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der grüne Affe - Page 30

  • La docte assemblée

     

     
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    COLLIGNON LA DOCTE ASSEMBLÉE 1

     

     

     

     

    - Ta gueule !

    - La porte !

    New O' reste interdit. Dans la pénombre il aperçoit douze formes enveloppées autour d’une table.

    - Fais chier !

    -...Courant d’air !

    New O' passe, la porte se ferme, deux fous à l’attache au ras du sol (chauves, hargneux, blêmes) s’aplatissent en bavant).

    Lutti désigne un siège vide ; elle-même, tout en rouge, s’installe vis-à-vis, de biais, les projos rouges montent d’un ton, les formes humaines s’émurent progressivement : une épaule, une main qui sort de l’étoffe, une tête qui pousse un voile. Des bribes de mots, des bâillements des deux sexes. Tous pour finir se débarrassent d’une lente torsion des épaules. À présent tous les personnages, ordinairement vêtus, se lèvent précipitamment pour disparaître par les fentes des murs, côtés cour et jardin. Lutti, New O', se regardent par-dessus la table, et reçoivent dans les oreilles le concert simultané, obscène et solennel des chasses d’eau.

    Puis tous revinrent s’assoir, très naturellement, et se parlèrent. Mais chacun parlait devant soi, mêlant soupirs, silences et mélopées, sans paraître s’adresser à tel ou tel en particulier ; les mots indistincts se perdaient tous pour finir dans un étang noir, cette longue table transparente allongée là entre eux tous.

    Dans le dos du témoin se trouvent trois baies basculantes donnant sur une cour cimentée ; face à lui se tient l’assemblée, alignée, têtes basses et parlantes à la fois. Entre les bustes avachis se dressent sur le mur douze plaques de marbre vissées formant rectangles en hauteur ornés de demi-cercles : dessus et dessous. Enfin tout le long du plafond règne une cimaise gris argent. C’est une chaude après-midi d’octobre.

    New O' reconnut face à lui Douce et Biff, dont Lutti la Rouge lui avait parlé. Douce présente un visage plâtré rose au fond de teint, où font saillie les forteresses écarlates des lèvres et le bourrelet mauve des lèvres. Ses larges dents sont mouillées de fards, des yeux cernés de cils trop noirs vrillent l’espace sans expression. Sur sa tête trône une perruque de Méduse : boucles au petit fer, d’un blond d’abcès.

    À son côté rampe tout assis un petit homme à gros crâne déjeté, crépu et nez crochu, toutes choses qu’il ne convient pas de dire ; il forme avec Douce un couple inséparable.

    Ces deux personnages donnèrent au nouveau venu l’idée de sa propre supériorité ; Lutti, de biais face à lui, faisait signe à New O' de n’en rien croire. Elle désigne, du menton, sa voisine.

    « Celle-là ?

    - Oui. »

    Tronche antipathique. Une GÉANTE aux cheveux roux qui retombent, tout raides, nez puissant arête fine, bouche au rasoir et des yeux de serpent d’eau. New O' n’aime personne ici. Lutti lui fait parvenir, par le travers de table, noire, vitrée (rappel) - un message plié sous le nez de l’assistance indifférente. La lettre dit de se méfier, de tendre son esprit, et, en cas de doute, choisis la colère. « Tu dois » poursuit Lutti « te rappeler point par point ce que nous avons découvert ensemble.

    « Des insurgés se sont présentés par la porte à double battant, aujourd’hui condamnée. À leur tête marchait Djiwom la Géante, en perruque rousse. C’est en leur nom qu’elle a gueulé, présidé aux dégradations.

    « Les Insurgés réclament un droit de regard sur Nos Activités ; droit d’appel sur Nos Verdicts, renvoi immédiat de Biff et Douce, et la suppression de l’Instance – comme si on pouvait supprimer l’Instance !

    « Nous avons supporté leurs vociférations plus d’une heure. Dès que nous avons tenté de répondre, Djiwom a crié, interrompu tant et plus. Tu la vois près de toi silencieuse et remplie de fiel. Ses sentences comptaient parmi les plus sévères – il est bien question d’insurgés !

    « Elle fait à tous de sobres ouvertures d’amitié, elle t’en fera aussi. Tu peux en tirer profit si tu sais garder la mesure, et manœuvrer ».

    N’importe qui pouvait intercepter ce long message visiblement rédigé de la veille.

    À côté de Lutti tout en rouge, et presque en face en biais, deux autres femmes en contraste :

    Noffe, âgée, minuscule, bleu cru, fourrage d’une main ses boucles en tignasse. De l’autre elle cure ses dents que ses doigts masquent. Ses traits tirés vers le nez figurent une physionomie de rongeur, où deux yeux minuscules et myopes fixent le vide au-dessus de deux mandibules grignotantes.

    L’autre femme au contraire est quadragénaire blonde aux langueurs de fausse fauve, portant beau sur un cou à trois rangs, où rutile un collier d’or. Mézoï s’est opposée aux Insurgés. Elle a discouru sans jamais s’interrompre. Même sous le tumulte le plus forcené. Ses phrases refaisaient surface comme autant de résurgences et le silence restaurait de longues périodes où revenaient les tournures soignées, que l’on écoutait sans comprendre avant que le vacarme ne reprenne, sans qu’elle eût daigné y prendre garde.

    Mais Noffe, dite Naine Bleue, a obtenu, par ses cris de souris, ses chicotements, l’admission de Djiwom au sein de la Docte Assemblée, ainsi que ! ...ainsi que le renvoi des Insurgés, sans réponse. La reconnaissance publique auréole visiblement ce Couple disparate, Noffe et Mézoï, couple féminin, uni par la lettre N.

    Enfin, fermant la longue table, à l’opposé, en biais, un Trio : le Maître des lieux, flanqué de ses deux jumeaux bouffons ou chiens de garde : Maître Luhać [lou-hatch].

    Froid.

    Hiératique.

    Les mains posées à plat sur la vitre noire et transparente, le regard fixe devant soi. À sa droite un Paysan Vosgien puissamment taillé tête étroite et longue dolichocéphale cheveux ras, il est travaillé de tics ses longues mains et ses avant-bras tremblent et sa bouche est fendue d’un sourire et face à lui sanglée dans un tailleur gris souris une femme aux yeux pétillants visiblement brûlant d’entendre de bons mots. La tête minuscule de Chaffa encadrée de longues anglaises vire sans cesse de Luhać à l’Assistance On la dit dit Lutti très liée au Grand Lorrain. Des mains ces deux-là se font des niches sous la table sombre et translucide et pour cela on devait passer juste au-dessus des genoux du grand maître – méfie-toi méfie-toi de Luhać avait dit Lutti. Il n’a pas son pareil pour désarçonner les flatteurs -

    - Il dézingue les lèche-culs.

    - Exactement. Il ne croit pas à l’amitié, mais tous recherchent la sienne. Il est en relation avec l’Instance.

    New O’ demande ce que c’est que l’Instance. « Nous dépendons tous dit Lutti d’une Autorité qui règle nos départs et nons entrées.

    - Nos intronisations et nos évictions.

    - Non moins exactement. Qui vient dans l’Assemblée ne peut plus se retirer, sauf invitation expresse de l’Instance.

    - Personne ne sort d’ici ?

    - Chambres, toilettes, réfectoires : un vrai conclave. »

    New O’ évoque par plaisanterie la possibilité d’intrigues en vase clos : « ...conclave mixte », dit-il. Lutti n’en disconvient pas. New O’ demande à Lutti si ce n’est pas elle, l’Instance. Il se demande si dans le cas contraire, il aurait pu s’introduire ainsi dans la Docte Assemblée. Lutti répond qu’ « il se trouve des voies parallèles » - entretien préalable dans un salon attenant, tout en cuir, dont une sortie donne directement sur la Maison Centrale. « C’est une prison » dit-elle.

    New O’ ne se souvient plus de l’existence ou non d’un monde extérieur, à supposer qu’il y ait vu le jour. Il comprit qu’on l’introduisait dans un monde plus clos, où il devrait observer, manœuvrer. Quelle improbable intervention extérieur aurait-elle pu ébranler ces murailles… Les œuvres qu’il a projetées s’insèrent toutes à ce schéma :

    - le héros libéré d’asile

    - intronisé par une femme

    - ...doit détrôner le monarque en champ clos (mais y échoue) (d’où l’effondrement du monde et le retour aux Folies Originelles. Il sort de ses réflexions.

    Échec au monde dit-il.

    « Luhać met à profit tous les détournements de sens, dit Lutti. Garde-toi des paroles à double portée.

    Noujaud dit New O’ promet de se taire mais ajoute :

    « J’aimerais gagner, cette fois.

    Il repasse dans sa mémoire les péripéties de l’entretien : Lutti se tenait bras écartés jambes croisées, livrant sa poitrine et fermant le sexe. Son ensemble rouge se détachait sur le canapé de vrai cuir. « Un jour je lui ferai fermer les bras et ouvrir les cuisses » ». Mais des yeux, il ne quitta plus Luhać, qui le fixait, mais sans que le comparaissant montre le moindre trouble : les yeux morts de Luhać traversaient sans les voir les objets et les hommes. Luhać fit ainsi le tour de la table, et de chaque côté de son trône lorsqu’il se fut assis, Chaffe et Souvy, tassés chacun en pyramide, se houspillaient en faisant semblant de rire. Le Maître les secoua de lui, ils regagnèrent alors leur place, froids, raides.

    Luhać prit la parole, et tous les regards se tournèrent vers lui :

    Que veulent les insurgés ? nous renverser. Que proposent-ils ? Rien.

    Sa vois est mesurée, nasale mais très claire pour un homme. « Notre pouvoir, nos connaissances, l’étendue de nos attributions – ne sauraient se partager ni se transmettre ; ni aux Moyens-Courriers, ni à leur protégé le Peuple » - à ce mot l’Assemblée retient une exclamation de dégoût. « Nous avons su adapter nos énergies à des notions nouvelles, par un système bien compris de cooptation. Nous remercions Bràthair New O’ de s’être joint à nous. »

    Les têtes pivotèrent dans sa direction. Il pensa pourquoi ne fait-il pas mention de Lutti  puis les têtes repivotèrent en fixation conforme. Luhać rappela que le peuple aspirait au savoir. Que ces gens appelaient cela « démocratie ». « Or  les forces Barbares» poursuivait-il « triomphent toujours, comme la mort. Notre gloire est de repousser le plus souvent, le plus loin possible, afin que par la suite ils s’inspirent de nous. 400 ans séparent Marc-Aurèle des Burgondes ». Dans le lointain (L’Impossible Extérieur) New O’ distingue les vois d’une multitude déterminée. Les autres l’entendent-il ?

    « Nous avons un jour enfreint nos lois. Une seule fois. »

    Il se passe la main sur sa barbe crissante. « C’est pour elle » - son doigt se pointe sur Djiwom « que nous avons ouvert la première brèche.

    - Elle nous est dévouée plus que toute autre au monde ! s’exclame Douce en pinçant les lèvres. Choffa l’invite à « ravaler sa connerie » : Djiwom est le ver dans le fruit. Choffa est un clown femelle. Luhać poursuit son discours monocorde. Sans élever la voix il énumère les griefs : Djiwom ne présente aucune des garanties attachées aux représentants les plus anciens ; il est à prévoir qu’ensuite bien d’autres viennent inconsidérément altérer la composition de l’Assemblée ; il est pour le moins étrange soit dit en passant que certains se soient crus autorisés à investir un inconnu de privilèges mal justifiés..

    Tous regardent Noujaud, puis Lutti, puis Noujaud.

    « Djiwom s’est infiltrée à la faveur d’un climat insurrectionnel instauré peut-être par celles-là mêmes qui l’ont installée sur ce siège. Sa conversion aux vues de l’Assemblée doit d’autant plus inciter à la défiance. Elle a berné la loyauté des siens et n’hésitera pas à duper son propre camp.

    « Noffe et Mézoï, dit-il un peu plus haut en se tournant vers les jumelles disparates, vous avez disputé devant moi pour introduire cette géante rousse qui n’est pas de notre race. »

    Noujaud dit New O’ interroge Lutti du regard ; celle-ci détourne la tête. Noffe redresse son profil de rongeur.

    « Noffe, c’est à vous seule que devrait s’adresser ce reproche.

    - Elle avait repoussé son siège, avait raconté Lutti dans l’ancien salon de cuir. Elle s’appuyait d’un bra sur la table, en secouant l’autre comme une possédée. Elle braillait, la Noffe : « Le peuple a besoin d’instruction ! Il doit savoir où on le mène ! qu’on leur donne des livres !

    - Et Luhać ? avait demandé New O’ .

    - Il ne pouvait plus ouvrir la bouche ! avait poursuivi Lutti. Les vitres volaient sous les pierres ! » (« c’était un vacarme à ne plus s’entendre »). Et New O’, la veille donc, avait demandé : « Avez-vous résisté ? »

    - Nos gardes se seraient fait tuer !...Noffe ajoutait : »Notre système est pourri ! Luhać tient tous les pouvoirs ! Au nom de quoi ? » - et les autres autour d’elle de crier l’Instance ! l’Instance ! Noffe s’emportait : « Qu’est-ce qui le prouve ? - Pas besoin de preuves ! » Elle hurlait à l’ingratitude : Vous êtes plus nuls que les Extérieurs ! » Lutti achevait alors son enseignement : il fallait « voter, destituer Luhać, « régénérer nos institutions »…

    ...Pour l’instant, là, tout de suite, Luhać poursuivait :

    - ...et vous aussi, Mézoï, vous êtes désormais indésirable au regard de l’Instance…

    - Des preuves ? dit Biff.

    Les jumeaux bouffons, Mâle et Femelle, s’abstinrent d’aboyer.

    - Vous nous avez soutenus, Mézoï. Vous avez préservé Notre Savoir de l’invasion des masses ; mais sur un ton, monDieu ! si mesuré, qu’on y décelait de l’ironie, ne protestez pas ! De l’ironie. C’est vous qui avez suggéré cette prétendue solution prétendument démocratique et véritablement détestable d’admettre Djiwom au conseil «  - encore ! soupira New O’ - « Prendre la tête, jeter le corps », tel était votre Mot. À présent, c’est votre tête à vous, à vous tous, que réclame l’Instance ».

    ….Lorsque Luhać eut fini de parler, pour ne rien dire, sans avoir beaucoup levé la voix, il se fit un instant de silence.

    - Me sera-t-il permis de m’exprimer ? » C’était Mézoï, d’une voix sifflante. Sans attendre de réponse, elle se lança dans une longue et sincère dissertation, portant fréquemment la main à son collier-gorgerin. Mézoï conservait l’intime conviction que les Masses tireraient le plus grand profit de l’Instruction.

    Cette dernière cependant ne devait leur parvenir que très progressivement, eu égard à leur naturelle turbulence, dont on pouvait encore percevoir, à l’instant même disait-elle, les échos extérieurs.

    Il lui avait paru judicieux que les plus libéraux de l’Assemblée, ainsi que les plus ouverts du peuple, joignissent, « parfaitement, joignissent » leur savoir-faire afin de promouvoir une distillation homéopathique de la culture dans l’organisme populaire. Rien ou presque n’avait été jusqu’ici amorcé, mais elle ne désespérait pas que la « collusion » souhaitée n’entraînât une « évolution positive de la conjoncture ».

    Ce langage excite dans l’assemblée une hilarité nerveuse. L’inexpressivité de Luhać vire à la performance. Lutti cligne de l’œil et Noujaud sourit à l’unissons. Les deux bouffons à l‘attache demeurent impassibles.

    Djiwom prend la parole.

    Noujaud trouve le temps long, les autres pensent de même. Ils se grattent le corps ou bien jouent avec leurs mains. Et tandis que Djiwom présente sa défense (larges épaules, regard bleu pâle sans un cillement, mâchoire agitée, voix rauque ; buste droit, bras sans expression) – Noujaud dessine une carte géographique de son invention, avec fleuves, rivières, capitales et grandes routes.

    Lutti lui fait parvenir à travers table un papier plié, en mauvaise élève : « À la prochaine récré je me mets à côté de toi ». Noujaud répond de même : « Djiwom a un dentier, elle croit que ça ne se voit pas ». Lutti : « Elle s’en sort bien, la vache ». Noujaud : « Malgré tes 50 ans, tu gardes des yeux de braise et ton sourire en coin ». Les passeurs de papiers se font des passes à ras de table.

    Abaissement sensible de l’âge mental.

    Quand Noffe à son tour, du haut de sa petite taille, se met à pérorer, tout le monde se tasse au fond de son siège. Djiwom elle-même lance à Noujaud un papier plié : « Le verdict est couru d’avance ». Luhać regarde la petite Noffe dans les yeux. Elle a des sourcils touffus. Lutti : « Tu n’es pas là pour lorgner les femmes ». Plus tard, la même : « Prépare ton intervention ».

    Noujaud regarde à droite, à gauche, effaré : personne n’a intercepté cette boulettes expédiée d’une phalange. Des têtes s’inclinent, des signes s’échangent. Noffe continue de se défendre avec la dernière énergie, son petit museau de tire-bouton se plisse et se déplisse. Elle invoque les Droits de l’homme et personne ne proteste. Noujaut : « Crois-tu qu’il faille donner l’instruction à tous ? » Lutti acquiesce en haussant les épaules (« évidemment »). « Mais ce sont des Barbares ! » crie-t-il à voix basse. Le Grand Biff a tout entendu, il répond que « les Barbares sont toujours vainqueurs ». NOUJAUD finit par se lever, tout accroupi, et rejoint Lutti au niveau de la cuisse : « Ils ne veulent pas du Savoir, mais le Pouvoir ». Une pause : « ...pourquoi supportez-vous Luhać ? » Noffe pérore : « C’est pourquouah nous devons leur accorder les moyens d’une vigoureuse et définitive Réorganisation » puis se rassoit.

    Noujaud, hors de sa place, tient devant lui une grande feuille vide prise au hasard devant lui. Tout le monde rit, c’est bien la première fois. Le décor est le même : carreaux de marbre noir veiné blanc plaqués au mur, etc. Noujaud défendra Luhać, par amour instinctif des chefs : les chefs savent ce qu’ils font. Biff et Douce se parlent à voix basse : Douce-la-Repeinte descend en flèche la binette à Noujaud : gueule, maintien, voix présumée. Son rouge à lèvre violet se tord de dégoût comme un sale anus. Biff -le - Jaune renchérit, prononce « fachiste » et « niais » assez fort pour être entendu. Douce dit « débat dépassé » (même jeu). Les yeux de Noujaud se plissent, se déplissent, vers le haut, vers le bas : « Luhać, di-il, tu es le meilleur. Tu racontes des balivernes. Tu profères des méchancetés. Car tu connais chacun de nous ».

    Biff s’écrie Ma parole ! il l’a appris par cœur ! Il n’y a rien sur sa feuille !

    Noffe : « Et la politique extérieure ? »

    Nouhaut poursuit l’agitation de l’encensoir (Luhać ne manifeste rien ; Nézoï, au-dessus de ses rangs de colliers, le considère avec angoisse) – Noujaud conclut vite, très vite : « C’est pourquoi, nous nous en remettons à toi, Chef, quelles que puissent être tes imperfections. Nous affronteront l’éternité, si c’est toi qui nous guides. »

    Murmures désapprobateurs.

     

    Luhać se relève. Il porte sa cravate gris perle. Ses deux bouffons à l’attache se lèvent, portant sur le visage la pleine mesure de la stupidité : à droite Souvy, Vosgien, bûcheron. À sa gauche, Chaffa, brune, frisée, de Montauban. Noujaud froisse à grand bruit sa feuille vide. Chaffa, suraiguë :

    « Ne touchez pas aux livres ! » (les mains en grappin sur les seins).

    Souvy, menaçant :

    - Le savoir ! Au peuple ! (fait le geste de brandir une hache)

    Luhać, glacial :

    « Ändere die Geschichte ein wenig – change de disque ».

    Souvy change :

    « Le pouvoir à ceux qui en sont digns !

    Chaffa secoue les boucles :

    - Brûlez tout, brûlez tous les documents, les responsables, pouvoir au peuple !

    - Vous êtes grotesques, dit Luhać en resserrant sa cravate. Voyez combien les Révoltés vous trompent. Leur vrai but est de défoncer les vitrines. Ils ne sont pas si malheureux. Mettons un coup de frein à la démocratie. Tout peuple maudit le savoir. Ou il ne serait pas le peuple.

    - Tout de même, ose interrompre Nézoï, le niveau général de culture…

    - Ta gueule, dit Chaffa .

    - Tout vaut mieux que…

    - Ta gueule, dit Souvy.

    - Je ne comprends pas, reprend Lutti qui se lève enfin, pourquoi les grossièretés de ces deux bouffons

    à l’attache prennent soudain autant de poids ». Elle se rassied dans l’indifférence générale. Luhać secoue la tête :

    «C’est afin de déséquilibrer le ton, entre l’exposé d’une thèse et la dérision……...Bientôt le débat se réduira, se desséchera… s’épurera…

    - Que pensez-vous de l’épuration ethnique en Bosnie-Herzégovine? demande Biff-le-Jaune.

    Luhać répond qu’il s’en contrefout.

    La conversation prend un tour nouveau.

    Douce et Biff se sont consultés. La première ouvre sa bouche rouge en respirant avec difficulté : « Si je vous comprends bien, le style hésite entre satire et psychologie, les deux en réduction.

    - Tout à fait, dit Lutti. Les personnages manquent, nous manquons d’épaisseur, et tout ce qu’on peut retenir en dernière analyse est un raisonnement désastreux en faveur du Chef.

    - Mon discours, précise Nouhaut en se rengorgeant, ce qui lui creuse au cou un triple collier de rides, comme telle femme plus haut mentionnée. Pendant ce temps les protestataires criaient toujours, pour la liberté d’expression. Nézoï, par dessus ses propres colliers de chair, qualifia cette agitation de « décor sonore ».

    Un élément du décor vitré vola sous un pavé.

    « C’est un trucage », dit Noffe. « L’Instance exagère ».

    Djiwom la Géante voulut intervenir, Les deux bouffons, mâle et femelle, lui firent fermer [s]a gueule. Nézoï exprima soudain l’extrême lassitude de sa propre laideur. Luhać agita sles bras de haut en bas :

    - Ne baissez pas les bras ! l’essentiel, je vous le dis : nous sommes ici enfermés tous à clé. J’ignore pourquoi ». Douce et Biff expriment le doute le plus véhément (ah si ! ma foi si!). Luhać se rassoit, penaud comme jamais. Nézoï se perd dans les prolongements de lamentations. Soue le pavé, le vernis conclut Nouhaut.

     

     

     

     

     

     

     

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  • CRIS ET RENIEMENTS

    COLLIGNON CRISE ET RENIEMENTS

     

     

    « Va te faire enculer.

    - C'est pas moi !

    - Vos noms !

    - On le dira pas !

    - Livret scolaire !

    - J'en ai pas !

    - Donne ton sac !

    - Lâche ça connard !

    Terence fonce chez le Principal.

    - A cette heure-ci le Principal mange, monsieur Elliott.

    Un mois de congé. Bout du rouleau.

    Vous avez la sécurité de l'emploi.

    Prenez-le donc mon “emploi”. Je vous donne quinze jours, pas un de plus, pour supplier à genoux de retourner au chômage. Votre langâge, monsieur Elliott, votre comportement. Les parents ne sont pas contents du tout, du tout. Vous dites bite et couilles vous ne vous habillez pas comme il faut, trois fois la braguette ouverte monsieur Elliott trois fois il y a des choses qu'on ne fait pas qu'on ne dit pas devant les jeunes filles même si elles se branlent trois fois par jour – à cet âge fragile (“où l'on s'interroge sur son corps”, il connaît par coeur) – mais alors pourquoi donc se mettent-elles à rire ? - Vous connaissez mon sentiment à ce sujet - par cœur, par cœur...

    Quand Terence était petit Tonton lui faisait répéter TROUDUCUL répète après moi TROUDUCUL à dix ans Terence tait le plus mal embouché du village. Elliott est un clown à présent. C'est lui qui descend un étage sur la rampe, lui qui brandit dans la cour un Kleiderbaum (porte-manteau sur pied) - gourou-gourou ! gourou-gourou ! - les élèves effarés tassés dans les coins de la cour ça fait tièp j'étais fou Monsieur l'Inspecteur j'étais fou.

     

    Courrier reçu par Terence :

    "Monsieur,

    J'étais un garçon craintif et rondouillard. Je viens de découvrir Le cercle des poètes disparus. Vous m'avez éveillé aux Belles-Lettres. Je vous exprime ici ma reconnaissance". Je délivre mes élèves de leurs tensions Foutez de ma gueule ? disait l'Inspecteur Adjoint ; j'ai dans ce tiroir un paquet de plaintes écrites sans parler de ce qu'on rapporte dans TOUTE la colonie française" - plus tard Terence apprend qu'il faisait perdre de l'argent à l'Etablissement Mettez-vous à ma place monsieur Elliott Mettez-vous à ma place (N.B. : bannir toute irruption de cette expression qui signifie je vais te la mettre) - Prenez un congé Sir Elliott ce sera mieux pour tout le monde avec du Normison Normison 20 vous serez en forme pour la rentrée de préférence ailleurs et hop ! (et hop…).

    -Freud, dans “Le mot d'esprit - Der Witz und seine… - Laissez là Le mot d'esprit : , votre rôle est d'enseigner... - ...de troubler !

    - ...de troubler – mais selon le programme, Monsieur Elliott, selon le programme ! » (et hop).Un mois de congé. Renouvelable. Rentré chez lui, Master Elliott interroge sa femme :

    "...Qu'en penses-tu Magdadalena ? La femme répond : “Réfléchis”.

    - C'est comme si tu ne disais rien.

    - Tu toucheras toujours ton salaire. Mais tu vas tourner en rond.

    Elliott répond que “les chefs savent s'y prendre” ; que les “troubles psychiques” ont bon dos ; qu'il ne se sent pas responsable.

    - Nous en avons déjà parlé, dit Magdalena. Nous allons trouver de quoi t'occuper : en premier lieu, tout repeindre ici, sans exception, en blanc.

    - C'est inexorablement inepte : les meubles au centre sous les bâches, les murs tout blêmes et le sol jonché de journaux.

    - Ta gueule.

    ...Magdalena, profession psychiatre, passe le rouleau, Terence fignole les moulures. Magdalena repasse le rouleau. A midi pile on pique-nique sur les tréteaux, on boit du 10° dans l'odeur du plastique et du Ripolin. Magdalena ne porte pas de maquillage. Son cou ressemble à celui de Jeanne Hébuterne, suicidée enceinte. « L'appartement sera plus clair. Toujours exigu certes, mais immaculé : “Ça repousse les murs. - Et toujours aussi bruyant” ajoute Terence - Tu n'as qu'à fermer les fenêtres”. Dix ans que ça dure. Parfois, Terence et Magdalena déplacent bien la table, l'armoire et le lit. Mais rien ne change : un petit deux pièces bruyant, avec la cuisine en pan coupé.

    Cette fois-ci, vive la peinture ! tout sera revitalisé ! « Nous ne pouvons déménager,

    rabâche Magdalena. On ne reconstitue pas, comme ça, n'est-ce pas, une clientèle psychiatrique. » Le cabinet de Magdalena se trouve au rez-de-chaussée, rue Johnstown : Posez votre manteau ici. C'est une couronne de patères en esses, un Kleiderbaum (Terence et son épouse affectent de parler entre eux un mélange italo-germanique, entendu jadis en vacances à Bozen) (Sud-Tyrol). "Chez moi" dit Magdalena Bratsch à son premier client du jour, "j'ai fait repeindre en blanc". Le vieux monsieur (c'est un vieux) répond : “Qu'est-ce que vous voulez que ça me foute ? - “ne rien révéler surtout de sa vie privée” répétait Vahnzinn son maître – C'est bien fait pour ma gueule pense Magdalena. « Vous êtes en effet ici, Herr Schtroumpel, pour vous soumettre à un test...

    - .Facile ! dit le patient : Si je dessine d'abord l'église, ou la mairie (…) - Magdalena laisse le consultant se piéger – "...mais si j'hésite cela signifie « difficultés à prendre pied dans la société" (…). Dans un placard à côté d'elle se trouvent des masques légués par Vahnzinn - certains confectionnés par des patients : ce sont de loin les plus horribles. “Essayez celui-ci. - Je préfère le Chien.” Par les trous de ses yeux, le con Sultan se fixe dans un miroir en pied. Magdalena règle de l'orteil, sous le bureau, l'intensité de l'éclairage. Le choix des masques peut prendre beaucoup de temps. Certaines femmes hésitent à n'en plus finir. “Madame, dit Magdalena, nous avons tout le temps.” L'une d'elles choisit le drill : singe violeur, gueule rouge et verte.

    Une autre élit d'après photos l'homme le plus sympathique (“ressemble à mon défunt mari”, “pourrait être mon fils”) (au revers Magdalena lit condamné pour viols) - ”y a-t-il un fichier de femmes…? - Tout est prévu.” Chacun veut son test “sauce homo”. Terence les connaît tous. Sa photo n'y figure pas.

    - Putain pas de pot.

    X

    Terence reprend ses fonctions d'enseignant. Les insultes reprennent. “Cette fois-ci” dit le proviseur “c'est votre faute”. Magdalena ne peut soigner son propre mari. Elliott déclame encore devant la glace : “Autrefois, les femmes n'avaient pas de métier ; nous avons changé tout cela “. Il s'allonge sur la moquette une, deux, trois, j'inspire. Plus un café noir pris Aux Funérailles d'Antan, place Bérébé. “Principe numéro un” dit Magdalena : ne jamais revenir sur un échec. - Ainsi (Terence joint le geste à la parole) il ne me reste plus qu'à tourner sur la tempe” (façon Pirandello) –“ le bouton “Joie-de-Vivre” - Et ça marche ? - ¨Pas toujours, Magda, pas toujours. » Magdalena lui rappelle cet “excellent contact” dont il jouit avec les adolescents : “Une chance à ne pas gaspiller”.

    Terence répète cinquante fois, toutes les deux heures : Je n'ai pas besoin de jurer comme un charretier pour me faire aimer. – assurément, Staline était ordurier - mais il avait des couilles.

    Terence aime passionnément ses mantras psychologiques. Il se qualifie d' “étudiant demeuré”. Autour de lui et de Magdalena ce soir encore, Aux Funérailles d'antan, la rumeur du bistrot et des machines à gagner des jetons. Terence tend la main au-dessus du guéridon, serre très fort le poignet de Magdalena ; quand ils s'asseyent ici pour consommer, jamais ils ne dépassent trois cigarettes à la file.

    Terence :“J'aime discuter avec toi. Mes exercices, également. Pourtant je déteste jusqu'à l'idée de mon corps - Étends les bras. Respire. Écarte les jambes, respire encore. - Mais toi ? - Nous ferons (dit-elle) du vélo, de la natation, de la marche ». Terence, sèchement : Je n'ai pas de temps à perdre. C'est déjà bien assez de corvées – dont le bénéfique s'effondre, curieux ! dès qu'on les arrête”. Lire la Torah n'est d'aucun secours non plus. Magdalena tente une approche plus personnelle : “Nous n'invitons jamais personne.” La Cité du Purgatoire se prête peu aux fréquentations, ni même aux simples relations de voisinages : des blocs de trois étages, en briques rouges sur des mamelons boueux... “Quittons ce désert”, dit Magdalena. “Je rachèterai bien ailleurs une clientèle”.

    Terence craint de trouver pire. A vrai dire chacun d'eux se voit soumis par son métier à un véritable déluge social non désiré : patients tarés, potaches, collègues. C'est une hémorragie de soi à travers l'autre. Une diarrhée de l'âme et du cœur. De retour du travail ils doivent chacun s'isoler, s'allonger, se reprendre. Pour eux deux tout contact est corvée. Quant à recevoir, être reçus... écouter, parler, répondre – quoi, encore ! je préfère dit Terence crever de solitude. Le Dédale - c'est ainsi qu'ils appellent cette “Cité du Purgatoire”. Qui suinte l'inquiétude. Trop d'élèves la hantent, déversant par les fenêtres ouvertes leurs sarcasmes orduriers, anonymes. L'hiver - bienfaisant hiver ! - les fenêtres sont fermées - ce n'est pas si grave : Terence restera ici. Je ne déménagerai pas pour si peu. Au cœur du Dédale. Magdalena, au contraire, ne jure plus désormais que par sa ville, Bordeaux, sont restés famille, amis véritables, ennemis, toute une vie d'avant. Terence pfère qu'il vaut mieux souffrir ici. Seuls et dignes. Il se revoit étudiant, à Bordeaux, immature, enchaînant les cuites à la terrasse du Big Fac Mother - Un lait fraise !" Il a juré de ne plus boire. D'attendre ici l'avenir qui ne viendra pas plus qu'ailleurs. Il ne souhaite nullement "revoir des amis". Il n'a jamais cru en l'amitié. Pas plus aujourd'hui qu'autre fois : il s'estime un homme à présent, un vrai . Il a rompu avec tout cela. "Je peux” argumente Magdalena, “rouvrir à mon profit le cabinet du docteur G., rue J. Mon père, médecin, avance l'argent.” Pour l'instant Terence, 43 E Cité du Purgatoire, descend une fois par mois la pente qui dévale jusqu'au train de Paris, puis se promène dans la vaste Capitale. Véritable exercice, physique et spirituel. Les simples mouvements de gymnastique n'accordent à Terence ni réflexion ni rêve : « Je ne sais pas à quoi penser ». Rien n'a pu le faire démordre de cette sensation réelle. À Paris, Terence ne visite ni exposition, ni musée, ni monument : tout lui semble immense, surfait, surgonflé. Ce qui l'intéresse est de se visiter lui. Magdalena le lui reproche. À Paris dit-il j'ai l'impression qu'un jour, il m'arrivera quelque chose. Et il ne manque jamais d'ajouter : C''est à Paris qu'on tire le loto ; en province, on n'envisage même pas qu'il puisse y avoir un loto - Tu es un provincial dit Magdalena.

    X

    Lorsque le brouillard s'étend jusqu'au sol même du Purgatoire, entre petits et gros paquets de brique, amortissant les angles, limitant la vue, Terence peut enfin marcher soulagé. Ni vu ni connu. Par temps clair je ne peux pas sortir de chez moi (sous les fronts de quatorze ans clapote un océan de fiel, mais il est dur d'être adolescent au Purgatoire). Par temps clair, il voit partout des groupes se former contre lui seul ; surtout devant la poste. A leur âge il était toujours mis à l'écart. A présent il voudrait leur casser la gueule. Il passe, les épaules soigneusement baissées – mais il oublie de bien dresser la tête, ce qui lui donne l'apparence d'une tortue ; il marche croit-il d'un pas ferme, alors que ses pieds trop relevés forment avec son tibia un angle droit.

    Ce sont finalement les autres qui se détournent, gênés. Acheter du pain et des clopes. Trois vélomoteurs en stationnement qui tissent leur bruissement ; Terence, au passage, n'éprouve qu'un léger embarras, les motards d'occase ne s'aperçoivent de rien. Juste son épaule au niveau de l'oreille et la baguette au-dessus du cabas. Terence au retour trébuche, la baguette tombe - une pièce jetée qui tinte sur le trottoir, les 3 jeunes braillent goo-oo-ood morning Mister Elliott ! il rit complaisamment, ramasse le pain et même la pièce. S'il se retourne il est foutu (se redresser, marquer le pas. Impeccable. De dos, irréprochable. Un dernier salut collectif de très loin, de très haut – béni soit le brouillard. Ne pas frapper. Même si ça ferait du bien. Eviter le réflexe du poing sur les gueules. Ca recommencerait peut-être. plus haut, plus fort – altius, fortius - plus Terence s'éloigne et raisonne, moins il tremble, plus il respire ; une bonne fois tout de même il faudrait bien leur foutre sur la tronche, juste une fois, toute une couverture de bouquin sur tout le côté de la mâchoire, une revanche de la Culture - C'est pas moi – gueulerait le jeune – Moi non plus répondrait-il. Et un bon petit déjeuner par là-dessus. Une bonne thèse sur le théâtre de Shelley (Percy Bisshe [beush]) - en liaison avec Oxford (Bodleian Library), Boston (Harvard) - tarif préférentiel, pas de queue à la poste : juste atteindre la boîte aux lettres, au fond du renfoncement, quand toutes les Mobylettes se seront bien éloignées – sinon, par un sentier de petits pas chinois dans l'herbe, atteindre une autre boîte, à l'écart de tous.

    Ce trajet de rechange permet, de plus, tout au long du parcours, de bien rectifier dans les vitrines la rectitude de sa démarche, la décontraction des épaules et, pour chaque enjambée, la juste mesure entre la semelle et le sol – en avant, calme et droit. Ce lundi la Poste a muré son renfoncement : marre des mégots dans la boîte. Mais d'autres obsessions tourmentent Terence : ainsi, lorsqu'il descend de voiture et tire à soi le Caddie roulant décroché de sa chaîne, il craint d'être surpris dans cette peu glorieuse occupation. Magdalena répète « On se fout de te voir ou non » : Terence avance entre les rayons, se sert, perçoit des rires. Remonte les épaules, opère un savant détour.

    ...Pour les clopes, passer par l'arrière : ces derniers temps les buis ont bien poussé.

     

    X

    La maman de Magdalena s'appelle Rachel. C'est sa belle-mère à lui ; elle vit à Bordeaux rue Jonas, à 600km. Bourgeoise et bohème, cela veut dire en ce temps-là des fleurs, des foulards et

    assiduité. Chloé, sa petite-fille, pousse bien. A Pâques, recevant à Bordeaux (“Je suis grand-maman !”) Rachel glisse ses grands panards (41 1/2) sous les pieds de la petite et la fait marcher à l'envers, c'est rigolo; la grand-mère note dans son journal qu'elle atteint désormais la Grande Maturité : "je n'exclus pas, pour plus tard, un suicide philosophique". Rachel recopie avec soin la phrase d'Hégésias de Cyrène : "Le bonheur est absolument impossible, car le Sort empêche la réalisation de nos espoirs" - Allô maman ? Dix jours sans nouvelles! - ...C'est à toi de téléphoner,

    ma fille. - Tu trouves toujours un prétexte pour passer ton tour, ma mère".

    Laquelle avoue : "Je me suis acheté un chien : "C'était ça, ou l'abattre. - Tu es allée au refuge? - Ses maîtres n'en veulent pl:us. Je l'ai détesté d'emblée. - Rends-le ! - Il aboie au moindre bruit. - Tu es complètement folle. - Tu n'as jamais pu supporter ta propre mère.” Rachel ajoute à brûle-pourpoint qu'elle a réussi sa vie ; qu'il n'y a pas eu la moindre lubie dans son existence ; qu'elle fut l'actrice la mieux payée des “Vignes du seigneur” ("Marie, l'invitée qui chante") en 80. - Je ne peux plus faire de politique, avec le chien. - Inscris-le au Parti ! - Tu exagères ! depuis que vous avez déménagé je n'ai plus le goût de voir personne. - Maman je connais ton discours par cœur... - Allô ? ... passe-moi Viviane, sa chambre est presque prête..." Magdalena passe le récepteur à sa petite soeur : “C'est toi Viviane ?... ici maman Rachel, vous m'entendez toutes les deux ? quand est-ce que tu reviens emménager ? Terence est avec vous ? ...Terence ! j'ai acheté un revolver. (Si c'est pour tuer le chien.) “Mais pas du tout, vous ne me manquez pas le moins du monde.” Terence s'agite sur son siège.

    Dans l'écouteur éclatent des aboiements frénétiques. Terence : “Ne jouez pas ! - Je lève dit Rachel à l'autre bout du fil mon revolver, à la santé de - ...Mandrin ! silence quand je me flingue !" Magdalena aggrippe l'écouteur Maman tu arrêtes ton cirque ! Coup de feu, glapissements - elle a raté le clebs ricane Terence - d'un coup ils se regardent tout pâles, composent le 15 nous vérifions dans les 5mn ils sont informés du décès effectif par arme à feu de Rachel Bratsch le chien n'a rien Madame Elliott. "L'enterrement se fera sans moi dit Terence. Partez toutes les deux.

    - Je ne te demande rien" – adieu, vacances en lieu sûr, petite location sur Oléron – Rachel morte fout tout en l'air - Tu ne peux pas laisser ta mère comme ça je vous accompagne en gare - Trois aller Bordeaux je vous prie" - la voisine gardera Chloé - Pas question dit Térence je me déciderai au dernier moment Le dernier moment c'est maintenant dit le guichetier. Terence reste à quai. Derrière la vitre Magdalena et sa cadette envoient des signes obscurs. Dès le retour en métro la morte s'installe contre la cuisse de Terence – qui ne l'entendra plus jacasser dans l'écouteur - combien peut-on tirer des trois étages à Bordeaux, Quartier Jardin Public ? Terence reprend Chloé chez la voisine en échafaudant des montages financiers merci m'dame Chaudard - de ma propre mère morte en 84, tant, plus les intérêts – mit den Zinsen, und den Zinsen der Zinsen - il s'y perd en

    bordant sa fille - mère qui meurt argent dans la demeure. Plus tard au téléphone et Chloé sur l'épaule il demande comment s'est déroulée la cérémonie ? - Avant de refermer la caisse dit Magdalena j'ai coupé une mèche... – ...qui d'autre est venu la voir ? allô ? Allô? - Pas toi.” Le soir, Chloé couchée, Terence pose son plateau devant la télé, vin, biscottes, les pieds devant lui sur la chaise il se balance.

    Le lendemain matin Magdalena demande au bout du fil si Terence, en banlieue, s'ennuie. Non. Je lis, je me promène. - Besoin de personne ? - De toi - je plaisante. - C'était ma mère, tout de même. Où es-tu ? - A la Bonne Oseille. Ta mère ne me quitte plus, là (sa main sur l'estomac) et là (sur la tête) - Bois un coup dit le voisin de bar, cramoisi, ,les coudes sur le zinc. Fais du vélo ! - Je hais les coups de pédales. - Pourquoi qu' t'irais pas chez tes potes ? - ...Parce que tu m'inviterais, toi ? ...je ne suis pas ton pote, j'ai tout ce qu'il faut chez moi, bouquins, télé... - On ferme, l'Intello, tu rentres chez toi maintenant. - Cinq minutes patron, pas pressé de revoir ma morte… - Tu te casses tout de suite et chez toi tu fais tout ce que tu veux mon neveu...” Terence : “Allô ? je te rappelle retour du café. Magdalena : « ...Tu ne bois pas trop ?

    - Comment va Rachel ? et Viviane ? - Ma mère est morte, l'autre pas. - Quand je bois, tout va, mais la Morte a plus d'un tour dans son cercueil. » Le prof en congé, resté sur place, n'a pas pris ses distances. Il passe toutes ses après-midi A la Bonne Oseille sans éviter ses élèves. J''ai pris un congé, parfaitement, parce que je me suis fait traiter d'enculé. “C'est vrai m'sieur ? - Que je suis un enculé ? - Non m'sieu. - Vot' femme m'sieu elle est gentille ; pourquoi on la voit jamais ? - Fous la paix au prof, merde" - Terence répond que personne ne le dérange, il offre une pression et trois Coca ! - les jeunes battent en retraite, sauf Joëlle Sègue, seize ans et demi, la bouche à fourrer deux pipes Comment va ton stage ? - Toujours mieux qu'au lycée m'sieur.

    - Aimerais-tu me désirer ? - Vous seriez le premier à le savoir”. Terence : Je ne sens pas les femmes. Je ne les pressens pas - les potaches pouffent en se poussant du coude, retranchés aux tables voisines. « Si tu dis ça c'est que tu me désires. Le barman de 55 ans n'en perd pas une. Terence demande si Joëlle appréciait ses cours, l'année dernière. - Superchiants - m'sieur, on pourrait se vouvoyer s'il vous plaît ? - J'aimais vous voir sourire. - Jamais remarqué. » Terence commande un demi pour caler le rhum. Joëlle refuse « J'habite chez mes parents - pas d'embrouille - merci” - tout le bar suit le dialogue. - Vous aimeriez venir au cinéma ? “Théorème”, “La Mort à Venise” ? - C'est nul vos films.” Ils baissent la voix.

    Terence pourrait passer par la cour de chez Joëlle S., mais sitôt que la télé s'arrête le chien se met à gueuler “Tant que mon père n'est pas sorti lui foutre un coup de latte, il arrête pas”. Joëlle s'en va. Terence au baby-foot passe pour un con auprès d'une bande de cons, ressort en titubant « Cinq rhums monsieur Elliott, pas quatre ». Le surlendemain avec Magdalena, revenue de Bordeaux, Terence visite à Paris (30 mn par le train) la Galerie JUST IMAGINE. C'est une amie de Rachel morte qui maintient, malgré son suicide, toute l'exposition : "Cyniquement parlant, c'est très vendeur". Elle ne semble pas spécialement affectée. Joëlle Sègue sort soudain de l'arrière-boutique, pétrifiée : "J'ai reconnu votre voix, monsieur Elliott. - Vous vous connaissez l'une et l'autre ? - Disons que Joëlle s'est trouvé chez moi un petit job pour l'été - Magdalena je te présente une ancienne élève.” La jeune fille fait bonne figure : "Avec Renée je m'occupe du secrétariat". Terence lui jette un œil égrillard, estompé d'une moue rapide.

    Rachel, amie de la morte, couve sa jeune recrue. "Monsieur Elliott dit-elle, vous avez vu notre affiche , "Le Colporteur” ?" - Qui est cet homme ? - Vous ne reconnaissez pas cette musique ? Oh là là là, c'est magnifique ? de Cole Porter ! – et juste en entrant, une affiche originale de High Society, 1956, avec Grace Kelly, Louis Armstrong. - ...Sinatre et Bing Crosby, complète Magdalena. - Cole Porter n'est pas sur l'affiche, mais son nom y figure. Plus" - Renée est intarissable - "un agrandissement de sa pochette Its'De lovely, avec les gratte-ciel, à gauche" - Terence s'illumine : « Ah, Col Porteur, how funny !" Les femmes se paient gentiment sa tête. Très drôle, indeed - rien à boire ? - Non, pour éviter les renversements de verres..." L'assistance déambule, admire de bonne foi les photos, jusqu'à un tableau abstrait prêté par Facchetti pour le vernissage (Theodore Appleby, « Sans titre »).

    Joëlle se laisser frôler. Il la serre très fort aux épaules en bandant sur son dos. Magdalena signale vicieusement à Terence les meilleures litho (un saxophoniste soufflant des portées, Pierrot et Colombine - musique à présent de Franzetti, un peu anachronique, dit Terence - barbiers juifs à papillotes, quatre pasteurs en congrès. “En tant qu'adjoint au Maire du IIIe arrondissement...” - les discours viennent de commencer. Terence tente la tangente avec Joëlle. Magdalena n'écoute pas non plus, à l'arrêt devant un buste de cuir écarlate sans tête, et Terence a

    posé l'avant-bras sur la taille de Joëlle, élève d'antan. Il lui demande un peu ivre (pastis au goulot dans l'arrrière-cuisine – quel fouineur !) "si [elle couche] avec l'exposante, Pas question répond Joëlle, Renée pourrait être ma mère. » Huit jours plus tard Terence x à ses fins sexuelles : un grand salon qui tient tout le premier étage, le chien en vadrouille.

    Le chauffage là-haut s'effectue par plancher chauffant. Terence se retrouve en bras de chemise, repère une abondante collection de B.D. :...du Druillet ? - Première version. Maintenant,

    il fait Vuzz. - Vuzz ? - C'est l'histoire d'un voleur. Ici à droite, tous mes Tardi. - Je peux voir ? "Brouillard au pont de Tolbiac" ! ...et du Bilal ! - J'ai aussi. J'étais sûre que ce serait ton préféré. Tous les intellos raffolent de Bilal.” Terence : Mais c'est très bien d'être intello. Maintenant ils se tutoient. « Et ce fameux « bon ami » ? - C'est un « intello », lui aussi : langues étrangères appliquées deuxième année : catalan, grec démotique et droit - Grand ou petit ami ?

    • 1 - M'sieu, qu'est-ce que ça peut vous foutre? il a vingt-trois ans, il collectionne tous les portraits de Lluís Companys et de Venizélos.
    • 2 - ...Venizelos ! ...ne me présente jamais ce petit facho.
    • 3 - Vire tes boots, ça fait dix minutes que tu tortilles des pieds. » Ils s'enfourchèrent, elle était vierge.

     

    X De son côté Viviane, sœur cadette de Magdalena, reprend à Bordeaux (ils ont roulé toute la nuit après le vernissage) reprend donc le récit de la mort de sa mère : “Juste après le coup de feu, j'ai couru voir... - ...Tu n'as rien vu du tout Viviane, tu étais à côté de nous, à Paris, au téléphone…

    - C'est la police qui m'a raconté ; pendant que certains picolent en douce du pastis en cuisine (fixant Terence) moi je décroche le téléphone de la réception, pour avoir des nouvelles O.K. ?" Terence avale sa salive. "...Devant le corps tout chaud la voisine affolée a raccroché le téléphone de maman Rachel, les flics ont retrouvé la mère Jules perchée sur une chaise en train de répéter comme une folle et qu'est-ce que je fais maintenant, qu'est-ce que je fais la police répondait Vous êtes hors de cause madame - hors de cause, vous comprenez ?

    - ...Et ils t'ont raconté tout ça au téléphone ?

    - Oui.

     

    X

     

    Fin du récit. Viviane s'est retrouvée toute seule à Bordeaux après l'enterrement, dans le petit studio trouvé par sa mère, qui ne voulait plus la voir traîner dans ses pattes. Elle fréquente à présent un petit lycée privé : cours le matin, sport l'après-midi. Mais, sauf pour passer la nuit, elle retourne chez feue sa Rachel de mère ; dans l'appartement vide elle enfile sur tous les mannequins toutes les robes chapardées, fait le détour devant le téléphone. Courrier du Lycée :Mademoiselle Bratsch, Viviane, a subi un grave traumatisme. Nous ne pouvons malheureusement l'admettre en classe supérieure. Téléphone de l'assistante sociale : «Vous ne pouvez tout de même pas rester seule dans cet appartement – allô ?... ” Viviane se farde, se déguise, retrouve des textes annotés, apprend des morceaux de rôles, passe la main sur les coffres et les fauteuils, jusqu'au soir qui tombe à travers les rideaux.

    Sur les tentures de Jouy figure le cloître de San Juan à Soria. Télévision jusqu'à vingt heures. Se glisser dans la rue, retrouver sa chambre de vierge, sécher les cours le lendemain, et juste à onze heures un coup de sonnette : "Nous sommes venus” disent les héritiers (d'autres héritiers) « aussi vite que nous avons pu” dix jours après tout de même tante Albertine c'est ta soeur qui est morte (joue droite, joue gauche) - « bonjour cousin”. C'est un jeune homme sur le paillasson avec sa mère, les cheveux ras, l'air satisfait. Il a 22 ans, il s'appelle Ange. Un gros ange. Six ans de plus que Viviane. Tous deux se marmonnent des saluts. Tante Albertine, venue de Morlaix, se passe d'autorité un filtre en cuisine, grommelant à haute voix : 1°) le suicide est une aberration ; elle n'en aurait jamais le courage ; 2°) "quel sens du théâtre !" Elle est morte en vrai réplique Viviane ; 3°) Rachel avait tout le confort mais 4°) vivait dans le désordre : “Il faudra se débarrasser des mannequins ; distribuer les tenues de scène “pour ne pas nourrir la déprime des survivants” - “Brocante Jourdan, à St-Renan.” Elle ajoute que Rachel “croyait peut-être moins en Dieu que nous le pensions” - “...de famille”, dit le cousin, « jeu de mots ».

    Viviane excédée lui referme la boîte à sucre, c'est le cinquième qu'il bouffe. “Tu n'auras

    pas besoin" décrète Albertine "du secrétaire. Ni de la commode bretonne”. Ange estime qu'elle serait bien mieux chez eux à Morlaix (Finistère) “...nous ne voulons pas te dépouiller” s'empresse la tante. Ce que Viviane jetterait bien, en revanche, c'est le grand lit où sa mère passait des après-midi entières. Et la cage du perroquet mort. La vie part dans tous les sens. Tante et cousin passent la nuit sur place. Dès l'aube suivante les voilà repris par une rage de "tout bazarder" (les saloperies ! les saloperies !) - Maman, gémit l'Ange, j'en ai ma claque de vivre dans le taudis de Kerédern. A 22 ans maintenant j'ai besoin de meubles. Le matelas part en miettes, je n'ai pas fermé l'oeil depuis trois mois”.

    Tante Albertine s'enhardit jusqu'à proposer de vendre l'immeuble tout entier : “Qu'en penses-tu Viviane ? - Je téléphone à Magdalena. - Toujours pas revenue celle-là ? dit le cousin. Viviane fait observer qu'on ne les a vus, ni lui ni sa mère, pour les obsèques. Magdalena est repartie parce qu'elle ne pouvait pas tout laisser tomber comme ça, la clientèle n'attend pas, et pour finir, au dernier moment, sur le quai de Bordeaux-St-Jean, le cousin Ange propose de rester à Bordeaux, pour te tenir compagnie. Ce sera mieux pour toi. - Je te vois venir dit Viviane. Juste tu ne dors pas dans le lit de ma mère. Ni avec moi d'ailleurs. » C'est Viviane qui s'empare du lit maternel, et le gros fils d'Albertine se rabat sur la vieille chambre de jeune fille.

    Il participe aux frais de nourriture avec la plus grande équité. Va même jusqu'à résilier en personne le studio d'étudiante de Viviane ; la propriétaire prend un air entendu. Sur le chemin du retour, Ange fait les courses et range avec soin les emplettes dans le frigo : "Il pleut autant à Bordeaux qu'en Bretagne". Viviane a pris en affection, malgré sa solitude ou malgré son chaperon, ces deux étages où sa mère a vécu. Des parfums y rôdent encore. Le gros Ange promène discrètement ses petites oreilles ourlées, ses yeux verts, son blouson râpé qu'il jette sur son lit. La jeune fille trouve après tout la situation plaisante : à elle en effet revient de décider si l'amour se fait ou pas. Pour l'instant le fils d'Albertine réduit ses larcins de sucre et se confie à sa cousine de quinze ans, qui partage avec lui ses souvenirs : "Ma mère” dit-elle "était pratiquante.

    - Pas du tout réplique Ange, “elle s'est lavé les mains dans un bénitier, avec du savon apporté exprès ; le curé...” (etc.) - Ma mère a joué l'Infante du Cid... - Pas du tout ! avec ses moustaches elle faisait Flambeau, le grognard, dans L'Aiglon ; mais on voyait ses seins." Ange tient cela de sa propre mère. Viviane, aussi. Qu'il est bon d'avoir une sœur. De même, les engagements politiques de Rachel se bornaient aux manifestations sur la voie publique, juste après la Fanfare du Syndicat : "C'était au Havre, avec les dockers, avant ta naissance. Ma mère m'a tout dit.. - Ange, trouve-lui tout de même quelque chose de bien !” Ange lui découvre alors un cœur d'or, un goût exquis, de réels engagements progressistes : "Après tout, elles se sont bien connues".

    Le soir, après le film, les jeunes gens se couchent tôt, séparément. Viviane écrit alors à Magdalena et à Terence: "Chère Magdalena, tu t'es bien éclipsée après l'enterrement ; Terence, tu étais sans doute particulièrement quand tu as sorti tes crétineries au téléphone. Tante Albertine est repartie (ouf), me laissant seule avec le cousin Ange. Il est très correct, mais parle de maman comme s'il l'avait mieux connue que nous. Au lycée on me regarde bizarrement ; à la maison, Ange m'aide pour mes disserts et ne me quitte pas d'une semelle, il me fait la morale et nous passons d'agréables soirées : il est toujours d'accord pour le programme télé. Il couche sur le divan et ferme sa porte à clef mais la mienne (de clef) est perdue. L'assistante sociale me dit que j'habiterai bientôt chez vous à Paris, j'attends votre réponse pour me décider, je vous embrasse, Viviane.” Dialogue : Ange et sa cousine se prennent les doigts sur le divan vert, Ange dit qu'il n'est pas beau, qu'il a des bajoues. Viviane répond qu'il n'a qu'à se laisse pousser les cheveux. "Tu vois d'ici ma tête ? dit-il, en plus j'ai du ventre”, elle n'enlève pas sa main, et comme ils s'emmerdent ils couchent. “D'accord mais une seule fois” disent-ils.

     

    X

     

    La scène se déplace à Paris chez Terence et Magdalena, sur un sofa plat recouvert d'indienne. Un mois s'est écoulé, nul ne prend de décision : “Notre appartement est trop petit pour loger Viviane, tu as bien vu”. Terence veut tout de même héberger sa "petite belle-sœur qui prend des risques. Nous sommes ses seuls parents”. Magdalena s'anime, “pas question, Viviane est grande et s'en tire toute seule. - Se tire toute seule. - Très drôle. Nous avons déjà du mal à tenir à deux.” Elle se fait traiter de psychologue. Viviane téléphone : “...Je suis enceinte !” Magdalena : “Qu'elle vienne immédiatement !...immédiatement ! Pas toujours toute seule rectifie Terence (il pense bienvenue au club) – pas de nouvelles de Joëlle. A Bordeaux chez sa mère Viviane raccroche et se roule en boule sur le canapé jaune (rouge, bleu).

    Cousin Ange est parti. Sans savoir. Il a bien rempli sa mission, entre autres. Viviane voit Rachel en rêve se pencher sur elle et lui tendre un petit cœur en céramique du Stand Trotskyste. Les jours passent. Au nord du 45e parallèle Magdalena engueule Terence qui n'a pas pu se retenir de se confier : “Elle s'appelle Joëlle, dit-elle,je sais tout » (ici le nom d'un confident concierge). Terence observe que l'analyse ne protège pas de la jalousie "la plus crasseuse". - Mais elle n'a que seize ans !” gueule Magdalena - Tu aurais peut-être préféré que je baise ta sœur ?” D'un seul coup Magdaléna se met à pleurer, il aurait pu pouvait trouver des raisons, lassitude, inconscience, au lieu de fuir dans l'insolence, "Terence ne me regarde pas comme ça - Elle avait besoin de moi. - Plus que toi de moi ? et ne me dis pas que tu l'aimes Terence, jamais tu n'as été grossier avec moi" il répond les deux font la paire. - De couilles ?" On frappe à la porte, c'est Viviane avec deux valises, "Tu arrives bien dit Magdalena tu vas relever le niveau. - De mes couilles?" Terence prend une baffe, la petite sœur jette ses bagages, son cul et son sac à dos sur le sofa, se tient le ventre. "Tu ne peux pas avoir mal maintenant” dit Magdalena " enlève tes mains merde”. Terence prépare un en-cas en cuisine. "Tu vas faire sauter ça tout de suite" Viviane réplique "Je l'ai je le garde - Tu vois intervient Terene c'est à ta con de sœur aînée qu'il faut faire la morale ». Viviane demande aigrement s'il faut qu'elle reparte "là tout de suite".

    Magda, à Terence : "Ta pouffe est peut-être pleine aussi tant qu'on y est ? Viviane demande "Qui c'est celle-là ?" Terence "Et c'est vraiment ma faute si la capote a crevé ?" Viviane rit nerveusement. Magdalena : Ton connard de beau-frère a tringlé une connasse de seize ans. - Pourquoi, y a un âge limite ? - La différence ma bien chère sœur est que nous sommes mariés, lui et moi, pauvre enclume. Viviane : J'ai quinze ans merde ! Terence traite son épouse de psychologue de [s]es burnes, Magdalena lui jette qu'il "drague des putes de seize ans aux chiottes" et Viviane : "C'est pour vous engueuler que vous m'avez fait venir ? - T'aurais préféré qu'on te laisse sur ton trottoir ?

    Magdalena sursaute mais je souffre, moi, bordel ! - Nous aussi Magdalena ! Elle bondit vers le téléphone que Terence lui arrache. Pugilat, crise, reniements, Viviane rit pour la troisième fois. La psy contre-attaque "C'est l'enterrement de Rachel qui t'excite n'est-ce pas tu n'as jamais pu blairer ma mère il n'y avait pas foule à l'enterrement tu étais déjà reparti de la veille » ajoutant "je suis sûre que tu t'es arrangé pour baiser juste à l'heure de la mise en bière - Richard III Acte I scène 2 – Dégueulasse. - Fille de ta mère – Tout juste capable de bander à heure fixe Viviane SE

    MET A HURLER MOI AUSSI JE SUIS SA FILLE vieux salingue c'est moi la plus jeune moi j'ai fait un gosse avant toi qui est-ce qui a découvert le corps en sang le flingue dans la flaque et les questions des flics ton baiseur minable j'en ai rien à foutre et mon gosse tu ne le feras pas sauter ni celui-là ni le suivant “Réfléchis” dit Magdalena.

    - C'est réfléchi. » Troisième attaque : “Tu vois dans quel état tu mets ma sœur tout ça pour une pute Retire ça Si tu ne m'avais pas niqué les nerfs tu es un monument d'égoïsme TERENCE “...d'inconscience, de fascisme...” MAGDALENA ...de muflerie machisme porcherie destruction ma

    sœur en épave, tu aurais massacrfé ma mère si tu avais pu TERENCE -te MAGDALENA (suite) (“froid comme un marbre les hommes sont des salauds je te préviens Viviane”) VIVIANE Ça va me retomber dessus TERENCE Toi la fille-mère ta gueule VIVIANE Bon là je me casse TERENCE Reste reste – Magdaléna reprend d'un coup le téléphone , compose :Allô Joëlle allô Psychologue siffle Terence Vous saviez dit Magdaléna vous saviez parfaitement tous les deux que ma mère était morte – dans des conditions atroces – allô ? - parfaitement – je suis Magdaléna Bartsch – vous avez forcé mon mari - parfaitement – QU'EST-CE QUE VOUS VOULEZ QUE ÇA ME FOUTE gueule l'amplificateur J'EN AI RIEN A CIRER (effet Larsen) - Sa belle-mère est ma mère crie Magdalena et ma sœur est enceinte C'EST PAS DE MOI crie Joëlle (effet Larsen) là normalement Viviane éclate de rire “Terence, tu es là ? Allô  ! c'est Joëlle dis-moi que tu m'aimes.

    - Pas devant ma femme (Terence coupe l'ampli) Tu as ta dignité poursuit-il Tu veux me la jouer à la dignité ? Tu restes calme pour ne pas l'imiter ? Raté - allô ? ... pour ne pas me faire de peine ? tu sais ce qui me fais de la peine ? ...pas la mort de Rachel, pas la grossesse – Tu me fais la morale Terence ? tu me fais – ta femme est encore dans la pièce ? ...Vire-la – VA TE FAIRE... – Tu dis ça parce qu'elle est là Terence, tu veux qu'elle s'imagine qu'entre nous c'est que du cul ?” Joëlle dit qu'on se retrouvera, qu'ils se retrouveront, Au revoir dit Terence « Comment “au revoir” s'étrangle Magdalena l'homme raccroche, se tourne posément vers elle : Et si tu téléphonais au gros neveu, ma chérie ?

     

    X

     

    Fréquenter Joëlle est devenu périlleux. D'urgence changer de bistrot. Se mettre des lunettes noires. Joëlle en robe de mai pas enceinte (plus enceinte ?) passe la porte du Nouveau Bar Tétouan, commande une glace et Terence un café. Deux cafés. Trois. Ils se touchent les mains. Terence dévide abondamment, Joëlle mord dans sa pistache et plisse les yeux « Magdalena va te demander d'où tu viens, qui tu as rencontré, de quoi nous avons parlé tu diras de tout et de rien, de café, de gare, de collègues - ...Tu crois que mon métier me passionne encore ? - ...Terence ma confiance est morte - Le ciel n'est pas plus pur que le fond de mon cœur ? - Je te parle d'amour et tu cites Racine ?

    Terence et Magdalena se tendent les mains par-dessus les tasses : banale histoire d'élève, de professeur à bout de souffle. Jamais le Proviseur n'eut autant d'égards pour lui. Il fixe dans les yeux son « employé d'anglais » j'aimerais regarder ailleurs, penche sa tête blanche entre ses revers de veston bleu. Du matin, pour dix-sept heures, après les cours, il convoque Terence pour signer un document très neutre, l'administré transpire en vain tout le jour, se demandant ce qui l'attend : un vieux truc stalinien, appris dans une biographie : ça fonctionne bien. Les collègues constituent trois groupes : le premier composé d'hommes qui rient, serrent les mains et parlent fort ; le deuxième groupes, de femmes offusquées, qui se détournent ou ne signifient rien.

    Le troisième groupes, des deux sexes, affiche ses inconséquences : distants ou empressés, froids ou bien souriants ; mais nul n'égale la sournoise maîtrise du chef. Rien ne lui échappe. “Monsieur Elliott ? ...entrez vite. - Je suis en retard. - Midi cinq, c'est bon. » C'est bon, mais le chef l'a épinglé. Terence fait bien pire en son privé : « Passez le rideau” dit le photographe "ne bougeons plus" - dans un studio sans seconde issue, des grappes de spots s'agglutinent sur leurs tringles, on entend les mâchoires d'acier du Nikon : Joëlle, enceinte, seize ans, se soumet à l'objectif d' un petit homme gris très professionnel - « changement de filtre  - repos” ! Joëlle se déplie Envie de t'embrasser L'assistante les dirige derrière un paravent, un matelas sommaire – plaisir volé – danger - qui sont ces gens ? - sans attendre la réponse Terence ajoute Où sont tes parents ? –Tu ne les connaîtras jamais.

    - Fin de la pause on pose “ - l'artiste a bien de l'esprit. Damn it, pense Elliott qui peut se satisfaire de ça ? (chez eux une carte de Grèce couvre tout un mur au-dessus du réchaud. Terence ou Magdalena tracent au crayon des itinéraires. “Nous n'aurons jamais assez d'argent” dit-elle voyageons par procuration dit Terence). Ils boivent du café. Je ne te vois plus” dit Magdalena Horaires de cantine dit-il (ou bien je distribue des tracts Rachel mère et belle-mère en a laissé 25 (vingt-cinq) kg) Magdalena s'étonne soudain de n'avoir pas d'enfants. Terence fait venir chez lui Joëlle pour des cours particuliers : “Le monde extraordinaire des mannequins”.

    Il la saisit par les bras, la relâche, comme un maître et sa disciple prenant congé, Magdalena trouve ça fort : “Tout va bien Joëlle ? - Oui, Madame.” Tant que la grossesse ne se voit pas. Que veux-tu dire avec ton enfant ? dit Terence à son honorable épouse ; je n'ai plus rien à te confier, pourquoi m'aimes-tu ?” On n'a pas idée de poser des questions de ce genre. Terence adore aussi que sa femme prenne l'accent anglais. Joëlle trace au tableau d'appartement des silhouettes humaines, qu'elle recouvre de vêtements. Terence très inventif apporte au lycée son matelas gonflable et son duvet qu'il installe dans la réserve. Joëlle retourne au lycée, pas plus loin justement que ladite réserve : il l'étend sur le matelas gonflable et la déshabille. Le soir même, après tous les cours, les femmes de service s'interpellent dans les couloirs, les balais claquent. Tout le collège leur appartient. Elles vérifient les portes et clanchent un nombre incalculable de poignées : “Il y a quelqu'un ici. - Penses-tu ! - Je le sens, je te dis que je sens quelqu'un.

    - Qui veux-tu que ce soit ? - Je n'entends rien mais j'en suis sûre.” Terence incapable de résister pousse un hurlement horrible. Les femmes s'enfuient terrorisées en braillant. Terence hoquette de rire et Joëlle, cachée avec lui, l'engueule et le frappe. Le Principal se précipite de son appartement de fonction en s'essuyant la soupe sur les lèvres qu'il a grasses et molles et découvre en ouvrant la porte, au ras du sol, ces deux cons nus entre les pieds de chaises. Terence perd son emploi et chie sur le peuple. Terence, Magdalena, Joëlle enceinte, après ce bel exploit sont invités à Morlaix par cousin Gros Ange et tante Albertine. Viviane revient de Bordeaux, invitée elle aussi. Magdalena sur le siège avant découvre sa soumission dans un grand sursaut intérieur d'effroi. Pas de pardon répète-t-elle en soi Pas de pardon et son analyse en reste là, demeure en plan, tourne court. (La grosse Albertine de Morlaix recommande à son fils, s'[il] veu[t] capter l'héritage, de "[s]e montrer plus aimable avec [s]a cousine Viviane de Bordeaux. “Je suis parti de là-bas brusquement” concède Ange. “Invitons tout le monde » proposait Grosse Tante.

    - Merci ma mère ô ma mère, vous êtes si bonne, mais comment les distraire ? » Ange comprend la leçon. La maison morlaisienne est vaste. Une nuit de repos, et dès le lendemain : "Nous les ferons pique-niquer, lui dit sa mère, aux falaises de Guimaëc, puis nous marcherons au sommet, puis nous redescendrons pour un tour en mer.” Ange s'angoisse : deux filles de seize ans, enceintes ensemble, sur une même embarcation, au milieu des vagues... Il veut bien convaincre Viviane de sa profonde amitié, "sans plus" précise sa mère (éviter "profonde", quand même) - "ne t'embarrasse pas avec ça - c'est à la femme de faire attention." Depuis, Terence s'est mis au volant, Magdalena près de lui, à l'arrière les deux filles enceintes. "Il faut tous bien les distraire".

    A partir de St-Brieuc Magdalena conduit. Les foetus tiennent bon, Joëlle et Viviane se flairent sur le siège arrière, on ne les entend pas c'est la radio de bord dit Terence à sa femme, Viviane demande à Joëlle (17 ans) « à quel titre » elle vient avec eux Tu n'as jamais vu la mer ?” Joëlle se tait. Devant ses yeux, les boucles et le dos du seul homme qu'elle aime ou connaît bien, Terence Elliott. Viviane se demande ce que Terence, son beau-frère, peut bien trouver à cette grue maigre. Si Magdalena restera longtemps aimable avec cette Joëlle ; si le couple des vieux (36 ans, au bas mot) s'aime encore. Elles finissent toutes deux, les Détournées, les Séduites, par admirer les paysages, à droite, et à gauche. Les voici boitillant à six (Ange et sa mère sont venus au-devant d'eux) au pied des falaises ; pieds tordus, galets, marée montante.

    Le ciel est froid malgré juin. Le pique-nique étant prévu, on s'y colle. Ange à la dérobée lorgne Joëlle, pour voir qui est la plus grosse des deux. Terence a pris les devants. Il porte le gros panier ; la grasse Albertine, sœur de sa défunte belle-mère, traîne en queue. On n'a pas jugé bon jusqu'ici de lui présenter Joëlle, en stage, enceinte. On aménage quelques pierres en cercle pour s'installer sur le sable. “Plutôt frais” dit Magdalena. Ange ouvre les pâtés. Qu'il est de bonne humeur, Terence ! tout ce qu'ils bouffent tous ! assis en rond comme des yacks aux vents mauvais. Viviane ne dira pas, elle non plus, qu'elle est enceinte ; Ange ferait un mauvais père : trop de ventre. Les cirés frissonnent. Quelques touristes passent, mieux couverts, avec des signes amicaux. Albertine enfile deux sandwichs. “Au point où tu en es” dit son fils, qui promet, lui aussi. Terence joue le boute-en-train, ça lui est venu comme ça, juste aujourd'hui. La demi-douzaine, deux futurs pères et quatre femmes, excursionnent ventre plein au sommet des falaises. Des exclamations sont poussées sur la vue, sur les bateaux anglais qu'on voit (« les convois qu'on voit” : très drôle, Terence!) - il soutient Viviane, dans les montées, Joëlle enceinte de ses œuvres est aux prises avec la grosse Albertine qu'elle ne connaissait pas la veille, toutes deux titubent à qui mieux mieux. Magdalena empêche l'Ange de tomber. “Nous sommes les premiers” dit Terence à sa belle-sœur : “Vois-tu l'Angleterre ?

    - Pas de si loin, Terence ! - Tu as souri, tu as dit mon nom. -Tu n'es pas le père, tonton.. Fous-moi la paix. - Qui va s'occuper de toi si le gros porc... - N'insulte pas les porcs. » Terence demande si elle compte rester seule avec l'enfant. Pas de réponse. Ils se rejoignent à 6 autour de la pointe, essoufflés comme des poissons hors de l'eau, se désignant les points de repère. “Tu es de bien bonne humeur Terence” observe Albertine en soufflant dans sa graisse “Je me défends” dit-il, “je me défends”. Une fois redescendu, tout le groupe embarque sur le Trois-Couillons, des Frères Croche, affables, qui trimballent professionnellement les touristes et leur enfilent casquettes, gants, sucettes au calcium pour qu'ils ferment leur gueule. Temps frais, noroît hors-saison. La bôme fauche au-dessus des têtes baissées d'un coup, parce qu'on remonte face au vent, les frères Croche se mettent à chanter, on ne se dit plus que des conneries ou bien on s'isole, d'un air profond, sur le cri de la vagues et sous la mouille d'embrun. Le Croche-Barreur dit “Bizarre, le vent tombe”... “...Mais ce n'est rien M'sieurs-Dames” ajoute le frère. “On voit moins loin que tout à l'heure”, “La mer est grise”, “Redresse au vent” - Quel vent ?”. La voile faseye” - “bat au vent” - Takapétéddan dit le cousin. “Nous avons fait les Glénans, dit le barreur, piqué. Mesdemoiselles, ne craignez rien.” “ce ne serait pas du brouillard qui tombe, là ?” observe Terence. “Bien sûr Monsieur, rien de plus normal par ici.” “A cette heure-ci ?

    - A toute heure Monsieur ; Joël, va écouter le poste – Moi? - Je parlais à mon frère, Mademoiselle” - Madame”. Albertine éclate de rire. Son gros Ange garde le silence, mais il lui semble soit qu'on tire des bords, soit qu'on dérive. Albertine soupire “Mon Dieu mon Dieu”. On entend un puissant grondement “Nous arrivons sur les rouleaux Madame, c'est la mer qui descend. Où sommes-nous ? En mer.” “Dement” dit Ange. “Ça se gagne” dit Viviane. Le frère barreur : “Calmez-vous, on en a vu d'autres, ceux qui paniquent vont dans la cambuse”. Viviane descend dans la cambuse. Quand elle s'est cognée dans le noir trois ou quatre fois aux fausses voliges elle remonte sur le pont, où le seul avenir qui l'attende, c'est la vague suivante : sa perception du futur est totalement coincée.

    Ange dit “Elles sont courtes mais bonnes”, toujours ce genre de jeux de mots, Terence ferme sa gueule. Cependant le barreur aborde en pleine mer la Police Maritime, qui a l'œil sur tout, par ce gros temps : “On vous suivait. Bouées de sauvetage ? Trois en tout ?!” Terence, plus tard, raconte : Qu'est-ce qu'elle leur a mis, la police ! Et puis (suite du récit), tout le monde s'était bien rendu compte que Viviane, 16 ans, avait quelque chose dans le ventre, quand elle avait sauté lourdement sur le pont de la vedette à flics; même qu'elle avait vomi en écartant les jambes ; Ange racontait pour sa part que tout le monde l'avait laissé, lui, sur la barque à voiles des frères Croche, aucun bras secoureur ne l'avait “euh... secouru ; et si j'étais tombé entre les deux bordages ? "Ça se frottait, ça montait, ça descendait ! mais les femmes, on les aidait, on les prenait par le bras. »

    - Tais-toi, vaurien de merde, dis-moi plutôt de qui ta cousine est enceinte. - Je ne sais pas Maman. - Tu crois que c'est Terence ?” Ce dernier suffoque d'indignation. Belle promenade en mer en vérité, très instructive. “Joëlle, tu ne peux pas croire en cet abruti ? ...Terence ! Viviane est enceinte, j'exige une réponse : as-tu couché avec ma sœur ? » Le torchon flambe, dès le soir, dans le petit salon bonbonnière de Morlaix où tous se sont repliés, au comble de l'épuisement. Plus tard, Terence se confiera : “Que faisions-nous avec eux ? - Avec Ange et ma sœur ? - Si tu savais ce que je me suis angoissé » reprend Terence ...j'ai voulu te présenter Joëlle. - On ne présente pas une passade ! » Joëlle, son amante, se plaindra devant lui  : « Sur la plage d'en bas tout le monde me dévisageait. - Sauf ma femme, qui me dévisageait moi. - C'est aussi ce qui m'a le plus gênée dira aussi la Tante. Jamais je n'ai autant regardé le paysage ».

    ...Ce soir-là, de retour des falaises, parmi les bibelots d'Albertine, Terence s'est emporté d'un coup : « Est-ce que je sais, moi ? » Tout le monde s'est tu, et de partout, des mèches allumées se consumaient dans la menace. « Terence » - dira plus tard encore Magdalena - « je trouve cela très laid, cette grossesse de Viviane à ma place ». - Je ne suis pas la banque du sperme. - OK. Déclarons la guerre : qui va élever l'enfant-de-la-sœur-de-ta-femme? Ange, le poussah ? - Ta famille est un ramassis de blaireaux. Tu n'aimes personne. Tu détestes Viviane, que tu as totalement abandonnée après l'enterrement. C'est ce qu'elle m'a confié en voiture, quand je penchais la tête en arrière sur mon siège pour l'entendre. Cet enfant, je l'élèverai comme mon propre fils. « Fais-en donc un, de gosse, avec ta bourge » m'a dit Joëlle « tu m'aimes, tu me dis que tu m'aimes, c'est pour faire joli » - ce sont ses propres mots. - Que répondais-tu ? - Que je la désirais. Elle m'a ordonné de faire l'amour derrière les troènes – En pleine circulation ? - Nous l'avons fait. »

    Joëlle habite une caravane, tout un monde : cassettes, revues, CD. Dans un renfoncement la télé peinte en rouge “Mes parents n'entrent jamais ici”. Dans le soir étouffant Terence étend ses membres transpirants sur la couchette et avant qu'ils aient bougé d'une ligne c'est la télé qui se déclenche. “Chaos à Moscou” : une brochette de vieux cons goitreux en casquettes militaires annoncent la destitution de Gorbatchev “pour raison de santé”, Terence couine d'indignation sous la petite coquille de plastique et Joëlle impassible se tourne vers l'écran, et dans la touffeur de l'habitacle surchauffé ils baisent encore devant les généraux morts. “Terence tu penses à autre chose, Terence nous n'avons jamais qu'une heure au pifomètre devant nous, Terence la tolérance de ta femme me soûle – Terence ta femme au rabais c'est moi. Assez de coups d'œil incessants à ta montre, de baiser sur un quai de gare - Je me demande pourquoi tu t'obstines à jouir - Maintenant Terence tu dégages. - Je n'ai pas de chance. - Ta gueule. » Correspondance (“six mois plus tard”) de Joëlle, ancienne élève, à Terence : “Qu'est-ce que tu as besoin de m'écrire à présent ? Tu veux m' emmener au musée de Rouen ? au musée de Caen ? tu m'apprends quoi là le prof ? Chère Joëlle. Tandis que tout s'équivaut la vie passe (“il est égal d'aimer tel ou telle”) - te revoir, t'expliquer tout cela. Il parle de [la] serrer tendrement dans [s]es bras,” car la vie n'est qu'une suite d'instants. L'accouchement est imminent. Terence et Magdalena, dialogue en vrai : “Je suis malheureux. - Quel sens de l'humour, Terence. - Je l'aime encore. - Je te préférerais grossier. - Je bande encore. - Tu es pathétique” - montée en flèche de la fréquentation du cabinet "Magdalena Bratsch".

    Qui affûte ses toutes nouvelles batteries de tests. La nuit se bariole de couleurs criardes. “Terence, tu es devenu merveilleux. Tu ne regardes plus la télé, tu joues sur un pipeau des chants qui trouent le ciel nocturne.” Eclats de rire. Ils redeviennent amoureux. Ils se traitent d'imbéciles. Deux bébés çà et là voient le jour dans l'indifférence générale. Terence gravit l'escabeau à roulettes qui monte à ses rayons et feuillette jusqu'à l'aube les ouvrages de sa Thèse, il essuie avec soin ses reliures de cuir. Au lit, vingt nuits durant, ce sont des besoins, des postures, des retombées. Sans négliger la contraception. Ils s'aiment et se passent les mains sur le corps. Ils se mordent les lèvres, leurs yeux titubent, leurs doigts rampent.

    Deuxième étape : trentième jours. On se calme. On se parle d'autres hommes, d'autres femmes. On les examine entre ses griffes, on les exalte, on les déchire. Ils sont tous, masculins ou féminins, “moins instruits”, “ayant souffert”, “si faibles”. “Aimant leur métier, tendre avec les enfants”. Terence et Magdalena ne reçoivent plus personne. Reparlent d'Aquitaine. Magdalena jette un jour, négligemment, qu'il y a du rapatriement dans l'air. - C'est faux, coupe Terence - nous n'avons jamais eu, nous n'avons plus d'amis. - Tu nous as ôtés à l'influence de ma mère morte car je vous ai fait sortir d'Egypte - Invitons tes patients ! - Ces malades ?” Terence dit ne pas souffrir de solitude ; que c'est à elle de recruter, ici même en banlieue parisienne, des visiteurs.

    Les deux pondeuses prématurées ne sont plus que des souvenirs de théâtre, comme ces comédies communes où dès l'entracte le public choisit dans sa tête sa chaîne télévisée pour tout à l'heure, au retour. Magdalena répond qu'il s'est fait virer de l'Education Nationale, qu'il n'a plus de collègues et vit à ses crochets. - Je déteste recevoir dit-il. - C'est plus que le désert - Si tu cesses de geindre dit-il ce sont les autres qui viendront. - Personne jusqu'ici ne vient. » Il répète qu' [il] n'en

    souffre pas. Elle dit “Joëlle t'obsède, paraît-il ? ce ne serait pas la preuve que tu souffres, par hasard ? ” Il ne répond plus. Au lit, le soir : “On en parle ou on le fait ? - Tu viens de répondre dit-elle. Le ton monte, la queue baisse. Débat sur l'impuissance et la frigidité, les lesbiennes, pédés, pédophiles, zoophiles, coprophages. Le cunnilingus. Le point G sérieusement concurrencé dans la dernière ligne droite par l'onanisme digital. “On passe à d'autres orifices”. Tableau. Pas question qu'un gode foute les pieds chez moi. - ...dans mon cul ? » - alors, sommeil, tant bien que mal, main sur le sein, tête sur le ventre.

    On ne peut pas dormir ainsi tordu. Un demi-comprimé. Un entier, deux, d'autres drogues, dialogue : “Terence où vas-tu chaque nuit ? - Je ne dors plus. - Tu m'as réveillée – Tu l'étais déjà j'étouffe. – Je suis de trop ? - Si tu t'affales sur moi Magdalena comment veux-tu que je respire. » Terence est fervent des programmes de nuit Je n'ai rien à te dire - Caresse-moi ! - Tu ne réagis plus. Tu ronfles – Ce sont tes somnifères. - Et les tiens (“rétorque-t-il”)- d'un commun accord, ils arrêtent les somnifères. Tous les soirs Terence contemple sa nudité, son sexe allongé vers le bas : si nous partons d'ici je me tue. Terence éprouve une terreur panique à la simple idée de revenir à B. “Mais puisque ma mère est morte !

    - C'est l'atmosphère, Magdalena... l'atmosphère de là-bas... - Nous partons » traduit-elle - quoi ? pas de suicide... ? » Trois nuits lourdes enfin coup sur coup, réparatrices, l'entrain qui revient, les fonds baissent, le couple s'offre un dernier trajet Opéra-Gare du Nord impasse de Briare ils marchent jusqu'à épuisement, s'affalent au cinéma On ne voit pas un poil dit-il – Tu ne vois pas . que c'est du soft ? c'était sur l'affiche. - Tu ne pouvais pas me le dire plus tôt ? » Retour aux Sources au fond de la Province rien ne m'est épargné dit-il Allô Joëlle ? ...collégienne fille-mère ? nous allons repartir elle et moi. - Mouvement pendulaire dit-elle au bout du fil « cela ne me concerne pas.  - Je n'ai jamais passé un jour sans te regretter.

    - Tu es remplacé. - Par qui ? - Devine... » Un temps. « Si tu viens à Bordeaux, Joëlle, Magdalena te croira loin, loin, nous nous verrons sans qu'elle sache. - J'efface dit-elle tout ce qui s'est passé entre nous à l'exception de la Première Fois.» Terence veut se réveiller, la vie est un cauchemar d'où l'on ne se réveille pas c'est vachement puissant. Magdalena Bartsch avant son départ expédie définitivement la totalité de sa patientèle, envisage à Bordeaux "puisqu'il faut l'appeler par son nom" de reprendre ses cours de piano, d'en donner, de se refaire des amis, Nous vivrons dans la misère prophétise l'homme. Arpentant à grands pas le plateau de J., Terence admire une toute dernière fois, au bord des banlieues, ses champs de betteraves. Il chante et parle seul avec exaltation. A l'horizon court le cercle lointain de son pays, halliers de buissons bruns et verts. Quand ils parviennent tous deux en Guyenne, la maison de feue Rachel est comble. Meubles. Bibelots, mannequins et costumes. Le barda conjugal prend place provisoire sous l'auvent, côté cour interne. Dans un bureau bordélique abandonné Terence dispose des monceaux de manuscrits puisque la vie nous bâcle - bâclons-la. Magdalena se réjouit d'échapper enfin “à-la-solitude-où-nous-avons-vécu-en-région-parisienne”.

    Ils se querellent, il n'est plus temps, tu triomphes dit-il pas du tout dit-elle, « pour moi les fantômes d'ici seront difficiles. » Quant à leurs vieux amis longtemps perdus de vue, dès l'arrivée, ils les accueillent à bras ouverts, pas un pour ironiser (on vous l'avait bien dit). Voici maintenant des nouvelles de la famille : le gros Ange passe les cent kilos à vingt ans ; son enfance fut calamiteuse et son père en prison pour trois viols de fillettes “pardon, seize ans Monsieur le Juge disait-il, seize ans pas moins – Justement, pas plus, et la mère s'est suicidée, puis la sœur de cette pauvre femme l'a recueillie : c'était la volumineuse Albertine (c'est de famille), qui a gâté le petit Ange, enfant du viol. Les quatre murs de la chambre d'Ange sont garnis serré-serré de quatre rangs de rayonnages à disques mais c'est bien lui qui a fabriqué cet enfant à cousine Viviane, quinze ans. “Terence” dit Magdalena, “nous devons aider ce jeune couple” - Terence renâcle : il s'est échappé de sa faute à lui, doit-il se rapprocher du péché d'un autre ? « Je suis émue poursuit-elle de retrouver en eux nos commencements à nous” - suivent des confidences et des souvenirs confus. Comment ! s'écrie Terence Ils sont très laids, je tremble pour l'enfant. - ...et vulgaire ajoute Magdalena Qui est le plus vulgaire de nous deux ? (le professeur déchu éclate) tu m'as fait rompre avec Joëlle ! - Nous y voilà conclut-elle, et c'est faux, faux, trois fois faux. "Je te parle, moi, reprend-elle, d'Ange de Morlaix, fils de violeur. Il dit qu'il n'a rien à voir avec ce père et ce porc ».

    Terence « Tous ceux qui attendent un enfant sont des vieux ». Magdalena propose, avec l'héritage, de revendre le studio où Viviane vit seule, et d'acheter un bel appartement spacieux pour nous tous - Hors de question coupe Terence que Viviane revienne s'installer dans cette maison méphitique – où le Gros Porc fils de Vieux Porc l'a violée - Ange et Viviane reviennent de Morlaix au train de 23 h. Viviane et lui s'affalent sur le lit de Rachel de son vrai nom Lévy-Bartschinson, désormais morte. A midi le Jeune Ange-Porc fils de Porc s'empiffre et s'effondre devant la télévision c'est gai dit Terence. Ange est musicien : ce n'est pas un métier. Il ne s'adresse plus à sa compagne que comme à une chienne, les vacances s'éternisent, les puces menacent (moquettes, recoins), la télévision règne sourdement, obsédante, Magdalena s'installe au rez-de-chaussée (“ce sera mon cabinet de consultations”), Terence au deuxième étage lit, médite, écrit. S'instruit, s'ennuie. Quelques échos de querelles à travers le plancher. Joëlle abandonnée rôde toujours entre sa femme et lui, mais tout s'estompe comme tout

    Terence vit sa soumission dans les beaux quartiers d'une ville dont il n'observe que les laideurs, voit passer sa vie comme une insanité, la clientèle (se reforme) le fœtus (pousse) – réflexions diverses : “Qu'elle est belle Viviane ! - Sagittaire, ou Scorpion ? - Lui feras-tu apprendre l'allemand ? - Veux-tu un chauffe-biberon ? - Vous comptez rester combien de temps ? - Tu as peur d'accoucher ? - Viviane répond avec une grossièreté sans cesse accrue : “T'es con Ange, on ne va tout de même pas (désignant son premier étage) s'installer là-dedans ?” (“espionnage” ajoute-t-elle, “engueulades”, “allées et venues”, jusqu'aux “taches dans les draps”). Ange cède, le couple enceint fait ses valises rembarque à Morlaix “C'est Albertine qui vous comptera les taches dans les draps” hurle Magdalena sur le quai de gare.

    Terence refuse la nourriture, tombe en dépression (la mort l'amour l'accouchement tout ça) – ou se jette dessus (la nourriture) avec frénésie, ne bande plus (qui s'en soucie ?) s'alite, ferme les yeux, tout commence dans sa tête  : tourbillon de mots et d'images, les sinus qui se prennent, les cimetières qui s'installent, etc. Il ne cesse de multiplier les « séquences » de 20 mn (travail, repos ; travail, repos) d'où il ressort éreinté le pauvre homme dit sa femme. Voici d'autres états d'âme de Terence : souvenirs de voyages (petits budgets – petits trajet) ; Magdalena, sa sottise à lui ; les sentiers du Tarn ; la crête Saint-Loup ; le tour à pied d'un champ de chaumes par grand vent, l'harmonium déchirant de St-Savin et les sentes sous les bois – il marche seul, ce sont les plus beaux instants de sa vie, sans Amazone et sans Tibet, sa liberté - puis le frottement des muqueuses et le fatal marivaudage - sommeil j'ai sommeil. Viviane au téléphone répète que tout va bien.

    Se demande pourquoi il l'appelle : Ange est aux petits soins, « il m'ôte les obstacles, Albertine aussi, nous emménagerons à X. l'an prochain, petite fille prévue d'ici trois ans”. Viviane raccroche. En face de “Viviane” Terence note inutilisable - aussi reculée dit Terence qu'un bas-relief antique. Joëlle, jeune, et mère, s'enivre d'énergie, d'optimisme : Terence n'a jamais donné signe de vie. C''est résistant, ces petites, elles n'ont pas besoin de nous, "Tu t'étales dans la mollesse", réplique-t-elle, « Tu stérilises tout” réplique-t-il, Si c'est pour me dire ça que tu refais surface tu peux couler sans te gêner, elle le traite de CRAPAUD Terence raccroche : Magdalena, dit-il que penses-tu de tout cela ? – De quoi ? - L'Histoire de Joëlle - Comment ? - Ce serait le titre - Ecoute-moi Terence, je suis une femme active et volontaire, je conçois mes tests moi-même, appelle donc ton foutu roman Ma Mère Morte.

     

    - C'est mauvais dit-il – Ta gueule.” Plus tard : Je vois dit-il dans mon destin la main de Dieu Magdalena répond Tu déconnes. Enfin merde s'écrie-t-il je suis victime, la chose est claire ! Victime des femmes ! - Tu manques de caractère, Ence.

     

     



     
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  • Carré de dames, sur les planches

     

     
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    C O L L I G N O N

    C A R R É D E D A M E S

    dédié à Anne Sylvestre

     

     

    ACTE UN, Tableau unique

     

    Une cuisine traditionnelle, avec cheminée. Une grande table sur le devant, un buffet au fond à jardin. TROIS VIEILLES DAMES debout ou assises tout autour. UN REPRÉSENTANT, UNE AUTRE VIEILLE DAME dans un fauteuil roulant, près d’une fenêtre côté cour, sous un amoncellement de couvertures.

    Prévoir un écran, un prompteur.

     

     

    PREMIÈRE VIEILLE DAME (JEANNE)

    WATSON’S INTERNATIONAL ENCYCLOPEDY…

    DEUXIÈME VIEILLE DAME (FITZELLE), accent naturel de Toulouse

    Tell on… Very exciting…

    LE REPRÉSENTANT, petit brun frisé, style taurillon. Les paumes écartées bien à plat sur la table

    Alors ? Décidées ?

    JEANNE

    C’est dit !

    FITZELLE, Alsacienne à l’accent toulousain, démerdez-vous

    Un petit whisky !

    LE REPRÉSENTANT

    Si vous le dites…

    JEANNE ouvre le buffet, sert un verre de whisky ; FITZELLE verse deux verres de Porto.

    C’est du porto.

    DEUXIÈME VIEILLE

    Et du bon .

    Le Représentant boit posément. Les deux vieilles avalent ensemble, côte à côte, cul sec (éclairage:soleil couchant)

    LE REPRÉSENTANT, grimaçant

    L’Encyclopédie Watson, chef-d’œuvre de la conscience professionnelle anglo-saxonne...

    JEANNE

    Aryenne…

    LE REPRÉSENTANT se choque

    JEANNE

    Vous n’êtes pas spécialement nordique, non ?

    LE REPRÉSENTANT

    Niçois.

    FITZELLE

    Arabe ?

    LE REPRÉSENTANT

    Tout de même pas.

    Silence. Le tas decouverturesur le fauteuil respire doucement.

    LE REPRÉSENTANT

    Dites-moi…

    JEANNE

    Oui ?

    LE REPRÉSENTANT

    Il va où, cet escalier ?

    FITZELLE

    Il ne va nulle part cet escalier.

    JEANNE

    Il reste ici.

    LE REPRÉSENTANT

    Ah bon.

    FITZELLE

    Porto ?

    Elle le ressert d’office.

    LE REPRÉSENTANT, la main sur le volume

    Une somme incomparable…

    JEANNE

    Il est bon le Porto ?

    FITZELLE

    Nous sommes l’Encyclopédie.

    LE REPRÉSENTANT

    Tout est là-dedans.

    JEANNE ET FITZELLE lui tendent la bouteille

    Là-dedans.

    Il empoigne la bouteille et la vide en roulant des yeux.

    De l’âtre surgit la TROISIÈME VIEILLE,accroupie, tisonnant le foyer

    LA TROISIÈME VIEILLE, MARCIAU

    Pas d’accord !

    Un coup de pétard dans le feu, éclairant les visages dans les mouves rougeoyants ; une lueur inquiétante, au-dessous de l’escalier.

    MARCIAU, brandissant son tisonnier :

    Je ne veux pas acheter L’Encyclopédie Watson.

    LE REPRÉSENTANT, tourné vers les deux autres :

    Vous étiez d’accord, vous deux. Ça fait trois quarts d’heure qu’on discute.

    FITZELLE

    Au moinsse…

    LE REPRÉSENTANT

    Ah tout de même…

    Il se dirige en titubant vers la sortie, heurte du genou sur la chaise le tas de couverture qui pousse un cri.

    Affolé :

    Y a quelqu’un ?

    LA QUATRIÈME VIEILLE, SOUPOV, de sous ses couvertures

    Imbécile !

    LE REPRÉSENTANT se retourne lentement. Il hausse le front, passe son index recourbé sur ses lèvres. Ton doctoral :

    « Imbécile » ? Soit. Mais comment l’entendez-vous ?

    Il referme le tome sur son doigt. Il en appuie fortement le dos sur la table.

    Vous pensez que j’en suis la parfaite illustration.

    Les quatre vieilles approuvent vigoureusement de la tête.

    Vous n’avez pas de miroir ?

    Elles se regardent en ricanant ; MARCIAU, tournée vers la flamme, essuie ses lunettes de fer.

    SOUPOV

    Tί δ’ἂν αὐτῷ χρώμεθα ; [ti dann autô khrôméta] ?

    LE REPRÉSENTANT

    Ce que vous en feriez ? Ô courte sagesse, ô sexe imbécile ! c’est folie de courir aux miroirs ; bien plus grande encore de les avoir brisés !

    JEANNE

    Proxima mors mox auferet nos (sur un prompteur : « Une mort proche bientôt nous emportera ».)

    MARCIAU

    Sind wir mal noch Frauen ? (Prompteur : Sommes-nous seulement toujours des femmes?)

    JEANNE

    Noli deridere. (Prompteur : ne te moque pas de nous).

    LE REPRÉSENTANT les considère et se rassied lentement(à part) Pas de pitié… (déclamant) « On a vu la vieillesse la plus décrépite et l’enfance la plus imbécile courir à la mort comme à l’honneur du triomphe ».

    MARCIAU

    Je prends ce tome-là.

    SOUPOV, à MARCIAU

    Crève.

    LE REPRÉSENTANT, se rengorgeant

    Georges Bénigne Bossuet...

    FITZELLE

    On sait.

    LE REPRÉSENTANT

    ...qui n’était pas un imbécile…

    JEANNE

    Une ganache.

    SOUPOV

    Et qui puait du cul.

    LE REPRÉSENTANT

    Que de science !

    FITZELLE, très vite

    Une buse.

    JEANNE, même jeu

    Une couenne.

    MARCIAU, même jeu

    Une croûte.

    SOUPOV, même jeu

    Un fourneau, une gourde

    FITZELLE, accélérant

    Manche.

    JEANNE, même jeu

    Moule.

    MARCIAU, même jeu

    Noix.

    SOUPOV, même jeu

    Une tourte.

    LE REPRÉSENTANT, fouillant dans sa mallette

    J’ai là aussi une estampe. À vendre.

    Du plat de la main il la déroule sur la table et se recule vivement. Les têtes des vieilles (sauf SOUPOV) se rejoignent. Ces dernières soulèvent l’estampe.

    FITZELLE

    Je vois une faux.

    JEANNE

    C’est faux.

    SOUPOV, qui a rapproché son fauteuil

    C’est une huître.

    JEANNE

    Je vois un texte en vers.

    MARCIAU

    On ne voit rien.

    LE REPRÉSENTANT

    Facile. (Il se lève pour tourner l’interrupteur. Debout près de la porte à Jardin, la main sur le commutateur, il les considère toutes l’une après l’autre en ricanant silencieusement)

    C’est la gravure, Mesdames, qu’il faut examiner.

    SOUPOV

    Nous avez-vous suffisamment détaillées ?

    MARCIAU

    Rasseyez-vous.

    LE REPRÉSENTANT baisse le bras, tire sur les plis de son pantalon en se rasseyant

    La gravure a pour titre « Der Tod und der Tor ».

    Elle représente en effet, traitée dans le style de Holbein, un évêque assis, coiffé d’une immense mitre en bonnet d’âne, disputant avec la Mort une partie d’échecs. La Mort est représentée de façon traditionnelle sous la forme d’un écorché assis de profil. L’immense faux qu’elle tient s’incline juste par-dessus la mitre. À son pagne grotesquement déchiqueté pend une riche aumônière, vers laquelle, par-dessous la table, l’évêque tend une main gantée toute garnie de bagues).

    LE REPRÉSENTANT, prêchant

    « Il est sûr que s’il y a un sou à gagner, l’imbécile l’emportera sur le philosophe » (Voltaire).

    Voyez comme il sourit, l’évêque, voyez comme il croit couillonner son adversaire.

    MARCIAU

    Tout dépend de comment on le regarde.

    LE REPRÉSENTANT

    La Mort étend le bras. Elle va gagner la partie !

    SOUPOV

    Sûr ?

    MARCIAU

    ...et certaine. Regarde l’échiquier. (Elle lit)

    « Cil cuide engeigner la Mort

    Par lui desrobber sa bource

    L’imbecille doute encor

    S’il a terminé sa course »

    LE REPRÉSENTANT

    Savez-vous que cette gravure a failli brûler ? (Il montre des taches brunâtres) Plus des coups d’épingle (il lève la gravure) autour du fer de faux… sur l’échiquier aussi, en forme de croix.

    JEANNE, qui ne voit rien

    En effet.

    LE REPRÉSENTANT

    C’était pour un exorcisme.

    JEANNE

    Curieux, ces déchirures.

    MARCIAU

    Je dirais plutôt que vous l’avez arrachée.

    JEANNE, qui examine réellement l’image

    Je vois des caractères en transparence.

    LE REPRÉSENTANT

    Un pa-limp-seste. Rien de plus courant.

    MARCIAU

    Comment ceci est-il tombé entre vos mains ?

     

    LE REPRÉSENTANT

    Après l’incendie de 1614…

    FITZELLE

    Mais encore ?

    LE REPRÉSENTANT

    Chocolats Bouinbouin. Complétez votre collection (d’un coup, doctoral) Savez-vous que cette estampe pa-limp-ses-tique s’est trouvée mêlée à l’une des plus fameuses a-nec-dotes de la période révolutionnaire ? (Il appuie sur un bouton dans la paroi, qui débite un enregistrement)

    VOIX OFF

    « Le 5 thermidor an II, le chevalier de Pierrefonds jouant aux échecs s’aperçut que la main de son partenaire, posée sur un cavalier devant lui, n’était plus qu’un assemblage infect d’os et de tendons. Levant les yeux, horrifié, il sursauta : son adversaire avait pris l’aspect d’une momie suintante. Dans le sursaut qu’il fit, l’échiquier se renversa. Par-dessous se trouvait cette gravure. Le chevalier s’enfuit aussitôt pour l’exil, sans avoir pu réunir ses biens, jusqu’à Brighton en Angleterre. L’autre se retira précipitamment par la fenêtre, en dégageant une odeur pestilentielle. Les domestiques affirmèrent sous serment que dans la rue, l’homme avait repris un aspect naturel, la perruque de travers toutefois. C’était lui que le Tribunal du Peuple avait chargé d’arrêter le Chevalier. »

    SOUPOV

    C’est combien ?

    LE REPRÉSENTANT écrit une somme sur un papier qu’il pousse vers elle.

    JEANNE

    Trop cher.

    LE REPRÉSENTANT

    Comment ?

    JEANNE, en russe

    Slichkom daragoïé.

    LE REPRÉSENTANT se

    carre sur son siège

    À prendre ou à laisser.

    JEANNE

    Est-ce votre compagnie qui vous demande de vendre ?

    LE REPRÉSENTANT, burlesque et solennel

    Certains membres de notre compagnie.

    LES QUATRE VIEILLES ÉCLATENT DE RIREMARCIAU s’empare de la gravure et la scrute. Elle tire de sa poche un crayon et du papier, commence à prendre des notes.

    SOUPOV, renfrognée, fait un signe de croix orthodoxe en direction de la table.

    FITZELLE, accoudée au dossier de MARCIAU, lit distraitement par-dessus son épaule et bâille.

    LE REPRÉSENTANT sursaute.

    JEANNE, précipitamment

    Dieu vous bénisse !

    LES TROIS AUTRES, mécaniquement

    Et vous fasse le nez comme j’ai la cuisse.

    LE REPRÉSENTANT

    Quelle heure est-il ?

    SOUPOV

    Ah que ça va être censément dans les huit heures-z-et demie.

    MARCIAU sans lever le nez

    L’heure que tu dégages.

    FITZELLE

    Ma montre s’est arrêtée.

    LE REPRÉSENTANT

    C’est un effet de la gravure.

    MARCIAU

    Ça fait tard.

    LE REPRÉSENTANT

    Oui, quoi-t-est-ce qu’on bouffe ? (en hébreu) Mayèsh lé-êhhol ?

    FITZELLE, hargneuse

    Y’a pas de chambre.

    JEANNE

    T’as vu ta tronche ?

    SOUPOV regarde ses compagnes

    Vous êtes ici chez moi (regardant le REPRÉSENTANT) Vous êtes ici chez vous.

    FITZELLE

    Ce sera des gaufres et rien d’autre.

    LE REPRÉSENTANT fait signe que ça ne le dérange pas. SOUPOV roule son fauteuil contre la table, près de l’âtre, où son visage apparaît en pleine lumière. MARCIAU, sur la pointe des pieds, place la gravure de chant sur la table, légèrement enroulée.

    SOUPOV

    Personne ne vous attend ?

     

    LE REPRÉSENTANT

    Pas même vous.

    JEANNE lui tend son assiette vide à bout de bras

    Tiens, Azraël.

    FITZELLE farfouille rageusement dans le haut du buffet ; les verres s’entrechoquent.

    Il va nous taper l’incruste ce blaireau (plus haut) C’est vrai, ça, que tu es représentant de commerce ?

    LE REPRÉSENTANT se fouille, se met à poil

    J’ai oublié ma carte… J’ai une femme… Deux enfants… J’ai une bi- euh, une sexualité normale…

    JEANNE rappuie dessus pour le rassoir.

    Assis.

    MARCIAU allume deux chandeliers

    LE REPRÉSENTANT

    Ne vous mettez pas en frais…

    MARCIAU désigne la gravure magique, encadrée à présent de chandelles à la façon d’un tabernacle. La gravure doit être de biais par rapport à la salle ;

    FITZELLE, désignant la gravure

    Ça me brouille l’estomac.

    LE REPRÉSENTANT se penche sur JEANNE pour contempler la gravure. En se rasseyant, il effleure son sein – JEANNE étouffe un petit cri. MARCIAU éteint le plafonnier. SOUPOV manipule au-dessus du foyer le gaufrier, qu’elle tourne avec adresse en se penchant sur sa gauche. Les flammes s’égaillent traîtreusement autour des plaques de fonte. FITZELLE puise abondamment à la pile que SOUPOV tente en vain de faire croître dans l’assiette. MARCIAU fait passer l’assiette, essayant d’assurer une répartition équitable.

    FITZELLE

    Et le rhum ?

    SOUPOV

    Devant tes yeux. Tu ne vois déjà plus la bouteille ?

    LE REPRÉSENTANT

    Après tout ce porto…

    JEANNE, à son oreille

    Je l’ai caché pour vous…

    FITZELLE, à la régalade

    Et hop ! Encore un gorgeon…

     

    JEANNE

    Elle est bien partie. Méfiez-vous.

    LE REPRÉSENTANT

    Une bouteille dans la gueule, ça s’évite.

    FITZELLE

    Le dernier, on l’a violé.

    MARCIAU

    Ce que j’ai pu rire… sur mon escabeau…

    SOUPOV

    Il courait dans tous les sens… Il ne trouvait même plus la porte…

    JEANNE, mimant le représentant précédent

    Bon-alors-écoutez-moi-bien-j’ai compris-v’là les papiers-j’me casse-foutez d’ma gueule-plus vous-voir-plus vous entendre-où c’est la porte-c’estça-auplaisur-du balai...(elle halète, froisse des morceaux de paperasses imaginaires qu’elle enfonce dans une mallette, roule des yeux de dément. Les autres s’esclaffent. MARCIAU, enfouie dans sagaufre, pouffe comme un édredon qu’on tape).

    SOUPOV, calmée d’un coup

    Il a oublié sa camelote.

    FITZELLE, même jeu

    C’est bien fait. D’abord j’aime pas les Arabes.

    JEANNE

    Pas un Arabe, il venait de Nice.

    SOUPOV

    C’est pareil. Au sud de la Loire, tous des nègres.

    FITZELLE, outrant son accent de Toulouse

    Tu sais ce qu’ils te disent, au sud de la Loire ? Est-ce que tu le sais ?

    TOUS

    Est-ce que tu le sais ? - Wo-oh ! - Wo-oh ! - Yeah ! - Yeah !

    Tout le monde se tait d’un coup et s’empiffre.

    LE REPRÉSENTANT, dans le silence masticatoire

    Y a pas de cidre ?

    JEANNE va lui en dénicher.

    LE REPRÉSENTANT, la bouche pleine

    Vous bouffez toujours ensemble ? …Je sens comme une onde entre vous…

    JEANNE

    ...surtout entre nous deux…

     

    MARCIAU

    Ne l’écoutez pas.

    FITZELLE

    On parle de cul ?

    JEANNE

    Fitzelle, cuve et tais-toi.

    SOUPOV

    Nous parlerons de cul à Monsieur sitôt que Monsieur en exprimera le désir…

    SOUPOV tourne plus vite le gaufrier, dans un bruit d’armure. JEANNE souffle à grand bruit sur sa gaufre.

    LE REPRÉSENTANT

    Depuis quand vous connaissez-vous ?

    SOUPOV, long regard vers MARCIAU

    Depuis bien assez de temps.

    MARCIAU s’est plongée dans des mots croisés

    JEANNE

    C’est pour moi que tu dis ça ?

    LE REPRÉSENTANT se frotte les mains pour en ôter quelques miettes de sucre.

    JEANNE, à FITZELLE

    On s’est connues les premières.

    SOUPOV

    Pardon, j’ai connu Fitzelle bien avant toi.

    FITZELLE

    ...Petites annonces…

    SOUPOV

    Besoin de quelqu’un pour m’aider ?

    FITZELLE

    Serpillières molles, seaux hygiéniques, le gant de crin sous les aisselles…

    SOUPOV

    ...et sous les seins…

    JEANNE, à FITZELLE

    C’est vrai, tu m’en avais touché un mot au bal (déclamant) Il est vrai que vous eussiez été aussi ébahie que je le fus moi-même à contempler Fifi vêtue de noir et chapeautée, tricot en bataille et tritaille en bacot, lorgnant libidineusement les ébats zémézabés d’une jeunesse en fleur, battant de sa

    pantoufle le tempo d’un baïon. Quelle aventure cherchait-elle en ces lieux ?

    FITZELLE

    Et toi ?

    JEANNE, solennelle

    J’observais.

    FITZELLE

    Et qu’est-ce que j’avais de si observable ?

    JEANNE

    T’étais mon type, t’étais mon genre. Exactement la petite vieille qu’il me fallait.

    FITZELLE

    On le saura que t’as été gouine trois semaines… « P’tite vieille »… « P’tite vieille »… Est-ce qye j’ai une gueule de p’tite vieille ? …T’avais qu’à te regarder, eh, cadavre !

    SOUPOV

    À soixante-dix ans on n’est pas vieux.

    JEANNE À ta place je me serais sentie flattée de servir de modèle à un écrivain de talent.

    MARCIAU, très vite, à SOUPOV

    75

    JEANNE, même jeu

    72

    SOUPOV, geignarde

    73

    FITZELLE, à SOUPOV

    Et avant de clamser, tu vas te décider à me les payer, les trois derniers mois ?

    SOUPOV

    Et les trente-trois kilos de gaufres ? Et la copine que tu as ramenée ? (sans laisser à JEANNE le temps de rétorquer) et la MARCIAU, est-ce que je lui ai demandé de taper l’incruste ? Oh ! Tu en sors, de tes mots croisés ?

    JEANNE et FITZELLE

    On peut toutes foutre le camp, si tu veux !

    SOUPOV

    Autant que je crève, dites-le tout de suite ! (quinte de toux)

    LE REPRÉSENTANT, au bord de l’extase, susurrant

    Je suis de trop, peut-être… ?

    JEANNE lui prend le poignet d’un air de reproche. SOUPOV étouffe pour de bon.

     

    FITZELLE, essayant de la redresser :

    C’est qu’elle se laisserait bien crever, l’abrutie ! (criant) Les nerfs ! Ça se commande !

    SOUPOV se redresse seule en soufflant, les yeux égarés, puis reprend son gaufrier. Scène muette. MARCIAU roule la gravure à côté de son assiette, JEANNE grignote, MARCIAU se remet à ses mots croisés en se tamponnant le front. La fumée envahit peu à peu la pièce.

    LE REPRÉSENTANT

    Y a pas la télé ?

    SOUPOV

    Derrière vous.

    JEANNE

    On ne l’allume pas.

    LE REPRÉSENTANT se lève et tourne le bouton. L’appareil est détraqué. Ronronnement énorme. On ne voit à l’écran que des boursouflures intestinales mauves et violavcée :

    C’est pas Urgences, là ? Perplexe, il coupe le contact, se rassoit, s’envoie une gaufre.

    Alors des disques, la radio ?

    JEANNE

    UN disque.

    FITZELLE

    Un Requiem. Évidemment.

    MARCIAU place la gravure sur le manteau de cheminée. L’âtre ronfle à toute force.

    LE REPRÉSENTANT

    Ça sent bon finalement, ici.

    FITZELLE

    D’habitude chez les vieux ça pue.

    MARCIAU

    Même qu’on entend une grosse horloge, tac… tac… tac…

    JEANNE

    C’est la Mort qui s’avance, gnac, gnac, gnac

    SOUPOV

    J’aime pas les horloges.

    LE REPRÉSENTANT se renverse sur sa chaise, se passe la mai autour du cou

    Je suffoque.

    FITZELLE

    On n’ouvre pas les fenêtres, non plus.

     

    MARCIAU

    Trop froid dehors

    LE REPRÉSENTANT, vivement effrayé

    Dehors ???!!!

    FITZELLE

    On ne t’a pas forcé à venir.

    JEANNE

    Moi je lis.

    SOUPOV

    Je tricote.

    MARCIAU

    Et elle pense. (D’un coup) : Les mots croisés, c’est bien. Consonnes, voyelles, hiéroglyphes. Conquête et labyrinthes ! Exemples de définitions, pour « désir » : (elle récite) Inconstant. Ferme. Fugitif. Momentané, ardent.

    JEANNE

    Avivé.

    FITZELLE

    Avide.

    SOUPOV

    Aveugle.

    Une pause.

    MARCIAU, FITZELLE, ensemble

    Déréglé. Extrême.

    SOUPOV

    Exaspéré.

    JEANNE

    Exclusif.

    Une pause.

    SOUPOV, JEANNE, FITZELLE, ensemble

    Immodére. Impétueux. Irraisonné !

    Une pause.

    SOUPOV

    Physique.

    FITZELLE

    Pressant !

    SOUPOV

    Refoulé.

    LE REPRÉSENTANT

    Satisfait.

    Toutes le regardent avec intensité.

    JEANNE

    On en est dévoré, miné, éperdu !

    MARCIAU

    Minet est perdu.

    FITZELLE

    Ta gueule.

    JEANNE

    Affamé, rempli !

    FITZELLE

    Ivre !

    SOUPOV

    On en meurt, on en brûle, on en crie.

    Accelerando

    MARCIAU

    On l’allume.

    FITZELLE

    On l’attise.

    JEANNE

    On l’avive.

    SOUPOV

    On le fouette.

    MARCIAU, ralentissant progressivement son débit

    On le borne, on le réfrène, on l’éteint.

    LE REPRÉSENTANT, pensif

    Il naît.

    JEANNE

    Se déclenche.

    FITZELLE

    Croît.

     

    JEANNE

    Meueueuh…

    FITZELLE

    Re-ta gueule. Monte, s’exaspère.

    MARCIAU

    S’attiédit.

    Accelerando

    MARCIAU

    Désir du gain.

    JEANNE

    Des richesses.

    FITZELLE

    Du confort.

    JEANNE

    De la gloire, des honneurs.

    SOUPOV

    De l’im-mor-ta-li-té.

    Les quatre vieilles sont attentives, SOUPOV tient sa louche, JEANNE pince les lèvres, FITZELLE darde ses yeux ivres.

    MARCIAU serre à la main ses lunettes de fer. Elle tend une grille incomplète.

    Deux verticalement, monsieur le Représentant. « On s’essouffle à sa poursuite », en sept lettres.

    SOUPOV

    « Orgasme ».

    MARCIAU

    Ça colle pas.

    SOUPOV

    Ben si, justement .

    LE REPRÉSENTANT

    Vous pourriez retrouver tout cela dans notre Ency…

    JEANNE

    « Culotte » ?

    LE REPRÉSENTANT

    ...clopédie, qui présente sous le format le plus…

    FITZELLE, au REPRÉSENTANT

    Mais vous, qu’est-ce que vous en pensez ?

    LE REPRÉSENTANT

    Moi ? ...de quoi ?

    MARCIAU

    Jeanne ! si je te dis « poisson gadidé », qu’est-ce que tu réponds ? - comme ça, spontanément ?

    LE REPRÉSENTANT

    En sept lettres, « bonheur » ?

    FITZELLE, froidement

    Monsieur retarde (elle s’empare du volume, LE REPRÉSENTANT essaie de le récupérer

    MARCIAU

    ...Vous aviez dit combien, pour les mensualités ?

    LE REPRÉSENTANT

    ...Trente euros ?

    JEANNE, au REPRÉSENTANT

    Hymen, gland, cul, ça y est, dedans ?

    LE REPRÉSENTANT

    Certainement – je suppose – vou-lez-vous-lâ-cher-mon-doigt ?

    JEANNE

    C’est trop !

    LE REPRÉSENTANT

    Comment çà, trop ?

    SOUPOV

    Trente euros.

    MARCIAU

    « Oseille » ! Eurêka !

    LE REPRÉSENTANT siffle cul sec le fond d’une bouteille

    Parfait mesdames ! La langue française n’a plus de secrets pour vous !

    JEANNE

    Es kann gut sein...(« Ça se peut bien. ») - les traductions apparaissent sur un prompteur u-dessus de la scène)

    FITZELLE

    ¡Es divertido ! (« Il est amusant ! »)

    MARCIAU

    I’d rather say : ridiculous ! (« Je dirais plutôt : ridicule ! »)

    LE REPRÉSENTANT lui agrippe le bras

    Vous ! Vous là ! d’où sort cet anglais de cuisine ?

     

    MARCIAU

    Sie hurten mich ! (« Vous me faites mal ! ») à SOUPOV Me l'hai insegnato, vero? (“C’est toi qui me l’as appris, pas vrai ?”)

    SOUPOV

    Não è impossível (« Ce n’est pas impossible »)

    MARCIAU

     

    Κοίταxe πόσο κόκκινο είναι, ο κύριος
    Kíta póso kókkino inè kýrios («Regarde comme il est rouge, le monsieur »)

    LE REPRÉSENTANT, bafouillant

    De votre temps… d’vot’ temps… on passait le certif à 12 ans – à 14 on gardait les vaches…

    JEANNE

    Bibit,nec scit mentem suam tenere (« Il boit, et ne sait pas se tenir ») Be quiet ! (« Restez tranquille ! »)

    SOUPOV

    Bleiben Sie ruhig !

    JEANNE, traduisant 

    Calmez-vous (Elle lui serre la main, qu’il retire ; lui sert un verre, qu’il repousse, puis il se ravise et l’engloutit. Le verre.)

    LE REPRÉSENTANT va cueillir sur la cheminée la gravure enroulée, la déplie rapidement sur le table

    Chaque mot découvre un visage. Ainsi le Jeu Royal…

    MARCIAU

    Ech-chah mâtt, « le roi est mort »

    JEANNE

    Schachspiel…

    FITZELLE

    Scaccchi, chesse, latrunculi…

    MARCIAU

    Juegar al ajedrez (« Jouer aux échecs »)

    SOUPÖV

    Szachy.

    JEANNE

    Xadrez

     

    LE REPRÉSENTANT, haletant

    ...or, que remarquez-vous, là, sous les pieds de l’évêque ?

    SOUPOV

    Tsa’bân, orm, medjazz… un serpent…

    LE REPRÉSENTANT désigne à mesure les éléments de la gravure

    La faux de la mort…

    FITZELLE

    Die Hippe des Todes.

    LE REPRÉSENTANT

    En roumain !

    SOUPOV

    A mieţa (« la mitre »)

    LE REPRÉSENTANT, désignant les objets comme un maître d’école

    En finnois !

    JEANNE

    Börekkü (« la bourse »)

    LE REPRÉSENTANT

    En turc !

    MARCIAU

    Karath (« la croix »)

    LE REPRÉSENTANT, écarlate

    Vous inventez !

    JEANNE, désignant FITZELLE

    ¡ Ella si que inventa !

    FITZELLE , chantonnant

    Djoï, notsi, djash, soudjis (« chien, mitre, faux, rocher »)

    LE REPRÉSENTANT retombe sur son siège, cramoisi.

    JEANNE, lui tamponnant le front avec un mouchoir

    Nous ne comprenons pas un traître mot de toutes ces langues…

    LE REPRÉSENTANT, haletant

    Mi sciis, ke ĝi estas neebla (« Je savais bien que c’était impossible », en espéranto…)

    FITZELLE extrait d’une armoire murale un vieil accordéon octogonal (« concertina »). L’instrument maladroitement saisi d’une seule main laisse échapper une plainte aigre

    À la cabreto !

    FITZELLE joue et se met à danser. JEANNE l’accompagne. Chantant :

    « Cuando vieïra l’aguada

    Que maliz en la payn

    A pesar del alcalde... » ad libitum, occitan de cuisine… même pas…

    JEANNE enchaîne d’anguleux sauts de chats et se marche sur les pieds. FITZELLE en pantoufles grotesques rythme en zapateado mou, et brandit l’instrument au-dessus de sa tête. SOUPÖV tourne et rôtit ses gaufres comme un diable ses damnés. MARCIAU saisit le fauteuil par derrière et roule SOUPOV en rond.

    SOUPOV

    Les gaufres qui crament !

    JEANNE s’interrompt, laissant sa partenaire les bras en l’air et disparaît dans une resserre.

    Des pommes !

    MARCIAU court au buffet

    Du beurre !

    FITZELLE, dégageant sa main de la courroie de l’instrument

    De l’huile !

    JEANNE revient chargée de pommes, MARCIAU tient déjà la poêle. SOUPOV tousse et s’empiffre. Les premières épluchures se déroulent.

    MARCIAU

    Il faudrait du punch.

    FITZELLE

    Ça je m’en occupe ! (elle ouvre à la volée la porte du placard. Toutes confectionnent une vaste omelette aux pommes flambées, SOUPOV accélérant de son côté sa cadence de grillade de gaufres.

    SOUPOV

    Sucre… Oranges… Dépêchez-vous !

    Agitation frénétique de bras, couteaux, écumoire. LE REPRÉSENTANT se gave et rote. FITZELLE enflamme le plat, tous les visages se rassemblent par dessus.

    TOUTES ENSEMBLE

    Un beignet, un ! ...Attrape ! ...Une louchée ! ...C’est fort - t’as mis du cognac ? ...Sugar, please… - Qu’est-ce qu’on peut chanter ? ...C’est trop doux ! ...Il en reste ? ...Il faut finir les gaufres !

    FITZELLE

    « Quand’yo te foutch la man’ al culo…

    MARCIAU

    Pas celle- là !

     

    SOUPOV

    Quelle horreur !

    LE REPRÉSENTANT frappe du poing. Voix pâteuse et terrible.

    Moi j’en connais une !

    Il se hisse pesamment sur sa chaise. Les rures s’enrayent. La sueur scintille. Il a l’air d’un taureau ridicule. Dressé sur ses genoux écartés, il parvient au centre de la lourde table.

    Je vais vous en pousser une bonne…

    MARCIAU

    Je crains le pire.

    LE REPRÉSENTANT, beuglant

    Dies Irae dies illa… (ses deux bas battent vigoureusement la mesure)

    FITZELLE, ricanant

    Il va passer par la cheminée.

    SOUPOV

    À moins que le plancher ne s’entrouvre, DE PRÉFÉRENCE.

    LE REPRÉSENTANT s’interrompt,pivotant sur ses genoux, tendant l’index

    Les bouquins, OK, je vous les laisse. Mais la gravure – faut me l’acheter.

    TOUTES se récrient

    LE REPRÉSENTANT

    À vous quatre, ça fait quatre cents (plongeant sa main entre les seins de SOUPOV) ...les biftons !

    MARCIAU atteint LE REPRÉSENTANT à la cheville d’un coup de tisonnier

    SOUPOV, reboutonnant calmement sa liseuse

    Nous achetons.

    LE REPRÉSENTANT descend de la table, riant d’une oreille à l’autre. De sa mallette il tire une bourse rouge à cordon. JEANNE y met 50€, FITZELLE va chercher un billet dans son sac à main suspendu à la poignée de la fenêtre. MARCIAU tend son billet.

    LE REPRÉSENTANT, tourné vers SOUPOV

    Reste 250.

    SOUPOV tire des plis de sa robe un porte-monnaie plat et noir à fermeture d’or et le jette à terre.

    Ramasse…

    LE REPRÉSENTANT enfouit la bourse rouge dans une poche ; souffle grossièrement du nez deux ou trois fois et se dirige vers la porte. Se retournant vers la gravure étalée sur la table :

    Ceci vous appartien ! Il repart, se tourne encore : I SHALL RETURN !

    Il sort en éteignant exprès le plafonnier. Les femmes se retrouvent à la seule lumière du foyer. On l’entend chanter le Dies Irae en coulisse.

    JEANNE, stridente

    Foutez-moi ça au feu !

    FITZELLE avance la main, SOUPOV la retient au poignet, MARCIAU la fixe, elle relâche son étreinte, FITZELLE étire l’estampe entre le pouce et l’indes de chaque main, la levant ensuite pour montrer les personnages par transparence, et pose la gravure à plat sur le feu, où elle se consume.

    A C T E D E U X

     

    Même décor. Lumière gris froid. Brouillard et givre aux fenêtres. SOUPOV, JEANNE assise auprès d’elle. FITZELLE. MARCIAU. La table est encore encombrée des quatre tomes de l’encyclopédie Watson jetés pêle-mêle.

     

    FITZELLE

    Il y avait du monde. Les Rubeaux, Nicole Chust, le curé…

    MARCIAU

    On ne le connaît pas, ton cuiré.

    FITZELLE, sombre

    Il y était, l’autre.

    MARCIAU

    Le Niçois ?

    Le jour se lève, jaune, malsain. Buée sur les vitres.

    FITZELLE, égayée

    La dernière fois que je l’ai vu…

    JEANNE

    Si tu l’as vu…

    FITZELLE

    Il schlinguait à trois mètres.

    SOUPOV

    Grand, les joues creuses, un peu raide.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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  • Carré de dames

     

     
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    C O L L I G N O N

    C A R R É  D E  D A M E S

    AUTEURS DE MERDE

     

    - Watson's international Encyclopedy...

    - Tell on... exciting... - la vieille femme se rengorge.

    Le représentant se redresse, trapu, les mains bien à plat sur la table :

    "Décidées ?

    - Oui, dit-elle.

    - Un petit verre ? dit l'autre vieille.

    Elles boivent d'un trait :

    - Du porto.

    - Et du bon."

    De la première l'homme ne voit que le nez : une arête, irrégulière ; l'autre, Gretel, ridée comme un vitrail au soleil couchant. Le petit représentant se méfie : une fois de plus, on le fait boire. Le porto l'écœure, l'estomac lui brûle. Sa tête tourne. Les vieilles tiennent le coup. Elles sont à présent rouge sombre, en étau ; il s'écarte :

    "L'Encyclopédie Watson, chef-d'œuvre de la rigueur anglo-saxonne...

    - Aryenne.

    Il sursaute.

    "Vous n'êtes pas spécialement nordique, n'est-ce pas ?

    - Non, de Nice.

    - Arabe ?

    - Tout de même pas.

    Le jour qui baisse. Sur un fauteuil un tas de couvertures qui somnole. Au-dessus du Niçois passe un dessous d'escalier tournant dans la pénombre.

    "Où va cet escalier ?

    - Porto ? dit Jeanne.

    Le goulot tinte. Le représentant brun pose la main sur son volume :

    "C'est toute une somme. De tout ce qu'on peut savoir.

    - Encore un ? - ...je peux finir ? - ...la bouteille ? - ...ma phrase ?

    - Nous n'avons pas besoin d'encyclopédie.

    - Nous sommes l'Encyclopédie.

    - Vous ne savez pas tout ! ...Tout est là !" Il désigne son livre.

    - Dô héne, là-dedans ? reprend Gretel en son dialecte- l'homme empoigne la bouteille et la vide en

    roulant des yeux. Alors l'âtre s'illumine. Dans un crépitement surgit du feu la forme accroupie d'une femme en noire activant le soufflet : Je ne suis pas d'accord dit-elle - c'est Marciau, 140 cm. La mâchoire de Jeanne s'éclaire par-dessous 'un coup, la peau ridée de Gretel vire au mauve et l'escalier jette une lueur mauvaise : je n'achète pas l'Encyclopédie Watson. Elle tient sa pelle à feu toute droite. L'homme prend les autres à témoin

    "Vous étiez d'accord, vous deux ; ça fait trois quarts d'heure qu'on discute.

    Gretel répète trois quarts d'heure. L'homme titube dans l'éclair des flammes, heurte le tas de couverture.

    LE TAS : Aïe !

    L'HOMME, apoplectique : Y a quelqu'un ?

    Le tas répond bien sûr imbécile. L'homme revient sur ses pas, solennel. Il se masse le front et le genou : "Savez-vous bien - voix grave - ce que c'est qu'un imbécile ?

    - Rekarte ta klace répond Gretel. Jeanne rectifie ta glace. - Je ne vois pas de miroir ici. - Pas besoin dit-elle. Ti d'ann autô chrêsoïmetha ; dit la couverture Ce que vous en feriez ? répond-il "Ô courte sagesse, ô sexe imbécile et faible ! c'est bien folie de courir aux miroirs- mais bien plus grande encore de les briser – celle-ci est de moi.

    - Proxima mors mox auferet nos dit Jeanne au long nez.

    - Sind wir noch immer Frauen ? demande en allemand la Naine à la pelle - sommes-nous encore des femmes ?

    L'homme les considère dans le jeu des flammes, et lorsqu'il se rassoit ses articulation craquent nettement. Pas de pitié dit-il à haute voix. "La vieillesse la plus décrépite et l'enfance la plus imbécile courent à la mort comme à l'honneur du triomphe"

    - CREVE dit l'infirme

    - Du Bossuet, Mesdames.

    - Sur l'exaltation de la croix, Premier sermon.

    - Je sais dit l'homme.

    - Bossuet pue du cul dit Jeanne.

    L'homme tire vivement j'ai là aussi de sa mallette une estampe qu'il étale et lisse d'un revers de main, puis se recule vivement – toutes se regroupent autour du parchemin où se distinguent une

    faux, un reflet de flamme une mitre dit Soupov en roulant son fauteuil, d'archevêque "...avec un texte en vers" ajoute l'homme je ne vois rien dit la Naine. Le représentant tourne le commutateur mais les têtes se tournent, réprobatrices. La Soupov sur son siège frémit du menton, le feu pâlit, l'homme les dévisage : C'est l'estampe et non mois, Mesdames, qu'il faut examiner.

    - Vous nous avez bien toutes examinées ? bien désossées ? dit la grosse assise. L'homme se tire le pantalon et se carre sur sa chaise : "La gravure" (ton didactique) "a pour titre Der Tod und der Tor" (on distingue en effet, dans la manière de Dürer, un évêque siégeant, la mitre en bonnet d'âne, disputant avec la Mort une partie d'échecs. La Mort s'y tient debout sous forme d'écorché ou de transi, l'immense faux juste au-dessus de la mitre ; à son pagne déchiqueté pend une riche aumônière, vers laquelle, par-dessous la table, l'ecclésiastique allonge une main gantée toute garnie de bagues).

    "Voyez comme il sourit, l'homme d'Eglise, tant il est sûr que s'il est un écu à gagner, l'imbécile l'emportera sur le philosophe – mais dans les plis des yeux, et du menton, observez bien les stigmates de la sottise" - la Naine répond que tout dépend de la façon dont on tourne l'œil – "mais l'Evêque a tort, la Mort étend le bras" - "mat à l'étouffée coupe la Naine : Cavalier noir f7". Au bas de l'estampe deux quatrains gothiques, en moyen français, l'autre en haut-allemand :

     

    Cil cuyde engeigner la Mort

    Par luy desrobber sa bource -

    L'inbecille doubte encor

    Sil a terminé sa course.

    La Naine ensuite lit à haute voix, sans la moindre hésitation, le quatrain symétrique en Neuhochdeutsch. "Il s'en est fallu de peu, ajoute l'homme, que cette estampe n'ait brûlé, dans l'incendie de St-Léger (Sankt Leodegar)- à Lucerne (1633) - voyez ces traces rousses...

    - ...Vous y étiez...

    - ...observez également – il place la feuille à contre flamme - ces minuscules coups d'épingle sur la Faux – et sur l'Echiquier : signe de croix.

    - Conjuration, dit Jeanne.

    - Exorcisme, rectifie le représentant : ADONAI , IEVE , TSEBAOUTH , O PERE SUPREME DU CIEL ET DE LA TERRE...

    - Ta gueule.

    Sans sursauter l'homme tient la gravure immobile. Jeanne repère d'autres écorchures "sur la tranche, à gauche" – la Naine insinue la thèse d'un arrachage crapuleux très récent.

    Jeanne distingue entre les lignes quelques traces en caroline minuscule – Palimpseste tranche le représentant. "Comment diable" hargne la Naine "cette gravure est-elle en votre possession ?" Le représentant niçois invoque l'autorité du Second Cosmopolite alchimiste Sendivogius : "...transmission au Nonce apostolique moyennant fortes indulgences – ce qui se négocie bien plus cher d'habitude – puis passage par Henri-Jules de Bourbon-Condé - jusqu'au grand David d'Angers – post Revolutionem rerum - je dispose aussi par d'ailleurs" ajoute-t-il "d'une importante fortune personnelle - écoutez cette étrange anecdote :

    "Le 5 thermidor An II – quatre jours avant la chute de l'Incorruptible – un chevalier de Pierrefonds jouant aux Echecs s'aperçut que la main de son partenaire, posée sur un fou devant lui, n'était plus qu'un infect assemblage d'os et de tendons. Levant ses yeux horrifiés, il vit que son adversaire avait pris l'aspect d'une momie suintante. Dans le sursaut qu'il fit, l'échiquier se renversa ; par-dessous se trouvait cette gravure. Il ne se rappelait pas l'avoir jamais possédée, ni aucun autre de son lignage – et nul de ses gens ne put dire qui l'avait placée là. Le chevalier s'enfuit sur-le-champ pour l'émigration sans avoir pu réunir ses biens, jusqu'au fin fond de l'Angleterre, et n'en revint jamais.

    "L'écorché s'était éclipsé par une autre issue, laissant derrière lui une infecte pestilence. Les domestiques assurèrent plus tard que dans la venelle où il s'échappa, l'homme avait repris son aspect naturel, la perruque juste un peu de travers. Il s'appelait Jen de Fourquet, et c'était lui que l'Accusateur Public avait envoyé arrêter le chevalier..."

    L'auditoire hoche la tête. Mais l'homme demande trop cher de sa gravure. Qui reste sur la table, à demi-enroulée, embarrassante. Il proteste que les enchères sont montées très haut et qu'il ne compte pas la laisser pour rien. Il se carre sur sa chaise, étend les jambes. Jeanne lui demande si c'est bien "[sa] compagnie" qui le charge de vendre une telle œuvre. Certains de mes confrères précise-t-il gravement - Gretel marmonne Sorcier de pacotille et le représentant, imperturbable, déclare ex abrupto que [ses] pensées ont pris un autre cours.

    Marciau double ses lunettes d'une loupe et scrute la gravure qu'elle s'est appropriée. De sa poche marsupiale elle tire un crayon, du papier pour prendre des notes. Soupov sur son fauteuil se signe précipitamment à l'orthodoxe et laisse retomber sa main. Gretel bâille. L'homme éternue soudain, sursaute, quelle heure est-il ? - Huit heures et demie dit l'infirme. La Naine renchérit ça fait tard sans lever les yeux de sa feuille. Gretel : Ma montre est arrêtée – Un effet de la gravure sans doute? - je plaisante... - ...moi j'ai faim dit Gretel - Vous pourriez m'inviter à dîner." Grimace : on n'a pas de chambre. Pesante et contrariée Soupov lève le bras, fixant tour à tour les trois autres : "Je suis ici chez moi. Qu'il partage le dîner. Soirée gaufres." L'homme s'incline. Soupov roule sa chaise vers l'âtre et la table, face à lui, où les lueurs croisées du feu et du plafonnier révèlent d'un coup ses joues lunaires.

    Les trois autres se lèvent. Marciau, sur la pointe des pieds, place en équilibre la gravure sur ses deux volutes. Soupov demande à l'homme s'il est attendu chez lui : Vous ne m'attendiez pas non plus ,e suppose. Jeanne au long nez passe les plats : "Pour Azraël – Je ne suis pas l'ange Azraël" - "Dieu aide". L'homme ouvre les bras, souriant, complet prune et cravate à pois : Ma tenue n'est pas très protocolaire et Jeanne cligne de l'oeil. Gretel balance les couverts qui cliquètent. Soupov tourne le cou d'un air réprobateur - vous êtes vraiment représentant de commerce ? allez- soyez gentil - montrez-nous votre carte !

    L'homme se met à rire et se fouille en vain vous auriez pu ôter mes dicos de la table tout de même - il les replace lui-même dans sa mallette. La Soupov se signe précipitamment sous sa serviette. Jeanne : Vous êtes juste en face de la patronne. - Je n'avais pas l'intention de changer de place. Gretel hausse l'épaule. Soupov incline avec grâce ses deux mentons. La Naine allume deux chandelles de part et d'autre de l'estampe à la façon d'un tabernacle ; L'homme inspecte la gravure, le rictus de la Naine, à nouveau la gravure : des profils. Devant lui deux cierges en enfilade vacillant devant le feu. Au fond à contre-jour la tête renfrognée de Soupov j'en veux pas de ce machin.

    L'homme se soulève en biais pour vérifier, bien en face, le filigrane ou "marque d'eau". Touche du coude le sein de Jeanne qui pouffe en le servant puis réteint le plafonnier. Les quatre femmes et l'homme éclairés par dessous, sinistres. L'infirme penchée à gauche tourne dans un cadre un gaufrier antique plein de pâte au-dessus de la flamme : deux plaques de fonte dans les étincelles. Juste à sa droite Gretel en embuscade pique tout ce qu'elle peut dans la pile de gaufres au ras de l'assiette ; la gnomide fait circuler le plat Et le rhum ? râle Gretel entre ses gencives. - Devant toi. Tu ne la vois déjà plus. Après tout ton Porto ! - j'ai caché le magnum" souffle Jeanne à l'oreille de l'homme. Gretel renverse l'alcool au-dessus de sa gueule édentée : "Encore un gorgeon... - Permettez-moi de vous faire observer" s'enhardit le représentant "que vous avez mis le pouce sur l'embouchure." Gretel se vexe.

    Attention dit Jeanne elle est bien partie méfiez-vous. - Une bouteille dans la gueule c'est vite parti – Laissez-la tranquille intervient la Naine en ôtant la grosse fiole des mains de la vieille qui se rabat, décicément, sur les gaufres Le dernier représentant qu'on a eu dit Gretel la bouche pleine on l'a violé. Marciau confirme : On a bien rigolé. "Il courait dans tous les sens dit Soupov il ne trouvait plus la porte : "Bon-alors-écoutez-moi-bien-j'ai compris- v'là tous les papiers-je-me-tire -foutez de ma gueule - plus vous voir plus vous entendre- où c'est la porte – au plaisir – du balai"

    Jeanne mime la scène, entasse tout dans une forme de mallette et roule des yeux de dément – Soupov s'effondre sur ses seins, Gretel se plie au ras des flammes. La Naine, enfouie dans une gaufre, pouffe comme un édredon qu'on tape. Il en a oublié sa camelote! - Pardon : deux paquets d'échantillons 45t. Linguaradio dit le Représentant. Les quatre vieilles se regardent, ahuries : "Comment savez-vous ça ? - Bien fait dit Gretel ; d'abord moi j'aime pas les Arabes. - Pas Arabe ; Niçois. - Lui aussi ? - C'est pareil, au sud de la Loire, c'est tous des nègres. - Tu sais ce qu'ils te disent, au sud de la Loire ? Est-ce que tu le sais ?

    Arrête de jouer les Ray Charles, pose ta fiole et laisse-moi des gaufres nom de Dieu ! - Y a pas de cidre ? - la grande Jeanne disparaît dans une espèce de resserre d'où elle ressort avec trois litres de brut c'est pour vous - A votre blace dit Gretel je me méfierais elle a l'air vachement partie, un partout. L'homme engloutit le cidre et les gaufres : "Vous mangez toujours ensemble ici ? - la bouche pleine – vous avez de bonnes alloc, non ? Marciau à ras de table fixe l'estampe et la retourne – soudain - la vision se détache, à l'envers, saisissante, en gros traits noirs sur le grain de feuille : la mitre se met à trembler, la bourse oscille au bout de son cordon, la mort joue des mâchoires. La faux s'agite - la Naine alors cligne de l'œil et tourne l'image sous le goître de Soupov, qui sursaute. Le Représentant ne désarme pas, cherche entre les quatre vieilles un lien, une onde, quelque chose - ...entre nous deux complète Jeanne. Gretel : Vous voulez qu'on parle de cul ? - Cuve et tais-toi dit Soupov (hautaine, tournée vers l'homme) nous parlerons de cul si Monsieur le désire. - A propos dit l'homme pas de visites ? - Comment, "à propos" ?s'indigne-t-elle. Le représentant s'embarrasse, le gaufrier tourne et grince sur ses tringles dans un bruit d'armure, Jeanne mâche bouche ouverte et depuis quand vous connaissez-vous ? - Bien assez longtemps fait Soupov très morne. - C'est pour moi ça ? c'est moi qui t'emmerde ?" mais l'homme repère un long regard de biais coulis vers la Marciau qui s'est bien gardée de souffler mot.

    Il se frotte les mains pour ôter quelques grains de sucre. "En tout cas dit Jeanne c'est nous qui nous sommes connues les premières. - C'est nous qu'on s'est connues rectifie Marciau. "Pardon" intervient Soupov, j'ai connu Gretel avant toi. Petites annonces complète la Mulhousienne - Soupov précise : "Pour aide ménagère" – Na ja ! soupire l'autre, et dans ce long soupir passent des kyrielles de serpillières et de seaux hygiéniques ; de gants sous les aisselles et le long des seins gras. Il faut avouer récite Jeanne que vous eussiez été tout ébaubis d'apercevoir notre future amie vêtue de satin noir et chapeautée, tricot en bataille, épiant les ébats des danseurs et seuses, battant de sa pantoufle le tempo d'un baïon. Quelle aventure cherchait-elle en ces lieux ?

    - Qu'est-ce que tu y foutais toi-même ?

    - But artistique.

    - La chasse aux vieux tableaux ?

    - J'observais, dit Jeanne, solennelle.

    - Qu'est-ce que j'avais de si observable ? dit Gretel.

    - Il émanait de cette femme un je ne sais quoi...

    - On le saura que t'as été gouine. Moi aussi, mais che le crie pas sur les toits."

    Jeanne prend les autres à témoin : "Je n'ai jamais parlé de ça. Si je t'ai observée, c'est que tu correspondais exactement au type de petite vieille...

    - "Petite vieille ! petite vieille ! t'avais qu'à te regarder, eh, cadavre !

    - A soixante-douze ans on n'est pas vieux, dit la Soupov, conciliante, retournant ses gaufres.

    - Je me serais sentie flattée de servir de modèle.

    Gretel, 83 ans : "Et avant de passer, la Soupov, tu vas me les payer, ces trois derniers mois de soins ?

    Soupov, exorbitée : "Et les gaufres ? Et ton couvert à l'œil ? Et ta copine que tu as ramenée ? (sans laisser à Jeanne le temps de protester) – et la Marciau, là, est-ce que je lui ai demandé de s'installer ici ? oh, tu en sors, de tes mots croisés quand je te parle?

    - On peut toutes se tirer, si tu veux ! tu crèveras sur ton fauteuil ! - Je suis de trop, peut-être ? susurre le Représentant, extatique. La Soupov s'étouffe dans une quinte de toux : des chocs profonds et sourds en ondes mamellaires gélatineuses, tandis que la louche dégouline sur les plaques de fonte. Gretel en titubant la redresse elle se laisserait bien crever ! Marciau la Naine rassoit l'ivrogne et Soupov se rétablit seule en soufflant, l'œil égaré, puis reprend sa tâche sans mot dire.

    Marciau roule la gravure et la pose à côté de son assiette. Jeanne grignote une croûte froide du bout de ses dents de cheval. La Naine se remet à ses mots croisés en se tamponnant le front. La fumée retombe en pendeloques aux angles du plafond. Vous avez la télé ici ? - Derrière vous." Le représentant se tourne. "On n'a jamais envie de l'allumer. - Parle pour toi ! - Je la supporte dit Soupov." L'homme se lève et tourne le bouton. Je me demande ce que vous pouvez voir dans cette fumée. Un ronronnement très fort. Pas de son. À l'écran des boyaux rougeâtres entrelardés de gras – Emission Médicale – Gretel s'envoie une gorgée de rhum ; la Naine lui arrache la bouteille. "Changez de chaîne pour voir ?" - même image, ronronnement plus aigre Curieux ces traces de rouge dans le noir et blanc – l'appareil s'éteint de lui-même. Le représentant coupe le contact, se rassoit, bouffe une gaufre.

    ...S'il y a des disques, ou la radio. "Nous avons un disque. - Un requiem ? - A nos âges, vous êtes fou ? - Oui." Jeanne minaude : "Ce sont des extraits d'opéras. Léon Escalaïs, ténor, très rare - tourne-disque en panne. Marciau se dresse pour placer, finalement, la gravure, sur le manteau de la cheminée. L'homme gonfle les joues en soupirant. Dit que ça sent bon ici. D'habitude chez les vieux ça pue. Chante la pendule d'argent – qui ronronne au salon... – Je ne supporte pas les pendules coupe Soupov. Le Niçois passe la main sur son cou, répète c'est étouffant - vraiment étouffant.

    - Nous avons une fenêtre, tout de même ! - Seulement on ne l'ouvre pas. - Trop froid dehors dit la Naine, et Gretel : C'est bien toi qui es venu ici tout seul ? - Moi je lis" dit Jeanne et Soupov "Je tricote", et la Naine "Je pense". C'est pas marrant dit le représentant. - Les mots croisés c'est bien, répond Marciau ; comme un échiquier, en mieux : le labyrinthe, la conquête - tenez : combien de définitions pour – elle fixe l'homme à travers ses lunettes - "désir" ?

    - Il peut être inconstant, ferme, fugitif. Ardent.

    - Aveugle, dit Soupov.

    Jeanne : "Exclusif, excessif" - Impétueux, crie Gretel. Soupov propose "physique, refoulé". L'homme se prend au jeu : "Satisfait" - On l'avive, dit Jeanne. Soupov précise qu'on le fouette, Marciau la Naine parle de le borner, de l'éteindre.

    "Il naît", reprend l'homme. Je veux le confort et la gloire déclame Jeanne. "Moi Gretel darde ses yeux ivres. "Deux verticalement : "on s'essouffle à sa poursuite", sept lettres – orgasme évidemment ! - ça ne colle pas. Gr

    - Si, dit l'homme.

    La Soupov rit à grands coups d'asthme.

    - "Poisson gadidé" en sept lettres ?

    - "Bonheur" ?

    - Monsieur retarde d'une définition.

    - Je ne peux tout de même pas savoir par cœur... voulez-vous lâcher ça ? - lâchez ça tout de suite ou j'appelle la police ! Mesdames je vous prie ! Mesdames !

    - ...Rends-lui son Tome II tu vois bien qu'il va pleurer." Jeanne rend le volume. La Naine saute au feu, pivote en présentant son tisonnier : "Vous avez dit combien, pour les mensualités ? - Soixante francs halète l'homme - ...et caroncules myrtiformes ça y figure dans votre machin ? hymen, cul ? - ...les grands mots soupire Jeanne.

    - Evidemment dit l'homme : champ lexical médical, historique, physique...

    - C'est trop ! - ...comment, "trop" ? - ...les 60 francs.

    - Soupov, ne commence pas à marchander.

    - ...Gretel, bouscule ton vieux : sous le traversin à droite...

    Le représentant siffle le fond du litre :

    "Parfait, mesdames, parfait !" - s'essuie les lèvres - "le français n'a plus de secret pour vous !

    - Das mag sein dit Jeanne en rapprochant son assiette ("cela se peut") – Gretel se carre au fond de sa chaise : "¡ Si que está cómico ! ("il est vraiment comique !")

    - I'd rather said : ridiculous

    - Vous, vous là, d'où sort cet anglais de cuisine ?

    - Sie tun mir Weh ! Vous me faites mal !

    - Kitaxè pos inè kokkino o kyrios dit la Naine ("Regarde comme il est rouge le monsieur")

    - De votre temps, bafouille l'homme, de votre temps, on passait le certif à douze ans !

     

    On manquait l'école pour les vendanges !" - ses yeux roulent – Jeanne lui presse la

     

    main qu'il retire furieusement – lui sert du cidre qu'il repousse et finit par vider. Il se redresse enflammé, récupère des deux doigts récupère sur la cheminée l'estampe qu'il redéplie sur la table :

    "Chaque mot "révèle un visage et multiplie les clés de l'humain, multiplicates keys to humanity – toutes éclatent de rire – AINSI braille-t-il LE JEU ROYAL -

    - ...le roi est mort interrompt la Naine ch'châh mat -

    - ...qu'on appelle "échecs" – Xadrez [chadrech] em português

    - ...exalte le Dieu-Equestre qui fraie sa voie libre à la Mort - ma mort, ta mort, sa mort – or, que remarquez-vous, là, sous la plante des pieds de l'évêque ? è una serpiente, un serpent - le représentant désigne de plus en plus rapidement les détails de la gravure : "En roumain ! - A mietza, la mitre. - Finnois ! - Borekkü ! (la bourse).

    - Norvégien ! - La cordelière, de hartlinck !

    Le Représentant crie, écarlate : Vous inventez ! - Nil invento dit Soupov, je n'invente rien. L'homme sur son siège. La Jeanne lui tamponne le front : "Nous avons bluffé." Il se redresse d'un coup, épouvanté : "C'est pour me rassurer. - Nous ne connaissons pas un mot de toutes ces langues, dit Soupov avec bonté. - Je savais bien que c'était impossible" – le petit homme s'efforce de crâner. Il repousse le mouchoir. Gretel ricane. De l'armoire elle extrait un bandonéon flétri, large comme la main ; l'instrument déroule un soupir aigre A la cabreto politas ! - Trop facile grommelle la Naine soudain de très mauvaise humeur.

    Et le bandonéon se met à scander, Gretel joue faux fortissimo en clopinant Quando vieïra l'aguaida / qué maliz em la paya / a peçar del ascado – tantza las vièlhas ! - C'est du bidon - Ta gueule et Jeanne enchaîne les sauts, la Mulhousienne bombe le torse, la fausse Russe tourne et rôtit ses gaufres comme des damnés. Marciau la roule en cercle, Jeanne les entraîne dans sa polka cagneuse ell's dans' entr'elles et on s'en fout soudain lâche en réclamant du beurre ! des pommes ! et s'engouffre dans la resserre.

    La Naine est restée bras en l'air, Gretel renfonce le bando dans le costaud

     

    comme on se brûle et secoue son soufflet qui brame - apparition de l'huile et de la poêle à manche de bois. Les pelures serpentent et Soupov s'empiffre. La Naine faudrait du punch Gretel coupe Je m'en occupe et tire du buffet le Rhum – ...du guignolet-kirsch ? s'étrangle l'homme – Jeanne pèle et coupe les pommes – Soupov au gaufrier : vingt secondes, gaufre – trente secondes, gaufre – sucre ! ...orange !... dépêchez-vous pour les beignets ! - les pâtons crépitent, ça pue la friture, agitation de membres et de mandibules au-dessus de la table – écumoires. mains, couteaux.

    Le représentant aspire à pleins naseaux. Gretel pose cinq bols en marmonnant, l'assiette garnie de sucre. Une allumette, un froufrou de flammes où coulent des galères sous les lèvres qui serpentent d'une fossette à l'autre ; et dans leurs cheveux des mèches couleur étain, blafardes - à hauteur des yeux, le puits des orbites. Kirsch cognac ça jure. Panne de citron - Faut tout finir -

    "Quand' jo te foutch la mano al culo...

    - Pas celle-là, pas celle-là !

    L'homme frappe du poing : Moi j'en connais une ! Voix pâteuse. Il se hisse sur la chaise, les vieilles s'agrippent en pouffant comme on vesse ; les tifs de l'homme se collent sur son front de petit taureau ridicule qui se rattrape, à quatre pattes sur la table, Gretel rumine, Soupov pèse à deux mains. Le représentant se redresse à genoux, hagard, les yeux rouges et la bouche torve sous l'abat-jour blanc : Je vais vous en pousser une bonne. La Soupov écarquille les yeux. Quelle honte dit la Naine iI va nous faire le Dies Irae - Non Mesdames mugit-il Mais si je le chantais ça donnerait CECI : Di-es irae di-es illa etc.

    - C'est faux ! Cest faux ! - roulant des yeux, tordant ses doigts boudiné, bavant le cidre à plein menton. Des deux bras il bat la mesure. Gretel lui crie de foutre le camp par la cheminée, Soupov : ...que la terre l'engloutisse - de préférence ! - le représentant s'interrompt : Je ne repartirai pas sans pognon ! Il est furieux : les bouquins, OK, je vous les laisse - mais l'estampe, là, derrière mes jambes - il les écarte - vous me l'achetez. - Quoi, 400F, 400F chacune ? - il plonge la main vers les seins de Soupov C'est toujours là que ça se planque ! Jeanne déplore sa grossièreté, Marciau la Naine le contourne et frappe la cheville avec le tisonnier , le Niçois hurle et les insulte toutes : Quatre cents francs ! Quatre cents francs ! Jeanne et la Naine le rassoient. Silence. La fausse Russe reboutonne sa liseuse : Nous l'achetons. Sur la table la jatte s'est renversée, la pâte coule lentement vers l'estampe. La Naine agrippée au tisonnier éponge la coulée blanche et le feu s'effondre en étincelles. L'homme a relevé le front, ricanant d'une oreille à l'autre ; de sous sa chaise il tire alors une aumônière orange vif qu'il ouvre des deux doigts.

    Jeanne tire de sa manche 50F, il se relève en titubant épaules hautes aumônière béante - Gretel n'en [donnera] pas plus et décroche son sac à main de la crémone. Marciau jette au trou son billet plié, l'haleine du représentant est intolérable, la Naine a détourné la tête en inclinant son tisonnier. Soupov tire enfin du tablier sa bourse à fermeture d'or et dix de der ! crie l'homme en tirant le cordon d'un coup sec, Soupov fait claquer son fermoir. Le Représentant se dandine en grognant comme un ours, rempoche sa bourse, souffle du nez deux ou trois coups, gagne la porte. Se tourne vers la table, désigne largement les ustensiles, gaufrier, jatte, et l'estampe : "Ceci vous appartient". Il se retourne encore : I shall return. Puis il éteint le plafonnier, les abandonne aux lueurs du brasier, tandis que par la porte un tourbillon neigeux file entre ses jambes et vient mourir sous la table.

    Puis le battant se referme, et, semblant sortir du fond de l'âtre, éclatent du dehors, basses et rauques, les accents terribles du Dies Irae qui se perdent plus loin dans la rue. Gretel bondit sur ses pieds, rallume tout. Soupov rogne un quartier de pomme dont elle crache les pelures, une à une, du bout de la langue. Jeanne pousse un cri strident Brûlez ça, je ne veux plus la voir, jetez-la au feu !" Gretel avance la main, l'infirme l'arrête au poignet, la Naine regarde l'infirme qui la relâche, Gretel saisit l'image, l'étire ; un instant les personnages se raniment par transparence, l'évêque sourit niaisement. Puis penchée sur la table Gretel lâche l'estampe.

    Le papier tombe à plat sur la braise, des flammes claires jaillissent du squelette ainsi que du front de l'évêque. Puis le feuillet se ronge. La faux de la Mort résiste ; la pointe enfin se racornit, le manche finit par sombrer ; ne subsiste qu'un fragment de triangle luisant comme l'acier, que Jeanne saisit entre ses doigts, une goutte de sang lui vient à l'index. Le lendemain dans les cendres de l'âtre elle trouve un éclat de verre à moutarde.

     

    X

    Début janvier. Soupov, Gretel, sous le gris d'une aube avortée. Par le carreau s'insinue le froid du brouillard - vues du dehors deux ombres l'une aux genoux de l'autre - mise au jour indéfiniment repoussé, double embryon - dernières étoiles par les trouées - il est mort à son tour dit sourdement Soupov les mains jointes, puis à plat sur les genoux. "Il y avait bien du monde à l'église" dit Gretel. Jeanne assise sur un coin de table esquisse un bâillement ; fixe la vitre grise, apathique. "J'ai vu" dit Gretel "les deux cousins Rubeaux... - On ne les connaît pas tes Rubeaux. La table encore jonchée de l'Encyclopédie Watson en quatre tomes.

    Sous l'ampoule Marciau la Naine les ouvre l'un après l'autre, pointe l'index et recopie des citations dans des marges de journaux ; les volumes se referment dans un choc mat. "Il y était, l'autre" ajoute Gretel. - Le Niçois ?" Le jour se soulève. Un réverbère qui clignote dans la brume. "La dernière fois que je l'ai vu... - ...il était bien bourré, achève l'infirme. - ...il schlinguait bien à trois mètres. -... grand, les joues creuses... - Ce n'est pas le Niçois – C'est Ménestrel, dit Soupov. - Qu'est-ce que tu veux que ça nous foute, à nous, "Ménestrel" ?" Jeanne insinue que la Soupov a couché avec lui, "Ménestrel".

    - ...Comment s'appelait le curé, déjà ? Par dessus les têtes la Soupov trace un sillon sur la vitre - le grand, avec son complet gris fer ? - aide-moi donc ! - Il s'asseyait en bout de table, tout raide, et moi à l'autre bout. On débouchait la crème de cacao. - Le curé? - NON. MENESTREL. - Quand je l'ai vu la dernière fois dit Gretel eh la vieille ! qu'il me dit. T'as rien à boire dans ton cabas ? - Il portait une cravate dit Soupov. On se faisait du pied sous la table... - Quand t'auras dessoûlé je réponds. - Aujourd'hui c'est mon anniversaire de mariage il me dit - de toute façon sa femme - ou sa sœur, on n'a jamais bien su - y a que le curé qui ne lui est pas passé dessus. - ...et encore, dit Marciau. - De quoi je me mêle ?" Gretel : "...je lui réponds T'as pas honte dans des états pareils ? "Honte de quoi la vieille ? Moi je lui reparle surtout pas vu l'odeur... - Fallait lui changer les draps toutes les semaines, il appelait ça se les vider.... - IGNACE ! -...Quoi, IGNACE ? - Le nom du curé : Ignace ! - Comment ça Soupov, tu logeais Ménestrel chez toi ? - Au premier étage à Monségur" - Jeanne prenant des airs entendus - "Non, l'autre, dans le Lot-et-Garonne...

    - Et ton mari pendant ce temps-là ? - Dans la chambre à côté. Je lui répétais tous les détails..." La Naine fait claquer sa langue. Gretel décrit la mise en terre. Se tord les bras. Le poêle c'était un grand drap noir avec les grosses larmes d'argent. Quatre hommes le portaient bien haut pour pas salir le velours. Ils avaient la tête droite et les yeux levés. - Il me disait que je sentais le pourri, que ça l'excitait." Gretel reprend qu'il a voulu souffrir jusqu'au bout, des méthodes naturelles ! pas de piqûres ! il répétait : pas de piqûres! à l'ancienne ! conscient ! - Ça ne m'étonne pas dit Soupov. - Moi je n'y étais pas, c'est la Rubeaux qui m'a tout raconté.

    - Tous les jours que Dieu fait il descendait au cimetière. Quand il est venu chez moi la première fois, il venait d'y passer la nuit, par terre. Tous les cimetières du coin, il les a visités. Une fois on l'a retrouvé fin soûl entre les tombes - il n'en a pas parlé, de ça, dans son roman... - ...parce qu'il écrivait ? demande Jeanne. La Soupov répond qu'il lui en a même envoyé un exemplaire, elle ignore qu'elle a bien pu en faire je n'ai pas pu le finir, il racontait des horreurs – qu'il allait regarder les gosses se tripoter dans les buissons - "ça je le savais" – mais avec l'instituteur par-dessus le marché – "...ils faisaient bien la paire ces deux-là - sans parler de la femme - enfin..."

    Gretel s'est rassise. Il lui avait demandé des nouvelles. Tu viens pas nous voir tous les deux ? - Qui çà ? - T'as pas connu Brenner, du temps que tu étais pute ? - Ils l'ont relâché ? - Et alors !" - y puait des pieds le Ménestrel, du cul, de partout. Il m'a dit T'aurais pas des nouvelles de ma femme ?" Je lui en ai donné, il faut être humain, sa femme est partie avec un troisième, à Nice - Lequel ? crie Jeanne. Qui est-ce ? - ...Il m'a demandé qui c'est ? que je le déboîte ! Il a fini par me foutre la paix, le Ménestrel - il habitait avec l'instite dans une cabane en planches, sous la décharge, à Monflanquin..." Gretel rajuste les plis de la couverture sur les genoux de l'infirme. Qui a conservé sa pose favorite, le cou droit comme une divinité assyrienne. Marciau poursuit ses fouilles dans la serviette oubliée par le représentant : un porte-peigne, pochette, carnet, des cartes routières. Le brouillard s'est en gros dissipé. Jeanne lit par-dessus l'épaule: "Tron Mersen. Drôle de nom pour un Niçois – ...région de Liège dit Soupov - Tu crois qu'il faudrait lui rapporter ? - Il l'a fait exprès." La lampe exténuée du lampadaire dans le faux jour.

    Passage dans la rue de courtes silhouettes empaquetées. Jeanne et la Naine explorent les départementales ; certains secteurs délimités par des pointillés se voient méticuleusement rayés de longues obliques parallèles. Quelques noms de villages, encadrés, occupent le centre d'un réseau arachnéen de routes noircies.

     

    Extraits lus par Marciau la Naine du Carnet de route de Tron Mersen

    "8 février 8h – Passé le pont sur la Tardoire – forte pente – la route part au nord – pluie légère – petite fille rousse, seins obtus" – C'est bien de lui dit Soupov – "Cimetière de la Maisonnais – cote 284" – à la ligne

    "Nestor Astier 1919 – 1971 (52 ans). Je pisse.

    " Bernadette Ouffrès 1897 – 1942 (45 ans) P.P.E. ("Priez pour elle")

    " Jean-Louis Thimeau, Isidore Blars, Ursule Athmann.

    " Aux Dognons, E-W" – Encyclopédie Watson, traduit la Naine. "St-Mathieu. Sole meunière. Commande par téléphone UN CERCUEIL TROIS CRÂNES UN "REGRETS ETERNELS" – tête des clients" Jeanne interrompt le débit monotone de la Naine pour demander si le représentant ressemble à Ménestrel Pas du tout assène Soupov. Gretel ricane : Exemplaire unique - Jeanne prend des notes. Contre le jour bas se dessinent leurs silhouettes emboîtées, Soupov trônant, Gretel à ses genoux comme un rapace de Vinci. De là monte un marmottement d'occlusives et de sifflantes caractéristique du langage humain, tandis qu'au loin ronfle dans une côte la troisième forcée d'une voiture - ou bien crépitent, sourdement, les tirs perlés des premiers chasseurs le brouillard est levé - ...le curé ? "ils" l'ont fait venir, le curé ?

    - Ménestrel ne parlait plus, on venait de lui faire sa morphine.

    - Ça soulage vraiment ce truc-là ? dit Soupov.

    Jeanne et Marciau sur la carte dépassent Cromières crom.... crom... plein la bouche, comme du fromage - Cussac, disgracieux, désinence aristocratique d'un cul - grand-route, pompe à mélange deux temps - morveux de village - croissance rapide, morgue et acné. Gretel brode et dilue, s'apitoie, mime ce qu'elle n'a pas vu, s'effare et dégouline. Soupov accentue sa raideur - Chez Fiataud articule Jeanne - Fiataud quelle horreur - la gnomide voit dans tous ces noms-là une sécheresse vaniteuse d' "agriculteur propriétaire" - Il roulait des yeux, comme ça, mime Gretel, il voulait se redresser le vlà qui se met à souffler c'est la Viviane qui m'a raconté - en ramenant tous ses draps - Gretel se gratte les jupes d'un air égaré -

    - Et alors ? Et alors ?

    - Il est retombé avec la bouche en biais, même pas pu avaler l'hostie, il a fallu lui enfoncer – écoutez ce que je trouve crie Jeanne : Nicolas Eillant, 1899-1978 ! 1903-1980 – il prévoit ceux qui vont mourir ! Soupov se signe trois fois Et pour nous, tu vois quelque chose ? - Il a "sauté" Limoges ! Ça ne reprend qu'à St-Léonard. - De Noblat ? - De Noblat - tu crois en Dieu maintenant, Soupov ? - Tes origines russes on n'en croit pas un mot. - Mon second mari était de Dniéproguess.

    - Deux ans de mariage, tu parles...

    - Je porte son nom. Niet, nié viérou v'Boga - je ne crois pas en Dieu - pas de crucifix chez moi, pas de miroir". Gretel pousse la chaise roulante contre la table. Toutes se pressent autour du carnet ; à St-Privat - Urbain Yon - dalle avant gauche écornée - récité Notre Père Je vous salue Je confesse à Dieu. St-Louis, sol meuble, Acte de contrition Credo (in unum Deum) - elles se sont regardées dans les yeux - Gretel demande Tu ne vois pas Monségur, Lot-et-Garonne 47150 ? Trop loin vers le sud carte 79 pli 6" dit Jeanne. Elles troquent alors les cartes routières contre des cartes

    à jouer, déploient le tapis, forment deux équipes Belote ! Tierce ! fotzvlèker déjà onze heures ! faut qu'je chauffe la soupe à mon homme ! (Gretel à Soupov) je reviens pour la tienne juste après ! Des années que l'Alsacienne se trimballe par tous les temps rue Pelletier, sept heures au lever, onze heure pour la soupe et six heures, faire pisser le vieux, pisser la Soupov, aller, retour, la mère la femme la soeur hagne donc la guerre les morts les enfants les ménages à faire et les gros sabots de la vie à se traîner le cul bloqué dans la rue foulard autour du cou, depuis que l'homme est tombé sur son siège pour ne plus se relever.

    D'un impotent l'autre torcher nourrir laver, décrire ce qu'on a vu dans le vent sur le pavé, les passants qui font la gueule ou qui se confient, récits, ravaudages. monologues. Le vieux qui guette sa mort, la chaise devant le soleil qui recule. Un rez-de-chaussée vert dehors comme dedans, l'odeur de chou froid ; la clé qui tourne, Hervé qui suit des yeux Tu prends ta soupe ? Hun hoan répond l'homme. Gretel approche le plat qu'il balaie méchamment de son bras gourd et la fixe de ses yeux durs. Gretel le frappe aux épaules en criant qu'il peut crever tout de suite, qu'elle sera débarrassée, claque la porte et s'en va - Le mien, tiens, ça fait longtemps qu'y bande plus. Elle ajoute que par-dessus le marché il voudrait qu'on le suce. Merde alors.

    A onze heures du soir Gretel sort en promenade. Son quartier alterne chantiers, terrains vagues, palissades. Les grues dardent leurs bras clignotants. C'est le coupe-gorge. Si le Vieux savait ça il hausserait son épaule valide. Il se réjouirait en dedans. Gretel clopine entre les fondations béantes. Au coin des rues déjà tracées les rôdeurs se concertent. Gretel porte un gros sac gris bourré de pelotes de laine T'aurais plus d'emmerdes que de pognon Gretel sourit - au bout d'une barrière et d'une place anonyme s'étire une enseigne rouge sous dix étages vides. Gretel guette la fermeture du Taxi-Club. Jusqu'à ses pieds le néon répand ses braises pâles ; sur l'asphalte

    passent les ombres déformées des buveurs. A minuit l'enseigne s'éteint soudain, le grésillement s'interrompt sur les bruits ressuscités de la ville au loin. Sous un petit porche sombre un barman roule deux poubelles dans un renfoncement, laisse tomber dans sa poche un trousseau d'acier S'il fait tout à fait noir je lui parlerai l'ombre vacille dans sa direction en souriant au vide, étriqué dans un petit complet de velours élimé - pardon monsieur pardon - je vous aborde en pleine rue n'allez pas penser - dès qu'une femme aborde un homme n'est-ce pas tout de suite on s'imagine - il ne cesse pas de sourire voyez comment je suis habillée - juste "en cloche " - le manteau marron, la voilette, la vieille souris qui longe les murs

    C'est bête un homme approuve le barman - juste aujourd'hui le catogan gris le serre-tête - et ça suffit pour se faire embêter vous voyez ce type là-bas qui traverse il voulait coucher avec moi c'est terrible à mon âge elle se demande quand [elle] sera enfin débarrassée de "ça" - je l'ai remballé il insistait "mon vieux t'as l'air con" je lui dis, je serais un homme ça me vexerait moi mais lui non il continuait – l'homme en peluche fixe son bandeau en oreilles de Mickey - les cernes charbonnés sur trois bons centimètres - Les hommes reprend-il tous des cochons - Tenez reprend Gretel ce mardi je monte en stop - je ne le fais plus c'est trop risqué – à peine cent mètres et tout de suite la main sur la cuisse, je suis redescendue Merde je lui ai dit Merde je sais pas moi je serais un homme

    L'ours approuve en sifflant dans ses dents "Vous comprenez ce que je veux dire ? Elle a vu tout de suite que celui-là n'était pas comme les autres "au fond vous n'avez pas de chance avec les femmes vous allez vers elles et toc vous êtes refusés – moi quand je vois des jeunes filles faire les coquettes j'ai envie de leur envoyer des tartes." Personnellement Gretel se voit comme un homme : attaquer "mais dès que l'homme fait le moindre pas la femme le fait marcher - seulement si vous restez là dans votre coin tranquilles sans bouger – moi je suis spychologue c'est de la spychologie ça monsieur – je n'ai pas fait d'études mais j'ai beaucoup lu

    Je sais bien comment elles font les femmes allez et puis les hommes aussi c'est l'éternel manège – si vous restez sans bouger la femme ira vers vous sinon c'est elle qui choisit toujours elles ont l'avantage - il fait un pas de côté Mon fils mon fils dit-elle en posant la main sur son plaît-il ? - Vous connaissez Denis, mon fils Denis Fitzel il ne travaille plus ici dit l'homme en relevant la tête - et Gretel attendez en relâchant son bras - vous pourriez lui remettre – Je ne sais pas où il habite – elle fouille dans son cabas d'où tombe à terre une patate molle - Je ne suis que gérant dit-il pas de stylo pas de papier sur moi

    Denis Fitzel vous l'avez bien connu tout de même – "Ficelle" ? ça fait trois mois qu'il est parti. - Vous avez l'air si aimable si compréhensif ! Le gérant découvre ses dents jaunes sous la lumière Un crayon j'ai trouvé un crayon Je n'ai pas de nouvelle dit l'homme sur qui retombe le visage professionnel "A Paris je crois Marseille ou Clermont" Gretel à présent le suit, dit qu'elle aurait voulu voyager Bulgarie Turquie Roumanie... - De beaux pays Madame de beaux pays" l'Ours presse le pas Et la bonne aventure monsieur voulez-vous la bonne aventure Je vais m'installer à mon compte dit-il "à Nevers ; avec Denis.

    - ...Denis ? - Sifakis, un ami" Gretel tire de sa poche une poignée de bons de réduction : "C'est pour lui ça peut servir vous savez" l'homme les fourre dans sa poche, un prospectus tombe au caniveau COURS DU SOIR FORMATION CONTINUE Gretel le ramasse et l'essuie j'habite à côté juste à droite – Je tourne à gauche dit-il comme vous voyez Excusez-moi répète-t-elle je vous aborde comme ça en pleine nuit n'allez pas vous imaginer le gérant n'imagine rien, s'éloigne et se retourne, Gretel se retourne et part et bouscule la porte et s'essuie les yeux chausse en butant sur le paillasson vous êtes toujours pas couchées ? - La porte ! - Quoi la porte? - Qu'est-ce qui t'arrive dit Soupov de sa voix de gorge sonLa porte quoi merde, la pluie qui rentre ! Gretel ôte le serre-tête et renifle ça sent le vieux ici le deuil et la suie reprends ton souffle et ne secoue pas trop ton parapluie (dans un grand froissement de polyamide) la Naine ricane Fitzel tu vas laisser ta peau dans tes enterrements nocturnes - Jeanne : "Je te prépare une camomille - Il reviendra j'en suis sûre. - Si c'est de ton dernier mort que tu parles... - Mon fils va revenir. - Tu viens de le revoir ? - Presque - Jeanne allonge le bras vers son carnet de notes, et Soupov, de sa voix adipeuse: Toute mort est connaissance. "Un jour mon fils mourra" poursuit Gretel "44 ans, grand brun, serveur d'hôtel ; il s'habille feuille morte ou canelle, on le rencontre en sortie de bar jamais avant minuit" les yeux de Gretel se troublent.

    Elle demande du rhum. "Ne joue pas les ivrognes - trois gouttes et t'es cuite à faire tourner les tables" Jean-Paul Rigio 25-80 C'est dans le journal dit Soupov obsèques à dix heures - Gretel tousse à grands coups, finit sa tasse les yeux perdus parmi les crevasses et les rides. La Naine assise pattes pliées sur le barreau de chaise a repris ses définitions cruciverbistes : il reviendra – juger les vivants et les morts je suppose ? "avec tous ceux qu'on s'est tenus sur le ventre" ? - j'espère bien que tu ne nous enterreras pas, Gretel: tiens, si je saute à terre et que je cours au placard, qu'est-ce que j'en tire ? un vieux tricot gris, graisseux, tu ne sais pas tricoter." La Naine l'entoure à la taille, lui dit de ne plus tousser, de se couvrir les épaules.

    X

    Un autre jour Jeanne, qui n'a jamais cessé d'écrire, se voit publiée dans Vrîka qui tire à 120 exemplaires. Elle s'est acheté une pipe à 55F. Soupov mentionne les "tourments de l'exercice des lettres". Jeanne la fusille : "Qu'est-ce que c'est que ça ?

    -Eh bien, ma pipe ! éteins ton briquet, tu vas le vider. - Tu m'as suivie pour acheter le même ! Pour toute réponse, l'infirme désigne sa couverture sur les genoux. Gretel apprend à tricoter : "Tu piques de gauche à droite ; la droite dans le première maille – par-dessus, comme ça..." Gretel s'applique, lèvres jointes, épaules serrées. La Naine corrige l'arthrose, le jaune augmente dans ses yeux. Je l'ai toujours eue cette pipe dit Soupov je ne l'ai jamais cachée. Jeanne tire de son sac à main le n°5 de Vrîka : "J'ai trouvé", c'est du grec. Gretel : "Y a même pas d'images." Oeil fielleux de la La poétesse. J'ai fait exprès dit Gretel. Jeanne s'écrie qu'elle a maintenant "le pied dans l'embrasure", qu'"on ne peut plus la chasser." Les autres s'inquiètent du texte. Demandent "si elles y sont". Le tricot de Gretel s'allonge comme une vie - la Naine effleure ses épaules. Jeanne pense qu'elles sont toutes, autant qu'elles sont, elle comprise, définitivement moches. Même pas pitoyables. Moches. Sous les rides elle cherche et reconstitue les jeunes filles, comme Baudelaire.

    Elle imagine enfin l'enfant flétri de la Gretel, et ceux qu'elle-même n'a pas eus. Se repasse les prises de bec, les belotes à quatre. "Si l'on vous annonçait, pendant une partie de balle, que la fin du monde aurait lieu dans une heure, que feriez-vous ? - Je, dit saint Louis de Gonzague, continuerois à jouer à la balle. Il mourut de la peste en soupirant Quel bonheur ! A 23 ans. Si un jour un de mes poèmes pense Jeanne paraît sous un autre nom, j'attaque bille en tête - bille en tête ! ajoute-t-elle à haute voix ; "et je me fais passer pour impotente : ça me fera de la pub. - C'est clair approuve la Soupov.

    Jeanne évoque sa propre timidité : "C'est une force de connaître ses faiblesses (Pascal) - C'est vrai ? - Non, j'invente." Mime un dialogue entre elle et l'éditeur Coupez-moi cinquante pages - modifiez-moi le dénouement - Pas bon ton ton sketch dit l'infirme. - Du moment qu'ils me publient... (désignant le lino élimé) : ils viendront se traîner à mes pieds pour un feuillet - ils publieront mes notes de blanchisserie - je suis prête à baisser culotte devant n'importe qui, à poil et à quatre pattes", et Gretel pouffe Tu t'es déjà vue à poil ? - Parfaitement que je me suis regardée répond Jeanne, seulement moi ça ne fait pas dix ans que je n'ai rien dans le ventre – tiens, pas plus tard que l'année dernière - qu'est-ce que t'as à t'étrangler ?

    - Che m'étrangle pas, che m'esclaffe. - Lis-nous un peu tes "publications", propose Soupov.

    Texte de Jeanne

    "Le Georges ramène vraiment n'importe qui ; à 54 balais dans les bars, en train de s'afficher, pour attirer chez moi les louftingues des quatre sexes, papoti, grignota, calembours à deux balles pour amuser la vioque - on n'est pas plus élégant. Chiche qu'il se met au clavier – gagné - Goose Rag, c'est tout ce qu'il a su pondre depuis ses 17 ans - regardez-moi comme il s'excite il va bientôt jouer avec sa queue Maître, ô Maître - c'est qu'il salue, ce con - le grand barbu se gave du revers de col jusqu'aux rouflaquettes. Sans oublier l'autre pingouin qui suce ses huîtres avec les gouines - plus un qui se lèche les doigts comme un macaque - la ménagerie...

    "Je suis sous le lampadaire on va me voir toute la gueule mais oui ma chère les éclairs sont délicieux tu peux te les - non je ne suis pas fatiguée toujours pas crevée le petit macaque se met le bout du cul sur la bergère et se tire la mèche sous le nez en posant ses mots comme des pattes de mouche mon père disait, mon papa m'a dit c'est élevé dans les bonnes traditions ça, et modeste et gnangnan Oui madame Non madame tiens prends donc tes langues de chat comment vous appelez-vous – Bernard - la langue entre les dents – S'il connaît Olivier ? – C'est mon meilleur ami – son meilleur ami... - un chic type – c'est trop.

    "Excellente idée Georges, tes diapos, la pénombre, ma main sur la petite épaule du petit con Va donc vérifier la lampe Geo plus haut non plus bas plus à droite (la cloche!) baisse un peu l'appareil - pas tant - tu as fini de revenir après chaque photo Tu as le soin de l'appareil restes-y c'est qu'il a parfaitement compris ce pauvre type ; il y va quand même. Sur l'écran la poste de Papéété, caserne Bruat, le cou duveteux du puceau-macaque doucement dans l'ombre une fois une fois encore vider

    la moëlle des petits enfants Ma main sur son épaule, doigts tout secs tous boulés d'arthrose Je vais me le garder pour moi – mais - qu'est-ce que je sens ? il prend ma main la serre – petit vicelard – ça se croit un homme – je ne t'ai pas attendu pour avoir mon compte de bites – VA CHIER

    Jeanne repose sa prose, Soupov : "Ca m'étonnerait qu'on publie ça - On en imprime de pires" dit la Naine et Jeanne refourre les feuilles dans le dossiers toutes phalanges frémissantes bande de biques pourries. Cadavres imminents - bon titre - Marciau la Naine s'est remise à ses mots croisés - la Soupov : noisette de cerveau frit dans la graisse - pétrification.

    J'aime l'automne et ses silences

    L'enchantement de ses douleurs

    Et les muettes confidences

    Que le fruit murmure à la fleur...

    ......

    C'est la forêt enceinte et jamais maternelle

    C'est ce zéphir ami que provoque quelqu'un

    Pour chatouiller les seins sous les chemises claires

    ...

    ...la vie court vers son destin

    L'UNIVERS DE L'HOMME SE MEURT !

    Le bras de Jeanne retombe et le jour baisse :

    Feuille-fille est destituée

    Feuille-fille est prostituée

    - Jeanne lit pour l'ombre, chantant la pluie, les chiens mouillés - demain la chambre, demain l'âtre et les ragots, demain la gloire – Soupov, tu n'écoutes pas. Soupov répond qu'elle a tout écouté ma pauvre, mais qu'elle n'ira pas jusqu'aux éloges : "Trop "Lamartine"...! "la forêt enceinte... chatouiller les seins... destituée, prostituée - on le sent venir d'un kilomètre" - l'infirme atteint sur ses genoux sa pipe qu'elle commence à bourrer. Jeanne alors s'aperçoit que Gretel porte le même tricot qu'elle-même. Retournée sur son siège, Soupov atteint l'interrupteur, l'ampoule s'éclaire, la Naine en compense l'éclat par l'allumage du lampadaire. Pas d'extérieur ; ni radio, ni télé. Quelques comptes rendus d'obsèques édentées ravinées de rides - Jeanne observe Soupov, ses yeux de chien de boucher, son double menton où l'œil cherche les filets de sang ; Soupov à qui ses mains éternellement posées sur les genoux morts confèrent des allures de sphinx vulgaire.

    Expiant quelque crime antérieur à sa race – et vous vivrez de mots, pour dans les siècles des siècles. Pourrie d'éternité. Marchant immobile vers sa Reine à naître. La seule vérité, c'est qu'on va toutes crever - toutes à la fois ou l'une après l'autre. On ne s'attendra pas beaucoup. Jeanne tirait des martingales. Quelle idée pense Gretel Si c'est pas malheureux... Elle ajoutait que l'infirme aimerait y passer en dernier pour emmerder le monde mais la première à partir, assurément, entraînerait les autres – Il te faut des morts pittoresques n'est-ce pas – des bons mots, des faux départs – Jeanne réplique : Tu t'imagines avoir tout ton temps ? Soupov parie qu'elles passeront à l'éternité, toutes sans exception.

    La Naine veut tirer les cartes – jure ses grands dieux qu'il n'y a rien ni personne là-haut ni autre part et tape le jeu sur la table : Ce qu'il y aura quand tu seras morte ? exactement la même chose et peut-être mieux Marciau s'interrompt pour fixer la Soupov qui craint de toutes ses forces de laisser échapper son secret pendant l'agonie "On dit n'importe quoi à ces moments-là" répète l'infirme "Et ce serait vrai" dit la Naine Vous ne saurez rien dit Soupov je vous enterrerai toutes. La Naine: "On te foutra du coton hydrophile dans le cul". Gretel exige un beau tombeau de marbre à dorures, avec son fils et ses petits-enfants, avec du Bach et du Verdi, et des grandes couronnes à perles violettes.

    Jeanne écrit dans le silence. Je voudrais assister dit-elle à mes propres funérailles, comme un esprit, écouter le sermon et souffler dans les Jeux de viole – au fait, personne ne veut être brûlée ? Toutes se récrient. Embaumées, non plus. En ce qui me concerne dit la Soupov c'est déjà fait. On raille la Jeanne sur son dernier poème. Pour ce que vous direz, vous autres ! "On ne dira rien" répond la Soupov. Gretel soupire le nom de son fils. Jeanne les regarde toutes à présent silencieuses, chasse la vision facile des cercueils alignés, ou plutôt? dispersés, jetés en quatre orientations différentes – à quoi bon pourrir de conserve ?

    - « De conserve », très drôle.

    - Ta gueule.

    Soupov s'avise alors d'enterrer sa vie. Je veux un bal dit-elle. Ses trois compagnes ont donc escorté le fauteuil, chromé de neuf, cahin-caha sur la chaussée. Gretel a croisé sur sa poitrine deux revers mauves en forme de triangle. Marciau la Naine en carapace verte ressemble à une grosse cétoines, Jeanne s'est enrobée dans un fourreau feuille morte. Un bal où on s'amuse, où on se décolle le baquet ! On a toiletté la Soupov, couverte d'une robe jaune à grand décolleté bateau ; son postiche oscille sur son crâne comme un bloc d'anthracite. Jeanne serre sous son bras une pochette slave.

    La Soupov sourit au printemps comme un fruit, lance vers les fenêtres des signes de ses bras hydropiques. La rue qui monte. Gretel qui pousse, Jeanne qui l'aide d'une main. Les coups de vent chassent des plaques de soleil froid (on vous croyait morte!). Rue St-Sever des laquais descendent un perron de marbre pour soulever l'infirme. Des chœurs et des fanfares venus du cloître à l'intérieur résonnent sous un grand bouclier de ciel carré. La foule sur l'herbe et le sable. Tous éclatent de rire : Bienvenues ! et les baudruches lancées des mezzanines rebondissent sous les coups de poings. Une araignée de carton remplit tout un char.

    Des musiciens en rang d'oignons soufflent des notes uniques et dissonantes. Soupov tordue salue partout les pétarades et les chiens. Les fêtards s'écartent devant Gretel qui fait pivoter la chaise de Soupov et la rattrape en tournant elle aussi. Un bal où on s'amuse ! réclamait l'infirme et ses joues tremblotaient. Nous serons ridicules répondait la Naine, mais le Maire en bandoulière enchaîne les cognacs que lui tend l'adjoint au sommet du perron. La foule hisse le fauteuil au fond du cloître dans le chapître et Jeanne a perdu sa pochette. Derrière elles la porte se ferme dans un bruit de ventouse. À l'intérieur tout est nuit, lustres cuivrés, lambris et parquets luisants.

    Le long des murs en cordon le public immobile, et la musique devenue soudain furtive. Les quatre femmes regroupées, fauteuil au centre et Gretel fixée sur le dossier - quatre hommes se détachent des cloisons - Demi-tour crie Soupov demi-tour ! - et les ont rejointes. Ménestrel celui qu'on croyait mort - en veste brune à revers ponceau. L'Ours, le Niçois - l'Homme Vierge du Texte publié - Nous sommes foutues dit Soupov. L'Ours a saisi Gretel par la taille et le Puceau pose sur Jeanne une main spasmodique tandis que le Niçois s'incline jusqu'au sol devant la Naine. Ménestrel alors d'un signe a déclenché aux quatre coins quatre parties d'orchestre, et tous les assistants détachés du mur se sont mis à danser.

    Chaque Ange entraîne sa disciple et Ménestrel au bout de longs crochets tourne en toupie face à lui la Soupov étourdie, transfigurée, bras tendus. Autour des couples ainsi formés s'élargit un espace où le Puceau sous sa face à plaques roses tient la Jeanne sous son haleine. L'Ours se dandine lugubre, Ménestrel ricanant lui désigne le Représentant qui valse avec la Naine à niveau de braguette. Puis tous les cavaliers ramènent les danseuses au buffet où Gretel refuse de boire, tandis que le Niçois force la Naine à écluser cul sec une flûte de Moët. Les Anges sourient sans relâche, le Faux Puceau découvre ses gencives. Le Plantigrade exhibe ses crocs, boit au goulot. Les serviteurs en guêtres et perruques circulent sans se heurter.

    Et bien que les orchestres se soient tus les couples tournent encore robe à robe en froissant les étoffes - le chef se tournant bras levés, Ménestrel baisse la tête et le galop se forme - fortissimo chassé-chassé - sous les lustres ; mais les Huit hommes et femmes assis à l'écart se parlent par gestes au milieu du vacarme Je m'appelle Gabriel s'écrie le Puceau ; Ménestrel se cramponne au fauteuil, un genou plié : Te souviens-tu de nos nuits ? ce bal, je l'ai monté pour toi - Soupov tend à bout de bras sa main grasse à baiser sans soulever ses hanches - une marquise à collier de cristal salue en cliquetant et la Mort qui la suit porte un loup au mufle doré tes yeux sont morts Hélène il est trop tôt – Pousse-moi, vire dit Soupov je veux danser - tous autour d'elle se sont retournés.

    Ménestrel se relève et la retourne encore - Hélène rit, s'agrippe aux accoudoirs de ses doigts bagués - tous les saluent, anonymes, en noir, Ménestrel se dérobe et trace à présent de longs cercles sur d'autres valses à longs relents de Sibelius, la basse gronde au premier temps comme un seau plein d'eau ; Gretel et l'Ours relevés se font face, l'Ours lève une patte après l'autre et découvre les dents - le rythme est à son goût. Une flamme morne stagne dans ses yeux ; sous les lèvres de Gretel se pressent les mots qu'il aurait fallu dire - et l'animal pose les pattes jusque sur son dos. Alors ils oscillent tous deux, appuyés sur le cœur comme deux matelots par gros temps.

    Il la touche tout bas du bout de son museau et la valse épaissit l'atmosphère où halète Soupov sous ses seins sur son trône à pivot, et le Niçois montre à la Naine aux verres embués les plis indéfroissables de ses pattes noires petite dame en vert, tu sais ce que je sais. - Représentant dit-elle j'ai jeté ton évêque au feu - Buvons encore sa veste ouverte à deux battants propose des rangées superposées de fioles j'ai de tout - je suis un orgueilleux Marciau rit aux tintements du verre cétoine bien-aimée dit-il catin trop verte,c'est toi qui mourras en dernier, Soupov étire son ultime port de bras – l'Ours exhibe le liseré de ses gencives et le puceau empeste sa mortelle haleine - C'est tout ce sperme répond-il qui me remonte aux dents - Ménestrel la toise avec condescendance.

    L'Ours roucoule. L'orchestre bat de tous ses archets. Les flacons passent de mains en mains sans qu'aucun ne se brise à terre. Les Quatre Cavalières, chacune à sa hauteur, se sont servies à même son torse. L'orchestre alors debout, fortissimo, attaque le Rigaudon de Rameau. Les couples bavent et boivent. Soupov tombe à terre, l'Ours la pousse du pied dans un angle, Gretel crie T'as plus rien sous ton habit, représentant ? qui hisse la Naine - plus haut, plus haut ! que je voie toutes leurs perruques ! Le nez tavelé du Puceau coule et Jeanne se débat. Soupov remise seule en selle tourne à grands coups de ses bras sous les jabots, Ménestrel secoue deux flaches d'Eristoff à bouts de bras, ses jambes rouges étincellent en tout lieu.

    -Tiens-toi à mon épaule que je te descende scarabée vert à ras du sol Chacun suffoque sous le musc et la poudre et les couples se raréfient, bouches alourdies, mains aux poches. La lumière se tamise et le froid descend, Jeanne courbée de dos soutenue par le Vierge à la taille, reste le son sourd des cordes dissonantes, elle parvient au bord d'une gravière d'eau froide où elle tombe, et son ombre a coulé dans un creux de miroir. La Naine pousse un cri, les lèvres des hommes se sont confondues et Marciau perd connaissance.

     

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    Brive et quatre murs. Marciau tombe fréquemment dans d'éprouvantes rêveries et la Soupov serre les dents, le nez vers les genoux. La Naine a demandé le programme du soir. Soupov se penche et reçoit le coussin dans le dos. Premières notes sur l'écran aveugle. Les survivantes s'installent en geignant comme des vieux ponts. Maintenant que la Jeanne est morte on va pouvoir regarder la télé tranquille. Sur l'écran, la famine, les squelettes : "Les faits sont là. C'est à vous d'agir, et vite." La Soupov se frictionne le dos - toute une vie d'encaustique - hanches, vertèbres. "Ils sont des milliers qui réclament votre aide.

    "Ces images se passent de commentaires. - Marciau, as-tu bien refermé le gaz?" - soudain Pierre Pipe encadre à l'écran sa grosse gueule d'ange - les joues peut-être un peu moins rondes, le teint moins vernis. Alors toutes ont cessé geindre. Tout un passé, toute une vie de guerre et de privation – et chargeant son soupir de toute l'affliction qu'elle a pu concentrer, Soupov s'est écriée : Mon Dieu qu'il a maigri !

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    Le mois de juin fut torride. On rouvrit les vitres calfatées de crasse. Le caniveau poussa de gros relents graisseux. La Naine réfugiée dans le dernier coin sombre conserva la soif sous sa langue. Les mouches ont circulé. Gretel est revenue vers les trois heures : "Je lui prépare des salades fraîches". Elle reste dans la porte, son œil gallinacé piquant l'un après l'autre bougeoir, le cadre en teck, le calendrier Massey Ferguson. Elle est venue passer l'index sur le manteau de cheminée, renifle - il faudrait fermer la fenêtre – "Mais la salade, il aime ça ! Il en a repris deux fois, trois en tout."

    La Naine regarde Soupov en dessous : "Elle en a pour longtemps comme ça ? ...Tu l'as nettoyée ce matin ? ...je dis ça, pour les mouches... Tu as balayé au moins ?"

    La seule chose qui intéresse Gretel, c'est de savoir s'il est arrivé du courrier de Marseille : mon fils a trouvé un emploi de barman ; il n'a jamais bu une goutte de whisky – qu'est-ce que tu écris ? Marciau répond J'écris ce que tu dis.

    ...Soupov n'existe plus que par la peur. De son siège émanent des gémissements, ses mains déformées tressautent. Gretel la secoue. Un ronflement brusque redresse son cou, ses yeux s'égarent. La Naine tire de son tablier le jeu de cartes que Soupov se met à fixer; Gretel rapproche de la table le fauteuil roulant, les mains de l'infirme les saisissent d'un coup : "J'ai tiré l'as de pique". Soupir. Elle étale en soufflant les douze figures. A qui as-tu pensé ? Soupov se tait. Gretel dit : Je préférais la belote à quatre. Soupov répond qu'elle a oublié. Marciau ramasse le jeu et le renfonce dans sa poche ; à contempler le teint plombé de la Soupov, à écouter les radotages de Gretel, la Naine se prend à espérer : "...la dernière" murmure-t-elle à mi-voix en raclant la cendre - puis "je dois me surveiller."

    Des bribes d'oraisons funèbres s'agitent sous son crâne. Il lui semble entendre frapper C'est toi ? Jeanne ? Jeanne !! - Qu'est-ce que vous foutez là-dedans ? crie le Niçois à travers la porte. On vous entend gueuler du bout de la rue !" Gretel se lève d'un coup. L'homme entre sans invitation. "Vous ne me remettez pas ?" Tourné vers Soupov : "L'argent ? - Quel argent ? - Vous devez six mensualités ! - C'est lui... c'est lui... répète Gretel. Soupov parfaitement lucide tire cent francs de ses guenilles, le Niçois claque entre ses doigts le billet qu'il enfourne dans son pantalon.

    Il demande si les vieilles ont un magot. Soulève Soupov par les fesses. L'infirme le frappe au visage, la couverture tombe à terre, ses jambes sont de vrais poteaux couverts d'édèmes. Foutez le camp. Plus vite que ça. Elle agrippe l'homme, qui la fait tomber. Marciau : Aidez-moi ! Le représentant s'empare des jambes, elle rue tête en bas prenez mes bras ! Gretel et la Naine la replacent par les hanches, l'homme s'épuise à hisser le buste. Soupov étouffe, souffle et l'Homme reste là, bras ballants - Marciau la Naine lui montre la porte d'un coup de menton, il empoigne d'un coup sa mallette et laisse là ses cartes routières Je reviendrai dit-il. Dès son départ Soupov mains jointes jure en sanglotant qu'elles y passeront toutes, l'une après l'autre, la Naine ajoute "c'est l'ordre des choses" ; elle arrache des mains de Gretel son litre de rhum qu'elle brise à terre, Soupov renifle toute l'odeur d'un coup. Gretel tombe sur une chaise – les yeux fixes – une plaque rouge envahit son visage, la Naine courbée sur sa pelle en plastique balaie les débris, Soupov se mouche à petit bruit, le verre tombe en cliquetant dans la poubelle, Gretel sursaute.

    Soupov retrouve ses yeux droit devant, mains à plat sur les genoux, regard meurtris. Gretel pousse un gémissement où Marciau ne prend pas garde, occupée à feuilleter le carnet de route du fuyard ; quand elle a relevé la tête et s'est approchée de la chaise, Gretel est morte.

     

    X

     

    Pendant trois semaines, Soupov et Marciau sont restées seules. Soupov, cramponnée sur son plaid, regarde de tous ses yeux ce petit être qui s'obstine, effrayé, perché sur l'escabeau : visiblement, la Naine n'était pas comprise dans ses martingales. Elle fixe Marciau, tremblant de se tromper, souhaitant et craignant sa mort. Plus rien ne subsiste de l'autorité qu'elle infligeait à ses compagnes ; ni de sa vulgarité (dont elle faisandait ses radotages) - tu n'es plus une grande dame dit la Naine. Soupov devient cette masse glabre et gémissante qu'il faut pourtant manipuler, nettoyer. Les soins les plus intimes ne rebutent pas la plus petite, qui prend tacitement à Gretel morte son emploi. Soupov en souffre.

     

    X

     

    C'est maintenant Marciau qui pousse la porte rue Pelletier. Bouffée d'urine. La pièce baigne dans un vert chartreuse, aussi sombre et laid que peut l'être un séjour de vieux. Monsieur Hervé. S'il vous manque quelque chose. Une silhouette à contre-jour sur le fauteuil ; tous les paralysés tournent-ils ainsi le dos à la lumière? - Il chique ses joues sous sa visière. La Naine à présent distingue la mandibule qui rumine, les sourcils blancs sur les yeux creux. Il a levé sa canne, elle a dévié le coup, la canne tombe, qu'elle ramasse et lui retend. Il suit tous ses mouvements. Marciau explore la cuisine : sous l'évier, l'eau de Javel et la lessive.

    Dans le buffet des assiettes volées, un beurrier rance, du sucre et juste de quoi manger pour midi. Marciau fait frire une omelette. L'homme ne bouge que les yeux, tord la moustache. Il dit je ne peux pas me servir de mes bras il ment - par chance Hervé avale sans baver. Parfois la Naine emplit un verre d'eau rougie qu'elle porte à ses lèvres : C'était bon ? - Oui merci. Sa tête s'incline, il se met à ronfler, un relent d'urine s'élève.

    X

    16 avril

    Frank

    C'est comme si tu étais mort hier. Je ne pleure pas sois tranquille. Seulement ce poids sur la tête et la poitrine. Mes jours et mes nuits, etc. Se peut-il que tu

    26 avril

    Dix-neuf ans que je t'écris tous les jours. Pourquoi ne réponds-tu pas. Tu dois penser que je suis stupide. Je me sens fatiguée sans toi.

    2 mai

    La Soupov ne meurt toujours pas. Je ne sais pas si je suis prête.

     

     

    K O H E Ц

     

     

     

     

     

     

     

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  • Blattes, blattes, scénario

    C O L L I G N ON

     

    B L A T T E S  , B L A T T E S

     

     

    LES FILMS DE MERDE

     

    PITCH

    Deux couples rivaux aménagent une ancienne boucherie en lieu de vente pour travaux de peinture sur soie. L’ambiance tendue, l’isolation du lieu choisi, la sottise humaine généralisée, le manque de motivation, présentent une image déprimante de toute entreprise humaine.

     

    THÈME

     

    Tout est vain, le monde est con, toute entreprise est vouée à l’échec, se lamenter est le but ultime.

     

    LE HÉROS

     

    1.QUI EST-IL ?

    Un homme de 48 ans, professeur profondément pessimiste, dont le seul but est de caricaturer tous ceux qu’il voit. Il déteste toute action et cultive l’inaction, l’imagination languissante.

     

    2. QUE FAIT-IL ?

    Il accompagne sa femme et l’amie de celle-ci dans une tentative de se faire reconnaître dans leur activité artisanale. Ses cours n’interviennent pas ici.

     

     

    3. D’OÙ VIENT-IL ?

     

    De Bordeaux, à 100km. Son activité consiste à transformer ses cours en perpétuel ricanement. Il n’est venu que pour suivre mollement le projet de sa femme, sans s’impliquer

    réellement, car il ne croit à rien, sauf au caractère victimaire de sa précieuse et inutile personne.

     

    4.OÙ VA-T-IL ?

     

    Absolument nulle part, où le vent le pousse. Sa femme et l’amie de cette dernière lui demandent de transporter su matériel à Fort-St-Jacques, alors il le fait.

     

    5. POURQUOI Y VA-T-IL ?

    Parce que sa femme Arielle le lui a demandé, sinon il s’en fiche. Il pense que les femmes ont toujours raison, ce qui est une excellente raison pour ne jamais prendre la moindre initiative. Simplement, par la seule force de son observation ironique et morne, il créera des mots et des images à peine moins chiantes que la réalité, qui n’est qu’une toile de fond de sa douleur mineure et narcissique.

     

    (« ETC. » : rien de plus. Un vrai sous-Houellebecq, une loque informe et vénéneuse)

     

    xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx

     

    CARTON

    Tout être qui se sent persécuté

    est réellement persécuté.

    MONTHERLANT

    Le cardinal d’Espagne

     

    SEQUENCE 1

    INT. JOUR

    OFF

     

    Les blattes sont de petits insectes dégueulasses,

    hétérométaboles et dictyoptères. Ils trottent dans

    les lieux obscurs en faisant cra-cra-cra

    et se nourrissent de débris variés/

     

    1. GP Blattes : longues et brunes

    au plafond

    2. GP - sur les murs

    3. 4. 5. GP Blattes longues et brunes en positions différentes.

    6. INSERT : une ampoules à cent watts, éblouissante

    7. GP : Blattes aplaties éblouies qui font les mortes

    8. GP : Certaines contractent d’un coup leurs six pattes sur le ventre

    et se laissent tomber au sol.

    9. GP : Blattes

    qui filent sur le carrelage.

    10. GP : Pantoufle rageuse écrasant les blattes

    à même les parois et le plafond nus.

    11. Quatre pantoufles enfilées par des mains

    12. GP Blattes qui tombent.

     

    OFF

    « La mort la plus simple pour l’organisme le plus simple.

    Un petit rectangle simple, qui craque à peine.

    13. GP Cadavre écrasé contre le mur, raclé pour le faire tomber.

    BRUITAGE TRES ACCENTUÉ PDT TOUTE LA SÉQUENCE

    14. PLONG. SUR LES QUATRE BABOUCHES

    15. PM Carnage sur le carrelage, en perspective cavalière.

    16. GP sur les rescapées se cachant dans des fissures.

    17. PA. Deux humains, mâle et femelle au crâne rasé, roux pour la femme.

    Baladeurs sur les oreilles.

    La femme en tablier bleu.

    Ils comptent les cadavres en se courbant.

    PASCAL SCHONGAUER dit PAPIER

    Vingt-cinq.

    MARQUISE DE SCHONGAU

    Quarante-quatre.

    PASCAL

    Soixante-neuf. Quelle coïncidence.

    MARQUISE

    Va chercher un balai.

    TRAV. AV. PASCAL de dos cherche un balai dans un placard très sale

    ZOOM AV. Toiles d’araignées, très luisantes.

    TRAV. AR. PASCAL charrie les blattes sur la pelle.

    18. GP visage de la Marquise, surimpression STOCK : pelleteuses charriant des cadavres à

    Auschwitz.

    19. PA Ils enlèvent leurs écouteurs et coupent la musique.

    MARQUISE JEANNE

    C’était quoi pour toi ?

    Elle écarte les bords d’un grand sac en plastique.

    PASCAL

    Schubert comme d’habitude.

    PASCAL PAPIER est tout pâle. Il jette les cadavres à la pelle dans le grand sac.

     

    SEQUENCE 2

    EXT. JOUR

     

    Dans une voiture. PASCAL et MARQUISE JEANNE de SCHONGAU côte à côte

     

    MARQUISE JEANNE

    Maintenant on peut y aller.

    PASCAL

    ...avec le kilo de poudre qu’on leur a foutu dans le coquetier, les blattes…

    MARQUISE JEANNE

    ...elles peuvent crever.

    Un temps.

    Tu n’as pas oublié les tréteaux ?

    PASCAL

    Pas de danger.

    JEANNE

    Tu les as bien calées, mes toiles ? Ventre à ventre, ou dos à dos.

    PASCAL, bat :

    Tout baigne…

     

    SÉQUENCE 3

    EXT. JOUR

    1. PG Voiture, de dos, débouchant dans une rue étroite.

    2. CONT.PLONG. Panonceau défraîchi «BOUCHERIE »

    3. PM PASCAL et JEANNE, écouteurs à l’oreille, font plusieurs aller-retours de la voiture à la boucherie, transportant des paquets encombrants (tréteaux, toiles par deux).

    4. GP sur des barreaux de vitrine, verticaux, très serrés, à l’ancienne.

    5. TGP Intérieur des cannelures des barreaux, maculé de taches brunes indélébiles.

    6. GP Visage de PASCAL reniflant.

    PASCAL

    Ça sent le vieux sang. Séché.

    Il mâche dans le vide bouche ouverte, d’un air dégoûté.

    7. PG TRAV. GD Arrière-boutique.

    TRAV .AV. Cuisine en boyau.

    GP Un réchaud vétuste, un tuyau à gaz à date périmée.

     

    8. PM JEANNE de dos ouvrant une fenêtre crasseuse qui donne sur une ruelle à ras de caniveau, eaux sales. TRAV. BH Une fenêtre juste en face, rideaux bonne femme et cul de télévision 1992.

    9. P.G. PASCAL Schongauer et JEANNE Schongau installant toue sorte de paquets, tréteaux, tableaux, premiers rangements et dispositions.

    OFF :

    « ...soit pour les époux Schongau-Schongauer en location indivise un bâtiment sis six de la rue des Puniques, sur trois niveaux dont une boucherie désaffectée au rez-de-chaussée plus arrière-boutique attenante, chambre et dégagement plus point d’eau et toilette au premier étage plus chambres et toilettes au deuxième et combles, le tout constituant immeuble de rapport ou hôtel déclassé pour insalubrité (arrêté préfectoral du 20 juillet 1983), chaque chambre pourvue d’une literie, d’un mobilier d’hôtellerie adéquat et de tous tuyaux, robinetterie, lavabo et bidet en bon état de marche, à charge éventuelle pour les époux Schongau-Schongauer de réaménager à leur gré exclusif tout ou partie, intérieur ou extérieur, du bâtiment décrit susdit... »

     

    10. P.E. PASCAL et JEANNE remettant une forte liasse de billets entre les mains de LA FEMME AUBERGISTE (MAUD)

     

    11. P.E. PASCAL et JEANNE main dans la main, écouteurs pendants, s’engage dans le grand raide escalier de bois noir qui monte à l’étage.

     

    INT. JOUR.

    12. P.M. PASCAL SCHONGAUER s’arrête net :

    «  Douze vingtièmes de ma vie ; quatre ans par marche : 48 ans sur 80 ».

    Ils se tiennent par les épaules.

     

    13. P.M. Ils débouchent sur le grand palier qui comprend : une pierre à eau, un coin douche. Armoires, coffres, poussière.

     

    14. P.M. TRAV. AV.

    Couloir tordu ; au bout à droite une chambre en état d’abandon ;

     

    LA FEMME AUBERGISTE (MAUD) par derrière. L’HOMME AUBERGISTE. Tous deux très corpulents, l’homme très grand, de type alsacien.

    L’HOMME, qui les a suivis :

    « C’est la plus belle ».

     

    PASCAL

    « Sûr ! »

    15. PANORAMIQUE GD

    Une cheminée sous la poussière gluante. Une table de nuit. Lit. Couvre-pied lourd.

     

    16. P.M. JEANNE se tord les pieds sur les tomettes.

    17.G.P. PASCAL SCHONGAUER : son visage exprime une grande satisfaction. Il se frotte les mains.

     

    18. L’AUBERGISTE MÂLE

    « Ça donne juste au-dessus de la porte aux bouchers. Ne vous penchez pas trop » (doctoral) Quatre mètres cinquante.

    L’AUBERGISTE FEMELLE (MAUD)

    « C’est mon mari qui a installé la pompe. Et des toilettes dans le boyau. V’z’avez pas vu les toilettes ?

     

    JEANNE SCHONGAU

    « Il y a des blattes.

    MAUD

    « Vos aurez du produit.

    Les deux couples se comparent avec intérêt.

     

    MÂLE

    « On vous fait un prix parce que c’est insalubre.

     

    FEMELLE

    « Il faudrait des frais énormes.

     

    PASCAL, s’esclaffant niaisement :

    « Ha ha ! « Énormes ! »

     

    JEANNE le fixe férocement. Il se tait.

     

    19. P.M. Int. Jour

    Vue sur une chambre désaffectée, volets mi-clos, matelas roulés.

     

    AUBERGISTE FEMELLE, soufflant :

    Juste au-dessus vous avez une autre chambre, qu’est pas mal non plus.

     

    AUBERGISTE MÂLE

    Bon, moi je r’tourne bricoler.

     

    20. P.M. AUBERGISTE FEMELLE, guide les locataires

    Là c’est les cabinets. (Elle tire la chasse)

    Surtout vous n’en mettez pas trop. Pour le produit, vous passerez le prendre. On mange à sept heures.

     

    21. Travelling avant dans l’escalier

    PASCAL

    Qu’est-ce qu’il y a sous ç’t’escalier ?

    AUBERGISTE FEMELLE

    Ben c’est un puits. (Elle dégage, en tirant une planche, un puits intérieur fermé par une grille)

    À la fin de la guerre les Résistants ils ont balancé des miliciens. Alors ça remonte ! - moi je suis là que depuis trois ans.

     

    SÉQUENCE 3

    P.E. INT. JOUR

     

    1. Intérieur d’auberge campagnarde. Six tables serrées, nappes « bonne femme ».

    Représentants, camionneurs. Seule à une table, imposante, la MARQUISE DE BOUF ET BOILNŒUD. Grande, forte, blonde, 50 ans, se croit bon chic bon genre.

    JEANNE SCHONGAU, de dos, attendant qu’on la serve.

    PANORAMIQUE BAS DROIT vers HAUT GAUCHE

    PASCAL sort des toilettes en haut de l’escalier en se rebraguettant et redescend s’assoir en face de JEANNE SCHONGAU.

     

    OFF

    JEANNE, à PASCAL

    Je ne veux pas manger dans ce trou à rat.

    PASCAL

    C’est pour se faire bien voir.

    JEANNE, sifflante :

    Savonnette...

     

    2. P.E.

    L’AUBERGISTE FEMELLE (« MAUD »)

    Vous prendrez bien l’apéro ? (elle fait signe à SA FILLE) Trois Marie Brizard !

     

    LA FILLE s’éloigne, escortée par un PETIT AMI soumis aux cheveux d’oreilles d’épagneul.

     

    « MAUD »

    Il n’y a pas de clients ici. C’est pas des gens intéressants. Et puis avec tous ces putain d’impôts…

    La MARQUISE DE BOUF ET BOILNŒUD tique…

     

    3. INT. JOUR P.M.

    LE PETIT AMI

    Vous voulez de la musique ?

     

    Il met en route un appareil à musique, constitué d’un corps de buffet et d’un cercle de métal blanc, sous vitre.Ce cercle présente une infinité d’aspérités correspondant au mécanisme d’une boîte à musique.

     

     

    LE PETIT AMI glisse une pièce de cinq francs Napoléon III dans la fente, l’appareil se met en marche sous les yeux attentifs et dans le silence de tous ; il joue La marche des petits Pierrots.

     

    SÉQUENCE 4

     

    1. CUT – P. M.

    CARLOS, SOPHIE LA BLATTE

    Couples de touristes, lui : corpulent, type latino-américain, barbe de zapatero. Bagues, lunettes noires de comédie.

    SOPHIE LA BLATTE en robe légère et très démodée.

     

    CARLOS, sur le pas de la porte, écoutant :

    C’est vraiment chouette !

     

    SOPHIE, voix très aiguë :

    Patronne ! Deux menus très simples…

     

    MAUD

    Ici Madame, y a que du très simple.

     

    SOPHIE & CARLOS s’installent au milieu d’une attention respectueuse. Ils sont disposés de face avec PASCAL et JEANNE , légèrement décalés.

    Musique. On voit CARLOS s’enfiler trois ou quatre apéritifs, faire rigoler toute l’assistance avec de grands gestes ;

     

    2. GP visage de SOPHIE

     

    3. P.M.

    PASCAL SCHÖNGAUER - JEANNE SCHÖNGAU, CARLOS ET SOPHIE LA BLATTE parlent ensemble avec animation, la glace est rompue.

     

    4. P.M.

    JEANNE SCHÖNGAU, naïve, à CARLOS

    Ah ? Ils ont aussi des néonazis en Norvège ?

     

    SOPHIE LA BLATTE À JEANNE, pour changer de conversation :

    Je fais de la peinture sur soie : signes du zodiaque, symboles maçonniques…

     

     

    PASCAL, coupant maladroitement la parole à JEANNE /

    Ma femme attent cent quatre-vingt six échantillons de parfums, par le prochain car de Bajac. Et sur les murs, nous exposerons des instruments en miniature.

     

    JEANNE, qui peut enfin placer un mot :

    ...de musique.

     

    CARLOS parle bas à l’oreille de PASCAL en étouffant un fou-rire gras.

    Bitte…

     

    PASCAL rit sans façons.

     

    6. G.P.

     

    CARLOS

    Je suis un envoyé d’Oliver Blatt Blattstein - ne me regardez pas avec ces yeux-là.

     

    7 P.M.

    PASCAL se ressaisit.

    Une crème brûlée !

     

    CARLOS

    Nous allons exposer ensemble tous les quatre.

     

    JEANNE,à mi-voix :

    Pas de police surtout , pas de police !

     

    CARLOS

    Patronne ! Trois cognacs !

     

    JEANNE

    Quatre !

     

    CARLOS, à mi-voix

    Tant que je suis là, rien à craindre.

     

    SOPHIE tire d’un sac à main des reproductions, qu’elle fait admirer. Des représentants retournent bientôt ses photographies dans tous les coins gras du local

     

     

    SÉQUENCE 5- INT. JOUR

    Intérieur de l’ancienne boucherie aménagée en salle d’exposition.

     

    CARLOS

    Mesdames, Monsieur, nous voici tous en Mission d’Art, chargés…

     

    JEANNE

    ...et très éméchés…

     

    CARLOS lui jette un regard terrible

    ...chargés de faire luire en cette basse bourgade les Arts et leurs supports. La tâche sera malaisée, car nul ici à Fort-Saint-Jacques , ne voit l’intérêt d’acquérir un flacon de parfum, une clarinette miniature, que sais-je ; il faudra conquérir les populations.

     

    PANORAMIQUE DR. G. sur la boutique

     

    CARLOS

    Répartissons les tâches : les Hintzelstein, ou aubergistes, fournissent lessive, peintures, brosses et seaux.

     

    SOPHIE

    Et les pinceaux…

     

    CARLOS lui lance aussi un regard terrible.

     

    2. INT. JOUR

    CARLOS s’empare du meilleur pinceau, de la plus large cuvette ; on voit les autres, et spédialement PASCAL, se contenter de rogatons avcc des mines de dépit.

     

    3. P. E.

    Musique.

     

    Tout le monde au boulot, gueulantes devinées de CARLOS en train de morigéner tout le monde, il n’y a que lui visiblement qui saurait bien mieux faire que tous les autres.

     

    4. P. R. sur PASCAL, perché sur un escabeau, qui tartine sa peinture n’importe comment, ne sachant même pas tenir un pinceau, dans un angle encombré de tuyauteries.

     

    5. P. Américain sur CARLOS, perché sur l’escabeau juste en dessous, inspectant le travail de PASCAL.

    « T’es vraiment le bureaucrate, toi... »

     

    6. CARLOS a pris la place de PASCAL et se livre, ostensiblement, à un travail minutieux.

    PASCAL, entre ses dents

    « Démerde-toi, pauvre con ».

     

    7. P.¨M. SOPHIE, JEANNE, admiratives ; PASCAL les rejoint, plein de hargne

    JEANNE, lui tendant un cabas

    « Tiens, va faire les courses. C’est tout ce que tu sais foutre.

     

    SÉQUENCE 6 INT. JOUR

    Une supérette. PASCAL, VIEILLE ÉPICIÈRE, JEUNE ÉPICIÉRE en minijupe. CLIENT(E) S

    VIEILLE, accent du Sod-Ouest

    LA JEUNE passe auprès de PASCAL en tortillant

    « Vous désirez ? »

     

    PASCAL

    « Oui je désire, je désire euh… du thon… des œufs… un double-litre…

     

    La JEUNE ÉPICIÈRE le sert à mesure. PASCAL n’ose pas s’intéresser à la JEUNE et flaire LA VIEILLE.

     

    SÉQUENCE 7 INT. JOUR

    Dans la boucherie aménagée, tout le monde travaille, les tabliers blancs se souillent à grande vitesse, et CARLOS peinturlure avec enthousiasme.

    PASCAL, voix piteuse

    «  « Qu’est-ce que je peux faire ?

     

    Geste de JEANNE, il pose le sac à manger sur la table de l’arrière-boutique.

     

    2. Tous travaillent à la peinture. PASCAL, off, chante d’une voix avinée.

     

    3.

    PASCAL ressort de l’arrière-boutique, tourne autour des escabeaux en brandissant son

    double-litre sous plastique :

    « J’vais vous raconter une histoire drôle…

     

    TOUS

    Non ! Non ! Surtout pas ! Pitié !

     

    CARLOS du haut de son escabeau

    Tu vas la fermer ta gueule ?

     

    PASCAL, à JEANNE, désignant CARLOS :

    «T’aimes ça toi, les gros bras… Ça te change des p’tites bites…

     

    5.

    (Il boit au goulot) C’que vous pigez pas, c’est le désespogne, le désespoir de l’ivrogne.

     

    6. EXT. JOUR P.M.

    PASCAL fait le zouave sur le seuil de la boutiques

     

    7.

    PASCAL retourne dans la Supérette, se livre à un comportement théâtral

    Y a qu’moi qui travaille ici : Tiens filez-moi un fromage.

     

    LA VIEILLE ÉPICIÈRE, très digne

    Vous les avez derrière vous, Monsieur.

     

    8. INT. JOUR P. M.

    PASCAL revient en titubant, se raccroche à l’échelle double ;

    JEANNE, sur l’échelle, descend :

    Maintenant, ça suffit.

     

    9. PASCAL brandit sa bouteille :

    Au moins avec moi on se mââârre…

    CARLOS

    Tu nous casslek. Putain avec toi y a pas besoin de radio, on n’entend que tes conneries, tu fais chier.

    PASCAL

    Il est grossier, le monsieur qu’on ne connaissait pas tout à l’heure.

    SOPHIE

    Arrêtez quoi merde ! - Non, vous tout seul, monsieur Pascal.

    JEANNE

    Tu peux le tutoyer !

     

    PANORAMIQUE H – B

    JEANNE descend de son escabeau, le pinceau à la main, saisit la bouteille et la tord dans la main de PASCAL, l’arrache, passe dans l’arrière-cuisine.

     

    10. JEANNE, de dos, vidant la bouteille dans l’évier.

    11. G.P. sur PASCAL désappointé.

    12. P.M. PASCAL

    Regarde-moi tous ces bouffons le pinceau à la main, bande de prolos, même pas foutus de penser à la bouffe.

    Personne ne l’écoute.

    J’ai besoin de vin, moi. Ça ne vous vient pas à l’esprit bande d’enclumes que j’aie besoin de vin. Je suis un intellectuel, moi, je pense ! Et qu’est-ce que je vais faire, moi, sans pinard ?

    CARLOS

    Surtout pas de la peinture !

    13. G.P. PASCAL, larmoyant

    Tout le monde veut m’empêcher de peindre !

    TOUS poussent des cris ; confusion.

    Arrête de gueuler ! ...Braille pas si fort !

    Ils crient plus fort eux-mêmes que celui qu’ils veulent faire taire.

     

    14. P.M. PASCAL nettoie le vin et les débris de plastique avec une serpillière

    Ma bouteille… Ma petite bouteille…

    JEANNE

    Tu salis le ciment avec ta vinasse…

    PASCAL

    Tu n’vois pas que j’nettoye ?

     

    S É Q U E N C E 8 - EXT. JOUR

     

    1. P. G. Arrivée d’un autocar brimballant. Le chauffeur en descend, monte sur le toit et balance les colis aux gens qui attendent en bas.

     

    SOPHIE, en bas, tendant les bras :

    Mes flacons ! … c ‘est fragile !

    Elle montre des petits mollets tout maigres sous des chaussettes blanches.

     

    LE CHAUFFEUR 

    Il y a encore un paquet pour l’autre dame.

    Il le décharge précautionneusement.

     

    2. G.P. en gros plan sur des reproductions sur toile d’instruments anciens, d’icônes, etc.

    3. SOPHIE déballe, étale, et installe ses foulards et ses flacons vides.

    Elle fait flairer ses flacons autour d’elle :

    Sentez-moi ça !

    4. G.P. sur CARLOS, grommelant :

    Tout ça c’est de la connerie.

    6. G.P. sur SOPHIE

    Je vendrai tout, je vais tous vous nourrir, PASCAL pourra s’acheter du vin, du meilleur.

     

    TRAV. G.D.

    JEANNE, glaciale : ...Quel humour…

    7. PANORAMIQUE D.G. sur toutes formes de flacons, fantaisistes et contournées : cochons, grosses merdes bien moulées, etc.

     

    FONDU ENCHAÎNÉ

     

    SÉQUENCE 9 INT. JOUR P.M.

     

    1. JEANNE

    À mon tour.

    PASCAL déballe des trompettes, accordéons, violons, le tout de 15cm de haut.

    2. G.P. CARLOS

    Tout ça, c’est des conneries.

     

    3. PASCAL se rapproche de CARLOS

    Qu’est-ce que vous disiez sur Blatt et Blattstein ?

    CARLOS réticent

    Tout ça, c’est des conneries. Ça ne rapporte pas un rond.

     

    4.  P.E., PANORAMIQUE D.G.

    Vue sur les deux étalages, côte à côte et face à face, en forme d’U. Les deux tenancières, JEANNE et SOPHIE, semblent jouer à la marchande, et sont ravies.

     

    JEANNE

    Que c’est beau ! Elle minaude en tournant un foulard entre ses mains.

     

    SOPHIE

    Ce que vous faites est magnifique aussi.

     

    JEANNE, humant un flacon

    Qu’est-ce que c’est ?

     

    SOPHIE

    Du patchouli. Oh, et ça, qu’est-ce que c’est ?

     

    JEANNE, minaudant

    Une trompette.

    SOPHIE fait semblant de jouer sur une minuscule viole.

     

    JEANNE

    On ne peut pas en jouer !

     

    5. G.P. CARLOS

    Tout ça c’est de la connerie.

     

    6. P.M. SOPHIE s’extasie sur de grandes Vierges peintes en or sur fond d’or, un peu trop déshabillées

    JEANNE

    Oh vous savez, il n’y a pas de popes dans ce village.

     

    PASCAL, regard appuyé vers CARLOS

    Des Colombiens peut-être…

     

    P.M. CARLOS, qui se tape sur les cuisses

    Tout ça c’est des conneries.

     

    SÉQUENCE 10

    À plusieurs reprises, ACCÉLÉRÉ, JEANNE et SOPHIE exposent leurs étals, et tantôt l’une, tantôt l’autre, essaie d’empiéter sur l’étal de l’autre.

    SOPHIE

    La soie faut que ça se déplie.

     

    JEANNE

    Oh les jolis chats ! les jolis taureaux ! les jolis beuffes !

     

    SOPHIE

    C’est un tigre.

     

    JEANNE : Ou un bœux.

    SOPHIE

    Enfin quoi, tire un peu sur la soie, là, on voit bien que c’est un tigre, tout de même, il aurait fallu 50cm de plus pour bien voir la queue dans tout son développement.

    « Vous… - tu me donneras bien une vierge ?

     

    JEANNE lui tend un cornet à piston en laiton,modèle 1883

     

    SÉQUENCE 11 INT. JOUR

     

    1. SOPHIE, JEANNE

    JEANNE

    Des instruments miniatures : jamais personne n’a eu l’idée d’exposer ça avant moi.

    SOPHIE

    C’est comme mon cul ; on ne l’a jamais exposé non plus.

    JEANNE

    Ça ferait fuir le client.

    Elles se battent, les hommes les séparent – PASCAL est fin bourré.

     

    2. CARLOS, PASCAL

    P.M.

    CARLOS

    Les icônes m’ont toujours bien consolé dans ma cellule.

    PASCAL

    Et qu’est-ce qu’il veut au juste, le Blatt-Blattstein ?

     

    3. Nouvel assaut entre les deux femmes, nouvelle intervention.

    CARLOS

    Eh merde, vous ne pouvez pas tout simplement vous mettre l’une dans l’autre ?

    JEANNE

    Justement, allez vous faire mettre.

     

    4. EXT. JOUR Attroupement devant la vitrine.

    5. CARLOS, PASCAL

    PASCAL, pâteux

    Et pis t’arrêtes de soutenir ma femme, toi…

    CARLOS

    J’en veux pas d’ta femme ; même au lit elle garde ses godasses, comme Van Gogh.

    PASCAL, à JEANNE

    T’es pas prête d’en faire, du Van Gogh.

    JEANNE

    Et toi c’est pas l’oreille que tu d’vrais t’couper.

     

    SÉQUENCE 12 INT. JOUR

    1. P. M. Les DEUX FEMMES s’envoient leurs productions à la figure, les DEUX HOMMES essaient de les séparer

     

    2.

    PASCAL bourré veut rattraper les objets, mais il fait plus de dégât qu’autre chose.

     

    SÉQUENCE 13 EXT. JOUR P.E.

    Les AUBERGISTES et les villageois se sont attroupés devant la boutique, d’où proviennent des bruits de casse et des cris.

     

    L’ÉPICIÈRE JEUNE

    C’est peut-être pas des vrais artistes.

    LA VIEILLESSE

    Pt’êt’ ben juste des commerçants.

    LE TABAC

    Quoi, quoi, « des commerçants ?

     

    SÉQUENCE 14 INT. NUIT

    L’auberge.

    1. P.M.

    CARLOS, SOPHIE, JEANNE, PASCAL, LES DEUX AUBERGISTES

    AUBERGISTE FEMELLE

    Pour les chiottes, faudra vous méfier, pas en mettre trop, pas bourrer le papier.

    AUBERGISTE MÂLE, sentencieux

    Moduler le serrage des fesses, pour chier fin.

    PASCAL

    Pourquoi vous êtes toujours sur notre dos comme ça ?

    AUBERGISTE MÂLE

    On rend service, et on veut pas s’faire emmerder tout le temps pour du débouchage.

    AUBERGISTE FEMELLE

    C’est votre merde, pas la nôtre.

    SOPHIE

    Là n’est pas la question, c’est l’eau qui r’monte, on tire la chasse et on a le cul qui baigne.

    PASCAL

    Bravo le paysage quand on s’retourne.

    AUBERGISTE FEMELLE

    Et les douches c’est pour les chiens ? Mon mari en a passé des heures à bricoler un coin pour vous laver l’cul.

    AUBERGISTE MÂLE

    On parle jamais de ce qui marche.

    CARLOS

    Ouais les douches y a tout l’confort, on s’aperçoit que c’est occupé quand on voit la serviette sur la porte.

    AUBERGISTE MÂLE

    Putain jamais contents, je vous ai prévenus dix fois aussi que la flotte c’était pas terrible, venez pas vous plaindre pour les amibes, il faut chercher l’eau fraîche à la fontaine dehors.

    AUBERGISTE FEMELLE

    On vous en aurait bien passé du restau mais vu comment qu’vous êtes aimables…

    JEANNE, hurlant

    On va pas s’mettre à hurler, non plus ?

    PASCAL, gluant d’amabilité

    On pourrait peut-être manger chez vous, ce soir ?

     

    SÉQUENCE 15 INT. NUIT

    Les étages de la boutique vus depuis l’auberge

    1. P.M. TRAV. AV.

    PASCAL parcourt toutes les chambres, d’étage en étage

     

    2. P.R.

    Matelas rayés enroulés sur eux-mêmes.

     

    PAN. G.D.

    Volets qui se déglinguent, espagnolettes rouillées.

     

    3. INT. NUIT

    Visions de baise grotesque sur les matelas, (c’est ce qui passe dans la tête de PASCAL). Bruiitage de ressorts.

     

    4. P. M.

    PASCAL se jette sur un matelas ; boules de cuivre ; contorsions.

     

    5. P.M.

    PASCAL ouvre la lumière dans une autre chambre abandonnée, jour jaunâtre, ZOOM AV. sur le matelas rayé enroulé.

     

    6. G. P. PASCAL se prend le jus en tournant un commutateur en papillon de faïence. Hurlement :

    Erremmel !

    Cri soudain, atroce et tout proche, d’une dame blanche (c’est un rapace nocturne).

     

    7. STOCK

    Un enfant qu’on égorge, ou qui passe sous un camion.

     

    SÉQUENCE 16 INT. JOUR

     

    La salle d’auberge.

    L’AUBERGISTE FEMELLE

    Tu aurais pu tout de même les prévenir, pour la dame blanche dans la toiture…

     

    SÉQUENCE 17 INT. NUIT

    1. P.M. Salle à manger de l’auberge. TOUS.

    L’AUBERGISTE FEMELLE,buvant une Marie-Brizard

     

    Faudrait pas croire ! Tiens,moi, ben je baise quand même !

     

    L’AUBERGISTE MÂLE, se rapprochant de la table en fourrageant dans sa braguette

    Et comment qu’on baise.

     

    TRAV. G.D., PASCAL explique à JEANNE avec des gestes que la copulation doit s’effectuer par derrière vu la corpulence de la femme.

     

    2. P. E.

    TOUTE LA CLIENTÈLE dans le restaurant.

    3., 4., 5. : P.M.

    Diverses figures, le BURALISTE et sa bosse, l’ ÉPICIÈRE et ses cuisses nues, la MARQUISE de BOUF et BOILNŒUD un peu à l’écart mais condescendante avec son

    gros chignon blond pisseux.

     

    6. P.M.

    LE TABAC

    Tout de même, le communisme ça donnait de l’espoir aux gens.

     

    7. P.M.

    Regards lubriques de CARLOS cherchant à voir la culotte de l’ÉPICIÈRE quand elle croise les jambes. Il se passe la main dans la barbe. Il la tire, les yeux exorbités.

    L’AUBERGISTE FEMELLE ramasse l’argent de tous et soupire

    Vivement la foire tiens, qu’on gagne un peu plus de pognon.

     

    SÉQUENCE 18.

    INT. JOUR

     

    SOPHIE essaye d’allumer le réchaud avec des allumettes détrempées.À la fin une grande explosion qui la fait sursauter :

    Erremmel !

     

    SÉQUENCE 19

    INT. JOUR

    Arrière-boutique

    CARLOS bouffe à table comme un porc.

     

    SÉQUENCE 20

    EXT. JOUR

    PASCAL se paie la corvée d’eau, maintes bouteilles de plastique vides sous les bras. Il en laisse tomber une pleine au retour. Elle éclate.

    TRAV. AV.

    PASCAL pose les bouteilles sur la table. CARLOS engloutit des spaghettis, se soulève pesamment pour péter.

    P.M. TRAV. D.G.

    Entrée des DEUX FEMMES

    JEANNE

    Putain, encore des nouilles !

    CARLOS, la bouche pleine

    Nouilles, encore des putains !

    SOPHIE

    Bonjour le régime !

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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  • BLATTE, BLATTES, récit

    C O L L I G N O N

     

    B L A T T E S , B L A T T E S 1

     

     

    I Regarde-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux - Baudelaire – Les aveugles

     

    1. a) Détail de la reptation, dans les angles, le long des plinthes.
    2. b) Le couple effaré, serré l'un contre l'autre, musique de Schubert.
    3. c) Vision élargie à l'ensemble de la cuisine et de la boucherie de Fort-St-Jacques

     

    II L'héritage

     

    1. a) Ils lisent, effarés,le document descriptif
    2. b) L'obligation de résidence alla Ponzia
    3. c) Ils prennent possession des lieux en se déplaçant, toujours l'un contre l'autre – musique

     

    III Les lieux

     

    1. a) Les aubergistes, sur leurs talons, expliquant.
    2. b) Montée de l'escalier, les douches, les chambres merdiques
    3. c) Le puits des miliciens, retour aux blattes

    Tout être qui se sent persécuté est réellement persécuté MONTHERLANT Le cardinal d'Espagne

     

    A I a

    Les blattes sont de petits insectes dégueulasses, hétérométaboles et dictyoptères. Ils trottent dans les lieux obscurs en faisant cra-cra-cra et se nourrissent de Nos débris.

    Les voici en pleine lumière, au plafond, sur les murs. Partout. Non pas en files ou queue-leu-leu comme les cafards noirs et ramassés, non, la blatte longue et brune a son identité, son autonomie. Elles sont toutes là en positions différentes, éblouies par l'ampoule à 100W qui les fusille aux yeux, les aplatit dans l'illusion qu'elles ont d'être invisibles, elles font les mortes sans penser encore à se contracter d'un coup les six pattes sur le ventre pour se laisser tomber et filer, sans pressentir encore leur extermination à grands coups de savates à même les parois et le plafond

    2

    1. Et paf à deux tatanes chacun ça fait quatre taloches qui tapent et tapent sur les blattes qui tombent.

    La mort la plus simple pour l'organisme le plus simple. Ce n'est pas compliqué, un 2 rectangle brun qui craque à peine. Éviter de coller le cadavre au mur en claquant trop fort.

    A I b

    Sur les blattes les babouches à la main, carnage en dépit du grand nombre de planqués par tous les angles et toutes les fissures, deux humains crâne rasé, roux pour la femme :

    - Vingt-cinq dit l'homme.

    - Quarante-quatre dit la Marquise, rase, rousse, en sarrau bleu. Elle s'est acharnée la vache. Total 69. "C'est un hasard – Fait chier tes obsessions Pascal, cherche un balai." Pascal cherche au hasard vers le fond, là où c'est le plus sale, où trouvent les placards normalement, dans un appartement qu'on ne connaît pas.

    Les cadavres s'empilent sur la pelle et ça fait penser à Auschwitz c'est au tour de Pascal de gueuler T'en as pas non plus toi des obsessions dégueu? Donc ils débouchent leurs oreilles et coupent le son C'était quoi pour toi dit la femme Schubert comme d'hab répond Pascal Passe-moi la poudre à lessiver dans la bagnole il est tout pâle. Il jette les cadavres dans un grand sac en plastique.

    A 1 c

     

    Ils sont arrivés mains dans les poches, le reste suit par autocar. Les écouteurs au fond des oreilles, bonne provision de cassettes dans le sac, pendu dans le dos comme une couille arrière. Ici c'est une ex-boucherie, désaffectée désinfectée, avec des grilles serrées serrées de droite à gauche de la vitrine. Des barres creuses, étroites et rondes impossible à frotter sauf à la brosse à dents modèle enfant, semi-cylindres maculés de minium et de sang séché. Odeur fade et vague qui donne la sensation de mâcher du steak juste assez salé limite avarié. Une espèce d'arrière-goût dans la bouche, dont on veut d'abord s'assurer, puis se débarrasser en miappant dans le vide, et qui précisément s'accentue, dans la salive, là, juste au-dessous du creux de la langue.

    A l'arrière, non pas aveugle ni privée de fenêtre, l'arrière-boutique, le boyau-cuisine où se cache un vieux réchaud à gaz tout poreux, une table sous toile cirée. Très grasse. Et si, tout de même, une fenêtre aux volets clos qu'on ouvre à ras du sol de la ruelle latérale (dans un grondement d'espagnolette oxydée) avec vue sur le goudron, le caniveau cimenté mais fendu (ses eaux sales) ainsi que le plâtre du mur d'en face, où s'ouvre une fenêtre de chez les autres avec rideaux plus le

    3

    cul d'un appareil TV (A II a) - "...soit, pour les époux Schongau-Schongauer" (Marquise Arielle et Pascal Papier) "en propriété indivise un bâtiment sis au six, rue des Puniques sur trois niveaux dont une Boucherie désaffectée plus arrière-boutique, chambres et dégagement sur le premier étage" (toilettes et point d'eau), chambres et point d'eau, combles, le tout constituant immeuble de rapport dit "hôtel désaffecté" pour insalubrité par décision préfectorale du 20 juillet 84, chaque chambre pourvue d’une literie, de meubles hôteliers adéquats et de tous tuyaux, robinetterie, lavabos et bidet en bon état de marche, à charge tôt ou tard obligation pour les époux de réaménager à leur gré exclusif tout ou partie, intérieur ou extérieur des bâtiments décrits susdits – sous réserve d’habitation et occupation domiciliaire constante et définitive des lieux sous peine d’expulsion en vertu de l’article (etc).

    Jeanne de Schongau et Pascal Schongauer dit Papier, unis par cousinage impliquant bâtardise de branche et par liens de mariage, ont reçu et accepté le Six rue des Puniques à Fort-St-Jacques à charge d’habitation et d’ « occupation bourgeoise » des lieux » suite à condamnation par contumace de Blatt-Oliver Blattstein en poste puis destitué au Consulat français de Montevideo (Uruguay). »

    Pour trafics illicites Blatt-Oliver croupit dans les prisons dorées de Punta del Este sans extradition possible : c’est du gouvernement uruguayen lui-même qu’il est justiciable.

    « Que mes cousins » écrit-il « occupent cet immeuble. Tout, plutôt que l’Administration

    des domaines ; les Schongau-Schongauer, au moins, n’ont pas les moyens de transformer l’hôtel de mes ancêtres en minable palace de luxe ».

    Accord entre les parties.

    Dont acte.

    « Eh bien… répète Pascal en relisant les textes additionnels.

    - Parcourons, dit Jeanne, Marquise de Schongau.

    Pascal replie lentement le document, et, main dans la main, écouteurs pendants, tous deux s’engagent sur le raide escalier de bois noir qui monte là-haut.

     

    A II c)

     

    A la douzième des vingt marches, Pascal s’arrête net : « Douzième marche de ma vie ; à 4 ans par marche, me voici à 48 ans sur 80 ».

    Jeanne de Schongau ricane.

    4

     

    Ils poursuivent épaule contre épaule, jusqu’à ce que leurs chaussures sentent la blatte. Ils débouchent, à quatre-vingts ans de marches, sur le grand palier, qui comprend : une pierre à eau (« évier », de « l’ève » ou «eau ») ; un coin douche, dont les deux parois, dans l’angle, n’atteignent pas le niveau du plafond.

    Et autres choses disgracieuses, armoires, coffres, et tout se qui se désaffecte, le tout affligé de poussière. Des bruits grinçants. C’est éclairé par une vue sur un boyau extérieur d’entre-deux-murs. 4

    Comprenant de surcroît : un corridor tordu au plancher traître, plus, au bout à droite, une chambre en parfait état d’abandon d’un coup.

    « C’est la plus belle.

    - Sûr ! dit Pascal, qui n’en a pas vu d’autres.

    La cheminée grasse de poussière, une brochure d’histoires belges dans le tiroir de la table de nuit. Couvre-pied lourd, sol déprimé au centre, l’envie poignante d’habiter là, nulle part, à tout jamais, puis de peaufiner des premières phrases tout le reste de sa vie.

     

    *

     

    « La meilleure chambre » dit l’aubergiste. Et comme on ne l’a pas entendu venir, il frappe sur l’épaule de Pascal.

    «  Je vous ai suivis. Demandez les clés. Vous penchez pas trop. Votre fenêtre donne juste au-dessus de la porte au boucher. Ça c’est de l’étage : 4,50m. »

    La femme de l’aubergiste, sur ses talons, .prend la parole :

    « C’est lui qui vous a installé la pompe sur l’évier dans le dégagement. Et des toilettes dans le boyau. Vous avez pas vu les toilettes ?

    - Il y a des blattes, observe Jeanne, de Schongau.

    - Vous aurez du produit. »

    La femme souffle à cause de l’étage. Le mari aussi. Ils sont tous les deux très typés, sans intention d’être drôles, mais vraiment gros, très essoufflés. La femme plus que l’homme. À la regarder dans les yeux, on sent une jeunesse éternelle, poignante et poignardée, qui donne envie de la baiser, vers la quinzième marche sur vingt, par derrière, ou sur une table de son auberge. En même temps, le mari non plus ne porte pas à rire : très gros et grand, une forte carcasse

    5

    d’Alsacienne, avec des bretelles, un Schnurrbart et des restes de blond sur les favoris. Les deux couples se contemplent avec intérêt.

     

    A III c)

    Les aubergistes habitent à l’auberge, en face. Ils détiennent les clés d’ici, la gestion de l’hôtel leur a été retirée : « Insalubre » dit l’homme, « insalubre ».

    - Il faudrait des frais énormes, dit l’épouse, qui rougit.

    Ces deux personnes suivent Schongau-Schongauer, Jeanne et Pascal, de chambre en chambre, matelas roulés sur les sommiers, volets mal clos, donnant sur des portions de rues étroites, dans ce bourg mort classé « médiéval » : très haut directement sur le goudron, 5m 50. « Et tout là-haut, poursuit la femme, juste au-dessus de chez vous » (elle monte avec eux) « une dernière 5 chambre » - tandis que le mari, bricoleur et masculin, prétexte «j’ai à faire , Maud vous expliquera » et regagne le rez-de-chaussée. Maud explique au retour, une fois de plus, les délicatesses de la chasse d’eau, surtout ne pas en mettre trop, toujours sans intention d’être drôle. Récapitulation des avantages et des inconvénients, habile glissade sur les prix gros frais d’entretien et les blattes dit Jeanne ?

    - Passez prendre un produit. Les repas sont à 19h, et plus tard. »

    *

    A III c)

    Pascal Papîr Schongauer, bon prince, consent à prendre le repas du soir - « ...et sous l’escalier ?

    - Vous avez remarqué ? » - la Maud semble vivement flattée :

    « Nous avons ici un authentique puits intérieur » - elle tire une planche vers elle, descend deux marches en soufflant, et montre une ouverture d’abord horizontale, comme un enfeu d’église, puis, les yeux s’accoutumant, la margelle d’un puits obscur et vaguement fétide, grillagé. « Les gens d’ici disent qu’en quarante-cinq, des miliciens ont été jeté dedans.

    • - Par d’autres miliciens ? » Pascal n’avait pas l’intention d’être drôle. Maud se pique : « Il faudrait un vieux du pays pour tout vous expliquer ». C’est comme en bien des bourgs, « il y a eu des tas d’histoires à la Libération, je n’étais pas née, on s’est installé depuis quatre ans.

     

     

    6

    1. I) II) III)

    Entrée au restaurant Carlos et Cie à table Révélations et propositions

     

    1. a) La salle et les dîneurs a) Entrée de Carlos et a) Propositions de vol

    Sophie, subjugués par sur ce prodigieux appareil

    l’appareil sonore

     

    1. b) Le sexe de Caroline et b) Passent progressive- b) Révélations sur les identités :

    son couple niais ment du tapage bon « Vous, vous n’avez pas de Casier

    enfant à la discrétion Judiciaire ; faisons semblant de

    chafouine nous être connus. Associez-vous

    à nous »

    1. c) Le magnifique appareil c) Leurs manœuvres c) Mélange de sympathie et de

    à musique. d’approche chantage affectif (Jeanne y est

    sensible, mais Pascal est réticent.

    Pas envie de dîner dans ce trou à rats dit Jeanne. 6

    - Il faut se faire bien voir.

    - Toujours aussi savonnette ? »

    Rien ne bouge dans ces maudits villages classés. Les bistrots restent comme avant-guerre, bouseux, royaux, avec leur planchers boueux, leur arrière-salle restaurant : six tables de quatre à nappes à carreaux serrées comme couilles en broche, plus l’odeur. Ceux qui bouffent sont sympa, représentants miteux sauf la cravate, trois touristes paumés remontés du camping inondé, deux camionneurs qui roulent. Toilettes en haut de l’escalier derrière la porte vitrée verre « cathédrale », mais pour y atteindre, il faut repasser dans la salle à boire et traverser la cuisine, où l’Alsacien s’avale une soupe en face de sa petite télé privée. Pascal redescend l’escalier vous prendrez bien l’apéro dit Maud j’en offre un à Madame aussi dites-lui de revenir, vous avez bien dix minutes…

    Une aubergiste causante :

    ...qu’il n’y a pas de clients, que les impôts…

    aujourd’hui, il y a du monde ; mais d’habitude…

    Les phrases habituelles.

    Pascal les écoute.

    7

    B II b

    « Caroline, trois Marie-Brizard ! » - c’est sa fille. D’une sveltesse. D’une grâce. D’une fé-mi-ni-té. Suivie d’un roquet humain coiffé en oreilles, qui court où elle dit, fait le beau et remue la queue. An-gé-lique.

    « Son fiancé.

    - Bonjour Monsieur, Bonjour Madame. » Il est poli.

    La relève donc, mâle et femelle, reste accorte. Le mec est mièvre toutefois : toujours à trottiner derrière le cul moulé de sa belle. Laurent. Il s’appelle Laurent – car ! ...la Caroline !… elle a pris sur elle toute l’harmonie corporelle de la famille, la fille des gros.

    C’est elle qui commande. Qui décidera – ou qui décide – si elle couche et quand, ou non.

     

    B II c

     

    « Voulez-vous de la musique ? demande le minet, le roquet, Laurent, on s’y perd.

    Il met en route, en branle, un appareil de toute antiquité, constitué d’un corps de buffet vertical et plat, et d’un cercle de métal blanc sous vitre. Cet entonnoir plutôt, très évasé, présente une multitude d’aspérités semblables aux picots suisses de tambours cylindriques, où de fines 7 lamelles égrènent de frêles mélodies.

    Un Polyphonn dit Laurent fiancé à DEUX balles.

    Tous les clients regardent.

    Cinq sous dans la fente et tout se déclenche

    Il glisse un Napoléon III tout lisse et conservé

    L’ancêtre du juke-box

    S’élève dans le bar une musiquette aigrelette et forte, où l’on reconnaît, détachée grain à grain comme un kilo de riz, La Marseillaise soi-même. Les représentants sont venus de la salle à manger, tout le monde écoute debout en s’essuyant les coins de lèvres avec la serviette.

    - Qu’y a-t-il sur l’autre face ?

    - La marche des petits Pierrots, répond le patron qui sort de sa cuisine en se torchant les moustaches ; c’est toute une histoire pour changer ça, il faut enlever la vitre, etc. »

    L’appareil date de 1910. Il en existe cinq en France. Le son est celui d’une harpe, pincée très fort.

     

    8

    B II) a)

    Deux touristes surviennent à ce moment-là, des touristes pas comme les autres, mais qui s’arrêtent d’abord sur le seuil dans l‘émerveillement la surprise et l’émerveillement le plus total.

    « C’est très chouette ! dit l‘homme, et ce sont ses premières paroles. Très important, les premières paroles d’un homme.

    Sa femme renchérit, et ils ne sont pas fringués comme les miteux du parking inondable, mais élégants d’une façon bizarre, le type, bien gros, bien opulent, la barbe mal mais savamment taillée de Zapatero contemporain, elle en organdi à volants de vingt ans minimum en retard sur la Mode. Puis commanda d’une voix flûtée hors de propos deux repas « très simples ».

    - Ici nous n’avons, dit la patronne, que du très simple », tandis que le Mexicain écoute religieusement La Marseillaise jusqu’au dernier frémissement de lamelle.

    Ils prennent place. L’homme commande deux apéros, puis trois ou quatre. Finalement, personne ne mange plus, et les écoute : le nouveau venu raconte des histoires à la Gaudissart, détend l’atmosphère. Il s’appelle Carlos, et plus personne ne pense à manger, mais à boire.

    B II) b)

     

    Carlos propose enfin de passer à table, « la vraie ». Tous repassent, à sa suite, dans la petite salle à manger aux relents de graillou. Le couple se place face à face, à la table qui jouxe très précisément celle des Schöngau-Schöngauer. Très vite alors, et de façon très agréablement inattendue, l’éclat des nouveaux venus (l’homme, comme il est de règle…) s’estompe, au profit d’une discrétion de bon aloi. Les voix retombent à leur diapason ordinaire, et Pascal Intello est le 8 seul à entendre commander le menu du jour, comme tout le monde. Les Schöngau-Schöngauer redeviennent aussi observateurs que discrets, sans rien perdre de l’éclat des bagouses et des lunettes noires de comédie. De son côté, la nouvelle venue, compagne du Mexicain, répond au nom de Sophie, envoie des œillades discrètes, pour inviter, sans autre obligation, à nouer plus ample connaissance. Sophie fait dans les trente ans, porte un petit nez retroussé, peau laieuse, et sensualité partout répandue (ou feinte, les femmes y excellent) tout au long de Sa Silhouette Assise.

    Le 24 août 2041, je passe à 60mn.

     

     

    9

    B II) c)

     

    ...Ainsi donc, tables différentes mais contiguës, disposition éminemment favorable aux palpations d’antennes, sourires de proximité, passages de sel. Au thon à l’huile on s’échange des considérations gustative, et le poulet au riz s’avère on ne peut plus propice aux points e vue sur le tourisme. « C’est la première fois que nous venons dans la région » dit le nouveau couple avec un sens aigu de la banalité. Tous quatre conviennent de l’extrême « radicalité » du Périgord (de radix, la racine). Avec parfois, vu les lenteurs du service (Maud et sa fille s’activent à grands renforts de rebondissements lourdauds sur plancher plastique), des silences, des apartés instinctifs, afin que nul ne se sente obligé de pérenniser le quadrille convivial. -

    Loi : chaque homme trouve à la femme de l’autre un goût de séduction sournoise, une prometteuse chafouinerie, de vice peut-être, sous cheveux blonds bouclés, roux coupés ras. Les femmes soupesées se laissent percer par la basse du gras zapatero, ou les trous du cul de furet, jaunes et rapprochés, servant d’yeux au Pascal.

    Ce sont là des pensées d’avant-dessert.

    Hommes et femmes s’estiment supportables, riches en devenir, tous autant qu’ils sont ; au pluriel, le masculin fait neutre. 9

    B III a

     

    Au premier petit café Carlos parles des vieilles pierres et du trésor de l’abbé Saulnières ; puis des Templiers, des Cathares et des Néo-nazis de Norvège.

    « Même en Norvège ? dit Jeanne.

    Sa naïveté excite.

    Sophie, fausse timide,  aborde ses peintures :

    « Moi je fais sur soie des Signes du Zodiaque et des symboles maçonniques.

    Pascal prend la parole pour sa femme comme il fait toujours : « Parfois c’est l’horoscope sexuel : les signes du ZoBiaque ».

    Oui bon.

    « ...elle attend cent quatre-vingt six (186) parfums en flacons d’échantillons, par le prochain car de Bajac.

    «  Et sur les murs, nous exposerons des miniatures d’instruments » Jeanne complète de

    10

    musique. Carlos parle bas à l’oreille de Pascal en étouffant un gras fou-rire. Pascal trouve l’hispanique sympathique. En tout cas sans façons.

     

    B III) b)

    « Faisons semblant de bien nous connaître et depuis longtemps » murmure-t-il encore à l’osseux Pascal. Je suis un envoyé de d’Oliver Blatt-Blattstein. Ne me regardez pas avec ces yeux de grands brûlés ; faites venir de la crème (poursuivant ses confidences) : Sophie est mon alter ego.Elle peint réellement d’incroyables choses, sur toile, sur bois. Nous exposerons ensemble, je trouverai toujours quelque chose à faire.

    - Pas de police surtout, pas de police ! intervient Jeanne de Schongau.

    - Cessez de murmurer. Patronne ! Trois cognac. !

    - Quatre ! crie Jeanne.

    Ils se regardent tous dans les yeux, pour voir. Autour d’eux, représentants et dîneurs divers ont pris le ton de laisser-aller qui suit le deuxième pousse-café, la « rincette ». On mange bien dans le Périgord, à mi-distance du Chanturgue et du Madiran.

     

    B III c)

     

    Il est inimaginable, mais vrai, qu’à la fin d’un repas l’envie vous prenne de tout confier à des 10 individus dont on ne soupçonnait pas l’existence avant d’avoir bu. Carlos venait espionner l’éphémère nichée de l’hôtel déclassé ; déjà pesait sur tous le malaise des situations fausses.

    Mais Jeanne voyait avec horreur la solitude partagée avec un époux épuisé, au fond d’un petit village ; mais Pascal éprouvait le besoin de se sentir en porte à faux, pour l’équilibre d’expier. Il laissa pressentir qu’il n’était pas exempt de quelques taches pénales , afin d’attirer la louche bienveillance de semi-malfrats métèques.

    « Je fais ce qu’on me dit de faire », répétait le gros dans sa barbe grasse. Vous n’aurez pas d’ennuis avec les flics aussi longtemps que je serai là.

    - On appelle ça un condé fit observer Jeanne de Schongau.

    - La petite dame est bien dessalée ! s’exclama Carlos.

    Sophie sortit d’un sac à main des reproductions qu’elle fit admirer. Des convives représentants eurent bientôt retourné ses photographies dans tous les coins gras du local à manger, échangeant des soupirs gavés d’admiration.

    12

    C

     

    1) Les Carlos s’impatronisent II) Déprime de Pascal III) Scrupules des Bidochon

     

    1. a) Discours emphatiques a) L’épicerie a) Vidage de la bouteille

    d’attaque La vieille et la jeune

    à peu près à poil b) Lamentations ridicules

    d’ivrogne

    1. b) Engueulades pour le b) Le Margnat-Village

    nettoyage et la peinture en plastique et le

    cinéma qui s’ensuit c) Scène puérile de part

    1. c) Râleries beaufiques sur c) Pascal y retourne et d’autre, considérée

    « ces intellos » et c’est pas beau avec effarement

     

     

    C I) a)

    Discours emphatique d’attaque

     

    « Messieurs, dit Carlos, revenus en Boucherie qu’ils étaient – puis s’apercevant du seul Pascal et se rectifiant : « Monsieur, Mesdames, nous voici tous en Mission d’Art, chargés…

    - … et éméchés dit Jeanne.

    - ...chargés de faire luire en cette basse bourgade les Arts et leurs supports. La tâche sera malaisée, car ils ne font pas différence entre foulards imprimés à la chaîne et chefs-d’œuvres manuels, et nul ici à Fort-St-Jacques ne voit l’intérêt d’acquérir un flacon, une clarinette miniature, ou que sais-je ; il nous faudra conquérir les populations.

    « Pour cela, présentation : soyons toujours soignés, ivrognons-nous élégamment, montrons notre entente et notre soudage.

    «  Puis, préparons bien les lieux, lessivons, repeignons, vernissons.

    - D’autres activité ? propose Pascal.

    - Nous avons une vraie religion du passé, dit Sophie, en aiguisant son museau de fouine.

    - J’aurai enfin de la compagnie, soupire Jeanne avec résignation.

    - Répartissons-nous les tâches, reprend Carlos en titubant. Les Hintzelstein, ou « aubergistes »,

    fournissent lessive, peinture, brosses et seaux.

    - Et rouleaux, susurre Sophie.

    C I) b)

    Pour être bandit colombien, on n’en est pas moins mesquin : déjà Carlos a pris le meilleur pinceau, la plus large cuvette, et gueule d’abondance aux moindres maladresses de ses trois partenaires, ses « co-peintres » dit-il.

    Tout retentit de ses cris. Les parois du caveau que c’est retentissent de jurons pleurards – car le bandit prenait de tels accents – que les deux femmes, accroupies près des plinthes, accompagnent finement de leurs plaintes : l’ivresse se dissipe pour tous, douloureux moments, et Pascal ne dit rien.

    Pascal en effet peignait avec minutie un angle de plafond tout embubonné de moignons de tuyaux, pour ne plus avoir à se soucier d’ensembles, et tout là-haut, sur son escabeau, son chef tournait dans les effluves.

    Si Carlos gravissait à son tour les planchettes et se répandait en mépris sur ce « gâchis de bureaucrate », Pascal se sentait profondément découragé, parfaitement inutile, et cætera. Qu’il est incongru ma foi d’avoir un malfrat bricoleur, admirateur de beau bricolage bricolé !

    (rester à 50mn, 41 08 29)

    C I) c)

    Pascal rejette et hait sans pardon ceux qui ne lisent pas, reconnaissables à ceci : leur amour du bricolage, du nettoyage, et des moteurs. ; les certitudes qu’ils ont, tous, de tout ce qu’il y a de plus con, en politique en particulier, mais surtout, à leur attachement au méticuleux : une couche de peinture mal passée, une poussière mal alignée :; capables de raboter quatre minutes montre en main le petit bout d’on ne sait quoi qui procure l’étincelle en extrémité de bougie, capables de se passionner jusqu’à l’excitation sanguine et d’éclater, pour peu qu’un pédé de liseur ne parvienne pas à accomplir ce qui bon Dieu de merde n’est tout de même pas si difficile pour un mec qui a fait des études.

    Pascal détestait définitivement cette engeance de diarrhée.

    « Et j’étais à sa merci, racontait-il. Je devais faire tout ce que cet abruti m’ordonnait dans les rugissements ou le mépris, alors que je n’avais strictement rien à foutre de ce réaménagement de boucherie. Il fallait bien aussi que je jette le masque, que je sorte de mes gonds, etc. Carlos finit par tout faire lui-même en pestant, mais quelle jouissance de l’entendre pester. Plouc illettré, démerde-toi donc, puisque tu es si génial de la pogne.

    13

    C II) a)

     

    La différence entre l’Intellectuel et le Bricoleur, différence essentielle c’est-à-dire d’essence même, c’est que le Bricoleur sera toujours en tout temps et en tout lieu de son absolu et irrémédiable bon droit.

    L’Intellectuel en revanche sentira toujours qu’il lui manque quelque chose. Il est faible, infirme, le fait de ne pas se servir de ses mains lui fera toujours aussi cruellement souffrir que le manque d’ailes. Il déprimera ! Il sera toujours fasciné, tétanisé par la Bête-qui-Bricole, le Manuel au crâne obtus.

    Donc Pascal va « faire les courses », c’est tout ce qu’il sait faire ; une vraie bonne femme. À la Supérette du bled. Il y a là une petite vieille sèche comme un fourmi, qui papote avec tous ses clients, sert la moitié de l’un et le tiers de l’autre parmi ses rayons maigrichons ça sera là demain on vous le commande ! - mais, mais : ...il y a aussi sa belle-fille, la jupe à ras du poil, paupières en capote et cuisses au moule, et qui se tord comme une colique. Prête à gueuler à la moindre allusion comme toute féministe qui se respecte. Pascal achète en balbutiant, ou balbutie en achetant du thon et des zeuffs, plus un double litron de vin sous plastique. Il n’ose pas guigner la jeune et flaire la Vieille, mais la ruse est vieille.

     

    C II) b)

    Dans la boucherie-exposition, c’est le délire des pinceaux, les rouleaux sont en délire, les salopettes se souillent à grande vitesse, et Carlos le Gras peinturlure avec frénésie. Ça c’est de l’ouvrier, du con, du pétant. Pascal demande piteusement ce qu’il peut faire, on lui fait poser son sac à bouffe sur la table d’arrière-cuisine. Il revient tout épouvanté sous les escabeaux en brandissant sa vinasse. Il chante et braille, débite des histoires de bite et se la joue griot cornique. Il prend un ton tellement chialard que même Carlos lui demande de la fermer du haut de sa double échelle de quoi je me mêle ? Voilà-t-y pas des ramassis de caniveau qui se mêlent de donner des ordres ? ...le gros mâle tout seul, parce que les fumelles, attention : c’est ultrasensible aux biceps romantiques, grosses pines et tournevis à piston.

    Qui dira le charme du gras pue-la-sueur en leu de travail – faut bien qu’il leur reste quelque chose.

    C II) c)

     

    Alors tout vire agressif. Pascal ne sait plus ce qu’il devient. Il sombre dans un désespoir d’ivrogne et le nihilisme à deux balles n’essayez pas de me raisonner – je ne sais pas ce qui m’arrive il renverse la bouteille et pompe au goulot, privé de peinture et frustré du pinceau je sais pas m’en servir et les trois autres pataugent dans la compétence ; Pascal serait le pochard du Fort, il tituberait partout, sur le seuil de l’expo pour commencer, brame à la cantonade en soignant bien le pâteux de l’expression. Repart chez la belle-fille pour les fromages ils auront la surprise les autres même pas pensé à bouffer moi aussi je suis indispensable refilez-moi deux litres – En plastique ? - En plastique » on voit les jambes quand elle est debout et le sourire gras quand elle s’assoit.

     

     

     

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