguay a tout intérêt à se méfier des vieilles salopes qui ont viré son prédécesseur, lequel avait émis des doutes, pendant son sermon, sur la virginité de Marie ; il en avait été de même COLLIGNON DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 17 CHAPITRE CINQ pour le précédent, parti visiter Nazareth avec le Denier Jubilaire, au lieu de le donner aux pauvres. Duguay passe un peu trop souvent derrière le vieil autel, celui qui ne sert plus, pestant contre les chandeliers fendus sous la crasse. Il se souvient aussi d'un soir où, de son vivant, perdu dans les Landes, il s'était réfugié en tenue laïque au fond d'un bistrot avant fermeture. Et à son insu (donnez-moi mon Dieu pleine maîtrise de mon corps) avait multiplié tics et mimiques au point d'attirer l'attention d'un client du cru. Ce dernier s'était détourné des autres, et le contemplait depuis le bar d'un air étrange. Duguay s'aperçut alors, avec un horrible malaise, qu'il avait dragué cet homme, et qu'il ne lui faudrait pas trois minutes avant que cet inconnu ne le rejoignît à sa table et ne l'invitât chez lui tous volets fermés. Duguay s'éclipsa in extremis et ne voyagea plus. Depuis, il se cloître dans son église : verrou poussé, génuflexion, traversée de la sacristie - trois marches de plus, et le voici au presbytère mitoyen. Parfois il salue l'autel en claquant des talons, bras tendu. Jamais Monseigneur n'a eu vent de lui ni de sa paroisse. Pourtant le prêtre est bien dingue. Son invention favorite était le téléphone, qui, sans posséder encore (à cette époque) la magie de l'informatique, permettait déjà de réduire les contacts au seul son de la voix : il obtenait instantanément, dans la discrétion, ce musulman du Bassin d'Arcachon qu'il avait connu jadis Dieu sait comment. Tous deux, Kader Ben Zaf, bien grossi, et lui, prêtre ordinaire, obéissent aux directives des deux frères : Pascal, médecin, et François dit Frank Nau, vendeur de chaussures. Mais ces deux-manquent d'envergure, et de résolution. Ils se contentent de prendre des nouvelles, comme un maquereau « relève le compteur », mais sans la moindre trace d'arrogance. Ben Zaf se charge donc, en définitive, de l'ancienne prostituée, Bost, et l'héberge pour rien dans sa soupente, lui faisant enchaîner stage plastique sur stage plastique : Maatz l'a persuadée, quant à elle, de se sculpter sculptrice, lui fait miroiter les prestigieux débouchés d'un café-galerie visité depuis Paris. Depuis, Madeleine ne quitte plus guère le Bassin, glaise au four après glaise au four. Cela lui convient. Son amie, la Mertzmüller, là-haut, s'effeuille encore sur les scènes de Tarbes ou Montluçon, et n'en démord pas : c'est faire œuvre pie que de montrer son cul, œuvre divine. Annelore affirme avoir préservé plus de cent trente pédophiles du passage à l'acte – à moins qu'elle ne les y ait incités, car il est formellement interdit aux effeuilleuse de se prostituer sous peine de renvoi immédiat ; elle excite, puis se dérobe. Que reste-t-il au soulagement des hommes ? pour certains pervers, la réponse va de soi. Mertzmüller Annelore apprécie pourtant l'acte de chair : à COLLIGNON DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 18 CHAPITRE CINQ chaque assaut charnel du marchand de chaussures, elle émet un grand cri, comme à l'hôtel de Châteauneuf précisément où le Père Duguay appréciait, de manu, son art du cantabilé amoroso ; les injonctions de François dit Frank à son âme pusillanime et damnée restaient confuses - à moins qu'il ne se fût agi de faire toucher du doigt l'irréparable séparation de l'âme et du corps ? ...conception qui révulsait, précisément, le père Duguay. Parfois, le prêtre se prenait à détester son Église. Et tandis que son commanditaire François dit Frank s'essoufflait à suivre l'effeuilleuse de Néris à Forges-les-Eaux, le bon père, pour sa part, demeurait sur le plateau, en retrait, jaloux de reprendre pleine autorité sur elle, et craignant les pédés de rencontre. Les deux frères pensaient asservir leurs maîtresses respectives, leur faire payer ce qu'ils n'avaient jamais vécu : être femme. Il faut en vérité que ces deux-là soient bien frappés. Qu'ils aient beaucoup de temps ou des réserves sur leur compte. Leurs activités en effet s'effilochent. La demi-fraternité n'aboutit qu'à l'éventail restreint des demi-mesures. Jamais ils n'auraient songé tous deux à se concerter, à échanger de longues stratégies. Chacun pour soi : est-ce que ce sont des manières ? Les deux maîtresses ne les voient guère que de loin en loin, uniquement pour un coup, « une passe ». Les dialogues restent brefs, si les actes sont prolongés ; la corvée n'est pas coûteuse. En vérité, chacun, ici, chacune, pense à autre chose. Il faut donc nécessairement que les acolytes, Père Duguay sur le plateau et Fat Kader sur le bassin, fassent fausse route. Sinon c'est à pleurer. Les deux supposées victimes, rappelons-le, se consultent régulièrement, non seulement à Châteauneuf-en-Bousse, comme il est normal entre belles-sœurs de la main gauche (ayant fini par l'apprendre), mais aussi, ce que les hommes ignorent, dans le fameux café vieillot, religieusement conservé, de la zone piétonnière à Saintes (Charente Maritime).

    COLLIGNON DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 19

    CHAPITRE SIX
    
    
    
    
    			« Allô ? Fat Kader ben Zaf ? tout baigne à La Teste ! » C'est le mot de passe. Kader fait fête à l'autre bout du fil à son ami Duguay, prêtre et acolyte en manipulation : oui, dit le cabaretier ; mademoiselle Bost, ex-boulangère des trottoirs, mord à l'hameçon, se pose en artiste, et commence même à sourire. Des stratagèmes sont élaborés pour écouler ses œuvres, grâce à quelques habiles galeristes et commissaires priseurs. Quant au curé, là-haut sous sa Margeride, que peut-il prétendre ? Avoir persuadé Annelore de s'enterrer quelques journées par mois à Châteauneuf-en-Bousse (1280 mètres), pris d'assaut par Robert de Montbrond (1370) – tient déjà de l'exploit.  	En vérité pourtant, les  négligences et le dilettantisme des commanditaires ont abouti à ce constat : les seconds rôles ont pris le pouvoir. 
    
    							X
    
    	Annelore Mertzmüller, comme nombre de mystiques, éprouve souvent une nécessité de discipline et de rachat : entre ses tournées, soumises aux aléas de crépusculaires imprésarios, elle se livre à des retraites, conjugales sinon monastiques, auprès de  François dit Frank Nau, marchand de chaussures, en son hôtel Citarel chambre 8 – sans toutefois dépasser le fétichisme des jarretelles, ce que la  femme (en quelque sorte) estime dégradant - so gemein !  soupire-t-elle, so erniedrigend ! Mertzmüller jouit peu. Quant aux autres décrochages, Mertzmüller les consacre à ses bronches, pour les soustraire aux tabagies passives sous les voûtes des caveaux et autres bars à musique.  « Nous irons » dit Frank « à Châteauneuf-en-Bousse, ou bien La Chaise-Dieu ». 
    	Va pour Châteauneuf. Le père Duguay se rengorge, abreuve là-haut sa victime de  casuistique, invoque les grands jésuites du XVIIIe siècle, les RR. PP. Habert et Valla. Pensée rococo dit-il. Annelore lui prête une oreille indécise ; le cadeau visuel de sa chair nudée aux messieurs (et dames) très chics et d'un certain âge lui semble encore bien plus personnel que toutes les pénitences et réconciliations. Les reproches de frivolité la laissent de glace. La translation de sa beauté (toute palpation serait du dernier déplacé) relève non seulement les virilités flapies mais aussi  à ses yeux son propre niveau de conscience, infiniment supérieur aux raisonnements vétilleux d'un jésuite. 	Cependant, Annelore étouffe. Les frères commanditaires ont laissé carte blanche à Duguay. Ils se sont fait, sur le Bassin ou sur les hauts plateaux, supplanter. Les demi-frères soudoyeurs n'ont rien pris au sérieux, ni les entraves ni leur amour. Le temps des donjons n'est plus, mais des têtes vides et des cœurs de papier. Ce que  Duguay n'a pas prévu, c'est qu'Annelore est de plus en plus attirée par Beate Hoffmann, servante et dentellière ; car l'amitié (tout sexe hors sujet) se révèle souvent plus ardente que toute autre attache de convention. Aucun rapport avec les compensations que l'on s'octroyait entre femmes, quand Pascal et Frank (calibre 420) partent en chasse. Tout reste bien compartimenté ; Annelore la strip-teaseuse consolide, au fond des campagnes, des relations plus solides qu'entre filles de salle. Elle rejoint, au second étage du presbytère, la bonne du curé, bossue d'origine allemande elle aussi, la soixantaine. Qui recoud, reprise tout, aubes, surplis réglementés par Vatican II. « Au contraire de mon métier », dit l'effeuilleuse en souriant. 
    	La sexagénaire invente et brode à satiété ses vêtements sacerdotaux, comme avant la tenue du Concile. Elle en coud même de très excentriques, inspirés du cinéma (cardinaux à roulettes ?). Il règne entre ces deux femmes, Beate und Annelore, dans cette mansarde à l'armoire profonde, d'impalpables affinités. D'emblée, elles se parlent en allemand - Annelore ne trouve à l'employer sur scène que dans ses pastiches de Marlène, longue et grave - qui ne lui conviennent pas. Quel plaisir de converser avec Beatrice, qui préserve ce Hochdeutsch suranné de Luther, prononcé en lettres gothiques... Nul ne les comprend, pas même le Père Duguay, qui se targue de germanisme, niveau guide touristique : n'a-t-il pas rédigé la notice Châteauneuf-en-Bousse und seine Umgebung (« et ses environs »), dont une touriste du Mecklembourg lui a renvoyé à sa grande honte un exemplaire abondamment rectifié, qu'il dissimule mais consulte. 
    	Les deux femmes baptisent leurs conversations d'un beau nom français : « Les Entretiens de la mansarde » ; ils portent sur la nomenclature des habits ou ornements, dans les deux langues ; sur les points et figures de broderies et brocarts. Ces envoûtantes litanies bilingues pourraient aussi bien tirer de l'ombre ces solides armures des combattants terrestres, reîtres et chevaliers d'Auvergne et de Dauphiné sur les rives du Rhône, entre St-Clair et Condrieu - de celles que portait précisément vers 1330 Robert du Plessis-Bertrand. … Après de longs silence où toutes les deux cousent (Mertzmüller lève ainsi de mémoire ses patrons de scène), les propos s'orientent inévitablement vers les grandes manœuvres des Mâles et des faux-culs (falschen Fünfziger, « faux quinquagénaires »…) : « Je vous sauverai de toutes ces manigances chère amie, croyez-moi ! » Beate (« Sœur Beate », dit le prêtre) se chipote souvent avec le Père Duguay, de ces petits accrochages entre cousin/cousine passé l'âge de se tripoter – comme s'ils l'étaient en vérité.
    	Le sujet de ces escarmouches est souvent de savoir l'usage auquel il convient d'attribuer les grosses pièces de 10F de la quête, 
    
    
    CHAPITRE SEPT
    
    
    
    Bien que la fille Bost, prostituée rangée, participe aux orgies modérées de Châteauneuf (quand le Docteur à jeun s'y rend en vacances), il lui reste son « ouverture sur le Bassin » ;  là-bas, sa principale alliée reste la propre épouse de Fat Ben Zaf. Autant ce dernier, directeur de son stage, rouge et haletant (combien de temps encore ?) répand autour de lui le vent et l'agitation, autant sa compagne se cantonne, attentionnée, à l'office du bar. Le jour du vernissage, le swing band bien tonitruant s'était montré commode pour elles deux : par-dessous le vacarme des cuivres, elles vaitn découvert un de ces tunnels de fréquences bénies des sourds et audibles d'eux seuls. 
    	Mais qu'un intrus survienne – qu'est-ce que tu peux bien entendre avec le son si bas -  et force le volume -  et tout se brouille ; le sourd ou la sourde se lève et s'en va. « BCBG » est le surnom donné par Fat Ben Zaf à sa femme. Femme aux longs cheveux blonds serrés en queue de cheval, meilleur et seul appui d'Madeleine, dont elle n'ignore pas l'ancienne vocation. 
    
    
    
    
    CHAPITRE HUIT
    
    
    
    
     De pères différents, Pascal et François dit Frank Nau, ne s'étaient véritablement connus que vers leur 22e année, s'étant bornés à quelques cartes de vœux. Leur mère s'était remariée . Elle  exalta le premier fils, celui d'un avocat, aux dépens du cadet, fils de médecin, futur marchand de chaussures : « Tu te rends compte ? pour un fils de médecin ? -  Oui maman.» Quant à l'autre géniteur, celui de Pascal Maatz, il était resté seul, ombrageux ; il avait livré son fils à de sombres études de médecine, ayant pour sa part préféré le droit. Lorsque le fils Maatz eut enquillé avec succès ses trois années de DFG, il éprouva donc le besoin de connaître son demi-frère François dit Frank, le marchand de chaussures. 
    	La première entrevue manqua de chaleur : le futur docteur Pascal, outre une sacrée bougonnerie, manifesta déjà les inquiétants symptômes d'une bigoterie de fraîche date : « Bigot, bougon - bien la peine de faire des études », lui reprocha François dit Frank. Lequel courait marchés et foires, du Maine-et-Loire au Tarn,  s'approvisionnant si nécessaire en cuir car il cordouanait lui-même à l'occasion, « pour  ne pas perdre la main » ; il possédait la faconde des vendeurs publics, ne la quittant que pour sa compagne, envers laquelle il se montrait, de façon très inattendue, plus réservé. Il arrivait même qu'il la corrigeât, devant son propre frère. Il reçut de ce dernier une lettre particulièrement mortifiante : « Tes plaisanteries » écrivait Pascal, « atteignent un niveau de platitude jamais égalé. Tu manques de la plus élémentaire ambition .» François dit Frank, malgré son nouveau prénom, restait mou. 
    	Passé six mois de bouderie,  la correspondance reprit, mollement : santé, comptes commerciaux, ou bien, côté médecin, de fastidieuses évocations de paysages. Soudain tous deux se découvrirent, au hasard de ces confidences écrites qui surviennent en pleine indifférence, pour meubler : un goût de possession, d'emprise, sur leurs maîtresses respectives, « à moins qu'elles ne les possédassent eux-mêmes » : la seule idée d'une telle inversion jetait les deux femmes dans le fou-rire. La mère des deux grands garçons s'étant ces entrefaites entichée de secondes noces  aux bras d'un amant bolivien, les demi-frères se revirent plus librement à Fougères, puis à Moncap (Lot-et-Garonne) où Pascal exerçait obscurément, puis à Châteauneuf-en-Bousse, en Lozère, où survinrent les premières copulations plus ou moins ardues, assez souvent simultanées : cela faisait longtemps que les deux maîtresses se consolaient l'une l'autre.
    	Les deux frères se découvrirent aussi, ou se forgèrent, un goût commun pour la chasse et l'ennui. Ils décidèrent, à huis clos, de briser une fois pour toutes leurs femelles, par désappointement de les faire mal jouir. « N'en disons rien », chuchotèrent-ils, « car la vie de province est dure » - les deux fils, orphelins de pères, délaissés de mère, se devaient de prendre leur revanche !  La terne pute Madeleine Bost serait promue grande artiste départementale par un Maghrébin scrupule.  Et l'autre, l'étincelante, die prinkelnde Annelore Mertzmüller, offrant sur scène un corps savamment dévoilé, apprendrait d'un curé haut-languedocien, le Père François, voyeur, l'ineptie, l'hérésie de ses  porte-jarretelles et autres ornements, et la supériorité autrement gratifiante de la prière.
    	Périlleuse double manœuvre, échanges bâton-bâton avec doubles saltos. Les filets tiendront-ils ? Entraîneurs : Fat Kader Ben Zaf, en son bar du Bassin, et sur le plateau, le père Duguay. Monique, épouse du tenancier girondin, et la bonne, Beate Hoffmann, feraient tout, chacune dans son angle, pour graisser les barres, pour que les hommes tombent. Ainsi s'expient les sexes. Du fond de son antre, Fat Kader déploie toute une panse d'enthousiasmes afin de justifier l'alliance hideuse entre swing et peinture, où les brames du cuivre assassinent sans remède toute velléité de sensation plastique. 
    	Parfois c'est un tableau, heurté du coude, qui s'effondre au sol. On époussette, on replace.  Dans l'ignorance de Wagner, Fat Kader accomplit le Spectacle Total. 
    
    						X	
    
    		Le remodelage dévolu au Père Duguay semble plus ardu : Mertzmüller dispose d'arguments liturgiques imparables : prenez et mangez-en tous, car ceci est mon corps. Un tel dévoiement ne peut s'ancrer que dans le vice ! Pascal Maatz quant à lui flagelle son esprit sous sa soupente et les yeux de sa Vierge en plâtre peint. « Je ne suis pas croyant » dit-il « j''accomplis des rites ; mes universités, mon positivisme, m'interdisent tout basculement mystique. »  Et ce qu'il mime devient ce qu'il croit. Le médecin ne veut rien prouver ; il se trouble hors de sa spécialité. Foi, doute ; médecine, échouent dans le monde réel en dépit de nombreux hybrides et de tous les cyborgs. Voilà pour le Salut. La Charité ? de nos jours, les soins gratuits, chers aux fouriéristes, ne sont plus nécessaires : la SS concrétise, cautérise toutes les légendes. 
    	Le médecin prodigue à tous sa substance charitable. Peut-être manque-t-il à Maatz d'être le docteur des pauvres. L'amour terrestre enfin, comme il le mène,  empile les imperfections. Rien ne distrait donc Sa Morosité. Ses sports favoris sont portés au pinacle, puis au pilori, jusqu'au tennis « qui détraque le poignet » (« sport » vient du français « desport », « divertissement ». Madeleine Bost, ex-tapineuse de la rue H., qu'il exile et cloître non pas en Margeride à portée de griffe du Père Duguay - quelle folie de réformer celle qu'on devrait tuer – mais dans une lourde brasserie testerine, sous un ventre opaque de Tunisien. Fat Kader lance tous  produits statuaires ou picturaux, comme si leur séjour sur ces cimaises valait accession au Grand Bazar de l'Art. Pour sa part, en son cœur, même en confidence à sa Vierge, Pascal Maatz traite Madeleine de «fade  greluche ». 
    	Expression tout droit inspirée par son frère François dit Frank.  Ce dernier lui suggère un certain mépris envers son ex-prostituée de maîtresse («mon Annelore, au moins, ne fait que montrer artistiquement son cul »). En retour,  docteur Maatz-Bigot englue son puîné de culpabilité religieuse : « N'as-tu pas honte de voir à quel point la Vierge a souffert pour toi ? » La question est de savoir si l'humain représentera la perfection divine. Pendant ce temps Madeleine la Pécheresse, après le modelage, se fait une réputation de fumeuse d'herbe frelatée. Les dealers de verre et de laque (on trouve de tout, même dans la coke…) adorent Madeleine, les  exposants font de même. Sa personne et ses œuvres jouissent d'une popularité croissante, mais priorité à la beuh.    
    	Annelore Mertzmüller, au pied de la Margeride (Truc de Fortunio, 1554m.) vit à présent à l'hôtel choisi par Maatz, qui se mêle des affaires de son frère. Elle reçoit régulièrement le bon Père chargé de lui injecter le virus du remords. C'est le docteur Pascal (et non pas Rougon) qui les domine tous, même si François dit Frank n'est pas en reste pour la contamination rampante. 
    
    CHAPITRE NEUF
    
    
    
    
    	Le Père Duguay reçoit son médecin commanditaire dans un oratoire : ce n'est en vérité qu'un vieil autel de fond de sacristie, au coffre arrière jonché de débris : sous-verre de saint Joseph, un autre de Paul Miki supplicié à Nagasaki en mille six cent vingt-deux ; les palmes plastifiées de saintes Juste et Rufine patronnes de Séville et des potiers. Ce bric-à-brac heurte le docteur Maatz, si soigneux de son sanctuaire saint-sulpicien. Il voit aussi des colonnes en bois torses pour baldaquin, et trois chaises rempaillées par Cécile, mère vénérée  de Charles P. Mais il inspire à pleins sinus la poudre de vieille encaustique. Voyant son hôte froncer les narines, Duguay se méprend, propose de passer chez lui, mais Pascal Maatz tient à rester là, parmi les prie-Dieu et les planches de confessionnal. 
    	Il confie au prêtre, qui croise les jambes (cela se tolère aujourd'hui) qu'il entretient lui-même, deux étages au-dessus du cabinet, son petit lieu de culte où il brûle, régulièrement, de petits cierges à la cire d'abeille et de l'encens vendu par boîtes de 20. Le prêtre blâme ces bigoteries. Quel est l'objet de votre visite ? - Je possède une femme… - possède, quelle drôle d'idée - que j'aimerais lancer sur le marché de l'Art. Elle expose pour l'heure au Café Ben Zaf de La Teste. Résistera-t-elle à tant de gloire ? 	
    	- Je ne retourne plus jamais dans ces régions, répond le prêtre. Je ne retourne plus nulle part. Ici je suis, ici je reste » (marre d'être pris pour un dragueur à tantes dans un arrière-bistrot) « La gloire n'a jamais effleuré même de loin la moindre expo de brasserie. Fat Ben Zaf m'informe au téléphone trois fois la semaine - Madeleine Bost ne court aucun risque. »
    	Assurément, l'exposition n'était que la première étape, unique en général ! D'un chemin de croix promotionnel. Mais il fallait un doux rêveur, une rêveuse invétérée quoique pute, pour imaginer une suite. Impitoyablement le Prêtre moucha un par un dans sa conversation tous les cierges fumeux de ce ciel des esthètes (« lamentablement substitué, entre parenthèses, au Ciel des catholiques »). Et les dévotions solitaires (« vous m'en aviez déjà parlé ») d'un médecin de bourgade sous le toit de son grenier ne présentent (« excusez ma rudesse ») aucun sens commun. - La religion en soi est une absurdité » réplique Pascal. « Pourquoi donc priez-vous » rétorque le prêtre. 
    	- Vous n'êtes pas croyant ? 
    	- Cherchant » répète Duguay. 
    	Il esquisse un ricanement, puis tombe dans un de ces accès d'hilarité qui s'empare du Dalaï Lama lorsqu'il s'exhibe à la télévision en pleine prière. Car oui, le Dalaï-Lama riait. Il avait même des crises de fou-rire. Ça foutait tout par terre. Un tel ricanement de prêtre catholique, et qui plus est directeur de conscience et convertisseur d'effeuilleuse, réfutait d'emblée toute accession au transcendant, au-delà même de tout amour ou de pardon. 
    
    	Banal, non ? Ainsi ou à peu près s'exrime Pascal (le Grand, le Blaise) dans ses Pensées. Pour ce qui est du Père Duguay, « second couteau monté en graine » (pour emprunter au Savetier François sa métaphore), la voie pavée de mystique d'un certain Abbé Darboy d'après saint Denys, ou, plus tard, les tourments d'un Ernest Hello, ne lui avaient laissé qu'un vague scepticisme dépourvu de certitudes, car le scepticisme a ses certitudes. La nature ingrate du père Duguay s'était donc prise au double nœud coulant des deux escaliers de l'Esprit : folie spéculative d'une part, folie des visions de l'autre. Effrayé de sa propre tête, tout homme et tout prêtre dit-on soupçonnent toujours tôt ou tard qu'ils ne seront plus que des os. 
    	...La médecine, voilà du concret ! - le docteur objectait pourtant qu'il ne croyait pas à la médecine (le Roi te touche, Dieu te guérit!) - C'est ta première confession » ironise le prêtre ; tu n'accordes donc tes soins que dans le doute. - Médecins du corps, médecins de l'âme, même échec. » Duguay reconnut alors, tout à fait hors de propos, que Fatima (1917) et Medjougorjé (1981) n'étaient que des impostures. Comme tous deux mènent le chemin des bâtons rompus, le docteur en médecine s'avise qu'il pourrait aussi bien s'enquérir, après tout, des progrès de son frère en déstabilisation de maîtresse : « Et que dit-elle ? 
    	- La Mertzmüller ? elle se tait - c'est beaucoup. 
    	- Veux-tu que François dit Frank te trouve une autre mission ? Celle de la séduire ? 
    	- Je ne touche plus aux femmes depuis des années. 
    	- ...qu'il te laisse carte blanche ? 
    	- En quelque sorte, fit l'ecclésiastique. 
    François dit Frank le faisait déjà. Il manquait d'envergure pour forger les femmes, sur l'enclume de sa domination. On dit aussi con comme un enclume. Et lorsque deux entités essentielles entrecroisent leurs desseins, ils ne trouvent à parler que de Dieu et de leurs indifférences. Qu'importe la liberté des femmes et l'accomplissement des projets quels qu'ils soient, dominateurs ou esthétiques.Le docteur Maatz se rabat sur sa propre monture de jouissance : 
    	- As-tu vu les productions de la Bost ? Je t'en ai envoyé par la poste. En veux-tu de meilleures ?
    	- Cela ne se peut. Je connais les platitudes de ta bien-aimée ; elle ne peut pas s'améliorer. 
    	- Tu es bien catégorique. Tu ne crois pas aux forces de mon amour ? Aux résolutions que j'ai prises, aux grandes choses que j'ai prévues pour elle ? 
    	Le prêtre regarde le médecin sous le nez avant d'éclater de rire. 
    	Pascal Maatz cède à la tentation : il prétend que Duguay est fatigué, qu'il vit dans un trou de Lozère, qu'il manque de femmes ; il ne lui faudrait qu'un bon voyage. Comment peux-tu juger de tout cela ? Duguay se vexe et repense à la tapette landaise. En réalité, Pascal Maatz vient de toucher du doigt l'inanité de sa démarche. On ne se charge plus d'une femme pour la métamorphoser. Pygmalion est bien mort. 	- Plus jamais de voyage ! s'écrie le prêtre d'une voix étranglée. Un véritable cri de terreur. Plus jamais ! » Le poursuit aussi jusqu'à l'obsession le traumatisme sensuel de ces gémissements à travers une cloison de la salle d'eau – je verrai Frank Nau mon frère dès lundi déclare le médecin en glissant 2000F de récompense au prêtre à même la main – nous ne serons que lui et moi – mais on ne retient pas des femmes évadées.
    
    							X
    
     Chacune prend le large et rejoint l'ancien lieu de rencontre, le vieux salon Saintais, où l'on sert du thé fort, vert pâle, avec des pétales séchés. L'ancienne prostituée parle d'abord ; passées les premières semaines et la chute des feuilles, elle sait pertinemment que l'exposition permanente de Fat Ben Zaf rassemble et dispersera sans connaissance ni discernement les productions plastiques de tous les médiocres du Bassin. Question culinaire, Fat Ben Zaf servait d'abord des chorizos qui râpaient bien la gueule, avec des platées de fruits de mer. Progressivement les parts se sont réduites, à mesure qu'augmentait sur les murs la proportion de croûtes. Pour finir on voyait tous les cadres à touche-touche, comme au Château de  Chantilly, génie en moins : tauromachies dacquoises et abondance de pinasses arcachonnaises. « Les tableaux se tuent, tous, mutuellement !
     ...Kader a fait venir au vernissage une formation de  swing (saxos, basse, drums) aussi déplacé qu'un tablier de forgeron sur un kangourou. Je joue fort,  je joue fort bien : pas terrible.
    	-  Pourtant, Charlie Parker ? dit Mertzmüller.
    	- Connais pas. Mais on pouvait à peine causer. Chaque génie pictural, avec sa sainte smalah en train de bouffer. Très bruyant. Quinquagénaires et plus, tous fauchés, mal fringués » - l'âge où le velouté de la peau devient pathétique ; il faut se rappeler ce qu'était chacun d'eux, homme et femme, un par un, pour les estimer séduisants.  Seuls les conjoints de longue date parviennent à ce degré d'abnégation – comment s'appelle ce génie qui peignit sur un seul portrait l'homme à tous ses âges à la fois ? Baldung Grien ; et celle qui se déshabille demande à son amie si [elle] sculpte toujours, « à cinq mètres 20 sans filet » répond l'autre, la Stripperin enchaîne sur son catéchisme personnel, Madeleine Bost renvoie la balle : « Tu montres tes fesses et tu vois Dieu ? - Je le fais voir. Mon cul est un reflet de la divinité » ce qui se dit Mein Arsch ist ein Spiegelbild der Göttlichkeit. Elles éclatent de rire, un serveur saintongeais traverse à grands pas l'embrasure du fond.  « S'il était spectateur » dit le Mertzmüller, il entrerait au bras de son épouse, qui ferait bien semblant de s'emmerder mais qui n'en perdrait pas une miette, jouissant méchamment du moindre défaut de galbe ou de cambrure. Les messieurs boivent et s'encouragent entre les tables. Bientôt les bonnes femmes sont aussi hourdées que leurs mecs. 
    -  On aime ou on n'aime pas ». 
    	Un silence. 
     - Dieu se fait attendre. » dit la strip-teaseuse.  
     - Descends de ta Margeride. Ton curé en rupture d'inquisition t'excite contre ta propre chair. Il se branle pendant tes confessions. »
    	Annelore Mertzmüller se récrie. Elle ne confesse rien. Du tout. On ne dit plus « confession » mais « réconciliation ». Duguay ne l'entretient que de l'âme et de ses dévoiements. Il ferme les yeux sur sa domestique, dernière tuyauteuse du Bousse : godronnage de jabots, coiffes, et collerettes. Sa langue maternelle est l'allemand. C'est très important pour moi, ne sois pas jalouse. Si tu l'apprenais aussi, nous pourrions converser. » Madeleine parle peu de sa complicité avec la femme du bistrotier. Les deux femmes de Saintes, prisonnières de leurs culs de femmes, répugnent à sortir, l'une devant l'autre, de leurs ornières : leurs deux alliées les sortent d'un rôle appris, d'un répertoire incrusté, d'une composition toute victime… 
    
    						X
    
     Francis Duguay, prêtre, ne pense pas que le sexe de l'homme puisse entraîner de bien gros  péchés. La strip-teaseuse  :
     	« Les hommes ne nous sauvent pas de l'ennui. Ils peuvent aussi nous nuire. Mais il n''existe pas que des  rougeauds turgides, qui desserrent leurs cravates en sifflant comme des sphincters ». 	L'ancienne pute :   
    	- Jamais le Docteur Pascal ne m'a parlé des hommes en ces termes. Je ne couche avec personne d'autre que lui, et cela ne me prive pas. Tu trouves mon ancien métier bien excitant, parce que tu sors d'une grande famille…
    	- Mertzmüller von Kohn, complète Annelore, rien à voir avec les von Lark. Mais rien de plus borné que de montrer ses nibards à un premier rang de vieux lards qui bavent dans leurs coupes. 
    	- Je croyais que tu ne les voyais pas ? 
    	- Le premier rang, si. Heureusement, je me concentre sur le numéro – heureusement, je prie après la soirée. 
    	- Tu t'astiques  le cerveau… 
    	- Le numéro, c'est mon offrande. Pas aux vieux cons , mais à l'esprit, dont ils sont inconscients. Et puis ni cake ni sorbet ; ici je ne bois que du thé. Le métier tue tout ce qui se présente – tous les métiers - même le plus beau – même le mien. » 
    Madeleine Bost revient sur sa vie ; petite, rue H., elle examine les passants du haut de sa lucarne, «  mon hublot » dit-elle. « Ma mansarde donne sur tous les monstres, poissons et poissonnes, Je laisse pendre un crochet au bout d'un fil ». Parfois un passant tire d'un coup sec cet hameçon qui pendouille sous son nez. » La fillette et l'adulte rient à chaque bout du fil. Madeleine, « araignée de mer », relance sa ligne. Plus tard, en classe de seconde, une petite professoresse toute sèche, répétait à ses disciples : «Rappelez-vous que vos seules perspectives d'avenir seront les souvenirs de vos rêves de jeunesse ». 
    	- Tu ne veux donc plus devenir  une grande artiste ?  demande l'Allemande. 	
    	- Je n'en ai plus la force. Je ne l'ai jamais eue. Le Docteur joue avec moi ; j'ai lu tout son jeu. Il me parachute chez ces ringards tartouilleux : pinasses du Bassin, vue sur le Pyla et moirures de jusant. Moi je tripote la glaise, ils me regardent en coin, je place mes petits nus bien encaustiqués sur l'étagère, on me dit que ça sent bon et tout s'arrête là. François dit Frank Nau un jour s'est déplacé pour lui tirer le Grand Jeu : calme plat. Il n'avait jamais vu ça. C'est un taré avec son tarot.  L'avenir, c'est à moi  toute seule. Qu'est-ce qu'il a bien pu te prédire à toi ? » Frank Nau, chaussurier, n'a jamais jugé bon, ni faste, ni utile, de dévoiler à sa propre maîtresse, coincée dans le Chapeauroux, la moindre parcelle d'avenir. 
    	- Et c'est avec ça que tu couches ? Il te dit que ce destin n'est pas pour toi – reste comme tu es, brillante, éclatante, pour toujours ?  Verarschung !  
    	- Wie Bitte ? 
    	- Foutâche de gueule. Tu sais l'allemand à présent ? 
    	- Frank Nau ne veut pas t'encrasser dans toutes ses magouilles, c'est ça ? - preuve de son amour, évidemment ? »
      Elles se prennent la main par-dessus la table. Dans les orgelets des vieux buveurs, dans leurs cornées nostalgiques, la fugitive du Gévaudan décrypte à livre ouvert les Inepties des Insalubres. Annelore dégage sa main - son amie s'apitoie sur ces vieux couples de tous sexes, sur le tireur de cartes aussi - c'en est trop, car depuis trop longtemps la comédienne  tamise ses émotions, tamise, sans plus savoir où elle en est : 
    	« Le Père Duguay a ses raisons ; il me tire les vers du nez, je me console  en allemand avec la bonne dentellière, Beate, mais nous ne parlons que ruches et bouillonnés, Fältchen und  Bouillonen. Détours opaques pour la confidence. Langue isolée : «À toi seule je peux me confier – comment veux-tu que je parle à un homme ? pourquoi m'est-il interdit de me dénuder, splitternackt, sur une table bien payée de salon bourgeois, du Puy à Marvejols, sans me retrouver à dos avec flics et bigots ? »  De son côté, c'est Madeleine la repentie du macadam qui se dit certaine que leurs hommes de manipulations, Pascal et François dit Frank, éprouvent les mêmes abandons, les mêmes inconsistances. Leurs vies restent fixes et clouées, le premierun réduisant les anthrax, l'autre débitant et créditant bottines et baskets ?
    CHAPITRE DIX
    
    
    
    
    		Duguay s'entretient avec François dit Frank. Ce dernier vient seul s'enquérir de sa strip-teaseuse  - si elle  progresse en chasteté ? La bonne assiste à l'entretien mais soupire en français ; le père Duguay n'est pas fixé : les belles théories d'Annelore,  qui s'exhibe aux foules en sauvant les âmes, ne sont pas une hérésie – tout juste une ineptie. Cette oisonne qui de loin en loin désormais se déplume sous les projecteurs locaux n'attend qu'une volée de plomb dans sa cervelle-   pour peu que François dit Frank se mette à l'aimer, par hasard. S'il ne tenait qu'à moi, vous l'épouseriez. Le godassier se rebiffe : Je ne mets pas de plomb dans mes semelles.- Ne le prenez pas si à cœur s'écrie le prêtre. 
    	En effet dit-il: « Un moine que je connais se place tout nu devant sa glace, énumère chaque partie de son corps jusqu'au dernier orteil, et « rend grâce à Dieu», à chaque étape, et pour le tout. Il estime dit le prêtre que c'est la plus belle et la plus complète des prières. 
    	- Que faisait un miroir en pied dans une cellule…. ? répond le marchant. 
    	Le Père Duguay reconnaît qu'il est en effet difficile de concevoir son corps comme une grâce. Beate baisse les yeux sur son carreau de dentellière. 
    
    						X
    
    	Aucune des deux ne se sent prisonnière ; leur surveillance tient compte largement de leurs convenances personnelles. Elles parcourent en voiture d'immenses et tortueuses distances pour se rejoindre. Ni l'une ni l'autre ne saurait justifier le choix de Saintes, en dépit de ses Dames et de Germanicus – monuments classés - peu  soucieuses en vérité de Romains ou d'Échevinage. On les voit se rejoindre au Grand Veneur des années trente, avec baies vitrées à moulures en stuc. Châteauneuf et ses laves décroissent à l'infini sur les plateaux venteux. « Jamais un homme n'osera nous espionner ici ». 
    	Au Grand Veneur les langues ne tournent qu'entre les dents. « Jamais tu n'es venue » dit Madeleine « à La Teste » prononcé « tête »pour voir ce que j'expose ; cela te changerait de tes loges viciées... 
    	- Je ne montre presque plus. Mais je répète, je répète... » (Annelore de Margeride ne voit plus ni cul ni coulisses : rien de tel encore, pour les geôles, qu'un ecclésiastique)
    -  Montre-moi de tes sanguines, puisque tu en portes un plein carton. 
    	- ...une pochette ! regarde mes portraits » - ils t'apprendront pourquoi je ne crois pas à mon génie . 
    - Tu veux rire ? … Le gros là, c'est Fat Kader ? 
    - Oui. 
    - ...pourtant je ne l'ai jamais vu !  ...Tu ne te prends donc pas au sérieux ? 
    - Pas plus que toi. Regarde ma série de spectateurs. Tu me les as tellement décrits : graisseux, couperosés… 
    - ...sans en avoir vu non plus. 
     - Ils ne me quitteront jamais. Moi aussi j''en ai vu dans mon ancien boulot »
    Elles se passent les esquisses, dans de grands froissements de raisins et de cavaliers. Bon coup de crayon, sûr et net, sans vocation pourtant à bouleverser l'art du dessin. « Je ne pourrais pas faire mieux, Annelore » Un temps. 
    ,  Tu atteins tes limites ? 
    - ...L'écart est trop grand. » - plus bas : j'ai vu là-bas un véritable bordel…
    -  ...dans ton ancienne « affectation » ? 
    -  Plaît-il ? 
    - Rien. 
    -   ...Je ne serai plus jamais pute, Annelore…
    La conversation marque une pause, entre les baies et les miroirs chromés ; l'artiste reprend doucement, évoque une tapisserie humaine de tout ce qui se peut trouver de rapins de seconde zone, épaves de Bassin, d'exploitants barbus bas du cul et autres larves : tous dépassés – comme moi : mes
    modelages ont cent ans, la vie n'est plus là, mes privations me rendent dingues…
    - Tes privations ?…
    - Tu sais bien… »  
    L'Ange Bleu germanique du Bas Rouergue décèle chez les sanguines une certaine présence, künstlerisches Niveau. « Je te les montre à toi ; mon Pascal n'y fait pas attention. Mon histoire n'intéresse plus le Docteur Maatz, avec deux a. .	
    	- « Il n'y a pas de sot métier ». 
    	-  Tu ne me dis que des conneries. 
    	- A qui vas-tu faire croire que tu sors d'une pâtisserie, quand tu arrondis tes fins de trimestre en tapinant rue H. ? 
    	- Et- toi, Fräulein Mertzmüller, tu es vraiment bavaroise, depuis que tu montres ton cul sur scène au fin fond du Gard et de l'Hérault ? ...tu parles français comme une vraie Chinonaise ! » - plus bas encore : tout se sait, tout circule.
    Le silence revient sous les lourdes embrasses à tentures. Le salon désert dort. De nouveau le murmure de l'artiste : sur les logorrhées de Fat Ben Zaf, son fausset perpétuel– c'est pourtant bien lui qui m'expose -  après tout, la cuisine est bonne : paellas sur fond de tonneaux, couscous roulé aux doigts, toute la sauce réchauffée des vanités – Ben Zaf  se dandinant d'un groupe à l'autre comme un chien sur ses pattes arrière – on lui jette des bouts de chorizo qu'il bouffe au vol - 
    -...Ambiance Beaux-Arts ? 
    -  Tu connais ? 
    - Entendu parler.
    -  Attends, je ne l'aime pas, le Ben Zaf ; il pue par tous les pores. Empile n'importe quoi, chefs-d'œuvres, saloperies. Ça l'étouffe. Il écrit des powêêêmes, avec une rose sur la couverture. Il m'a demandé le prix d'un dessin pour l'illustration. Je lui ai demandé, exprès, un prix exorbitant.
    	- Tu lui as fait peur ?
    	- Il n'y connaît rien. »
    Madeleine Bost papote. Tous tolèrent Kader. Troc des vanités, la mienne pour la tienne.Son numéro de gros, leur numéro d'artistes. Et personne ne se ruine. Ailleurs on ne vendrait rien non plus. Madeleine, qui se promène librement, découvre chez Dragade, au Moulleau, une magnifique tortue sur panneau de bois, « six pattes, très vernie, avec écailles coruscantes…
    	- Was ? 
    	 - ...Coruscantes - étincelantes - la concurrente m'a proposé un petit échelonnement, je repars avec la bête, 48 mois tarif raisonnable, pas plus qu'une voiture – juste une simulation chère Madame – mais le temps de faire des passes ? y en a plus...
    - Tu t'y remettras ? .je veux dire - au dessin ? 
    - Non. »
    L'après-midi descend sur les satins de Saintes. Les deux amies reprennent leurs palpations, deux ans déjà (la vie vous prend, la vie vous lâche) si peu pour bien se retrouver - savoir si elles furent, pour de vrai, pute, effeuilleuse, ou pâtissière… ce que vient faire ici l'idiome germanique… 	Dans une autre galerie arcachonnaise, Madeleine rencontre un sculpteur autrichien prétentieux : ein Angeber. 
      - Comment ? 
    -   ...quelqu'un qui « voudrait bien », ein Möchtegern – c'est bien le mot que tu m'as appris ? Je lui dis en français  j'adore votre aviateur en cuivre sur la place il fait tout ce qu'il peut pour ne pas paraître flatté…
    	- ...reparle moi de Ben Zaf… 
    	- ...il rabâche des trucs sans queue ni tête – le jazz, le swing (Bennie Goodman, Hines, Art Tatum)…
    	- ...tu retiens bien…
    	- ...mais c'est que je déteste ça ! les musiciens couvrent les voix, couvrent l'œil - personne ne voit plus les tableaux, mêmes aux chiottes du sous-sol – boum boum boum – les basses qui vibrent dans les cuvettes – figure-toi qu'en fouillant à côté de la chasse j'ai déniché des vieux catalogues de peintres et de sculpteurs : Poitou, Roussillon, de partout, dans les crottes de rats – qui suis-je… » Les satins bouffent les fins de phrases, Fat Ben Zaf gros et gras fascine les consommatrices, se superpose aux deux bourreaux absents, lointains, abstraits, sans ambitions ni vrais pouvoirs, hantés de mornes fantaisies - barreaux invisibles - bourreaux, bureaux, barreaux ? ...Madeleine et l'épouse invisible du gros s'accrochent là-bas, au sud-ouest, à leurs vies huileuses. Kader Ben Zaf poursuit ses discours fous. 
    	À Lisbonne il ne parlait pas, ne s'exprimait pas. Tout le monde aurait su qu'il était arabe. Là-bas il avait joui des chuintantes portugaises, observé l'universalité de l'espagnol, lingua franca indiscutée par l'absence bénie des Deux Plaies, l'anglaise et l'allemande. ...L'italien royal, partout sonore, impérieux, fanfaresque – mais pas un mot d'arabe, disait Kader, pas un mot dans toutes les rues. Et ce qui l'avait là-bas frappé le plus, c'était cette distinction flûtée du français, filet d'aristo capable de muer les pires ordures en précieux murmures – quintessence infiniment fragile et cristalline « fin de race », en voie d'extrême extinction. Kader avait aussi sa propre théorie de la danse : « Sylvie trahit la femme » disait-il « et l'homme et toute espèce de sexe par ses angles maigres et ses contorsions de désossée. Il n'y a plus d'arrondi, ni fesses ni muscles - juste un faisceau de fibres humaines. » À son tour la modeleuse d'argile évoquait la fluide et filiforme Caroline à l'Hôtel des Gares sur ce minuscule écran aux couleurs  baveuses : c'était  à Aurillac, en errance ; elle avait joui de Carolyn Carlson en intimité -  j'ai dansé dit-elle comme une folle, face à elle, en pas-de-deux total, comme deux femmes nues jusqu'aux pieds jusqu’à deux heures - comment dites-vous «  pas-de-deux » en allemand ? 
    	- Pas-de-deux. Le monde entier danse en français. Je danse aussi sur scène où la moindre hésitation, le moindre contretemps détruit tout le numéro. Il ne suffit pas de se déloquer. Nous pourrions nous associer, sans la moindre ombre masculine - leurs liens, à ces deux-là, sont de pure imaginations » Le soir est tombé sur Saintes. Les prisonnières sont assises tandis que la lumière monte peu à peu dans les angles du vieux salon de thé. L'intensité de la vie est bien la plus rongeuse angoisse. Elles poussent jusqu'à Bordeaux pour ne pas manquer Béjart.  Elles pleurent devant l'éclatante jeunesse  des  Danses grecques interprétées sans le moindre bouzouki. Sur la scène un  magnétisme tel que je me suis mise à pleurer, le souffle court; de joie et d'indignité, de  bonheur trop intense et nul ne sait qui pleure ou tient la main de l'autre et la salle entière éclata en acclamations ATHANATI criaient-ils ATHANATI  soyez-tous immortels oli athanati ! - maudits soient les plus mauvais spectacles murmuraient-elles, qui vous laissent avec la boule au ventre sans doigts ni phalanges  sur le trottoir de vos cœurs.
    CHAPITRE ONZE
    
    
    
    
    	Dans le sous-sol de l'hôtel à Bousse où la Déshabillée descend de sa chambre 8  s'enfonce un dancing au plafond bas et rouge où l'on se rend de très loin, sur ces plateaux de lave fractionnés. Le gérant saisonnier  s'appelle Pinky comme dans Brighton Rock (« Rocher de Brighton ») et porte des collants roses ; les spots lui taillent un profil de jouvence ; Annelore le rejoint d'un saut sur l'estrade et pose la tête sur son  épaule, tandis que jerkent plus bas dans l'éclat  d'autres possédés aveuglés  & stroboscopiques. « je promets dit Pinky d'assister aux Mystères de Grèce dont vous m'avez parlé » peut-être a-t-il mal compris. Pinky boit sans interruption sur mon plateau dit-il 10k de satanisme et 10 t de carton-pâte : . « Je possède une panoplie de spots mais rien  qui convienne à ton style » (c'est un  explorateur d'églises et de cimetières où les gardiens l'enferment de nuit sans savoir, il participe aussi aux baptêmes et  mises en terre, se farde de bistre et d'ocre, récite en scène ses fables de tombes et de pioches pliées sous les imper lorsque le sol est meuble) - Pinky, allez-vous m'autoriser un jour à me montrer dans votre cave ? Pinky se signe - « À l'envers ! » s'écrie-t-elle, À l'envers ! » L'homme en collants roses et très bavard prononce Kabbale avec 2 b, commente les Séphirot ou les noms magiques de Dieu, lit et relit Se sentir vivre. Pinky souffre aussi d'un mal de poitrine dont nous guérissons désormais, entretenant une petite toux sèche, et cite des passages du Saint Antoine de Flaubert.  Pinky, minaude l'Allemande, pourquoi ne récitez-vous pas plutôt cela en lever de rideau ? 
    
    CHAPITRE DOUZE
    
    
    
    
    	Madeleine Bost, rapatriée de la Côte d'Argent,  s'est remise à prier en compagnie de son amant  longtemps délaissé, sous les combles à Moncap (Lot-et-Garonne). La Vierge en plâtre ne l'inspire pas : Pascal Maatz prie comme on éjacule, et le moyen de se confier à cette madone de gypse comme un perroquet de vitrine – c'est tout un. Pascal ne la quitte plus d'une semelle et la tient sous sa main. Qu'importe si  frère François dit Frank, de son côté, séquestre ou non sa conquête. Les eaux baissent pour tous, Saintes même revient cher ; les voix racornies par le fil passent mal,  « ça ne va pas » répète  Annelore es paßt nicht  comme on dit d'un vêtement qu'il vous serre. La mésentente de la forme déteint sur le fond, - un généraliste suffira, dit Pascal. 
    
    						X
    
    	La praticienne tient consultation à  Canques, capitale des noisettes. Elle donne des conseils absurdes : reprenez la prostitution - rien ne vaut l'autonomie financière - doublez vos tarifs – votre corps vaut le maximum. - Madame » (et non « docteur ») « les tarifs ne dépendent pas de moi. » Dès la seconde consultation, la doctoresse la supplie à deux genoux en essayant de lui descendre son shorty – Madeleine s'enfuit. La Canquaise la bombarde de courriers de rappel pour le paiement des honoraires je m'en occupe  dit Pascal. Annelore restant pour sa part coincée en Margeride par un vicieux tour de vis de chiourme. Madeleine se tourne vers François dit Frank Nau  qui descend de son plateau  n'est-il pas naturel dit cet homme que deux frères se visitent régulièrement ? Ces deux-là ne se connaissaient guère, autrement que par ouï-dire. 
    	La rencontre fut mémorable, Frank Nau-le-Mal-Chaussé n'eut rien de plus pressé que d'étaler son Grand Jeu de tarot tout au fond d'un vieux café reproduisant à s'y méprendre, à Villeneuve, l'établissement désuet de Charente-Maritime ; mais peut-être n'était-ce aussi qu'une illusion. Le Grand Jeu commencé dans la solennité se poursuivit par les prédictions les plus absurdes et les plus intolérables concernant la propre maîtresse de son propre frère. Aux remontrances de cette dernière, François dit Frank n'opposa que des haussements de sourcils qui se voulaient significatifs, poursuivant ses élucubrations. 
    	Et bien qu'il eût payé leurs deux consommations, Annelore Mertzmüller ne souhaita pas le revoir dans l'immédiat. Le nombre de nabots se multipliait autour d'elle, si même il ne finirait point par la contaminer.  Il se peut que j'expie mes fautes, pensa-t-elle, car la langue pieuse en elle se faufilait (sauce aux cèpes) de hareng. 
    
    
    						X
    
    	Loin de s'être amendée ou repentie, Madeleine Bost retrouvait ses anciennes pratiques professionnelles. Sa chambre d'exercice à Bordeaux (que le docteur nommait cabinet de consultations) n'était qu'un réduit très propre mais qu'il fallait aérer après chaque utilisation, ce qui amoindrit l'âme. Madeleine voulait fuir. Bien plus loin que Saintes ou la Lozère. Peut-être la Roumanie. Ou bien l'Italie ; elle avait vu là-bas, dans des lointains de vitrines et des renfoncements de son passé, de ces Christs charbonnés au 6B jouissant de façon outrageusement obscène, jusqu'à cligner de l'œil entre ses bras tendus aux badauds du trottoir, Puis au mépris de toutes les attentes, Madeleine disparut pour de bon. Son amant François dit Frank Nau ne s'émut pas outre mesure : « Elle reviendra ». Vers Cuenca en Espagne, la Bost, rebaptisée Viudita ou « Petite Veuve », gagna beaucoup d'argent.
    
    					X
    
    	Mertzmûller Annelore, strip-teaseuse, rejoignit Madeleine, plus tard, dans une cité de la vallée du Pô. Elle s'appelait cette fois, en italien, Vedovella. Elles s'étreignirent avec transport. Aucun mâle fantôme ne les possédait plus, ne cherchait plus à les forger sur leur enclume en bite molle. L'une d'elles fit des passes, au niveau inférieur. L'autre se déshabilla sur scène, au niveau supérieur. Elles se déplacèrent ensemble vers les villes de l'Adriatique, lesquelles regorgent de lieux de loisirs et de casinos (Rimini, Riccione). Il existe là cent kilomètres et plus de plages ininterrompues, ce ne sont que chaises longues et cabines, tous pavillons frémissants aux souffles froids d'hiver ou tièdes ou chauds. Souvent la strip-teaseuse pleurait à l'issue de ses spectacles sans éclat : « Je n'ai plus envie de faire l'amour » - et l'autre prisonnière en fuite lui serrait la main sur le lit de tout son cœur : quand ça me prend, je me soulage au plus vite, et toutes deux échangeaient des sourires et des phrases crues, comme souvent tous ceux qui se flattent d'aimer le monde entier. 
    	C'était tantôt dans un hôtel et tantôt dans l'autre, d'Ancône à Pescara, de Fano à Rimini. Mertzmüller avait reçu du Bon Père Duguay deux petits livres poste restante, dont elle lisait le soir une page de droite en français, puis celle de gauche en latin ; c'étaient Horace et Cicéron, qu'elle estimait peu tous deux,  trop mous, trop bavards. Passant d'une langue à l'autre, elle avait cependant éclairci progressivement les correspondances de mots et d'expressions. Elle avait découvert  d'autres auteurs, plus tardifs, plus faisandés – plus ecclésiastiques. « N'est-ce pas tout de même une curieuse créature, disait le docteur à son frère utérin, que cette strip-teaseuse de province en fuite se soit entichée des auteurs de la basse Latinité ? Bon gardien vraiment que ton curé qui lui parlait de littérature !  - Ce curé est de ton choix, Monsieur mon Docteur. De toi aussi l'idée d'échanger nos fantasmes. Elle aime tout ce qui est nomenclature, étiquetage : son effeuillage, pièce à pièce, est une véritable liturgie. Sais-tu que la moindre hésitation d'un demi-quart de seconde coule sans retour l'envoûtement et le désir du spectateur de base ? …que je suis heureux de sa fuite ! (le chaussurier baissa la voix) : elle collectionnait en français, en allemand, les termes les plus surannés de tous les habits de curé : aube, amict, chasuble – Meßhemd, Achseltuch, Kasel – première à l'examen de Communion Solennelle ! »
    	Délivré de sa chimère, l'être humain meurt. Annelore Mertzmüller ne s'épanouit finalement qu'à la perspective d'un numéro double, entièrement nouveau : dévêtissement  simultané d'une vieille et d'un curé.  L'eau des femmes était passée entre leurs doigts, et maintenant les deux frères émerveillés, désappointé de leur mésaventure, scrutaient sur leurs mains humides les traces et minces gouttes qu'elles avaient laissées dans leur escapade. 
    CHAPITRE TREIZE
    
    
    	
    	François dit Frank Nau, vaisseau minuscule en forme de mocassin, bascula le premier. La vie, dépourvue de la femme qu'il admirait, sans avoir su la plier à sa (sourde) domination, la vie lui pesait. Il revient à Châteauneuf-en-Bousse pour picoler avec le prêtre à la santé du conquérant breton, Bertrand Du Guesclin. Le chaussurier repart vers l'ouest sur les routes, lesté d'une grande provision de vins et  liqueurs. Il boit au volant, à même la bouteille. Partout où il passe il offre à boire, et chacun, en ce temps-là, le replace sur son siège : « Maintenant qu'il est assis, il ne tombera plus ». Chacun vante, bourg après bourg, sa gaieté constante, ses plaisanteries de commis voyageur à son propre compte. 
    	Il tombe un jour, bien loin de Fougères, plus gris que de coutume, place Mangold à Vergt. Capitale de la fraise et du sirop d'érable. François dit Frank assène aux habitants c'est un choc irréparable : ils aiment le bon vin, du Monba aux Côtes de Vaures, mais sans s'abaisser à s'enivrer en public Les vendeurs de sa boutique font de leur mieux, forcent le train, détournent finement les grosses blagues de poivrots. Il s'installe au-dessus, pour cuver. Il prolonge l'étape à l'appartement du dessus, se montre le moins possible. Un jour il ramène chez lui, en plein centre bourg, une maîtresse, lorsqu'on le croit en prospection vers Saintes (131km à vol d'oiseau). Pour la première fois, le peuple ébahi contemple une strip-teaseuse, qui ne fait pas mystère de sa carrière : « J'étais en Italie, sur l'Adriatique. Cet homme baise mieux que son frère ». 
    	Ils ne savent pas où est l'Adriatique. C'est ce qu'ils font croire. Elle le montre sur une carte épinglée dans l'arrière-boutique, ils se sont bien foutu d'elle, Annelore repart le soir même. Un jour  François dit Frank revient en voiture de Périgueux, plus ivres l'un que l'autre et miraculeusement indemnes. Ils s'engouffrent dans l'escalier en gloussant, enlacés, puis ferment bruyamment leurs volets en plein jour. « Périgourdin n'est pas cancanier, mais n'en pense pas moins. » Certains soupçonnent que le Patron a froissé de grosses coupures à l'arrêt, au-dessus du volant, avant de couper le contact.  Les ventes de chaussures accusent une baisse sensible, au point qu'il faut virer une puis deux vendeuses. 
    	Plusieurs familles de Vergt en sont fortement affectées : faut-il ajouter foi aux révélations d'un demi-frère inconnu, même généraliste assermenté, sur la pédophilie supposée de Frank Nau  ? Pascal Maatz accouru de Moncap se retrouve peu après entre deux gendarmes, qui portent sous  le bras un bel assortiment de films taïwanais  -tandis que la dégringolade de l'honnête commerçant ne dépasse pas, tout de même, un certain niveau de cancans de province. Reste à régler le basculement du médecin. Mais qu'est-ce que l'originalité ? 
    CHAPITRE QUATORZE
    
    
    
    
    	Vous aurez noté que les revirements et basculements successifs des personnages ici barbouillés ne montrent aucun lien de cause à effet.  A cela deux explications : d'abord l'échec d'une intrigue indigente, dont que l'auteur ne s'est pas « donné les moyens » - j'adore cette expression de vulgaire finance – de nouer les fils. Une  seconde explication consiste dans l'incapacité de l'auteur, y compris dans sa vie personnelle et sociale, de consentir au moindre effort pour instituer des relations dites « efficaces ». Reprenons en effet ce fameux Pascal Maatz, généraliste du Lot-et-Garonne. Mettons-lui dans les mains non pas L'imitation de Notre-Seigneur Jésus-Christ, mais Cioran : Précis de décomposition.  
    	Eh bien ! Loin de succomber aux instances pressantes de l'un ou l'autre de ces ouvrages éminemment toxiques, notre Pascal de poche s'en trouve délicieusement infecté, au point d'acquérir toute l'Œuvre du grand Roumain, que ses disciples avaient surnommé le Dément. L'efficace thérapie des sourates cioraniques le débarrasse de tout scrupule : Maatz l'installe sur une étagère, bien en vue derrière son bureau de consultation, juste à la verticale en dessous de sa chapelle. La clientèle (patientèle !) roule des yeux ronds, l'interroge parfois sur ce grand médecin, ou bien prend des airs entendus .Le docteur peu à peu se met à vaticiner, tient des propos calamiteux : il gagnerait mal sa vie, se plaint de l'excès de praticiens par rapport aux populations, prescrit des absurdités, on le quitte.  
    	Les jours de garde, le secrétariat local déplore au téléphone que ce soit justement lui cette fois-ci, conseille d'attendre, ou d'appeler plutôt un remplaçant. Le lendemain, Pascal raconte sa vie aux patients, ceux qui restent. L'un d'eux propose : « Pourquoi ne partez-vous pas en Afrique ? Vous pouvez fonder un hôpital de brousse au Niger, au Congo, vous regorgeriez de suppurations jusqu'au ras des bassins ». Pascal consulte Dieu dans son oratoire, bazarde sa vierge en plâtre, et sans avertir ni frère ni maîtresse, s'engage au Congo-Brazzaville où l'ouvrage ne manque pas. L'argent, si. Très vite il se lie avec le clergé, en particulier un certain Dufouga, missionnaire, qui, de beaucoup, préfère laisser les tribus à leurs croyances ancestrales. « Nous ne servons plus à rien » dit-il. 
    	Pour se consoler, le père tâte un peu de médecine et pas mal de la bouteille. Il aurait préféré se conformer à à Charles de Foucauld, perdu à Béni Abbès. Ils en parlent longuement  tous deux après leurs journées de labeur. Ils s'estiment l'un l'autre, alcool et fatigue aidant. Le Blanc convertit le Blanc. Ils désertent vers le Bérongou (973 m), à la frontière du Gabon. Tous deux partagent la même écuelle en bois. Des collègues font le voyage pour les orienter vers Linzolo, où les compétences médicales font défaut – tout le monde se fout des compétences du prêtre. Maatz et Dufouga soignent les petits pasteurs de hameaux, ils sont unis comme des deux couilles de la main. 
    	La population les adore : ils réussissent toutes leurs cures, et sauveraient la fille du chef s'il en existait une. Pascal revient en Europe, arrache des subventions ; la somme reçue, nos deux Itinérants gagnent la rive du Congo, s'achètent un canot, passent au Kinshasa, se font kidnapper, libérer, boivent et meurent jeunes, en pleine forme.  Très loin de là, au pied du Bérongou, les lettres d'Europe ne sont plus ouvertes ; jamais le docteur n'aura su que Bost, Madeleine, abandonne définitivement toute prétentions artistiques, et confectionne des gâteaux en forme de cubes ou de sphères, dans le quartier chic de Tourny à Bordeaux. Ceux qui voudraient se souvenir d'elle, savoir à quoi elle ressemble, doivent se figurer une petite blonde frisottée. 
    	Elle arrondit ses fins de mois en tapinant rue Fondaudège ou Huguerie, à deux pas, où la clientèle est discrète : Existe-t-il des putes épanouies ? Tel est le titre de son livre - la réponse est non, mais elle ne s'engage ni dans les ordres ni dans la gloire. Elle a rompu avec tous ceux qu'elle a connus, qui ont voulu faire d'elle un jouet pour médecin fou. Elle apprend la mort de Pascal juste la veille de Noël. Elle se marie, obtient un enfant le jour de ses quarante ans.  
    CHAPITRE   QUINZE
    
    
    
    
    	Le père Duguay s'est senti perdu dès qu'il s'est retrouvé sans but dans la solitude d'un petit chef-lieu de canton de montagne, 500 habitants l'hiver. Sa proie lui est échappée. Il s'engueule une bonne fois avec la tenancière du bistrot-tabac, juste en face du portail de l'église : les femmes vont à la messe pendant que les hommes se soûlent ! Le père Duguay prie à genoux, les bras en croix, de nuit, sous la voûte rougeoyante du Saint-Sacrement. Le voici assailli d'une terreur sue-bite : il fait trop noir ; la veilleuse illumine tout juste le bout de son nez. Annelore Metzmüller s'est enfuie, il se lève d'un bond, renverse un prie-Dieu en cherchant l'interrupteur, je ne recommencerai plus - ...uh ! uh !  reprend l'écho, puis Duguay hurle en sentant sous ses doigts les doigts de Béate sur le même bouton - il est trois heures, mon Père  - ...je priais, connasse !
    . 
    	La bonne veille sur lui. Tous deux remontent en s'engueulant l'escalier interne du presbytère. Le lendemain matin le voici roulant vers La Chaise Dieu par Langogne, Chaspuzac et Loudes, Au « Monastère et Terminus », il s'inscrit in extremis à la session de Chant grégorien, comme « participant local », ne recueille que scepticisme au vu de ses médiocres performances, vire sa servante d'un coup de téléphone : qu'elle retourne donc au Vogtland ou Bailliage, aux confins de la Bavière ! elle perpétuera la tradition dentellière et ne prononcera plus un mot de français ; dès le deuxième jour de solitude, , il bute sur la discipline du chef de stage, qui lui dénie toute illusion de choriste à moins lui dit-il que vous ne fassiez retraite à Notre-Dame de Randol, où vous pratiquerez le grégorien à longueur d'offices. Même la nuit ! Il s'ennuie, là-bas, férocement. Seuls les âmes fortes ou les athées résistent au grégorien. 
    	C'est, au Moyen Âge, le pire des péchés : on l'appelle « acédie », ou dégoût des gens, de tout ce qui peut advenir – de toute la création divine, c'est donc péché mortel. « Troubles maniaco-dépressifs ». L'abbé Duguay manque donc de mourir et passe trois mois au centre Hospitalier de Laragne-Montéglin, puis on perd sa trace.  
    CHAPITRE SEIZE
    
    
    
    
    	Le patron de la boîte de nuit très précisément sise sous l'hôtel Citarel n'a pas tenu, dans cette histoire, de rôle majeur ; l'effondrement de Pinky (animateur de son propre établissement) diffère par son exceptionnelle profondeur. Il sombre en effet dans la délinquance la plus sordide, en invitant d'abord, au sein de ses nouvelles tentures, une patrouille de scouts, qui sèment la zone avec le soutien particulièrement efficace d'une escouade de bouteilles de gin à 37°5. Renouvellement total, d'autre part, des draperies murales : le tamisé, le violacé,  descendent leur pente naturelle jusqu'au satanisme de bazar. Étape suivante : intronisations bidon, cérémonies payantes, films floutés, émanations sulfureuses  et chasubles de brocart damassé. 
    	Un soir particulier, les deux héroïnes à la fois, Annelore Mertzmüller, Madeleine Bost, revenues l'une du bordel et l'autre d'Italie, font succéder, aux camomilles rassies de Saintes, aux plages strip-teaseuses dell'Adriatica, le prétentieux foutoir de Pinky pour y vider leurs bons verres en se dévidant leurs inépuisables confidences. Pinky, séduit, les enlève toutes les deux à ses frais dès le premier vol pour sa capitale fétiche, Jérusalem. Dans le quartier des Cent Portes ou Méa Shéarim, il hante un réseau ultra-secret de boîtes sulfureuses et souterraines où les bordels pullulent, ce qui est pour le moins extravagant. Les hassidim bien entendu ignorent tout. C'est un réseau de galeries qui relient, sous les check-points les plus pointilleux, sous les terroristes ou parmi eux, ces établissements sacrilèges ; autre chose en vérité que l'ex petit écrin de Châteauneuf-en-Bousse. 	...Mais n'en croyez rien. Ainsi se parachève dans le délabrement le plus total cette embrouillade de fausses mainmises et d'affranchissements velléitaires. Pour le gros Maghrébin et son inconsistante épouse, voici bien longtemps qu'ils croupissent : Monsieur dans son cimetière, Madame au fond du Moulleau d'Arcachon. Il existe croyez-moi Dieu sait combien d'autres récits du même ordre. Nous recommandons plus particulièrement, de Malcolm Lowry,  Au-dessous du volcan sur lequel je m'égare encore de temps à autre, et qu'il vous faudra lire ou de relire plutôt que de vous être échinés sur mes conneries. Ciao. 
     
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