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der grüne Affe - Page 27

  • Ces villes où je meurs

    C O L L I G N O N

     

    C E S  V I L L E S  O Ù   J E  M E U R SLa pose B.JPG

     

     

    Thème : un homme écrit sa lettre d'adieu. Il range ensuite soigneusement ses affaires. Il prend l'autorail pour Eygurande.

    Là-bas, il s'installe et meurt.

    Développement :

    Un homme à sa table, la tête entre les mains. Il médite les termes d'une lettre d'adieu. Puis il rassemble, donc, ses affaires. 50 – 70 ans. 1M80, ni grand ni petit. S'il tournait la tête (à présent de trois quart arrière) on verrait son épaisse moustache – Nietzsche, tout de même pas. Sympa et bourru, ils sont nombreux comme ça. Ce qui fatigue le plus, la journée ou la vie ? On a sa fierté ; un peu de dignité. De recul.

    Un nom à cet homme, quitte à l'oublier souvent. Quelque chose de pas trop difficile : François, Grossetti, comme le général – mort de dysenterie le 7 janvier 1918.

    Une lettre d'adieu, c'est délicat. On ne sait pas qui lira cela. Tout ce qu'il comprend à sa situation immédiate, c'est qu'il s'agit d'une histoire de femme, pas de quoi fouetter un chat. Il faut appeler un chat un chat. Pas trop de souffrance, par rapport à son âge. Peut-être y en a-t-il plus qu'on ne croit. Qui souffrent (même sans avoir fait d'études ; c'est bête de croire des choses comme ça).

    Pour les femmes les choses se présentent différemment – il n'a pas connu beaucoup de femmes ; la sienne, à peu près. Plus quelques putes. Quelques autres aussi, naturellement, des vraies, dans la faute, dans l'éphémère – pas envie de revivre. De vivre non plus, sauf si ça le reprend, rien de moins certain. Lettre d'adieu ou pas lettre d'adieu ? On peut se passer de tout. D'orgueil. L'homme se lève dans l'appartement, retaille ses moustaches devant la glace – une amorce de fanons, des rides "d'expression", des tifs courts pas trop clairsemés – acceptable. Le frigo contient du fromage et des confitures. Trois pots de yaourt nature. Il en mange un. Aucune tristesse. Il ne peut plus vivre ici : première idée claire. Elle est partie sans regret

    Je souffrirais trop

    Si tu revenais

    "Je n'ai fait aucun effort" – ses premiers mots – "Thalassa tous les vendredis" elle disait "il y a autre chose que Thalassa les vendredis soir et puis "tu pourrais maigrir" – c'est comme je suis ou rien - "il faut que les croque-morts sentent bien quel homme de poids j'étais" – drôle, sauf la dixième fois.

    La queue ? ...va savoir ce qu'elles pensent. À lui de partir à présent ; l'agence lui mettra tout sur le

    dos. Pour l'état des lieux. "Ça ne pourra pas être pire que le mien – humour." "En tout cas j'ai tout rangé" – paquets, cartons le long des murs. Le garde-meubles a gardé le plus gros - "ils n'auront qu'à tout revendre". Sans téléphone. Juste une adresse. Et un portable dont il est seul à connaître le numéro. La lettre d'adieu, il veut la rédiger sur les lieux. Sur zone. "Où j'ai aimé, souffert, tout ça..." Des morceaux de phrases à haute voix. Des pas dans les pièces vides. Juste partir. Ça le soutenait. "Un tour des Indes, l'Islande à moto" – des tas de gens font cela – le plein de vidéo et après. Ils vont à Nouméa, ils te rappportent une photo de la poste ; mêmes frigos, mêmes commutateurs – ceux qui n'aiment pas voyager, on devrait leur crever les yeux proverbe persan.

    À trente ans tu vois le bois de ta porte. À quarante ans toujours là. Soixante. Tu te cognes dedans à 85 ans tu te cogneras le fauteuil. "Hurler de désespoir", c'est l'expression. Comment font-ils si c'est pour rester, vissé à fond de caisse – Ils partent, ils rentrent – ils "reviennent de voyage", sans rire, pour se rouler là, "fidélité, bonheur de vivre, port d'attache" – mon voyage sera sans retour – "mais mon pauvre vieux, le Massif Cenral ! à quatre heures de route ! "le bout du monde"! Tu parles ! " - il répétait "le bout du monde ! On ne vous y verra jamais - ...Qu'est-ce que tu veux qu'on aille foutre au Massif Central ? - Ne pas me voir par exemple" – ça les avait vexés. Ça les désarçonne toujours, les autres, ça les chiffonne qu'on puisse ne pas penser à eux.

    Le Massif Cenral, pensez – on ne les y verrait jamaisn à condition d'éviter la Chaîne des Puys (Disneyland), la Lozère (CECI EST UN ARBRE, espèce, date de plantation, ROCHER PITTORESQUE, un tourniquer de cartes postales derrière chaque buisson avec débit de boisson, chaussures de marche et musique de rock '"circuit pédestre", "randonnées à cheval" et autres kayakeries – éviter l'Ardèche, surtout, à tout prix). La ville même de Q. (ne plus préciser de lileu, les cons (les gens...) ayant tellement perdu contact avec le livre qu'ils te foutent des procès sur la gueule pour "délit de réalité") – cette ville se voyait défigurée par d'immenses panneaux : "Les Cathares auraient pu s'y réfugier" ; donc, ils s'y étaient réfugiés.

    Il ne faut pas dépasser une zone très restreinte, non sans solutions de continuité : Ussel, Eygurande, sud de Clermont, Cantal nord et est, St-Flour (15km plus bas c'est déjà Touristland et ses restaurants typiques). On remonte par la Margeride, le Livradois, Brioude et La Chaise-Dieu ; éviter Machin et son nid de camions, passer par Yssingeaux sans tomber dans le gouffre lyonnais – attention aux colonies de vacances pour petits cons – et N., pourrie de banlieue et de faune-de-banlieue depuis la fameuse "autoroute de désenclavement". Plus au sud c'est très vite le Midi

    putaing-cong qui tartine sa vulgarité sur tout ce qui traîne : la sueur, les chortes, quand on sera mort tout sera touristo-compatible, il faudra bientôt regarder Maubeuge entre ses pieds pour voir quelque chose de vivable.

    "Je romps – disait-il, parce que je vomis les matins de morgue où je me trimabelle de pièce en pièce, seul levé dans l'apparte. La vie sans avenir qu'une longue dégradation des facultés corporelles et sanitaires – quitte à crever à petit feu autant que ce soit tout seul et pas le nez sur la décrépitude de l'autre. Je bouge. La mort m'attend là-bas, à Samarcande. Plutôt claper en route qu'en garde malade."

    Entre chaque chapitre, un § de la rupture – mais la chose a tourné autrement.

     

    Du désir de train pour être bien contraint

    L'automobile triche.

    L'avion : négation du voyage.

    Aux Antilles. A Ceylan (Sri Lanka, I know). Bouthan, Yunnan. Comme si c'était banlieue.

    Ces gens-là ne se rendent même pas compte qu'ils voyagent.

    La vraie route c'est à pied.

    C'est bien connu, c'est bien connu.

    J'ai choisi le train. Comme ils disent. Les pieds gelés, la crasse, l'effort physique – surtout l'effort physique, que je méprise – jamais – le Grand Dépaysement, pareil : "Je ne sais pas, moi !" (votre interlocuteur, votre Messie, ne "sait" jamais) ; "si tu t'exiles, fais les choses en grand ! les Andes, par exemple !" - je ne vois pas comment je pourrais m'exalter, découvrir en moi des horizons, des vertiges inédits et tout ce qui s'en suit, en chiant ma tourista avec 39 de fièvre à 4000m. D'altitude...

    Chacun se fabrique sa petite retraite pépère. Celui qui veut se geler trois couilles au Groenland, pas de problème – pour moi ce sera la formule Pas de risque (et je vous emmerde). Plus un rond àl'autre bout de la planète. Risque de se faire sucer par les punaise, dévaliser par des Philippins, sodomiser, égorger par des porcs islamistes. Pas de risque. Celui d'être libre par exemple. Le pire de tous. En train tu n'es pas libre par exemple. Ton hôtel est retenu : pas d'échappatoire. Dans le train tu n'es plus le maître. Plus responsable. Ouf . Toute ta vie tu l'as bâtie là-dessus : "Pas responsable, pas ma faute".

    Deuxième vœu : se fondre avec les Gens du Cru. Ceux qui sont nés quelque part. Indécelable. Invisible. Impossible disent les sages – mais les sages pullules et tu les encules. Une fois sur place tu t'installes. Ta petite parcelle. Ton confinement. Ta feuille de chou sur ton siège de car local. Tu as toujours été là. Cent ans que tu lis sur le même siège. Toutes les lundis sans faire attention. Souvenir de ce con sur la Riviera quand on me dit les beaux paysages ! faut pas déconner je bosse, moi, pas que ça à foutre - connard je dis connard La Baie de Nice ça se respecte La Baie des Anges tu ne la mérites pas tu la mérites moins que ma main sur la gueule - être né là. Y avoir toujours vécu.

    Ailleurs. Puis crever. Changer de pneus. Cantal, neige au-dessus de 500m. Les vaches, les barbelés, l'antenne-râteau avec Poivre d'Arvor dedans tous les soirs au Vingt Heures – on coupe le téléphone pendant la Messe juste le répondeur - "pas là pour le moment" – je me souviens mal du trajet LIMOGES-BÉNÉDICTINS TERMINUS les toits vert bleu les toits vert-de-gris. Ils ont brûlé, genre château de Hautefort (Dordogne) : des inconscients ont fumé dans le foin, fini le toit ! Seule attraction dans Limoges : le Moi. La valise, verte. Plein de mystérieux compartiments. Tu ne sais jamais ce que tu y as fourré exactement. Tu passes au-dessus des voies, juste à côté des taxis, tu demandes le centre ville un clochard te sourit c'est par là il ne savait pas non plus le premier jour tu descends sans rien lui donner l'escalier sur main gauche valise à la main.

    C'est une rue sans caractère sous un mur de soutènement, des boutiques ruinées rechignées, le jeu consiste à se voir en habitant constant, ici depuis l'enfance en bordure d'asphalte qu'est-ce que ce serait si j'y vivais encore. On trouve même des habitants qui pleurent quand on effondre leur immeuble HLM et par un coude à droite tu te retrouves Place Jourdan "Hôtel du Commerce". À droite au fond précisément la gare des Bénédictins que tu viens de quitter, au bout de l'avenue que tu viens de quitter rectiligne trop droite justement, tu voulais l'éviter – un peu d'aventure que diable.

    À l'acueil l'hôtesse est revêche, le jeu consiste encore à s'imaginer coucher avec elle car toute femme est digne de coucherie je la transperce du regard j'ai quatre jours devant moi, pas plus. Pas de risque. Changer de vie mais s'apercevoir que c'est déjà fait, de femme même sans s'en apercevoir, ne pas se plaindre ou ronronner aux pieds d'une conne derrière son comptoir (mais oui, moi aussi, mais oui...).

    La chambre est neutre et pour cela enthousiasmante avec douche, vingt minutes allongé sans contraintes et puis lire, personne n'attend, le long de ma porte au dehors un corridor en tapis rouge avec au loin la lingère du lieu pas belle et rassurante, changeant du linge dans sa lingerie son sourire au loin 60/65 ans. Je lui réclame un autre oreiller bien épais – les hôtels croient toujours qu'un client dort à plat, comment les guérir ? il faut sous notre tête oreiller mou sur oreiller mou, le traversin plié en deux, dormir plié c'est mauvais pour le cœur on en crevait dans les siècles passés mais je crois savoir ce qu'il en est des femmes, donc je lis.

    C'est une sombre histoire d'Afrique (l'aventure !) - à Limoges le Libéria, L'assommoir sombre et vignolant au sein de Lisbonne en 2000 et les faux chants hébreux en plein Cartagène d'Espagne – ici Ahmadou Kourouma "manches courtes ou manches longues" ? ...bras coupés au dessous ou en dessous du coude ? Allah n'est pas obligé d'aimer la maman cul-de-jatte ou les enfants-soldats Kourouma hou akbar est le plus grand. "Votre langue abâtardie" qu'il dit. Nous autres Français, massacreurs du français. Je me couche. Du sommeil à rattraper. Le vrai, le profond, celui qui régénère les cellules.

    Je viens pour les rues, les rues en soi-même en elles-mêmes, celles qu'on voit en songe avec des murs sombres, où le vent me rabat vers l'hôtel, du vent froid, sans répit, biscuits-fromages-banane pour tenir chaud : pluie neigeuse, vite la cage d'escalier "du Commerce" son escalier le tapis rouge et sur le couvre-lit mes miettes. Fatigué d'avoir mangé vite et marché. Nous écrivons à la main cul nu sur la chaise de paille la main sous le cul contre la paille, le stop à vingt-deux heures pile avec la fesse gaufrée. Tous les matins quand vient la chambrière j'époussète le couvre-pied puis je sors. Le jeu consiste à trouver le cimetière, à pied : la nécropole, dans une ville, est la première chose, la plus vivante, que je recherche, à Limoges comme ailleurs. Dormir, lire, mourir – avec l'église – de ce qui définit avan tout la ville : Ceux qui m'aiment prendront le train – "le plus grand cimetière d'Europe" : c'est inexact.

    En Limousin, les décès (les disparitions) surpassent nettement les naissances. Enfant je me recueillais tous les deux jours de mes vacances sur la tombe de grand-père, ma mère et ma grand-mère arrachaient l'herbe et garde-à-vous devant Gaston sous terre "mort accidentellement le (tant)" pour la revue de casernement du chagrin, de quoi guérir, immuniser à tout jamais contre les tombes mais au contraire. Le caveau des deux autres grands-parents à l'autre bout sous le sapin qui verdissait la dalle, je scrutais les inscriptions, calculais mentalement l'âge des morts, date de naissance date de décès et je soulèverau le monde, frustré parfois par la mention "mort en sa (tantième) année" comme autrefois (hommage parisien à Victor H. "entrant en sa quatre-vingtième année" le 2 – 2 – 81 – ma mère ne manquait jamais d'ajouter que j'entrais dans ma (quinzième) ou (vingtième) année, très tôt peur de vieillir.

    Sur une table plage le navrant portrait sépia de Laura Dizzighelli parmi sa famille, jeune,vulgaire et bouclée dans son cadre ovale et souriant de toutes ses dents ; puis les sœurs Tripier qui se tripotaient avant de mourir et la famille Taillefumier – j'aimais déambuler, je déambule encore dans les cimetières - "stage de formation en entreprise" : ça fait rire les enfants, parce qu'ils supposent que je mourrai avant eux. À Limoges le cimetière est loin du centre ville ; à Bordeaux, il s'étale, en pleine agglomération – "C'est par-là ! répond une alerte sexagénaire, mais c'est loin vous savez !" - repoussant de la main sa propre mort en de formidables lointains.

    J'ai marché trois quarts d'heure à l'atteindre, en montée, sous le même vent, cherchant à telle minute un abri, un bistrot, pour boire à mi-chemin un chocolat.

    Ce que j'appelle ma vie, ce sont mes heures : de pisser, de boire, de lire. Au bar deux trois clients. Le patron me torche une table. Méthode d'hébreu comme prévu, car où que j'aille je pratique assidûment l'apprentissage des langues, aussi peu loin que j'aille, de toutes les langues : "méthodes", "initiation", juste les premiers mots sur le chemin (aujourd'hui) du cimetière. Au-dessus de moi la télévision que suivent les hommes, arrivée de la Huitième à Maisons-Laffitte sur Équidia, "il n'y a pas" se dit en hébreu eïn, personne ne s'en aperçoit mais je ne m'en suis pas dissimulé.

    Parfois même je lis Langages de l'humanité : 600 mots de 400 langues. Cent quarante francs. C'est ma façon de voir. Les vedettes voyagent incognito, mais se mettent des lunettes noires. Monsieur Cinéma, mon surnom à 18 ans. Vexant. Profondément mortifiant. Je les ai plusieurs fois, les 18 ans, et je m'y suis maintenu, pas un pouce d'évolution je crois, j'espère ! - sur la montée au cimetière, bien réchauffé, instruit, gravissant la pente sous les murailles : or dans un trou horizontal, profond et cylindrique, j'ai flashé à bout portant une canette de Pepsi (dans la montée de la Merveille j'ai cliqué, de même, sur trois boîtes à conserve à travers une meurtrière).

    Et je fis mon entrée au Cimetière de Limoges. Non pas certes "le plus vaste d'Europe" (le Père-Lachaise, gorgé de sépultures jusqu'à l'horizon (la première fois j'ai demandé au pas de course la sortie ! au premier gardien rencontré) – cependant : les étagements de la Nécropole de Limoges rappellent à Lisbonne le Haut de Saint Jean (Cemiterio do Alto de São João), donnant là-bas vers le nord sur d'immenses et pouilleuses boîtes à peuple ou logements sociaux ; juste en face de la Secçãn Militare de la Grande Guerre, de l'autre côté des terrains vagues : la Picheleira, l'Alto di Pina.

    À Limoges mêmes terrassements, ou dans les rizières de Sumatra. Dans l'allée supérieure, où fut tournée une séquence avec Trintignant (il tient le rôle de jumeaux antagonistes, rien pigé) tout est bien net sous l'alignement des arbres : sentiers spacieux, gravillonnés de frais, du solennel, du solide, du provincial. Puis j'ai descendu la pente par de larges degrés entaillés de perrons. Je n'ai rien vu de pittoresque, répétant à haute voix (surtout ne pas se faire entendre...) ("l'homme qui parle dans les cimetières" !...) - les noms de famille, de fratries, d'individus, acordant foi aux antiques croyances égyptiennes : toute personne prononçant le nom du défunt le rappelle en surface... Je parle aux morts épiciers, employés, jeunes mères, anciens conscrits, livré en pleine conscience aux rites de déploration.

    Mais toujours bien jeter l'œil par-dessus mon épaule, car on sort plus vite d'un cimetière que d'une cellule de dingue. Aussi les morts m'entendent avec reconnaissance; le plus poignant que j'aie vu au Cimetière de Limoges ne fut pas la tombe d'une jeune fille Pourquoi à vingt ans ? lu à Chantonnay sur une plaque blanche mais celle d'un dessinateur au trait, ligne claire, portant cette épitaphe éplorée : À MON MARI – À SON ŒUVRE. Sur la tombe figurait un autoportrait acceptable mention AB [douze sur vingt] – tandis que sur trois ou quatre caveaux voisins se montraient deux ou trois portraits d'amis, du même, rassemblés dans un même funèbre périmètre, n'ayant pu refuser ni de mourir dans l'année – un bon mouvement ! disait la Veuve aux yeux rougis muette sous sa cape – ni de tolérer sur sa dalle et son corps les témoignages désespérés d'une indissoluble camaraderie.

    Telle était désormais l'étendue de sa gloire : 20m² autour d'un tombeau. Et c'est cela que j'avais trouvé poignant, qui m'avait point, au vu de ce théâtre anticipé que je jouerais aussi, déplorable mélo, dans le vrai jusqu'aux larmes. Que gravera d'autre ma fille en effet ou ma veuve que ce pathétique HOMME DE LETTRES, objet de mes railleries dans le petite cimetière de Q. (Cantal) ? et dont à présent, plus vieux, plus mort, je ne ricanais plus. Car on ne pourrait même plus montrer un portrait de ma plume, ou deux pages que j'eusse écrites. Et remontant vers l'allée supérieure, épuisé, résolu cette fois à prendre le bus, j'aperçus au sol – juste avant la sortie - coincé entre deux tombes – un rouleau de biscuits fourrés pour enfants, car nous ne nourrissons plus nos morts. En vérité c'étaient les morts eux-mêmes qui me tendaient ce cylindre garni à demi-clos, à peine souillé, que les chiens n'auraient pu compisser sans d'improbables et grotesques contorsions. Je me suis empiffré de ce quatre heures tombé d'un gosse gavé de macchabes. Le bus me ramena du Terminus au Centre-ville, où je remarquai au pied d'un banc de pierre un sac à dos délaissé garni d'un second paquet de biscuits : quelle aventure !

    Limoges nourricière !

    Je me suis gratté les couilles mais il n'y avait pas de troisième paquet de biscuits.

     

    X

     

    J'ai donc lu, sur mon lit, jambes ouvertes. Je suis reparti je suis revenu. Ces choses si banales. Si empreintes, dans les moindres secondes de leur déroulement, de cette dimension de liberté que seuls les prisonniers de fraîche date, peut-être, doivent éprouver. Je n'étais plus obligé de rien. Imaginez cela : ne plus jamais devoir prouver à quiconque, père ou mère ou con, que je suis une vedette, que mon génie me place au-dessus de l'humanité, du moins la leur. Je suis ici chez moi, plus que chez moi, plus qu'avec mon épouse – rester au lit, ne plus faire le ménage, bouffer tout nu avec une serviette de toilette sur les genoux pour éviter les miettes aux endroits susdits, m'endormir toujours nu à même la chaise dont le paillage me quadrille les fesses – voilà ce que je fais, moi l'homme libre.

    Vous ne pouvez pas comprendre.

    Si j'étouffe – chauffage par le sol – je sors par les rues noires soufflant le gel – puis me renferme. Enfin j'obéis aux tythmes corporels. Sans justifier de quoi que ce soit. La vie consiste à lire : Allah n'est pas obligé, amusant au début, grâce au petit-nègre du petit Noir faussement couillon, puis vite angoissant : des guerriers de 12 ans – racketteurs – violeurs ; toutes les factions mercenaires en lutte pour le pognon des mines. Pas le baratin des télés. Une fillette qui se fait respecter en se tripotant la mitraillette et le gnassou-gnassou [sic]. Ça excite. Après 50 ans, moins. On ne se touche pas dans une chambre d'hôtel. Enfin les hommes. Qui sait ce qui se passe.

    ...C'est déplacé, non ? ...plus obligé de le faire poour se prouver qu'on existe. Déjà la mort des parents ça aide. Peut-être que la mienne soulagera. Peut-être. Je ne compte plus retourner au cimetière : il prendra sa place dans la tête comme les autres. Visite de la cathédrale : âme de toutes les villes ! sur le parvis en 44 la foule s'est entassée après Oradour, malgré la menace des mines. Monseigneur Louis tonne en chaire. Les Malgré-Nous pardon les Boches sont allés trop loin – Bellac, Montmorillon. Sous l'orgue dans la pénombre en bas-reliefs rasants photographie au flash les Douze Travaux d'Hercule - fresque païenne absente du guide fascicule ! (Père Bourghus) – revenu de nuit ; devant St-Étienne-de-Limoges illuminé je frôle une Ivoirienne en confidence à son amie C'est encore lui dit-elle qui m'aura le plus aimée ; et, ajoutait-elle, même pas pour le plaisir la suite se perd dans le froissement des pas sur le gravier - les jeunes hommes ne sont pas des pieux qui bandent. Gustave se vante dans sa Correspondance d'avoir tenu trois années, de 22 à 25 ans, dans la chasteté la plus totale. Par orgueil dit-il. Ma personne, plus modestement – 32 jours. L'année de mes 19ans. Mon premier flirt. Une fille de flic. Juste les seins, les fesses – les baisers dents serrées. Appuyée par sa mère qui voulait grossesse, qui voulait mariage, pour enfin caser sa mocheté : ravagée de varicelle grattée à mort, fixée face à face dans le train trois ans plus tard sans un mot, descendue en sanglots sur le quai – jamais revue – c'est à cela – que vous auriez pensé – à Limoges – le temps d'une balade froide. Les coins de rue peu à peu familiers. Rien de neuf. Peut-être fidèle à la Poste, au supermarché du centre en haut de la place Baugisse, modérément modernisée. Limoges 70 n'est plus là. Ni les pentes, ni l'agressivité bovine – viré d'un orgue sans permis du curé – la tribune barrée : prière de prier Dieu de façon rationnelle.

    Trop d'amateurs aux claviers. Trop de pillards de Vierges Noires. Je m'agenouille tout raidi sur un prie-Dieu tandis que dans mon dos surviennent Papa Maman fifille de cinq ans qui gueule. Du temps lointain où j'avais une fille je lui avais appris sans peine à ne pas élever la voix ni courir entre les tombes ou dans l'église. Les intrus s'en vont sans avoir prié. Depuis la poste face à la Mairie j'envoie des chocolats fourrés à Z-U-V (Savoie) pour me réconcilier, me seront retournés (j'ai mis mon vrai nom sur le formulaire) – j'exclus, je suis exclus.

    L'Hôtel de Ville, spécifie le v° des cartes postales, "fut construit à l'imitation exacte de celui de Paris". Pathétique. Cependant le carré muet de Limoges sur la carte météo française se voit souvent qualifier, après une imperceptible et mortifiante hésitation, de "Centre-Ouest".

    Partout ici je trace, j'entrecroise mes itinéraires de Limougeaud express. À la Grand-Poste enfin je trouve la chaleur. Le public peut écrire tout debout, sur des tablettes ad hoc au long des murs, ni plus ni moins que Victor à Guernesey. Face non pas à l'océan, mais à l'écaillage des parois. L'administration prévoyante attache ses petits stylos à leurs socles de plastique eux-mêrmes inexorablement vissés. Ainsi composons-nous avant de nous rassoir, tout accrampi, sous l'œil éteint de l'employée d'accueil. En bleu dans son cadre en carton. Sortant parfois sur ses aiguilles pour aider les Vieux glissez les pièces dans la fente et vieux de s'esbaudir. Tous ignorent dans ces murs postaux l'œuvre peut-être immense que je compose.

    Tout est dans le "peut-être".

    Si l'on y pense bien, c'est là qu'est sa grandeur.

    Puis je glisse à mon tour Singe Vert, ISSN 64-825, dans les fentes horizontales offertes.

    Dans le froid glacial extérieur stationnent trois prostitués de seize ans. Hugo. Je reconnais le blond bouclé à bonnet de laine qui m'a collé au cul près d'un guichet en murmurant on se pète les couilles dehors. J'ai répondu c'est le mot sans plus – si je renonce à la branlette ce n'est pas pour me taper des ados. Je n'ai pas même vu de bordels à Limoges. C'est que j'ai mal cherché. Les visages que je croise disent tous il n'y a rien ici. Quatre jours à tirer. J'entends encore les bouseux propos de la torche-piaule de Laguépie (Aveyron) Ça doit être un malade - il est tout seul – et y a des traces dans le drap" les traces de femmes sont en effet d'une autre sorte bien qu'elles se branlent plutôt trois fois qu'une. À moins qu'il ne s'agisse d'un de ces écoulements indéfinis qui font des femmes, quoi qu'il arrive, de pauvres victimes qui souffrent, et surtout pas une égotiste qui s'astique.

     

    LE MUSÉE DE LA CHAMBRE ÉGYPTIENNE – LES ÉMAUX ET LE JARDIN DE LA PRÉFECTURE – FABLE

     

    Le Musée des Émaux de Limoges se trouve dans un hôtel XVIIIe, du temps où les nobles avaient du goût sur le dos du peuple. Autres bureaux d'accueil, une fille en bleu et des catalogues noir et blanc, les "en couleurs" sont hors de prix. Dans un boyau TROIS Suzanne Valadon, voluptueusement éclairés dans la pénombre. J'en flashe deux en douce. Il existe paraît-il des appareils muets, quoiqu'un technicien – mais voyons ! c'est évident ! - m'ait démontré l'impossibilité absolue d'en fabriquer. Le secret reste bien gardé.

    Les plats, pyxides, aiguières, se succèdent innombrablement, je me contente d'un exemplaire par subdivision de salle ou recoin, que j'observe trente secondes, en comptant. Partout les mêmes noms, les mêmes dynasties. Cloisonnements, marqueteries, niellages : les notices enchantent les spécialistes. La salle réservée aux modernes me confirme dans la conviction qu'il n'est pas un art, peinture, sculpture, ou quel que soit le nom qu'il usurpe, qui dès l'entrée de l'époque moderne ne s'effondre irréparablement dans l'indigence. Il ne reste donc plus à admirer, en émaillerie comme ailleurs, que de grands méplats froids, nus, la matière en soi.

    Le pire est que cela repose. Peut-être ne sommes-nous plus, nous autres modernes, capables d'admirer que cela : le nu, le vide. Revenus de tout, vraiment ? Comme je pénètre en contrebas dans un fac simile de tombeau égyptien, je suis frappé par un extrême fouillis, tel que l'exhibent justement les émaux dits anciens, mais aussi de fraîcheur : de véritables hiéroglyphes à l'instant de la mise au jour ; jetant par la suite et remonté moi-même du tombeau les yeux par une baie vitrée donnant sur un jardin glacial, j'aperçois six ouvriers tentant de déployer contre le vent une énorme bâche verte au-dessus d'un massif ; la photo sera floue, ne rendant que très imparfaitement l'étrange vision d'une manœuvre de carguage de voile par gros temps, et en pleine terre.

    Visite. Rafales de pédagogie. Touristes, connaisseurs, "amoureux austères", nul ne doit ni ne peut ignorer quelque étape de fouilles, d'expansion d'agglomération, quelque croquis, notices, maquettes sous cercueils vitrés portant indications exhaustives des financements – Conseil Régional, Conseil Général – que ce soit. Jusqu'aux sous-sols, soubassements, chapiteaux, sarcophages en contre-plongée lumière rasante, bas-reliefs de plus en plus réalistes au cours des siècles, se ponctuent de plans, médiévaux, antiques ("le croisement central correspond à celui des allées du premier camp romain : le cardo") et de placards imprimés.

    Le silence est parfois troublé par les éclats des familles de gardes, sans gêne, entre soi, tels ces infects bedauds des deux sexes en plein transept à grand fracas de seaux métalliques : dans un renfoncement de cage d'escaliers, une quinquagénaire couënneuse et deux branleuses assises de treize ans ricanent de voir surgir des rampes inférieures ma tête de Professeur Nimbus qui tord le cou pour contempler au mur les toiles que leurs corps me cachent – allons ! je suis bien encore chez les humains, où l'on se fout ouvertement des vieux visiteurs de musées, avec leurs écarquillements hagards, "pas comme tout le monde". Ce sont tous ces yeux, tous ces contacts ignobles que je suis précisément venu fuir ici, à Limoges, pays des morts et des musées. Quand je reviens, les trois salopes ont disparu. Je regarde bien tout, avidement, de sang-froid.

     

     

     



  • Ce macchabée disait...

    Ce macchabée disait     

    TABLEAU : LA PETITE Némésis D'ANNE JALEVSKI

    Couché dans mon cercueil, reprenant peu à peu mes esprits, sentant les quatre planches, n'étouffant pas - comme j'aurais dû les entendre, ces battements de mon coeur, et comme il est étrange de ne rien entendre...

    Impossible. Tétra. Plus la tête. Par la fente la lueur d'un cierge - défaut de capitonnage - mes héritiers ne m'ont pas très bien encapitonné - un tic de ma bouche a fait glisser le linceul de mon visage - j'ai chaud, très chaud - soudain je me sens soulevé: le coup discret du Chef de Marche sur le bois près de l'oreille, les six hommes au pas lent, de vagues pleurs chuchotés troublés de temps à autre par un sanglot plus perçant - ils s'imaginent nous transporter doucement. Dignement. C'est faux.
    Ils nous heurtent aux portes. Ils jurent dans l'escalier en colimaçon par-dessus la boule de rampe - j'ai le mal de terre. Puis le corridor, le perron râpé (je reconnais chaque marche, passager cette fois de mon véhicule) - trottoir. Ma boîte enfournée dans une autre boîte, déposée sur la plate-forme. Pas de grand air, pas de cheval, pas de dais : à présent, les héritiers veulent poser le cul sur des coussins pour suivre leurs morts.

    Je sentais les relents de pétrole, j'entendais les hoquets du moteur qui s'étouffe en seconde. Puis un ronron fade mêlé à la chaleur distillée par les vitres du corbillard, étalant sur le cercueil une rosace diaprée. Enfin je suppose. Si j'avais réduit ma consommation de clopes, je me serais prolongé de trois mois ; je ne serais pas mort en plein mois d'août... Revivre ? je tords le nez. Le corbillard s'arrête devant Saint-Firmin. La porte arrière bascule, je suis tiré, hissé. A la résonance, j'ai reconnu l'église.

    Un piétinement de moutons derrière moi. Des chaises qui raclent, des nez qui reniflent. Mes nausées reprennent : un boiteux pour le tangage, et un pédé qui tortille - proportion d'homos dans la profession ? Un cierge se renverse. Petit affolement sous le plancher, puis - mouvement d'ascenseur - le catafalque - un requiem chanté ! Je n'en crois pas mes oreilles. Ils doivent être drôlement débarrassés... Allez donc "prodiguer des largesses"' à des héritiers. On va me laisser longtemps là-dedans?

    Je vais attraper un chaud et froid. Il ne faut pas éternuer. Collecte. Qui peut être venu ? Au bruit, une cinquantaine de personnes. C'est peu. C'est beaucoup. Bon Dieu ce que cet enfant de choeur chante faux. C'est le petit Haffreddi. Sale Juif. J'espère bien que ma femme, ma fille et les trois frères Fiouse auront de la peine un jour - allez au trou le Bernard ! et bloum, bloum, les mottes de terre... "Il est mieux où il est" - pourquoi pas. Un Dies Irae à présent ! C'est qu'ils réussiraient à m'effrayer, ces cons. Surtout que la voix de l'enfant de chœur filerait la colique à un squelette. Mon prof de biolo disait : "On porte son squelette à l'intérieur de soi. ..."Mes os sont liquéfiés par ta -colère ô Seigneur... - Psaume CIII et des poussières... "Devant ce cher cercueil..." Je crois bien. Plus cher que ce qu'il y a dedans - eh! Père Monnard, tu doist'en foutre éperdument : une âme en plus pour le serial killer, là-haut ! "Douloureuses circonstances..." "Coup imprévu..." - j'ai dit : « Faites-le entrer, si ça ne me fait pas de bien, ça ne me fera toujours pas de mal !" Alors ils m'ont foutu l'Extrême Onction.
    Ah curé, curé, qu'est-ce qu'on aura rigolé ensemble, avec tes putains de bondieuseries Mais aujourd'hui je n'ai plus le cœur à rire, un Kyrie, un Pater, c'est le Paradis garanti sur facture, que je sois damné si j'y coupe ! Mais alors pourquoi suis-je toujours allongé là-dedans, 2m x 0,60 - même que malgré le rembourrage ça commence à devenir dur ... Au lieu de répondre il m'encense la charogne - pense-t-il "Fichu métier", ou pense-t-il vraiment "Au pouvoir de l'Enfer arrachez son âme, Seigneur"? Trajet jusqu'au cimetière. Ils enlèvent la femme de sur ma caisse. Elle m'étouffait. Puis on m'enterre. Je regrette les funérailles d'antan, les vraies grandes bouffes grecques, le chant XXIV de l' Iliade, on donnait des jeux, on savait rigoler à l'époque.
    Puis plus rien. Les petits éboulis de terre qui se tasse. Des chuintements. Le calme plat. Je suis vraiment coupé du monde. Je suis mort, à présent, véritablement mort. Enfant, ma mère m'emmenait choisir le tissu d'un nouveau costume ; à peine sorties des lèvres, les voix s'étouffaient dans les rames d'étoffe - des voix voilées - à présent c'est la terre qui pèse sur mes lèvres, le tissu de la terre sur le couvercle, il le défoncerait, m'envahirait comme une trombe, emplirait ma bouche et mes yeux. Un jour le marbrier me chargera de ses quintaux de pierre...

    Combien de quintaux pour un tombeau ? Un tombal, des tombeaux. Je voudrais crier. Fuir. Quelle folie ! Que peut-il m'arriver de plus, à moi mort ? Quelque chose me dit que des risques subsistent... Je frissonne. La terre, la terre... Oh ! comme je regrette d' être mort! Et je pensai : « Peut-être que je suis vivant. Qu'on m'a enterré vivant.

    Pourtant mes muscles ne répondent plus. Peut-être vais-je mourir vraiment. Je perds connaissance. Un bruit de voix qui me réveille. La voix vient d'en haut.

    Ma tatie, au Paradis ? Dialogue animé : "Personne n'en saura rien ! - Il n'en est pas question Madame. - Il est bien là, j'en suis certaine ! voyons, quelques coups de bêche... - Le règlement... - Je ne vais tout de même pas perdre un chapeau de ce prix-là! - Je ne peux pas rouvrir une fosse... - Et qu'est-ce que je vais mettre pour la communion de sa fille ? »Je devine le geste impuissant du fossoyeur. ...Vais-je passer l'éternité sous le chapeau de ma tante ? Long silence. Puis un grattement sur le bois. J'essaie de me tourner - " il est sous la terre une taupe géante qui fore les cercueils..." - un chuchotement indicible : « Eh... a... an... ou...? » Je m'entends dire :

    - Qui êtes-vous ? - Etes-vous bien ? Vous - sen - tez - vous - bien?" Une voix sépulcrale, encombrée de parasites - la mienne, un bourdonnement : "Le satin m'étouffe. » - Remuez légèrement. Vous êtes nouveau. Un mort de fraîche date - vous ne tarderez pas à vous habituer. C'est le mort d'à côté qui vous parle. Je vous ai entendu enterrer. Vous verrez, c'est sympa ici, on sait s'organiser - il y a des cimetières où on s'emmerde, mais pas ici. Il y a de l'animation. - Quel âge avez-vous ? - Je suis mort à quarante-cinq ans.

    « Mais ça fait dix ans que j'habite le caveau treize. On compte dix ans d'âge. Mon nom, c’est Michel Parmentier - je reviendrai plus tard. Pour l'instant, dormez. Les jeunes morts ont besoin de beaucoup de sommeil." ...Ou plutôt je m'enfonce dans une

    sorte de glaire onirique, une longue coulée de rêves emmêlés. Ma femme se penche sur moi. Le souvenir des derniers coups d'artères au fond de mes tympans "...j'entends des pas dans l'ombre" - puis des vagues, des roulis de songes - une musique poignante et lancinante de requiems mêlés, de Mozart, de Jean Gilles, de Cherubini (I et II) pour la mort de Louis XVI ; des éclairs glauques, une sourde douleur dans la nuque.

    Des gargouillis en bulles à la surface de mon cerveau. Et, au milieu de déchirants points d'orgue , une voix qui me transperce : « Bernard! Bernard ! Je te verrai la nuit prochaine !" et la face de Dieu m'éblouissait, et mon corps amoindri me semblait voltiger entre les murs de mon cercueil - je m'éveillai trempé de sueur : « Voisin ! Michel Parmentier ! » La voix me semble douce : « Vous m'avez fait peur, dit-il. Comment vous appelez-vous ? - Le Rêve ! Le Rêve ! - Quel rêve ? Comment vous appelez-vous ? - Collignon ! Bernard Collignon ! - J'aurais dû vous prévenir. Ne vous tracassez pas. Dieu n'est pas si terrible. Vous vous en tirerez avec un sermon et quelques rêves de purgatoire."

    Ce jour-là, j'eus tout le temps de penser - à ma vie, ni plus ratée ni plus perdue qu'une autre. C'était ma petite fille de sept ans que je tenais dans mes bras. C'était ma femme qui me baisait tendrement la joue avant de s'endormir - nous faisions cela religieusement. C'était le terrible accident du 18 juin 40 où mon père avait laissé la vie. Le fleuve à nouveau se déroulait sans fin, avec de longues échappées ensoleillées sur ce qui aurait pu être, des paysages inconnus où mon corps s'ébattait, de voluptueuses reptations subaquatiques dans l'Aisne, mon corps ruisselant, et, à mon côté, la Fiancée me tenant par la main.

    La prairie inondée, les grenouilles, une de nos maisons au dos si large contre la crue épanchée de la Vesle... Quelques heures plus tard, une lueur s'infiltra par le couvercle soulevé. « Salut ! » La tête hideuse et sympathique de Parmentier : "C'est le terrain qui conserve par ici". Il inspecte le cercueil : « Ce n'est pas grand, chez vous. On ne vous a pas gâté. Nous ne pouvons pas tenir à deux, je reste sur le bord. Mais plus vous vous décomposerez, plus vous aurez de liberté de mouvements. Quand vous serez bien décharné, vous pourrez commencer à sortir.

    « En attendant je vous amènerai du monde. - Arrangez-moi les plis du linceul sous le pantalon, c'est insupportable. » Il le fit. "Je suis venu vous réconforter un peu avant la visite à Dieu. C'est le trac, non ? - Plutôt. » Je lui révèle que j’ai touché » ma petite fille, que j'ai sodomisé ma femme, que je me suis prostitué quelque temps, lorsque j'étais étudiant... « Diable ! fait-il en se grattant précautionneusement la tête. Avez-vous tué ? - Oui, sur une barricade. - Ecoutez - je ne veux pas être pessimiste, mais vous en aurez lourd.

    « Je connais un abbé, dans l'allée, en face, qui doit subir toutes les nuits des cauchemars de remords. Parce qu'il faut que je vous explique : l'enfer, le purgatoire, ce n'est pas du tout comme vous vous le figurez là-haut. Il n'y a pas d'enfer, juste le purgatoire, et même pas à jet continu, parce que le Patron sait bien que nous ne pourrions pas tenir." Il hoche la tête en soupirant : « Croyez-moi, le purgatoire, c'est infernal. Et tout le monde y passe. Le ratichon, en face, ça fait vingt ans qu'il tire. Il appréhende les nuits, il réveille ses voisins.

    « Enfin un conseil, soyez bien calme, bien humble, et il vous sera beaucoup pardonné. Je vous quitte, ma femme m'appelle" (je n'entendis rien) "elle ne m'a rejoint que depuis deux ans, elle est encore très... tourmentée." Je m'étonne de l'entendre parler avec cette crudité. "Oh vous savez, ici, on ne fait plus attention. Au revoir !" Je le retiens, anxieux. « Allez du courage. Tout le monde doit y passer. » Après quelques instants d'angoisse, je me sentis plongé dans un profond sommeil. Une voix me déchirait les oreilles en criant mon nom, avec les inflexions écrasées d'un haut-parleur mal réglé : « Bernard ! Bernard ! » - et il me semblait que le couvercle appuyait sur moi de toutes ses forces, comme pour expulser mon âme de mon corps. En outre, pour autant que j'en pusse juger, je sentis que j'étais sorti de ma tombe, et qu'une part de moi flottait bien au-dessus, dans un espace d'une autre nature. Je ne pouvais voir ni mon corps ni mes membres, mais je sentais, loin sous moi, ma poitrine et mes os broyés à suffoquer, tandis que, distinctement et simultanément, une espèce d'autre corps, projeté et immobilisé "en l'air" à une distance incommensurable, se trouvait maintenu là en position repliée, la tête sur les genoux, les mains derrière le dos. Osant à peine relever les yeux, je vis une immense estrade de bois nu, où trônaient des anges noirs, drapés dans leurs ailes. Je compris que ce qui me ligotait

    ainsi, ce qui me forçait à rester immobile, c'était la présence, l'essence même de Dieu. Je me trouvais englobé en Lui, et Sa force me pressait de toutes parts. Un Souffle Ardent me parcourut, qui intimait compréhension, sans qu'il fût besoin de mots.

    Il m'accusait d'inceste, et du meurtre d'un flic. Alors le Souffle m'enserrait plus âprement. Et je baissais la tête en murmurant. Et je sentais mon corps, celui d'en bas, pressés entre deux grils rougis. Je voulus regarder au moins les Anges en face! Ils se tenaient fort droit, comme il est juste : Juges, et Témoins. Ils me semblèrent ridicules, et Dieu lut en mon coeur. Je m'inventai de nouveaux crimes, et chaque aveu me courbait un peu plus : n'avoir plus assisté à la messe depuis... « Je m'en fous ! » tonna DIEU, et les Anges éclatèrent de rire, en découvrant leurs dents aiguës comme des poignards.

    Tranchant enfin mon sexe avec mes propres dents je le tendis à l'Ange le plus proche, qui l'enfouit sous ses plumes. Enfin je murmurai, écrasé de repentir et d'amour : « Seigneur, je ne suis que poussière. - TEL EST TON REVE, ECOUTE, dit le Seigneur.

    TU SENTIRAS TON AME COMBLEE DE REMORDS. ET CE REMORDS TE SERA VOLUPTE, ET CETTE VOLUPTÉ TE SERA PLUS GRAND HONTE ENCORE. ET DE LA HONTE MÊME TU TIRERAS TA VOLUPTÉ. Retourne dans ta tombe, et crois en Ma Miséricorde." Tel fut Son ordre. Et les anges s'envolèrent, agitant leurs ailes noires en poussant des cris rauques. Je me trouvai d'un coup les yeux ouverts, Michel Parmentier près de moi : « Ça va mieux ? ...Je vous ai regardé, ce n'était pas beau à voir. - Pourquoi êtes-vous venu ? En quoi puis-je vous intéresser ? - Entre morts, il faut bien s'entraider. Tenez - il s'écarta - je vous présente ma femme. » Ses yeux bleu pervenche pendaient de leurs orbites. ELLE PUAIT. C'était la première fois que l'odeur m'incommodait.

    Elle commença à m'embrasser, me fixant avec des lueurs éloquentes. « Excusez-la, dit Michel, vous lui faites envie, vous êtes encore tout frais. » Elle tourna vers son mari un regard interrogateur. Il acquiesça. Elle glissa une main sous mon linceul et me fit bander comme un mort. Mais pris de pudeur je les renvoyai tous les deux. Après quoi je restai longtemps de mauvaise humeur.

    Quelques jours, quelques nuits s'écoulèrent - moi aussi (j'appellerai "jour" l'intervalle inégal séparant deux temps de sommeil - intervalle plus court apparemment que sur la terre - pour qu'on s'ennuyât moins sans doute ? Je n'ose penser pour que les rêves reviennent plus souvent... La nuit surtout est dure à supporter. On dort un peu - très peu - puis le sommeil survient, très lourd, puis s'effondre lui-même, comme défoncé par-dessus.

    Puis tranchant la nécrose, taillant son manchon, chutant de plus en plus bas, le cylindre pestilentiel et lumineux du SONGE - non pas à proprement parler une vision, mais une sensation qui se propagerait au corps entier : chaque pore comme un

    œil, aussi autonome qu'un organe entier : une boule au ventre, une boule derrière l'os du front, le Remords comme une matière lumineuse et pourpre, ou le rubis au front de LUCIFER.
    Et aussitôt, infecte, la jouissance, l'ignoble complaisance, l'atroce volupté de l'avilissement. ...Je me réveillai en sursaut, lèvres bourdonnantes. Je passai mon doigt sur mon ventre. Il s'enfonça. Un peu de sanie s'écoula. Des bouts de vêtements sombrent dans la chair liquide ; du bout des doigts je les repêche et les projette, comme des mucosités nasales, sur les parois. Mes mouvements deviennent moins gourds, je suis très fier de cette nouvelle agilité de mes index... Le sommeil me reprit et de nouveau, terrible, le cauchemar m'envahit. Ce n'était pas une histoire vécue, ni des visions, mais une horrible sensation, physique, de remords. Rien de plus terrible que ces rêves d'aveugle. Parfois le sommeil calme revenait, parfois non. Les jours et les nuits avaient perdu leurs repères. Mais sommeils et veilles se succédaient rapidement.
    J'eus envie de la femme. J'appelai. Elle vint. Elle me fit l'amour en riant : « Excusez-moi, j'étais privée depuis si longtemps ! » Elle me vida, et je constatai avec plaisir qu'au moins, sous terre, l'avantage était que les femmes jouissaient aussi vite avec un homme que seules en surface. Au moment ou l'orgasme commençait à venir, survint le mari : "Ne vous dérangez pas pour moi !" Il nous regarda jusqu'au bout et respecta notre postlude. "Elle vous rend service, dit-il.

    « En vous secouant, elle vous aide à vous décomposer davantage... Françoise, tu pourrais rester plus longtemps, par politesse. « J'ai hâte de retrouver le violoniste, au bout de l'allée. » Et je constatai avec non moins de plaisir que les femmes mortes montraient beaucoup plus de chaleur et de spontanéité. « Ne croyez pas cela de toutes, me confia Michel Parmentier. Vous avez de la chance avec la mienne. »Mais ce qui me préoccupait le plus, c'était le Temps. L'ennui. "Michel, comment faites-vous, ici, pour compter le temps ? - Compter le temps ? - Calculer les jours... Michel rit doucement. "Que vous êtes jeune! ma femme posait les mêmes questions... Eh bien, nous pouvons toujours nous régler sur les "bruits d'en haut". Quelque chose de précis, par exemple, les rondes du gardien, et des jardiniers. On les entend marcher, pousser la brouette, parler... - On comprend ce qu'ils disent ? - Bien sûr, avec un peu d'entraînement. Il y a une ronde à 11 heures, et une à 17 heures, avant la fermeture... Mais vous verrez, on cesse vite de s'y intéresser.
    « On s'habitue vite à l'éternité. On s'installe.. . - Il doit bien y avoir quelques marchands de pantoufles, ici ? - Au bout de l'allée, oui... Que voulez-vous dire ? » Je laisse tomber la question dans le vide. "Tenez, reprend-il, je me souviens de la visite des deux beaux-frères, il y a de ça... trois mois, peut-être ? Ils étaient là à discuter au pied de ma dalle, et le premier se met à dire : "Il est toujours là-dessous ce vieux con..." Je l'entendais gratter la terre avec son pied. Et l'autre lui répond quelque chose dans le genre : "C'est ce qui pouvait lui arriver de mieux.

    « De toute façon il était condamné. Et puis qui est-ce qui pouvait bien l'aimer? - Vous avez pourtant l'air bien aimable... » Il hausse les épaules, secoue ses orbites d'un air fataliste. Sa mâchoire s'allonge et pendille, il la reclaque en frappant du carpe, avec un bruit de cigogne. Soudain je m'avise d'une étrangeté singulière : « Mais dites-moi... - Oui ? - Comment se fait-il donc que nous puissions nous voir, l'un et l'autre ? ...D'où vient la lumière? - Tiens ? D'où vient la lumière ? c'est ma foi vrai ; nous n'y avions jamais pensé…

    Je hasarde l'expression de "perception extra-sensorielle". Il reste dans le vague. "Et nous, reprends-je, on ne nous entend pas ? - Non. La plupart du temps, ils n'ont pas l'oreille assez fine. - "La plupart du temps" ? - Ici, nous avons le silence ambiant, nous ne respirons pas, notre coeur ne bat plus... - C'est beaucoup plus facile ? Vous êtes sûr ? » A ce moment mon jéjunum miné laisse échapper, entre cuir et sanie, un doux phrasé bulleux. De tous les coins du cimetière, par le couvercle à demi soulevé, me parvient, semble-t-il, proche ou lointain, toute une rumeur concertante de chuintements, de sifflements, de craquements indéfinissables, ce qui remit fortement en question pour moi l'existence de ce fameux Peuple Souterrain auquel il me faudrait peut-être bien bien croire, peut-être même à quelque sauterie ou danse macabre.

    De la terre se coula à l'intérieur de mon habitacle, formant sur le satin de lourdes traînées grasses. Ca n'a pas d'importance, ce truc ; pour ce que vous allez en faire, du satin... » Il est vrai que les visites - une, surtout - ont singulièrement terni le lustré de

    mon étui. "On peut nous entendre, de à-haut, reprend-il encore, si nous projetons notre volonté. - Les médiums ?- Pas seulement. Finalement, nous pensons très fort, et cela suffit. - Tiens, c'est vrai ; je ne me sens pas remuer les lèvres, quand je parle. - Vous comprendrez vite les paroles d'en haut, répète-t-il. En revanche, pour voir, il vous faudra du temps. »

    Je restai silencieux.. Ma première visite d' "en haut" ne fut pas, comme j'avais la faiblesse de l'espérer, celle de ma femme et de ma fille. C'étaient des pas lourds, de grosses voix masculines, indiscrètes et cependant indistinctes. Michel Parmentier traduisit : "Ce sont les marbriers. Ils prennent les mesures." Je m'inquiétai : "Si le cercueil est solide, ça ne vous écrasera pas. Autrement, si ça vous diminue l'espace vital, vous en serez quitte pour émigrer. - On peut donc sortir de là-dedans ? - Et moi donc ? « ... Quand vous serez bien décharné." Il passa son doigt sur mes yeux, d'où coula une sanie repoussante.

    "Pour vous, ce sera assez rapide." Plusieurs semaines passèrent ainsi. Je restais de longues heures allongé. Michel Parmentier venait souvent m'entretenir. J'appris ainsi un grand nombre de choses. Je l'interrogeai par exemple sur des points de hiérarchie. Cependant je m'ennuyai beaucoup. Je me disais que ce n'était pas la peine d'être mort. Parmentier m'apprit que l'ennui faisait aussi partie du "purgatoire".

    Quant à sa femme, elle -préférait visiblement le jeune pianiste du bout de l'allée.



    Qu'y a-t-il en dessous de nous ? demandai-je. - C'est un cimetière du XVIIIe s. Ils mènent une mort totalement indépendante. - Et plus en dessous ? Il fit un signe d'ignorance. Mais il me désigna la direction de la fosse commune : «Il est très difficile d'y vivre », dit-il. Quant à mes périodes de sommeil, elles étaient troublées de songes atroces, dont rien ne venait atténuer le caractère horrible. Seuls étaient animés les jours de fête.Deux mois et demi après ma mort, je perçus une grande agitation à l'étage au-dessus. Des enfants couraient parmi les tombes. L'un d'eux m'écrasa l'estomac en passant sur ma dalle, qu'on avait installée entre temps. J'entendis le bruit d'une gifle. "C'est la Toussaint", me dit Parmentier. J'étais scandalisé, de mon vivant, par tous ces gens endimanchés poursuivant leurs conversations sur eux-mêmes, leurs impôts, leurs tiercés, insoucieux du sort qui les guettait. On riait, on rotait, on s'interpellait. Je fus partagé entre l'assentiment et l’indignation, voire le désir de surgir, comme j'étais, à la surface, bien que cela me fût encore impossible, pour les accabler d'horreur et de reproches.
    Mais non, dit Parmentier. Laissez-les donc. Ils nous rappellent un autre temps, ils se croient heureux, ils nous font marrer, c'est maintenant, le bon temps.
    Écoutez-moi ce raffut ! Je ne reconnus pas ma femme ni ma fille. « Elles viendront un autre jour. Aujourd'hui, c'est la grande foire des vivants, qui veulent oublier qu'ils seront morts demain. » Elles vinrent en effet le trois novembre, jour de la Saint Hubert, et leurs douces voix incongrues récitant le "Notre Père" me parurent incomparablement fades

    en comparaison du joyeux tohu-bohu de la Toussaint. Ému cependant, j'envoyai du fond de ma tombe un "Je vous aime encore" appliqué. Je sentis qu'elles en eurent l'intuition, car ma femme du moins m'adressa sur la dalle un baiser et des mercis précipités. Je fus un instant attendri par ma petite Nadine. Les pensées m'étaient plus accessibles que les paroles ; mais je me désintéressais de plus en plus de ma vie passée.

    En fait, je m'ennuyais à mourir. Pour me distraire, j'étudiais les progrès de ma décomposition. Les intestins n'étaient plus qu'une bouillie, où le sexe avait disparu. Un jour une autre mort vint me rendre visite : son cercueil s'était effondré, il cherchait un autre gîte. "Excusez-moi, dit-il ; ce n'est pas drôle de devoir jouer les pique-cercueil." Je dois mentionner aussi les cérémonies du Onze Novembre, la musique épaisse, les garde-à-vous. "Curieux, dis-je à Parmentier. Il me semble que les piétinements proviennent de notre niveau« Devant, sur la gauche. - C'est le carré des soldats, me dit Parmentier. Leurs squelettes marquent le pas sous la direction d'un grand colonel décharné. Vous avez dû déjà les entendre. C'est leur punition d'avoir été soldats." Et comme je m'étonne : « En compensation, précise-t-il, leurs rêves sont plus doux. »

    Trois coups sur la paroi. Je m'éveille avec peine. « Visite médicale ! » Je me dressai sur mon séant, rejetant mon couvercle. Un grand squelette chauve se tenait là, un caducée gravée sur son front jaune. "Vous allez pouvoir quitter la chambre", ricana-t-il. - Mais je ne suis pas encore... Il haussa les clavicules :



    "Vous dites tous ça, me dit-il. On dirait tous que vous avez peur. Pourtant vous vous emmerdez assez, dans ce cercueil. Vous n'allez
    pas me refaire le coup de l'utérus. Ce disant, il avait tiré de sa fosse iliaque un assortiment de pinces et de scalpels. "Tendez un peu le bras droit ? « Vous n'avez pas peur, j'espère ? Un grand mort comme vous ! " Il sectionna quelques ligaments. "Ça fait mal ?" Je ne sentais rien du tout. Il gratta mon radius sur toute sa longueur. "Du vrai poulet bouilli, déclara-t-il. Laissez ça au fond de la marmite, ça pourrira sur place, vous n'en êtes plus à ça près." Il me gratta de même toute la jambe. La chair se détachait en aiguillettes baveuses. Ma rotule lui glissa des métacarpes, il la remit en place. "Comment vais-je faire pour sortir, si mes os se détachent ?

    - Ils l'auraient fait de toute façon. Ca ne tient plus, tout ça." Il jeta derrière lui un fragment de ménisque, puis tira d'entre ses côtes une provision d'agrafes et de fils de fer. Je n'osai lui demander d'où pouvait provenir la matière première : ferrures de cercueils ? chirurgiens enterrés avec leurs instruments ? "Ça c'est du solide, fit-il en posant les premières agrafes. C'est pour la mâchoire surtout que c'est primordial. - Et vous ? - Moi, je tiens tout seul. " Je n'insistai pas. Lorsqu'il m'eut ligaturé, proprement agrafé du haut en bas, il me demanda :« Vous ne connaissez personne dans le quartier?

    - Si, Michel Parmentier. - Il faudra qu'il vous aide pour les exercices de concentration. Vous vous déplacerez par influx magnétiques, mais il faut vous apprendre à les développer. » Il replaça ses instruments dans ses cavités, puis me serra les phalanges à les briser. « Je reviendrai dans un an, pour vous enlever toute cette ferraille. Adieu !» Aujourd'hui, à travers terre, le garde a conversé avec moi. J’ai rencontré aussi des fantômes, j’ai constaté qu'ils avaient beaucoup de force. J'acquis des connaissances diverses : sur une guerre passée entre les morts, dont Parmentier ne put me donner que des détails confus. Je reçus également la visite de la joyeuse bande du caveau vingt-trois : toute la famille, et certains amis, fumaient du pissenlit séché. Certaines séances se déroulaient dans la loge du gardien de nuit, en surface.

    Un jour, on a enterré en face, dans le quartier des caveaux. J'ai entendu la lourde porte se refermer, puis le curé, puis le corbillard. Ils sont repassés devant moi en disant pis que pendre de la défunte. Mes journées se règlent sur les tournées des jardiniers, qui sifflotent, ou des gardiens, qui ne sifflotent pas. Je reconnais chacun à son pas, et à ses soliloques. Ma femme vient moins souvent. J'ai appris qu'elle se masturbe avec le volant de ma voiture. Le jour où j'ai obtenu du médecin-chef la permission de sortir, je me suis affolé : « Mes os vont se détacher ! - Concentrez-vous! » J'ai appris à nager dans la terre, à repousser les mottes souterraines, sans muscles, mais en bandant ma volonté. Parfois je reviens sur mes pas à la recherche d'un os. Une fois j'eus une altercation et nous nous réconciliâmes après avoir essayé chacun l'os (mais elle (c'était une femme) se l'était essayé à l'emplacement du vagin) (on jouit

    comme le reste, par volonté). On circule sous l'allée, ou bien on franchit les cercueils. Je peux rendre des visites, voir enfin les soldats. Pour ne pas m'égarer, il a fallut d'abord me promener avec Michel Parmentier. Les points de repère souterrains sont peu nombreux. Il y a quelques pierres indicatrices. Il existe aussi des couloirs d'une tombe à l'autre, mais ce réseau demeure encore assez anarchique : la terre, àforce d'avoir été remuée, est devenue plus meuble. Dans certains quartiers, les morts ont réalisé un beau réseau de tunnels. Avec mon voisin je suis allé voir une jeune fille morte récemment. Nous l'avons beaucoup surprise.

    Elle est encore très belle et son odeur modérée. D'ailleurs je me suis habitué, je ne sens moi-même presque plus rien. Nous avons parlé à la jeune fille. Elle a raconté sa mort, j'ai voulu la faire sortir, mais Michel est intervenu : « Vous allez l'abîmer : ses muscles ne répondent plus, et elle n'a pas encore fait les exercices de volonté. » Je voulus la posséder, mais ma tête décharnée l'effrayait. Nous avons poursuivi notre promenade. Nous nous heurtions parfois à des parois de ciment: les caveaux de famille. Ils sont très utiles pour se repérer. Dans le quartier riche du cimetière, ils se touchent. Un jour, nous parvenons au mur extérieur. Je propose l'aventure, mais Parmentier me le déconseille : nous risquerions de tomber dans les égouts ; une fois, un camarade à lui y fut retrouvé, la police l'a pris pour un clochard mort, elle a fait des recherches, elle a cru découvrir une identité, et un vivant a été classé mort. On a réenterré le camarade, bien content de retrouver, après quelques errances, son domicile fixe.

    J'assistai un jour à une séance du Tribunal d'Accès. Elle se tenait dans un souterrain voûté. Il s'agissait de savoir si tel ou tel mort était devenu, véritablement ou non, un squelette viable. Ces derniers, rangés derrière un grand couvercle en guise de bureau, huaient le candidat, par trois claquements de mâchoires, ou les applaudissaient (quatre claquements, deux fois deux). Ayant été récemment intronisé, je m'essayai aux claquements, mais cela fit rire: squelette de fraîche date, mes os résonnaient de façon molle et novice. C'était un tribunal d'une propreté éblouissante. Solennels, ils jugeaient une dizaine d'autres morts dans le même état, mais d'aspect bien plus noir.

    Un autre squelette, devant la barre, témoignait que chacun s’était bien débarrassé de toute trace de chair. L'un d'eux, appelé, se présenta muni d'un dernier lambeau mal placé, qu'il essaya de dissimuler entre ses cuisses. Ce furent des huées (trois claquements de mâchoires). Je récidivai. Les regards se tournèren de nouveau vers moi, et l'assistance éclata en huées de quatre claquements (deux fois deux), car j'avais encore, malgré tout, de nombreux lambeaux de chair.

    Je m'enfuis. Moi aussi je passai plus tard devant ce tribunal et m'en tirai fort bien, et même, certains de mes os tombaient en poussière. Dans la fosse commune, la situation est presque avantageuse, on vous fout dans la chaux vive, et après quelques jours de bousculade, les morts passent sans transition à l'état d'esprits. On peut se faufiler à travers pierres. On devient immatériel. On peut même remonter à l'air libre. Nous avons taillé quelques bavettes avec le gardien, qui nous assoit tous sur des sièges de paille et nous donne de quoi fumer.
    Enfin prendre l'air et ses ébats parmi les tombes, se prélasser ! Mais de nuit seulement. Nous nous allongeons parmi les sépultures, nous faisons des danses macabres grâce aux musiciens enterrés avec leur instrument.

    A l'issue du bal, nous finissons la soirée dans un caveau. Les propriétaires nous y offrent de l'encens. Sur différentes étagères, des cercueils, où les cadavres présentent leurs degrés de décomposition. Les plus jeunes, en se soulevant, peuvent participer aux réjouissances. Grâce au gardien, l'encens est complété par de l'opium. Je fais des promenades avec la jeune fille que j'ai vue, et que j'aime. Demain, nous serons mariés. La vie continue. Nous irons en voyage de noces à l'étage au-dessous. ...Le macchabée fait ses ultimes découvertes. Tout a duré un ou deux ans dans son temps à lui, mais un million d'années sur terre. ..La bataille d'Azincourt est figée comme une gelée et se passe éternellement. On la retrouvera telle quelle. Pourra-t-on y toucher ? Les événements du passé sont ceux qu'ont imaginés les hommes de l'an 8000.

    Je suis persuadé qu'on voyagera dans le temps. A la limite, l'espace se recourbe sur lui-même comme une sphère. Nous sommes à sept milliards d'années-lumière et ici à la fois, mais ces deux points de l'espace se recouvrent : comme une vibration (tels les électrons qui bougent tant, qu'ils en restent immobiles. Il en est de même pour le temps.

    Mais je crains fort, cher Houellebecq, d'avoir abusé de votre patience.

     

  • AUF REISE NACH BELGIEN

    C O L L I G N O N

    A U F R E I S E N A C H B E L G I E N

    LE V O Y A G E E N B E L G I Q U E

    Auteurs de Merde

    J’écris couché sur un chemin.

    Je suppose que c’est interdit

     

    BERGERAC – ARGENTON

    D’abord la voix du Père.

    Il est curieux de retrouver ainsi la voix de son père, dans cette allée de St-Florent-le-Jeune. Sa voix. Je ne la reconnais pas (sauf à certaines inflexions) (rauques).

    Je reconnais aussi ces scrupules d’instituteur, qui détache les syllabes, qui estime indispensable de lire à haute voix un « mode d’emploi » en tête de bande magnétique.

    Un enfant comprendrait cela en cinq minutes.

    La voix restitue toute une ambiance.

    Je par-le dis-tinc-te-ment devant le micro.

    Il s’est modelé sur la prononciation de « L’allemand sans peine ».

    Il refuse toute connaissance, même élémentaire, de la langue britannique.

    « Start » prononcé « star »

    « Rewind » prononcé « revinnd ».

     

    Je conserve ce document.

     

    Plus loin :

    Mon père a cru tout effacer mais l’on entend le bruit du moteur, et Sonia, à travers sa main à lui.

    Comme un cœur.

    Je n’entend ma petite Sonia qu’à travers ce moulinage forcené.

     

    Les premiers mots prononcés par ma voix, après celle de mon père :

    « Je n’ai rien à dire ».

    (sur la bande j’entends ma mère : ses savates qui traînent). La veille au soir j’ai vu ma vie : un volumineux album de bandes dessinées.

    Tout ce que j’ai pensé, tout ce que je dirai, dans des petites bulles, et que je peux lire.

    Les pages de l’avenir s’imprimeront au fur et à mesure.

    Que se passera-t-il si je consulte le volume à l’heure même où je suis ?

    Ou si reviens me lire juste après l’action, pour vérifier à chaud ce que j’ai pensé ?

     

    Je me souviens des choses effacées.

    Elles disent, à peu près – que je vais survivre.

     

    Je suis celui qui fait l’album.

    Les uns sont immortels, les autres non.

     

    *

     

    Pouvoir thérapeutique du voyage ? - plutôt ce profond malaise, ce broiement sourd

    du moteur en marche au sein duquel reposent les mots enregistrés.

    L’homme aux semelles de vent – modeste aux semelles de pneus -

    Grégarité : ceux qui s’installent dans le champ, juste et précisément dans mon allée Notre envoyé spécial au Tour de France – il n’y a plus de thérapie au numéro que vous avez demandé c’est toi-même que tu fuis etc.

     

    Un vagabond (à cheveux longs) viendrait chez nous, se prendrait pour nous d’une affection subite et débordante, puis ils s’installeront, demandent à garder l’enfant, à parler

    le-dia-logue ! Le-dia-logue !

    Plus avare de dialogue que de fric

    Je préfère le vrai voleur, le franc voleur qui ne parle pas.

    Lorsque je rends visite, je pars à l’heure prédite, à la minute près, quand je baise je garde ma montre.

    Le vagabond vient à dix heures, à 18h30 il est toujours là je vous éviterai toujours

    Pour l’amour venez dans mon antre de telle à telle heure aucune femme ne viendrait elle à qui quatre doigts suffisent Le vagabond dit sous son bec-de-lièvre

    « Si je dérange tu préviens

    - Tu es le cinquième de ce mois

    Mon épouse et moi sommes des bourgeois.

     

    "

    Dès que possible je m’arrête. Qu’il pleuve ou en rase campagne. Je travaillerai sans sortir. Le voyageur extrait ses documents, consulte son Emploi du Temps, il vit selon lui. Ses lectures le mènent chez Saint-John P.

    - Je maudis Saint-John Perse. « Parole de vivant ! » disait ce riche. « Balayez tous les livres ! » - auteur, auteur, le livre est plus sacré que le sang et la peau. Le Voyageur du Temps gifle à toute volée le primitif de l’an Dix Mille qui lui montre, sur une étagère, quatre livres en lambeaux.

    Il le gifle.

    Autre exemple :

    Soit un manœuvre. Il a roulé tout le matin des câbles sur un gros tambour. Il a en lui le vide des brutes.Il se plaint à midi du repas trop long, commente son dernier rouleau, évoque la manière dont il poussera le prochain : angle d’attaque,économie des forces…

    Il s’est fait expliquer Racine sur les marches du Muséum. Il éprouvait comme un reproche son absence de diplôme. J’aimais sa tête dure, sa façon de se mettre en boule, son aboiement perpétuel, sa corrosion, son rire.

    Il écrivait mal. Il cessa. Sa femme lui disait C’est l’écriture ou moi !

    C’est la condition humaine que tu nies ô femme de B., manœuvre. Et je lui disais moi, au manœuvre :

    « Un jour nous manifesterons contre la mort A BAS LA MORT sur les banderoles » et l’ouvrier B. riait avec moi de ceux qui patiemment comme lui-même empilaient les mots et les virgules : « Du haut de ces littératures... »

    Ou bien :

    « Le vent jette à la mer les vains feuillets de l’homme » - non, Saint-John le Riche, car Pharaon revit sitôt que tu redis son nom. Bibliothèques niches en étagères vos hypogées exigent l’attentat supplient après le viol : "Versez, versez le sang aux ombres d'Odysseus. Dieu ne reviendra pas juger les vivants et les morts je suis fier de faire partie de ce canular.

    Je lance en plein jour des appels de phare - pas de flics - faire l'important "Une nuit me rejoignit la fille de l'hôtelier" - depuis combien de temps ? ...passé à "Charriéras" où nous lirions l'histoire d'un homme qui porterait ce nom...

     

    *

     

    Eviter de montrer de la reconnaissance. Les dons des autres ne sont qu'une contrepartie à l'emmerdement qu'ils dégagent. Variante au Contrat social : chacun voyant avec horreur l'existence d'autrui conçut par là celle qu'il inspirait lui-même, et voulut s'en racheter par des offrandes : du pain, du lait. En retour il obtint du beurre, des fruits, de la viande. Ou de l'affection. De la guerre. Ainsi, et non autrement, naquirent les rapports sociaux.

    ...La tête qu'ils feront, les Autres, un jour, en se découvrant !

    Un jour nous flemmarderons en attendant la mort.

    Déplaisante intuition en lisant Rousseau : sitôt que l'on a reconnu ses torts, quelle fête pour les autres de vous accabler !...

     

    *

     

    Un jour, le sexe gisant sous toute chose se fit débusquer, nu, sans démonerie, et le beau Verbe vagabond reparut comme le feu qui couve. L'homme dit : Je reproche à la femme (...) - ses onanismes, dont nous la sauverions avec condescendance, et npsu n'éprouverions aucun plaisir, et comme un homme me suivait de près, j'ai décroché de mon tableau de bord un micro, afin qu'il se laissât distancer. Le magnétophone enregistre tous nos écarts, nous lui décrivons, faute de les transmettre, les parfums que nous sentons, "et le cul de cerFF blanc d’un chien haut sur pattes au galop ».

    Beauté sauvage des jeunes hommes à cyclomoteur.

    De St-Jean à Thiviers par St-Jory. Swann et Guermantes. Ma voix déplorable : « dans quelle mesure une attitude consciente est-elle une attitude vraie ? » La réponse est : « une attitude ».

    Masturbation intellectuelle.

    « Il se masturbe au volant : un mort » - « il se branle au volant et meurt » - j’hésite. Sans repère ici. Personne. Pas d’auto-stoppeur. Auto-stoppeuse ? tout faussé ; exemple :

    « Je vous prends à bord. Sinon vous feriez de mauvaises rencontres » - elle, dubitative.

    Variante : « Je n’avais pas vu que vous étiez une femme - au revoir  - (un soir je descendais le cours de l’Intendance, suivant une silhouette à longs cheveux blonds – merde une femme – je l’ai sorti ainsi devant elle après l’avoir doublée – son rengorgement digne m’occupe encore. Je dis :

    « Les auto-stoppeuses méprisent ceux qui les acceptent, car elle sont bien décidées à ne rien accepter » - un médecin peu soigner un désargenté, mais à celle qui peut payer, qui ne veut rien donner, il doit refuser ». Le cul des femmes est leur monnaie. Délire. Évaluer les villes en fonction des capacités bordelières. Limoges. Ou la main seule, comme elles font toutes. Cosi fan tutte. « Hôtel du Commerce et des Voyageurs » à Thiviers, pas de putes, les cloches au matin, l’ « impasse de Tombouctou ».

     

    * * * * * * * *

     

    Plaisir simple glisser dans l’ombre à petite vitesse, sans autre pensée que roues et jeux de bielles. Trajet somnambule. Branches. Ne pas aimer. Rester naturel. Ce dix juillet 1976, joué de l’harmonium à Oradour-sur-Vayres. Transporté l’enregistrement ers le nord, aux environs de Béthune parmi les chaumes, sur fond d’autoroute au soleil couché ; entre les arbres au ras de l’horizon, ultime éclat du ciel formant soucoupe, très effilée.

    Notre-Dame de… :

    « Je vous demande de vivre en état de perpétuelle exaltation. D’aimer, de trouver toutes mes actions extraordinaires, sans prétention de contrepartie. Que ce vœu soit exaucé ».

    Notre-Dame de la Perpétuelle Exaltation…

    *

    Oradour-sur-Glane n’est signalé que 10km à l’avance.

    Le guide pleure dans sa casquette : « Dans toute l’histoire de l’humanité... » - cherche bien, guide : cathédrale d’Urfa, Noël 1895 : mille deux cents Kurdes…

    Inscription sur un volet (photographie d’époque) : Fünfzig Mann – invariable, pour « cinquante hommes de troupe » ; il est donc inexact d’écrire que les bourreaux, dans leur mauvaise conscience, ont oublié de former le pluriel Männer. Apprenez l’allemand. Je ne défends aucune barbarie, je dis : « apprenez l’allemand ».

    Je me sens mal à l’aise. Mon corps se voûte. Mes coins de bouche s’abaissent. J’entends : « C’en est un, regarde, c’est un Allemand. »

    Soleil trop lumineux, trop propre. C’est les vacances. Les ressuscités se promènent. « Recueillez-vous » - « Recueillez-vous ». Au cimetière, je fais les calculs : morts d’Avant, morts d’Après.

    Quatre-vingt dix ans après sa naissance :

    MANIERAS dit SIMON né à Oradour le 10-7-1877

    époux de Marie Gautier, Léonie Baudif

    Ancien conseiller municipal d’O./Glane

    Ancien garde-chasse et pêche, régisseur pendant vingt ans, assermenté

    A reçu trois actes de probité pour avoir trouvé de fortes sommes.

    À l’âge de 67 ans a pris un engagement dans la milice patriotique comme caporal.

    Il a été bon père et bon époux, a su garder l’estime de tous, passant priez pour nous,

    au revoir à tous et merci, c’est Maniéras dit Simon qui vous cause.

    « Milice » ?

    À part les enfants vivants, je vois parfois de belles têtes d’idiots. Les photos des morts rongées par le temps finissent par ressembler à des crânes.

    Au mémorial souterrain, je me laisse émouvoir par les encriers de l’école. Ici, une résonance particulière donne aux voix le ton d’une prière ou d’un gémissement. Je sens les pieds, la sueur (des autres…).

    Des Noirs pètent.

    *

    Bellac. Panneaux « Paris ». Pauvres cons. (Près de Créon (Gironde) cet autre panneau « Espagne ! Pyrénées ! »)

    Celui qui a institué les congés payés aurait dû les assortir d’une interdiction de partir en vacances.

    Je fais du tourisme.

    Je t’en foutrais du bonheur pour tous.

    Du tourisme…

    Non mais.

    *

    Visage crispé.

    Les gens se paient ma tête.

    Se foutent de ma gueule.

    C’est plus commode.

    J’ai cinquante ans d’âme.

    ...Arrivée à Bellac.

    Je ne prie pas à la Collégiale. Je ne veux prier que moi. Bellac ressemble à ses prospectus. Même la libraire se fout de ma gueule. Même quand je souris. Plus loin :

    « Mon Dieu, que fait votre main dans ma culotte ?

    - Ça te changera de la tienne.

    *

    Tous les petits chemins possèdent une personnalité, une Belle au Bois qui n’attendait que vos pieds – comme à Monmadalès – sentier détrempé.

    J’écrase un papillon.

    Occidental au torse halé que je croise, qui te pousse, qui te force ? ...des moules et pis des frites et du vin de Moselle… nous habitons plus haut, les Belges sont des ventres d’égotisme, grand-maman de mon père – du belge dans mon sang.

    *

    Sur bande magnétique, je prends des poses. J’imagine que je parle, qu’on m’interroge, avec mon accent belge, je me récoute encore, enfant je me croyais coupable outre mesure et demandais pardon le soir à mes parents à travers le mur, ils me l’accordaient, dans une gêne extrême.

    Bien fait.

    Mon père :

    « La paix ! Je veux la paix. »

    Le canal de l’Édipe est bordé de bouleaux bien droits. Recherche d’un hôtel. Mon physique se dégrade de kilomètre en kilomètre. Ils ne m’accepteront plus. Demain, à Milly, se recueillir sur la dalle de Jean Cocteau. Son âme jadis m’a parlé, par le pinceau du phare à Cap-Ferrat, voici dix ans.

    Nom de Dieu dix ans.

    Nom de Dieu vingt ans.

    Il se prend des poses. Il demande ses routes. Les vieux croient qu’on se moque d’eux. Bien maîtriser ses expressions. Ses sourires sont mielleux car il se met à la portée des incultes. Cependant ne pas effrayer les gens simples.

    .La conscience de sa culture est la pire des incultures.

    Croisant un automobiliste, il fait blublublubb en tournant ses deux pouces sur les tempes.

    Conne de pucelle qui se branle sur sa selle à vélo.

    Les vieux entre deux cuites, les filles entre deux branles et un clocher casqué comme un archer godon, deux meurtrières aux yeux très rapprochés à la racine : St-Georges-des-Landes.

    Au bal d’Argenton-sur-Creuse

    J’ai rencontré un’ femme soûle

    Je l’ai fort bien consoûlée

    Lui ai fait la charité

    J’approche des frontières du Berry : je retiens mon souffle.

    Myope au point de klaxonner au milieu de la route une merde,pour la faire envoler.

    Voici la frontière entre 87 et Indre. Mon cœur bat. Instant dédié à tous ceux qui passent la frontière grecque en disant passe-moi le saucisson. Et cette haine passionnée des jeunes filles. Elle le font toutes. Au moins quatre fois par semaine,

    « Douze » rectifie-t-elle.

     

    Onze juillet 2023 Nouveau Style – ARGENTON-SUR-CREUSE / PRÈS PUISEAUX

     

    L’ennui sédimenté. Même en voyage. L’imprévu catalogué. Dès le matin. Parfois l’hôtel parfois la belle étoile : quelle aventure ! à l’hôtel on peut lire le soir.

    La route est républicaine.

    La route est égalitaire.

    Le cloporte aussi a le droit de voyager.

    Sur sa route il rencontre son infinité d’humains.

    Il jalouse les femmes qui ne baisent guère ou pas. Il engueule les hommes si ternes, stupides et sans espoir – vitres remontées.

    La route est un long ruban

    Qui défile qui défile

    Et se perd à l’infini

    Loin des villes loin des villes francis lemarque

    Et en forêt de Châteauroux PROPRIÉTÉ PRIVÉE de dessert vengeance vengeance

    une route où rien ne passe où rien ne se passe entre les haies, marcher marchons sans nous mouvoir sur le tapis roulant station Les Halles Plaine de Krasnodarsk puis une ferme au bout d’un champ d’éteules terre d’une pièce comme au Nord, qui monte, monte

    Demi-tour ALLÉE PRIVÉE

    Un papillon se bourre aux senteurs de foin

    Des prunelles me sèchent la bouche siccativo-buccales

    Je n’irai pas dans ton allée

    Qui mieux que moi respecte la loi

    Au moindre aboi de chien tu trembles

    Si un jour fusil au poing un assassines

    L’HUMILIATION SURTOUT L’HUMILIATION

    Fait-divers j’épargne sous mon pied le scarabée je fais parler le Châtelain

    Mon ami je vous ai engagé garde-chasse

    Gardez que nul ne pénètre céans

    Nous nous verrons pour instructions à prime sonnée

    Que ce soit tout

    Nous prendrons les distances ne pas oublier:Toute pensée qui vagabonde est un instant de travaillais

    La route rebondit sur ce toit barrant l’horizonjeune homme doré court en short, il est souple je double une foison de Mobylettes et si c’était mon frère nous transpirerions ensemble, comment, Monsieur de Montherlant était-on jeune en VINGT-QUATRE en TRENTE soyons sérieux cela ne se peut pas vous êtes tous devenus vieux je resterai jeune je n’ai jamais été jeunesse Voici des ombres Voici des oiseaux Tout paysage en état d’imminence (une route, une tête, toujours il doit s’y passer quelque chose – il ne s’y passe jamais rien – les souvenirs un jour monteront à l’assaut avec leur densité de choses je crée dans mon futur passé je croise un hobereau à tête noire rasée.

    Parfois seulement la rambarde s’incurve, départ de sentier, Propriété Privée plus on en tue plus il en pousse Que de promiscuité Châteauroux Arrivée Ville Fleurie

     

    X

     

    Bientôt le voyage n’agira plus. Terrible maladie de tête vide quand on ne lit plus, la faim, les fourmis.

    « Privé » - « Privé » - « Chasse » - « Chiens » - « Gibier »

    Je lis sur le dos le ciel entre les branches. Ikor est un auteur naïf. Le petit bois miteux. Les orties brûlées de sécheresse.

    « L’herbe dans le sous-bois ressemble à du fumier »

    (Hugo)

    (« ...mais où le promeneur cherche en vain le purin »

    Jour après jour je m’allonge, et c’est un baume, un chaos gris, des chips, le champ de maïs. Ne croyez pas les physiciens nous employons le tout de nos cerveaux pourquoi sinon tant de crétins pour un génie ? n’est-on que ce que l’on vous dit de faire merde les vaches ont trouvé le chocolat mais j’ai toujours de quoi lire ! écrire mais rien ne vaut le petit bureau

    Horrible révélation

    Voir un homme taper à la machine torse nu sur un sentier d’orties sèches, ça choque.

    Je tape à la machine.

    Je m’attache à la pine.

     

    X

     

    Bourges.

    Éviter J. à tout prix. Remonter par Mehun. Tout désert comme prévu.

    L’accueil manquerait de sincérité. De part et d’autre. J. - tu n’as pas compris – va te faire foutre.

    Je ne voulais pas dire ça. Excuse-moi.

    La radio joue une musique orientale. Je passe au pied du pylône d’Allouis – émetteur national de France Inter.

    Il avait tout compris, J. Nous étions tout trois dans l’auberge à Neuvy, lui, moi, Noémi. J. n’aurait pas dit non. Il avait mis tant de temps à répondre. C’étaient de longues étendues de forêts, de bruyères pouilleuses.

    Aujourd’hui en Sologne. Landes, déserts de terre blanche, sable entre Sud et Nord, nous étions trois sans nous parler, au « Bœuf Couronné ».

    Le volant cuit.

    Les papillons se viandent ou rebondissent. Adieu J. Pas une fois. Pas aujourd’hui.

    Si tu vas là-bas – vers le Nord…

    Un mot, jadis, dans la boîte aux lettres, sans réponse. En février jadis encore des photos sous la pluie. Noémi les a détruites. Persuadez-moi que je suis libre. Je dormirai seul, dans ma voiture – pas d’hôtelier – pas de cuisine.

    Chez moi c’est la même poussière – provisoire – depuis des années. Chez toi : tout est neuf.

     

    * * * * * * *

     

    Je retrouverai ma maison. Je mourrai. Ma belle-mère conservera les trois étages. Il me viendra un fils, un petit-fils, gendarme et colonel. Par la vitre une peau de banane.

    En déterrant jadis une mésange pourrissante, j’avais cru que les mouches avaient tué trois vieillards en un mois, aujourd’hui je vois, en Sologne, un peloton de cyclistes au dos nu, vertèbres arquées, luisantes, bloquées sous la peau.

    Quand j’ai pincé ma joue, cheveux sur le front, sortant la lève inférieure, j’ai suscité le rire des joueurs de ballon. Aubigny-sur-Nère : Son camping. Sa piscine chauffée. Son commerce – quelle honte… quelle honte… un lapereau aplati sur l’asphalte un bain de soleil à plat ventre – irrémédiable mort – mon père au bordel

    Sully-sur-Loire 10km mes pas sur tes pas

    Je me suis attardé à la fête foraine.

    La mauvaise humeur de mon père, son aigreur, son plaisir confisqué :

    « Vois-tu le bar Sully ?

    Je demande s’il y est déjà allé. Il répond mollement que non. En 70, le Sully existe encore.

     

    Je franchis pour la première fois la frontière de la Nièvre ! sur la Loire j’écrirais un poème – étrange d’aimer un fleuve – de s’élargir aux dimensions de l’eau – afin de l’étreindre, d’une rive à l’autre – immergé à fond de Loire.

    Traverser, longer, remonter, redescendre – de bouche en source

    La Loire est presque sèche, avec des bancs de sable triste, passant le pont les parapets la masquent tout entière et soudain – le peuplement change. Tout devient sérieux. Ça sent Paris. Je sens Paris d’ici comme un aimant. Cent kilomètres. Classe difficile. Je vous emmerde. Le prof rigole gras. Sort de son sac un gros rouleau de papier cul. Torchez-vous, mon amie, torchez-vous. Compensation bien mitonnée, en boucle. Ne jamais s’engager. Ma petite cuisine de vie bien au point à présent.

     

    Bouzy-la-Forêt.

    Personnalité perdue. Poteries. Villas. Lotissements, agences. Parfum de banlieue. Les vaches ne sont plus des vraies. Plus de vraie campagne – passé Sully, foin du Berry. Parlons de sexe. Lily en portait un à la place du cerveau. Mes cheveux sur mon front dessinent un sexe. L’androgynat est une maladie. Ses deux sexes sont atrophiés. On ne sait jamais. C’est une légende. Seul à seul je m’imagine femme. Nous allons fouiller tout cela. Fin de semaine. Circulation forte Provine-Paris. Une vache. Une buse qui part à la verticale. Je n’arrive plus à passer pour pédé. Paysage engagé – direction capitale – au sens de Sartre.

    Il va se passer quelque chose.

    Il ne se passe rien.

    Paris 34km. Paris 33. La Brie.

    Mon zob au milieu des blés.

     

    Troisième jour – TOURY / GUIGNICOURT

     

    Je me suis installé en pleins champs, pour voir venir. C’est précisément – je l’ai appris plus tard – ce qu’il ne faut pas faire. Le soleil n’est pas levé. Le ciel blanchit, le corps, de biais pendant la nuit, se dévrille. On peut donc dormir au milieu des champs dans sa voiture. J’entends les alouettes. Petit matin grande nature. Kein Mensch. Rien à voir avec le camping. Je mène une vie de cloporte. L’exaltation est mon seul recours.

     

    Ma vie de cloporte

    J’ai hâte de retrouver mes élèves. L’école est tout pour moi disait mon père. Ils sont la mesure de ma vie. Nulle hâte en revanche de reprendre ma vie conjugale. Mes élèves sont ma seule évasion, mon imprévu, mon aventure. Mais stagner jusqu’à la mort. Obligé.

    Changer d’élèves tous les ans.

     

    Séquence « exaltation »

    Nu. Chaleur. 5h1/2 du matin. Bâille et marche. Enregistreur, Fotoapparat, les oreilles et les yeux. Les alouettes toutes proches. Se diriger vers un buisson lointain en forme de chat, queue comprise, le grand ciel protège, rien n’arrive sous ce ciel.

    En forêt, si.

    Plus tard : appris le risque du vide.

    Vie consciente (« Sommet. Sommet. »

    Le chant ivre des alouettes. Ébriaque. Légion Sacrée de César. Légion gauloise. Iô, Triump’hé !Je suis seul à entendre crier. Cris de joie, entrecoupés, rires. Il règne une odeur de paille et de puberté, je suis nu, le froid maintenant se gagne, le buisson-chat devient drakkar – vue de drakkar arrière.

    Péguy non pas Péguy.

    À cette heure-là dans les lits combien de filles solitaires. La branlette de l’aube. Leur plaisir tiu ensemble entendu, un seul cri, une seule gigantesque cataracte. Je crie. Seul. Des gnomes sous les feuilles de betteraves. Je parle spontanément, puis je répète pour le micro. Deux photos de l’aube. Deuxième bande magnétique.

    Risible, moi ?

    Le soleil se lève sournoisement, sans cymbales, le vent tout juste chaud vient d’orient, porte les cris préhistoriques des alouettes. Cristal d’encens. L’onanisme fascinant des femmes. Pouce et index, la paume appliquée.

    Visions fausses. Visions vraies. Exhibez-vous.

    Angoisse que vous puissiez – sans témoin – sans garant – sans permission – je vous forcerais à pécher – nous nous purifierons – je vous rassurerais avec condescendance.

    ...l’accouderait sur la rambarde. Montrerait le liséré du slip sous le plissé blanc. Chercherait la phrase d’approche – ne te… ne te… - en capitales sur le rouleau de la machine

    JE VEUX VOIR UNE JEUNE FILLE SE MASTURBER

    Fait. Joui dedans. Rachetée. Normale. Comparution des préjugés. Les filles n’avouent pas. Plutôt la solitude à mort. Plutôt que de tenter le moindre geste. Vers nous. Vers tous.

    Toutes sous vitre, seules, autour, dans une vaste pièce à coussins, toutes les mains de toutes les manières et mêmes souffles. Même âge, mêmes cuisses aux méplats moirés. Cris sourds, vifs clapotis de muqueuses, accélération des phalanges, les hommes seuls éprouvent la honte, les femmes en plénitude, en innocence.

    Les hommes tachent.

    Les femmes s’évaporent.

    l’homme ridicule

    la femme à l‘apogée

    l’éjaculation comme on crache

    Griefs passés de saison. Panurge se vengeant de la dame de Paris a toujours fait ma délectation. Beauvoir : les femmes veulent attirer cela les flatte puis les mortifie d’où leurs provocations d’où leurs reculades mais trop de bonnes raisons trop de logiques Sur le ciment frais des toilettes je trace à la clé LES FEMMES NE PENSENT QU’À (…) -

    nous faire croire à l’amour ?

    Et de quel amour s’agit-il lorsque tu glapis, de l’autre côté du mur Chambre 1 de Civray la serveuse se branle lâche un feulement velu de basse bestiale – qui aimais-tu donc ?

    Femmes paraît-il tout comme nous, croyant les fables des Jésuites – ce Belge faraud qui me dit au volant « je la rejoignis la nuit dans sa chambre » - Bien peu d’élus Bien davantage qui se tirent la chair croupissante – aussi je ne prends jamais de femmes avec moi.

    Ou bien je la boude.

    Ou bien tiendrais ce discours Vous n’êtes pas bavard dirait-elle Vous penseriez répondrait-on que je vous drague.

    Les hommes ne pensent u’à ça ? Les hommes, en vérité ?

    X

    Le Belge et moi roulons dans la nuit tombante. Fantastique trouée, plaine jaune et silence. Un ivrogne à l’arrière chargé à Thiviers allait répétant

    Une femme sur mes genoux

    Me récitait des mots doux.

    Elle me prend par la queue

    Je lui dis « Pour moi très peu »

    Je lui donne trente francs

    Et la laisse comme deux ronds de flan…

    Je n’allais tout de même pas… poursuit l’ivrogne, indigné.

     

    X

     

    Villages trapus. Riches et graves. Dans le Midi, tape-à-l’œil, rupin factice. Par chez moi les bourgs sont gras depuis longtemps. Ils ont le goût, la suffisance, le poids. Secrets, réservés, difficiles. C’est mon pays. C’est la même plaine. Mes inspirations s’amplifient.

    Roi ne puis

    Prince ne daigne

    Je suis le Sire de Coucy

    Lu sur une tombe : KACZMARKZYK ;

    Premier bon vieux nom polonais.

    J’entre à Milly le douze juillet 1976, à huit heures moins le quart.

    Visite de Fontainebleau très froid, grand oppressement de ma fatigue. Le guide imbécile m’assomme, « glaces de St-Gobain, fauteuils de Boulle », pas un mots sur les évènements, salle après salle « Ici naquit Louis XIII » unique émotion.

    Les silhouettes raides dans les glaces. Une démarche raide, tête en arrière, adaptée au château, et non pas penchée, marrie, coupable.

    La dernière des gentilhommières périgourdines émeut plus que ces granderies.

    Trop de buis dans les allées, trop de panonceaux. Trop de villes.

    Melun.

    J’aimerais un petit village – une départementale m’éloigne des banlieues, jusqu’à Vaux-le-Vicomte, accompagné d’un concert Grand Siècle en radio de bord, je me suis agenouillé dans le salon où fut donné L’école des maris. J’avais bien pris garde que nul ne me vît. Exhibitionnisme envers soi-même. J’ai longuement regardé dans les yeux la Duchesse d’Orléans née de Bavière, femme du frère inverti du Roi. Et le bourdon reprit ses droits jusqu’à Provins.

    Rouler une heure d’affilée.

    Se rapprocher de son pays.

    Trois incidents pénibles ne figurent pas sur la bande magnétique.

     

    Premier incident

    Prenant de l’essence à proximité de mon lieu de naissance, (Mézy-Moulins, chez Boudin), je remercie le pompiste de m’avoir servi. Il me gratifie d’un Tu peux ! sur un ton de mépris absolument inimaginable. Sartre dirait que je ne peux m’en prendre qu’à moi-même j’emmerde Sartre.

     

    Deuxième incident

    Je me promène sur une petite route, à la rencontre d’un petit groupe d’enfants. L’un d’eux se détache pour me crier CON ! En plein visage. « Vous avez-vu ? Je lui ai dit ! Je lui ai dit ! » Sartre dirait que je ne peux m’en prendre – je conchie Sartre.

     

    Troisième incident

    Je me fais encore insulter par un débile mental qui mène ses trois vaches.

    C’EST UN CON dit-il en me voyant prendre une photographie de l’église.

    Allons ! Je suis bien revenu au pays.

    Inutile de répliquer. Et dangereux. Tout le village viendrait me postillonner sa vinasse à la gueule.

    Maison natale au lieu-dit Moulins très précisément. « Tout près du château d’eau » - mais encore…

    Est-il indispensable de préciser que je n’ai pas la moindre envie de demander le moindre renseignement que ce soit.

     

    Mes retrouvailles avec Buzancy, dans le Soissonnais, où j’avais six ans – où j’ai reconnu, à la lettre, charnellement reconnu l’œil-de-bœuf au pignon de l’école, ne figurent pas davantage sur la bande magnétique. Même les Cahier Bleus de Troyes ont refusé mon texte.

     

    X

    Pour le village de Q., j’ai acheté une cassette neuve. Je me sis fait rouler par le marchand, qui clignait de l’œil vers son fils tu vois comment on roule un con ?

    Mon pays vous dis-je. Sartre, ta gueule.

    Vous ne connaissez pas le village de Q. Même l’initiale est modifiée. Et moi je joue avec le feu. Mon père a vécu là. Humiliés et offensés.

    J’ai vécu enfant ces humiliations-là.

    Faubourg St-Crépin. Ma main sur le grillage. Un gosse me crie T’as pas bientôt fini connard ? Quatre ans. À cet endroit j’ai inventé le roi Michel II : au départ du pont sur l’Aisne juste reconstruit. Je m’imaginais plongeant sous la glace afin de sauver mon ami. Voici la ferme où jene sais quelle bonne femme s’est précipitée vers moi, haineuse et furibarde, pour m’empêcher de voir une vache mettre bas : C’est pas un spectacle pour toi !

    La bave aux lèvres.

    Je ne devais m’en prendre qu’à moi-même.

    Au faubourg St-Roger vivait Hélène Grain.

    Je faisais cette route à tandem avec mon père. Je vouais ma journée au Saint-Esprit.

    1. est vite arrivé.

    Rien dans ce nouveau lotissement pimpant ne rappelle ce bled où les conseillers municipaux entraient en zigzaguant à la mairie ; Soissons s’agrandit.

    Je ressemble tant à mon père à présent.

    Le vieux village après le lotissement. Photographié le cimetière ; l’école ; le préau ; les chiottes d’enfants photo voilée. Reconnu peut-être la grande et forte femme qui retournait d’énormes fourchées de terre luisante. Ma mère l’admirait beaucoup.

    Mes deux camarades sont morts, jeunes, ivrognes. Le père de mon meilleur ami – celui que j’avais délaissé parce qu’il était trop gros – est mort lui aussi. Au pied de ce talus je suis resté étendu, crainte qu’une vache soufflant contre la haie ne me vînt fouler aux sabots. Je préférais sans doute risquer le passage sur moi, en plein virage, d’une automobile.

    Monté jusqu’au trois instituteurs fusillés lentement – les bras, puis les jambes – par les Prussiens en 1870 : Courcy, Debordeaux et… (les noms varient selon les sources) – le vent sur les hautes herbes, sur le chemin des Creuttes qui sont des maisons troglodytes abandonnées. Sur telle autre montée j’imitais avec la bouche le bruit de marée montante des Batailles. Mes ordonnances tombaient autour de moi comme des mouches, par ordre alphabétique : Abagernard, Abampouquoi, Abancroube, Abaobi des noms, des pas, des maisons.

    Voici l’autre Monument aux Morts, le vrai, de Quatorze Dix-Huit, où ma mère faisait chanter les enfants des écoles : Charpentier, Dufour, Dumont – Mademoiselle Leblanc est-elle encore de ce monde ? La maman de mon éphémère et trop gros ami est vivante, je l’ai bien aperçue. Où est mon amoureuse à sens unique Thérèse B ? tresses polonaises et regard bleu de juge… elle me détestait. Je l’aurais promue Secrétaire de Mes Œuvres – quelle ingratitude.

    Pasly reste de tous les postes occupés par mon père celui où notre famille subit le plus ignoble mépris : un comme lui, j’en fais tous les jours – mon père…

    J’ai vu la trace du rocher qui broya sur la pente les deux enfants cons qui le minaient par dessous à grands coups de barres de fer. Le premier tué sur le coup, l’autre fut rattrapé à la course, fou d’épouvante, par la masse qui roulait. Le troisième fut indemne : c’était lui qui sautait sur la pierre pour la décrocher…

     

    X

     

    Mes villages d’enfant n’en font qu’un. Si proches l’un de l’autre, qu’un coup de voiture suffit à unir. En ce temps-là, passer de Condé à Pasly, de Pasly à Nouvion, constituait une véritable transplantation – un exil – car nous n’avions que nos pieds et un petit vélo. Prendre le train, prendre le car : toute une aventure.

    Mon père posséda quelque temps un Solex.

    Vingt kilomètres : le bout du monde..

    Je passe à Crouy. Rapide pensée pour mon amoureux à sens unique ; à onze ans j’étais amoureux d’un garçon, et j’expliquais à mon père, qui détournait vite la conversation, que d’après le dictionnaire, je devais être un homosexuel. Je n’ai jamais dit cela à personne.

    Il y a dix ans je me mariais. À cette heure où je suis, j’avais déjà prêté serment.

     

  • ARKHANGELSK

    C O L L I G N O N

    Arkhangelsk

    POINTS DE REPÈRES

    Bergerac, 29 avril 2019

    Siège d'Arkhangelsk. Tout le Sud est contre nous, dans le jardin du fond, jadis, Condé-sur-Aisne. De même encore l'année suivante à Pasly, sur l'escabeau d'une salle de classe encore déserte. Je gagne mon galon de lieutenant grâce aux tirs de ma pulvériseuse. Un char d'assaut qui d'un coup de rayon laser réduit en poudre nos plus intrépides adversaires.

    Les cultures s'étendent en surface, sans obstacles. Parfois subsiste le paysage d'autrefois : la route de Nouvion aux Étouvelles. La vie des humains se déroule sous terre. Tout s'achète et se vend par distributeurs, jusqu'aux salons complets, jusqu'aux automobiles. Nos entrepôts sont enterrés. Les seules toilettes sont dans la cour d'école. Notre logement n'en a pas. Je chie dans un seau. Je veux être confiseur. Quand je me suis lavé le cul je lance au mur une balle élastique et la rattrape au vol, je joue contre moi-même.

    À cette occasion, fasciné par un souvenir de stock-car macérien, nous imaginons une automobile-soucoupe voir Vinci, que nous baptisons ventoréacs. Dans les chiottes duThillot j'imagine un voyage en haute montagne : l'altitude augmente, la température baisse. Les chiottes toujours dans mes rêves. Le plus souvent très sales. Aucun psy ne m'en a délivré. Dans celles de Condé j'invente un personnage plus grand que mon père, 2,10 m, colorié sur une grande feuille, en plus petit... Il n'a pas su résoudre la perspective : les chaussures prolongent la jambe, si bien que Rolstrand se voit juché sur des cothurnes étroitement lacés. Il s'appelle Rolstrand.

    Roland, comme mon père, plus R, S, T, de façon à rester prononçables. La grande manie de Rolstrand, consiste à faire respecter une exactitude scrupuleuse. Quiconque se met en retard d'une minute se fait engueuler. Plus tard, je hurle de me faire torcher, le frère et la sœur Lanton écoutent, graves comme des papes, le viol qui se perpètre. Ma mère gueule comme une hystérique, son fils ne doit pas porter de slips sales. C'est une bonne ménagère. Tandis que l'enfant gît dans sa chambre (virage de cuti), il convoque en esprit ses parents, les convainc d'embarquer sur son vaisseau spatial : son pays s'appelle Charabie, où l'on parle charabia. Plus tard ce sera Vulcain. Plus sérieux. Dès qu'ils ont non sans mal accepté, la nourriture manque au rêve : plus rien à montrer, l'essentiel est de prouver que ma planète existe, qu'un Père Noël viendra me délivrer, sur une de ces hirondelles qui en ce temps-là pullulaient.

    Un jour le ciel contient un aqueduc orange de nuages ou de traces de réacteurs : il descend vers moi, ma délivrance est proche, je danse et ils seront punis. Puis je m'aperçois que j'imagine. Se procurer Amadou et Coconut globe-trotters. Le jour de la séparation papa chimpanzé tire stoïquement sur sa bouffarde, maman pleure dans un torchon à carreaux. Un roman que j'ébauche est une fugue avec mon père : je fuis ma mère, il fuit sa femme. Nous partons de Nice, où je n'ai pas mis les pieds, et vivons de chasse dans l'arrière-pays, droit au nord.

    Je tire à l'arc sans grand succès. Cette fiction se heurte aux réalités - du réalisme. J'invente une ville Charleminvin. Son nom vient d'un roi qui se fait réveiller ; à telle heure moins vingt le serviteur crie dans l'escalier "Charles ! moins vingt !" - l'enfance est conne. Précisement des cartes. Bégaiement des noms : Bébébut, Zézébut, l'un remplacé par l'autre,et les vrais tas de sable au bord de la route se peuplent de lutins, connaissance avec Bibi-Fricotin.

     

    En colonie de vacances (les jolies...) sévit une vague de chaleur. Tous les deux jours pendant la sieste un colon raconte des histoires de cul. Les autres se branlent sous le drap je me fais virer dans un réduit tout blanc je parle tout seul le gros André me dit de la fermer j'peux pas dormir merde !

    Mohon Carlepont bataille de Sans-Franska-le-LacVictoire ! Victoire ! Le Sud enfin reflue -

     

    Les années passent et dans mon impatience durent quinze jours : 4007 commence aux vacances de Pâques et s'achève à Quasimodo. Le réajustement du temps par piqûre dans le bulbe rachidien.

    Plus tard, les chiottes fraîches de l'école embaument le ciment. Je coïte et cohabite dans le sexe d'Uocquige : celui qui baise sa mère et qui reçoit les coups de queue dans sa poche utérine. Uocquige est un nom zinon : "uo", c'est un mot à l'envers, pour "ou". Le cou, "el uoc" ; le bijou, "el uojib". Jamais je n'ai pu redécouvrir, quelles que fussent les contorsions que j'infligeasse à ce nom, un étymon véritable. Ma mère s'appelait Simone. Il faut tout édulcorer : s donne z, m donne n. En Zinonie, passée une vaste étendue maritime, la langue maternelle se parle à l'envers. Le drapeau d'Arkhangelsk sera aussi édulcoré : bleu-blanc-rouge égale vert-jaune-mauve. Édulcoré mais cruel. Fier-Cloporte joue aux cartes en comptant sans cesse : As, deux, trois, jusqu'au roi. Chaque fois que la carte retournée coïncide avec la carte prononcée à haute voix, elle est éliminée. Chaque carte a fait l'objet d'une liste alphabétique, dans l'ordre hiérarchique descendant : cœur, carreau, trèfle, pique. Ensuite existe un système de grâces. L'une d'elle consiste en une nuit avec une femme.

     

     

    Plus tard plus tard à Nouvion la salle à manger j'invente les Escargots Volants qui tombent du ciel et vous aspirent à travers leur ventre fendu, j'imagine la Grande Débauche où les filles présentes à chaque mètre s'ouvrent le sexe et se cambrent pour être baisées. Satiété - dégoût : inenvisageables.

     

    Les Waseleï et les Grozyino

    La scène se passe chez les Doffémont. Les parents m'ont laissé là. Ou chez les Fourneau. Ça me reviendra. J'écoute tous les jeudis Les vacances du jeudi. Je vous parle d'un temps... De l'autre côté du verre dépoli...

    Vive les vacances, les vacances du jeudi

    En ce jour de chance

    Chantons chantons vive jeudi

    Nous aimons l'histoire, la géographie,

    Les mathématiques,

    Mais on chante aussi ...(CODA)

    Je ne comprends presque rien à l'émission, sauf les questions à Monsieur Champagne. "Quelle est la date de la mort de Louis XV ?" Le brave animateur fait semblant de bien réfléchir. Il donne la réponse : 1715 ! Oui, répond le petit tout émerveillé.

    Bravo bravo, Monsieur Champagne,

    Vous êtes digne d'enseigner (bis) (ou, s'il n'a rien su répondre : "Allons allons... Vous êtes indigne...", etc.)

    En plein milieu de cette émission intervient un feuilleton. Sous forme de western. On parle vite, on tire des coups de pistoler, les Indiens font wou wou wou, les femmes font "ah mon Dieu mon Dieu mon Dieu", et ça galope à tire larigo ("deux moitiés de noix de coco vide frottées l'une contre l'autre" – mais je ne comprends rien. J'ai 8 ou 9 ans. Les histoires de covboi ou d'Indien ne m'intéressent pas encore, mais j'ai retenu l'indicatif en anglais -

    American ballad

    Il ni-aï no ouï shi waï

    Il ni-aï no ouï tchi-kim fouoè

    Il ni-aï no ouï ki waseleî – groïno

    Il ni-aï wade spring frominngo...

     

    Un jour, je retrouverai l'air, les paroles, grâce au moteur de recherche. Je me chantais ça. Ensuite, chaque groupe de syllabe a représenté une famille dominante : les Ilniaï, les Nohouï, les Shiwaï... Derniers en date : les Fapeuli et les Lèvepied. J'avais passé l'après-midi avec Jean Nohain, dans une salle des fêtes parisienne où tout le monde chantait, bien habillé.

    C'est ainsi que la civilisation s'accélérait, de 1450 à 1550, chez l'oncle Jean, à Mohon, qui fait à présent partie de Charleville-Mézières. Si j'avais poussé mille mètres de plus sous la pluie, sur mes pieds en compote, j'aurais pu revoir ce perron d'immeuble où je rejoignais Évelyne Ferry, 10 ans. Moi aussi j'avais 10 ans. Que vouliez-vous me dire ?

    Même les notes jetées çà et là ne me suffisent plus. Les jalons sont bien plantés, mais à quoi renvoient-ils ?

     

    "Land- l'Ami-du-Fou ": chambre de location, sous Bussang, au Thillot. Il pleut sans cesse. Impossible de mettre le nez dehors. Dans une cour s'amusent les enfants inconnus. L'un d'eux, grand bâtard famélique, désigne deux splendide Pékinois géants, ou biern Chow-Chow. Le grand débile répète "Pas chienchiens, ça pas chienchiens".Personne ne l'écoute. Qui écoute un fou. Moi je l'écoute, je ferais volontiers commerce avec lui. Mes parents me tirent en arrière : "Ne va pas avec lui...Ne parle pas avec lui... - Pourquoi ? - Parce que, c'est comme ça." Mes parents ont tout fait pour moi : "Ton steak tous les jours !" L'auberge du cheval blanc au Châtelet.

    Tout ce qu'il leur était possible de me donner, ile me l'ont donné.

    Il a cartographié tout son pays, sa planète entière. Il s'inspirait des cartes magiques, au temps où les livres d'histoire, de géographie, présentaient une science à l'ancienne, où rien ne venait pourrir le texte (plus tard, Fier-Cloporte lisait que les Américains brillaient par leur conformisme, alors que le beau pays de Staline permettait l 'épanouissement de toutes les personnalités. Nous fûmes aveugles jusqu'à vingt ans. Certains le restèrent. Où passe la frontière entre moi et l'autre ?)

    Création d'Abaca, "pays juif" : mon Dieu, j'ignorais encore l'existence de l'État d'Israël. Elle ne vint à ma connaissance qu'en 2010 nouvelle ère, en examinant un petit fascicule illustré, retraçant l'histoire de ce territoire héroïque. Pourquoi rattacher cela aux salles de bain sans s, "pour le bain" et non "pour les bains", ô ignares ? Parce que le père de Fier-Cloporte avait menacé de lui "couper la bite" ? Parce que sa mère prenait la première eau du bain, lui-même la deuxième au milieu des parfums féminins douteux qu'il identifia bien plus tard, et son père la troisième eau, la plus sombre et la plus sale ? Une salle de bain... tout un luxe...

    Les avalanches d'Océ : comment pouvaient-elles se produire sur un sol absolument plat. Il était une fois ce pays, dont le nom m'échappe, semblable au Groënland : toutes les cartes ne sont que la réutilisation du même matériel géographique, la réinterprétation de pays existants, le calque d'un héros de roman sur le héros d'un autre roman... Il fallait donc imaginer une neige aussi friable qu'un trou sur la plage, recouvert aussitôt qu'un pan s'éboule : un mort par asphyxie, un. Ou bien, des secousses sismiques horizontales, bloquant dans leur neige ceux qui s'étaient dérangés, les sots ! pour déblayer devant leur porte. En ces temps d'écriture, Fier-Cloporte jouissait encore d'une merveilleuse mémoire.

    Il pouvait retrouver, entre deux recoins, tel endroit précis de la cour d'école, côté nord, où ce pays étrange et glacé avait surgi. Puis un autre, exactement semblable, même forme, même latitude, mais avec des montagnes : pour qu'il puisse y avoir des avalanches, pour que le réalisme fût respecté. Il n'y a plus de projets. Il n'y a que des surplombs qui s'effondrent sur nous par travail de sape. "N'entre pas dans notre ligne éditoriale". Plus tardif encore : la Crudélitastie, pays des Crudélitastes. On sent le latiniste. "Ces gens-là" se déplaçaient en motos, gueulant leur slogan "À feu et à sang ! À feu et à sang !" sur l'air de taïaut taïaut taïaut ! et nul n'en réchappait, tant Fier-Cloporte avait accumulé de haine puérile.

    Les Crudlitastes crucifiaient. Faisaient bouffer leurs victimes toutes vives aux fourmis. Hans-Peter Vaïzeu m'écoutait, la bouche écarquillée, la tête ronde d'un Pierrot blond qui vient de se faire enculer. Il disait : "Quelle imagination ! Quelle imagination Fier-Cloporte !" La mort en eut pour lui : employé de chemin de fer, il périt dans le tunnel de Verzy en 2024 nouvelle ère : vous savez, cet endroit toujours en tunnel, à l'entrée duquel figure une plaque illisible et commémorative, juste au moment où le train se met à accélérer... Sa sœur s'en tira sur un fauteuil roulant, et ne put jamais se marier. En même compagnie que ce jeune futur mort, dont il tâtait les couilles à l'entrée du cimetière, Fier-Cloporte prolongeait sa guerre interminable, s'intitulant "Régent", pour un roi qui ne viendrait jamais.

    Fier-Cloporte avait 14 ans. Il ne croyait plus ce qu'il pensait. L'année suivante, "à l'ombre du Bou Kornine", il jouerait pour la dernière fois, en vrai, comme un enfant. Ce camarade-là, lui aussi, était mort, lentement, à l'asile des fous, Hautes-Alpes. Nos vies sont pleines de morts, tout le monde sait cela.

     

    X

     

    Le propre des légendes est de répéter les épisodes, de transformer les variantes en séquences temporelles ; tout se suit dans le temps, afin que toutes les variantes du récit aient leur droit de cité. Y compris dans le domaine géographique : "l'écriture de la terre", la cartographie. Car les vents et les mines ne sont pas de la géographie, mais de l'ennuyeuse physique, de l'ennuyeuse géologie. Donc, Océ/Kito. Arkhangelsk/ Arkingo. Grondard/Grondy. Trois villes qui s'appellent Lé : Lé-sur-Stif, Lé-les-Mines. Trois fleuves en Sibérie : l'Obi, l'Iénisseï, la Léna. Trois fleuves rectilignes sur ma carte, trois deltas. Le troisième "Lé" reviendra plus tard.

    Guignicourt. Le plus petit des trois. Le "sur-Aisne". Celui de la chambre et de la salle à manger. Celui où nous aurons l'honneur de revenir. Ne correspond pas à notre ligne éditoriale. Un carnage. C'était au bled de Slip. En bordure d'Isserwiller, qui l'a bouffé depuis. Au sommet des prairies trônaient de petites falaises trapues, les creuttes, où César avait combattu. Et d'en bas, de tout en bas, du haut de son mètre 58, Fier-Cloporte manœuvrait sa petite pulvériseuse, qui réduisait le monde entier, la chair humaine entière, en poudre – en épargnant les matériaux : tout l'humain, rien que l'humain. Cette tactique pressentie fut réalisée, plus tard.

    Puis les humanistes s'en mêlèrent, et l'invention fut suspendue. Heureusement qu'on les a, les humanistes.

    Conquête d'Arkhangelsk et de Land. Il faut "-lsk" en bout de mot. Dès l'enfance je sais que ce nom restera boiteux. Par l'unique désir de se démarquer. En rétablissant le nom russe, "Arkhangelsk", j'ai l'impression de racheter toute ma faute d'orthographe de jadis. Faute volontaire et normative. D'autre part : a-t-onjamais pu conquérir Land-l'Ami-du-Fou, dans sa ceinture de lacs ? Réservoir des armées du Sud, du Soleil et du Père ? Les seuls traumatismes sont-ils fondateurs ? Ne peut-on écrire que dans la fêlure ? "Interdit aux Normaux", c'est bien cela ?

    La création de Choffi et de Prûlé : "ça chauffe", "ça brûle", "Choffi" deviendra "Djunggo", coïncidence avec la Chine, et "Prulé", "Prÿ-lê", avec le fameux y grec norvégien, si imprononçable au non autochtone. Voici un iceberg qui passe, saute dessus, escalade-le, plantes-y le piolet. C'est au point qu'à ce train, les terres seront plus abondantes en hémisphère sud que nord.

    Te souviens-tu du long espace des grillages à St-Crépin, patron de Soissons et des Cordonniers ? L'enfant veut trop ressembler aux adultes. Il se fait traiter de connard, de l'autre côté du grillage, par un connard de cinq ans. Il imagine la dynastie des Drapeaux, c'est le nom de famille. "Michel 1er Drapeau, 3926-4002. Aucune originalité. Juste des transpositions laides. Puis venait le pont, juste reconstruit. Je revenais à pied, furax et contracté, jusque chez moi : 5 ou 6 kilomètres ? Pourquoi tant de confusions avant que je ne décidasse l'emploi de mes carnets ? Qui m'a fait inventer les lutins ? Je le sais : la certitude absolue que rien ne changerait jamais, que je ne verrais ni la terre ni la lune, et que cette prison ne saurait s'agrandir que par une dilatation des cellules, des tas de sable.

    Il y avait des lutins, esprits malfaisants de légendes, grimpant sur le sable, nichés dans les anfractuosités de briques ou de meulières, l'Aisne en produit des deux, lutins qui terrorisaient Brigitte G. Elle pleurait comme une fille appelez l'ambulance ! disais-je, les filles ça pleure, ça crie, ça se banle en internat par batteries de six, puis on les admire, puis on ne les revoit plus, plus rien, que des abandonnées, des pincements de cœurs et de queues tels qu'on n'en verra plus.

    L'émotion prime la physiologie. Condé-sur-Aisne. Condé-les-Loups,où tout le monde s'était dénoncé mutuellement à la Gestapo, à la Milice, Lacombe Lucien. Des noms oubliés. Résultants de codes perdus trois tours à gauche, sixième lettre... "Opriytut", "prille tütt"; "Dutembourg" – Luxembourg à quoi bon ? Seule aventure l'enfance démolitrice comme tous, comme tous, ô Beaucéant. Aboudepètedanslenez, con comme Dorothée. Premières cartes grossièrement tracées au dos du jeu de construction. Ponsard me pétait dans le nez. Son trou du cul était couleur des minuscules follicules des culs d'artichauts, violet-mauve pointu.

    Ce serait de me battre avec une batterie entière, une boxe entière mais :refusé. Plus au nord, falaises plus raides, concerts de batterie, moi au centre tous les amis plein-la-gueule, ami tom-tom, ami caisse-claire, il suffit de, "y'a qu'à", pour finir tu toubillonneras en hurlant, tapant jusqu'aux crises mortelles, méningites et valvules qui sautent. Mes paents n'ont pas voulu. Haine du cercueil précoce. Dans la cuisine ma mère me lave jusqu'aux premiers poils. Fallait pas maman fallait pas. Me nettoyer tout seul par-dessous le cul avec sanglots, retour d'enterrement et correspondant écœuré en allemand, il fallait donc que je crapahutasse, wir gehen in die Stadt. Des classements de classes jusqu'à Tanger, après abandon officiel de tout ça, de toute cette cage mécanique arithmétique, juste un calque du monde adulte, rien de moi, rien de mon cru, en est-il ainsi pour tous ?

    Listes de nom propres, notes, classements, ordres alphabétiques, noms impossibles à

    jeux-de-motter, Pavogrivist chez nous pas de veaux grévistes impossile à trouver. Je me souviens de mes contorsions folles sur le palier, où j'offrais ma gorge pantelante au Père qui remontait du rez-de-chaussée. Je gueulais :"Vous voulez l'envoyer là !" - au cimetière, derri-ère le jardin de la mère Dufour. Tous les mélodrames sont ignobles. Tanger, rue Balzac. Une activité cérébrale forcenée, juste avant de mourir, puis le feu d'artifice s'éteint, électroencéphalogramme plat, mort.

    Autrefois j'étais chef de guerre. Mes aides de camp se suivaient par ordre alphabétique. Ils devaient mourir vite, pour le renouvellement. Abajernard, Abampouquoi, Abancroube, Abaobi. Dans la cave, mon ami Marcel me cognait sur la tête, à m'en donner le vertige. Et nous faisions des piqûres d'eau dans les gros sacs gonflés de patates. Regarde cette terre brûlée où l'on s'est battu. Où l'on s'est crevé les yeux. Seuls les noms ont changé. Je les ai tous trahis. Nous ordonnons que la ville de Polnareff soit rasée jusqu'au sol, pour cause de modernisme.

     

    ²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²²

     

    Bataille de Ste-Françoise-le-Lac (redressement, victoire) à Carlepont (Oise).

    Aile gauche : Gal McIntosh - 27e corps d'armée, 12 000 hommes ; Gal McGovern, 28e corps,

    retraite anticipée, massacres du gué St-Michel

    (29-5) et d'Arnouville-la-Petite

    Armée de Khangellet

    (troupes auxiliaires)

    18 000 hommes

    GalMcDonald VIIe corps, Ve corps, IVe corps

    VILLE DE POLNAREFF

    (Gal Palon)

    Gal McDougal

    Batterie d'Arnec

    Bombardement du 27 - 5

     

    Entrevue du 25-5 à "Général-Ennemi"

    Incursions paysannes

    (sous le patronage de saint Joseph)

    x St-André

    Maro-la-Villar x Galouville x

    Pétiville x

     

    - reddition à Khangellet le 31 – 5

    -massacres de Macintosh le 1er – 6

    - McDonald et Mqcintosh rasent la ville à l'exception de la bibliothèque et du centre

    historique (?)

     

    2018 08 19 3h45 - 4h30

     

    Fascination de mots...

    Polissement de syllabes et phonèmes

    radieux comme Émancar,

    flûtés comme H¨wüist

     

    Il était un plateau baptisé : "Gihi" – nomination de seconde main, épigone venu après

    Invention riche aussitôt effacée remplacée

    (sur un indicatif en anglais Ilniaÿ, Nohouÿ, Chiwaï, Tchickhimfrey, Waseleÿ, Waziyno)

    Sapin ministre de la justice

    - le Gihi était jaune – de blé, ou désert, mais jaune, relief "200 à 500m.", d'un beau safran clair. Un dessèchement, des soleils verticaux tombant droit sur l'horizontal du plateau – genoux fléchis sur la poussière jaune, impalpable, sable ou froment.

    Mais passé le rebord, serpentante et vertigineuse perspective, la Tranchée Fertile, où se succédaient à se toucher les bourgs le long de l'eau nourricière sans renoncer le moins du monde à leur individualité comme des ganglions de canal lymphatique. Trois champs mitoyens séparaient Vulras de Vriluin, Vriluib d'Aboncourt, ainsi de suite au long du Gihi (champs et prés) sans que nul propoteur (nécessairement) véreux ne se fût avisé de souder sacrilègement deux ou plus de ces Communes, d'autant plus jalouses de leur autonomie, de leur folklore, d'un déplacement d'accent, d'une certaine cuisine, voire d'une façon particulière de se fleurir, d'accueillir l'étranger aventuré sur ce plateau, non moins hasardement descendu vers les oasis – qu'elles se pressaient flanc à flanc de part et d'autres des graviers méandreux du Gihi.

    Et pour que la symétrie, loi infuse et qui ne devait se rencontrer qu'en traçant les cartes, ne perdît pas ses droits et continuât à régir, avec de subtils accommodements décrispants, la cartographie arkhangélique, il existaitégalement à l'est un autre plateau, l'Oghona, prononcé avec l'accent sur le premier "o", tandis qu'un son vélaire, sonore et doux comme un gamma contemporain, voilait le "g".

    Et plateaux de rivaliser de records de chaud l'été, de froid l'hiver.

    C'était en 2001nouveau style. Mes parents m'avaient expédié à Belleu, toponyme inventé par un rustaud chasseur sachant sinon chasser du moins à peine aboyer en meute – en Colonie de Vacances. Idyllique période, où nous devrons biennous étendre... Sieste... Irrémédiable – irrévocable – et de façon non moins irrévocable, tous les deux jours, un quart d'heure environ avant la Lecture du Moniteur, ces jours-là seulement, Locquignon – quel nom grand Dieu ! - se faisait chasser du dortoir, et assigné à clef dans une petite pièce nue d'un seul lit.

    La chaleur était torride.

    Je parlais à haute voix, commentais la température : "Plateau de Gihi, 25°, 30, 35°" - parfois une petite rémission, magnanimement concédée – le climat change vite ici vous savez – alors surgissait dans la lucarne l'ignoble tronche bouffie, en brosse, du moniteur André – "surgie de nulle part" – Tais-toi ! Mais tais-toi donc ! - grognon et endormi.

    Gros plein de soupe.

    Alors je m'allongeais entre mes quatre murs blanc crème – et je poursuivais, à voix basse, interminablement, mes entretiens sur la chaleur...

    J'aimais aussi une petite fille, dans le monde interdit – tête anguleuse, membres d'allumette, comme brisés – insecte gracieux disloqué. Toutes tes petites camarades, tous les garçons, se moquaient de toi. J'imaginais des entretiens de consolation. D'instinct j'aimais les disgraciés. Le temps de l'enfance me sépare encore de la mort.

     

    *

    À moi. L'histoire d'une de mes folies.

    Haine des femmes. Construction descriptive intitulée : "Les bourdons". Les hommes y sont ces insectes inutiles décimés par les abeilles aus premiers froids.

    J'ai rêvé sur Théople.

    Terminé avec femme, enfant, foyer.

    C'est ainsi que j'ai visité ma vie.

     

    *

     

    Classé sur deux colonnes mes lieux d'habitation, de retour – ceux où mon âme revenait sans cesse, lieux fondateurs auxquels je croyais :

    - chambre de Condé-sur-Aisne

    - village de Nouvion-le-Vineux

    - chambre des Cœuillots en 65

    - Libos, Tours surtout – Belvès.

    Et force m'était d'inclure à cettte liste l'obligatoire, le mortifère Bordeaus.

    À BORDEAUX se rattachaient des lieux minables : "dans Bordeaux", représentant la matérialité de toutes les rues de la ville – et l'atroce Jardin Public (où la résonance même de l'air se trouve étouffée, comme aux Enfers grecs – lumière difuse où passent éternellement des ombres rongées du regret d'en haut) – figures géométriques – ce que les vieillards appellent réussites ou crapettes ; monsieur, madame Tout-le-Monde – les "personnes fondues" rôdant aux limbes de la création écrite.

    Ici je me retrouve dans cet état de petite boule qui tourne avant le big-bang qui ne vient jamais le bing-bang de la rage éternellement repoussé...

    Avant Bordeaux j'avais vécu, ma vue avait été nette, explicative – à présent j'attends de crever ou de vivre. Comme tout le monde (y a-t-il une vie avant la mort et ce genre de chose) – mais dans les années 75 nous pouvions encore tracer la carte d'avant CHINON illuminée par Jehan de Tours, Deutschland und Drogen, Clermont-des-Morts – je remontais à l'infini. Je classifiais. Voici mes royaumes :

    - la ville d'About-de-Pète dans le nez, infantile, moins poétique assurément que Rosebud.

    - Ilsso

    - Arkhangelsk

    - Opriytut (je ne me souviens plus ; à 82 ans, peut-être...)

    PRÜLÉ et ses départements

    - Je ne sais plus quelle île contenant un lac, lequel enfermait un lac où se trouvait une île, etc.

    - le Pays des Archipels

    - Tous les plans cadasraux, les cartes figées.

    - Villes de Bebbuth, de Sans-Frantzka aux combats de géants ; la Crudélitastie, presqu'île dont les supplices tenaient lieu de constitution.

    - La ville même d'Arkhangelsk est sans cesse assiégée, enjeu d'une Guerre Mondiale, ferment de Haine, Vengeance et Volupté, où je disposais d'un Q.G., d'un monde entier de vingt-cinq étages en profondeur.

    - Océ : île en forme de Groënland, où survenaient sans cesse des avalanches horizontales ou tassements de neige.

     

    À cette structure géographique se superposait-mêlait une construction historique : l'époque de la Grande-Débauche (il existait aussi une Seconde Grande Débaudhe, après la mention "Listes d'Exécutions" – où les femmes attendaient les hommes en bords de chemins, cambrées et sexe largement ouvert... la belle époque ce serait ! ...J'ai persisté et j'ai signé.

    Nous avions inventé la dynastie des Drapeau, les "Drapeaudiens", avec les souverains Miehel Ier, II, III, IV... Puis une période de Régence, dont je n'ai souvenir.

    À compter de 1957 ("2004" nouveau style), nos années ont retrouvé une durée normale, comme indiqué plus haut, par injection dans le bulbe rachidien, qui modifiait la perception du temps.

    Tout se terminait, fatalement, par une dictature sans fin. D'ailleurs c'est la vie.

    X

     

    La colonne "Anecdotes – Errances sentimentales" comprenait uniquement "petite fille recueillie", "viols", "mariage" – piteuse fin ? piteux début ?

    Les faits de "Civilisattion", outre les vingt-cinq sous-sols, mentionnait aussi les concerts de batterie en cage, les ventoréacs (automobiles à réaction) et les séances de stock-car (je n'en ai jamais vu...)

    Tout se terminait, en bas à droite, par la mention du fameux sketch de Fernand Reynaud : Les Œufs pas cassés – mystère...

    Nous avions donc prévu tout un sycle d' Errances. Un si beau titre me fut bien sûr ravi par Jacques Lacarrière – disons : "que la société a bien adopté" – mes rubriques en étaient

    glises – Harmoniums – Chiottes (riche voisinage) – Rencontres ("même imaginaires" spécifiais-je : étaient mentionnées "Villars" et "Bourdeilles", puis venaient "Châteaux", "Chambres d'Hôtel", "Départs".

    Sous la rubriques "Haltes" : Brie, repas sous les pins (je m'en souviens à peins) ; Bergerac ("la troupe de petites filles" - ??? ), St-X. en Corrèze. Donzac "dans le fossé" (?), Monprimbland : je ne me souviens de rien. Nous avions cru pourtant que c'étaient les structures de nos êtres... à préserver à tout prix des attaques extérieures, et préserver encore...

    Restaurants : Ribérac, Sarlat, Valence/Baïse, Miradoux, Beaumont ; Cimetières : Sempesserre, Beaumont encore, Saulzet-le-Froid... Ne subsistent que les noms "2" et "8"...

    J'avais entrepris encore (quelle confiance ! quelle cohérence !)

     

     

     

     

     

     

    ,

     

     

  • SIDOINE APOLLINAIRE - Tableau d'Anne Jalevski

     

     

    FIN DU CHANT II

    Il y eut donc ainsi, sur l'autre rive de la Méditerranée, un royaume Vandale, aussi calme que d'autres.

    1. 27

     

    CHANT III, 1-10

    Les mères, sous le règne de Genséric, élevaient leurs enfants, les cultivateurs labouraient leurs champs.

    Genséric aurait voulu épouser Eudoxie, veuve de l'empereur Valentinien III, laquelle s'offrait à lui paraît-il. Très people. Genséric le bossu, Genséric le bouffi, Genséric le difforme, avait pillé Rome douze ans plus tôt, sans y commettre toutefois autant de déprédations que n'en caftèrent les catholiques : les Vandales ne furent pas plus vandales que les autres. Ainsi s'achève (explicit, Messieurs les Professeurs, explicit) le plus creux discours jamais composé par Sidoine, bouquet pourri dans son vase, tandis que les applaudissements crépitent : les sangliers rôtis attendent.

    Ricimer aplanit les plis de sa toge (an togatus ?) Suit un apparat critique non destiné aux gloses. Suit un Carmen Tertium, bien traditionnelle apostrophe de Sidoine à son petit livre, "envole-toi, libellum, parviens à tes destinataires..." - les critiques à venir lui tomberont sur le poil, mais n'oublions pas ceux, et non des moindres, qui louèrent abondamment le talent de Sidoine : ce grand Gaulois conserva le souci du bien écrire, dans un âge où tout se défaisait. Cependant "l'art de rendre les récoltes abondantes, le choix de la saison favorable pour les moissons" 1-2 maintenaient une civilisation immuable ; enfant, je feuilletais encore des Rustica, magazine agricole, où Wolinski devait publier, en 1958, ses premiers dessins...

    "Et puis tu osas, Virgile" (Maro), chanter "les armes et le héros" (4) la mort que l'on donne, et le travail de la terre, la charrue et l'épée. Cadavres fertiles. Mars et Mavors, Dieux de la guerre et de l'agriculture très tôt confondus – « petit livre, va, cours », à la gloire de Majorien cette fois qui réduisit à la mort mon beau-père Avitus. Pétrus "je cours sous son astre" (6) – "joua un rôle important dans le rétablissement de relations normales entre la cour et les Gallo-Romains vaincus, après les troubles de 457-8." - les Romains ne s'aperçurent de leur chute que longtemps, longtemps après.

    Sidoine nous ramène, nous autres, à plus de quatre siècles : imaginons 1562, Charles IX monté sur le trône et la France déchirée – Sidoine, et d'autres, pensaient donc récupérer les territoires perdus ? que c'est long, un déclin. Jusqu'à la nostalgie de ce temps-là sentait le renfermé ; de tels soupirs laissent prévoir, de la part du poète, d'atroces avalanches de préciosités.

    X

     

    1. 28

    CARMEN IV

    ...Nous trouvons bien plus franc le gouvernement arbitraire, qui permet de bien plus hautes sagesses. "L'expression celsior ira, (4) qui ne peut s'appliquer qu'à Oct [kékaok] -tave vise la colère du Triumvir à l'égard des partisans de Brutus" ( - 42) ; ensuite, Rome n'a tenu cinq siècles de plus que par la dictature militaire. Horace, qui prit alors la fuite comme les autres, Flaccus, "le flasque", "le pendant" ; le petit gros, le petit tonneau, qui aimait se faire mettre en sandwich, un homme derrière une femme devant - Horace, inspirateur ? - politiquement parlant s'entend. ...Notre Sidoine horacisant, fuyant donc lui aussi les hasards de la guerre, fut néanmoins remis en selle par le nouveau pouvoir, après sa défaite gauloise et familiale de Plaisance, où fut écrasé son propre beau-père Avitus – mais où trouver un récit de ce combat ? Peut-être chez Jordanès ?...

    Sidoine a-t-il personnellement tiré l'épée ? fut-il fait prisonnier ? s'est-il enfui à bride abattue ?

     

    « Pour toi aussi, Horace, qui avais suivi l'armée de Brutus et Cassius, l'inspirateur de tes vers fut aussi celui qui t'accorda la grâce » (IV, 9) – l'inspirateur en question, ce fut « Octave, après la bataille de Philippes » : Bref, Sidoine (Modestus !) trace un bien impudent parallèle, mais non sans flagornerie, à son propre sort : - Horace et lui d'une part, Auguste et Majorien de l'autre . Il s'estime assurément inférieur à Virgile, mais l'impérial Majorien se voit propulsé plus haut que l'empereur Auguste ! "Qu'ils triomphent par le style, pourvu que nous l'emportions par notre souverain." (18)… il aura donc suivi son empereur de beau-père, dans la déroute, (« ainsi moi-même ai-je naguère succombé dans les rangs de votre adversaire (!) et vous m'invitez alors, ô vainqueur, à n'avoir pas l'âme d'un vaincu » Il s'agit (455) de la bataille de Plaisance, il fut, quant à lui, relâché, tandis que le beau-père, Avitus, promu malgré lui à l'épiscopat, se fit sans doute occire. Noter que le poète Horace, à qui Sidonius se compare, est appelé Flaccus – nous avions aussi en horreur ce petit gros visqueux qui ne sait jamais très bien de quoi il parle, enchaînant digressions et lieux communs.

    Sidoine eût sans doute pu se dispenser (nous y revenons) de louanger le liquidateur de son beau-père ; seulement, notre poète (est-ce une excuse ?) eût semblé faire la gueule, alors que son admiration pour Jovin ne se cachait guère (Jovin, en 411 et 12, fut un Gaulois séparatiste). « C'est pourquoi » poursuit Apollinaris « je viens mettre à votre service la voix du poète que vous avez sauvé ; votre éloge sera le prix de sa vie. » Serviat ergo tibi… v.13 Sidoine servait le pouvoir, d'où qu'il vînt. Je l'aime bien, l'empereur Majorien. Victor Hugo également : Germanie. Forêt. Crépuscule. Camp. Majorien à un créneau.

    Une immense horde humaine emplissant l'horizon.

    UN HOMME DE LA HORDE.

    Majorien, tu veux de l'aide. On t'en apporte. (...)

    La terre est le chemin,

    Le but est l'infini, nous allons à la vie.

    Là-bas une lueur immense nous convie.

    Nous nous arrêterons lorsque nous serons là.

    MAJORIEN.

    Quel est ton nom à toi qui parles ?

    L'HOMME.

    Attila.

     

    FIN DU CARMEN IV

     

    1. 29

    CARMEN V, 1 – 3 SUR MAJORIEN

    ...Valerius Majorianus s'est pris pour le sauveur, jusqu'à ce qu'un bon coup d'épée (ou de champignons) lui ait appris qui était le patron : Ricimer. Mais le jour de l'avènement, de l'intronisation de Majorien, c'est encore ce dernier, le nouvel empereur, l'homme providentiel : "Reprends conscience, Rome, de tes triomphes passés : praeteritos, respublica, (...) triumphos – nous allons voir ce que nous allons voir. "L'empire aujourd'hui est aux mains d'un consul que la cuirasse revêt plus souvent que la pourpre" - or, que pouvait-il faire ? ...après la prise de Rome (410) par Alaric ? Franchement… OUI

    1. 30 V, 3, 6, 8, 10, 13

    Premier sac de la Ville qui frappa beaucoup plus les esprits que la chute, au mois d'août 76 de l'Empire de Rome, hier encore, sous Giscard (1976 Ancien Style) ; "le diadème qui couvre son front n'est pas une vaine parure, mais l'insigne légal de la puissance" – c'est bien là tout ce qui reste. "Détail important" précise la note 1 : "L'empereur d'Orient, Léon" ("le Lion"), "a reconnu officiellement Majorien (...) » Étrange Orient, sous perfusion, pour mille années de plus. "Les deux hommes d'ailleurs" (Léon et Majorien) prirent ensemble le consulat, aux calendes de janvier 458" – ainsi accomplissons nous aussi, en notre siècle, tous les rites : élections, alliances ou rivalités, sans voir que nos gestes sont morts.

    À partir de quand est-il trop tard ? "Le consulat, poursuit Apollinaire, "...grandit l'Empereur" – ô vénérable mascarade" : elle a vécu, l'Europe, "transportée d'avoir pour maître celui qui fut son vainqueur" - trouvait-on seulement du pain à Ravenne, capitale d'Empire, à l'abri des marais ? ...pellicule des pouvoirs, clairons éteints dans la brume de l'aube - "le monde, je l'avoue, avait tremblé quand vous refusiez de recueillir le fruit de votre victoire" - or Majorien – hésitait : ("non sans une excessive modestie, vous déploriez de mériter le pouvoir") – mesurait-il les risques ?

    Vaincre, assurément, mais pas trop ; sinon, liquidé. Ce manque d'empressement fut en réalité celui de Léon, empereur d'Orient, peu soucieux de reconnaître un rival. C'est alors que déboule en plein travers de notre texte l'atroce boursouflure de la "Prosopopée de Rome", où débaculera tout le carton-pâte des panoplies - Roma bellatrix, nous dit la note - "Rome belliqueuse" avait pris place sur son trône, sein nu, tête casquée couronnée de tours". Ce que nous distinguons hélas, en cette année 457 de notre ère, c'est cette lassitude, ce ressassement sans espoir, sans répit, entretenu par les Romains, celui d'une littérature à bout de souffle. OUI

     

    1. 31

    V, 14 à 35

    Quant à la Flapissime Rome, "sa réserve accroît la terreur qu'elle inspire" – quelle terreur ? - "sa vaillance s'irrite d'être surpassée par sa beauté" – quelle beauté ? Rome est une hommasse qui fait la gueule. "Le tissu de sa robe est de couleur pourpre; une agrafe aiguë la mord de sa dent recourbée" – assez, assez. Sidoine barbouille. "La déesse s'appuie (...) sur l'orbe vaste d'un étincelant bouclier" l'assistance ronflait sous une avalanche de fossiles. Romulus et Rémus, mièvres couilloncicules du quattrocento, osent-ils effleurer la Louve ? n'ont-ils donc pas compris, nos petits sculpte-tombes de la Renaissance, à quel point ces magots replets souillent la majesté du fauve ? "on aurait eu bien peur de la caresser" - quam blandiri quoque terror erat – "à cause de sa gueule béante" ô niaiserie californienne !- "pourtant, même façonnée par l'art, elle craignait de dévorer les fils de Mars" – ô profond crétinisme ! - "au premier plan le Tibre" - aurons-nous droit à la "barbe liquide" ? – "les ronflements d'un sommeil mouillé" – "madidum... soporem" – hélas, oui. "...Sa poitrine est couverte d'un manteau qu'a filé Ilia son épouse ; allongée sur la couche limpide, elle voudrait supprimer les murmures des ondes et assurer le repos de son fluide mari".

    Les frontières du ridicule sont ici pulvérisées. Jusqu'aux sarcasmes en sont ratatinés. "Telles sont les splendeurs du bouclier". Son modèle en effet se trouve au chant IV de l'Iliade, où l'univers entier se reflète et se représente au bouclier d'Achille. Sidoine affuble sa Rome d'une "lance au manche d'ivoire", virilement ivrognisée par le "sang des guerriers". Courage ! Il ne nous reste plus qu'à révérer Bellone, déesse des guerrières, "élevant un trophée et courbant un chêne sous le poids du butin. Le trône, d'un seul bloc, est taillé dans le porphyre rouge de la montagne d'Ethiopie (...)" - les clichés s'entassent. Nous nous étonnons d'ailleurs que la profusion de tant de terres vierges n'ait pas enflammé les Romains d'une fièvre exploratrice. V 14/35 OUI

     

    1. 32

     

    V, 37-38/ 41-53 / 56-60

    Non. Juste une soiffarde cupidité de pecquenots. C'est pour l'argent que Rome aura conquis le monde. "On y a joint d'un côté le Synnade, de l'autre la pierre de Numidie qui imite - ô douloureux "i-i" ! – nous dirions "imitant" - gloire et beauté très loin, très loin après l'utilitaire. Description, d'ailleurs, venue de Stace (40-96). Du froid, du convenu. À l'assemblée des Provinces, chacune posera aux pieds de sa maîtresse ses productions, comme en 1931 chez nous sur les affiches coloniales. Sous nos yeux harassés se heurtent sans fin les syllabes et l'arbitraire flamboyant de la syntaxe : "Sitôt la déesse assise sur son trône, toute la terre à l'instant même vole vers elle" – colon y en a parlé, négro aplati : "L'Indien apporte l'ivoire, (...) le Sère des soieries" (ambassade en Chine du IIe siècle [165]), l'Attique son miel (Atthis mel), (...) – "...l'Arcadien ses chevaux, le Chalybe des armes (arma Calybs, du diable si je sais où perche celui-là), "(...) le Pont, du castoréum (jus de cul du visqueux castor) (...)" – on ne nous épargne rien, tant la petite Rome a conquis de terrain.

    Et la moulinette s'emballe : la Sardaigne et ses mines d'argent, pauvres de nous! "toutes les fois que le ciel s'emporte, la terre là-bas prend plus de valeur" ! interminable distribution des prix - et voici, pitié ! pitié! La Requête de l'Afrique aux joues noires déchirées, "courbant le front" déjà de toute éternité, brisant les épis bien légers de sa couronne Bou-ou-ouh ! moi malheuweuse là dis donc, toi donner mwin gwand homme blanc –twoisième pawtie du monde" et cinquième roue du chariot.

    ...Brave général Boniface, qui donne à Genséric ses bateaux pour niquer l'hérétique : "Ce fils d'une esclave, ce pillard, Genséric (...) tient depuis longtemps mon sol sous son sceptre barbare" – mille fois les ariens, n'est-ce pas, plutôt que les donatistes, ô crétins de chrétiens prêts à s'entre-tuer, il était temps vraiment, quinze ans après la prise de Rome, de virer ces Vandales, qui "n'aiment pas ce qu'ils ne sont pas eux-mêmes" ! argument qui laisse pantois.

    V 37 / 60

    OUI

     

    1. 33

    V, 61-62, 65-66, 69-80, 88-89

    Ce racisme social (« ne pas ressembler à tout le monde) dont je souffre et résiduel je l'espère, fut donc pendant des millénaires le fondement de toutes les sociétés. "Ô force assoupie du Latium - il rit d'avoir vu tes murs céder devant tes ruses". Ils ont tout emporté. Comme sera pillée Paris dans les siècles à venir. "Et tu ne brandis pas ta lance ?" Non. "Le malheur grandit ta destinée » (brocanteur, je dois t'instruire) - mieux encore : l'objet de ton effroi s'est éloigné - il a fait retraite, le Vandale. Regagné Carthage. "Ta victoire est désormais certaine, si tu combats comme tu as coutume de le faire après une défaite." ...Mais voila : le temps des Scipions n'est plus.

    La civilisation romaine est frappée à mort. "Victoire de Zama" : pauvre brocanteur, ignorant de quoi il est question. C'était il y a bien longtemps, 202 avant J.C. En + .410 en effet, première prise de Rome, pire que les Cosaques aux Champs-Elysées sous Napoléon – les époques jouent aux autos tamponneuses - vite, une grosse couche de passé : "Mais (...) il te retrouva tout entière dans le bouclier de Coclès – totam te pertulit uno / Coclitis in clipeo" beaux cliquetis, beau mouvement de menton du rejet métrique, pathétique pagaïe, lents effondrements : "des milliers d'hommes harcelaient un unique guerrier (...)" - le roi ennemi enfin, averti par la mort de son secrétaire, apprit qu'on ne lui faisait pas la guerre seulement quand il y avait combat"... J'explique, Brocanteur : Porsenna l'Étrusque s'était déguisé en secrétaire, et ce dernier, en roi : il fut assassiné à la place de son souverain ; puis l'assassin raté, Scaevola se fit brûler la main, pour la punir d'avoir manqué sa cible - "car le bourreau fuyait devant les tortures de l'accusé." Je ne sais si le bourreau s'enfuit.

    Nous autres, Frenchies moqueurs, Welsches sarcastiques, ne cessons de ressasser jusqu'à la nausée nos insupportables Droits de l'Homme ; de même, mille années après sa fondation, à ses derniers laborieux battements de cœur, la Ville de Rome espère, par la fausse loi de la symétrie, se tirer de ce nouveau mauvais pas - or cette fois, plus de coup de talon au fond de l'abîme : deux sièges, deux prises, deux sacs - mais encore une fois, un seul homme" (sed reppulit unus / tum quoque totam aciem, "repoussa une armée entière", voyez comme le français affadit, distancie tout, lorsque le latin heurte et corusque - peut-on raviver ces étoffes-là ? "Quelle est ma faute ?" demande l'Afrique. "D'avoir été. "Cette fois Genséric le Vandale occupe l'Afrique. "L'ennemi qui t'accable est lui-même inquiet", beau vers, se référant à la précaire défaite, ensuite, des Vandales en Corse (456), en face de Rome.

     

    V 61/89 OUI

    1. 34

    X

     

     

    Nous pourrions sans fin disserter sur Sidoine Apollinaire ; non pas notre contemporain bouffon qui mit bas dans la gloire une Lorelei et Le Pont Mirabeau, et c'est à peu près tout, mais Sidonius Apollinaris Lugdunensis, versificateur impénitent dont Chateaubriand et Huysmans firent le plus grand cas. Cet évêque à venir vécut la chute de Rome (15 août 476), et l'abandon de son Auvergne aux hordes skyres menées par le rix Euric sans foi ni loi. Au début de sa vie notre héros fut admiré au point de voir de son vivant sa propre statue d'or au beau milieu du vestibule du Sénat – et déjà les Barbares occupaient l'Empire, soldats mercenaires ; en face d'eux, d’autres Germains. Les Huns païens eux-mêmes complétaient depuis des lustres le contingent romain. Les adversaires d'outre-Rhin, chrétiennes aussi, voulaient bien combattre, elles ; contre les auxiliaires, contre Rome ! Et ce sont donc les Wisigoths, solidement installés d’Agen à Toulouse, qui suggérèrent (ou imposèrent?) à l'illustrissime Avitus, précepteur collabo de leur prince héritier, de revêtir la pourpre impériale : un Gaulois, empereur de Rome ! notre écervelé mondain, Sidoine, époux tout frais de Papianilla fille d'Avitus, se retrouvait ainsi en Monsieur Gendre ! qui mieux que lui chanterait la gloire du nouveau dirigeant ?

    Sidoine prononça donc, devant le Sénat gaulois en extase, l'Éloge officiel ou Panégyrique du grand Avitus Augustus, Arverne. Monsieur Gendre, biberonà l'illusion, pensait Rome éternelle – tandis que Ricimer, bombardé patrice bien avant Clovis, tenait toute la poigne du pouvoir.

     

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    Imaginer les rapports d'un homme et d'une femme en ce temps-là tient du prodige : confiance, soumission, solidarité ? les femmes de ce siècle furent-elles toutes autant de martyres ? nul bruit ne filtre d'une acrimonie conjugale quelconque entre Sidoine et Papianille. Mais le gendre panégyriste se vit consolidé au sein du clan Avitus, naguère encore Maître de la Milice.

     

  • LE TERRIBLE SECRET DE DOMINIQUE PAZIOLS

    À Saint-Rupt vit un fou. Carabine en main. Dominique PAZIOLS tue sa mère, son frère et ses sœurs.Coffré à vie, il étudie Kant et Marivaux. Évadé, il gagne une ville comme B*** , port de mer où chacun combat pour sa vie, où les maisons tombent sous les tirs d’obus, où l’on se tue de rue à rue. Dans cette ville de MOTCHÉ (Moyen Orient) – Georges ou Sayidi Jourji, fils de prince-président, cherche tout seul dans son palais six ou sept hommes chargés de négocier la paix. À ce moment des coups retentissent contre sa porte, une voix crie Ne laisse plus tuer ton peuple, on détale au coin d’une rue, le coin de rue s’écroule.

    Ainsi commence l’histoire, Jourji heurte à son tour chez son père (porte en face) Kréüz ! Kréüz ! ouvre-moi ! et le vieux père claque son vole sur le mur en criant « Je descends ! prends garde à toi ! » Les obus tombent « Où veux-tu donc aller mon fils ? - Droit devant – Il est interdit de vourir en ligne droite ! » Ils courent. Lorsque Troie fut incendiée, le Prince Énée chargea sur son épaule non sa femme mais son père, Anchise ; son épouse Créuse périt dans les flammes – erepta Creusa /Substitit. Georges saisit son père sur son dos ; bravant la peur il le transporta d’entre les murs flambants de sa maison.

    Ce fut ainsi l’un portant l’autre qu’ils entrèrent à l’Hôpital. « Mon père » dit le fils « reprenons le combat politique. Sous le napalm, ressuscitons les gens de bien. Il est temps qu’à la fin tu voies de quoi je suis capable ». Hélas pensait-il voici que j‘abandonne mon Palais, ses lambris, ses plafonds antisismiques, l’impluvium antique avec ses poissons. Plus mes trois cousines que je doigtais à l’improviste. Les soldats de l’An Mil se sont emparés du palais ou ne tarderont plus à le faire et ceux du Feu nous ont encerclés même les dépendances ne sont pas à l’abri puis il se dit si mon père est sous ma dépendance IL montrera sa naïveté de vieillard -

     

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    Georges avait aussi son propre fils.Coincé entre deux générations.

    Le fils de Georges sème le trouble au quartier de la Jabékaa. Il s’obstine à manier le bazooka. « Va retrouver ton fils ! - Mon père, je ne l’ai jamais vu ! ...J’ai abandonné sa mère, une ouvrière, indigne du Palais – cueilleuse d’olives – Père, est-ce toi qui a déclenché cette guerre ?… s’il est vrai que mon propre fils massacre les civils, je le tuerai de mes mains. À l’arme blanche. »

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    Les bombes ne tombent pas à toute heure. Certains quartiers demeurent tranquilles pendant des mois. Leurs habitants peuvent s’enfuir ; la frontière nord, en particulier, reste miraculeusement calme. Gagner le pays de Bastir ! ...Le port de Tâf, cerné de roses ! ...pas plus de trente kilomètres… Georges quitte son vieux père. Voici ce qu’il pense :  « Au pays de Motché, je ne peux plus haranguer la foule : tous ne pensent qu’à se battre. En temps voulu, je dirai au peuple : voici mon fils unique, je l’ai désarmé ; je vous le livre. » Il pense que son père, Kréüz, sur son lit, présente une tête de dogue : avec de gros yeux larmoyants. Puis, à mi-voix : « Si mon père était valide, je glisserais comme une anguille entre les chefs de factions; je déjouerais tous les pièges. « Avant même de sortir du Palais, Kréüz s’essuyait les pieds, pour ne rien emporter au dehors ». Le Palais s’étend tout en longueur. Des pièces en enfilade, chacune possédant trois portes : deux pour les chambres contiguës, la troisième sur le long couloir qui les dessert toutes. Chacune a deux fenêtres, deux yeus étroits juste sous le plafond. Georges évite les femmes : il prend le corridor, coupé lui aussi de portes à intervalles réguliers, afin de rompre la perspective. Au bout de cette galerie s’ouvre une salle d’accueil, très claire, puis tout reprend vers le nord-ouest, à angle droit : le Palais affecte la forme d’un grand L. Le saillant ainsi formé défend la construction contre les fantassins – grâce à Dieu, nulle faction n’est assez riche pour se procurer des avions ; cependant chaque terrasse comporte une coupole pivotante. « Dans les tribus sableuses d’alentour, nous sommes considérés avec méfiance : attaquer le Palais, s’y réfugier ? ...nous n’avons rien à piller - personne ne découvrira les cryptes – et mon père, Kréüz, a fait évacuer presque toutes les femmes…

    3Je reviendrai, ajoute Georges, quand l’eau courante sera purgée de tout son sable... » - ou bien : « ...quand les brèches seront colmatées. »

     

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    À Motché, attaques et contre-attaques se succèdent sans répit. Il faudrait réimprimer un plan de ville par jour. Georges peine à retrouver son propre fils : « Ma mission prend une tournure confuse ; Kréüz m’a dit tu n’as rien à perdre – je ne suis pas de cet avis. » Georges consulte les Tables de Symboles : cheval, chien, croix ; la Baleine, le quatre, le cinq ; le Chandelier, le cercle et le serpent. Il me faut un cheval, pense Georges, pour porter les nouvelles et proclamer les victoires. Pour fuir. Pour libérer. Fuir et libérer". Georges lance les dés : "Voici les parties de mon corps qu'il me faut sacrifier : la Tête, Moulay Slimane, Gouverneur du pays, assiégé dans son palais ("Ksar es Soukh" dont le nôtre est la fidèle réplique ; pourtant cet homme ne règne que sur quatre (4) rues) ; le Bras : Kaleb Yahcine, qui tient l'Est (le désarmer, ou l'utiliser à son insu) ; la Main, qui désigne ou donne : El Ahrid.

    "Le Sexe ou Jeanne la Chrétienne, enclavée de Baroud à Julieh ; elle ne rendra pas les armes si je ne la séduis. Le Coeur battra pour Hécirah, forte de son peuple opprimé : chacun de ses héros se coud un coeur sur ses guenilles. Tous portent le treillis, et souffrent de la faim (position : le Sud) ; l'Oeil est celui d'Ishmoun, c'est à lui qu'il en faut référer ; quand à ma Langue enfin, puisse-t-elle peler de tant d'éloquence".

     

    ***

     

    Je suis ressorti du Palais déserté.J'ai rencontré une femme qui montait de la ville, trois hommes dans son dos lui coupant la retraite. Elle s'appelle Abinaya, belle et rebelle, sous son voile rouge. "Quelles sont tes intentions ?" me dit-elle. "Ne libère pas ces chiens". Je garde le silence. Croit-elle que j'agisse de mon propre chef ? "Pour descendre en ville sans risquer ta vie - fais le détour par Achrati, au large du Moullin d'Haut - ettu parviendras au dos du cimetière ; là est le centre, Allah te garde". Je n'ai rien à foutre d'Allah, je ne reverrai plus cette femme, Abinaya est la clef ; quand je l'aurai rournée, je ne m'en souviendrai plus.

    Elle examine mon plan de ville : "Trop vieux. Ce sentier a été goudronné. Ce bâtiment : démoli, telle avenue percée. Ce sens unique inversé, ce nom de rue modifié. Les Intègres occupent le Centre, en étoile. Ici le dépôt de munition ; contre le fleuve une base Chirès et trois sous-marins. Prends garde couvre-feu des Anglais. Sous les arcades ici chaque jour distribution de vivres et de cartouches. Evite les ponts. Repère les points tant et tant - depuis combien de temps n'es-tu plus sorti du Palais ?" J'ai mis mon père en sûreté. Je ne sais plus par où commencer.

    Elle effleure ma joue de ses lèvres - je sais ce qu'il en est des femmes - je ne bouge pas - l'un de ses hommes (de ses gardiens ?) n'a rien perdu de nos paroles - de son treillis il tire un jeu de trots. Il me propose une partie - "je n'accorde pas de revanche" dit-il. La partie s'engage en plein air, sur une pierre. Abinaya fait trois plis. Les autres gardes s'amusent, sans lâcher leurs armes. Fou, Papesse et Mort. "La papesse" dit l'homme "détient tous les secrets ; ton père renaîtra. Qui peut entrer vivant dans la ville, ajoute-t-il, et en ressortir inchangé ?" La partie est terminée. Nous nous levons, descendant ou redescendant le sentier rocailleux vers Motché.

    Mon partenaire au jeu déroule son voile de tête : il semble détraqué, agite sa Kalachnikov et rejette les pans de son hadouk. Je le reconnais : nous étions ensemble à Damas, à la section psychiatrique de Sri Hamri, "le Rouge" ; ce dernier avait em^prunté aux Occidentaux (qui le tenaient d'Égypte) le concept de "soignés-soignants". Qui était fou ? qui ne l’était pas ? c’était indiscernable.

    Moi, je l’étais. Qui peut dire au jour de sa mort « Mes mains sont pures » ? « Dans les Trois Pavillons de Damas » me ditil « on mélange tous les hommes, fous et sains d’esprit, comme autrefois. » Il rit en agitant son arme : les fous entendaient des voix, chantaient des litanies, expulsaient le Chéïtann (SATAN !) qui rejaillissait, inoffensif, sur toute l’assistance. J’ai dit : « Zoubeïd, je n’étais pas un infirmier sérieux. La famille de mon père m’avait placé d’office, parce que je tirais sur les chèvres. Et jamais je n’ai cru au Chéïtan, même quand je bêlais comme les bêtes. Chacun de nous est fou, et n’est pas fou. Sage... » - Abinaya, qui descend le sentier devant nous, se retourne. La voie devient une ravine aux cailloux instables. Les premières maisons nous dominent comme une muraille, dont les fenêtres sont autant de meurtrières. L’odeur des égouts sort du sol. Un garde voilé, plus bas que nous sur la pente, porte à son oreille un récepteur noir dont il déploie l’antenne :

    « À Vauxrupt dans les Vosges, sans motif politique, un Français, Dominique Paziols, a tué au fusil de chasse quatorze personnes du même village. Il a commencé par son père, le blessant deux fois au cou, sans pouvoir l’abattre... » - Le salaud ! » Je crie le salaud par réflexe. Le garde voilé se retourne en riant, d’abord, parce que sans y prendre garde il a branché le haut-parleur, ce qui aurait pu provoquer une catastrophe, ensuite parce qu’il ne comprend pas comment une telle information a pu s’égarer sur son canal. « Les Vosges », « Vauxrupt », ces noms ne représentent rien « ...puis il a descendu sa sœur, des vieux, des femmes et des enfants. Cet homme est un chien ».

    Message privé. Jamais un présentateur ne s’exprime ainsi.

    Un homme d’ici a reçu d’autre part un message, capté par radio,  et nous l’aura retransmis, à sa sauce. Pour montrer qu’ailleurs aussi, très loin, on tue, « sans motif politique ». Pour justifier tous les assassinats d’ici, au nom de sa propre milice. Le haut-parleur grésille et s’éteint, nous descendons vers la ville entre deux rangées continues de bâtisses bistres, de plus en plus hautes sur les berges. Ceux qui m’escortent n’ont plus de réaction ; pour moi, fils de Kréüz, ce fait-divers d’au-delà des mers est un signe.

     

    MOTCHÉ

    Passé le ravin nous sommes entrés dans MOTCHÉ, hérissée de chevaux de frise, barrée de dérisoires chicanes en tôle ondulée. Mais pour celui qui traverse la rue, les balles sont de vraies balles. Notre file reste sur le côté droit, puis le radio soulève d’une main dans un recoin de mur le rideau de perles d’un vieux café à pavements bleus. La radio diffuse ici une interminable complainte de Fawz-al-Mourâqi. Nous nous asseyons autour d’un cube de pierre blanche. Des tasses en forme de dés à jouer sont posées devant nous. Le café brûle. Zoubeïd, le fou de Damas, mâchent une chique d’aram avec des bruits de bouche qui claquent. D’autres clients sont dissimulés dans des renfoncements, derrière des rideaux d’alcôves.

    Le Fou s’affirme pleinement satisfait de mes révélations. Ils sont montés à ma rencontre, dit-il, le jour où ils savaient me trouver. Je réponds que j’ai découvert les micros planqués dans le Palais. Il fait un geste « sans grand intérêt », avale son café. Depuis que nous sommes à l’abri, son agitation a cessé. Abinaya soudain s’adresse à moi : Ton fils te cherche, pour te tuer. Je lui réponds qu’il ne me connaît pas. « Ni toi non plus » dit-elle. « Tu es enjeu del utte, malgré toi. Et lui, ton fils, trouvera fatalement des indices ; il sait déjà que tu as quitté le Palais – à sa recherche. Aussi prends garde ». Des têtes passent par les rideaux, se renfoncent. Zoubeïd m’affirme qu’il m’aurait tué lui-même, lui le Fou, si je n’étais pas descendu en ville : « Les balles dans les rues ne te cherchent pas. La rue est plus sûre que moi ». ...Qu’il m’atteigne donc, ce fils… Zoubeïd raconte qu’après mon départ, ils ont tué un infirmier, à Damas : « On a serré la cordelette - sarir ! » - couic - « ...les Yahoud ont bombardé l’hôpitazl de Sri Hamri – piqué ! largué ! - où seras-tu en sûreté ? » Je connais mon fou. Il tourne autour d’une mauvaise nouvelle. Ce café maure baigne dans le calme. Les rideaux des alcôves se balancent. « Ton fils te cherche, Ben Jourji. Il sait que tu es descendu. Il te descendra pour se faire un prénom. Il ne se cache jamais deux fois au même endroit. Moi Zoubeï je connais ses cachettes, l’une après l’autre. Une bête laisse toujours sa trace. Il n’est pas véritablement de ton sang : tu ne l’as ni reconnu, ni élevé ».

    Abinaya manifeste son impatience. Elle demande à ses gardes de se revoiler, de ressortir, de laisser seul « Sidi Georges, Neveu du Président ». Je renouvelle ma consommation. Zoubeïd me quitte à son tour. Il laisse sur la table le Pape, Quatrième Arcane : Allez, et enseignez toutes les nations. Toutes les nations se battent dans ma ville – pourquoi cet imbécile de Paziols s’est-il borné à ceux de sa nation ? La sœur et le beau-frère, le jour de leurs noces, assassinés à St-Rupt en France. Il a raté le père. C’était un petit village, au pied des Vosges.

    Pourquoi ce fait divers a-t-il marqué notre correspondant en France au point de lui consacrer, ici à l’autre bout de la Méditerranée, toute la deuxième page ? ...un triangle d’herbe formait la place, ornée d’un petit cèdre… qui n’a pas son fusil en Xaintrailles ? Le père passait, il l’a visé au cou, l’homme blessé a couru chez les Geoffroy, et Dominque le Chrétien riait en rechargeant son arme. Tout le village l’a vu. Je lis l’article in extenso. Évasion, filière moyen-orientale, chiqueur de libanais ? Le voici revenu parmi nous. Quelque part. Bonne planque. Je passe la nuit au-dessus du café, dans une chambre blanche. La guerre frappe à l’autre extrémité de la ville.

    Je m’endors bercé par les fusillades lointaines. Le lendemain, je fais sortir mon père de son refuge, Hôpital Rafik. Devant nous, vers l’ouest et vers la mer, descend la ville en cercles concentriques. Nous suivons la pente, degré par degré. À notre passage les portes se ferment, à même les murs. Des femmes voilées rappellent leur enfant. Des pierres bondissent entre nos pieds. « Ils m’ont reconnu » dit Kréüz. Nous parvenons sur une place triangulaire, formant palier, dominant la ville où fument au loin les détonations ; plutôt un terrain vague, où grouille une foule en haillons ; c’est un rassemblement du peuple, harangué par quelque agitateur perché sur une pierre.

    Les guenilleux l’écoutent avec passion, les têtes approuvent, les bras se raidissent. Des vociférations, des discours annexes et forcenés parvenus des angles de la place, approuvent et renforcentl’orateur qui poursuit, poings serrés, en langue achrafieh. La foule gronde avec volupté. Cinquante mètres nous séparent de cet infernal attroupement. Près de nous, vêtu de bleu, Zoubeïd est venu s’accroupir : « Je savais où te trouver ». La foule s’agite et se tourne vers nous : « Ils ont reconnu ton père en toi. Je ne donne pas cher de ta peau ». Tous ramassent des pierres. « Fuyez ». Il nous pousse vers des rues à couvert, où les haillonneux, versatiles, renoncent à nous poursuivre. « Qui était-ce ? » Zoubeïd nous donne un nom. « Que veut-il ? - Soulever le peuple.N’importe quel peuple.N’oublie pas la couleur de ta peau, ton éducation d’Occident. La coupe de ta veste ». Il nous demande de ralentir près du marchand de dattes. « Achetez-en quelques brins. Restez calmes ». Je demande à Zoubeïd , qui revêt soudain une grande importance, d’où viendra l’attaque de mon fils.

    A-t-il des armes ? Des partisans ? « N’en doute pas » répond-il. J’ignore qui me concilier, les rivalités, les alliances et leurs renversemernts. « Marchez à présent. Descendez toujours. Tu apprendras seul. Frappez ici ». La porte indique le n° 80. Une main brune et sèche nous tire dans une cour. Nous rinçons à la fontaine nos doigts poisseux de dattes. « C’est le début des Temps » dit Zoubeïd. « Je te donnerai ce qui convient;et à ton père, Kréüz, aussi ». À mi-voix : « Pourquoi traînes-tu ce vieux sac du passé ? » Plus haut : « Dans quinze ans si tu survis inch’Allah – tu seras le premier d’une longue descendance, qui cueillera les dattes fraîches. Tu apprendras à ton peuple ses trois langues maternelles. De toi naîtront des livres et des chansons ».

     

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    ...J’ai engendré un fanatique. J’ai observé de mon abri par la fenêtre (une meurtrière matelassée de sacs de sable) ces jeunes gens, de son âge, dont les opinions simples se défendent à coups de fusils. Se résumant souvent à leur utilisation. La Caserne Jaune leur sert de cible. Le second jour encore, ils se battent (je les observe) et incendient la Bibliothèque Aleth ben Adli. Les livres ont brûlé trois jours mais j’ignorais encore que mon fils en fût l’instigateur. Dans la cour qui m’abrite, logé, nourri, j’ai tout le temps de lire. Un magazine périmé relate sous mes yeux ce fait divers de St-Rupt dans les Vosges, si loin d’ici : Dominique Paziols dans sa folie disent-ils a massacré quinze personnes : sa mère et sa sœur, son beau-frère le jour de leurs noces – plus – inexorable rumination – douze personnes – une goutte de sang – comparé à ce qui se tue ici chaque jour.

    Je me demande combien de meurtres civils bénéficient du statut militaire. Paziols a 31 ans, et cet homme, cet évadé, je l’ai recruté pour mon compte. Je dois à mon père, tout impotent, d’avoir lancé les coups de téléphone décisifs. Il sait ce qui s’est passé, là-bas, en France. Mon père est toujours quelqu’un. Ses services fonctionnent encore admirablement. Je lui baise la main sosu sa perfusion. Il me dit : « Tu devras te méfierr de cet homme. De tous ceux de son âge et en deçà. Ton fils lui-même, Mechdi Abdesselam, pose des bombes et te recherche personnellement ». Mon père s’assoupit. L’infirmière engagée pour lui seul, dans un domicile que je tiens secret – remonte dans son dos les oreillers, me fait signe de partir : « Il dort». Mon abri n’est plus sûr. On m’aura suivi, à l’aller comme au retour. Zoubeïd a transporté séparément mon sac de voyage à l’Hôtel de Touled : un quartier calme, un portail à deux battants fermés par trois rangs de chaînes, un pa-ti-o garni de plantes vertes, un balcon intérieur en véranca – une vasque s’écoule derrière les fauteuils en rotin, quelques tirs murmurent vers le nord-ouest. À ce que dit l’hôtelier, Mechdi Abdesselem (ben Jourji ben Kréüz) prend pour cibles tous les signes de Culture et d’Autorité. Mon fils est devenu fou. Je ne m’en sens pas amoindri. La roquette heurte la vasque et pète.

    Un certain Halis, client de l’hôtel, dit «L’Espagnol »,retient soudain à la main sa mâchoire, et partout comme de juste retentissent les cris, s’épaissit la poussière, Zoubeïd est indemne, le standardiste a éclaté, les poutres de la véranda se sont tordues, les pots de fleurs pulvérisés. Les vitres au pied du mezzanino forment une pyramide, entourée par des corps saupoudrés d’éclats de verre. La rampe en faux bois s’est éclatée, ses veines de ciment grosses comme comme des poignets, les marches toutes sautées. La vasque enfin forme entonnoir jusqu’au fond de la cave où saigne à gros bouillons la conduite d’eau. On m’évacue. Tout le tour de mes paupières me cuit d’incrustations de particules.

    Lhôpital n’est pas un lieu sûr. Votre œil n’est pas atteint. - Mon fils va m’achever. - N’ôtez pas le bandeau. Écoutez sa lettre… - ...adressée à qui ? - L’enveloppe en blanc : « Article Premier « Mort aux pères », au pluriel ». À sa voix, l’infirmier sourit. « ...et le reste à l’avenant ? - Oui. - Ne lisez pas. - D’habitude il porte autour de la tête un foulard gris enroulé trois fois – ce son d’autres qui me l’ont dit, s’empresse-t-il d’ajouter. Un obus éclate dans la cour, les sirènes se déclenchent, il fait beau, panne des sirènes, silence - rien à craindre, tout au plus d’être achevé sur le lit à trois heures si la ronde est dans le coup. Pourquoi ces imbéciles m’ont-ils allongé. Mes larmes coulent difficilement.

    Je passe sans bouger toute la nuit, tressaillant au moindre bruit intérieur. Je m’endors au matin bercé par un bombardement lointain : de vagues flammes parcourent les rideaux tirés. Un frôlement de blouse m’éveille en sursaut : « Passez couloir B. Vous débouchez Impasse Bou Naliel. - OK, je fonce » - mes jambes sont intactes j’arrive pile où il faut puis Boulevard Descroges – désert. L’hôpital dans mon dos est touché de plein-fouet, les blocs s’enflamment, un avion s’éloigne en un soupir Viens avec nous ! - hommes, femmes,enfants au galop vaguement couverts par quatre ou cinq saadis parfaitement paniqués qui tirent au jugé par derrière. Un enfant tombe. Passé l’angle droit nous nous aplatissons, juste au-dessus de Check Point Chiram : vus de haut, dans des chicanes face à face, deux factions se canardent en rampant. Les femmes autour de moi leur crient Défendez nos enfants ! Un soldat se redresse, me montre du doigt Qui est cet homme ? Je montre mes bandages, il se tait.

    Je soupçonne que les chicanes, de part et d’autre, sont faites de pierres tombales redressées : le Check Point se trouve en plein cimetière Abdesrafieh. L’homme quitte son poste sans être vu. Par un sentier bouffé de gravats il remonte vers nous Venez chez moi – pas toi dit-il à mon adresse. Abandonné soudain de tous il ne me reste plus qu’à dévorer des yeux les deux partis en contrebas qui continuent à se flinguer, accroupis, redressés, replaqués au sol. D’en haut j’aperçois de l’œil gauche un grand jeune qui vient par derrière en agitant un tissu blanc, son uniforme est beige inconnu, ne se dissimule pas, les armes se taisent. Il porte sur le front un bandeau gris. Les deux partis se relèvent à la fois, fusils rabaissés, dans une totale exténuation.

    À ce moment un coup de feu perdu l’abat en plein cou. Tous s’enfuient en tous sens, je m’aplatis et contemple d’en haut ce corps à quatre mètres sous moi. Puis je me dresse, je marche au hasard. Je me répète la phrase Tel est le sort des espions. Je me répète cette phrase de plus en plus vite, en trébuchant droit devant – tel est le sort – des espions . Savoir si Kréüz a péri dans l’hôpital ou bien – s’ils l’ont évacué dans la cour, juste après l’explosion – un timbe d’ambulance à l’est, je ne reconnais plus les rues

    ICI S’ÉLEVAIT LE WAZOUF ASARGAH

    SIX ÉTAGES D’HÔTEL CIVIL

    PASSANT RECUEILLE-TOI

    je ne peux pas me recueillir – l’année dernière ou l’année précédente les gros balcons gris se sont effondrés l’un sur l’autre en pâte feuilletée – nous voici au quatrième jour, une fumée s’élève au nord, j’espère, j’espère encore que ce n’est pas mon fils qui incendie la Bibliothèque, et que de n’est pas lui qui trouva la mort au cimetière d’Abdesrafieh.

    Pas de sauveteur au voisinage de l’hôtel, une couche de gris, une couche de blanc, marbre et gravat « ...le cimetière musulman d’Abdesrafieh, dit un journal qu’un coup de vent me plaque sur le pied - « constitue le seul point de passage entre l’Est et l’Ouest » - j’ai passé la nuit sur le sol, dans des chicanes de camions.

    Tout change d’une nuit sur l’autre. Faut-il souhaiter -stratégiquement ? humainement ? - le rétablissement d’un front stable ? Je pousse le journal du pied – comment s’appelait cet homme abattu ? Avec un bandeau gris au front – revenir sur les lieux du crime- je peux cette fois, redressé, descendre la Rampe aux Boules.Je me suis avancé dans l’allée déserte – tous ont déguerpi (le passage est à qui le prend : le mort ou moi) – les yeux des fuyards ne sont pas loin, ils n’ont jamais vu un homme s’incliner, seules les femmes et les mouches prient sur les corps. L’arme dressée, ils m’observent en s’abritant, de biais – le cimetière s’étend sur ma droite, j’ai devant moi le ressaut de terrain où je m’étais plaqué, je ne fouille pas le corps, je repars en serrant sur moi les pans de mon vêtement occidental, ressors par la porte d’Antalyah – des rues, des rues aux stores éternellement baissés, ruines, ruines, odeur de soufre ; je me souviens bien que PAZIOLS, très loin en France, devait lui aussi tuer pour s’évader. Motché assiégée du dedans – que nul ne parle de folie ; on pouvait, on peut très bien refaire ces meurtres en plus simple. En plus ordonné. Selon leur rite. Exemple : à l’école de Safrajieh, quarante enfants morts empilés méthodiquement, avant d’y mettre le feu – après cela nul ne tuait de trois jours entiers – on vidait son chargeur sur les murs. Je ne pouvais trouver pourtant PAZIOLS si absurde, je le voyais (justement) comme une grande muraille sans fissure. Ici, quand le canon tonne du sud, les gens s’assemblent, stores fermés, sur le trottoir, discutent paisiblement, je me suis couché près des ruines, laissé aller, soucieux de préserver mon corps, qui battait battait follement contre le sol.

    Je m’abandonne à contempler la terre, bras le long du tronc, devenant poussière, en vérité j’ai rampé dans le sable, imaginant des tirs rasants contre ma nuque, puis je dépouille un cadavre de son arme : il faut passer inaperçu. On trouve de tout. J’ai rejoint l’Hôtel Touled qui n’a plus qu’une chambre, j’ai faim, j’ai soif, et dans la cour le rebord de la vasque, brisé, s’est fiché vertical dans le sol. Un chien sort d’un trou de terre, fin visage de chien, comme un bijou, immensément choyé – tandis qu’un garçon, une pierre à la main crie sur la bête (l’accent de la Békaa) « Reviens ! Reviens ! » - puis s’adressant à moi : « Tu peux le promener Monsieur ». J’appelle le chien « Robott ».

    Je tâte dans ma poche : trois dirhams. Ça fait trois merguez au kiosque pour le chien et moi. Une race précieuse, des oreilles en houpettes,les yeux dorés – mon arme et mon chien. Qui promène son chien dans Motché ? ...Paisible journée de tension. Les Trois Présidents précédents ont tenu trois semaines. À l’hôpital, ou dans ses ruines ? mon père va mieux. Je le retrouve au sous-sol, conscient, confiant : « J’ai un peu honte de ne pas souffrir ; juste hypoglycémie. » Il me demande où j’en suis de ma mission. Franchement !… « Mon fils n’est pas mon fils », je lui dis ça comme ça, le chien aboie en fourrant son museau dans le soupirail.

    Mon père dit que les cimetières sont devenus enjeux stratégiques : d’une part, chaque section s’imagine avoir converti les morts ; de l’autre, ces grands espaces vides permettent de relier deux quartiers jointifs. Kréüz s’intéresse aux luttes, je dirais tombe après tombe, aux positions de tir entre les stèles, je mime leurs reptations. « Interdire l’accès aux cimetières, c’est déjà quelque chose, à supposer qu’on ne puisse y pénétrer soi-même. Prends ton chien et longe les murs, demandent les chefs. » Quand je ressors, des cons sur les trottoirs tirent sur tout ce qui ressemble à une croix ou un croissant rouge ; je pense que le devoir d’un négociateur, d’un pacificateur digne de ce nom – est de préserver sa propre existence.

    Je suis sans compagnon de lutte. Le seul mot « compagnon » me hérisse. Je ne franchirai pas les grilles d’une ambassade. Puis tout se calme, comme un enfant, comme une mer. Il me vient à l‘esprit – de qui est-ce ? - des embruns de plomb. Où vais-je dormir ? ...celui qui change d’adresse sans cesse, un jour il tombe ; celui qui reste sur place, un jour il tombe…

    Le chien Robert : un garde du corps ? toujours dans les ruines, toujours se faufilant.

    PAZIOLS a tué ses ennemis privés. Rien de plus. Son père, sa sœur – les siens, son village. Il se faisait aimer des bêtes. Son chien Hamster léchait le sang des hommes. Je suppose. Jamais il n’aurait tiré sur son chien ; le seul témoin des meurtres est celui que les juges n’auraient pu entendre. Derrière des sacs de sable, des soldats jouent aux cartes. De temps en temps l’un monte au créneau, tire un coup et revient ou se fait descendre. Je me suis guidé sur les barricades pour faire le tour du quartier. Impossible de sortir de l’enclave. Qui osera l’assaut ?

    J’offre des cigarettes, voici mes soldats ; s’ils me reconnaissent, ils ne le montrent pas. J’achète des fruits près du cimetière. Peut-être mon fils se tient-il hors de la ville, cherchant des renforts – des munitions – si j’accomplissais à mon tour un Grand massacre privé, je ne serais jamais poursuivi. À Damas, chez Sri Hamri « Le Rouge », il ne reste plus qu’un seul parti : les Annexionnistes. Tous pour annexer Motché. Une patrouille de miliciens me croise, au pas, sans me regarder – quel camp ? pourquoi ne tirez-vous pas ? J’ai renoncé à toute ’unification du Pays. À l’Hôtel de Touled om je me réfugie, un inconnu, très jeune, m’apprend les connaissances indispensables à ma survie : « Il n’y a plus qu’un seul chemin d’ici à ton Palais ».

    Le jeune homme s’appelle Saïz Essalah. Il remplace le chien qui s’est fait dégoter. Je ne savais qu’en faire. Mon ami humain s’assoit sur le lit de fer, un genou plié. Ce qu’il me dit me plaît . Au nom de quoi dit-il certains possèdent toute la terre ? Ce sont les idées de mon père, propriétaire de toute la Berkaya d’un seul tenant. Je demande à Saïz : « Qu’en ferais tu ? » Partout où je me terrerais, sera l’Œil du cyclone. Il:me demande : « Qui gagne et qui perd ? Je veux l’humanité entière en équilibre en haut de la Roue de fortune. » De même les rabbins, certains rabbins, vont disant : « Le Messie est le Monde tout entier ». Je dis « Tu parles comme un Juif ». Je pense que le monde retient son souffle en attendant que je meure.

    Une bombe tombe. D’instinct nous plongeons sous un couvre-pied. Saïz me souffle tes phalanges attaquent – les Chrétiens – la peur nous a souillés, je me dégage vers le lavabo ; un projectile me pète le tuyau, l’eau me crache un jet de limaille. Essalah rejette le couvre-pied. Une lumière sans éclat s’est mise à trembler au-dessus de la glace : le générateur s’est déclenché. « Pourquoi nos chefs confisquent-ils les biens, pourquoi restent-ils chefs, notre parti secrète ses tyrans, et nous périssons sous les bombes, c’est toi qui avais le plus peur, Sidi Jourji. Si j’étais chef, il n’y en aurait plus ; je dirais aux hommes de veiller sur nous, et sur eux. Sans nous donner d’ordre ».

    Je le regarde avec attention. Il reste sans ciller, bras ouverts, assis sur le bord du lit. La conviction dans les yeux. Dix-sept ans. Avant guerre, ma vie était tout autre. Neveu du Président. Je ne jouais pas au pacha. Mes études interrompues par l’assassinat de l’oncle ; sous toutes ces bombes : je suis devenu inactif. Pourquoi donc, à présent, pourquoi pas, mourir pour des idées ? « Essalah, pourquoi choisis-tu ton camp ? Celui-ci, plutôt que celui-là ? - Je livrais, me dit-il, des bouteilles de lait, à bicyclette.Mon frère s’est fait arracher les mains dans l’explosion d’une bouteille de gaz. Et crever les yeux. J’ai tiré dans le tas. Quel âge as-tu ? » Je le lui dis. Il se met les coudes aux genoux, me dit que nous autres, les chrétiens, ne sommes pas de véritables croyants. Il ajoute aussitôt que chez lui, la vraie foi s’est enfuie, qu’elle ne reviendra jamais. « Allah, donne-nous de bonnes mitraillettes ! » Il éclate de rire. Je prie à part moi : « Seigneur, donne-lui la force qui dure ». Saïz Essalah, 17 ans, m’apprend que DOMINIQUE PAZIOLS est descendu en ville ; c’est donc que Saïz lit dans les journaux les mêmes choses que moi.

    Il ajoute : « Ici, en ville, PAZIOLS voit des hommes, des vrais, se battre pour de vrai. Il a rattrapé la Foi – pour lui, tout avantage. » Au début de la guerre en effet, tout se succédait comme autant de miracles : manifs, discours, grosses grèves. Bris de vitres. Chants de grillons, scansions de bottes sous les miradors. Un jour les Yahouds ont bombardé l’Asile de Damas. Saïz Essalah, mon nouvel ami, m’apprend que DOMINIQUE PAZIOLS lui aussi a goûté aux délices de l’internement, chez Sri Hamri, « le Rouge ». À Damas, parfaitement. En résumé Sidi Jourdji, les Yahouds luttaient pour s’agrandir. De Golan, tu tirais sur tout ce que tu voulais sur le lac Tibériade. Ils sont d’abord montés sur le Golan, ils ont bombardé Damas. Faux, Saïz, rien de plus faux.

    Ce qui intéresse le jeune homme, ce sont principalement les blessure, leur nombre, leurs emplacements. « PAZIOLS est resté quelque temps à Louqsoum, l’Asile. Quand tu pars de Louqsoum, il y a deux chemins, la Syrie au nord, à l’est l’Iraq. À chaque route son cheval de frise, et son homme. - Je ne connais pas, lui dis-je, tous les villages du nord. - Tu dois rejoindre Sri Hamri, qui vous a internés tous les deux, Sidi Jourdji. Tu le reconnaîtras. Ton fils, tu ne pourrais pas le reconnaître ». Je dois rameuter les secours, au-delà du port, toujours sous les tirs – quel chrétien, ayant vu de ses yeux la Vierge, retournerait sans regret à sa vie ordinaire ? Mon souvenir personnel est celui d’un fou, grand et fort, DOMINIQUE PAZIOLS, tirant sur ses propres parents et ses amis de toujours – combien cet homme me serait précieux…

    On ne condamne plus les droits communs en temps de guerre ouverte. Ils surgissent tout armés, pour la justice de votre choix. Pour votre fils ou vous-même, selon le vent de la révolte. Quinze morts d’un côté, au pied des Vosges françaises ; quinze conférences d’autre part, pour la paix à Genève. « Que puis-je espérer de Sri Hamri « le Rouge » ? - Celui qui vous a soignés ? - Enfermés, Saïz, enfermés ». Je reconnais cependant, sans le dire, que c’est lui qui m’a le mieux soigné. « Il n’exerce plus, Sidi Jourdj. Il a ôté son turban, rasé son crâne. Il tient ici le quartier des Barzaki, c’est lui le chef des plus riches. Que peux-tu attendre des plus riches ? » Ma stupéfaction est visible. « Il se fait appeler Bou Akbar. Tout le monde connaît Bou Akbar » - chef de clinique, chef de guerre…

    JE me souviens bien de ma dernière lettre : Docteur, je vous serais reconnaissant de bien vouloir mettre fin au traitement, lequel provoque à l’intérieur même de ma boîte crânienne une sensation de goutte à goutte parfaitement insupportable » - il faudrait donc cette fois produire un message de paix ou d’alliance, dont je ne saurais jamais assez peser les termes. Une déflagration ébranle le quartier. Nos vitres se fêlent. Un gros carré tombe du plafond. Plaintes, hurlements, sirènes et surexcitation, panique. Ni l’un ni l’autre ne nous sommes levés. Saïz Essalah s’époussette à même le carrelage. Le tintamarre des ambulances, de l’autre côté du mur, est devenu assourdissant. Penché par la fenêtre de la cour intérieure, je vois trois serpillières suspendues à la corde à linge. Dans le pati-haut résonnent les indications vociférées des sauveteurs invisibles, précises et contradictoires. « Ils sont trop », dit Essalah, qui se relève ; « ils se gênent. Êtes-vous médecin ? ajoute-t-il ; c’est un grand métier. Un beau et bon métier par les temps qui courent ».

    À l’étage inférieur une porte claque de toutes ses forces contre le mur. Des cris -une rafale – Essalah pâlit. Des pas retentissants grimpent l’escalier. L’hôtelier hurle il n’y a personne ! - Ta gueule. - Personne n’a tiré ! c’est une voiture piégée ! (« pourquoi l’aurais-je fait sauter à cinquante mètres de mon hôtel », etc. - il heurte le mur de son corps et se tait. Encore un coup de feu chambre voisine. « N° 28 » murmure Essalah blanc comme l’acier. D’autres pas remontent au deuxième. Une civière tinte contre un angle comme un récipient vide. Les médecins secouent notre porte. Mon cœur s’est soulevé. Pour éviter le moindre bruit, j’ai ravalé une gorgée de vomissure. « Ton haleine est intolérable » chuchote Essalah.

    Lorsque tout s’est apaisé, je me suis levé pour boire à même le robinet d’eau chaude intact. Essalah boit à son tour. Il tremble de tous ses membres, puis cela cesse et d’un coup il se met à rire. « Sors te battre » ai-je dit. Et je lui promets de payer son arriéré de chambre : « Pour tes héritiers » Je n’ai pas d’héritiers répond-il. Je ne reçois pas d’ordres. Il me suffit que je reste dans ta chambre. Mes chefs sauront me trouver.

    - ...Vous êtes vraiment discipliné. - Tous les partisans observent leur discipline. C’est pourquoi MOTCHÉ sombre dans le chaos. »

    Nous descendons tous deux au rez-de-chausée ; Mon accompagnateur m’indique la porte d’arrière, et le nom de trois rues à suivre dans l’ordre, « coudées, mal gardées ; souviens-toi bien de l’ordre où je les ai dites. Il ajoute que si j’en réchappe je tomberai sur le fief de Sri Hamri dit Bou Akbar. Essalah ne m’a pas retenu en otage : nous savons estimer les personnes de peu de poids. Vexé, passé les rues coudées, je n’ai pu redresser la tête que Boulevard Galba :intact. Sur le trottoir on crie Poudre blanche ! Poudre blanche ! Seul endroit au monde où l’on vende l’héroïne à la criée. « Tu ne me reconnais pas ? » C’est un garde du corps d’Aninaya. Un camarade de Zoubeï : « De quel camp es-tu ? » «Pas de camp pour ma poudre. Abinaya est morte. Je circule.

    - Tu as de l’humour. - Si tu me quittes, dit-il, tu risques ta vie. Ton père est abandonné au Khéryab. Hôpital Khéryab. Tu sors à l’instant d’un hôtel de passe pour hommes. Tu veux de a poudre ? Ce n’est pas de l’héro. Jamais je ne dealerais cette saloperie. C’est de la poudre de palme.

    - Tu trouves des connards pour t’acheter ça ? ...même avec une carte de presse … - Surtout avec une carte de presse… - ...je me fais descendre… je dois rencontrer… consulter pas mal de monde… - Comment il dit ça sans rire le Roumi ! ..gratuit pour commencer… - M’emmerde pas. Tu m’accompagne chez Sri Hamri.Bou Akbar. - Je te rapproche, Sidi Jourji, juste te rapproche/ » Boulevard Galba désert. À cette heure-ci. Tout blanc, tout droit, tout poussiéreux. Avec le dealer fou je me plaque sous les encorbellements : deux rongeurs en quête de fente dans le plâtre.

     

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