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der grüne Affe - Page 26

  • TI SENTO

    TI SENTO

    1. Presque toutes les fictions ne consistent à faire croire d'une vieille rêverie qu'elle est de nouveau arrivée.
    • André MALRAUX Préface aux Liaisons dangereuses
    • Collé au mur Boris Sobrov tend l'oreille, ce sont des frôlements, des pas, un robinet qu'on tourne, une porte fermée doucement - parfois, sur la cloison, le long passage d'une main. Le crissement de l'anneau sur le plâtre. Un froissement d'étoffes, presque un souffle - une chaleur ; puis une allure nonchalante qui s'éloigne, vers la cuisine, au fond, très loin, des casseroles. Un bruit de chasse d'eau : une personne vit là seule, poussant les portes, les tiroirs – il glisse plus encore à plat, à la limite du possible, sa joue sur le papier peint gris, mal tendu au-dessus de l'oeil droit : il voit d'en bas mal punaisées une vue gaufrée de Venise, « La Repasseuse » à contre-jour.
    • Boris habite un deux pièces mal dégotté, au fond d'une cour du 9 Rue Briquetterie sans rien de particulier sinon peu de choses, des souvenirs de vacances posés dans l'entrée sous le compteur et soudain comme toujours la cloison qui vibre plein pot sous la musique le tube de l'été OHE OHE CAPITAINES ABANDONNES toute la batterie dans la tronche il est question de capitaines, d'officiers trop tôt devenus vieux abandonnés par leurs équipages et voguant seuls à tout jamais, suivra inévitablement LA ISLA ES BONITA en anglais scandée par Madona - les plages de silence sur le vinyl ne laissent deviner ni pas de danse ni son d'aucune voix parole ou chant.
    • D'autres Succès 86 achève la Face Un, Boris a le temps de se faire un café, d'allumer une Flight ; la tasse à la main, il fait le tour de son deux pièces, jette un œil dans la cour, le jour baisse, ce n'est pas l'ennui, mais la dépossession, comme de ne pas savoir très bien qui on est. Sur la machine à écrire une liste à compléter. Boris s'est installé à Paris depuis quinze ans, il s'y est marié, y a divorcé, n'a jamais donné suite aux propositions des Services. La naturalisation lui a donné une identité : né le 20-10-47, 1,75m - petit pour un Russe - , teint rose, râblé, moustache intermittente.
    • - Les exilés attendent beaucoup de moi.
    • - Tu es Français à présent.
    • Un jour Macha je t'emmènerai en Russie.
    • Mon frère m'écrit d'Ivanovo.
    • - Je ne l'ai jamais vu.
    • - Moi-même je ne le reconnaîtrais pas.
    • Boris tire sur sa cigarette. Le mur de la chambre demeure silencieux. D'ici la fin de la semaine il aura trouvé un logement pour un dissident. Ici ? Impensable. Trois ans écoulés depuis ce divorce. Où est Macha? ...trois ans qui pèsent plus que ces vingt-cinq lourdes années de jeunesse, grise, lente, jusqu'à ce jour de 73 où il a passé la frontière, à Svietogorsk Le voici reclus rue de M., à deux pas de Notre-Dame de Lorette., tendant l'oreille aux manifestations sonores d'une cloison - qui habite l'autre chambre? il n'y a pas de palier ; ce sont deux immeubles mitoyens ou plutôt, car le mur est mince, deux ailes indépendantes qui se joignent, précisément, sur cette paroi.
    • Pas de fenêtre où se pencher.
    • Ce n'est pas un chanteur, ce n'est pas un danseur, ce n'est pas un écrivain, il ne fait pas de politique et ne sait pas taper à la machine.
    • C'est une femme.Un homme roterait, pèterait. C'est une jeune fille, qui fait toujours tourner le même disque. Elles font toutes ça : quand un disque leur plaît, elles le passent toute la journée. Les mêmes rengaines, deux fois, dix fois. Boris n'ose pas frapper du poing sur la cloison : A, un coup, B, deux coups, le fameux alphabet des prisonniers - il ne faut pas imaginer. «Je ne connais pas le sexe de cette personne » répète Boris. « Capitaines abandonnés ». « La Isla es bonita ». Et pour finir, toujours, en italien, « Ti sento ». "Ti sento tisento ti sento" sans reprendre souffle - la Voix, voix de femme, la ferveur, le son monté d'un coup, « ti sento - je t'entends - je te comprends"- ti sento - la clameur des Ménades à travers la montagne, le désespoir - la volupté - l'indépassable indécence - puis tout s'arrête – la paroi.grise - le sang reflue.
    • Déperdition de la substance.
    • Mais cela revient. Cela revient toujours. TI SENTO c'est toi que j'entends toi qu'à travers ta voix je comprends tu es en moi qui es-tu. Il est impossible. Boris frappe au mur, se colle au plâtre lèvre à lèvre, mais on ne répond pas, mais on ne rompt pas le silence, Boris halète doucement, griffe le mur : « C'est la dernière fois. » Il se rajuste plein de honte, se recoiffe, jette un œil en bas dans la cour : c'est l'heure où sur les pavés plats passe en boitant une petite fille exacte aux cheveux noirs, son cabas au creux du bras ; Boris renifle, se lave les mains, se taille un bout de fromage, la fillette frappe et entre.
    • - Bonsoir Morgane dit Boris la bouche pleine.
    • - Tu le fais exprès d'avoir toujours la bouche pleine?
    • Elle pose le cabas sur la table : « C'est des poireaux, des fromages, une tarte aux pommes, un poulet ; des bananes. Ça ira? »
    • C'est une gamine de dix ans, la peau brune, la frange noire et les dents écartées. « Comment va ta mère? - C'est pas ma mère, c'est la concierge. Aide-moi à décharger. Tu te fous l'estomac en l'air à bouffer ce que tu bouffes. » Boris fait semblant de se vexer. Marianne (c'est son nom) passe toujours le cinq-à-sept chez la mère Vachier, à la loge, en attendant que sa mère sorte du travail. La gamine fait les courses en échange d'une heure de maths. Voilà qui est convenu. « Qu'est-ce que tu m'apportes aujourd'hui?
    • - Le quatre page cent.
    • - Vous avancez vite!
    • - La prof a dit "Ça vous fera les pieds".
    • Boris se plonge dans les maths et dans la cuisine, à même la table – à chaque fois le même jeu, la vue de la bouffe lui met les crocs. «  Tu ne peux pas éplucher tes poireaux ailleurs ? ça pique les yeux.
    • Soit un carré A B C D , une sécante x, une circonférence dont le centre... « c'est horrible, tu es sûre que c'est au programme?
    • - Punition collective. Moi j'ai rien fait.
    • - Ca m'étonnerait.
    • Marianne attaque une banane. Boris prépare une vinaigrette, tache le bouquin , jure en russe, écrit d'une main et s'enfonce la fourchette de l'autre.
    • - Tu pourrais fermer la bouche quand tu manges.
    • - Un peu de poireau?
    • - Après ma banane?
    • Boris s'étrangle de rire.
    • - T'es franchement dégueulasse, Boris. T'as fini au moins?
    • - Sauf la troisième question.
    • - Tant mieux, elle croira pas que j'ai pompé.
    • Boris ne comprend toujours pas pourquoi Marianne tient absolument à lui proposer des problèmes de maths.
    • Et tes quatre en français? - Je sais tout de même mieux le français qu'un Russe.
    • Même pas. »
    • Marianne engloutit un yaourt. « Pour une fois » pense Boris « elle ne m'a pas dit T'es pas mon père" pense Boris.
    • Marianne se penche sur l'ordinateur : « Qu'est-ce que c'est que tous ces noms à coucher dehors? - C'est la liste de tous les émigrés russes de Paris. - A quoi ça te sert ? - L'association verse de l'argent aux plus nécessiteux. - Aux plus pauvres?...C'est tous des pauvres? 
    • J'appuie sur le bouton? - elle appuie sur le bouton. Deux heures de travail perdues. Boris l'engueule. Ils se séparent fâchés comme d'habitude.
    • X
    • Le travail à domicile permet de choisir l'heure de son lever. Boris ne dépasse jamais huit heures - la robe de chambre, les bâillements, la barbe qui tire ; le placard, le bol, la cafetière, le réchaud. Un yaourt pour commencer, surtout pas de radio. Les biscottes, le café bu bruyamment, ramassage de miettes, envie de pisser - un homme très ordinaire, en Russie comme à Paris. A huit heures et demie, de l'autre côté du mur, il, ou elle, s'éveille. Pas de bâillement, pas de chanson, pas de jurons, juste des pieds qui se posent, des pantoufles qui s'agitent, un pas léger vers les toilettes.
    • Comme la porte est fermée, on ne peut pas distinguer si c'est le jet d'un homme ou d'une femme. Les coups de balai, dans les plinthes, ne prouvent rien non plus : il existe des petits nerveux, soigneux comme des femmes, qui font le ménage tous les jours. Sans oublier la toilette du matin, sans exception, même le dimanche : eau chaude, eau froide ; puis le petit-déjeuner : cette personne mange après s'être lavée. Logique. Le bol, la cuillère, le raclement dans le beurrier en fin de semaine, jusqu'à la fermeture caoutchoutée du réfrigérateur : aucune différence d'une cellule à l'autre ! ces bruits-là passent les murs. Pas les voix. Puis le claquement exaspérant des quatre pieds de chaise. Mais il y a des femmes brusques.
    • Et le déclenchement des crachouillis du transistor. Indifféremment des infos, de la pub, de la musique de bastringue, du boniment de speaker. Inutile de coller l'oreille au mur. D'un coup tout s'éteint, la vaisselle dans l'évier d'alu, les chaussures qu'on enfile - pas de hauts talons - pas de clé qui tombe, pas de juron - pas de monologue – pas de sifflotement - la porte claque. Boris peut enfin procéder à ses ablutions. Un soir, Boris perçoit un cliquetis étouffé‚ la clé tourne, le battant s'ouvre, des voix se mêlent dans le vestibule - ce doit être un vestibule – vite un bloc-notes : un homme, une femme.
    • Qui invite l'autre?
    • Chacun ôte son manteau ; que se disent-ils? des choses gaies, des choses quelconques. Boris s'appuie si fort que son coeur doit s'entendre, ou le plâtre se fendre. Les répliques se chevauchent, un homme, une femme, peut-être homosexuels tous les deux, Boris ne désire rien d'autre qu'une conversation banale, mais enfin compréhensible - « Je ne suis pas un espion soviétique » - répète-t-il entre ses dents. Les intonations sont franches. Il existe entre les deux êtres une forte intimité. Mais toujours un bruit parasite (chaise heurtée, glaçon frappant le verre) embrouille les phrases à l'instant précis où les syllabes se détachent.
    • L'homme et la femme se séparent. L'homme répond en mugissant du fond des toilettes; il ssont décidément très intimes - la femme répond de la cuisine. Puis l'homme se lave les mains, la voix de femme plus étoufée répond d'une chambre. Voilà une disposition de pièces facile à déduire : de l'autre côté du mur, ce serait la cuisine, plus au fond donc - les toilettes (bruit de chasse d'eau), la chambre à gauche avec son petit cabinet de toilette (des flacons qui s'entrechoquent). Boris esquisse un plan. Au nombre de pas, le logis mitoyen ne doit pas être beaucoup plus grand que le sien ; quand le couple élève la voix, Boris comprend qu'ils se tutoient ; il se félicite de n'avoir jamais introduit de femme chez lui – à présent ils se sont rejoints dans la chambre. Le reste va de soi. Tout cependant n'est pas si facile. Il y a discussion. L'homme exige des preuves. La femme proteste et veut se laisser convaincre. C'est la première fois qu'ils couchent ensemble. Dans ce cas de figure c'est la femme qui reçoit ; mais elle peut être venue sans préméditation. Quoique. Le ton monte. On se bat. « Suffit! » gueule Boris. On ne l'entend pas. Bon sang ils se foutent dessus. C'est un viol. Par où entre-t-on chez ces gens-là ? Il passe la main sur le combiné - des rires, à présent. « J'aurais passé pour un con ».La lutte s'affaiblit.
    • Ça devient autre chose. Evidemment. Mais le lit a beau lancer du fond de son appartement toute une rafale de grincements, les deux salauds peuvent bien se tartiner des couches de gueulements à travers la gueule, la quique à Boris continue à pendouiller. Quand ils se sont relevés, lavés, rhabillés, quittés, Boris bande d'un coup, se précipite à la vitre et se reprend juste à temps pour ne pas soulever le rideau. De sa fenêtre il n'aperçoit que la cage d'escalier de l'autre aile d'immeuble : d'en bas, les jambes - de face, le buste sans la tête, d'en haut, les crânes. Le soir (la scène se répète le lendemain, mais impossible de savoir qui de l'homme ou de la femme, reste sur place...) il faut compter avec les irrégularités de la minuterie, réglée très serrée ; ce n'est pas facile.
    • D'après la disposition des lieux, l'Occupant Contigu tient donc dans un deux-pièces au troisième, avec un retour peut-être sur la droite ; même en passant la tête et tout le torse par la fenêtre, l'alignement du mur interdit toute vision. Boris imagine un invraisemblable jeu de miroirs, de périscopes, de potences orientables. En tout cas le vingt-quatre avril, dans l'immeuble d'à côté, la loge sera vide ; tout fonctionnera au Digicode - bientôt il faudra réintroduire les concierges dans Paris comme les lynx dans les Vosges. La mère Vachier fait la gueule à tout hasard, garde la petite Marianne et refuse toute collaboration : « A côté? c'est l'interphone. » Démerdez-vous. « Code BC24A. » Boris n'a rien demandé.
    • Il n'a même pas posé de questions sur la petite fille. « C'est une voisine, comme ça. ». La portière a besoin de se confier. De l'autre côté de la cour se trouve une deuxième cage d'escaliers aux vitres encore plus sales encore. Moins animée. Boris n'y regarde jamais. « Tu as peut-être tort » suggère Marianne- Boris aussi a besoin de se confier. Tous les soirs avant la télé- on n'entend plus rien,a-t-il – a-t-elle – déménagé ? - Boris s'assoit devant la fenêtre la tête dans l'ombre et observe le défilé des locataires ou visiteurs. Ça monte, ça descend, avec des arrêts dans le trafic, des reprises, des précipitations,des temps morts ; des crânes sautillent de marche en marche, des mollets s'embrouillent, des jupes, des pantalons, des profils : graves, riants, tendus, le plus souvent sans expression. Il y a des hommes qui se grattent le cul, des femmes qui se sortent la culotte de la raie ; personne ne se raccroche du bras, ni ne s'arrête pour bavarder. Normal. Les clients de la psy du troisième se succèdent exactement dans le même ordre. Notaire au deuxième droite. Une manucure, le détective - au n° 26 donc, juste à droite en sortant – là où précisément l'inconnu ou toute nue fait son nid - il ou elle est revenu(e), les habitudes sont les mêmes, les disques aussi : « "Ti sento", le rock italien, à intervalles réguliers.
    • Peut-être un peu moins souvent. Boris guette. Il note dans le noir sur ses genoux. Le carnet comprend une feuille par nom : "A-X", « Tête à l'Air", "l'Oignon Bleu". Ou bien  François Debracque, Aline Aufret, Gérard Manchy : les symboliques, les sobriquets, les noms communs. Pas un russe. Plus de femmes que d'hommes , aucune vraiment qui plaise. « Tu connais bien des bonnes femmes à ton boulot, dit Marianne. Pourquoi tu ne les dragues pas? » Boris a du mal à expliquer que ces femmes-là, justement, à l'Institut Pouchkine, ne se soucient pas de flirter ; elles suspendent leurs organes génitaux aux patères. Ou c'est tout comme. Maintenant c'est Marianne qui mate ; elle soupèse les femmes : « ...Pas mal..Un peu forte. - Et les hommes ? - Tu deviens pédé ? - Je veux savoir qui habite à côté ; il n'y a plus de concierge. » Marianne redouble d'attention. « Mais tu connais tout le monde, Marianne – non ?
    • - Pas du tout - ce cul ! - eh, mes maths?
    • - Plus tard.
    • - Je reprends le cabas.
    • - Garde un éclair pour toi, n'oublie pas l'huile la prochaine fois.
    • - Ciao.
    • Boris joue le tout pour le tout. Il va se poster, sans se montrer, sur le trottoir, tout près de la porte ; le code est faux ; alors il se glisse derrière un locataire qui lui tient la porte. Il voit tous les noms d'un coup sur les boîtes aux lettres : des Italiens, des Français de Corse, des Bretons. Un certain Dombryvine. Abdelkourch. Lornevon. Le courage lui manque ? non, l'idée même de monter au troisième – "bon sang, c'est trop stupide, j'y vais" - mais dans le couloir, là-haut, les portes sont anonymes ; la minuterie allume sur le bois des lueurs de montants de guillotine. Boris redescend très vite dans le noir en s'insultant ; il aura mal retenu la disposition des lieux. Mais le lendemain, il récidive. La rue grouille. Le même homme lui tient la porte. Cette fois il s'attarde : au troisième – ni médecin donc, ni voyante, rien de ce qui se visite – il distingue vers le fond une fenêtre sale : exactement dans l'angle mort de sa fenêtre à lui. Impossible de voir ; de retour au 24, Boris fait son croquis : appartement 303.
    • Manque l'âge, le nom, le sexe. Le sexe manque. Ne pas lâcher prise. “Qu'est-ce que tu lui veux à Madame Vachier ? - Juste parler avec elle. Tu vas aussi lui demander ce qu'elle pense de moi, d'où je viens, qui c'est ma mère... - Ce ne serait peut-être pas inutile. Tu veux savoir qui habite à côté  ? Tu manques de femme?... - Il y a toi. - Cochon. - Je ne veux pas que tu ailles chez la concierge. - Moi aussi je manque de femme. - Elle est grosse, elle est moche, elle est mariée, dit Boris. Il va voir le mari de la concierge. C'est un Alsacien à gros ventre et bretelles, loucheur, boiteux ; Boris met au point une histoire à dormir debout : « Je suis fonctionnaire à l'immigration ; la locataire - il choisit le sexe - du 237 n'est pas en règle. » Monsieur Grossmann - il ne porte pas le même nom que sa femme - est l'honnêteté même. « Pourriez-vous me prêter dit Boris votre passe ? je suis sûr d'avoir oublié mon portefeuille chez Madame Schermidtau 237...
    • - Vous connaissez son nom?” Le souffle coupé, Boris voit le concierge détacher du clou le grand anneau qui tient les trente clés plates. «.C'est elle gui remplace M. Laurent ?” Boris acquiesce, la boule dans la gorge. « Je vous accompagne. » Grossmann est bavard. Il faisait partie des "Malgré Nous" sous le Troisième Reich. Il en est miraculeusement revenu. Il aime bien raconter. Le portail vitré du 26 s'ouvre sans effort : « J'ai le même passe que le facteur » dit Grossmann.Boris monte les étages avec le boiteux. « Dix ans qu'on attend l'ascenseur...Regardez l'état de la moquette... - Il faut bien que les escaliers servent à quelque chose." Vous dites des conneries, Monsieur Grossmann. Voici la porte ouverte. Boris écarquille les yeux et grave tout dans sa tête : le corridor de biais, très court, très étroit, vers la gauche ; trois portes ouvertes, la salle à vivre claire, avenue Gristet, bruyante; la chambre au fond, sombre, retirée - « salle de bain, cuisine » dit le portier - « je vois bien » dit Boris. Difficile après cela d'imaginer, de l'autre côté, son propre foyer, solitaire – il ne ressent pas son appartement – où est-ce qu'il colle-t-il son oreille? Très exactement ? ...Ça n'a pas du tout la forme d'un L... Boris ne cherche rien. Il ne bouge pas. Grossmann comprend ; il reste en retrait, muet. Trop d'immobilité, trop de respect dans le corps du Russe lorsqu'il s'approche enfin des étagères et lit les titres lentement, le "Zarathoustra" de Nietzsche, "l'Amour et l'Occident", « Deutsches Wörterbuch », « A Rebours" de Huysmans, un Traité de Diététique – une Bible - quelques ouvrages sur le vin.
    • Une collection de "Conférences" des années trente - dis-moi ce que tu lis...? La penderie est restée ouverte ; ils y voient une proportion égale de vêtements féminins et masculins - chacun sa moitié de tringle : des habits soignés, sans originalité excessive. Revenant au salon à pas précautionneux Boris aperçoit contre son mur un tourne-disque. J'aurais dû commencer par-là. Sur la platine "Ti sento", rock-pop italien. Boris coupe le contact; le voyant rouge s'éteint. Qui relèverait mes empreintes ? La pochette, luisante, à l'ancienne, représente une femme fortement décolleté‚ cuisses nues, décoiffée, en justaucorps lamé. «Madame Serschmidt ne vit pas seule, dit le concierge. Boris a inventé ce nom. Il s'informe gauchement (« Reçoit-elle des visites ») - Vous devez le savoir, Monsieur Sobrov.» Boris repère encore la Cinquième de Beethoven, la Celtique d'Alan Stivell, René Aubry et un double album de folklore maori.
    • Plus la Messe en si mineur, BWV 232. Jamais il n'a rien entendu de tout cela. Le concierge propose de manger un morceau. Boris refuse, effrayé. « Mais elle ne revient pas avant six heures ! » Boris se retient si visiblement de poser des questions que l'Alsacien précise malignement : « Je reçois les loyers au nom de Monsieur Brenge". Il prononce à l'allemande, "Brenn-gue". - C'est peut-être son frère qui paie ? ...Serschmitt est son nom d'épouse, elle a divorcé... » Grossmann ne confirme rien. Il se dirige vers le réfrigérateur : « Vous saurez toujours ce qui se manche ici ! » - des oeufs, des pots de crème de langouste, un rôti froid en tranches et trois yaourts. « A la myrtille », dit le concierge ; il se sert, rompt du pain, choisit du vin. “Tant pis pour la langouste”, dit Boris - ils s'empiffrent - Boris veut faire parler le gros homme. Seulement, il n'y a plus rien à ajouter. Le portier tente d'en faire croire plus qu'il n'en sait. Il prétend que "tout le monde défile » dans ce studio. « N'importe qui tire un coup ici, puis s'en va. » Ils se défient du regard en mâchant. Rien ne correspond aux longues attentes, aux exaltations de Boris dans son antre – à moins qu'il ne s'agisse d'une autre chambre ? « Gros porc » dit Marianne le lendemain ; « Tu y es allé. Je sais que tu y es allé. Je ne voulais pas que tu y ailles. Saligaud. Vulgaire. Je t'ai vu entrer dans l'immeuble avec le mari de la mère Vachier. « Tout le monde y vous a vus monter la cage d'escalier. Même que tu es entré dans l'appartement, et que tu as regardé partout, fouillé partout, dans les livres, dans les disques, même entre les robes. Et vous avez bouffé du saucisson et du pâté de langouste et ça c'est dégueulasse. Au goût j'veux dire.
    • - C'est chez toi ? - Ça ne te regarde pas. Déjà que tu me fais reluquer les grosses qui descendent les escaliers, et quand il y a de la musique tu arrêtes la leçon de maths même si j'ai rien compris et tu colles ton oreille au mur comme un sadique.
    • - C'est ta mère qui habite là ? - Dans ton quartier pourri ? on est riches nous autres, on a une BMW, on va aux sports d'hiver et c'est pas toi qui pourrais te les payer pouffiard. - Tu veux une baffe ? - .Je le dis à maman et tu ne me revois plus et tu seras bien emmerdé parce que tu es amoureux de moi mais tu peux courir et si tu me touches j'appelle les flics.
    • - Tu t'es regardée? - C'est dégoûtant d'espionner les gens t'as qu'à te remarier ou aller aux putes. - Ça suffit Marianne merde, c'est chez toi oui ou non ?” Marianne prend son souffle et lâche tout d'une traite «Avant c'était chez moi maintenant on a déménagé mais c'est pas une raison t'as pas le droit d'entrer fouiller partout avec tes pattes de porc pour piller dans le frigo et si on avait su que tu devais habiter là on se serait tiré encore plus vite - C'est le concierge qui... - Parfaitement que c'est le concierge - Et pourquoi tu ne vas pas l'engueuler lui ? - Parce qu'il est pas tout le temps à me chercher.Tu ne m'as pas encore tripotée mais c'est dans tes yeux. » Boris Sobrov demande pourquoi le concierge éprouve le besoin de raconter tout ce qu'il fait;
    • Marianne répond que sans ça il ne serait pas concierge, elle ajoute encore qu'elle préfère s'amuser avec Grossmann que de rester à faire des maths avec un vieux grognon - "chez toi il n'arrive jamais rien ». Puis ça s'arrête, la petite fille aux cheveux noirs revient le lendemain avec les provisions. Boris s'est arrogé le droit de contrôle sur tous les résultats scolaires de Marianne ; il consulte le carnet de notes, il joue au père, l'exaspération croît de part et d'autre. Boris lui dit qu'elle a les mêmes yeux noirs que sa fille à lui, qu'il n'a pas revue depuis longtemps. « Elle faisait les mêmes fautes que toi. - Elle est dans ma classe.” Boris est bouleversé. Il demande doucement, comme on tâte l'eau, la manière dont elle se coiffe, si elle travaille bien. Si elle parle de lui...Marianne se rebiffe. « Elle est dans une autre section, ta fille, on se voit aux récrés, ce n'est pas ma meilleure copine, ma copine c'est...
    • - Je m'en fous - attends, attends ! - comment elle s'appelle ta meilleure amie ? - Ah tout de même! Carole.” Boris demande si Carole travaille bien, si Marianne et elle ne se sont pas disputées, si elles ne pourraient pas venir travailler ensemble... « Je ne l'amènerai jamais ici ; tu nous forcerais à faire des choses.” Boris pousse un soupir d'exaspération.
    • Il la laisse en plan, passe à la cuisine pour bouffer du fromage blanc, à même les doigts. Il est bien question de leçon de maths. Quand il revient Marianne de l'air de se payer une tête. Boris fouille dans une pile de dossiers, les dossiers s'effondrent, il les reclasse. Récapitulons. « Tu n'es pas mon père". Elle ne me l'a pas encore faite celle-là. « Tu n'es pas ma mère ». « Tu ne sais rien de moi" - ne pas raisonner. "Intuiter". J'ai divorcé depuis six mois. Cette fillette est déposée chez les concierges par une femme qui n'est pas sa mère. Marianne ressemble à sa fille qu'il n'a pas vue depuis six mois – putain de juge – une femme. Marianne connaît Carole Sobrov. Non seulement c'est sa meilleure amie, mais elles sont devenus demi-sœurs par remariage – sa femme s'est remariée avec le père de cette petite guenon de Marianne.
    • Il se cache le front dans la main. “J'ai très mal à la tête. - Je m'en vais, ciao”.
    • X
    • A peine Marianne et sa tignasse ont-elles tourné le coin du palier que Boris dévisse la minuterie. Panne. « Merde » dit l'enfant. Boris se faufile en chaussons derrière elle dans l'escalier. Juste la lumière du puits de cour. Il dérape sur les marches. La rampe est encaustiquée. Devant lui, Marianne s'arrête dans le noir, relève la tête. Au premier, elle réussit à renclencher la minuterie. Boris la suit toujours. Au rez-de-chaussée, la loge forme l'angle dans la cour. Les vitres laissent tout voir. Boris, dans la cour profonde, se colle contre un mur entre deux poubelles. Comme dans un film. Dans les couples, ce que Boris déteste, c'est le mari : il n'a rien d'intéressant entre les jambes. Tant de femmes raffinées collées à des butors. Le père de Marianne, c'est pareil. Trop grand, trop fort, la voix désagréablement masculine. Ses gestes sont brusques. Il ressemble à une bite. Tous les hommes ressemblent à des bit es.
    • La petite fille pleure, à présent. Même si c'est une teigne Boris se sent bouleversé. Tout le monde s'engueule, le père et le concierge se menacent mais c'est Marianne qui se prend une claque. Boris bondit, arrache presque la porte et se mêle au tas. Le beau-père le prend à partie : « Vous laissez traîner vos pattes sur la petite. Vous faites espionner un appartement privé par l'intermédiaire de cet individu. Vous êtes un fouille merde. Je vous en foutrai des cours de maths. » Tout le monde se quitte pleurant, gueulant, Boris s'en remonte chez lui, brouillé avec Grossmann et sans espoir de fillette à venir.
    • A ce moment "Ti sento" se déclenche dans la pièce voisine, et cette fois, on danse.
    • X
    • "Chère, Lioubaïa Tcherkhessova !
    • "Je souffre à crever parce que le voisin ou la voisine fait gueuler un tube infect en italien, "Ti sento". C'est pire qu'une rage de dents et je ne peux pas m'en passer. Je ne sais toujours pas si c'est un homme ou une femme qui passe le disque, et qui danse. Ce qui chante, c'est féminin, ça crie toujours les mêmes voyelles avec chambre d'écho, mes cours d'arménien vont bien, je m'embrouille encore dans le tatar. "Ti sento" est le meilleur morceau, les autres braillent le rock à la sauce Eighties', je suis sûr qu'on le fait exprès pour m'emmerder, si tu n'habitais pas à l'autre bout de Paris ce serait toi.
    • "D'ailleurs j'y suis allé l'autre jour avec le concierge et son passe-partout. Je n'ai rien fouillé, rien dérangé du tout. D'après le père Grossmann ce serait une sorte de chambre de passe, une fois j'ai surpris des baiseurs à travers le mur mais ce n'était pas toi. Le concierge ment. Il y a là quelqu'un. Qui paye son loyer. Qui n'emmerde que moi. Un jour je le coincerai. Le ou la. Si c'est une femme, ça va chier. Terminé les petites astuces : Marianne c'est ta fille, enfin, celle de ton homme, un vrai, un gros porc - pour l'insolence, la morveuse, impeccable. Elle a craché le morceau.
    • C'est vous qui me l'envoyez depuis trois mois pour espionner. Il n'y a rien à espionner. Il n'y a pas de femme ici. Pas d'homme. Pas d'argent. Comme un moine. Et je suis en règle avec les services d'immigraiton si tu tiens à le savoir. Et je suis sûr qu'elle cache autre chose, ta Marianne. Elle me cache ma fille. La vraie. Elle sait quelque chose sur l'appartement d'à côté. Elle a pleuré quand elle a su ma visite avec Grossmann. Elle est allée se répandre comme une poubelle à la loge devant ton mari de mes couilles, qui a failli me taper dessus.Elle raconte que je la tripote.
    • "Toi, ça fait un temps que je ne t'ai pas vue. La dernière fois c'était au grand bureau. Soixante-dix ordinateurs. A devenir fou. Je ne sais plus comment ça a commencé. Tu as toujours une engueulade de réserve. Moi aussi. Ce n'était pas la même. Petit à petit les soixante-neuf têtes se sont levées, les ordinateurs se sont tus, nos paroles se perdaient dans l'épaisseur de l'air, tu t'es fait virer puis aussitôt réintégrer pour "bons antécédents", pour moi c'était définitif, je travaille pour la misère, tu crois que ‡a m'intéresses de vérifier des listes, de faire le compte des morts, vérifier les adresses , les patronymes : «Ivanovitch » ou « Pavlovitch? »
    • ...Sagortchine a-t-il reçu sa pension ? Que devient Berbérova? A-t-elle trouvé un
    • emploi en rapport avec sa formation ? A quels cours sont inscrits les frères Oblokhine ? Pourquoi Sironovitch a-t-il divorcé ? de quoi est morte la Bibliskaia ? Quel nom portait-elle en Espagne ? Le KGB a-t-il relâché Dobletkine ? Pourquoi tous ces gens-là n'adoptent-ils pas définitivement un nom bien français ? toi au moins tu ne t'es pas remariée avec un Russe. Mais ton Léon Nicolas, dont je viens de faire la connaissance, c'est just un gros tas de vulgarité - le Russe, c'est un prince, ou un moujik. Je sais comment ça va finir : toujours la faute de l'homme ! Je ne suis tout de même pas le seul éjaculateur précoce de France et de Russie Blanche réunies !
    • "Avant l'informatisation nous travaillions ensemble. Avec de vraies fiches, dans les vraies mains. Tu dictais, j'écrivais. Maintenant je travaille seul. J'ai une carte de Paris et de l'Ile-de-France où je peux lire qui, et à quelle heure, dort dans quel lit, et en quelle compagnie. Je te promets de t'aider à la cuisine, j'essuierai mes pieds, je ne te tromperai plus sans en avoir vraiment envie, je ne ramasserai plus de chiens dans la rue, en ce moment je n'en ai pas. Nous écouterons autre chose que de la musique classique, tu pourras aller seule au ciné, tu ne peux pas savoir à quel point ces vingt-cinq semaines m'ont transformé‚ reviens." Le surlendemain Boris reçoit un télégramme ainsi conçu :
    • "VA CHIER. "
    • "Ti sento" se déclenche, Boris prend le métro jusqu'à La Râpée, pour visiter la rue Brissac : il la remont‚ il la redescend, la rue est à lui, il en est à la lettre B. Il hume le parfum du métro, il trace dans les couloirs carrelés, bifurque sans ralentir sous les plaques bleues, suit des épaules, un cul, des talons, s'accroche aux barres, marque ses doigts sur le chrome, invente les coucheries des femmes, note les rides de fatigue, évite les haleines, joue avec son reflet sur la vitre noire et le tunnel qui court, tâte son portefeuille, ne cède jamais sa place. Dans Paris, Boris prend la première à gauche puis à droite et ainsi de suite, ça le mène parfois très loin, il voit des maisons, des trottoirs, des voitures ; des crottes, des gouttières avec les petites annonces collées dessus, la pierre des immeubles, des vitrines de coiffeurs, de bouchers, d'ordinateurs ; des prismes Kodak, des servantes en carton "Menu à 60 F" "Menu à 120 F" – et des gens.
    • Des gens comme s'il en pleuvait, comme s'il en chiait, mal fringués, super-chic, soucieux, d'âge moyen, noirs, enfants, groupés, par couples qui s'engueulent, qui s'aiment, en débris, "alors j'ui ai dit", "pis elle a répondu", "forcément » - les oreilles qui traînent, les narines à l'essence, et le grondement continu de marée montante qui fait Paris.
    • Comme au débouché de sponts, ou sur les places circulaires, il est difficile de trouver "la première à gauche", "la première à droite", Boris s'immobilise, tend les bras dans la foule indifférente, se décide pour un cap. Derrière la Bastille, en un quartier cent fois parcouru, voici qu'il découvre un quartier - "...j'aurais pourtant juré..." - où jamais ni lui, ni personne, n'a mis le pied. Il s'avance en flairant , deux murailles, un trottoir déjeté, une vitre fêlée, « CREPERIE », plus bas en biais « en faillite » et des pavés. Un petit vent. Un caniveau qui pue. Peut-être un vieux qui crochète une poubelle avec application. Peut-être un chien.
    • Et là-haut, dans les étages, "Ti sento ti sento ti sento » - Boris immobilisé - sur le tuyau de gouttière un papier périmé "La Compagnie de l'Oreille » joue "La Cerisaie"- le soleil ne perce pas, un pigeon pique du bec, le chien nez au sol, le pigeon s'envole, fin du disque, le portail s'ouvre, le heurtoir retombe, une femme jeune, vive, sur le trottoir en cape orange ; peut-être que là-haut chez elle les fenêtres donnent sur (le bassin de l'Arsenal ?) Boris lui laisse une bonne distance d'vance, la suit (la cape orange !) place Mazas, à la Morgue au Pont d'Austerlitz. Il baptise la femme "Ysolde", au-dessus de la Seine l'odeur de l'eau emplit les narines ou le devrait, un jeune homme dépasse Boris en rejetant son foulard sur son dos.
    • Place Valhubert, face au jardin des Plantes, il la suit de très près, de feu rouge en feu rouge, la cape orange court et court dans le déferlement des roues, un grondement continu remonte par le Quai d'Austerlitz, les voici côte à côte.
    • Elle a très exactement le nez de Paris, les cheveux bouclés, le sac à main est vert – il la perd – bouche de métro – figure obligée - couloirs d'Austerlitz. Chacun sa voiture. Station, station - près de la porte – montant de chrome - pivote, s'efface - pivote, redescend, remonte – bienfaisante affluence - le nez dans les cheveux d'autres femmes ou sur les calvities, les pellicules - « Place d'Italie » - facile - la cape orange force - Boris lourd et vif contourne les épaules, les hanches, passe de biais, trébuche devant le dos des vieilles.
    • Une autre rame et même jeu. C'est elle, la rockeuse latine – mais à la station vide, enfin, où elle descend, la femme fait volte-face, l'insulte, le frappe avec son sac à main - « Attendez! Attendez ! » - Boris court, trébuche. Ils débouchent tous deux à l'air libre [Nuit, Pluie] :
    • « Qu'est-ce que tu me veux ?
    • - Vous parler.
    • - Me parler, me voir, me toucher, me sauter, dégage!
    • - "Ti sento, ti sento , ti sento"!
    • Ils crient, ils courent [pluie renforcée] - Votre nom? Votre prénom?
    • Un portail lui claque au nez. 26 rue de M. Le même disque aux deux adresses. Boris s'essuie la joue, tourne le dos, s'engouffre dans son propre escalier, tourne la clef de son enclos – aussitôt le disque se déclenche, très fort – alors Boris danse, comme un ours, comme un boeuf sous électrochoc ; le lendemain il se demande pourquoi le père de Marianne amène sa fille à la loge. Soit pour le narguer. Hypothèse exclue : le divorce fut aux torts exclusifs de Boris. Soit pour se débarrasser de Marianne - haine réciproque. Possibilité de récupérer l'affection de sa femme = ? Boris lutte cinq minutes contre la nostalgie. « A moins que » poursuit-il « le nouveau mari ne dépose Marianne chez le concierge que pour se rendre chez une maîtresse - Mauricette » - il l'appelle Tcherkessova - me reviendrait - ah non ! »
    • Le concierge est suspect : parfaitement, Grossmann. Impossible à filer. « Il s'introduit là-dedans comme il veut ; il se sert en saucisson , il prétend que l'appartement sert de chambre de passe ; il déclencherait lui-même « Ti sento" sans parler - quand le disque se déclenche Boris ferait mieux de lorgner par-dessus la loge depuis là-haut plutôt que de courir s'écraser l'oreille au mur, Grossmann lit dans sa chaise longue, bientôt dans son fauteuil roulant – ce n'est pas lui. A moins qu'il ne tienne une télécommande sous le journal ? "Acheter des jumelles".
    • Boris se plaque au mur, haletant, les lèvres sur la peinture sale, soudain le disque ralentit, la voix vire au grave en pleurant, c'est la panne, c'est grotesque. Silence. La cour est noire. Grossmann est rentré. Dans le ciel la rougeur de Paris, les meubles se découpent peu à peu, Boris se déplace avec des précautions de poisson-chat. Les autres cours résonnent, lointaines, aquatiques. Un faisceau mobile sous la verrière de la loge. Et voici les fenêtres partout qui s'éclairent. Fin de la panne. « Sauf chez moi ». Le disque ne reprend pas. XXX 64 06 30 XXX
    • Boris frappe à la cloison. C'est la première fois. Dans l'épaisseur du mur en dessous une tuyauterie transmet un message , la minuterie des cages d'escaliers se rallume. A côté, personne. Pénombre. Inquiétude. Boris téléphone : « Concierge ! Concierge !
    • - Vous êtes obstiné, M. Sobrov.
    • On a trouvé en Chine centrale une touffe de poils n'appartenant ni à l'espèce animale, ni à l'espèce humaine.

    ILS Y RETOURNENT.

    • Le concierge souffle au deuxième palier ; il resserre ses bretelles . -...Vous n'avez jamais vu de petite femme blonde, frisée?...Nez en trompette, cape orange ?
    • - Les femmes changent souvent de vêtements. Je ne sais pas ce que vous trouvez à cet appartement. Il est loué. Personne n'y habite. Vous feriez mieux de consulter les petites annonces.
    • - Je ne veux pas déménager.
    • - Les annonces matrimoniales.
    • Vous me prenez pour un cinglé.

    ILS ATTEIGNENT LE TROISIEME ETAGE

    • - Le r'v'là votre appartement...C'est ouvert. Il y a de la lumière. »
    • En bleu de travail à même le sol, un coffret d'électricien entre les jambes, les yeux levés la bouche ouverte, le père de Marianne. Il dit : «J'installe. - J'installe quoi ? » Il se redresse. Un mètre quatre-vingt dix. Des cheveux gris blanc. Boris ne lui serre pas la main. L'Alsacien est de la même taille. « Vous ne m'avez pas dit que vous étiez électricien, dit Grossmann.
    • - A l'occasion.
    • Le concierge sort trois bières du frigo. « C'est petit ici dit-il. Je me suis trompé dans les branchements l'année dernière. Moi aussi je bidouille de temps en temps." Il prononce « pitouille ». Boris demande lâchement au père de Marianne ce qu'il tient dans la main. L'autre appuie sur les touches d'une espèce de boitier blanc ; chacune d'elles correspond à un bruit particulier. Il fait entendre successivement : l'ouverture d'une porte, le déclenchement de la radio, la chasse d'eau, une baise. Tout cela sort d'une bonne dizaine de haut-parleurs habilement dissimulés dans tous les angles des plafonds.
    • - Je peux aussi allumer ou éteindre les lumières, lever ou baisser les stores.
    • Ses doigts pianotent avec désinvolture, c'est un vrai tonnerre de stores.
    • « Vous pouvez mettre un disque en route ?
    • - Je n'y ai pas encore pensé.
    • "Ti sento" trône sur le tourne-disque, noir, insolent .
    • X
    • Les trois hommes se retrouve au « Rétro" pour de bons instants de gueule. On a les amis qu'on peut. Les garçons portent des tabliers blancs, des moustaches en crocs et des rouflaquettes. Décor ordinaire, prix modérés. L'Alsacien picore des moules en faisant des grâces, , Boris ne quitte pas des yeux le grand Auguste, père de Marianne, second mari de sa femme, qui décortique l'os de son petit salé. « Tu comprends Boris dit Auguste en mastiquant – ce tutoiement me souille l'estomac - nous sommes quatre à louer cet appartement ; Heinrich - il montre l'Alsacien qui empile ses valves au bord de son assiette - nous a signalé une belle occase.
    • "En revanche il ne paie rien et peut baiser à deux pas de chez lui - tu ne manges pas ? » Boris enfourne précipitamment sa fourchette de nouilles : « Je ne crois pas ce que vous dites, fait-il la bouche pleine.Grossmann avale d'un trait un verre de Traminer. « T'entends ça Heinrich, v'là l' Russkoff qui se la joue fleur bleue. Mais y a personne là-dedans, mon vieux, rien que des couples de passage, comme toi et moi! » L'Alsaco rit très fort. Boris : « Connaissez-vous une femme blonde avec une cape orange ? avec un sac à main. » J'aurais bien revu ma femme ; Auguste me protégerait contre les rechutes.
    • A haute voix : « Je peux venir avec vous ? » Auguste devient dur. Il dit que c'est trop tôt. L'Alsacien bien rempli devine tout. Il se rejette en arrière, repousse les moules : « Ma femme ébluche des patates à la loge - tranquille! La sienne vient souvent au 126 faire des passes. » Et Boris ne bondit pas. « Vous êtes tous montés sur ma femme ? ...On ne peut pas satisfaire une femme en la faisant pute !... Est-ce qu'elle va bien ? - Comme une pute dit Auguste. - Vous mentez. » Le ton monte. Boris dit qu'on lui vole un amour immortel, juste au-delà du mur ; que c'est une jeune femme isolée qui vit là, chaste, mystérieuse, attirante, d'origine italienne, et silencieuse. « Quant à la connasse qui partage ton lit maintenant, elle ne mérite pas tant de recherches. »
    • De retour chez lui Boris, calmé, examine la situation. Il avait failli
    • nouer des liens : ces hommes indignes ne
    • l'impressionnaient plus.
    • X
    • Ce que se disent les petites filles
    • - Je vois ton père tous les jours dit Marianne.
    • - Plus maintenant dit Sandra.
    • - Tu t'appelles Sandra dit Marianne c'est naze.

     

     

    • Sandra souffre de son prénom : une idée qu'elle a. Sa mère la couve ou l'engueule, c'est selon : « Tu ne verras plus ton père. - C'est pas juste. - Il me tirait par les cheveux. - Pourquoi Marianne elle peut le voir, papa ? » C'est Marianne qui répond, un soir, sous les draps : « Un jour il me tripotera, et comme ça il aura des emmerdes ; les étrangers, c'est tous des anormaux. - Pourquoi tu fais ce qu'il te demande alors ? - Ça m'intéresse de me faire tripoter. - Il le fait ? - De toutes façons je ne peux plus y aller. - Tu lis que des cochonneries. - Toi aussi. - C'est pas les mêmes livres.
    • X
    • Lettre d' Irène (“Tcherkhessova”) à son ancien mari
    • Cher Boris,
    • Auguste nous laisse de plus en plus tomber. Il s'absente, et ne boit pas. Son humeur est de pire en pire. Tu m'as parfois claquée mais après on s'embrassait, lui, c'est ni l'un ni l'autre. Je m'ennuie tellement que je me mets à lire. Marianne, c'était pour avoir de tes nouvelles, mais elle ne dit que des méchancetés, Auguste ne veut plus qu'elle te revoie, il a peur que je te rencontre, il nous boucle toutes les trois, il revient à deux heures du matin, il ne sent même pas la femme, on peut dire que je n'ai pas de chance.
    • L'après-midi va sur sa fin, il y a encore du soleil. Sandra lit beaucoup. Je t'embrasse.
    • Irène.
    • X
    • Suite
    • Une femme blonde en cape orange, très à la mode en ce temps-là, Sandra, et Marianne, en jupe vert crado, se faufilent dans l'appartement mystérieux ; les pièces ne conservent aucune trace d'occupation : murs propres, meubles d'hôtels, fringues bon marché sur les cintres, autant d'hommes que de femmes ; Sandra déchiffre les titres sur l'étagère : « Ainsi parlait Zarathoustra », "Vieux crus de Bourgogne", les "Fables" de La Fontaine, qu'elle ouvre sur un canapé bleu, les genoux bien droits. « Qu'est-ce qu'on est venues foutre ici ? » dit Marianne. La tête plate d'Irène (une idée qu'elle a) pivote à la recherche des judas décrits par Auguste. Marianne se dirige à pieds joints vers le tourne-disque. "Ti sento", qu'est-ce que ça veut dire ? - "Je t'entends", "je te sens", dit Clotilde.
    • Elle applique son oeil au viseur : juste aux dimensions de son orbite. Sandra, qui lève les yeux, ne voit de sa mère que la tresse blonde remontée en crête, à l'indienne - "Ti sento ti sento ti
    • sento..." - Marianne ! Qu'est-ce que tu fais dans mon dos ? » La rhytmique passe d'un baffle à l'autre (échos stéréo, effets de vagues, caisse claire – "ti sento ti sento") - « Les Italiennes crie Marianne faut que ça gueule ! »
    • Irène voit tout par l'œilleton : Boris qui danse avec des grâces d'ours, qui se balance,qui tourne sur soi-même, puis d'un seul coup fonce droit sur le judas. La perspective déformée fait voir une grosse tête de tétard avec un petit corps et des petites pattes derrière. Si Irène se retire, il verra la lumière, il se saura observé – deux yeux de part et d'autre se fixent de trop près pour se voir, c'est Boris qui recule, qui montre le poing, qui prend un gros cendrier puis qui le repose, pour finir il se tourne et se dégrafe la ceinture, sa femme s'enlève du trou, le disque continue à gueuler.
    • Quand le silence est revenu, les trois espionnes se sont regroupées sur le canapé, elles se parlent tout bas, un verre se brise de l'autre côté de la cloison – "et s'il s'ouvre les veines ?" dit Sandra, "Tu connais mal ton père" répond sa mère. « Ce qu'il faudrait dit Marianne ce serait de faire venir ici une femme très jeune et très blonde. Moi j'aimerais devenir une jeune femme blonde. - Ça m'étonnerait ricane Irène. Marianne dit d'une voix bizarre qu'elle en connaît une qui lui plairait bien, qui serait prête à emménager ici ; elle n'a qu'un seul défaut : « Elle a voulu me tripoter. - Tu ne penses qu'à ça dit Sandra. - Où as-tu connu cette femme ? Dit sa mère.
    • De l'autre côté une porte claque, une clef tourne dans la serrure, Marianne n'a pas répondu, « Il s'en va » dit Clotilde. Elles quittent précipitamment toutes les trois le 127 et descendent quatre à quatre les escaliers. « C'est papa ! C'est papa ! » crie Sandra . Elle saute contre le carreau sale ; en face dans la cage vitrée symétrique Boris tête basse - « vite ! » - Sandra fait le tour, pousse le vantail du rez-de-chaussée, reçoit son père dans ses bras, Boris chancelle, Marianne et sa femme se sont rejetées à l'intérieur, Auguste rapplique sur le trottoir les deux hommes se gueulent dessus en même temps Qu'est-ce que vous foutez là ? - Sandra s'enfuit en pleurant, on l'entend courir dans la rue de l'autre côté du vantail.
    • « Elle remonte vers le métro dit la mère, pour une fois elle se prend Marianne dans les bras - « tu trembles ? » A voix contenue les deux hommes continuent à se quereller, ils ne veulent pas se battre, ils n'ont rien à se reprocher, rien de bien précis - « Le judas ! » crie Boris – puis tous s'enfuient, Marianne et Irène repassent la porte cochère en retenant leur souffle, Sandra est sur le quai, elle n'a pas osé prendre le métro toute seule.
    • X
    • Boris viole des domiciles
    • Boris tient à la main une lampe sourde. Il a juré qu'il finirait bien par savoir « ce qui se passe ailleurs ». Au moins savoir « ce qu'il y a » : des objets, des profils de vases dans la lumière,
    • des coins de meubles, des coudes de fauteuils. Et puis la peur, l'envie d'être surpris, d'être abattu : les intestins, le coeur. L'intérieur. Il a eu l'idée d'envelopper ses souliers. Il voit des.piles de livres, un bureau, un miroir où il se reconnaît avec sang-froid - pourquoi ces portes intérieures ouvertes ? qui est-ce qui bouge dans l'armoire ? - autant de sourdes palpitations. Déjà Boris aimait de jour longer les murs où les fenêtres au rez-de-chaussée se défendent sous leurs jalousies de bois ; il regardait furtivement, par-dessus, la préparation du repas et les lèvres qui remuent dans le vacarme des voitures, la blême électricité du jour qui tombe ; plus au premier étage, parfois, des têtes coupées par des larmiers, des bras levés dans des armoires, qui ferment des volets.
    • Ce qui instruit aussi c'est de se porter en avant des passants, pour capter leurs propos tronqués, insensés, « alors je lui dis... » - « et elle a répondu... » - Boris choisit les appartements momentanément vides, c'est toute une enquête, toute une filature, il épie les femmes seules mais toutes se méfient, instinctivement, se retournent à l'improviste, il se rabat sur la loge du concierge, un soir qu'ils sont au cinéma – rien d'exceptionnel : des tiroirs, des ficelles, des cartons, des rideaux champêtres et la Bible en allemand. Il flotte une odeur de loge. Non, le bon plan, ce serait d'entrer juste sur les pas d'une femme mariée, sans viol, avec des enfants bruyants, un mari dans un fauteuil qui demanderait "Qu'est-ce qu'il y a au programme à la tévé ?" - les gens auraient laissé la porte ouverte.
    • ...Il s'est introduit par la cuisine, s'est glissé dans le vestibule‚ aplati dans l'allée du lit, la peur au ventre et la retraite coupée, s'est dévoilé. « J'aimerais qu'on viole mes intimités », c'est ce qu'il a dit, le mari a gueulé «Appelle la police ou les dingues », il s'est enfui d'un bond. L'étape suivante est de surprendre un couple pendant son sommeil. Il dort deux heures à l'avance. Plusieurs fois il s'enfuit sous les signaux d'alarme. Il acquiert une grande dextérité dans le maniement des clés plates. La marche à l'aveuglette : silence absolu, retraite assurée. Les doigts sur la lampe, translucides et rosâtres, l'ombre des os – des sens d'aveugle – aucun heurt. et ne heurte rien.
    • Les enfants n'entendent rien. Eviter les chiens, à tout prix éviter les chiens. Mais parvenu sur place : jamais - les gens ne ferment leurs portes intérieures. Boris hésite, sent s'épancher l'onde mixte d'un couple, devine formes, souffles, parfois le néon de la rue - la veilleuse - ou la lune – qui surlignent un profil ou modèlent un visage entier – sur les lits de doux mouvements de dessous l'eau. Les couples aux yeux fermés se regardent ou se tendent le dos, jamais ne font l'amour, ni ne s'éveillent. Boris ensuite redescend à pied la rampe du parking souterrain, sans arme, sous le plafond trop bas la lumière et la forte musique où se fondraient les cris de victimes, sur fond de vrombissement d'extracteurs d'air.
    • Le sol est noir semé de paillettes, les voitures de longs corbillards aux chromes troubles, Boris ne sent pas le danger. Il ouvre les portes, ne trouve qu'un parapluie télescopable qu'il jette sous de grosses roues, plus loin. Il couche dans le duvet vert qu'il tenait sur son dos et s'allonge place 27 ou 30, à 7 h une équipe de réanimation le tire à demi asphyxi », il doit se présenter chez un psychiatre commis d'office, il maigrit, ne parle plus, reste en liberté, ressort plus fréquemment - ti sento ti sento ti sento" – chaque soir de plus en plus fort, la cloison tremble il n'en parle pas pour éviter de passer pour fou - ses déplacements ne sont pas encore sous contrôle, une nuit, mouvant paisiblement ses doigts en coquille rose, il se sent soudain saisi au- dessus du coude : « Qui t'a mis sur le coup ? »
    • - Personne, personne, dit Boris.
    • Le cambrioleur fait main basse sur tout ce qu'il trouve avec une banalité de toute beaut‚ le Couple sur sa Couche sommeille dans la présence, Boris suit le voleur sur le palier, le frappe et le laisse évanoui, il a le coeur qui bat à se rompre, c'est à présent une nécessité : repérer l'immeuble et les allées et venues, s'introduire de jour dans l'escalier, chercher refuge dans des coins très exposés, les concierges n'existent plus, les siens sont les derniers ; il reconnaît volontiers qu'il lui serait totalement impossible de travailler en banlieue.
    • Cela devient de plus en plus monotone, de plus en plus excitant. Un homme seul soudain sortit de son sommeil, ouvrit les yeux, se dressa, le fixa sans frayeur. Boris sortit à reculons, heurtant une chaise, ce n'est rien murmura l'homme à sa femme qu'il n'avait point vue. Aussi les jours suivants Boris se livra à une frénésie d'effractions, perdit toute maîtrise, mangeant peu, ne buvant plus une goutte de vin. Il s'engagea dans une interminable suite de pièces de plus en plus profond devant une file de - fauteuils, tables, dressoirs, houssés de blanc, et comme une lueur l'attirait il se trouva auprès d'une veilleuse comme on en voit souvent au chevet des enfants.

    Le mort est sur le dos, nez découpé, bras le long du corps, femme à son côté les yeux grand ouverts, boucles noires détachées sur le blanc cassé de l'oreiller. Un souffle passe ses lèvres entrouvertes et la femme sourit, découvre sa poitrine et son bras jaune, Boris éclate en sanglots et se retire au pas de charge à travers tous les meubles, dévale les étages et sur le trottoir lâche une clameur de victoire. Il se barricade chez lui jusqu'à midi. Il a dormi sans rêve, sa bouche n'est pas sèche, vérifiant son haleine au creux de la main il la trouve très pure, le soleil donne à travers un trou du rideau.

    • Tirant du lit son bras gauche il observe à présent l'étrange phénomène de la terreur, un frisson dressant chaque poil au sommet d'une minuscule pyramide, quoiqu'il éprouve une intense irradiation de paix. Il respire profondément, rejette le drap des deux jambes et se prépare un café‚ des chansons plein la tête, il se fait des grimaces en se rasant. Il sait qu'il ne retournera plus dans les appartements obscurs où s'endorment les spectres. Il change tous ses habits de la veille. En promenade il s'achète des chocolats et des pralines pour vingt francs‚ et, l'estomac délicieusement barbouillé, passe rue Broca, traverse Port- Royal, son pas est vif, l'atmosphère encore matinale, je suis heureux de vivre seul..
    • Il se tient droit, respire le trottoir fraîchement arrosé, se perd place Censier, remonte vers la Mosquée, repère une affichette contre l'invasion du Tibet, voit sortir de Jussieu une marée d'étudiants. Puis Boulevard Saint-Germain, le pont, rue Chanoinesse le cœur neutre, indolore à présent, rue Massillon, puis le métro. Il se récite des vers, personne ne fait attention aux fous dans le métro. Demain – trois mois depuis le divorce – finies les scènes de soixante-douze heures – nuits comprises - bénie soit la solitude, la solitude, la solitude. Il revient chez lui, chez son disque, chez une femme imaginée dont il est fier de se passer.
    • Il jette sa veste sur le lit, court se coller à la cloison et frappe au mur, c'est la première fois qu'il ose, que ça lui vient à l'esprit, les solutions les plus simplistes vous surprennent comme ça, d'un coup, de taper comme les prisonniers de partout - un coup pour A , deux coups pour B, c'est l'illumination, c'est l'évidence, il tape 17, 21, 9 ; 5, 20, 5,19 ; 22, 15, 21, 19 « QUI-ETES-VOUS ? » ça répond "M-O-N-I-C-A" puis le mur dit « 21, 5, 14, 5, 26 » - « Venez me voir » - cest un appartement de passe pas vrai dit une voix ce n'est pas vrai TI SENTO TI SENTO TI SENTO chant de cristal tout en écho tout en feed-back « estatua spaventosa, io son la tua schiava, ti sento ti sento ti sento" - « statue effrayante je suis ton esclave car je t'aime perchè ti amo et Boris danse, danse, depuis Monteverdi, Gesualdo, Lulli, toujours, toujours dans l'opéra italien la modulation en finale "perchè ti amoooo" - Boris danse, danse, "this is a long-playing record" - l'amour est d'être l'écho de l'Autre l'infinie répétition de miroirs face à face à l'infini qui se recourbent il est sûr qu'elle aussi danse de l'autre côté du mur il sait qu'ils s'effondreront haletants sur les divans exactement symétriques il sait que ce moment ne devra pas cesser.
    • Viens dit le mur vien me voir - et la voix,la voix du disque interminable crie, vivante, en boucle, fend le plâtre et bat dans l'aorte, dans l'occipitale – ils sont bien habillés tous deux, pâles, très pâles, calmes. Elle a souri la première, il a ouvert les bras, il ne la connaît pas mais c'est comme
    • si l'on se revoyait, se remerciait – vous avez tous connu cela - dans les deux sens du mot reconnaissance : le vrai désir vient des traits du visage « j'ai pensé à vous Ne me regarde pas comme tu as tardé » peu importe qui parle, ils s'assoient loin l'un de l'autre.
    • X
    • A quatre rues de là une famille unie regarde la télé un captivant programme : ce sont deux captifs en effet, l'homme, la femme, tournant dans un petit appartement, frappant les portes et fenêtres, sondant les murs, balançant leurs gros plans de gueule sur les caméras repérées hors d'atteinte et les insultent, cherchant sous l'évier des pots de peinture et de n'importe quoi, s'étreignent désespérément ; juste à l'instant où ils s'exclament "s'ils veulent du spectacle ils en auront", Auguste tourne la tête vers son épouse en larmes qui éloigne les enfants, deux filles sans expression, qui se tiennent par les épaules : « Vous avez assez regardé. Sandra, Marianne, on part en promenade » et les filles cherchent le plus longtemps possible leurs vêtements de pluie.
    • Auguste dit alors qu'il faut en finir, sort de sa poche un téléphone, Sandra pose la main sur le poignet de son beau-père, atteint la télévision avec de grandes difficultés respiratoires.
    • Boris et Monica, nouvelles connaissances, se trouvent déjà rendus aux dernières extrémités de leurs adieux : allongés sur le petit lit de reps rouge, ils se sont pris aux épaules, par la taille, la bouche et les larmes, et se sont placés côte à côte, sans se toucher. Le pli de leur bouche s'est effacé, puis ils se sont souri, se sont pris la main, se sont relevés pour vérifier posément la fermeture des portes, ont adopté le comportement le plus ordinaire.
    • Ils ont attendu. Monica s'est levée pour passer le disque, ils ont dansé en se serrant, la harpe électronique dans les oreilles comme une armée en marche ; à quatre rues de là Sandra et Marianne réconciliées dévalent l'escalier : « Je ne peux pas supporter dit l'une d'elle qu'on tue, qu'on torture, il y a trop longtemps que l'école est finie, que les seuls événements sont ceux des parents et des beaux-parents. » C'est à peu près ce qu'elles se disent. «  Nous allons vivre ensemble ajoute Sandra, et Marianne sous ses cheveux raides se moque d'elle : « Il faudra chercher des hommes, comme les grandes ! »
    • Les deux filles donnent l'adresse au Commissaire le plus proche. Elles parlent de « torture ». « Séquestration » rectifie le Commissaire. Pendant ce temps, Auguste le Nouveau Mari et Irène la Nouvelle Femme décident pour Boris (et Monica, qu'ils ont recrutée dans la rue) un châtiment pire que la mort, la Perpète :
    • Marions-les. As-tu vu comme ils s'aiment ?
    • Tu as laissé sortir les filles ?
    • Monica sera comme un taureau qui survit à la corrida : irrécupérable ; tomber amoureuse de sa cible ! Je n'aime pas la banalité.

     

    • - Tu te rends compte de ce qui peut leur arriver seules dans la rue ?
    • - Elles sont déjà au Commissariat.
    • - On va leur rire au nez. Je ne veux pas que mon ancien mari – que Boris soit tué.
    • - Ne t'en fais pas. Tout le monde comprend tout au moment de mourir.
    • X
    • Dans l'appartement 127, Boris prend une résolution : armé d'une paire de ciseaux, il tranche tous les fils qui se présentent. Le disque s'interrompt, le silence tombe comme une masse, Boris parle dans un micro qu'il a découvert sous un pot ; peut-être sa voix débouche-t-elle dans un gros mégaphone au milieu d'une pièce vide : plus la peine de l'écouter. (il crie à s'en péter les veines). Derrière une armoire qu'il fait pivoter s'enfonce un escalier, où s'entassent des journaux, des cageots, de la poussière ; descendant plusieurs étages, il parvient au niveau des caves – quatre étages exactement - "Ti sento" se déclenche « Qu'ils y viennent, qu'ils y viennent » dit-il ; Auguste et Irène font alors irruption au 127 abandonné, baissent le son. Ils sont accompagnés d'une demi-douzaine de gabardines grises mettant à sac tout ce qu'ils trouvent dans les deux appartements, dans les deux immeubles.
    • « Regarde, crie Auguste en brandissant des disquettes : rien n'est plus à jour ! Il ne foutait plus rien, du tout ! »
    • Les filles sont ravies.
    • Il règne un tumulte hors de toute mesure ; tous se bousculent dans le boyau qui mène aux caves, on s'interpelle en français, en itlaien, en russe, pas un coup de feu n'est tiré, cependant, Boris s'est faufilé dans un dédale. Partout règnent des portes à claire-voie, des planches verticales, des dos d'armoires en biais. La sciure, et la pénombre qui descend des soupiraux. Les couloirs se retournent sur eux-mêmes. Le tapage des poursuivants permet d'abord très bien de fuir sans discrétion, puis le silence s'établit. On n'entend plus, là-haut près des trottoirs, que les passages espacés des voitures. Boris est cerné, dans un labyrinthe de bois. Sa main serre une solive hérissée d'échardes, il est assis sur une cuisse, s'il dégage son pied le couvercle d'un seau (par exemple) s'écroulera. Sa respiration courte soulève sous son nez la poussière d'un abat-jour et les sbires se rapprochent. Ils écartent les obstacles avec la précision
    • des joueurs de jonchets  Mikado. Les deux filles arrondissent les yeux et mettent le doigt sur la bouche, Boris se minimise - « Il nous le faut vivant » - et lorsqu'il s'aperçoit que sans l'avoir senti sa manche imperceptiblement glisse contre un vieil étui de violon, Marianne pointe exactement sur lui son doigt et souffle à mi-voix : « Ti sento ti sento ti sento ».
    • COLLIGNON HARDT VANDEKEEN
  • ROSWITHA

    C O L L I G N O N

     

    R O S W I T H A

     

     

    Moi.

    Roswitha.

    68 ans. Murée dans mon passé.

    Condamnée.

     

    Certains de mes papiers portent mon nom : Stiers.

    Il n’est pas trop tard pour régler mes comptes. Je ne me suis fixé aucun but.

    Toute ma vie derrière moi. J’ai agi aussi absurdement dans mon ménage qu’Alexandre sur ses champs de bataille.

    (Ce débat ne m’intéresse plus).

    Veuve.

    Domicile Blumgasse 40, WIEN, 1er étage. La fenêtre de la cuisine donne droit sur la Brigitenauer qui mène au Pont du Nord, qui mène à Prague. La pièce éblouissante tremble au niveau des quatre voies de circulation surélevées. J’aime ce grondement continu. Ma circulation est parfaite.

    Je ne peux me défaire d’aucun souvenir. Leur valeur marchande est nulle. Au mur, une carte des capitales européennes où se fixent les reproductions en plastique des divers monument : j’ai conservé St-Paul de Londres, l’Escorial et le Hradschin. Mon lit a des colonnes torses.

    Je me n’ennuie jamais.

    Je possède des étagères et des Figürchenmöbel (meubles à bibelots) surchargés de poussière. J’essuie deux statuettes nues, l’une en position fœtale, l’autre sur le flanc, « offerte », comme ils disent : de mon doigt recouvert de tissu, je suis les plis des figurines, aines, seins, nombril.

    À 68 ans tout continue : j’évolue et me questionne ; ce n’est pas du tout ce repos, cette résignation que j’avais imaginée. On m’a menti : les humains ne sont pas tous semblables.

    II

     

    Je n’ai commencé à vivre que fort tard, après le mort de mon mari, c’est-à-dire après son départ avec Annette, qui l’a nettoyé en dix-huit mois.

    À son retour, je l’ai vu dormir, dormir, dormir : devant la télévision, au lit, le matin jusqu’à dix heures, l’après-midi de deux à quatre, jusqu’à cinq en été.

    ...Lorsque mon père se penchait sur moi pour m’embrasser dans mon lit, sans qu’il y prît garde ma vue plongeait par le décolleté de sa chemise de nuit.

    À dix-huit ans, je suivais mon père.

    Diplomate, désœuvré, il m’emmenait partout. Nous sommes arrivés à Puigcerda par la route de Ripoll. En 1933, l’Espagne était encore calme, et mon père passait toutes mes fantaisies. Nous sommes descendus de nos mulets, le dos scié du cul aux omoplates. L’alcade en personne m’a soulevée de la bête pour me déposer, jambes raides, face au panorama.

    Après le dîner de fonction, j’ai entraîné mon père par le bras et nous avons tourné par les rues de Puigcerda, enroulées sur leur butte comme autour d’un sombrero.

    Le lendemain matin, je suis sortie sur la terrasse, il était déjà neuf heures, et les chasseurs tiraient dans la vallée.

     

    III

     

    Arrigo

    Je mens. Je m’appelle Arrigo Sartini et je mens. Mon âge est de 35 ans, j’étouffe, je veux me venger de tout et ma dignité est grande. Je vis avec Nastassia, depuis 60 mois que j‘ai comptés . Nastassia est la petite-fille de Roswitha.

     

    L’humanité : la tenir en réserve, comme du fumier pour les fraises, sans l’admettre à sa table – et qu’ils n’aillent pas faire, les hommes, d’une solitude, que j’ai choisie, une solitude imposée.

     

    IV

     

    Nastassia

    C’est la petite-fille de Roswitha. C’est le troisième personnage de l’histoire. Elle vit à Bordeaux, elle est folle, elle peint. Son langage est très littéraire, très fleuri, très ridicule. Non, je ne laisserai pas le lecteur se rendre compte par lui-même. Oui, je prends le lecteur pour un imbécile. Elle s’adresse aux personnages qu’elle a représentés sur ses toiles. Elle dit :

    « Accourez, fantômes bien-aimés. Fantômes éclatés, pulvérisés sur ces murs. Sur mes murs il y a des tentures. Des éclats de ma tête sur les tentures. Vous êtes dans la poussière que je respire.

    « En 1823, un homme, ici, s’est suicidé. Il s’est tiré dans la bouche. Son crâne s’est ouvert. Le revolver est tombé en tournant, sur ce guéridon nacré, au milieu des boucles et du sang.

    «  C’était mon ancêtre.

    «  J’aurai aussi des descendants. Des successeurs. Je profère à voix basse vos noms sacrés.

    «  Il y a celui qui me pousse, physiquement, aux épaules, et me force à sortir.

    «  Celui qui dérive, évanoui, nu, renversé, sur sa barque.

    «  À présent je suis toute à vous. Je vous ai constitués. Vous m’avez façonnée jusqu’à l’intérieur de mes paupières.

    «  Tenez-vous prêts. Nous ne sommes plus seuls. Plus jamais seuls. Je suis l’épouse d’ARRIGO.

    « Je resterai toujours avec vous. »

    Ici, Nastassia ajoute une phrase apprise :

    «  Je m’agripperai au cou de la dernière Girafe en peluche que mon père, le Para, veut m’arracher. »

    Puis :

     

    « Fantômes, voici : très loin, à l’est des Alpes, à Vienne, ROSWITHA nous appelle, ROSWITHA nous convoque. J’arrive. Nous arrivons, chargés de bombes. Pas un de nous ne manque à l’appel.

     

    V

     

    Retour à Roswitha (Vienne).

    Lettre à Nastassia, en allemand, anglais, et français :

    «  Liebe Nastassia !

    «  Komm Dū mein liebes Kind, komm !

    (« J’ai besoin de tes lèvres fraîches » : cette phrase a été raturée. )

    «  Here comes the plane

    « The hand that takes

    (« Voici l’avion / La main qui prend » - L. Anderson)

    « Nastassia, c’est moi qui t’ai élevée, moi ta grand-mère - deine Großmutter, et ta mère, Deine Mutter, traînait d’asile en asile.

    « Les souvenirs me font mal, c’est pourquoi, itaque, je ne veux plus que tu m’abandonnes.

    " Arrigo, Nastassia, ne m'abandonnez pas.

    " Songe à ma vengeance, qui est la tienne, souviens-toi de tes jeux sur la plage du lac, à Neusiedl.

    " Souviens-toi de tes dessins d'enfant, et du crayon toujours à retailler.

    " Le complot portera mon nom : R.O.S.W.I.T.H.A. Signé Roswitha"

     

    La vieille dame pense qu'ils règneraient tous les trois, NASTASSIA, ARRIGO, "et moi, tous trois indécelables et frappant partout, sur les despotes mous.

    " Post-scriptum : Emportez tout avec vous. Tout ce qui vous retient, afin de l'avoir à vos côtés, toujours présent, pour le combattre de toutes vos forces.

    "Nastassia, tu es partie à l'autre bout de l'Europe, au sud-ouest de la France, chez les Welsches. Tu t'es calfeutrée dans les tentures, tu t'es barricadée dans les toiles que tu as peintes : il ne faudra rien oublier. Je ne sais rien de cet Arrigo.

    Ta Grand-mère qui t'aime,

    Roswiha

     

    VI

     

    Nous revenons à Nastassia (Bordeaux). Elle peint, elle est folle, elle dit :

    "Fantômes - "

    ...encore !...

    "...dans la discipline, regagnez le bois lisse de vos cadres ; revenez dans vos propres portraits. Nous partons.

    "Derrière les tableaux que je décroche court une araignée. Arrigo, mon époux, court la ville afin de rassembler une montagne de papiers, documents, passeports.

    " Prenez place sur les toiles, dans les toiles, faceà face, ou dos àdos, car je ne verrai plus vos traits - et vous roulerez dans mon dos dans vos cercueils plats, cercueils vitaux, mon ventre, en épaisseur, à plat."

    Fin de citation.

    " J'en ferai d'autres ! j'en ferai d'autres ! Faro gli altri !" criait Francesca da Rimini en tapant sur son ventre, à la mort de ses fils.

    Arrigo répliqua :

    " Nastassia n'est pas seule à trancher des racines. A mon père mourant, je réserve au milieu de mon coeur une place de choix".

    Ils partirent.

     

    VII

     

    Roswitha (Vienne) pense :

    ...Ils sont en route.

    Chaque semaine, ma petite-fille, Nastassia la folle, me rendra visite. Elle feuillettera les journaux sur la table de nuit, il y aura "Hör Zu" ("Ecoute"), "Kurier", "die Krone".

    Elle s'assoira au bord du lit, étalera la revue sur la courtepointe. Arrigo, son époux, restera debout, il fera quelques pas dans la pièce. Il regardera pour la centième fois la carte au mur des capitales d'Europe. Il touchera un objet, s'informera de sa provenance, le soulèvera. Le replacera sur sa place de poussière.

    Je lui répondrai, il m'ennuiera, il sera correct.

    ...............................................................................................................................................

    " J'aurai appris du moins à ne plus geindre. il y a dix ans que je ne geins plus. C'est fort peu. Depuis la mort de mon mari très exactement, nettoyé en dix-huit mois par sa grue (von seiner Gimpelhure) ; vers la fin je l'ai vu dormir :le matin jusqu'à dix heures, l'après-midi de deux à quatre.

    " Cinq heures en été.

    " J'ai brûlé des kilos de jérémiades.

    " J'écris à Nastassia.

    Wien den 26. Juni 198*

    "Liebe Nastassia,

    " Heute bist Du 22 - vingt-deux ans - tu liras très agacée mais je revois cette petite fille de huit ans que j'avais emmenée sur le Neusiedlersee en 1962 - godu tu me parlais sans cesse tu réclamais à boire à manger, une balle, un crayon. J'acordais tout, j'étais ravie.

    " (...) et puis viens. KOMM.

     

    VIII

     

    ...et retorne l'estoire a reconter de Nastassia et de sa folle compaignie...

    Nastassia dit que des lambeaux de rêves resteront ici à tout jamais, qu'ils ont dit (les déménageurs) "N'en prenez que 40 !" - et que dos à dos, ventre à ventre, une fois de plus, en voyage, le Nu, la Bombe, la Fille au Couteau, l'Egorgé Nocturne et l'Homme de Théâtre, tous tableaux NOCTURNES sauf

    les Fils de l'Aube et

    le Trépané

    Le camion roule, roule, tous les cadres s'entrechoquent.

     

    Roswitha, femme deVieille, attendant sa petite-fille

     

    Sie sagt:

    "Dieu merci, je suis parvenue à soixante-huit ans sans devoir porter de lunettes. Je mis sans fatigue. J'ai connu les exécutions, les pogroms. Je n'éprouve plus de plaisir, les mots croisés m'engourdissent sur le fauteuil, parmi le bienfaisant vacarme des automobiles.

    " Nous autres, les Habsbourg, nous n'avons pas cédé aux vertiges de l'épuration. Je peux recevoir sans encombre tel ex-secrétaire de Seyss-Inquart.

    « Le sang a séché – taches de vieillesse sur mes mains, nécrose des tissus.

    «  Il m’apporte, cet ex-secrétaire, de bien belles grilles à compléter.

    «  Il me laisse des exemplaires du Völkisches Blatt. Chacun peut le lire à la demande chez tous les restaurants du XIIIe arrondissement.  

    «  Cet homme s’appelle Martino.

    «  Martino voudrait que je distribue des tracts : « Toi qui connais bien Vienne... »

    «  J’en ai une pile sur la table. Mais, par ordre alphabétique, ça fait 11 900 rues.

    Au téléphone :

    « Non, Lieber Martino ; ce n’est pas parce que je suis « aryenne », comme vous dites… Passez me voir quand vous voudrez. »

    * * *

    Nastassia, petite-fille de Roswitha, peintre, folle, raconte

    C’est le trajet vers Vienne. Nastassia dit :

    « Depuis Genève, j’éprouve une peur sourde. Arrigo se tient près de moi, silencieux, les mains serrées sur le volant. Ses mains ressemblent à des serres. Il me dit : « Je pense à mon père, qui est en train de mourir ». Nous roulons vite. La voiture, surchargée, prend les virages trop larges, le ciel baisse, la nuit tombe. Rapidement c’est une muraille, grise, devant nous. Arrigo accélère :

    «  - C’est la neige. » Ses mains tremblent. Les flocons se jettent à l’horizontale. À droite, un talus qui s’abaisse, se relève, et se rabaisse, comme une ouate qu’on déchire. Je vois aussi du néon, nous avons quitté l’autoroute, je vois encore, des feux de position, qui s’enfoncent, qui se perdent – Arrigo se guide sur les ornières et se met à rire.

    «  Il s’arrête.

    «  Il descend courir tête basse vers les néons.

    « Sur le pare-brise la neige monte, grain à grain, s’édifie. Nuit noire, dix-sept heures Il reste une chambre !

    «  Au restaurant, sous le toit surchargé de neige, Arrigo s’épanouit, commande un menu d’une voix forte et décharnée, je ne l’ai jamais entendu mastiquer l’allemand de la sorte – avec des contractions de doigts, des trismes mandibulaires…

    «  Je devrai vivre dans cet hiver des mots. »

    «  Dehors, lever de tempête – ici les menus cartonnés, rouges, savonneux, les Mädchen couleur ketchup et bas blanc ». Le lendemain après l’amour ils ont tous les deux affronté la plaine blanche et crue, le ciel et le sol deux plaques d’amiante. La route a disparu, on roule au jugé sur la neige rase.

    «  Le terrain monte. Devant eux un camion-remorque contre-braque et zigzague à reculons.La remorque part en travers.

    « Zusmarshausen. Je ne sais pas prononcer ce nom. Arrigo se paie ma tête. Sapins. Moins seize. Ça dérape. Sur le plateau j’aperçois les premiers chasse-neige. Le premier gros sel gris.

    Nastassia appelle :

    « Arrigo ! Arrigo ! »

    Arrigo ne répond pas. Il pense en allemand.

    Le froid descend malgré le jour. Il ne neige plus. Nastassia se souvient confusément du chuintement du radiateur, sous les tentures du motel. Nastassia serre ses deux poings dans ses deux gants. À mesure que ses bronches se bloquent, elle entend près d’elle Arrigo respirer plus profondément, enfoui dans sa Germanie.

    Nastassia ferme les yeux.

    Ses cils brûlent. Elle tremble.

    - Kannitzferstehn – tu peux pas comprendre – une langue dure comme une lame, les joues d’Arrigo dures comme un rasoir.

    Le ciel gris.

    Le peu de jour qui est passé.

    À Salzbourg il est quinze heures. La lumière baisse. À l’abri, sous les portiques, un thermomètre indique – 18. Les douaniers se penchent :

    - Rien à déclarer ?

    Un officier ricane :

    « Französisch Bazaar ».

    Les deux doigts à la visière.

    Salzbourg se rapproche. Arrigo ne manifeste aucun étonnement . Un petit homme ouvre la portière. Il ressemble à Charlot, trait pour trait. Il baragouine avec conviction. Arrigo veut l’aider à porter les valises. Charlot refuse.

    « Nous sommes dans un palace.

    Le petit sexagénaire chaplinien gravit l’escalier en heurtant les valises qu’il dépose au seuil de la chambre en plein monologue.

    « Je vois des dorures, des plafonds immenses. Arrigo veut refermer la porte – le petit homme est toujours là.

    - Vielleicht sol ich Ihnen etwas geben ? Peut-être dois-je vous donner quelque chose ?

    - Jawohl ! répond le petit homme avec solennité.

    ...Arrigo se jette sur le lit tout habillé :

    « Lis-moi du Claudel.

    - En allemand ?

    - En français.

    Le froid glisse sous les doubles-fenêtres. La neige s’est remise à tomber, et, dans la nuit, il tonne, des éclairs bavent entre les flocons.

    Nastassia, épouse d’ARRIGO, note ses impressions :

    « Nous sommes sortis dans les rues. Il fait si froid que nous devons alternativement

    «  fourrer une main dans une poche, frotter notre nez ; main droite, main gauche.

    « Nous contournons la cathédrale par le nord à travers une place glacée, l’orage vire « lentement, nous suivons une pente raide tout au long de la falaise.

    «  À même le roc de la Citadelle un panneau métallique aveuglé de néon :

    « E R O S C E N T E R »

    - C’est ça que tu veux visiter à Salzbourg ?

    «  Je sais qu’il va répondre : « Oui, les putes ».

    « Il répond : « Oui, les putes ».

    « Deux maisons à angle droit s’engagent sous les rocs. De grandes femmes tristes font des signes. « La plus âgée parle français. Arrigo disparaît au premier. On m’apporte des triangles de fromage

    « cuit, de marque « Edelweiss ». J’ai bien changé, oui, bien changé.

    « J’obtiens de l’eau. Je grimpe l’escalier sous les cris allemands – je suis poursuivie. Je «  pousse une porte, Arrigo est de dos, tout habillé. Je vois qu’il fume. Trois prostituées nues

    «prennent des poses qu’il leur indique en tudesque. La taulière est montée derrière moi. Arrigo se « retourne d’une pièce :

    - Je ne les touche pas.

    - Je ne t’ai rien demandé.

    « Il leur dit de s’embrasser. Elles s’embrassent/ D’écarter les jambes. Etc. La taulière dit : «Il a payé ». Je réponds : « Ça suffit ».

    Retour à l’hôtel. Le petit Charlot nous refuse l’entrée : « Il est déjà dix heures ». Nous lui donnons 25 öS.

    « Lis-moi du Claudel.

    « Dans le réfrigérateur nous trouvons du Sekt, des triangles « Edelweiss », du bourbon. « Du tokay. Arrigo me parle en dialecte, je fais observer qu’en Autriche on ne parle pas si raide. « Dans la salle d’eau la baignoire est verte et les parois vert et or. L’étroitesse de la « pièce donne au plafond une hauteur obsédante.

    « Nous prenons le dîner au rez-de-chaussée. Personne ne s’aperçoit que nous sommes « ivres.  

    « Clientèle polyglotte.

    « Un télégramme sur un plateau d’argent :

    « PÈRE DÉCÉDÉ »

    Nous remontons immédiatement dans notre chambre. Arrigo se montre fébrile :

    - Pas question de rebrousser chemin.

    « Il ajoute :

    - C’est un piège.

     

    « Sur-le-champ je dois improviser une oraison funèbre. Elle n’est jamais assez « élogieuse, jamais assez sobre…

    « J’ai connu le père d’Arrigo : un homme grand, ridé, qui parlait du nez. C’était un ostréiculteur. Ses seuls voyages : Marennes, Arcachon. Il entretint toute sa vie des polémiques avec « les savants ses confrères : allemands, hollandais, anglais. Des lettres d’insultes en toutes les « langues.

    - Retravaille la péroraison, dit Arrigo. Et puis, apprends l’allemand.

    - Hai dimenticato l’italiano ?

    - Je ne veux plus entendre cette langue de portefaix.

    - Je te traite de con, en français. »

    « Le discours est achevé/ Il reste du gin. Arrigo vomit dans la baignoire :

    - Pour ce prix-là on peut tout saloper.

    - Je ne suis pas d’accord.

    Le lendemain la note s’élève à öS 1200. Arrigo comprend 120. Grimace du caissier. Grimace « d’Arrigo en flagrant délit d’oubli de langue. Le caissier nous toise mit Arroganz.

    « Vienne est encore loin. Le ciel s’est dégagé. Moins treize à quatorze heures quinze. « Nos haltes se multiplient. La radio de bord hurle, sirupeuse.Nous écumons toutes les stations-service. Café, café. Les clients s’expriment avec mesure : ils sont ivres.

    « À seize heures, la forêt, la pente, la neige au sol ; les coups de vent sur les viaducs, la sensation de rouler au sommet d’un ballon qui se dérobe.

    « La taïga.

    « Puis la route qui se creuse, les talus dénudés, frangés de toupets de sapins, la route qui redescend, les remblais qui s’espacent – soudain, une meule lumineuse de fils tissés, entrecroisés, saupoudrés d’un fouillis d’éclats, comme un ciel reversé en contrebas : Vienne, illuminée, dédalique, arachnéenne et déliée – svastika déglinguée - Rosenhügel dit Arrigo.

     

    XI

     

    À présent Roswitha, 68 ans, reprend la parole

     

    ...H’ai appris sur Arrigo de certaines précisions.

    Il tiendrait un « Emploi du temps ».

    Nastassia m’écrit :

    « Je t’en apporte un exemplaire ».

    Il en change à peu près chaque mois :

    « Mercredi 18h : Lecture. 18h.26 : Correspondance. 18H 53 : W.C. »

    - Fait-il l’amour à heures fixes ?

    Nastassia l’en soupçonne.

    J’ai l’idée de fabriquer à mon tour, moi, Roswitha, un « Emploi du temps ».

     

     

     

    XII

     

    Arrigo, terroriste au service du R.O.S.W.I.T.H.A

     

    Il dit :

    « Je suis convoqué au 26e étage de la Tour de Verre Circulaire.

    « Il y a des barrages aux 10e et 20e étages.

    - Même les chefs d’État se font contrôler, M. Sartini.

    « Le Bureau, pour me recevoir, adopte la position de « tir groupé ».

    «  Il y a :

    El-Hawk, Seisset, Laloc, Roïski.

    « El-Hawk » (« le Faucon ») me fixe par dessous ses lunettes. Ses phalanges craquent.

    « Seisset le Français porte une monture en or et la moustache en brosse oxygénée.

    « Les mots sortent tout ronds de sa bouche étroite et rose.

    « Laloc est basané, Roïski myope.

    « Ils devront tous disparaître.

    «Il faut toujours éliminer le plus de personnes possibles avant de vivre.

    « P.S. : J’espère tout de même vivre quelque chose de bien plus exaltant qu’une stupide histoire d’ « espionnage »!Hi hi !

    - Vos responsabilités (disent-ils) sont écrasantes. Nous vous fourniront la Liste, l’Arme et l’Alibi ».

    « On me fournit aussi une villa badigeonnée de jaune au fond d’une cour d’auberge.

    « Au premier », dit mon guide, « un nid conjugal : immense cuisine, mansardée chambre, une quantitude de recoins et le palier interne sur mezzanine. Téléphone, balustrade en bois clair ».

    Nastassia, brune, compagne d’ARRIGO, parle de « chrysalide qui s’enterre », en effet :

    - les murs sont profonds

    - les fenêtres creuses

    - au milieu du jour, il faut l’électricité

    - les clématites obscurcissent les vitres

    - etc.

    ...  « Suprême raffinement » (dit le guide) : « une grille différente ferme chaque fenêtre, avec une serrure différente, prête à bondir d’un angle à l’autre sur ses losanges de ferraille coulissante.

     

     

     

    Arrigo,

     

     

    Arrigo, époux de Nastassia, continue d’écrire :

     

    « Su nous

     

    « Si nous étions frère et sœur, nous ôterions nos organes génitaux pour la nuit. Nous les enfermerions sous plastique dans un tiroir de table de chevet.

     

     

    « La moquette du premier étage répand, sur toute sa surface, une moiteur magnétique.

    « Les motifs du papier peint sont d’horribles gros yeux empilés.

     

    Nastassia, brune, épouse d’Arrigo, prend la parole

     

    « Le premier soir « de la villa », une puanteur précise nous guide vers le four, où pourrissait dans un pot jaune – un ragoût de vieux bœuf.

    « J’ai descendu l’escalier de bois en tenant les deux anses à bout de bras, l’estomac chaviré. Tout a disparu corps et biens dans la poubelle de l’auberge. J’ai respiré sous le ciel noir, observé le bâtiment du Heuriger, c’est ainsi qu’on nomme les auberges de ce pays.

     

    « Le hangar de bois faisant suite à l’auberge, vers nous, vers notre « villa », ; bruissait de lumières comme un Boeing aptère où flageolaient des ombres d’incendie. J’écoutais le violon, le hautbois, la caisse claire. J’écoutais cogner les poings et les culs de chopes, et le micro gras où les lettres « p » tapaient comme des pouf de tambours.

    « Quand la baie s’est ouverte entre les planches, j’ai vu l’orchestre courbé, tordu sur ses instruments.

    HOY ! HOY !

     

     

    - hurlait la noce - ma parole ! Moi même, Nastassia, je criais avec eux comme des chiens ».

    Nastassia – dit le narrateur – a remonté le perron vers chez elle, perron couvert de feuilles recroquevillées, frisées, par le gel. Au 123 bientôt, de l’autre côté de la rue, des quatre rails en creux de la Straszenbahn - « c’est ainsi qu’on nomme les tramways dans ce pays »- Nastassia, folle, peintre, exposera ses toiles, dans une chapelle à demi-souterraine au badigeon jésuite, avec au fond d’une voûte à berceau une croix plate, en stuc, à même le mur.

    « Je pense », dit Nastassia, « à ces crochets de fer auxquels Adolf H. fit suspendre ses propres officiers ».

     

    XIII

     

    Premier rêve d’Arrigo, petit-gendre de Roswitha

    « Sous les yeux empilés du papier peint, je me débats au sein d’inextricables foules encombrant la salle d’attente d’un dispensaire : formes allongées ou accroupies, appuyées l’une à l’autre.

    « On en trouve jusque dans le cabinet du cardiologue où l’on s’assoit et où l’on parle fort. La prescription est inaudible et Frau Doktor élève la voix. Elle porte une tignasse rousse et m’envoie, à moi, Arrigo, malade – une plaisanterie.

    « Ses deux voisins rient très fort. La consultation est terminée. Deux femmes jusqu’ici effondrées se lèvent soudain pour prendre leur tour, la cardiologue se nomme

    ROSWITHA

    - et n’est pas cardiologue mais neurologue.

    « Je suis admis à m’allonger sur un divan d’angle – quatre femmes à présent exposent leur cas toutes ensemble avec animation. Je sens ROSWITHA de plus en plus attentive, de plus en plus lasse. Puis elle referme les rideaux, demande d’une voix éteinte qu’on n’admette plus personne et se détend sur un fauteuil à bascule.

    « Quand elle se redresse, c’est mon tour. Et quand je me suis levé, j’étais banalement nu. Roswitha se trouve à table, face à moi, dans un restaurant de luxe bon-dé où règne le sans-gêne d’une cantine.

    « Des clients debout attendent nos places. ROSWITHA se penche au travers de la table, mais sa voix domine à peine le vacarme. Elle est très rajeunie. Lorsque nous nous sommes levés sans avoir pu achever les gâteaux, un gros homme les a saisis, puis avalés dans un rire vulgaire. Il est satisfait d’avoir pris nos places.

     

    XIV

     

    Nastassia, peintre, brune, folle, se confie – s’exhibe : SA HAINE DU PEUPLE. Se fait menerE par son mari dans cette halle où des Tchécoslovaques boivent, fument et pètent. Elle s’est vêtue pour cela d’un bustier violet, d’un diadème sur son chignon vieux jeu. Elle a commandé ein Gespritzt et contemple les tablées d’ivrogne.

    Le jeu consiste à fixer un Slave immigré dans les yeux jusqu’à les lui faire baisser.

    Arrio s’est enivré peu à peu, ils ont gagné un lièvre au loto, ils l’ont relâché dans la cour : à moins de gagner le Mauerpark tout proche, cet animal ne survivra pas. Les tourtereaux (Nastassia et Arrigo) rempochent toute leur monnaie, sans le moindre pourboire.

     

    XV

     

    Nastassia contredit cette version

    « J’aî donné öS 20 au violon, dans sa casquette doublée rouge »/

    Ajoutons que la neige est revenue, suivie d’un froid féroce.Il faut boire un schnaps de prune appelé Slibowitz, très parfumé, à même le goulot.

    Pour en revenir à la neige : ce sont d’abord des mouchetures sur le côté des marches, et, le matin suivant, les marches sont couvertes comme des tombes, bosselées, que Nastassia castre à la bêche. Les pelletées flottent, et retombent. Le ciel reste plombé, les gens disent :

    « Nie war es so finster, il n’a jamais fait si sombre.

    La nuit vient avant quatre heures. La nuit, ils ne sortent pas (Nastassia et Arrigo). La neige s’écroule du toit ; ils croient qu’on secoue la porte d’entrée. Arrigo, blême, a tiré au hasard dans le noir. Des clients de l’auberge rôdaient dans la cour. Nastassia ajoute :

    « Je décroche le linge séché par le gel, le tissu se déchire, les dos des chemises, les mouchoirs, avec un bruit de papier. Le premier décembre, le thermomètre atteint moins vingt ».

     

    XVI

     

    Roswitha revoit toute sa famille. Elle écrit :

    Observer, sans agir. Sans railleries. Vivre comme une vieille – comme les autres vieilles -

    qui m’a donné le modèle de la vieillesse ?

    Je fais exactement tout ce qu’elles font.

    Personne ne se méfie.

    CE DÉBAT NE M’INTÉRESSE PLUS – il ne faut plus que ce débat m’intéresse.

     

    XVII

     

    Nastassia, brune, folle, peintre, prenant possession de sa nouvelle (éphémère) demeure

    Elle dit :

    « La salle de bain se trouve à l’angle le plus sombre de la maison. La pièce est dépourvue de radiateurs. Les carreaux émaillés, mauves, ajoutent à l’impression de froid. La baignoire fuit.

    «  J’utilise la machine à laver des locataires précédents, des Suisses. Les fils électriques traînent sur le pavé de la salle de bain, dans l’eau. Hier, de grandes étincelles claquaient sur le carrelage dans une enivrante odeur d’ozone.

    « Arrigo et moi faisons souvent l’amour dans la baignoire.

    «  Je ne suis pas retournée à la galerie de peinture : l’autre côté de la rue, au-delà des rails de la Straszenbahn, me semble aussi éloignée que l’autre côté de la ville. »

     

    XVIII

    Arrigo, espion sans envergure, reçoit enfin ses « Premières Instructions »

    Il dit :

    « Premières instructions : attirer Tragol, mâle, et N., femelle, jeunes. Les peindre nus (cf. Nastassia). »

    Ils se tiennent par les épaules sur le canapé, ils se voient dans un miroir, Nastassia les peint à la lumière d’un spot. Derrière le dossier, une tenture leur masque ARRIGO armé d’un revolver à silencieux. ARRIGO observe leur reflet.

    Il attend que l’esquisse au fusain soit tracée.

    Tragol et N. (« Nouchka ») se retournèrent, ARRIGO, démasqué, se montra. Ils éclatèrent de rire. Nastassia prépara, parce que c’était l’heure, une salade de fruits de mer, avec du poulpe, au sépia. Les betteraves ajoutaient dans les sauces de petites îles violettes, un fort poisson gisait dans ces liquides.

    L’appréhension fit glisser les mains de Nastassia et la jatte s’écrasa au sol. Tragol, mâle, Nouchka, femelle, tous deux jeunes, aident au ramassage des débris.

    « Attention de ne pas vous couper ! »

    ARRIGO se fait traiter de comique au téléphone, par une voix parfaitement blanche.

    Il dit :

    « Mes proies m’échappent. J’ignore pourquoi je devrais les abattre. Je crois plutôt que : Rien.

    «  J’éprouve les tranchants de la jatte contre mes lèvres : si je presse, mon sang coulera. Nastassia pousse un cri ; je me suis entaillé. Elle suce ma plaie dont elle recrache le jus violacé.

    «  Je lis dans les journaux (poursuit Arrigo) qu’un groupe de forcenés (mâles), u crâne parfaitement rasé, se sont introduits mitraillette au poing dans une Institution Scolaire. Poussant la porte d’une salle de classe, ils ont menacé les élèves et leur professeur ».

    À cet endroit du récit (poursuit le Narrateur), les comptes-rendus divergent. Les uns disent que les Salopards ont arrosé l’ensemble, abattant les corps parmi les tables renversées, dans un bruit atroce. D’autres journaux affirment :

    - que le maître, se glissant le long du mur en direction de la seconde porte, a désarmé les Hommes par derrière et les a mitraillés avec leurs propres armes, jusqu’au bout du couloir.

    - que le maître s’est enfui, sans plus.

    - que le seul terroriste survivant serait parvenu dans le bureau de Sir A. Zery, président de sept sociétés fictives. Celui-ci aurait sévèrement réprimandé le  survivant pour le caractère expéditif du commando, mais ne lui en aurait pas moins remis une somme important.

    (« Cette dernière affirmation, dira ultérieurement Arrigo, ne m’a pas été communiquée par voie de presse et je me refuse à en révéler la source ».)

     

    XIX

    Martino, Quatrième Personnage de l’Histoire

     

    Il dit :

    « Il faut les supprimer tous les deux, ARRIGO et sa femme !

    «  Je crains que mon poids, mes bras courts, ne me permettent pas une efficacité maximale. Mais ce couple d’incapables revient chaque soir de nuit, à pied, en remontant la Lainzerstrae. Le fracas des tramways sera mon plus précieux auxiliaire.

    « La Lainzerstrae vire sans cesse à gauche, en montant. Les lumières y sont faibles.

    «  Le couple se faufile, l’un suivant l’autre, le long des murs, sur le trottoir rétréci. Ils rentrent tous les deux la tête dans les épaules, à leurs pieds la neige est silencieuse.

    «  Le couple prend des chemins de traverse : tout un système de ruelles à angles droits parmi les murs bas des maisons de plaisance, où se faufilent des passages enneigés menant à des jardins privés.

    «  Balançoires ankylosées par le gel, buissons. En bas des pentes s’ouvrent des portières de grillage, ils pourront s’enfuir, les rats : entre les bancs et les stères de bûches.

    «  La crosse glacée du Lüger me brûle la peau.

    (ARRIGO dit à NASTASSIA :

    «  Nous avons bien fait. Les chiens sont couchés, les propriétaires ont perdu les clés de leurs portillons. L’Autriche présente, au sein de son cadastre, des espaces rigoureusement inextricables.

    «  Tu feras ce soir un bon tour de cour avec ta carabine. Et puis, Nastassia, lis bien les petites annonces. Achète « Krone Zeitung » au premier Indien transi que tu verras dans les rues marcher à reculons à six heures du matin, entre les voitures, aux feux rouges sans chaleur. Ils touchent 1 öS par exemplaire vendu ».

    XX

    Roswitha, vieille, commanditaire supposée. Elle dit :

    « Je suis restée allongée huit heures de suite. Beaucoup trop pour mon âge. Des pensées noires sont venues. J’ai revu mon père, et sa fâcheuse manie de (…)

    « Je me suis retirée là, entre deux meubles, derrière les fenêtres sur sur. Patience. Patience dans le tumulte.

    Réflexion :

    « Les Empereurs de l’industrie, comment sont-ils fabriqués, à l’intérieur ?

    ...et et abruti d’Arrigo qui répète je veux me venger…

    - C’est vrai, confirme Arrigo. Et quel tort m’a-t-on fait ?

     

    XXI

    Roswitha, vieille et folle, parle de Martino, vieux nazi

     

    Elle dit :

    « Les tracts sont toujours sous l’armoire.

    «  Hier, réunion politique. Vingt personnes, âgées, ou des gamins. Je me suis assise sur une chaise très raide.

    « En 1945, MARTINO et moi plongeons à bicyclette dans les fossés, sous les alertes.

    - Vous allez vous faire tuer !

    - Oui, mais en plein air !

    « Les bombardiers battaient des ailes. Un jour ils nous ont visés. Nous avons ri tous les deux, sous les herbes au ras de l’eau, mourant de peur. Je me souviens aussi de la débandade des Hitlerjugend Bergmanngasse…

    « Hier Matino faisait son discours sur une estrade de classe. Il portait un ciré vert, déchiré d’en bas par un chien. Le bouton du milieu manquait. Martino manquait d’éloquence. Ses mains pendaient au niveau du sexe. Il les a regardées puis de sa main gauche il a saisi son poignet droit, pour l’immobiliser.

    « Le public suivait les mouvements de ses mains, tandis qu’il répétait : « Auschwitz n’est qu’un montage hollywoodien ; les victimes sont de faux disparus.

    XXII

    Arrigo, petit-gendre de Roswitha, brun, fou, parle

     

    « Nous sommes traqués. On a ENCORE frappé sur notre porte l’autre nuit : l’armature en fer tremblait sur le verre cathédrale ».

    « Il neige encore. Dans la cour, les déménageurs :

    ZIGEUNER U SOHN »

    « Nos meubles et nos caisses descendent le perron. Deux Yougo glissent sur leurs talons. Ils disent, dans leur langue :

    - Plus à droite. Lève. Attention.

    « Les Yougo portent des cartons cubiques. Ils respirent fort. Un troisième, invisible, dispose le chargement dans le camion. Les voici qui manœuvrent sous la voûte, nous quittons la cour du Heuriger.

    «  - Nous serons très bien chez mon oncle », dit Nastassia – quel oncle ?

    «  Il fabrique de la poudre. Quelque chose de tout à fait artisanal. Juste au-dessus de chez nous ».

    « Une vieille de vieille vient de crever, après trente-huit années de séjour. L’appartement est libre.

    «  Le camion passe la voûte. Le chargement mal arrimé balle dans les virages. Les Yougo s’arc-boutent : pavés, tramways, aiguillages. Par le bas du cul laissé béant, nous voyons des pavés pâtissés dans l’asphalte, la neige boueuse, les pare-chocs, les calandres. Nous sommes secoués dans la pénombre, accrochés aux meubles, avec des sourires contraints ».

    ARRIGO ne veut rien dire à NASTASSIA : il éprouve l’impression absurde absurde, mais très nette, que les Yougo les comprendraient, même en hébreu. Surtout en hébreu.

    Le camion s’est glissé en marche arrière dans une haute galerie traversière en stuc, qui le gaine, juste au-dessus de la bâche. La galerie débouche dans une arrière-cour.

    Vienne regorge d’arrière-cours.

    C’est là, dans des bâtiments opaques et bas, qu’on fabrique la Poudre.

    Juste avant la cour dans la galerie monte un escalier tournant. La rampe, en spirale, gêne les mouvements. Les coudes s’éraflent. Les Yougo ahanent, s’effacent, obséquieux.

    Le fils de Roswitha - !!! - porte une tête rousse, toute en poils. Les poings sur les hanches, il casse le cou, du haut de son mètre 55, pour nous voir trimer :

    « Si vous fumez, crie-t-il à travers sa barbe, ne jetez pas de mégots par la fenêtre!BOUM !

    Il se marre.

    Ce con.

    Les Yougo craignent leur employeur ; pourquoi faut-il donc que j’en frotte un, dit Arrigo, ventre à ventre ? » dans l’escalier à vis trop étroit ?

    ...Quand la vieille de vieille est morte, elle venait d’acheter une baignoire. Une baignoire toute neuve, rose, avec l’étiquette encore au fond.

    L’appartement est dégueulasse.

     

    XXIII

    MARTINO , vieux nazi corpulent, se confie

    Il dit :

    « J’ai vécu moi-même dans cet appartement, au-dessus de la poudrerie. Moi j’aimais bien ma tante. Il y avait la cave, où ces imbéciles se réfugiaient en 45 : la rampe de fer encore au mur pour descendre, et le couloir, sous la terre, sous la poudre, avec ses soupiraux étirés comme des yeux de Chinoises.

    « Au fond, c’était me réduit à brouette ; je la tirais dans l’escalier. Ce qu’elle pesait !

    «  Il y avait des portes en fer rouge, ouvrant sur des pyramides de gaines à cartouches. On n’entrait pas, à cause des rats. » (« der Rattten wegen »).

    « Et plus profond, trois autres caves.

    «  Une caisse à main gauche, remplie de sciure – trois tortues hibernantes bourrées là-dedans, énormes, j’ai déblayé la sciure avec les doigts pour dégager les carapaces. Les tortues sifflaient je me suis fait pincer.

    « La tante consommait ses confitures avec vingt années de retard : des rangées de bocaux sur les étagères pourries – il fallait tâter du bout de la petite cuillère – si le foie pince on jette tout. Le foie pinçait souvent.

    « Je les vois d’ici les deux Frantzouses quand il faudra remonter le charbon dans les seaux sans anses !

    « Je dois être le seul maintenant à connaître l’emplacement et la quantité de juifs du 17 mai flingués sous l’escalier pourri qui descend au cul-de-basse-fosse. Là où le sol est resté nu.

     

    XXIV

     

    Roswitha, vieille de Vienne, prétendue terroriste

    Elle parle :

    Autour de moi, 60 % de vieillards : VIENNE. Je veux sonder chaque vaisseau exsangue de ce grands corps, y découvrir quoi y rampe.

    Plus de 30 000 rues, suffisamment pour une vie – ma tentation, depuis l’enfance, de me mettre à compter, comme ce personnage de théâtre, un, deux, trois – jusqu’à l’infini.

    Je ne passerai pas, de mon vivant, la lettre G du répertoire…

    Après-midi d’automne. J’ouvre la fenêtre sur le pont Brigitte. Chopin hurle sur le tourne-disque ; il acquiert ainsi, dans le fracas de la circulation, une intensité insoutenable. Je colorie sur son papier toilé une grappe de raisins ; ce sont de petits crânes d’huile translucides.

    Cortot est mort avec trois pieds de fard sur les joues.

    Raisins délicieusement aigres, rues infiniment prévisibles, silences et chats traversant à pas lents comme des mains sur un clavier. Je peux entendre, sur le disque, chaque grésillement du repiquage.

     

    XXV

    Arrigo, espion, soliloque.

    Il dit :

    « Sans mission. Sans rien à vaincre.

    «  J’erre, de rue en rue. J’entreprends de lentes et systématiques explorations. Mes levers sont durs, le thermomètre intérieur stagne à 13, le feu s’est assoupi pendant la nuit.

    «  J’enfile ma robe, descends l’escalier coudé de la cave. L’air est glacé, les brumes chaudes du sommeil s’effilochent, il ne reste plus bientôt qu’un tronçon tiède au fond de mon ventre, vers l’aorte et la face interne des reins.

    « Je jette de grandes pelles de charbon dans un grand seau noir. Les fragments de combustible frappent le métal battu, les pas des Viennois matinaux glissent devant le soupirail asiatique. Je porte à deux mains comme un Saint-Sacrement la masse du maudit seau qui me scie les paumes.

    « Il faut reposer le récipient devant chaque porte, derrière chaque porte à ouvrir et à refermer. Il faut boucler tous les cdenas. Déjà les Officiants des Poudres, dans la cour, sont en exercice.

    « Ils me frôlent dans les couloirs sous les ampoules nues. La voix du Fils de Roswitha, petit barbu roux, retentit d’ordres aigres derrière une paroi de bois interrompue à vingt centimètres du plafond.

    « L’art autrichien par excellence : le recoin.

    « Je monte les étages en courant : si je me reposais, la coupure inférieure du seau m’arracherait un cri de douleur.

     

    Nastassia, brune, folle, compagne obstinée d’Arrigo. Elle parle. Elle dit :

    « C’est à moi de secouer la grille du poêle. Mon oncle, fils de Roswitha (le roux) s’obstine à dire « le four ». C’est le même mot en allemand : der Ofen.

    « Je vide les cendres. La matière grise monte en suspension, imprègne les narines, les cheveux. J’étage les papiers, le bois et le petit charbon. Puis le gros.

    « Le poêle (le four…) - s’éteint ou ronfle un peu au hasard. Nos mains à tous deux restent nores et grasses, nous nous nettoyons l’un à la cuisine, l’autre à l a salle d’eau, au-dessus de la baignoire vieux rose. L’étiquette est demeurée collée. Quatorze degrés ce matin. Petit déjeuner sur la table plastifiée, contre le mur, informations en allemand, entrecoupées parfois d’une voix d’outre-tombe :

    « Werbung » - « Publicité ».

    « Parfois quelques mots de français, si brouillés, si lointains... »

     

    XXVII

     

    Arrigo, sans emploi, médite

    Il dit :

    « Tous les petits matins, quand je me lave, et que la buée forme sur les vitres une pellicule décente, j’aperçois, au même étage, de l’autre côté de la rue, un ouvrier quadragénaire ventru et blanc. Il enfile son pantalon : le rebord des fenêtres ne me permet pas d’en voir plus.

    « Nastassia dit :

    - Tous les matins, je t’entends ramer ou piaffer sur le tapis de sol pour te former les muscles.

    «  Je réponds :

    «  - Il faut faire l’amour et monter les seaux de charbon ».

    «  J’ai trouvé à la cave, derrière l’étagère aux confitures, un message sans date, dans une enveloppe très épaisse et piquetée de jaune :

    «  - Voilà six mois que nous vivons là » - dit le message, « Thérésa et moi. J’ai 43 ans, et je ne « pense pas atteindre beaucoup plus : juste un fils à faire naître. Thérésa est de race noire, peu bavarde, et mal considérée. Elle craint le froid. La cave est sèche, sombre et glacée. C’est tout.

    - Il y a « c’est tout » sur le manuscrit ?

    - Oui. (Un temps). Crois-tu qu’ils sont enterrés dans la cave ?

    - Beaucoup de gens, répond, vivent sur des charniers. À Poitiers, en France, on a construit tout un lotissement.

    - Ne plaisante pas.

    - Je ne plaisante pas.

     

     

    XXVIII

    Roswitha, rousse et vieille, se secoue

    « Je connais une armurerie Benedikt-Schellingergasse.

    PREMIÉRE RUE TIRÉE AU SORT

    On ne refuse pas une arme à une vieille dame.

    Le magasin se trouve en haut de la rue, près des arcades de la Hïttelsdorfer.

    Il enveloppe l’arme dans un papier journal, comme un bas morceau de poulet. Il s’est penché de tout son buste au-dessus du comptoir, le ventre compressé parmi les crosses. J’ai enfoui dans mon cabas le pilon du Lüger avec mes Sellier subsoniques – de quoi flinguer 127 personnes – les maniaques notent tout – je vais distribuer les tracts nazis de Martino mon jeu sera subtil chaque victime

    sera choisie dans telle rue par Ordre Alphabétique mais abattue plus loin, après filature.

    Benez- (Jara-) gasse : qui était-ce ? < compositeur d’opérettes > - clé de contact – ce sera bien facile.

     

     

    XXIX

    Arrigo, à son tour

    Nastassia me prête son arme. Le crime, conséquamment, ne sera pas de moi.

    Le revolver pèse lourd au fond de ma poche 850g toutes les places assises de la Strassenbahn sont occupées, sexagénaires, septua- octogénaires, souffrantes et ventripotentes, la balle se noie dans la tripe.un

    Je suis resté debout sur la plate-forme arrière avec cinq ou six hommes de mon âge. Incongrus. De trop. Les hommes circulent toujours debout à Vienne. Ils se tiennent aux courroies. Nos corps masculins se heurtent dans les virages, pas un ne sent le Lüger dans ma poche.

    Il faudrait que je chante comme un enfant.

    « J’ai un revolver, j’ai un revolver…

    Je ne connais pas ma cible. Vingt mille öS à gagner.Un emploi sûr. Tout Vienne à traverser ; des

    vieilles qui montent qui descendent. Parfois un vieux avec sa canne ou son tripode.

    ...Tout à l’heure, j’avais vu déboucher sur moi la rame rouge sortie du brouillard. Je me suis engagé sur la voie pour prendre une photo-souvenir. Je m’en souviens maintenant. Il y a cinq minutes. Mon appareil photo pend à mon poignet gauche, au bout de sa dragonne.

    Une dragonne est une petite courroie.

    C’est un petit Nikon, il décrit un cercle à chaque secousse, comme un pendule.

    Le revolver est plaqué contre ma cuisse. Si je tirais, il me fracasserait la cheville, ou le genou.

     

     

    XXX

    Roswitha, vieille, dangereuse, armée

     

     

    Le Narrateur :

    Elle, Roswitha, échoua dans son entreprise. D’abord, le trajet de la Boschgasse à la rue Beneš était long, difficile.

    Les deux rives du Danube sont mal reliées.

    Roswitha vit de petits blocs de quatre étages, que séparaient de prétendus espaces verfs balayés de coups de vent. Devant elle, une Hongroise poussait un lourd landau

    Il n’y avait que la bordure des trottoirs, le sol restait meuble. Roswitha parcourut la Jara Benešgasse, le musicien. Chaque étage avait un balcon de ciment. Les locataires mettaient un point d’honneur à personnaliser leur balcon : sur le mur en retrait, un fer à cheval, un joug et un épi, une roue et un fer à cheval, un pot de fleurs. Une roue.

    Les pelouses formaient des plaques aux teintes indéci

    Porte 8, « Harowitz Beltram » - gitan ? Un paillasson : ce sont de braves gens. Roswitha s’aperçut qu’elle avait oublié son arme.

    Dans la voiture, à même le siège avant.

    Harowitz ouvrit la porte. Roswitha tenait la main dans son sac à main.

    Il crut que Roswitha venait mendier.

    « Excusez-moi, dit-elle. Je voudrais prendre sur votre balcon ce bel épi de maïs que j’ai vu de la rue.

    Les sourcils de Harowitzse contractèrent, mais il s’effaça : les vieilles dames sont respectées en Hongrie. Elle détacha l’épi de maïs et sortit en remerciant.

    Harowitz referma doucement la porte sur elle, et Roswitha, sur le palier, avant de descendre, s’essuya soignement les pieds.

     

     

    XXXI

    Nastassia, peintre, et le marchant (justement) de tableau

    - Connaissez-vous mes toiles ?

    Le marchand est un phoque et secoue ses bajoues poilues : « J’ai tout ce qu’il me faut : du Nolde, du Kokoschka, du Romako. »

    Il soulève à mesure les cadres au bas des murs. Chez lui, tout est laid : fauteuils en peluche rouge, tenture à rayures, toiles à touche-touche toutes époques confondues.

    Le marchand de tableaux transpire. Il reçoit en pantoufles :

    - Vos toiles choqueraient ma clientèle. De plus, ma clientèle ne serait pas assez choquée. »

    Un couple bien mis à présent s’avance. Le marchand signe un papier, le couple bien mis signe à son tour, la femme porte un tailleur Elisabeth II. Quand elle s’incline, pour se venger, Nastassia aperçoit une vilaine veine bleutée.

    Un domestique monte sur une chaise et décroche le tableau vendu : il représente un homme vert, qui tient ses boyaux dans ses mains :

    Introspection,

    d’après Egon Schiele.

    « J’ai beaucoup de toiles en attente, dit le gros homme. Je paie des impôts considérables.

    Le couple achète aussi, pour la cuisine, un vase de fleurs hollandaises, avec un papillon en trompe-l’œil.

    Nastassia prend congé, refuse le thé.

    - Ne vous fâchez pas, Madame… ?

    - …

    - Vous trouverez d’autres marchands… Dès que j’aurai une place libre… Apportez-moi un tableau un autre jour… Ils sont très jolis vraiment (l’air penché, avec la tasse et la soucoupe) – allez donc voir Untem de ma part…

    - Je m’en garderai bien, Herr Hyckner…

     

     

    XXXII

    Arrigo, demi-fou, squatter :

     

    « Je fais comme si j’achetais la forêt. Un morceau de forêt. Plus tard j’achéterai tout le reste.

    « Une partie plate, aménagée, préférée par les sots. L’autre montueuse. Broussailleuse. Dieu merci les touristes préfèrent les terrains de boules. Ma maison est au milieu des ronces.

    « Je resterai seul.

    « Libre, beau, riche et seul.

     

     

  • SIDOINE TOME 1 PP. 50/60

     

    V, 37-38/ 41-53 / 56-60

    Non. Juste une soiffarde cupidité de pecquenots. C'est pour l'argent que Rome aura conquis le monde. "On y a joint d'un côté le Synnade, de l'autre la pierre de Numidie qui imite - ô douloureux "i-i" ! – nous dirions "imitant" - gloire et beauté très loin, très loin après l'utilitaire. Description, d'ailleurs, venue de Stace (40-96). Du froid, du convenu. À l'assemblée des Provinces, chacune posera aux pieds de sa maîtresse ses productions, comme en 1931 chez nous sur les affiches coloniales. Sous nos yeux harassés se heurtent sans fin les syllabes et l'arbitraire flamboyant de la syntaxe : "Sitôt la déesse assise sur son trône, toute la terre à l'instant même vole vers elle" – colon y en a parlé, négro aplati : "L'Indien apporte l'ivoire, (...) le Sère des soieries" (ambassade en Chine du IIe siècle [165]), l'Attique son miel (Atthis mel), (...) – "...l'Arcadien ses chevaux, le Chalybe des armes (arma Calybs, du diable si je sais où perche celui-là), "(...) le Pont, du castoréum (jus de cul du visqueux castor) (...)" – on ne nous épargne rien, tant la petite Rome a conquis de terrain.

    Et la moulinette s'emballe : la Sardaigne et ses mines d'argent, pauvres de nous! "toutes les fois que le ciel s'emporte, la terre là-bas prend plus de valeur" ! interminable distribution des prix - et voici, pitié ! pitié! La Requête de l'Afrique aux joues noires déchirées, "courbant le front" déjà de toute éternité, brisant les épis bien légers de sa couronne Bou-ou-ouh ! moi malheuweuse là dis donc, toi donner mwin gwand homme blanc –twoisième pawtie du monde" et cinquième roue du chariot.

    ...Brave général Boniface, qui donne à Genséric ses bateaux pour niquer l'hérétique : "Ce fils d'une esclave, ce pillard, Genséric (...) tient depuis longtemps mon sol sous son sceptre barbare" – mille fois les ariens, n'est-ce pas, plutôt que les donatistes, ô crétins de chrétiens prêts à s'entre-tuer, il était temps vraiment, quinze ans après la prise de Rome, de virer ces Vandales, qui "n'aiment pas ce qu'ils ne sont pas eux-mêmes" ! argument qui laisse pantois.

    V 37 / 60

    OUI

     

    1. 33

    V, 61-62, 65-66, 69-80, 88-89

    Ce racisme social (« ne pas ressembler à tout le monde) dont je souffre et résiduel je l'espère, fut donc pendant des millénaires le fondement de toutes les sociétés. "Ô force assoupie du Latium - il rit d'avoir vu tes murs céder devant tes ruses". Ils ont tout emporté. Comme sera pillée Paris dans les siècles à venir. "Et tu ne brandis pas ta lance ?" Non. "Le malheur grandit ta destinée » (brocanteur, je dois t'instruire) - mieux encore : l'objet de ton effroi s'est éloigné - il a fait retraite, le Vandale. Regagné Carthage. "Ta victoire est désormais certaine, si tu combats comme tu as coutume de le faire après une défaite." ...Mais voila : le temps des Scipions n'est plus.

    La civilisation romaine est frappée à mort. "Victoire de Zama" : pauvre brocanteur, ignorant de quoi il est question. C'était il y a bien longtemps, 202 avant J.C. En + .410 en effet, première prise de Rome, pire que les Cosaques aux Champs-Elysées sous Napoléon – les époques jouent aux autos tamponneuses - vite, une grosse couche de passé : "Mais (...) il te retrouva tout entière dans le bouclier de Coclès – totam te pertulit uno / Coclitis in clipeo" beaux cliquetis, beau mouvement de menton du rejet métrique, pathétique pagaïe, lents effondrements : "des milliers d'hommes harcelaient un unique guerrier (...)" - le roi ennemi enfin, averti par la mort de son secrétaire, apprit qu'on ne lui faisait pas la guerre seulement quand il y avait combat"... J'explique, Brocanteur : Porsenna l'Étrusque s'était déguisé en secrétaire, et ce dernier, en roi : il fut assassiné à la place de son souverain ; puis l'assassin raté, Scaevola se fit brûler la main, pour la punir d'avoir manqué sa cible - "car le bourreau fuyait devant les tortures de l'accusé." Je ne sais si le bourreau s'enfuit.

    Nous autres, Frenchies moqueurs, Welsches sarcastiques, ne cessons de ressasser jusqu'à la nausée nos insupportables Droits de l'Homme ; de même, mille années après sa fondation, à ses derniers laborieux battements de cœur, la Ville de Rome espère, par la fausse loi de la symétrie, se tirer de ce nouveau mauvais pas - or cette fois, plus de coup de talon au fond de l'abîme : deux sièges, deux prises, deux sacs - mais encore une fois, un seul homme" (sed reppulit unus / tum quoque totam aciem, "repoussa une armée entière", voyez comme le français affadit, distancie tout, lorsque le latin heurte et corusque - peut-on raviver ces étoffes-là ? "Quelle est ma faute ?" demande l'Afrique. "D'avoir été. "Cette fois Genséric le Vandale occupe l'Afrique. "L'ennemi qui t'accable est lui-même inquiet", beau vers, se référant à la précaire défaite, ensuite, des Vandales en Corse (456), en face de Rome.

     

    V 61/89 OUI

    1. 34

    X

     

     

    Nous pourrions sans fin disserter sur Sidoine Apollinaire ; non pas notre contemporain bouffon qui mit bas dans la gloire une Lorelei et Le Pont Mirabeau, et c'est à peu près tout, mais Sidonius Apollinaris Lugdunensis, versificateur impénitent dont Chateaubriand et Huysmans firent le plus grand cas. Cet évêque à venir vécut la chute de Rome (15 août 476), et l'abandon de son Auvergne aux hordes skyres menées par le rix Euric sans foi ni loi. Au début de sa vie notre héros fut admiré au point de voir de son vivant sa propre statue d'or au beau milieu du vestibule du Sénat – et déjà les Barbares occupaient l'Empire, soldats mercenaires ; en face d'eux, d’autres Germains. Les Huns païens eux-mêmes complétaient depuis des lustres le contingent romain. Les adversaires d'outre-Rhin, chrétiennes aussi, voulaient bien combattre, elles ; contre les auxiliaires, contre Rome ! Et ce sont donc les Wisigoths, solidement installés d’Agen à Toulouse, qui suggérèrent (ou imposèrent?) à l'illustrissime Avitus, précepteur collabo de leur prince héritier, de revêtir la pourpre impériale : un Gaulois, empereur de Rome ! notre écervelé mondain, Sidoine, époux tout frais de Papianilla fille d'Avitus, se retrouvait ainsi en Monsieur Gendre ! qui mieux que lui chanterait la gloire du nouveau dirigeant ?

    Sidoine prononça donc, devant le Sénat gaulois en extase, l'Éloge officiel ou Panégyrique du grand Avitus Augustus, Arverne. Monsieur Gendre, biberonà l'illusion, pensait Rome éternelle – tandis que Ricimer, bombardé patrice bien avant Clovis, tenait toute la poigne du pouvoir.

     

    X

     

    Imaginer les rapports d'un homme et d'une femme en ce temps-là tient du prodige : confiance, soumission, solidarité ? les femmes de ce siècle furent-elles toutes autant de martyres ? nul bruit ne filtre d'une acrimonie conjugale quelconque entre Sidoine et Papianille. Mais le gendre panégyriste se vit consolidé au sein du clan Avitus, naguère encore Maître de la Milice.

    AUCUN VERS OUI

     

    1. 35

    Quand Avitus, empereur d'Arles et de Beaucaire, chuta lourdement, fut-ce d’avoir aimé trop l'ail ? les putes ? les garçons ? Les trois ? ...se fit-il conduire par son esclave dans les bordels de Lugdunum ? Mais ce grief court les moralistes, depuis au moins Caligula. Notre Gaulois couronné, grisé sans doute par tant d'honneurs, semble en effet s'être préoccupé surtout de courir les lupanars. Une fois massacré l'impérial beau-père, Sidoine calta en s'embrenant quelque peu la toge, car lui aussi avait participé au complot gaulois. Il rejoignit le pays des Arvernes ; quelle est alors la meilleure voie de Lyon à Clermont ? combien tout était dépeuplé ! combien de mares au Diable hantées de brouillards ? Il se fit oublier. Se réfugia dans ses propriétés de belle famille en pleine Auvergne. Parcourut ses domaines, recevant du haut de sa monture d'humbles témoignages d'affection.

    Très vite on est venu le resolliciter pour honorer le successeur - n'y avait-il pas du mépris pour l'histrion ? Sidoine était-il inconsistant ? Il n’avait jamais eu la moindre influence. Quelle vanité le fit-elle plier ? "Lui seul saura donner du lustre à nos cérémonies. Il n'y en a pas deux comme lui pour chanter les louanges du successeur : un riche hochet comblera le poète" (Anglade). En lui promettant la vie sauve, on le convainquit de renfourcher sa plume pour flagorner, cette fois, Majorien.

    Lequel ne tarda pas (quatre années tout de même) à se faire à son tour dessouder par son ancien complice, l'incontournable Ricimer, Germain jaloux des succès militaire de Majorien. Seconde fuite de notre vaillant poète, Sidoine, autre récupération par la peau des fesses pour procéder à l'éloge officiel cette fois-ci d'Anthémius – et de trois - plaignons, en vérité ! le supplice des esprits supérieurs, Guignols de service et brosse-bottes. C'est que Rome, voyez-vous, en était encore à chercher l'Homme providentiel, avec des couilles de singe. Le formatage séculaire des mentalités romaines ne pouvait laisser envisager aucune autre analyse : l'homme à poigne, point.

    Sidoine se tourna donc vers l'Église, seul moyen de s'en sortir alors sans perdre la face ou la tête : dans les ordres ! Papianilla et son époux se séparent donc, et deviennent chacun homme et femme de Dieu. Sidoine brûlant les étapes fut bombardé à l'épiscopat d'Augustonemetum ou Clermont.

     

    1. 36

    Pour le dire en accéléré, les Romains, ou ce qu'il en reste, désireux de sauvegarder la côte méditerranéenne et la ville d'Arles (Arelatum), les échangent contre les Arvernes. Hululements légitimes des susdits, protestations de Mgr l'évêque de Clermont (c'est Sidoine, incarcéré dans la bonne forteresse de Capendu – car il avait défendu sa ville pendant le siège, faisant preuve d'un grand courage physique : rien n'y fit. Retourné au sein de son évêché, Sidoine se montre bon et brave. chrétien, soucieux avant tout de l'ordre établi : plus de noblesse ? soit, l'Église. La Bible. Plus de Virgile, mais Bible et rebible. Ses phrases deviennent atroces. Il imite, cite, pastiche, recite et calque.

    C'est tout ce qu'il sait faire : copier ; Claudien, Virgile, Ovide - tout ce qui peut se pomper : pour tout lettré, la poésie n'est plus depuis longemps qu'un jeu rhétorique, plaqué d'ornements. Érudition de pacotille et de “par cœur” (Travaux d'Hercule à toutes les sauces), raccourcis éculés : “Proust et sa madeleine”, “Montaigne et La Boétie, " Mozart et la fosse commune", tout est faux. Flatteries familiales, louchées d'histoire fraîche rafistolées dans le sens des puissants du jour. Sans oublier ces légendes si ressassées que M. Loyen, traducteur, émet l'hypothèse que Rome se soit laissée mourir de lassitude. Incapable de se reforger un imaginaire nouveaux.

    Chez notre poète, comme chez tous, le fond se trouve depuis longtemps dans l'état d'une vieille serpillière desséchée ; ce fut la forme qui morfla : On cherche ce qu'il dit après qu'il a parlé, Et je lui crois pour moi le timbre un peu fêlé. Le fin du fin, ce sont les devinettes - "...je suis, je suis..." - Chevènement deviendrait “le latiniste de Grenoble”, Fabius “le 23e de Carla”, ou José Bové “le McDocide aveyronnais”. Auditeurs alors de s'exclamer : “Quel talent, ce Sidoine !” - rien à voir donc avec les épanchements mussettiques ou le spleen baudelairien. Le poète véritable est donc celui qui transforme le texte en énigmes, comme si nous parlions du « Grenoblois » pour évoquer Stendhal, du « châtelain de Saché » pour désigner Balzac, ou toute autre devinette pour candidat au jeu des mille euros. Nous pouvons nous extasier de tout ces dernières étincelles d'une civilisation tournée en bien petite eau de boudin : la poésie n'est plus que références, clichés éculés dont je déteste autant les abus contemporains (« cerise sur le gâteau » et autres «réponses du berger à la bergère »), que dans l'Antique. Et vaniteusement, nous avons l'audace de nous préférer aux soi-disant lettreux du jour d'aujourd'hui qui se refilent des polycops entre deux performances d'i-pods et se targuent de ne plus vouloir se faire chier à lire du Balzac.

    Pourtant nous sommes ici dans le futile verbal, dans les tortillements de fesses cérébrales. L'ordre des mots se disloque, les hellénismes foisonnent, les alambiquages dévalent en torrents imbuvables. Merveille mécanique cependant. Je voudrais dire aussi l'admiration des magnifiques résonances de Sidoine à haute voix, virgiliennes certes ou précieusement guillochées, mais si amples, si prodigieuses, derniers accents du cygne déplumé. La littérature latine se survivra pendant dix siècles au sein des colonnades écroulées. Mais ceux qui parlent ne sont plus ceux qui lisent.

    Rappelons toutefois ce subtil gauchissement des accents toniques, dès la poésie la plus ancienne, ceux des mots ne coïncidant pas avec ceux des vers, si bien que le texte devait présenter un aspect vocal assez semblable à celui du rap d'aujourd'hui – phonologie à la grecque - viol aimable de Rome par Athènes et Alexandrie. Puis Sidoine disparut vers 480, tandis que Childéric Tournai(t) en rond - devinette ! - dans son repaire. ...Cette déesse Rome ainsi donc transvectée per aethra, par les éthers, vole depuis Virgile, depuis Lucain.

    Pourquoi donc s'attacher à Sidoine ? parce qu'il représente exactement la civilisation qui crève : masochisme à la saint Augustin, dégoulinades sacristaines de sa propre correspondance.

     

    37

    Sidoine s'éteignit vers 488, à 57 ans. Grands hommes, jeunes morts. Fût-on le premier littérateur de son temps, l'on n'en crevait pas moins à l'âge où tant de nous commencent à vivre. J'ai longtemps estimé de la plus sotte déchéance de choir dans le christianisme. Rien qui donne en vérité davantage envie de vomir que cette ignoble phrase ouvrant désormais la messe : « Pardonnez-nous mon Dieu parce que nous sommes pécheurs » - n'est-il donc pas concevable de se présenter devant Lui tête haute ? la religion catholique me dégoûte, dans la mesure exacte où elle dégrade, d'emblée, la dignité de l'homme. Sidoine répudia Pline, Virgile et Cicéron, pour ne plus parler que de Jérôme et de sa Vulgate : tel fut soudain son vivier, avec autant de flagornerie conformiste au service de Dieu que naguère à celui des Muses. Prose épiscopale plus détestable encore s'il se peut que ses vers. Il y règne plus que jamais, à pleins poumons, une affectation forcenée. Pour le surpasser dans ce répugnant domaine il n'est qu'Augustin lui-même, qui jouit jusqu'à la nausée d'invoquer son statut de méprisable excrément.

    Sidoine n'aura pas coulé si bas dans les latrines du masochisme. Il nous répugne toutefois lorsqu'il recycle les plus basses adulations envers l'archevêque saint Loup de Troyes, qui aurait dû l'expulser de l'Église avec perte et fracas pour pur et simple foutage de gueule. Mais ce furent bel et bien les prêtres qui incarnèrent, après la mort de Sidoine, et à son glorieux exemple, un patriotisme romain au sens religieux cette fois terme. Les Burgondes envahisseurs s'identifiaient en effet comme “ariens”. Les Francs comme “catholiques romains”. Sidoine s'élève vigoureusement contre la livraison (le mot n'est pas trop fort) de son Auvergne aux Barbares d'Euric, souverain des Wisigoths après le meurtre de son propre frère.

    Aucun vers sur Majorien

    R . 38

    Certains de nos enseignants seront un jour nos moines... les Clercs. En 475, un an avant la chute de Rome, l'empereur Julius Népos (pour lui pas de panégyrique) négocie la cession de l'Auvergne contre le retour à l'Empire d'Arles et de Marseille - comment mettre en balance le prestige de ces deux illustres cités avec l'obscure Arvernis... Sidoine, au-dessous de ces pavés mêmes où nous marchons, de ce lycée qui perpétue son nom, promena son mètre soixante, stimula le peuple du haut des remparts – Augustin juste en cela.

     

    X

    ...Pouvons-nous seulement imaginer une époque où la campagne grouillait, où les villes ne dépassaient pas cinq mille habitants ? 700 pour la future Clermont ! Les foules étaient-elles aussi denses qu'aujourd'hui ? Le brigandage campagnard atteignit-il ces proportions mentionnées chez Anglade - l'insécurité régnait-elle à ce point ? Le message de l'Église ne brillait-il pas par son originalité, son utopisme généreux ?

    X

     

    Dans les “poèmes” de Sidoine, un fouillis d'ornements obscurcit l'Histoire, tonnes de lierre sur les ruines. Sidoine est le dernier flambeau de l'Antiquité avant les ténèbres bigotes. S'il est à peu près nul à notre goût, il constitue la source essentielle de ce temps-là : soubresauts d'un monde au sein desquels Sidoine poursuit ses jeux de langue sans pressentir que personne bientôt ne la parlera plus. De nos jours le latin n'inspire plus que le mépris et l'hilarité. Nous aussi, aveugles, nez sur notre époque, nous émettons en français nos derniers bavardages - à l'autre extrémité du temps, rejoignons ce jeune sportif de 450 qui court après les balles, s'essuie le front, se rafraîchit d'un Côtes de Bourg.

    Viendront le fils, le petit-fils ensuite, vendu aux Wisigoths. Puis des moines. Une marée de moines sans cesse renouvelée par le flux incessant d'obscures vocations. Puis toute une armée d'érudits, de Scaliger d'Agen mort en 1609 jusqu'au XIXe s. avec Mommsen (1817-1903), Willamowitz-Möllendorf son disciple. Nos aïeux portaient chaussettes et fixe-chaussettes. Les érudits de Leipzig et Colmar annexé se saluaient bien bas, rasés jusqu'aux bourrelets de la nuque, colletés de celluloïd. Même pendant les conflits les plus barbares, les chercheurs s'affrontent en allemand comme en latin ; le monde est à feu et à sang ? les juifs brûlent, et de vieux égoïstes se transmettent les clés de la culture au-dessus des charniers, dissèquent préciosités et conjectures syntaxiques. Frileux résistants.

    Éternels desséchés. Assis penchés loupes en main et sur le crâne, rongés de calvitie, de tics et de phlegmons contre les poêles enfumés, marmonnant leurs vers anapestiques et ravagés de vieilles voluptés ; tandis que le monde agonise, ce sont eux pourtant les passeurs de relais, tirant des puits du temps les textes invaincus de

    Cassiodore, Symmaque ou Sidoine au bout de leurs pincettes. Ils ont pour nom Sirmont, Thilo, Mohr et Luetjohann. On les insulte, Arthur leur entrelarde le cul de vieux fétus. Ils repoussent de la gueule, baisent peu, mais leurs domestiques révèrent profondément Herr Doktor, sans remettre en cause la grandiose nécessité de leurs immenses fariboles.

    AUCUN VERS SUR MAJORIEN

     

    R39

    Hommage éternel aux Teubner, aux Brakmann, aux pérennisateurs de la Prusse éternelle, garants des survies et des massacres. Honte et gloire éternelles, car au même titre que tous les moines qui des deux extrémités du monde, à l'abri, de Cork à Byzance, ou bien tombant sous les coups des Barbares, ils ont sauvé le Verbe, ici restituant une préposition, là telle désinence, tel optatif oblique ; aimantés par la lectio difficilior , la plus improbable, la plus difficile : quel vieux scribe en effet, épuisé par le jeûne et les vigiles, n'eût succombé à la graphie la plus commune, ou le « saut du même au même », sources d'inextricables incompréhensions où naufrageaient les raffinements du poète. Ampleur des civilisations drapées dans l'agonie. Ne croyez pas, morveux contemporains, qu'il ait été réservé à notre siècle d'incarner tout le sel de la terre. Il ne restera rien de nos ministricules. Qu'un jour tu doives crever, là se trouve ta grandeur.

    Comment les hommes de ce temps voyaient-ils leurs courtes vies ? aimaient-ils leurs enfants ? ligotait-on déjà les jambes des nourrissons pour les fortifier ? nous ne savons plus où donner de la tête. J'ai sous les yeux l'ouvrage d'Anglade (j'y reviens), aux Editions Horvath : tout y commence sur un chariot, medias in res ; l'auteur est plus habile que moi. Songez encore (du coq à l'âne...) aux épaisseurs d'Histoire : Octave Auguste était à la même distance des vivants que François Premier pour nous autres ; Constantin le Grand, fondateur du christianisme obligatoire, serait pour nous l'époque de Dreyfus.

    Au temps de la naissance de Sidoine, en 420 (mettons 1920) les Romains pouvaient encore se considérer comme éternels... Anglade fut à la littérature ce que Déforges est à l'érotisme... Ce grand polygraphe contemporain, orné d'une vaste chevalière en or sur le parvis de Sainte-Urcize, je l'ai rencontré pour son aimable dédicace. Je lui ai demandé si certains traits de son ouvrage n'avaient pas été tirés du Pseudo-Frédégaire ; Sidoine en effet ne fut pas emprisonné à Llivia, mais à Capendu - il me regarda d'un air soupçonneux : “Vous êtes historien ?” Pour faire court, j'ai prétendu que oui, mais il en était déjà à ma petite dédicace.

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    1. 40

    J'ai bien dû me contenter de ce livre. L'auteur, aujourd'hui centenaire, adoptait le mode léger, primesautier ; or il n'est rien qui soit plus détestable à mon sens en écriture que le primesaut. Ironiser sur cette femme enceinte empruntant des chemins escarpés sur son chariot (raeda), cette nombreuse suite et ce mari qui va et vient à cheval le long de la colonne, me semble du dernier déplacé.invention. Feuilleton uni, moderne, épuré, jusque dans ces dessins au trait, pour illustrer Sidoine roi de l'entrelacs ! du talent certes, mais de feuilletoniste. Fadeur et tortillis. Il nous faut des personnages antiques, au maintien noble, aux propos compassés. Je conçois Corneille ; je conçois moins Sidoine, jeune, s'essuyant le front et les joues au sortir d'une partie de ballong cong à Bourg-sur-Gironde.

    L'auteur assurément reconstitue à merveille les paysages, les mœurs où vivent Sidoine et ses contemporains.

    ...Ce sont à vrai dire les papes qui ont repris le flambeau de l'empire romain. Et c'est Rome, et non pas Bruxelles – qu'est-ce que Bruxelles, je vous le demande... - qui devrait être, et pour l'Éternité, capitale de l'Europe. Loyen, le traducteur, décrit ailleurs avec justesse l'immense fatigue de cette civilisation à bout de souffle, toujours référée aux mêmes modèles, aux mêmes comparaisons essorées par les siècles passés. De toute part l'homme butait sur son passé. Naufrage de la culture païenne... Abaissement de la larme à l'œil et de la vulgarité masochiste.

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    1. 41

    Sidoine fut nommé préfet de l'annone, c'est-à-dire de l'approvisionnement à Rome. Il subit une émeute par manque de pain. “Notre préfet est bien gras ; il ne doit pas manquer de pain, lui.” Il y avait encore des gens qui se considéraient comme romains au sixième siècle. Du temps de Sidoine les fonctions politiques occupaient encore le devant de la scène.

    Ce qui me gêne dans une telle vie, c'est l'absence totale de sentiments profonds, ou seulement mêlés. Sidoine réagit comme un être superficiel, gâté par la fortune. Comme on s'y attend. Jamais comme on ne s'y attend pas. Aucune tentation, par exemple, de suicide - non pas le suicide à l'antique, mais à la romantique : “Je ne sers à rien et personne ne m'aime”. Je ne pense pas que l'on ait pénétré si loin que cela dans l'âme de ces Antiques. Rien n'est plus profond en effet, ni plus angoissant, vous le savez, que les gens sans profondeur.

    Il y a ce qui fascine dans Sidoine, et ce qui ne fascine pas ; le fascinant, c'est ce siècle des invasions (d'abord, comme la nôtre, infiltration : comme une terre qui s’imbibe par-dessous) – et certes le Barbare ressort toujours vainqueur, disent les historiens ; après Quatorze vint Quarante, puis Giap, et puis Alger – mais notre charogne agonise encore, Monsieur Valéry.

    ...Les civilisations crevant comme les hommes : assurément. Mais elles se battent. Certaines. Jusqu'au bout. Les choses voyez-vous présentent de nos jours bien moins de netteté que par le passé : c'est, en particulier, qu'il n'y a pas d'exactions militaires. Tout est plus pernicieux – devant le soudard, nous ferions plus bloc – voire... Les Romains eux aussi subissaient leurs collabos, leurs résignés, les chantres du métissage enchanté ; d'ailleurs une fois que le métissage sera réalisé, il n'y aura plus de métissage du tout, mais une seule ressemblance... Nous ne périrons pas, assurément, mais nous serons transmis, déformés, adulés ou haïs. Ce sont les Wisigoths eux-mêmes, les Burgondes, qui perpétuèrent le Droit Romain.

    Clovis se convertit au christianisme ; je n'entrevois personne aujourd’hui de sa trempe – outre qu'il massacra sa famille... Grâce à Dieu je ne vois que des épiciers cramponnés à leur calculette ; je ne verrai pas la fin de l'histoire : fin de Moi difficile.

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    1. 42

    Sidoine en son temps demeure difficile à cerner, sorte d' éponge, pathétique. Je ne puis l'estimer. Comme Cicéron-le-Mollasson. Comme toute cette Antiquité qui m'a plombé avant de me nourrir - nul ne peut plus me suivre - ou plutôt je ne puis plus suivre personne. Mais toujours fier d'avoir participé à cette civilisation dite révolue, d'en avoir tiré ma substance, heureux pourtant qu'elle se soit effondrée. Mon siècle préféré – du côté du manche, car le peuple subit l'Histoire - Sidoine, gendre d'empereur ! s'est-il montré ébloui par sa promotion ? Il ne le semble pas ; il faisait déjà partie de la plus haute noblesse gauloise – je n'ai rien de commun avec ce bouffon friqué.

    Encore un grief, et particulièrement grave : d'avoir bafoué son talent, si frelaté soit-il, en des contorsions de cureton. D'avoir prêté sa voix aux niaiseries, à cette religion de fous, à ces répugnants lamentos de bénitiers. L'effondrement d'un empire. Valentinien empereur poignardant de sa main son meilleur général pour des histoires de cul. Passage du Danube par les Goths (376) en pleine fonte des glaces ; des souverains fous, une reine : Galla Placidia. Raconter tant de campagnes malheureuses ; évoquer Rome-Musée, ou Ravenne au milieu des marais, nouvelle capitale ; des ordres lancés par la reine, des chuchotements sous les voûtes. Enfin des fastes, en vers grecs et latins d'une langue qu'on ne parle plus.

    X

    Nous sommes infiniment tenté par un vibrant parallèle entre la Chute de l'Empire Romain (Decline and Fall of the Roman Empire) et notre petite époque. Mais toutes les époques se sont crues à bout de souffle, complu à s'ériger en Suprême Écroulement, au moment où la vague se brise. Lisez la magistrale introduction du Temps des Cathédrales, par Georges Duby ; souhaitons qu'un jour lointain, d'autres érudits encore à naître restituent aux fourmis futures le monde que nous avons été.

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  • ROSWITHA

    C O L L I G N O N

     

    R O S W I T H A

     

     

    Moi.

    Roswitha.

    68 ans. Murée dans mon passé.

    Condamnée.

     

    Certains de mes papiers portent mon nom : Stiers.

    Il n’est pas trop tard pour régler mes comptes. Je ne me suis fixé aucun but.

    Toute ma vie derrière moi. J’ai agi aussi absurdement dans mon ménage qu’Alexandre sur ses champs de bataille.

    (Ce débat ne m’intéresse plus).

    Veuve.

    Domicile Blumgasse 40, WIEN, 1er étage. La fenêtre de la cuisine donne droit sur la Brigitenauer qui mène au Pont du Nord, qui mène à Prague. La pièce éblouissante tremble au niveau des quatre voies de circulation surélevées. J’aime ce grondement continu. Ma circulation est parfaite.

    Je ne peux me défaire d’aucun souvenir. Leur valeur marchande est nulle. Au mur, une carte des capitales européennes où se fixent les reproductions en plastique des divers monument : j’ai conservé St-Paul de Londres, l’Escorial et le Hradschin. Mon lit a des colonnes torses.

    Je me n’ennuie jamais.

    Je possède des étagères et des Figürchenmöbel (meubles à bibelots) surchargés de poussière. J’essuie deux statuettes nues, l’une en position fœtale, l’autre sur le flanc, « offerte », comme ils disent : de mon doigt recouvert de tissu, je suis les plis des figurines, aines, seins, nombril.

    À 68 ans tout continue : j’évolue et me questionne ; ce n’est pas du tout ce repos, cette résignation que j’avais imaginée. On m’a menti : les humains ne sont pas tous semblables.

    II

     

    Je n’ai commencé à vivre que fort tard, après le mort de mon mari, c’est-à-dire après son départ avec Annette, qui l’a nettoyé en dix-huit mois.

    À son retour, je l’ai vu dormir, dormir, dormir : devant la télévision, au lit, le matin jusqu’à dix heures, l’après-midi de deux à quatre, jusqu’à cinq en été.

    ...Lorsque mon père se penchait sur moi pour m’embrasser dans mon lit, sans qu’il y prît garde ma vue plongeait par le décolleté de sa chemise de nuit.

    À dix-huit ans, je suivais mon père.

    Diplomate, désœuvré, il m’emmenait partout. Nous sommes arrivés à Puigcerda par la route de Ripoll. En 1933, l’Espagne était encore calme, et mon père passait toutes mes fantaisies. Nous sommes descendus de nos mulets, le dos scié du cul aux omoplates. L’alcade en personne m’a soulevée de la bête pour me déposer, jambes raides, face au panorama.

    Après le dîner de fonction, j’ai entraîné mon père par le bras et nous avons tourné par les rues de Puigcerda, enroulées sur leur butte comme autour d’un sombrero.

    Le lendemain matin, je suis sortie sur la terrasse, il était déjà neuf heures, et les chasseurs tiraient dans la vallée.

     

    III

     

    Arrigo

    Je mens. Je m’appelle Arrigo Sartini et je mens. Mon âge est de 35 ans, j’étouffe, je veux me venger de tout et ma dignité est grande. Je vis avec Nastassia, depuis 60 mois que j‘ai comptés . Nastassia est la petite-fille de Roswitha.

     

    L’humanité : la tenir en réserve, comme du fumier pour les fraises, sans l’admettre à sa table – et qu’ils n’aillent pas faire, les hommes, d’une solitude, que j’ai choisie, une solitude imposée.

     

    IV

     

    Nastassia

    C’est la petite-fille de Roswitha. C’est le troisième personnage de l’histoire. Elle vit à Bordeaux, elle est folle, elle peint. Son langage est très littéraire, très fleuri, très ridicule. Non, je ne laisserai pas le lecteur se rendre compte par lui-même. Oui, je prends le lecteur pour un imbécile. Elle s’adresse aux personnages qu’elle a représentés sur ses toiles. Elle dit :

    « Accourez, fantômes bien-aimés. Fantômes éclatés, pulvérisés sur ces murs. Sur mes murs il y a des tentures. Des éclats de ma tête sur les tentures. Vous êtes dans la poussière que je respire.

    « En 1823, un homme, ici, s’est suicidé. Il s’est tiré dans la bouche. Son crâne s’est ouvert. Le revolver est tombé en tournant, sur ce guéridon nacré, au milieu des boucles et du sang.

    «  C’était mon ancêtre.

    «  J’aurai aussi des descendants. Des successeurs. Je profère à voix basse vos noms sacrés.

    «  Il y a celui qui me pousse, physiquement, aux épaules, et me force à sortir.

    «  Celui qui dérive, évanoui, nu, renversé, sur sa barque.

    «  À présent je suis toute à vous. Je vous ai constitués. Vous m’avez façonnée jusqu’à l’intérieur de mes paupières.

    «  Tenez-vous prêts. Nous ne sommes plus seuls. Plus jamais seuls. Je suis l’épouse d’ARRIGO.

    « Je resterai toujours avec vous. »

    Ici, Nastassia ajoute une phrase apprise :

    «  Je m’agripperai au cou de la dernière Girafe en peluche que mon père, le Para, veut m’arracher. »

    Puis :

     

    « Fantômes, voici : très loin, à l’est des Alpes, à Vienne, ROSWITHA nous appelle, ROSWITHA nous convoque. J’arrive. Nous arrivons, chargés de bombes. Pas un de nous ne manque à l’appel.

     

    V

     

    Retour à Roswitha (Vienne).

    Lettre à Nastassia, en allemand, anglais, et français :

    «  Liebe Nastassia !

    «  Komm Dū mein liebes Kind, komm !

    (« J’ai besoin de tes lèvres fraîches » : cette phrase a été raturée. )

    «  Here comes the plane

    « The hand that takes

    (« Voici l’avion / La main qui prend » - L. Anderson)

    « Nastassia, c’est moi qui t’ai élevée, moi ta grand-mère - deine Großmutter, et ta mère, Deine Mutter, traînait d’asile en asile.

    « Les souvenirs me font mal, c’est pourquoi, itaque, je ne veux plus que tu m’abandonnes.

    " Arrigo, Nastassia, ne m'abandonnez pas.

    " Songe à ma vengeance, qui est la tienne, souviens-toi de tes jeux sur la plage du lac, à Neusiedl.

    " Souviens-toi de tes dessins d'enfant, et du crayon toujours à retailler.

    " Le complot portera mon nom : R.O.S.W.I.T.H.A. Signé Roswitha"

     

    La vieille dame pense qu'ils règneraient tous les trois, NASTASSIA, ARRIGO, "et moi, tous trois indécelables et frappant partout, sur les despotes mous.

    " Post-scriptum : Emportez tout avec vous. Tout ce qui vous retient, afin de l'avoir à vos côtés, toujours présent, pour le combattre de toutes vos forces.

    "Nastassia, tu es partie à l'autre bout de l'Europe, au sud-ouest de la France, chez les Welsches. Tu t'es calfeutrée dans les tentures, tu t'es barricadée dans les toiles que tu as peintes : il ne faudra rien oublier. Je ne sais rien de cet Arrigo.

    Ta Grand-mère qui t'aime,

    Roswiha

     

    VI

     

    Nous revenons à Nastassia (Bordeaux). Elle peint, elle est folle, elle dit :

    "Fantômes - "

    ...encore !...

    "...dans la discipline, regagnez le bois lisse de vos cadres ; revenez dans vos propres portraits. Nous partons.

    "Derrière les tableaux que je décroche court une araignée. Arrigo, mon époux, court la ville afin de rassembler une montagne de papiers, documents, passeports.

    " Prenez place sur les toiles, dans les toiles, faceà face, ou dos àdos, car je ne verrai plus vos traits - et vous roulerez dans mon dos dans vos cercueils plats, cercueils vitaux, mon ventre, en épaisseur, à plat."

    Fin de citation.

    " J'en ferai d'autres ! j'en ferai d'autres ! Faro gli altri !" criait Francesca da Rimini en tapant sur son ventre, à la mort de ses fils.

    Arrigo répliqua :

    " Nastassia n'est pas seule à trancher des racines. A mon père mourant, je réserve au milieu de mon coeur une place de choix".

    Ils partirent.

     

    VII

     

    Roswitha (Vienne) pense :

    ...Ils sont en route.

    Chaque semaine, ma petite-fille, Nastassia la folle, me rendra visite. Elle feuillettera les journaux sur la table de nuit, il y aura "Hör Zu" ("Ecoute"), "Kurier", "die Krone".

    Elle s'assoira au bord du lit, étalera la revue sur la courtepointe. Arrigo, son époux, restera debout, il fera quelques pas dans la pièce. Il regardera pour la centième fois la carte au mur des capitales d'Europe. Il touchera un objet, s'informera de sa provenance, le soulèvera. Le replacera sur sa place de poussière.

    Je lui répondrai, il m'ennuiera, il sera correct.

    ...............................................................................................................................................

    " J'aurai appris du moins à ne plus geindre. il y a dix ans que je ne geins plus. C'est fort peu. Depuis la mort de mon mari très exactement, nettoyé en dix-huit mois par sa grue (von seiner Gimpelhure) ; vers la fin je l'ai vu dormir :le matin jusqu'à dix heures, l'après-midi de deux à quatre.

    " Cinq heures en été.

    " J'ai brûlé des kilos de jérémiades.

    " J'écris à Nastassia.

    Wien den 26. Juni 198*

    "Liebe Nastassia,

    " Heute bist Du 22 - vingt-deux ans - tu liras très agacée mais je revois cette petite fille de huit ans que j'avais emmenée sur le Neusiedlersee en 1962 - godu tu me parlais sans cesse tu réclamais à boire à manger, une balle, un crayon. J'acordais tout, j'étais ravie.

    " (...) et puis viens. KOMM.

     

    VIII

     

    ...et retorne l'estoire a reconter de Nastassia et de sa folle compaignie...

    Nastassia dit que des lambeaux de rêves resteront ici à tout jamais, qu'ils ont dit (les déménageurs) "N'en prenez que 40 !" - et que dos à dos, ventre à ventre, une fois de plus, en voyage, le Nu, la Bombe, la Fille au Couteau, l'Egorgé Nocturne et l'Homme de Théâtre, tous tableaux NOCTURNES sauf

    les Fils de l'Aube et

    le Trépané

    Le camion roule, roule, tous les cadres s'entrechoquent.

     

    Roswitha, femme deVieille, attendant sa petite-fille

     

    Sie sagt:

    "Dieu merci, je suis parvenue à soixante-huit ans sans devoir porter de lunettes. Je mis sans fatigue. J'ai connu les exécutions, les pogroms. Je n'éprouve plus de plaisir, les mots croisés m'engourdissent sur le fauteuil, parmi le bienfaisant vacarme des automobiles.

    " Nous autres, les Habsbourg, nous n'avons pas cédé aux vertiges de l'épuration. Je peux recevoir sans encombre tel ex-secrétaire de Seyss-Inquart.

    « Le sang a séché – taches de vieillesse sur mes mains, nécrose des tissus.

    «  Il m’apporte, cet ex-secrétaire, de bien belles grilles à compléter.

    «  Il me laisse des exemplaires du Völkisches Blatt. Chacun peut le lire à la demande chez tous les restaurants du XIIIe arrondissement.  

    «  Cet homme s’appelle Martino.

    «  Martino voudrait que je distribue des tracts : « Toi qui connais bien Vienne... »

    «  J’en ai une pile sur la table. Mais, par ordre alphabétique, ça fait 11 900 rues.

    Au téléphone :

    « Non, Lieber Martino ; ce n’est pas parce que je suis « aryenne », comme vous dites… Passez me voir quand vous voudrez. »

    * * *

    Nastassia, petite-fille de Roswitha, peintre, folle, raconte

    C’est le trajet vers Vienne. Nastassia dit :

    « Depuis Genève, j’éprouve une peur sourde. Arrigo se tient près de moi, silencieux, les mains serrées sur le volant. Ses mains ressemblent à des serres. Il me dit : « Je pense à mon père, qui est en train de mourir ». Nous roulons vite. La voiture, surchargée, prend les virages trop larges, le ciel baisse, la nuit tombe. Rapidement c’est une muraille, grise, devant nous. Arrigo accélère :

    «  - C’est la neige. » Ses mains tremblent. Les flocons se jettent à l’horizontale. À droite, un talus qui s’abaisse, se relève, et se rabaisse, comme une ouate qu’on déchire. Je vois aussi du néon, nous avons quitté l’autoroute, je vois encore, des feux de position, qui s’enfoncent, qui se perdent – Arrigo se guide sur les ornières et se met à rire.

    «  Il s’arrête.

    «  Il descend courir tête basse vers les néons.

    « Sur le pare-brise la neige monte, grain à grain, s’édifie. Nuit noire, dix-sept heures Il reste une chambre !

    «  Au restaurant, sous le toit surchargé de neige, Arrigo s’épanouit, commande un menu d’une voix forte et décharnée, je ne l’ai jamais entendu mastiquer l’allemand de la sorte – avec des contractions de doigts, des trismes mandibulaires…

    «  Je devrai vivre dans cet hiver des mots. »

    «  Dehors, lever de tempête – ici les menus cartonnés, rouges, savonneux, les Mädchen couleur ketchup et bas blanc ». Le lendemain après l’amour ils ont tous les deux affronté la plaine blanche et crue, le ciel et le sol deux plaques d’amiante. La route a disparu, on roule au jugé sur la neige rase.

    «  Le terrain monte. Devant eux un camion-remorque contre-braque et zigzague à reculons.La remorque part en travers.

    « Zusmarshausen. Je ne sais pas prononcer ce nom. Arrigo se paie ma tête. Sapins. Moins seize. Ça dérape. Sur le plateau j’aperçois les premiers chasse-neige. Le premier gros sel gris.

    Nastassia appelle :

    « Arrigo ! Arrigo ! »

    Arrigo ne répond pas. Il pense en allemand.

    Le froid descend malgré le jour. Il ne neige plus. Nastassia se souvient confusément du chuintement du radiateur, sous les tentures du motel. Nastassia serre ses deux poings dans ses deux gants. À mesure que ses bronches se bloquent, elle entend près d’elle Arrigo respirer plus profondément, enfoui dans sa Germanie.

    Nastassia ferme les yeux.

    Ses cils brûlent. Elle tremble.

    - Kannitzferstehn – tu peux pas comprendre – une langue dure comme une lame, les joues d’Arrigo dures comme un rasoir.

    Le ciel gris.

    Le peu de jour qui est passé.

    À Salzbourg il est quinze heures. La lumière baisse. À l’abri, sous les portiques, un thermomètre indique – 18. Les douaniers se penchent :

    - Rien à déclarer ?

    Un officier ricane :

    « Französisch Bazaar ».

    Les deux doigts à la visière.

    Salzbourg se rapproche. Arrigo ne manifeste aucun étonnement . Un petit homme ouvre la portière. Il ressemble à Charlot, trait pour trait. Il baragouine avec conviction. Arrigo veut l’aider à porter les valises. Charlot refuse.

    « Nous sommes dans un palace.

    Le petit sexagénaire chaplinien gravit l’escalier en heurtant les valises qu’il dépose au seuil de la chambre en plein monologue.

    « Je vois des dorures, des plafonds immenses. Arrigo veut refermer la porte – le petit homme est toujours là.

    - Vielleicht sol ich Ihnen etwas geben ? Peut-être dois-je vous donner quelque chose ?

    - Jawohl ! répond le petit homme avec solennité.

    ...Arrigo se jette sur le lit tout habillé :

    « Lis-moi du Claudel.

    - En allemand ?

    - En français.

    Le froid glisse sous les doubles-fenêtres. La neige s’est remise à tomber, et, dans la nuit, il tonne, des éclairs bavent entre les flocons.

    Nastassia, épouse d’ARRIGO, note ses impressions :

    « Nous sommes sortis dans les rues. Il fait si froid que nous devons alternativement

    «  fourrer une main dans une poche, frotter notre nez ; main droite, main gauche.

    « Nous contournons la cathédrale par le nord à travers une place glacée, l’orage vire « lentement, nous suivons une pente raide tout au long de la falaise.

    «  À même le roc de la Citadelle un panneau métallique aveuglé de néon :

    « E R O S C E N T E R »

    - C’est ça que tu veux visiter à Salzbourg ?

    «  Je sais qu’il va répondre : « Oui, les putes ».

    « Il répond : « Oui, les putes ».

    « Deux maisons à angle droit s’engagent sous les rocs. De grandes femmes tristes font des signes. « La plus âgée parle français. Arrigo disparaît au premier. On m’apporte des triangles de fromage

    « cuit, de marque « Edelweiss ». J’ai bien changé, oui, bien changé.

    « J’obtiens de l’eau. Je grimpe l’escalier sous les cris allemands – je suis poursuivie. Je «  pousse une porte, Arrigo est de dos, tout habillé. Je vois qu’il fume. Trois prostituées nues

    «prennent des poses qu’il leur indique en tudesque. La taulière est montée derrière moi. Arrigo se « retourne d’une pièce :

    - Je ne les touche pas.

    - Je ne t’ai rien demandé.

    « Il leur dit de s’embrasser. Elles s’embrassent/ D’écarter les jambes. Etc. La taulière dit : «Il a payé ». Je réponds : « Ça suffit ».

    Retour à l’hôtel. Le petit Charlot nous refuse l’entrée : « Il est déjà dix heures ». Nous lui donnons 25 öS.

    « Lis-moi du Claudel.

    « Dans le réfrigérateur nous trouvons du Sekt, des triangles « Edelweiss », du bourbon. « Du tokay. Arrigo me parle en dialecte, je fais observer qu’en Autriche on ne parle pas si raide. « Dans la salle d’eau la baignoire est verte et les parois vert et or. L’étroitesse de la « pièce donne au plafond une hauteur obsédante.

    « Nous prenons le dîner au rez-de-chaussée. Personne ne s’aperçoit que nous sommes « ivres.  

    « Clientèle polyglotte.

    « Un télégramme sur un plateau d’argent :

    « PÈRE DÉCÉDÉ »

    Nous remontons immédiatement dans notre chambre. Arrigo se montre fébrile :

    - Pas question de rebrousser chemin.

    « Il ajoute :

    - C’est un piège.

     

    « Sur-le-champ je dois improviser une oraison funèbre. Elle n’est jamais assez « élogieuse, jamais assez sobre…

    « J’ai connu le père d’Arrigo : un homme grand, ridé, qui parlait du nez. C’était un ostréiculteur. Ses seuls voyages : Marennes, Arcachon. Il entretint toute sa vie des polémiques avec « les savants ses confrères : allemands, hollandais, anglais. Des lettres d’insultes en toutes les « langues.

    - Retravaille la péroraison, dit Arrigo. Et puis, apprends l’allemand.

    - Hai dimenticato l’italiano ?

    - Je ne veux plus entendre cette langue de portefaix.

    - Je te traite de con, en français. »

    « Le discours est achevé/ Il reste du gin. Arrigo vomit dans la baignoire :

    - Pour ce prix-là on peut tout saloper.

    - Je ne suis pas d’accord.

    Le lendemain la note s’élève à öS 1200. Arrigo comprend 120. Grimace du caissier. Grimace « d’Arrigo en flagrant délit d’oubli de langue. Le caissier nous toise mit Arroganz.

    « Vienne est encore loin. Le ciel s’est dégagé. Moins treize à quatorze heures quinze. « Nos haltes se multiplient. La radio de bord hurle, sirupeuse.Nous écumons toutes les stations-service. Café, café. Les clients s’expriment avec mesure : ils sont ivres.

    « À seize heures, la forêt, la pente, la neige au sol ; les coups de vent sur les viaducs, la sensation de rouler au sommet d’un ballon qui se dérobe.

    « La taïga.

    « Puis la route qui se creuse, les talus dénudés, frangés de toupets de sapins, la route qui redescend, les remblais qui s’espacent – soudain, une meule lumineuse de fils tissés, entrecroisés, saupoudrés d’un fouillis d’éclats, comme un ciel reversé en contrebas : Vienne, illuminée, dédalique, arachnéenne et déliée – svastika déglinguée - Rosenhügel dit Arrigo.

     

    XI

     

    À présent Roswitha, 68 ans, reprend la parole

     

    ...H’ai appris sur Arrigo de certaines précisions.

    Il tiendrait un « Emploi du temps ».

    Nastassia m’écrit :

    « Je t’en apporte un exemplaire ».

    Il en change à peu près chaque mois :

    « Mercredi 18h : Lecture. 18h.26 : Correspondance. 18H 53 : W.C. »

    - Fait-il l’amour à heures fixes ?

    Nastassia l’en soupçonne.

    J’ai l’idée de fabriquer à mon tour, moi, Roswitha, un « Emploi du temps ».

     

     

     

    XII

     

    Arrigo, terroriste au service du R.O.S.W.I.T.H.A

     

    Il dit :

    « Je suis convoqué au 26e étage de la Tour de Verre Circulaire.

    « Il y a des barrages aux 10e et 20e étages.

    - Même les chefs d’État se font contrôler, M. Sartini.

    « Le Bureau, pour me recevoir, adopte la position de « tir groupé ».

    «  Il y a :

    El-Hawk, Seisset, Laloc, Roïski.

    « El-Hawk » (« le Faucon ») me fixe par dessous ses lunettes. Ses phalanges craquent.

    « Seisset le Français porte une monture en or et la moustache en brosse oxygénée.

    « Les mots sortent tout ronds de sa bouche étroite et rose.

    « Laloc est basané, Roïski myope.

    « Ils devront tous disparaître.

    «Il faut toujours éliminer le plus de personnes possibles avant de vivre.

    « P.S. : J’espère tout de même vivre quelque chose de bien plus exaltant qu’une stupide histoire d’ « espionnage »!Hi hi !

    - Vos responsabilités (disent-ils) sont écrasantes. Nous vous fourniront la Liste, l’Arme et l’Alibi ».

    « On me fournit aussi une villa badigeonnée de jaune au fond d’une cour d’auberge.

    « Au premier », dit mon guide, « un nid conjugal : immense cuisine, mansardée chambre, une quantitude de recoins et le palier interne sur mezzanine. Téléphone, balustrade en bois clair ».

    Nastassia, brune, compagne d’ARRIGO, parle de « chrysalide qui s’enterre », en effet :

    - les murs sont profonds

    - les fenêtres creuses

    - au milieu du jour, il faut l’électricité

    - les clématites obscurcissent les vitres

    - etc.

    ...  « Suprême raffinement » (dit le guide) : « une grille différente ferme chaque fenêtre, avec une serrure différente, prête à bondir d’un angle à l’autre sur ses losanges de ferraille coulissante.

     

     

     

    Arrigo,

     

     

    Arrigo, époux de Nastassia, continue d’écrire :

     

    « Su nous

     

    « Si nous étions frère et sœur, nous ôterions nos organes génitaux pour la nuit. Nous les enfermerions sous plastique dans un tiroir de table de chevet.

     

     

    « La moquette du premier étage répand, sur toute sa surface, une moiteur magnétique.

    « Les motifs du papier peint sont d’horribles gros yeux empilés.

     

    Nastassia, brune, épouse d’Arrigo, prend la parole

     

    « Le premier soir « de la villa », une puanteur précise nous guide vers le four, où pourrissait dans un pot jaune – un ragoût de vieux bœuf.

    « J’ai descendu l’escalier de bois en tenant les deux anses à bout de bras, l’estomac chaviré. Tout a disparu corps et biens dans la poubelle de l’auberge. J’ai respiré sous le ciel noir, observé le bâtiment du Heuriger, c’est ainsi qu’on nomme les auberges de ce pays.

     

    « Le hangar de bois faisant suite à l’auberge, vers nous, vers notre « villa », ; bruissait de lumières comme un Boeing aptère où flageolaient des ombres d’incendie. J’écoutais le violon, le hautbois, la caisse claire. J’écoutais cogner les poings et les culs de chopes, et le micro gras où les lettres « p » tapaient comme des pouf de tambours.

    « Quand la baie s’est ouverte entre les planches, j’ai vu l’orchestre courbé, tordu sur ses instruments.

    HOY ! HOY !

     

     

    - hurlait la noce - ma parole ! Moi même, Nastassia, je criais avec eux comme des chiens ».

    Nastassia – dit le narrateur – a remonté le perron vers chez elle, perron couvert de feuilles recroquevillées, frisées, par le gel. Au 123 bientôt, de l’autre côté de la rue, des quatre rails en creux de la Straszenbahn - « c’est ainsi qu’on nomme les tramways dans ce pays »- Nastassia, folle, peintre, exposera ses toiles, dans une chapelle à demi-souterraine au badigeon jésuite, avec au fond d’une voûte à berceau une croix plate, en stuc, à même le mur.

    « Je pense », dit Nastassia, « à ces crochets de fer auxquels Adolf H. fit suspendre ses propres officiers ».

     

    XIII

     

    Premier rêve d’Arrigo, petit-gendre de Roswitha

    « Sous les yeux empilés du papier peint, je me débats au sein d’inextricables foules encombrant la salle d’attente d’un dispensaire : formes allongées ou accroupies, appuyées l’une à l’autre.

    « On en trouve jusque dans le cabinet du cardiologue où l’on s’assoit et où l’on parle fort. La prescription est inaudible et Frau Doktor élève la voix. Elle porte une tignasse rousse et m’envoie, à moi, Arrigo, malade – une plaisanterie.

    « Ses deux voisins rient très fort. La consultation est terminée. Deux femmes jusqu’ici effondrées se lèvent soudain pour prendre leur tour, la cardiologue se nomme

    ROSWITHA

    - et n’est pas cardiologue mais neurologue.

    « Je suis admis à m’allonger sur un divan d’angle – quatre femmes à présent exposent leur cas toutes ensemble avec animation. Je sens ROSWITHA de plus en plus attentive, de plus en plus lasse. Puis elle referme les rideaux, demande d’une voix éteinte qu’on n’admette plus personne et se détend sur un fauteuil à bascule.

    « Quand elle se redresse, c’est mon tour. Et quand je me suis levé, j’étais banalement nu. Roswitha se trouve à table, face à moi, dans un restaurant de luxe bon-dé où règne le sans-gêne d’une cantine.

    « Des clients debout attendent nos places. ROSWITHA se penche au travers de la table, mais sa voix domine à peine le vacarme. Elle est très rajeunie. Lorsque nous nous sommes levés sans avoir pu achever les gâteaux, un gros homme les a saisis, puis avalés dans un rire vulgaire. Il est satisfait d’avoir pris nos places.

     

    XIV

     

    Nastassia, peintre, brune, folle, se confie – s’exhibe : SA HAINE DU PEUPLE. Se fait menerE par son mari dans cette halle où des Tchécoslovaques boivent, fument et pètent. Elle s’est vêtue pour cela d’un bustier violet, d’un diadème sur son chignon vieux jeu. Elle a commandé ein Gespritzt et contemple les tablées d’ivrogne.

    Le jeu consiste à fixer un Slave immigré dans les yeux jusqu’à les lui faire baisser.

    Arrio s’est enivré peu à peu, ils ont gagné un lièvre au loto, ils l’ont relâché dans la cour : à moins de gagner le Mauerpark tout proche, cet animal ne survivra pas. Les tourtereaux (Nastassia et Arrigo) rempochent toute leur monnaie, sans le moindre pourboire.

     

    XV

     

    Nastassia contredit cette version

    « J’aî donné öS 20 au violon, dans sa casquette doublée rouge »/

    Ajoutons que la neige est revenue, suivie d’un froid féroce.Il faut boire un schnaps de prune appelé Slibowitz, très parfumé, à même le goulot.

    Pour en revenir à la neige : ce sont d’abord des mouchetures sur le côté des marches, et, le matin suivant, les marches sont couvertes comme des tombes, bosselées, que Nastassia castre à la bêche. Les pelletées flottent, et retombent. Le ciel reste plombé, les gens disent :

    « Nie war es so finster, il n’a jamais fait si sombre.

    La nuit vient avant quatre heures. La nuit, ils ne sortent pas (Nastassia et Arrigo). La neige s’écroule du toit ; ils croient qu’on secoue la porte d’entrée. Arrigo, blême, a tiré au hasard dans le noir. Des clients de l’auberge rôdaient dans la cour. Nastassia ajoute :

    « Je décroche le linge séché par le gel, le tissu se déchire, les dos des chemises, les mouchoirs, avec un bruit de papier. Le premier décembre, le thermomètre atteint moins vingt ».

     

    XVI

     

    Roswitha revoit toute sa famille. Elle écrit :

    Observer, sans agir. Sans railleries. Vivre comme une vieille – comme les autres vieilles -

    qui m’a donné le modèle de la vieillesse ?

    Je fais exactement tout ce qu’elles font.

    Personne ne se méfie.

    CE DÉBAT NE M’INTÉRESSE PLUS – il ne faut plus que ce débat m’intéresse.

     

    XVII

     

    Nastassia, brune, folle, peintre, prenant possession de sa nouvelle (éphémère) demeure

    Elle dit :

    « La salle de bain se trouve à l’angle le plus sombre de la maison. La pièce est dépourvue de radiateurs. Les carreaux émaillés, mauves, ajoutent à l’impression de froid. La baignoire fuit.

    «  J’utilise la machine à laver des locataires précédents, des Suisses. Les fils électriques traînent sur le pavé de la salle de bain, dans l’eau. Hier, de grandes étincelles claquaient sur le carrelage dans une enivrante odeur d’ozone.

    « Arrigo et moi faisons souvent l’amour dans la baignoire.

    «  Je ne suis pas retournée à la galerie de peinture : l’autre côté de la rue, au-delà des rails de la Straszenbahn, me semble aussi éloignée que l’autre côté de la ville. »

     

    XVIII

    Arrigo, espion sans envergure, reçoit enfin ses « Premières Instructions »

    Il dit :

    « Premières instructions : attirer Tragol, mâle, et N., femelle, jeunes. Les peindre nus (cf. Nastassia). »

    Ils se tiennent par les épaules sur le canapé, ils se voient dans un miroir, Nastassia les peint à la lumière d’un spot. Derrière le dossier, une tenture leur masque ARRIGO armé d’un revolver à silencieux. ARRIGO observe leur reflet.

    Il attend que l’esquisse au fusain soit tracée.

    Tragol et N. (« Nouchka ») se retournèrent, ARRIGO, démasqué, se montra. Ils éclatèrent de rire. Nastassia prépara, parce que c’était l’heure, une salade de fruits de mer, avec du poulpe, au sépia. Les betteraves ajoutaient dans les sauces de petites îles violettes, un fort poisson gisait dans ces liquides.

    L’appréhension fit glisser les mains de Nastassia et la jatte s’écrasa au sol. Tragol, mâle, Nouchka, femelle, tous deux jeunes, aident au ramassage des débris.

    « Attention de ne pas vous couper ! »

    ARRIGO se fait traiter de comique au téléphone, par une voix parfaitement blanche.

    Il dit :

    « Mes proies m’échappent. J’ignore pourquoi je devrais les abattre. Je crois plutôt que : Rien.

    «  J’éprouve les tranchants de la jatte contre mes lèvres : si je presse, mon sang coulera. Nastassia pousse un cri ; je me suis entaillé. Elle suce ma plaie dont elle recrache le jus violacé.

    «  Je lis dans les journaux (poursuit Arrigo) qu’un groupe de forcenés (mâles), u crâne parfaitement rasé, se sont introduits mitraillette au poing dans une Institution Scolaire. Poussant la porte d’une salle de classe, ils ont menacé les élèves et leur professeur ».

    À cet endroit du récit (poursuit le Narrateur), les comptes-rendus divergent. Les uns disent que les Salopards ont arrosé l’ensemble, abattant les corps parmi les tables renversées, dans un bruit atroce. D’autres journaux affirment :

    - que le maître, se glissant le long du mur en direction de la seconde porte, a désarmé les Hommes par derrière et les a mitraillés avec leurs propres armes, jusqu’au bout du couloir.

    - que le maître s’est enfui, sans plus.

    - que le seul terroriste survivant serait parvenu dans le bureau de Sir A. Zery, président de sept sociétés fictives. Celui-ci aurait sévèrement réprimandé le  survivant pour le caractère expéditif du commando, mais ne lui en aurait pas moins remis une somme important.

    (« Cette dernière affirmation, dira ultérieurement Arrigo, ne m’a pas été communiquée par voie de presse et je me refuse à en révéler la source ».)

     

    XIX

    Martino, Quatrième Personnage de l’Histoire

     

    Il dit :

    « Il faut les supprimer tous les deux, ARRIGO et sa femme !

    «  Je crains que mon poids, mes bras courts, ne me permettent pas une efficacité maximale. Mais ce couple d’incapables revient chaque soir de nuit, à pied, en remontant la Lainzerstrae. Le fracas des tramways sera mon plus précieux auxiliaire.

    « La Lainzerstrae vire sans cesse à gauche, en montant. Les lumières y sont faibles.

    «  Le couple se faufile, l’un suivant l’autre, le long des murs, sur le trottoir rétréci. Ils rentrent tous les deux la tête dans les épaules, à leurs pieds la neige est silencieuse.

    «  Le couple prend des chemins de traverse : tout un système de ruelles à angles droits parmi les murs bas des maisons de plaisance, où se faufilent des passages enneigés menant à des jardins privés.

    «  Balançoires ankylosées par le gel, buissons. En bas des pentes s’ouvrent des portières de grillage, ils pourront s’enfuir, les rats : entre les bancs et les stères de bûches.

    «  La crosse glacée du Lüger me brûle la peau.

    (ARRIGO dit à NASTASSIA :

    «  Nous avons bien fait. Les chiens sont couchés, les propriétaires ont perdu les clés de leurs portillons. L’Autriche présente, au sein de son cadastre, des espaces rigoureusement inextricables.

    «  Tu feras ce soir un bon tour de cour avec ta carabine. Et puis, Nastassia, lis bien les petites annonces. Achète « Krone Zeitung » au premier Indien transi que tu verras dans les rues marcher à reculons à six heures du matin, entre les voitures, aux feux rouges sans chaleur. Ils touchent 1 öS par exemplaire vendu ».

    XX

    Roswitha, vieille, commanditaire supposée. Elle dit :

    « Je suis restée allongée huit heures de suite. Beaucoup trop pour mon âge. Des pensées noires sont venues. J’ai revu mon père, et sa fâcheuse manie de (…)

    « Je me suis retirée là, entre deux meubles, derrière les fenêtres sur sur. Patience. Patience dans le tumulte.

    Réflexion :

    « Les Empereurs de l’industrie, comment sont-ils fabriqués, à l’intérieur ?

    ...et et abruti d’Arrigo qui répète je veux me venger…

    - C’est vrai, confirme Arrigo. Et quel tort m’a-t-on fait ?

     

    XXI

    Roswitha, vieille et folle, parle de Martino, vieux nazi

     

    Elle dit :

    « Les tracts sont toujours sous l’armoire.

    «  Hier, réunion politique. Vingt personnes, âgées, ou des gamins. Je me suis assise sur une chaise très raide.

    « En 1945, MARTINO et moi plongeons à bicyclette dans les fossés, sous les alertes.

    - Vous allez vous faire tuer !

    - Oui, mais en plein air !

    « Les bombardiers battaient des ailes. Un jour ils nous ont visés. Nous avons ri tous les deux, sous les herbes au ras de l’eau, mourant de peur. Je me souviens aussi de la débandade des Hitlerjugend Bergmanngasse…

    « Hier Matino faisait son discours sur une estrade de classe. Il portait un ciré vert, déchiré d’en bas par un chien. Le bouton du milieu manquait. Martino manquait d’éloquence. Ses mains pendaient au niveau du sexe. Il les a regardées puis de sa main gauche il a saisi son poignet droit, pour l’immobiliser.

    « Le public suivait les mouvements de ses mains, tandis qu’il répétait : « Auschwitz n’est qu’un montage hollywoodien ; les victimes sont de faux disparus.

    XXII

    Arrigo, petit-gendre de Roswitha, brun, fou, parle

     

    « Nous sommes traqués. On a ENCORE frappé sur notre porte l’autre nuit : l’armature en fer tremblait sur le verre cathédrale ».

    « Il neige encore. Dans la cour, les déménageurs :

    ZIGEUNER U SOHN »

    « Nos meubles et nos caisses descendent le perron. Deux Yougo glissent sur leurs talons. Ils disent, dans leur langue :

    - Plus à droite. Lève. Attention.

    « Les Yougo portent des cartons cubiques. Ils respirent fort. Un troisième, invisible, dispose le chargement dans le camion. Les voici qui manœuvrent sous la voûte, nous quittons la cour du Heuriger.

    «  - Nous serons très bien chez mon oncle », dit Nastassia – quel oncle ?

    «  Il fabrique de la poudre. Quelque chose de tout à fait artisanal. Juste au-dessus de chez nous ».

    « Une vieille de vieille vient de crever, après trente-huit années de séjour. L’appartement est libre.

    «  Le camion passe la voûte. Le chargement mal arrimé balle dans les virages. Les Yougo s’arc-boutent : pavés, tramways, aiguillages. Par le bas du cul laissé béant, nous voyons des pavés pâtissés dans l’asphalte, la neige boueuse, les pare-chocs, les calandres. Nous sommes secoués dans la pénombre, accrochés aux meubles, avec des sourires contraints ».

    ARRIGO ne veut rien dire à NASTASSIA : il éprouve l’impression absurde absurde, mais très nette, que les Yougo les comprendraient, même en hébreu. Surtout en hébreu.

    Le camion s’est glissé en marche arrière dans une haute galerie traversière en stuc, qui le gaine, juste au-dessus de la bâche. La galerie débouche dans une arrière-cour.

    Vienne regorge d’arrière-cours.

    C’est là, dans des bâtiments opaques et bas, qu’on fabrique la Poudre.

    Juste avant la cour dans la galerie monte un escalier tournant. La rampe, en spirale, gêne les mouvements. Les coudes s’éraflent. Les Yougo ahanent, s’effacent, obséquieux.

    Le fils de Roswitha - !!! - porte une tête rousse, toute en poils. Les poings sur les hanches, il casse le cou, du haut de son mètre 55, pour nous voir trimer :

    « Si vous fumez, crie-t-il à travers sa barbe, ne jetez pas de mégots par la fenêtre!BOUM !

    Il se marre.

    Ce con.

    Les Yougo craignent leur employeur ; pourquoi faut-il donc que j’en frotte un, dit Arrigo, ventre à ventre ? » dans l’escalier à vis trop étroit ?

    ...Quand la vieille de vieille est morte, elle venait d’acheter une baignoire. Une baignoire toute neuve, rose, avec l’étiquette encore au fond.

    L’appartement est dégueulasse.

     

    XXIII

    MARTINO , vieux nazi corpulent, se confie

    Il dit :

    « J’ai vécu moi-même dans cet appartement, au-dessus de la poudrerie. Moi j’aimais bien ma tante. Il y avait la cave, où ces imbéciles se réfugiaient en 45 : la rampe de fer encore au mur pour descendre, et le couloir, sous la terre, sous la poudre, avec ses soupiraux étirés comme des yeux de Chinoises.

    « Au fond, c’était me réduit à brouette ; je la tirais dans l’escalier. Ce qu’elle pesait !

    «  Il y avait des portes en fer rouge, ouvrant sur des pyramides de gaines à cartouches. On n’entrait pas, à cause des rats. » (« der Rattten wegen »).

    « Et plus profond, trois autres caves.

    «  Une caisse à main gauche, remplie de sciure – trois tortues hibernantes bourrées là-dedans, énormes, j’ai déblayé la sciure avec les doigts pour dégager les carapaces. Les tortues sifflaient je me suis fait pincer.

    « La tante consommait ses confitures avec vingt années de retard : des rangées de bocaux sur les étagères pourries – il fallait tâter du bout de la petite cuillère – si le foie pince on jette tout. Le foie pinçait souvent.

    « Je les vois d’ici les deux Frantzouses quand il faudra remonter le charbon dans les seaux sans anses !

    « Je dois être le seul maintenant à connaître l’emplacement et la quantité de juifs du 17 mai flingués sous l’escalier pourri qui descend au cul-de-basse-fosse. Là où le sol est resté nu.

     

    XXIV

     

    Roswitha, vieille de Vienne, prétendue terroriste

    Elle parle :

    Autour de moi, 60 % de vieillards : VIENNE. Je veux sonder chaque vaisseau exsangue de ce grands corps, y découvrir quoi y rampe.

    Plus de 30 000 rues, suffisamment pour une vie – ma tentation, depuis l’enfance, de me mettre à compter, comme ce personnage de théâtre, un, deux, trois – jusqu’à l’infini.

    Je ne passerai pas, de mon vivant, la lettre G du répertoire…

    Après-midi d’automne. J’ouvre la fenêtre sur le pont Brigitte. Chopin hurle sur le tourne-disque ; il acquiert ainsi, dans le fracas de la circulation, une intensité insoutenable. Je colorie sur son papier toilé une grappe de raisins ; ce sont de petits crânes d’huile translucides.

    Cortot est mort avec trois pieds de fard sur les joues.

    Raisins délicieusement aigres, rues infiniment prévisibles, silences et chats traversant à pas lents comme des mains sur un clavier. Je peux entendre, sur le disque, chaque grésillement du repiquage.

     

    XXV

    Arrigo, espion, soliloque.

    Il dit :

    « Sans mission. Sans rien à vaincre.

    «  J’erre, de rue en rue. J’entreprends de lentes et systématiques explorations. Mes levers sont durs, le thermomètre intérieur stagne à 13, le feu s’est assoupi pendant la nuit.

    «  J’enfile ma robe, descends l’escalier coudé de la cave. L’air est glacé, les brumes chaudes du sommeil s’effilochent, il ne reste plus bientôt qu’un tronçon tiède au fond de mon ventre, vers l’aorte et la face interne des reins.

    « Je jette de grandes pelles de charbon dans un grand seau noir. Les fragments de combustible frappent le métal battu, les pas des Viennois matinaux glissent devant le soupirail asiatique. Je porte à deux mains comme un Saint-Sacrement la masse du maudit seau qui me scie les paumes.

    « Il faut reposer le récipient devant chaque porte, derrière chaque porte à ouvrir et à refermer. Il faut boucler tous les cdenas. Déjà les Officiants des Poudres, dans la cour, sont en exercice.

    « Ils me frôlent dans les couloirs sous les ampoules nues. La voix du Fils de Roswitha, petit barbu roux, retentit d’ordres aigres derrière une paroi de bois interrompue à vingt centimètres du plafond.

    « L’art autrichien par excellence : le recoin.

    « Je monte les étages en courant : si je me reposais, la coupure inférieure du seau m’arracherait un cri de douleur.

     

    Nastassia, brune, folle, compagne obstinée d’Arrigo. Elle parle. Elle dit :

    « C’est à moi de secouer la grille du poêle. Mon oncle, fils de Roswitha (le roux) s’obstine à dire « le four ». C’est le même mot en allemand : der Ofen.

    « Je vide les cendres. La matière grise monte en suspension, imprègne les narines, les cheveux. J’étage les papiers, le bois et le petit charbon. Puis le gros.

    « Le poêle (le four…) - s’éteint ou ronfle un peu au hasard. Nos mains à tous deux restent nores et grasses, nous nous nettoyons l’un à la cuisine, l’autre à l a salle d’eau, au-dessus de la baignoire vieux rose. L’étiquette est demeurée collée. Quatorze degrés ce matin. Petit déjeuner sur la table plastifiée, contre le mur, informations en allemand, entrecoupées parfois d’une voix d’outre-tombe :

    « Werbung » - « Publicité ».

    « Parfois quelques mots de français, si brouillés, si lointains... »

     

    XXVII

     

    Arrigo, sans emploi, médite

    Il dit :

    « Tous les petits matins, quand je me lave, et que la buée forme sur les vitres une pellicule décente, j’aperçois, au même étage, de l’autre côté de la rue, un ouvrier quadragénaire ventru et blanc. Il enfile son pantalon : le rebord des fenêtres ne me permet pas d’en voir plus.

    « Nastassia dit :

    - Tous les matins, je t’entends ramer ou piaffer sur le tapis de sol pour te former les muscles.

    «  Je réponds :

    «  - Il faut faire l’amour et monter les seaux de charbon ».

    «  J’ai trouvé à la cave, derrière l’étagère aux confitures, un message sans date, dans une enveloppe très épaisse et piquetée de jaune :

    «  - Voilà six mois que nous vivons là » - dit le message, « Thérésa et moi. J’ai 43 ans, et je ne « pense pas atteindre beaucoup plus : juste un fils à faire naître. Thérésa est de race noire, peu bavarde, et mal considérée. Elle craint le froid. La cave est sèche, sombre et glacée. C’est tout.

    - Il y a « c’est tout » sur le manuscrit ?

    - Oui. (Un temps). Crois-tu qu’ils sont enterrés dans la cave ?

    - Beaucoup de gens, répond, vivent sur des charniers. À Poitiers, en France, on a construit tout un lotissement.

    - Ne plaisante pas.

    - Je ne plaisante pas.

     

     

    XXVIII

    Roswitha, rousse et vieille, se secoue

    « Je connais une armurerie Benedikt-Schellingergasse.

    PREMIÉRE RUE TIRÉE AU SORT

    On ne refuse pas une arme à une vieille dame.

    Le magasin se trouve en haut de la rue, près des arcades de la Hïttelsdorfer.

    Il enveloppe l’arme dans un papier journal, comme un bas morceau de poulet. Il s’est penché de tout son buste au-dessus du comptoir, le ventre compressé parmi les crosses. J’ai enfoui dans mon cabas le pilon du Lüger avec mes Sellier subsoniques – de quoi flinguer 127 personnes – les maniaques notent tout – je vais distribuer les tracts nazis de Martino mon jeu sera subtil chaque victime

    sera choisie dans telle rue par Ordre Alphabétique mais abattue plus loin, après filature.

    Benez- (Jara-) gasse : qui était-ce ? < compositeur d’opérettes > - clé de contact – ce sera bien facile.

     

     

    XXIX

    Arrigo, à son tour

    Nastassia me prête son arme. Le crime, conséquamment, ne sera pas de moi.

    Le revolver pèse lourd au fond de ma poche 850g toutes les places assises de la Strassenbahn sont occupées, sexagénaires, septua- octogénaires, souffrantes et ventripotentes, la balle se noie dans la tripe.un

    Je suis resté debout sur la plate-forme arrière avec cinq ou six hommes de mon âge. Incongrus. De trop. Les hommes circulent toujours debout à Vienne. Ils se tiennent aux courroies. Nos corps masculins se heurtent dans les virages, pas un ne sent le Lüger dans ma poche.

    Il faudrait que je chante comme un enfant.

    « J’ai un revolver, j’ai un revolver…

    Je ne connais pas ma cible. Vingt mille öS à gagner.Un emploi sûr. Tout Vienne à traverser ; des

    vieilles qui montent qui descendent. Parfois un vieux avec sa canne ou son tripode.

    ...Tout à l’heure, j’avais vu déboucher sur moi la rame rouge sortie du brouillard. Je me suis engagé sur la voie pour prendre une photo-souvenir. Je m’en souviens maintenant. Il y a cinq minutes. Mon appareil photo pend à mon poignet gauche, au bout de sa dragonne.

    Une dragonne est une petite courroie.

    C’est un petit Nikon, il décrit un cercle à chaque secousse, comme un pendule.

    Le revolver est plaqué contre ma cuisse. Si je tirais, il me fracasserait la cheville, ou le genou.

     

     

    XXX

    Roswitha, vieille, dangereuse, armée

     

     

    Le Narrateur :

    Elle, Roswitha, échoua dans son entreprise. D’abord, le trajet de la Boschgasse à la rue Beneš était long, difficile.

    Les deux rives du Danube sont mal reliées.

    Roswitha vit de petits blocs de quatre étages, que séparaient de prétendus espaces verfs balayés de coups de vent. Devant elle, une Hongroise poussait un lourd landau

    Il n’y avait que la bordure des trottoirs, le sol restait meuble. Roswitha parcourut la Jara Benešgasse, le musicien. Chaque étage avait un balcon de ciment. Les locataires mettaient un point d’honneur à personnaliser leur balcon : sur le mur en retrait, un fer à cheval, un joug et un épi, une roue et un fer à cheval, un pot de fleurs. Une roue.

    Les pelouses formaient des plaques aux teintes indéci

    Porte 8, « Harowitz Beltram » - gitan ? Un paillasson : ce sont de braves gens. Roswitha s’aperçut qu’elle avait oublié son arme.

    Dans la voiture, à même le siège avant.

    Harowitz ouvrit la porte. Roswitha tenait la main dans son sac à main.

    Il crut que Roswitha venait mendier.

    « Excusez-moi, dit-elle. Je voudrais prendre sur votre balcon ce bel épi de maïs que j’ai vu de la rue.

    Les sourcils de Harowitzse contractèrent, mais il s’effaça : les vieilles dames sont respectées en Hongrie. Elle détacha l’épi de maïs et sortit en remerciant.

    Harowitz referma doucement la porte sur elle, et Roswitha, sur le palier, avant de descendre, s’essuya soignement les pieds.

     

     

    XXXI

    Nastassia, peintre, et le marchant (justement) de tableau

    - Connaissez-vous mes toiles ?

    Le marchand est un phoque et secoue ses bajoues poilues : « J’ai tout ce qu’il me faut : du Nolde, du Kokoschka, du Romako. »

    Il soulève à mesure les cadres au bas des murs. Chez lui, tout est laid : fauteuils en peluche rouge, tenture à rayures, toiles à touche-touche toutes époques confondues.

    Le marchand de tableaux transpire. Il reçoit en pantoufles :

    - Vos toiles choqueraient ma clientèle. De plus, ma clientèle ne serait pas assez choquée. »

    Un couple bien mis à présent s’avance. Le marchand signe un papier, le couple bien mis signe à son tour, la femme porte un tailleur Elisabeth II. Quand elle s’incline, pour se venger, Nastassia aperçoit une vilaine veine bleutée.

    Un domestique monte sur une chaise et décroche le tableau vendu : il représente un homme vert, qui tient ses boyaux dans ses mains :

    Introspection,

    d’après Egon Schiele.

    « J’ai beaucoup de toiles en attente, dit le gros homme. Je paie des impôts considérables.

    Le couple achète aussi, pour la cuisine, un vase de fleurs hollandaises, avec un papillon en trompe-l’œil.

    Nastassia prend congé, refuse le thé.

    - Ne vous fâchez pas, Madame… ?

    - …

    - Vous trouverez d’autres marchands… Dès que j’aurai une place libre… Apportez-moi un tableau un autre jour… Ils sont très jolis vraiment (l’air penché, avec la tasse et la soucoupe) – allez donc voir Untem de ma part…

    - Je m’en garderai bien, Herr Hyckner…

     

     

    XXXII

    Arrigo, demi-fou, squatter :

     

    « Je fais comme si j’achetais la forêt. Un morceau de forêt. Plus tard j’achéterai tout le reste.

    « Une partie plate, aménagée, préférée par les sots. L’autre montueuse. Broussailleuse. Dieu merci les touristes préfèrent les terrains de boules. Ma maison est au milieu des ronces.

    « Je resterai seul.

    « Libre, beau, riche et seul.

     

     

  • LE PETIT LIVRE DES GRANDES FETES RELIGIEUSES

    • VOUS AVEZ DIT « ECUMENISME » ?
    • De toutes ces considérations sur les cérémonies religieuse se dégage un certain nombre de constatations communes : le besoin de l'homme de se retrouver entre semblables afin de lutter contre l'angoisse de sa solitude, le besoin à ce moment-là, au milieu du désordre désespérant de sa vie, de reconstituer un ordre cosmique et divin, de se réapproprier le cycle des saisons aussi bien que les mystères de la condition humaine. Il serait donc réconfortant de ne considérer les fêtes religieuses que sous l'angle de la réconciliation de l'humanité tremblante autour de ses doutes et de ses ignorances, afin d'établir non pas un écuménisme religieux impossible à réaliser mais un écuménisme des scepticismes bienveillants, n'excluant ni méditation ni festivités.
    • Un grand pas aurait ainsi été franchi vers la paix universelle, que nos religions nous promettent à l'envi depuis des siècles voire des millénaires et se sont toujours jusqu'ici montrées bien incapables d'instaurer...
    • ...« Plus la religion relie, plus elle divise. Elle creuse un fossé entre croyants et incroyants, fidèles et infidèles, pieux et impies.En multipliant les obligations alimentaires ou vestimentaires, une religion crée l’uniforme entre les siens et le contraste avec les autres. Lorsque la différence n’est plus vivable, il n’y a que la guerre pour rétablir le droit d’autrui. Le lien religieux est, comme le nœud gordien, si serré qu’il faut le trancher pour le défaire. On peut amender une loi, modifier un contrat, voire organiser un divorce, on ne négocie pas une religion. Tous ceux qui l’ont tenté ont échoué. »
    • D’après Odon VALLET, université Paris -VII, Petit lexique des idées fausses sur les religions, Albin Michel, 2002.
    • Autant dire que cet ouvrage, rédigé par un sceptique, n'aura eu d'autre ambition que de rafraîchir les connaissances, et ne prétendra pas à l'écuménisme, dont la seule réalisation concrète fut de répandre, avec une touchante unanimité, la prononciation fautive d' « eûeûcuménisme »...
    • SANS LES DOGMES...
    • Unir les religions revient en effet à réduire leurs dogmes à l'état de symboles et à ne les comparer que dans une perspective de tolérance et de fraternité universelles, dont nous sommes loin, peut-être précisément parce que, comme pour un régime sans sucre, sans sel ni tabac, tout le monde sait exactement ce qu'il faut faire, en éprouvant à l'avance une immense fatigue à l'idée
    • EN GUISE DE CONCLUSION 129
    • même de commencer de le suivre... Or le sel, l'alcool et le tabac de toutes les religions, soit tout ce qu'il y a de bon, c'est le dogme ; ôtez-le, vous en ôtez tout le contenu, tout le suc et tout l'attrait. Il ne reste plus que le respect de tout et de tous, chose qui ressemble beaucoup au bouddhisme, où d''aucuns s'accordent à voir moins une religion qu'un système philosophique, de pensée et de conduite... qui n'est pas abordé ici.
    • Notre but serait donc non pas de contribuer à quelque improbable syncrétisme, mais à un universel scepticisme ou fatalisme, le fin du fin de la sagesse humaine (oxymore !) étant de découvrir sur le tard que tout se vaut, sauf de ne pas tuer, ni voler, ni violer, qu'il faut continuer comme on a toujours fait, que nul ne sait ce qui nous attend, et que nous devons nous débattre dans notre solitude en nous efforçant de nuire au moins de gens possible. Nul besoin de recourir à des langues de feu venues du ciel, à des buissons ardents ou à des mules qui s'envolent vers les nuages avec le Prophète sur le dos, à quoi il faut croire dur comme fer au risque d'être sévèrement battu par ceux d'en face - pour expliquer tout cela aux braves gens qui avaient déjà tout compris sans tant faire d'histoires.
    • Le relativisme religieux, certes, incite à la tiédeur ; et rien n'interdit des célébrations philosophiques privées et ferventes, des exercices de l'âme, même si c'est impossible. Mais d'autre part, si tout rite de plus d'une personne est interdit, que deviendra la grande panique humaine ?
    • Nous ne saurions mieux terminer que par cette magnifique prière, attribuée par Jean Potocki à un rabbin espagnol dans Le manuscrit trouvé à Saragosse :  « Seigneur, si vous existez, sauvez mon âme, si j'en ai une » - mais, c'est de Voltaire. Coucou !

  • L'éphéméride

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 1

    16 11 2009 (65 11 16)

    Il manque un texte enfoui.

    En 1962, mon père atteint 52 ans. Il est impossible à d’appréhender ce que c’était alors que 52 ans : une sclérose complète. J’en avais 18, vous en aviez 18. Advienne que pourra. La révolte gronde par le monde. Le fils de mon père souffre et fait souffrir dans son internat de Bordeaux. Tous les chemins semblent coupés. Le jeune homme marque encore ses plaisir solitaires d’une croix de saint André. C’est un vendredi,jours,vie,journal jour de la Saint Edmond, avec un d. Nous sommes au Lycée Montaigne, réservé aux garçons. Il existe encore une vieille pédagogie, menant à l‘appellation « compo de philo ».

    Le sujet en était : « L’esprit critique est-il destructeur ? » Taliv ceviea, - sans prononcer le « e » - ce qui signifie « sujet bateau ». Où l’on voit tout de suite que le « j » valant « l », à cette exception près, chaque consonne du français se voit remplacée par la consonne suivante (« s » donne « t », etc.), et chaque voyelle par la suivante (le « u » devient « a », en se raccrochant à la première voyelle, et ainsi de suite). Nous avons depuis perfectionné ce système. Mais en philo (pour en revenir à la), je ne brillai pas plus que d’habitude : cet internat où j’étais soumis convenait mal à ma précieuse nature, et je dus être bon dernier.

    Le premier trimestre se passa ainsi dans la déconfiture, et dès janvier, je rejoignais le giron familial, avec l’aide d’un enseignement par correspondance. C’était dur, l’internat. Houllalà. La colonie de vacances ne m’avait déjà pas réussi, mais la discipline internataire mit à rude épreuve les nerfs du déconneur et ceux de la pionicaille. Un moment de joie est toutefois signalé : le 3e match de basket entre ENSI 2 B’ contre Racine carrée de x-rhô. « ENS », « École Nationale Supérieure ». Cherchons qu’un sang impur, etc. Tiens ? GROSSE COUILLE ordinatoriale.

    Vive le progrès. Ordem e progresso. C’est à l’occasion de ce match du 16 novembre, dit Match de l’Anniversaire, que s’imprima le refrain (« ambiance sensationnelle », ai-je noté, « Les bizuths sont dans la merde », répété sur l’air de la Marche Lorraine (« Fiers enfants de la Lorraine » », etc.). Cette partie de panier …

    65 11 27 – 2110 11 27O

    Les textes s’envolent aussi bien dans la boîte informatique, j’allais écrire infirmatique. La mort (le mort) y mettra bon ordre. En ce 27 novembre 2065 Nouveau style, je prends possession du même 27 en l’année 2110, Très Nouveau Style. Ces ruses ne convaincront personne, et tout se retrouvera, comme les disparus en gare de Quimper, sur le quai, avec sa valise. En l’année 2110, notre héros, mineur encore, vivait chez ses parents et signalait ses masturbations par une croix au sommet de sa page du jour. Une analyse graphologique décèle chez lui de l‘obstination, un grand sens de la justice, mais aussi de la passivité : « Sa personnalité ne s’impose pas et pourrait se manifester avec plus de rigueur ».

    Il a fallu s’apprivoiser à tout cela. À la fin novembre, il fallait acheter une ampoule moins forte. Il fallait fréquenter la faculté, assister aux cours de grec (« de rattrapage ») de M. Duclos. C’était un personnage, plaisant, rondelet, qui écrivait ses omégas comme une paire de couilles pendantes. Il n’engueulait personne, et j’eus l’honneur de le déranger à son bureau, vêtu d’une veste outrageusement bleu marine, et lui parlant de mon avenir, tandis qu’il attendait mon départ en pensant à autre chose. Il avait fait cours devant un tableau couvert d’inscriptions fines : Duclos-porte, Duclos-chard, Duclos-pinette. Il tint bon jusqu’au bout de l’heure. Il s’en voulait encore d’avoir provoqué la mort de sa femme en voiture, éjectée qu’elle fut par ces portières d’autrefois qui s’ouvraient vers l’avant. Il blâmait les prétentieux qui trouvaient la Deux-Chevaux « purée », les estimant bienheureux. Il évoquait le cours de l’Intendance à Bordeaux,

    65 11 27

    couverts d’éclopés de la Grande Guerre eux-mêmes escortées de femmes amoureuses de leur confortable (croyaient-elles) pension d’invalide.

    Duclos nous apprit à défricher l’apparat critique, par lequel en bas de chaque page grecque figurent les variantes des manuscrits qui nous sont parvenus : on les distingue par des initiales mystérieuses. Il répondit à un étudiant, qui voulait savoir comment distinguer les mots « avec un tau » des mots « avec un thêta », qu’il s’agissait d’une question d’orthographe ; mais que le grec ancien n’avait pas eu pour vocation de se calquer sur sa transcription française contemporaine… Il ne put convaincre Vayriès que son nom se prononçait « -ryès » en raison de l’accent grave, et non pas « Vayri » - « Non, répondait le Pyrénéen, c’est justement parce qu’il y a l’accent qu’il ne faut pas prononcer « -ryès ».

    Dialogue de sourd, où le petit Duclos fit semblant de s’incliner, car nous y serions encore. Et ce même jour, c’est écrit en rouge, je « suis allé vider » de la « confiture gâtée dans les chiottes ». Celles, sans doute, de ma cité universitaire. En rouge, pour qu’on s’en souvienne. Évènement marquant s’il en fut, seul digne de marquer ce 27 novembre d’une pierre vermillonne. Mais passons à plus sérieux. Fier-Cloporte (c’est moi) est allé passer l’après midi chez sa future et lointaine épouse. Il précise qu’il s’est « comporté comme une poire » : est-ce à dire qu’il ne lui a pas sauté dessus pour prouver sa virilité ? Qu’il aurait dû « la besogner séance tenante », cliché connu des pornographes ancestraux ?

    L’auteur de cette vie de jeune homme, dans la fleur de ses 19 ans, revient sur ce cours de grec : « nr one », où l’on s’est contenté de préciser « les heures de cours ». Les étudiants donnaient leurs temps libres, et la décision se fit à la majorité. C’est ce jour-là qu’après un repas au Central, restaurant universitaire, Fier-Cloporte eut l’idée d’amener sa conquête féminine au bistrot, et qu’il but un cognac. Et je me souviens aujourd’hui encore qu’il eut le courage d’embrasser sa future épouse, qui ne lu parlait encore que de « camarade », car c’était le terme dont se servait alors les jeunes filles lorsqu’elles voulaient se réserver le droit de se rétracter en même temps que la bite de leur soupirant.

    Cela se passa devant le Grand-Théâtre, j’ai fait connaissance du cousin « J.B. », (cousin de qui?) et de la tante « Yvonne », puis j’ai assisté à une séance de cinéma dans le «Grand Amphi ». Mais la confiture balancée dans les chiottes, à l’encre rouge ! je ne me le rappelle pas. Un jour prochain, personne ne saura plus s’il existe ou non, égaré parmi ses clones et se représentations vidéographique. Vous vous tuerez en images, et plus personne n’aura peur de la mort. « L’an 10 000 », me dit mon ami – l’An Dix Mille sera inimaginable (ou ne sera pas).

    Qui étaient donc cette tante Yvonne et son fils J.B. ?

    65 12 24 / 2111 12 24

    En 2111, j’étais pédé. J’étais nazi. Une croix gammée ornait et souillait ma quatrième de couve, « Néo-Fascisme-Européen ». En 111 j’avais vingt ans. J’avais cessé de me faire enculer depuis juin, je recommencerais en février suivant, une ultime fois avant de me marier, pour vérifier. J’ai fait mal à mon sodomiseur, car je n’avais plus récidivé. Les lettres de Mitterrand à sa bien-aimée sont d’une impudeur grotesque. On voudrait ne pas lire. Sauter les pages. Sauter ces étalages à la platonicienne. Ici je parle de trou du cul. Qui que tu sois ma mort nous sépare et me paralyse.

    Le nazisme est une esthétique. J’ai peur en écrivant cela. La haine du juif ne m’a jamais atteint. L’amour de la bite non plus. On m’injectait de la virilité,en la perdant selon les conventions. Je suis un brouillon. Le 24 décembre est la Ste-Émilienne. Au crayon : « Bond ». Hennebont Bretagne. « La duchesse refuse de se rendre », 1342, les renforts anglais libèrent la ville. 359e jour de l’année, reste 7, le compte est faux, année bissextile, chaque sodomie est marquée d’une croix gammée. Je détestais les femmes,je désirais les femmes. Confusion des nazis avec les Teutoniques. Des chevaliers qui s’enculent ne sont pas pédés, ils conquièrent ensemble leur virilité.

    Jamais je n’ai joué les grandes folles. Jamais je n’ai voulu tuer. Casser la gueule, si. Une fois. Sans résultat. Amphithéâtre Aline. J’y ai officié, dans la bouffissure. La Vieille Fille, de Balzac. Mosi mit Daractivit. J’avais un langage secret. «Lire les Caractères » de L.B. » Rien qui dût être caché. La culture me pénétrait. Je me fortifiais, je me nourrissais. Dans le total retranchement. Dans l’isolement. Pas de camarade. Une bite qui me troue et je me sens utile. Sans plus. « Grammaire grecque : - revoir points syntaxe des prépas, plus, systématiquement, conjugaison, morphologie ». Remparts. Remparts. Ne pas me piétiner. Nihil peius quam contemni. « Rien de pire que d’être méprisé » c’était ma devise.

    Une croix maudite, une virilité d’emprunt, connaissance et Jeu. Le soir, c’était Noël. Nous habitions à Mussidan. « Moche série TV : le barbu connard philosophe, verts

    pâturages, la Bible en Noir, CON. Cadeaux. Reçu ours, livres Balzac , etc... »

    2112

    Une année de plus. Je viens d’avoir 20 ans et je m’emmerde comme un rat mort. À la cité universitaire, les expériences se poursuivent avec Satfouilly. Les cours s’enchaînent aux cours. Épiphanie. Et pis Fanny. Justement non, pas de Fanny. Une queue. Ah mmmisère. Plaignons-moi. Le carnet reste tout petit, sa rédaction se fait en caractères d’imprimerie, avec du rouge pour les « évènements importants », les « rubriques ». Jugez-en : « Achat semelles intérieures. La vendeuse, au1er étage, n’a pu m’en trouver une 2e. » Voilà de quoi rester dans les mémoires. Pas dans celle de Fier-Cloporte.

    Le but est celui-ci : se souvenir, autant que possible, de chaque journée, de chaque heure, de chaque minute. Un Américain very quelconque s’est fait suivre ainsi et filmer par une caméra qui se déclenchait toutes les trente secondes. Il servira de base au documentaire à venir « Un Ricain moyen, An Deux Mille ». Il faudrait se présenter à saint Pierre avec le chapelet de tous ses jours passés, de toutes ses actions, autour du cou comme un chat pelé de saucisses. Et nous aurions vaincu le temps, mais pas le vide. On dit aussi « la vanité ». En ce temps-là Fier-Cloporte avait des amis loufoques. L’un d’eux est mort en 2029.

    Tous les cours ont été ratés, « sauf Audiat ». C’était quelqu’un. Tout petit, tout hargneux, tout pudibond. Vexé que je le reconnusse au sortir de Pouic-Pouic, film defunessien, et faisant son possible pour cacher son groin dans la foule. Fier-Cloporte s’était gondolé en toute innocence. Mais un grand professeur de grec de l’Université de Bordeaux ne devait pas être soupçonné de hanter ces films mal famés. Et tout le monde l’aimait bien, Audiat, même s’il foutait des notes négatives. Et quand un étudiant atteignait zéro, ce n’était déjà pas si mal. À 0° dans l’abri scientifique antarctique, les explorateurs se mettaient torse nu et dansaient autour du poêle et de leurs poils.

    À midi, Fier-Cloporte se trouvait en compagnie de Christine Taris, qui se branlait comme une salope afin de conserver sa virginité scientifique. Jamais F.C. n’aurait envisagé, ne fût-ce qu’un seul instant, la prendre par les épaules (et se recevoir un cours de morale dans la gueule). Jacques Hourcabie l’a fuie avec ses béquilles : qu’était -il arrivé à notre fils d’officier ? Il ne comprenait pas la satisfaction des réformés militaires :  « On leur annonce qu’ils sont mal foutus ! » - peut-être, mon capitaine, mais mieux vaut mal foutu que demi-dingue, avec des gueulements de gradés dans les oreilles à vous ratatiner le cerveau.

    Et le cœur, parfaitement. « Et le cœur, alouette... » Il connaissait un vicieux qui se faisait fondre le camembert sur son radiateur. Il parcourait le corps de sa belle en bandant, ce qu’il appelait « la betterave baladeuse ». La belle répondait « Je ne te désirerai que si je veux », et pas moyen, justement. Il était écœuré, le fils de capiston. Il découvrait les femmes. Les femmes, c’est comme ça. Et pas autrement. Et lorsqu’il m’a vu avec Christine, il a fui à toutes béquilles. Il la détestait, la craignait à ce point-là ? Cette jeune fille a failli devenir ma femme.

    « Pignon offre le café,après hésitations de bistrot, au Montaigne ».

    Si Fier-Cloporte a épousé Arielle et non Christine, c’est parce que Pignon, mort depuis, lui a conseillé la première au lieu de la seconde. Il hésitait, le Fier-Cloporte. Pignon a opté pour la malheureuse au lieu de la chieuse. Christine a fini prof d’allemand, elle a séjourné à Berlin, elle a trouvé son Siegfried, Ziggy ?

    Pignon – Haurcabie – Champagne – Collignon : reposez en paix.

    ...Je me souviens de Cathy Paroutaud, « pédante conasse pucelle prétentieuse méprisante ». Nous avons envahi sa chambre, peut-être ce jour-là, et Fier-Cloporte a subtilisé son courrier pendant plus d’un mois...

    67 01 18 18 01 19 2114 01 18

    J’en ai plus qu’assez de cette vie végétative, qu’on pourrait aussi bien appeler « pré-mort ». Explorons cette année 2114 où la vie m’irriguait. J’ignore ce que faisait ma moitié. Personnellement, je me rendais à la faculté des Lettres de Tours, pour suivre des cours de philologie. Un professeur s’appelait Arrivé. Plus tard il écrivit des choses passionnément chiantes sur un petit vieux qui examine les va-et-vient d’une mouche sur une nappe blanche : triste destinée ! Pour l’instant, il rase son monde avec son cours sur les déterminatifs. Nous sommes tous à noter, sur tout le premier rang, que « du rôti » équivaut à un «quantum de substance de rôti.

    Et tout le premier rang s’esclaffe, tellement c’est con, pédant et prétentieux – la fameuse trilogie dégressive de Proust.Il se vexe, ce con (Arrivé, Arrivé) : « Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ? » - et de reprendre son expression en se rengorgeant. Assurément, le voici très fier d’avoir concocté un concept aussi abstrait, aussi scientifique. « Annie m’ouvre la porte, nue à l’exception de ses chaussettes : « Heureusement que c’était vraiment toi ! » Elle ouvre à tout vent. Que nous étions beaux, effarouchés, timides! En vérité, je nous ne reconnais plus. Toi aussi, lecteur critique et stupide.

    Nous noircissions des feuillets serrés, c’est seulement 68 qui nous en a détournés. Pensions-nous être parvenus aux temps enfin messianiques ? Salut mes beautés, salut mes années, soyons ridicules. L’après-midi, Mireille va prendre avec moi un thé à Montjoyeux. Je ne sais plus ce que c’était, ce que c’est encore que Montjoyeux. Mireille était la suivante sur la liste, celle des femmes entre lesquelles j’aurais sans cesse ricoché en me plaignant de la précédente. Je me préparais à en faire souffrir toute une kyrielle. La maman de Mireille, et non pas la merde Mireille, m’avait proposé de devenir son gendre, car « tout le monde peut se tromper la première fois ». Mireille est-elle seulement vivante encore ? C’était ma « confidente », elle m’avait proposé de la réconcilier avec Tarche, que je connais encore, de loin en loin. Je la prends par l ‘épaule pour l’embrasser tellement elle a le cafard. Oui, prendre par l’épaule, ça peut « marcher ».

    Mais plus loin, je n’y pensais pas. Ma confiente, non, confidente, ma sœur, nous échangions nos peines de cœur, elle venait manger des nouilles, attention à la rime, et nous écoutions Olivier Despax, Adamo (Jérusalem), et surtout, ne faisons pas du Carrère. Et cette prise d’épaules, nous l’avons notée à l’encre verte, moins importante que la rouge, mais tout de même… « Elle me supplie de dire à Tarche qu’il l’emmerde », bataille à fronts renversés. C’était elle qui se prétendait persécutée. Ce mufle ne voulait-il pas qu’elle lui prêtât sa chambre pour accueillir ses ébats avec Odile Première, la suivante ?

    Je trouvais ça cool, comme on ne disait pas encore, mais Mireille, non, pas du tout. Alors, pour simplifier, j’étais de l’avis de Mireille. Quelle journée. « La Puce - Perrinet » me reproche d’emmerder les autres avec mes complexes, parce que je regarde tout le monde avec une tête de malade malheureux. S’interrompant en plein dialogue avec autrui pour m’apostropher avec la plus grande agressivité. Quelle journée ! « Je plaque la philologie, je n’arrive pas à travailler toute seul ». Peut-être voulait-elle que je la baisasse, mais comment diable baiser une fille qui ne vous parle que de son ex, dont elle veut à la fois se débarrasser et se ré-enticher ?

    Ah mais on ne baise pas comme ça, nous autres fâmes, tu seras mon « copain, » mon « camarade », j’achète un bouquet pour mon épousée…

    L’ÉPHÉMÉRIDE

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    Cette fois-ci c’est très curieux, Je me sens en empathie avec le monde entier, à m’en taper la larme à l’œil, ouh ! mon Dieu, que Mon Nombril est présssssieux… Le premier février 1968, 2015 nouveau style, une seule mention : le Doqueteure N. enlève à sa propre fille les points de suture qu’elle s’est farcis en se laissant tomber du haut des marches, car elle était internée dans une petite clinique à sa mémère, qui depuis a bien prospéré, Anouste, « Chez nous » en béarnais, et « S’il vous plaît » en grec.

    Pour le grec, nous venons de l’apprendre. Pour la « maison de repos » d’Arielle, dite « Mafâme », il était question de la langue basque. Or, « Chez nous » se dit « gourékinne ». We have goured. En février 68 a pris place un épisode bien plus emblématique pour nous que la Révolution des Fils de Riche : les Oiseaux de Février. J’en logeais régulièrement chez moi, sans domicile fixe, me faisant appeler « Lezviani », comme «Lesbien », car j’aimais bien lécher les femmes : ça ne coûte rien, et au moins, ça les fait jouir. Ils ont même couché avec moi, trois dans le même lit.

    Le petit m’aurait bien enfilé, mais le gros, endormi sur ma gauche, en aurait profité pour me sauter. J’ai dit « Non », tiens, il grêle. « Mais il dort, il en écrase ! » Pas du tout : il va s’éveiller ou faire semblant, jurer d’avoir été dérangé, puis il va m’enculer. Le petit, je veux bien, mais pas les deux à la file. Peu de temps après, le petit m’annonce qu’il a pensé à moi et qu’il s’est « tout mouillé ». Je le crois sur parole. « Les filles,c ‘est toutes des gouines. - Ben oui, et nous alors, L’ÉPHÉMÉRIDE

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    qu’est-ce qu’on est ? » - des pédés, camarades. Mes clodos se rendaient au cul des restaurants, pour bouffer des sandwiches invendus : « Profitez-en les gars », murmurait le garçon qui regardait à droite, qui regardait à gauche, « si je me fais prendre, je suis viré ». C’est peut-être aussi pour cela que Mai 68 a « éclaté ». À présent c’est pire, supposons.

    Ils faisaient bombance chez moi. Un jour, deux filles se sont pointées au bas de l’escalier : « Mais montez ! Montez donc ! » disait le costaud qui voulait me sauter. Et les filles : « Combien vous êtes, là-dedans ? - Oh, trois-quatre ! » Et moi, en arrière des marches, je faisais des bras de grands mouvements de dénégation, je niais de la tête d’un air effaré, en montrant des doigts le nombre 7 ou 8… pas de viol chez moi ! Elles sont reparties, quel soulagement ! Une autre, un autre jour (il faut jeter cela sur le papier avant l’Apocalypse) se faisait entreprendre par deux à la fois : le petit, mon ami, et moi-même.

    Je murmure à l’oreille de la fille, déjà en extase : « Bonne chance ! » Elle se ressaisit, se dégage. Personne ne l’a baisée ! Quel dommage ! me dit le copain, qui m’aurait bien sauté aussi l’avant-veille, « quand une fille est doucement traitée par deux mecs à la fois, elle ne peut pas résister ! » - n’auriez-vous pu, cher ami, m’en faire part plus tôt ? J’aurais fermé ma gueule, et nous eussions fait l’amour à trois, avec une consentante ! Un mot leur servait de tout : « bonnard ». « Il est bonnard », mélodie montante, « il est super ». « Il est bonnard », mélodie descendante : « complètement con ».

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    Qui a dit que le français ignorait les tons ? « Ce soir-là, j’étais bonnard », ton plat : « Je n’avais pas où coucher ». Un jour encore, le costaud sans incisives (coups de botte de la police) menace d’un coup un petit péteux bien habillé rue Sainte-Catherine : « Et tu me dois encore 50 balles ! - Oui Monsieur, oui Monsieur ! » Non, il ne lui devait rien. C’était de l’extorsion de fonds sous la menace, sans plus. Le type est reparti tout penaud. C’étaient de fameux délinquants, mes oiseaux de février. Une Martine, ou une Christine (les filles s’appelaient encore Martine ou Christine) aurait bien « conclu » avec moi. Mais mon épouse, en permission d’Anouste, avait déposé des cendres sous l’oreiller. Martine ou Christine n’était pas venue. Elle m’a refait de gros clins d’œil, à la terrasse d’un rade d’étudiant, j’ai fait signe que non, d’un tel air noble et résolu que je ne l’ai jamais revue qu’elle ne m’a jamais revu.

    Un jour Alain J. a monté l’escalier quatre à quatre, cherchant l’aventure. Arielle n’était point là. Arielle était une femme, elle l’est encore. Il est redescendu quatre à quatre plus vite encore, c’étaient les hommes qui l’intéressaient. Arielle amoureuse d’un pédé, Arielle ayant tout fait pour m’efféminer, mais 44 de pointure, ça ne le fait pas, je fus simplement tout mou et coléreux. Cela ne suffit pas pour faire une femme, ni même un homo. Ben non. C’est tout pour le moment. Avez-vous vu ce film de gogol, « La guerre des mondes » de Spielberg ? Comment voulez-vous écrire avec sérieux après cela ?

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    Un jour je parlerai parlerai, et rien ne pourra plus m’arrêter, comme une vieille agonisante qui tient à vider son sac avant de crever. Nous verrons bien ce qui en restera. Voilà ce que c’était que la Saint-Ignace, Premier Février, en l’an de Grâce révolutionnaire neuf-cent soixante-huit. Et nul ne prévoyait, n’aurait pu prévoir se qui se tramait en coulisses. Les pages d’agenda me sont restées désespérément blanches, car c’était de la resucée : ma vraie révolution, je l’avais faite en 67, à Tours, avec de vrais fachos qui frappaient fort, de vrais mao qui s’y croyaient, et j’ai perdu mes lunettes en me faisant casser la gueule.

    Ça c’est un fait d’armes, Faidherbe. Le musée aux vitraux. Le cavalier polonais. Les orgues muettes. Qu’est-ce que ça peut faire. Pingouins. Le 2 du mois, c’est Chandeleur. Candeloro. Génitif pluriel. J’ai parlé à Candeloro. Le vrai, le patineur, l’affable, « parlant à tous » ; non, cela ne lui faisait pas de mal de tomber sur la « glace ». Il était habillé en Lucky Luke. Et dans mon Bordeaux d’avant, rue de la Maison Daurade, j’écoutais « Je ne crains plus personne / En Harley-Davidson », j’écoutais « Le bal des Laze », chef-d’œuvre ab-so-lu de Miche Polnareff, Michel le Déchu, qui ne monte plus dans les aigus. Le vendredi 2, sujets de rédaction pour mes sixièmes : 1) Partie de chasse ou de pêche, racontez 2) Vous avez été (ou quelqu’un des vôtres) gravement malade, racontez.

    Ils y arrivaient. Encore. Encore un instant, monsieur le bourreau. Nostalgie, nostalgie ! Qu’est-ce que j’ai souffert… Tout le monde souffre… Vous savez…

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    Par miracle, nous voici à la fin d’une période : le 16 déjà du mois, la demi-page est vide de notations. Puis elles se raréfient : certains jours sont annotés par le menu, d’autres non. Nous étions en poste à Monsempron-Libos, voici un demi-siècle. À présent ce bourg infect possède un cinéma : grand bien lui fasse.

    Le 14 février, pour le plus grand malheur du peuple et des hommes, c’est la St-Valentin. Ne pas oublier le bouquet, le gâteau qui fait grossir au lit. Ce jour-là, travail dans la classe du premier étage : il y a « composition de rédaction ». Ce serait honni de nos jours. Les pédagogues se récrieraient, au nom de la liberté des petits animaux. Deux sujets au choix donc : « Racontez un essayage fait, chez le tailleur ou la couturière, par un jeune élégant ou une coquette ». Où avais-je été chercher cela. Les fils de pèquenots sauraient-il exactement de quoi il était question.

    « Décrivez un orage, auquel vous avez assisté ». Voilà du bien paysan. Sujet non dépourvu d’une certaine habileté, d’une certaine provision de vocabulaire. Une de mes lettres à mes parents n’était remplie que de la description d’un orage à Völklingen. Mon père s’en était plaisamment moqué. Lazarus te regarde . Attention à ce que tu écris. « Sixièmes : compo de dictée, « Tableau de famille », j’ignore désormais de quel auteur. « Leçon sur les héros grecs », nous savions donc faire cela ? - « Histoire de Thésée et d’Hippolyte » (entre COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

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    parenthèses : « David stigmatise Phèdre ». Un seul Dawid, avec un « w » bien polonais, bien juif, me vient en mémoire : un blond pâle apeuré, qui répétait après son grand-père « les races, ça n’existe pas » - pas la juive, en tout cas. Je parlais donc des héros grecs en sixième ? Cela ne rebutait personne ? Cela ne rebuterait personne aujourd’hui non plus. Mon épouse obtenait le silence en faisant prendre des notes sur la Renaissance italienne… mais à quoi peut bien ressembler « un cours », aujourd’hui, à l’ère du tous engsemgble tous engsemgble, ouais!ouais ! ...Histoire d’Agamemnon et de Clytemnestre…

    Certains collègues prononcent « Clymnestre », ce qui est aussi pudique, pathétique, ridicule, que de parler d’un « derrière de sac » pour un « cul-de-sac ». Les mêmes collègues appellent sans doute Agamamnon « Agaga », comme Offenbach. Quant à notre précieuse personne, elle a longtemps hésité, ce 14 février de solitude, à participer au « conseil d’administration ». Car on s’y emmerde, puissamment, on y entasse les vœux pieux, et finalement, « je me défile ». Un collègue nommé Villot, délégué syndical, m’avait laissé libre de m’y rendre ou non.

    Villot fut sublime : il fit le tour des parents d’élèves, pour éteindre le feu des calomnies sur mon compte : « C’est fou ce que j’ai pu entendre, des horreurs, des choses épouvantables » - je sodomisais mes élèves, probablement ? Les imaginations du peuple n’en font jamais d’autres. Je donnais, j’ai donné ce jour-là, un cours d’éducation sexuelle. Chacun écrivait ses questions anonymes sur des



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    bouts de papier, je répondais de mon mieux aux questions, aux incertitudes, aux certitudes. Tel pensait que les règles « coulaient à gros bouillons ». Tel autre ignorait que les femmes aussi pouvaient éprouver du plaisir.

    D’où les calomnies. D’où les silences, le choc, le respect témoigné à mon rôle, encore un tout petit peu avant les poings dans la gueule d’à présent. J’ai coincé à la sortie Tanaïs et Cotonnec, pour « leur faire amener des filels la prochaine fois ». Elles répondent que les fieles « s’y connaissent pls (…) que les garçons ». La fois suivante, j’ai eu des filles. De nos jours ce serait l’émeute. Aucun professeur ne voudrait plus évoquer « ces choses-là ». J’ignore totu de mon métier. Ce n’est plus le même. Les ardeurs sont intactes. Des poisons font leurs ravages. Des forces méconnues soulèvent à l’horizon leurs sombres faces, brrrr… Beaucoup de cours se passent bien. On n’en parle jamais. Mon expérience est historique, sans plus…

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    VOICI le joli petit carnet de 1970, avec sa ferrure marque-page qui le rend si malcommode aux classifications. Bonjour Gaston. Le samedi 28 février reste vierge. En ce temps-là, nous occupions le poste de maître auxiliaire dans la bonne ville de Marmande. Nous semions une zone pas possible dans le lycée, dont le proviseur était con comme un rugbyman, et la censoresse dépourvue du moindre diplôme. Il y avait là deux pions noirs, un grand et un petit, surnommés Petit Bwana et Grand Bwana. Le surveillant général s’appelait le Zizi, un mètre vingt-cinq en levant les bras.

    Mes cours étaient bordéliques, supermauvais, parfois applaudis : une fois, pour une lecture de La mort du Dauphin, où le garçon du premier rang avait les larmes aux yeux. Une autre fois, pour un exposé des causes de la guerre en 1870, un si-cle auparavant. Un jour, j’ai décrété : « permanence ». Et le cours n’eut pas lieu, je lisais le Canard Enchaîné les pieds sur le bureau. Surpris dans cette position par un indiscret ouvreur de porte, je fus signalé à l’Inspecteur d’Académie, qui devait me visiter en cours, mais c’était un fantaisiste, il m’apprécia. En ce temps-là, nous étions indéboulonnables.

    Cette année-là je fis connaissance avec O’Leteremsen, seul chevelu de mon genre. Mais si nous nous agaçons des rencontres d’un Alain Rémond, ex-rédacteur de Télérama, combien Gaston ne se scandalisera-t-il pas des miennes ? Nous allons vous le révéler : monsieur Rémond, ainsi que Carrière, ont bénéficié d’une enfance chaleureuse, même si leurs parents se faisaient la guerre. Ils ont bénéficié



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    aussi d’une foi chrétienne, assumée chez l’un, perdue puis presque retrouvée chez le second. Chacun d’eux a bénéficié d’une quantité de rencontres, et prétend avoir eu « de la chance ». Nous n’en pouvons douter, surtout de la part du second, fils d’académicienne, et bénéficiant de son identité pour faire publier sans problème ses laborieux enthousiasmes. Moâ, Fier-Cloporte, je n’ai pas ce sens de l’intrigue : en effet, naïf Gaston, les « rencontres » ne sont que les aboutissements d’une longue série de négociations entre intermédiaires pour enfins e faire introduire au saint des saints : la Rencontre avec Untel, « qui a bouleversé ma vie ».

    Non. Les personnes influentes ne se « rencontrent » pas « comme ça », au pifomètre. Les barrages sont très épais, très peu filtrants. « Moi », j’ai rencontré O’Letermsen, brillant, qui voulut me dégrossir. Il cherchait à s’entourer de génies, il décréta que j’en étais un, me surnomma « Artaud », me donna « cinq ans pour obtenir le Goncourt ». Il s’efforça de devenir maçon. Il donna du « mon doux frère » à un clochard ivre. Il m’impressionna, il me pygmalionnisa. Il intercepta mon courrier féminin : « Je t’interdis de fréquenter cette fille ! » - encore un peu il m’enculait, ce con. « Tu inventes ! Tu inventes ! » - ta gueule.

    Cette fréquentation, entre « hommes » (si peu) s’étendit sur 16 ans. Passé les bombardements sur Kadhafi en 86, nous avons cessé de nous voir. La jeunesse est ainsi, elle jette à tout va. Vous aussi, Gaston, vous avez jeté.  Mais qu’il est difficile de vous ferrer… Ni lui, O’Letermsen, ni Fier-Cloporte, ne réussirent à rencontrer « les bo-o-o-o-nnes personnes, au bon-on-on moment » (« Temps-COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

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    Contretemps). Reste le Jeu. Le Jeu sacré du petit bouddha sur son escarpolette… Des Christs par milliers, des écrivains par dizaines de milliers :

    Herr Nobel, hur man väljer? Monsieur Nobel, comment choisir ? 

    Ce samedi de 70, j’étais avec papa, j’étais avec maman, qui avaient tellement voulu me faire déménager, qu’ils y étaient parvenus. Les propriétaires précédents, du moins l’un d’entre eux, ronflait derrière la cloison. Une nuit même (ces manants faisaient « chambre à part ») une cavalcade effrénée avait retenti, pour cause de malaise imminent : quelle angoisse ! Les nouveaux propriétaires également ronflaient derrière une cloison,je m’en aperçus dès la première nuit. Tout aussi répugnant. Il n’y avait que de l’eau froide. Le trajet bien plus long vers mon lycée de travail. Arielle qui vient me rejoindre. Passagère d’une collègue en poste à Casteljaloux. L’eau froide sur la tête pour la réveiller, le nez dans le lavabo.

    Cris et protestations. Un jour d’absence par semaine : « C’est trop dur ». - Et pour nous, alors ? s’exclamait la môme Courtois, collègue à Marmande. Eh bien tiens, moi aussi, je vais prendre un congé de maladie. Maladie psychique et toc. De plus, je me montre en pleine salle des profs. Pendant mon congé. Indéboulonnable vous dis-je. Maturité en berne, aucun sens des responsabilités « Messieurs les censeurs », aucun en effet, 25 ans, voulant fuir, fuir mon métier, fuir mes liens conjugaux, bâclant tout… Voilà voilà…

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    Il y a quarante-huit ans jour pour jour, le temps d’une vie humaine autrefois, le sergent Rouja m’engueulait publiquement (cours de nomenclature) : la hiérarchie militaire était harcelée de réclamations à mon égard, afin que je fusse réformé. J’ignorais cela. J’ignorais que les choses en étaient venues à ce point. D’instinct, je me suis dressé en gueulant que c’était inadmissible, que je n’avais jamais rien demandé, que les démarches extérieures et familiales me causaient un tort considérable, et que j’allais « vite fait » leur faire « rectifier le tir ». Soupçonner n’est pas « savoir » ; mais que des tractations existassent dans l’ombre pour me tirer de l’abîme, je ne l’ignorais pas, sans pouvoir les préciser. Il se trouvait en effet que ma belle-mère connaissait la femme d’un général, que mon beau-père était médecin, qu’un psychiatre m’avait diagnostiqué inapte. Après ma vigoureuse sortie, tellement bien imitée qu’elle en était sincère, mes camarades se tranchèrent en deux clans : les uns m’approuvaient, les autres estimaient que j’avais supérieurement joué. Un Berbère, Ichalalène, me prit à part pour me demander d’intercéder en sa faveur ; j’en aurais été bien incapable, mais il me bouda en tant que bêcheur et « pas sympa ».

    À la même époque, un vif incident avait éclaté : nous étions envoyés dare-dare en nos chambres pour échanger notre tenue ordinaire contre l’uniforme de gala ; nous avions six minutes pour nous retrouver au même endroit, en rangs et au garde-à-vous. J’ai démoli mon armoire de fond en comble, sans rien trouver, endossant la tenue dite « négligée ». Ma négligence fut aussitôt remarquée : « Il se fout de notre gueule ! » beuglait un adjudant. Et l’autre adjudant lui gueulait dessus : « Vous étiez averti que cet homme était inapte au service ! » Je me suis mis à gueuler : « Écoutez tous ! j’ai tout foutu en l’air dans mon casier ! Ma tenue COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

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    de gala n’y était pas ! On me l’a volée pour que je me fasse engueuler ! » Alors les deux sous-offs se sont remis à se traiter de tous les noms, le premier voulant me redresser en camp disciplinaire, le deuxième excipant de certificats médicaux et de recommandations haut-gradées. On m’a laissé dans ma tenue dégueulasse, et bien entendu j’ai retrouvé, plus tard, au calme, l’uniforme incriminé. Le dernier exploit consistait en un énorme chahut gueulatoire dans notre chambre de réservistes. Tout le monde s’était mis à hurler « la porte ! la porte !  Courant d’air, bordel, la porte ! » Il n’y avait pas le moindre courant d’air.

    J’ai violemment repoussé la porte, quasiment dans le nez d’un commandant courroucé qui ramena un calme glacial et instantané. Il a braillé comme un putois. Puis tourné vers moi : « Est-ce vous qui avez crié ? - Non mon capitaine. - Qui a crié ? » Silence général, viril et courageux. « Mais est-ce vous » - tourné d’un coup vers moi - « qui avez repoussé la porte ? - Oui mon capitaine. » J’écopais de huit jours d’arrêt dont trois de cachot. Merci les autres. Artaud, Menanteau, Roumégous, bravo pour votre courage. Moi, je suis allé expulser une vieille diarrhée.

    Cet incident détermina le médecin beau-père. À la permission suivante, il m’injecta un puissant calmant dans l’épaule, prétextant que j’avais agressé tout le monde, et qu’il m’amenait à Robert Picqué, hôpital militaire. « Attention, il est dangereux ». Plus tard il lui fut reproché de ne pas m’avoir ramené au médecin « de caserne ». Celui-ci avait une réputation d’incompétence et de connerie,

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    n’ayons pas peur des mots : il avait détecté je ne sais quelle épidémie de rougeole à l’intérieur des bâtiments, puis placé la caserne en quarantaine. L’ennui, c’est qu’au moment de sortir de la dite caserne, il fut retenu par la sentinelle qui refusa de le relâcher, puisqu’il devait, par son propre décret, rester lui aussi dans les bâtiments.

    Rassurez-vous, il y a mis le temps,  mais il a pu s’en dépêtrer. Pour ma pqrt, je me trouvais dans un dortoir d’agités du bocal, qui braillaient au milieu d’une musique tonitruante. J’adorais Sylvie Vartan, mais pas les décibels. Un vrai malade baissa le son, à peine, puis le releva au maximum trente secondes plus tard. Plus tard on me transféra dans le dortoir des cas plus bénins. Il fut interdit à quiconque de me faire avaler le moindre médicament, même si j’en demandais. Et c’est ainsi que je fus réformé : « Mécanisme de détérioration des structures compensatrices de la névrose » - sauvé…

    Impossible en théorie de rejoindre l’enseignement : débilité légère… Une nuit, je suis réveillé par un abruti qui secoue la porte. Je me lève, le raisonne, « tu l’aimes, Jacques ? » Il réclamait « Jacques ! Jacques ! » Je l’ai calmé, ramené à la chambre du fond. Et je me faisais engueuler par une hommasse. Et je lui répétais que grâce à moi l’agité s’était calmé. « Il ne fallait rien faire ! Ce n’était pas à vous de bouger ! - Et je devais le laisser réveiller tout le monde ? - C’était à nous de le faire ! » En vérité, au « service militaire », je n’ai vu que le développement de la connerie, une connerie insensée, à tous les niveaux.

    Il m’avait semblé revenir en quatrième, à 13 ans. Une régression dingue,

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    justement. Et le Sergent B. se trouvait là, en hôpital, psy ou non, quelles plaisantes retrouvailles ! C’était lui qui criait : « Je peux leur montrer, chef ? ...peux leur montrer, chef ? » - et de s’élancer sur la grosse buse en équilibre au-dessus du ruisseau, et de gravir en trois poussées de corde à nœuds le mur en girafe. Il me souriait, il me ramenait en permission, nous avions croisé une charmante cavalière démontée en corsage à carreaux, avec sa bombe réglementaire, « elle me ferait peur » disais-je, « elle ne me ferait pas peur », répondait-il, et il me déposait « quelque part en ville ».

    Apparemment, pour lui, c’était intestinal ; à l’hosto, plus de hiérarchie. J’étudiais dans Pierres Vives, revue littéraire, afin de décrocher sans trop y croire mon CAPES de lettres - « Si le juteux te vois avec tes poésies de Lamartine, tu vas te faire engueuler » - je l’ai eu, mon CAPES, dernier ex-æquo, repêché à grand renforts de chiffres surchargés, je n’ai pas demandé mon reste. À moitié fou selon l’armée, j’entrais dans la grande famille de ces autres fous que l’on appelle, globalement, Éducation Nationale...

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    En ce temps-là, c’était l’obscurité. Nous nous pensions dans la lumière, mais nous ne savions pas que tout serait enseveli dans le noir de la préhistoire. Nous fréquentions des gouines antiquaires, qui l’auraient nié jusqu’au bûcher inclus. Nous fréquentions des pédés anglo-basques, dont l’un d’eux besoignoit ma femme avec sa petite queue de souris en tire-bouchon. Grise et mauve. Nousignorions tout du sort, et que de nos liqueurs emmêlées naîtrait celle que j’ai toujours aimée avec perplexité. C’est pourquoi nous sommes tous sacrés, car marqués du même sceau farouche.

    Tout était tourbillon, mais vase liquide. Méprisés soient ceux qui nous éliminent ou même nous rabaissent au non de la rentabilité bouquinière, méprisés soyons-nous d’y avoir attaché ne fût-ce qu’un peu d’importance. Nous vivions tous nos derniers instants d’enfance. Encore l’enfance se prolonge-t-elle même après la naissance d’un enfant véritable. Et qu’avons-nous donc tous à raconter, sinon l’histoire de notre propre vie ? J’ajoute au fumier initial : des pages, des pages… Pendant qu’Arielle se faisait défoncer sans la moindre brutalité, nous vivions dans une communauté, ma personne et quelques autres, au second d’une petite rue joignant bien courte la place Saint-Michel aux quais.

    Il y avait en face une boucherie, qui exhibait un très beau daim fraîchement tué. Son sabot s’ornait d’une étiquette au bout d’un cordon, signée du ROC, « rassemblement des opposants à la chasse ». L’épigramme y était cinglante, mais qui s’en souviendrait. Tout semblait absolument, éternellement moderne. Nous gravissions de larges escaliers intérieur de marbre, et débouchions dans un de ces vastes appartements à hauts plafonds, où vivaient et payaient leur loyer quelques filles et garçons d’entre vingt et trente ans. On y cuisinait, prenait ses repas, nous

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    l’avons raconté cent fois, tant nous avons traîné toutes ces gayes dans notre tête. Guenilles dorées. Reflets californiens. Chaque pan de la jeunesse verse son éclat sur ses propres oripeaux. Tantôt je vivais chez moi, avec épouse et belle-mère, tantôt je couchais sur des Allamandiers, puisque c’est ainsi qu’elle s’appelle. Comment ne pas tomber amoureux de la maîtresse des lieux, qui s’enfournait tout ce qui traînait d’un vagin accueillant, alors que le seul sincère, le seul larmoyant comme un cul-fleuri de Molière, n’obtint rien. Son nom de famille sonnait comme Ange. Elle m’avait jetéau visage une pleine fourchetée de riz brûlant, pour des raisons que j’ignore ; qui voit le nez au milieu de sa figure ? Je pensais et je répandis que les Femmes, hormis leurs règles et leurs enfantements, n’avaient pas de sexualité qui vaille. Il arriva que j‘aie dit, aussitôt oublié, une de ces phrases bouche-trou, relevée par une fille (or les filles avaient 24 ans, comme des femmes) - « Tu vois ! s’écriait-elle. Je te l’avais bien dit ! » - et moi, qu’avais-je dit, proclamé, de si imbécile ?

    Alors l’Ange s’était détourné, doutant de moi. Tournant au-dessus de moi. Trouvant inaccessible ma froideur supposée, alors que je n’étais que con. Et moi de même, oiseau inversé, ange d’en bas, je contemplais ce vol inaccessible, inimaginable, du fait même qu’il me ressemblait : deux ignorances planant en symétrie ventre à ventre, pôles repoussants d’aimants face à face. Une fois nous avions couché face à face, chacun dans son angle, chacun dans son lit d’une place. J’étais allé l’embrasser sur les yeux, sans oser pousser. Le lendemain, elle faisait

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    cesser « cette promiscuité ». Femmes, si vous existez encore à cette époque où vous nous découvrez, sachez qu’en ce temps-là, une personne de votre sexe se serait crue à tout jamais déshonorée d’esquisser le moindre geste en direction d’un homme désiré.C’était à l’Homme de commencer. Lorsque l’appartement rue des Alamandiers se fut vidé, moi seul demeurant avec Elle l’Ange, au lieu de foncer dans le tas de graisse et de bourrer mon pif dans son trou, je l’entretins de l’odeur de fromage du clitoris, traînant dans une chanson de carabin. Quelle déception. Quelle rigolade. Et rien ne se passa. Une troisième fois, comme Jésus,j’ai refusé de coucher à trois heures du matin. « Dommage » susurra-t-elle rue des Boucheries. Plus tard comme un peu toutes elles se mit aux filles, et me caressa le dos face à la glace murale.

    Je pâlis, je rougis à sa vue, et tous mes camarades me virent décomposé dans le reflet : la seule fois où l’Ange m’eût touché, c’était au bras d’une autre femme et en plein public, dans les néons d’un grand café. Je ne l’ai plus jamais revue, je n’ai jamais plus pardonné.





     

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    Ne pas céder aux Lamentations. Bien se persuader que nous avons toujours le choix. C’est dans les livres, c’est dans les discours, c’est la vérité. La date est restée en blanc. Toute une époque, on le dit toujours. Nous connaissions Lavrontis, caricaturé dans Le jeu des parallèles, en vente nulle part. Sa grande inséparable s’appelait Christine. Il y a beaucoup de Christine de par le monde. Celle-ci tenait une boutique à Bordeaux. Bordeaux est mon Alcazar de Rodez. Tout s’est passé là-bas - ici même, mais je dis « là-bas ». J’y habite aujourd’hui, demain.

    Il faut imaginer Sisyphe heureux. La scène d’aujourd’hui répète celles qui se sont déjà déroulées, qui se dérouleront encore mais de moins en moins, plus très longtemps désormais. « Désormais » convient bien : adverbe temporel de l’éternel début, Pour moi la vie va commencer, d’un coup prendre l’élan pour se fracasser sur la porte de prison, avec des clous.. vous qui passez ce seuil… Le temps s’écoule, de G. à M., même cuisine à cent lieues de distance, à grands barattages de claques des tic-tac d’horloges. De telle à telle phrase tel repas prenait place.

    Tel viol des consciences. Tels et tels bavardages. Des bavards d’âge. Les panses pleines. Les auteurs nous envoient l’histoire de leur vie. Passionnant ! ...pour eux seuls - et le style ? Et l’esprit ? la modestie ? Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent… L’an 2119, que d’espoirs ! d’envolées ! quoi de plus triste qu’une vie ? comme la bite, nous avons tous la même. Nous mourons tous au même âge, à quarante ans près disait la Breuvoir. La connasse à mouches. La lycéenne qui se relève toute trempée de la chougne à sa prof. Mon Dieu que les femmes ont de

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    veine. Point de vue sexe. Et amour. Si y avait pas les règles et l’accouchement. Pas besoin d’aller au bistrot pour lire des conneries. En 2119, nous fréquentions la rue des Allamandiers. Ce qui veut dire « rue des Amandiers ». Riche en symboles judaïques. Et non « spécialisée » dans tel artisanat perdu immémorial mon cul.

    C’était un temps sacré. Nous expérimentions les communautés. Chez Nicole habitaient tous ceux qui passaient. Quelle vaste cage d’escaliers. Comme j’aimais Nicole. On n’a plus idée de s’appeler Nicole. « ohho Nicole / si t’avais pas la vérole ». Nicole haussait les épaules en pouffant. Je lui avais pris la main au bistrot. Ça arrive à tout le monde. On ne va tout de même pas éditer ça. Je lui avais embrassé la paume de la main pendant qu’un Espagnol pérorait en espagnol. C’était une grande blonde. Pas l’Espagnol, l’autre, la femme. Un jour pour moi seul elle avait viré tout le monde, nous étions seuls.

    Et au lieu, au lieu de la prendre dans mes bras, je lui avais lu à haute voix ma pièce de théâtre, nulle. Et de sa part aucun geste. Je me serais jeté sur elle avec précipitation : « Tu ne vas pas changer d’avis ? - Non, non ! » ...Vous tenez vraiment à faire éditer ça ?… Plus tard, tellement plus tard - nous étions tous en club sous les miroirs du Café des Arts, certains se plaçaient au-dessous, d’autres en face : voici Nicole! Tu sais qu’elle sort avec une fille ? Ma foi vrai… et alors, Nicole me passe longuement la main dans le dos. Vous vous êtes vu dans la glace. Vous voici fraise pistache et vanille, le souffle coupé comme un juif. Nicole. Pendant des mois souffrir d’amour, tu le sais, mais pas un geste, sauf une

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    bonne fourchetée de riz bouillant dans la gueule. C’est à moi d’oser, connasse, pas à toi n’est-ce pas connasse, chacun son rôle connasse, et maintenant seulement, maintenant que tu t’exhibes bras-dessus bras-dessous avec une fille, tu t’avises soudain de me passer ta main dans le dos ?- toutes les couleurs de toutes les bauges du monde me sont passées sur la peau, et tous me fixent depuis la glace, regardez l’émotion qu’il se prend dans la gueule, le rigolo du groupe, le mariolle à ricaner, comme il l’aimait, tu papotais par-dessus mon épaule, renvoyant à la cantonade les vannes de voyageurs qu’on t’envoyait. Nous ne nous reverrons jamais. Jamais. Nevermore. Il y a de cela 47 ans to-day. Tu t’appelles autrement.

    Nie werde ich Dich vergessen...

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    Le 5 avril 1973 ou 2120, ce jeudi-là, il n’y eut pas de note portée. Arielle n’est entrée en maison de repos le 23 mai. En attendant, je mène ma propre vie, tandis que ma femme se lève de moins en moins. Julia ou l’une de ses descendantes lira peut-être cela, sauf si la lecture devient un exercice aussi périlleux et touffu que le déchiffrage des quipús incas. J’estimais Arielle assez forte pour s’occuper de l’enfant. J’étais même allé jusqu’à lui confectionner un emploi du temps : cela marchait pour moi, cela devait marcher pour elle… Dans mes souvenirs, j’enseignais à Cadillac, dont le collège s’est transformé en monstrueuse chrysalide de plastique sale, mode « années 70 ».

    Le principal ne m’aimait pas : trop fantaisiste, complètement fou. Il n’aurait pas toléré que je prenne un congé. J’aurais dû en prendre, sans me soucier des états d’âme de mon Principal, mais il me faisait peur. Nous étions peureux, timides. Pourquoi nous laissions-nous impressionner ainsi. C’était bien commode, cette explication sociale : peur du chef, peur de l’enfant, peur des Responsabilités, Verantwortlichkeiten. Fuir. Il ne s’agit plus de littérature. Mes parents ont fait tout ce qu’ils ont pu, mais sans arrêter de râler. Nous avons fait tout ce que nous avons pu, mais en fuyant.

    D’autres ont fait de même. Nous n’en connaissons pas, ce n’est qu’une constatation. Ce n’est pas une excuse. Nous ne recherchons pas d’excuses. D’autres aussi, plus jeunes et moins favorisés, ont pris la nouveauté à bras le corps. Julia elle-même par exemple. Jamais elle n’a confié son enfant à personne.

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    Pas à nous : « Je vais vous montrer, moi... » So geschah es für uns. C’est comme ça que ça s’est passé pour nous. L’analyse évacue la morale. Il est malsain d’en vouloir à ses parents. Il est très sain d’en vouloir à ses parents. Ici nous évitons la grande pente et montons par les petits sentiers, les petits lacets. La grande route ne serait-elle pas tout simplement la bonne ? Mais une fois qu’on a blâmé, que fait-on ? Si nous renonçons à blâmer, n’y a-t-il vraiment rien d’autre à faire ? Plan moral, plan factuel…

    Dieu, but, sens, ou ni Dieu, ni but, ni sens. Incompatible. Des parents tuent leur enfant. C’est une tragédie grecque, un bon sujet de littérature. Mais deux options bien plus essentielles se présentent : le plan légal, et le plan ontologique. Légalement, les coupables doivent être punis. Même les déprimés. Ontologiquement, c’est l’impasse : Dieu a permis, Dieu n’a pas permis, cela ne veut rien dire, c’est le joker du joueur, le pari de Pascal, le bottage en touche. Nous n’avons pas tué notre enfant. Nous lui demanderons quels exercices lui semblent difficiles, et pourquoi.

    Nous ne recourrons pas aux schémas psychanalytiques.

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    En ce temps-là, comme il était difficile de tenir le compte des jours. Ce n’est qu’en 2042 que Notre Grâce s’est décidé à faire l’acquisition d’un éphéméride, bradé car périmé.Il fut rempli de notations hâtives, oo bien négligentes, ou rageuses, reconstituées à l’aide de vieux, vieux courriers. Notre Grâce disait tout à Parents, avec une majuscule. Ce 28 avril était le temps où agonisaient ce que nous appelions « les Blanchards », avec un « se », comme pour les dynasties. Nous les avions vus la veille. Nous les avions peut-être revus le lendemain.

    Nous éprouvions le besoin de les avoir toujours dans les pattes , comme référents, comme juges. « On ne se souvient que de ce qu’on veut bien », me dit encore Françoise. Nous nous souvenons d’un couple hermétiquement soudé, d’accord sur tout, en particulier sur le fait que nous autres, les Mornards, étions des cons, des cons galopants. Nous aurions tellement pu mieux faire. Mais il fallait nous laisser trouver nous même notre issue dans le fond du sac. Il n’y a pas d’issue dans les fonds de sac, même transparents. Le chat s’écrase contre le plastique et s’étouffe.

    Nous avions une grosse voiture minable. Je conduisais « à gaïouss », tantôt trop vite, tantôt prudemment. Bientôt le vaillant couple aux cheveux noirs nous virerait comme des malpropres, en particulier Arielle, méprisée sans ambages : trop grosse, irresponsable, vaguement répugnante et qui répugnait tant à prendre au sérieux sa maternité. Ces deux-là manifestaient une telle entente que trop souvent la phrase commencée par l’un était finie par l’autre, à la façon des trois

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    neveux de Donald : Riri, Fifi,Loulou. Nous étions sans cesse l’objet de leurs rudoiements, et ils ne riaient à mes saillies (Arielle ne saillait guère) que sije me moquais de moi-même, ce qui est le fin du fin de l’humour, ainsi que le décrète la définition générale. Ils se foutaient de moi. Dominique, puisqu’il faut l’appeler par son nom, déclarait que mon carnet ne méritait que cette réflexion : « Il note totu ce qui l‘arrange ! » Eh oui mon pote, on appelle ça « la formation de l’individualité », fût-ce au prix d’une abondance de citations.

    Sans oublier la magnifique et nostalgiquissime mélodie, en accords de tierces, au piano, qui devint aussitôt méprisable : « Mais c’est du Claude François ! c’est du Claude François ! » Il suffit de dire un nom, Mireille Mathieu, Bernard-Henri Lévy, pour que tout ce qui s’en rapproche devienne détestable : ô science ô ceux qui savent ! Françoise à présent nie tout cela, prétend qu’ils se détestaient, en fait, que nous aurions dû nous en apercevoir – ben voyons – et que déjà j’étais dragué, mais comment pouvais-je bien imaginer que je l’éais, face à cette femme inaccessible, juchée de haut sur ses tenues noires, dont le plus grand plaisir (et celui de son mec) semblait de nous morigéner, de nos moucher, de bien montrer eu face que nous n’étions que des minables, des enfants attardés, tandis qu’eux deux, Domiçoise et Fran-Nique, représentaient le modèle indiscutable du Couple Mature et Rrrrresponsâble. « Faites donc comme nos, élevez-vous à notre niveeau », semblaient-ils nous dire. Mais quant à savoir ce que nous aurions dû faire exactement pour les rejoindre sur leurs hauteurs idéologiques, il n’en était pas

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    question ! C’était à nous mêmes, ben voyons, de le découvrir, et c’était, de toute nécessité, ce qu’ils avaient eux-mêmes découvert. Il fallait que nous découvrissions, de notre propre initiative, les lacets qui montaient jusqu’à leur sommet bicéphale. Et nous, pendant ce temps, écoutions les morigénations, les hauteurs de nos deux marquis, le mâle et sa femelle. En ce temps-là, je confiais tout, mes découragements, les dysfonctionnement de notre couple nécessairement boiteux. Je répandais partout comme une pluie de postillons mes jérémiades sur nous-mêmes, et les questions pressantes dont seul effectivement je pouvais, nous pouvions construire les réponses. Nous aimions bien nous soumettre à Sainte-Opinion de Goche, avec un « o » ouvert comme porte, fustigeant les démons Immaturité, Puérilité, Faux-Problèmes. J’envoyais des piques féroces, comme « tougoudoup-tougoudoup », et aussi « De toute façon l’amour, avec les femmes, ça se résout toujours au Trois-Pièces-Cuisine ».

    Et Françoise, toujours misogyne, me donnait à contre-cœur raison. Mes piques cependant n’avaient encore pas trouvé leur point de convergence. Maintenant, oui. Non sans incohérences. Mais à l’époque, nous aimions jouer les chienchiens en dressage, nous demandions à tout le monde, par nos gueules, la solution à notre couple, si malheureux, ah ! si malheureux, et si mal assorti. Notre couple d’alors me fait enrager. « Tu te concentres sur des problèmes de détail, ce n’est pas là l’essentiel ! » Ô bons apôtres, en vérité je vous le dis et le répète :  quand nous demandions avec ferveur et désolation ce que c’était que cet

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    « essentiel », il nous était répondu dans un grand mouvement de générosité : « Ah mais c’est vous qui voyez, c’est à vous de le trouver, nous on ne sait pas ! » Sur quoi nos aurions pu répondre à la Coluche : « Quand on ne sait pas, on ferme sa gueule ! »

    Nous avions une petite fille, qui s’adaptait à l »« atelier ». Notre immaturité en efet m’avait inspiré de confier Julia aux bons soins de Coco, ma belle-mère, la « Belle-Doche ». Tous les mois, je rajoutais cinq minutes à la présence de Julia parmi nous. Un simple calcul m’aurait permis qu’elle n’aurait pu y passer 24h sur 24… avant l’âge de 24 ans...

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    Piégut-Pluviers constitue l’unique note de cette date inique. C’était de notre vivant. Nous avons bourlingué, retour de Bergerac, à travers le Périgord vert, appellation contrôlée des offices touristiques. De même, autour de Bergerac, se situe désormais selon eux le « Périgord pourpre », de la teinte prise par les feuilles de vigne. Il pleuvait. Piégut-Pluviers présente une tour, que nous n’avons pas visitée. Nous nous sommes arrêtés auprès d’autres ruines plus basses, Arielle n’étant pas descendue de son siège.

    J’ai pataugé dans l’herbe fraîche et haute, et vous m’avez accompagné. Ainsi pouvais-je dire que, oui, dans un jardin public désert et détrempé, j’avais erré, humé l’air frais, « visité », catalogué le site de X., proche de Piégut-Pluviers. Il me semble que nous y avions passé la nuit, et que vous vous aviez accompagnés. Nous aurions profité d’une chambre à l’ancienne, au papier bleu foncé, avec, au pied comme à la tête, deux planches de lit recourbées, en bois sombre. Autrefois se louaient de telles chambres pour un prix modique. À présent c’est le snack, avec la profusion de prospectus, « à voir », « vaut le détour ».

    Et les souvenirs se mêlant dans nos têtes à tous, peut-être fûmes-nous accompagnés jusqu’au seuil, sous le crachin, par les hôteliers suspicieux devant ma propre tête de macchabée malade : j’étais ravagé de honte d’avoir volé, dans la sale de bain sans « s », une somptueuse serviette-éponge bariolée. Il pleuvait toujours, comme son nom l’indique. Le château de Châlus vit la mort de Richard-Cœur-de-Lion Couilles-de-Zèbre, la cavalcade d’Aliénor d’Aquitaine après douze

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    heures à cheval, douze accouchements fortifient le périnée. La reine-mère fit écorcher vif l’archer trucidatif de son fils, qui fut roulé dans le gros sel dans telle salle basse qu’on nos montra, mais il ne hurla pas, car la dépellation totale implique la mort. Seigneur je rends mon âme d’écorché. Ici même, dans ce bas de tour circulaire, aujourd’hui garni de son. Et nous sommes entrés au bistrot avec vous. Et les caprices firent qu’à notre troisième emplacement dans le café, je mis le holà aux velléités de migration intertabloïde.

    Puis s’emmêlèrent divers caprices passionnants : la porte du coffre ouverte laissait la forte pluie détériorer les bagages, reproche. Il fallait acheter un vieux « Cubitus », reproche. Ma personne et vous-mêmes sommes entrés dans une sombre librairie, où tout à trac ma hure s’adressa à la femme libraire : « Vous avez un vieux Cubitus ? » Non, vaillante quadragénaire brunâtre, il ne s’agissait pas d’obscénités, mais d’une vraie requête bouquiniste. Elle montra vaillamment son cubitus, id est son coude bistre : « Pas si vieux que ça ! » - pas d’albums de Bd en vue.

    Nous avons donc enfin bu notre chocolat réchauffatif, en bougonnant notre réconciliation. Nous restions vivants sous la pluie, mêlant nos souvenirs d’année en année, nos ruines et nos châteaux. Tous nos petits trajets viraient à l’aventure, au cordial, et ce sont toutes ces errances de moyen budget qui errent sous nos

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    crânes conjugaux, complices dans nos vies de peu. En 99 de l’ancienne ère, et relisant, confit de dévotion récapitulative, cette incursion piégut-pluvière vint s’insérer dans ces courriers que je reparcourais. Ainsi se complétaient nos carnets annuels. Cette année-là, 2122, la fête de Jeanne d’Arc polluait ou honorait le calendrier : Jeanne d’Arc est sainte de raccroc, d’abord condamnée par l’Église, puis béatifiée en catastrophe, enfin canonisée. « Ce jour-là, nous ne lûmes pas plus avant » - est-ce du Dante ? Le 12 au soir intervenait cruellement le conseil de classe des 3e.. Il ne restait plus rien du rêve et de la pluie, le donjon de Piégut s’éloignait dans les brumes avec le dernier cul du cheval de Jeanne-d’Arc. Le 13, anniversaire du Coup d’État, de la nomination plutôt du Général de Gaulle en tête de la France, les dégoulinants aventuriers de Haute-Dordogne et Haute-Vienne résolvaient leurs problèmes d’impôts. Deux pots. Trois pots. Et de Sécurité Sociale. Très important, la Sécurité Sociale. Nous n’indiquions plus rien sur nos grands carnets d’aventures. Sous la glace, avec les traits qui s’effacent.

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    La page est quadrillée, sans la moindre indication. « S. Donatien ». Patron du marquis de Sade. Lundi, commencement d’une semaine incomplète (le 27, Ascension). Nous enseignons pour la deuxième année au collège d’Arveyres. Peut-être cette année vit-elle monsieur M. glisser sous un train et perdre les deux jambes, puis la vie. Ou bien le suicide du jeune N., que l’on aurait pu, tout de même, dépendre in extremis, au lieu de s’engueuler aux pieds de la victime. Sa propre sœur faisait partie de mes élèves.

    Très agitée. « Avec ce qui est arrivé, vous auriez pu vous montrer un peu plus calme ». Elle m’a traité de con. Les jours précédant le 24 mai, aucune note ne dévirginise ce carnet, de la grande époque. Il faut remonter au vendredi 21. Des cours. Des cours. Tous les métiers sont ainsi. Le mien est plus beau, ma tantire lire lo. Certains sont indiqués : sur Le barbier de Séville. En 3e sans doute. Exceptionnel ? Mémorable ? Repris d’une correspondance : le 23août 2000 ancien style (2047), il était mentionné dans ma lettre aux Parents, avec une majuscule : « Chers Parents », écrivais-je.

    Et faute de sujet, je leur disais tout. Mon père avait mon emploi du temps, par écrit, au début des années scolaires. Je ne sais plus rien. J’aurais dû noter. Nous aurions dû. Le même 21 mai, au soir, grande chorale espagnole con orquestra pour le grand Requiem de Verdi. L’église Sainte-Croix était comble.

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    Nous n’avions eu de place qu’au pied de la tribune, sur le petit côté : sur ces gradins solides s’étaient alignés les choristes, et nous ne pouvions voir contre nous à droite en hauteur que les gradins de bois, et quelques cantatrices en contre-plongée, en robes de soirée, de la taille à la tête. Le Requiem de Verdi n’était pas trop à mon goût, chochotte, succession de gueulantes, mais à force de se faire enculer on y prend goût. Alors j’écoutais de mon mieux, par les oreilles, sentant confusément monter une certaine gêne qui n’avait rien à voir avec mes réserves de pèquenod inculte. J’eus rapidement identifié ce petit caillou dans la chaussure : toutes ces dames, au bas des quelles je me trouvais, chantaient les paroles latines avec un accent espagnol voire andalou des plus indiscrets.

    Tout le chœur, sans exception, braillait avec talent et conviction le texte liturgique dans une ambiance exotique plutôt incongrue - imaginerait-on un Italien massacrant le fandango ? Le Requiem comprend un puissant morceau, Rex remandae majestatis, Roi de redoutable majesté, virile et redoutable descente vocale tutti fortissimo, immédiatement suivi d’un implorant Salva me, avec la plus grande délicatesse féminine, salva me, « sauve-moi ». Or ces dames prononçaient à l’espagnole chalba mé, ce qui introduisait dans la célébration un appétissant fumet de graillou et de paëlla difficilement assimilable aux sentiments mêlés de terreur et d’humble supplication voulue ici par le texte et les intentions du compositeur.

    Afin de remédier à ce malaise, je me concentrai avec flamme sur le visage et la mâchoire de la choriste la plus proche, qui brama consciencieusement son

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    crescendo de chalba me, non sans un sourire condescendant vers l’auditeur mâle en rut qui la fixait, pensait-elle, avec une concupiscence ridicule, sous ses pieds sur sa chaise d’église à 300 francs la place. Mais elle chanta sa partition jusqu’au bout, conservant le plus parfait contrôle, sans le moindre trouble ni soupçon de canard. Sin el menos gallo.

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    Sirivudh est prince : Siri- l’indique. Il est devenu (à supposer) gros et gras, asiatique suprêmement, 137e prétendant au trône des Khmers. Il serait retourné « dans son pays ». Il était amoureux de moi, qui le traitais en « sale jaune », pure invention rhétorique. Il faisait du stop, et je l’ai pris en passager. Tout au long du trajet nous avons discuté, mais j’accumulais les plaisanteries, passant pour le clown que je suis. En remerciement, il m’a logé à proximité de Neuilly, à Paris, près de ce point d’où l’on précipita les Arabes : « Viens chez moi, j’habite chez une copine ».

    Les noms sont exacts. Elle s’appelle Muriel Herbin. Elle se tape de grosses hémorragies cancéreuses à la suite d’un avortement. Ou infectieuses. Tous les deux s’aiment, avec la rancune en dessous : les hommes sont lâches, toutes les femmes le disent. On me trouve un canapé. Ma discrétion sera totale. Mais le soir, une troupe d’amis, dont elle et lui font partie, m’entraînent au buffet de la Gare de Lyon. Malgré ma grande claquaison, il m’est indispensable de les suivre, car je ne peux, illusre inconnu, demeurer dans l’appartement vide de mon hôtesse. Fiat partie du lot amical une Claudine tout en bleu, dont le mec est noir, mais n’est pas venu. Je ne le verrai jamais. Claudine et Muriel sont des amies intimes, et je regrette ces prénoms passe-partout, on dirait du Sadoul. Muriel l’Hémorragique reproche à Claudine la Bleue de se disputer avec Mec Noir, « pour des puérilités de gamin ». Muriel n’en finit pas de se vider de son gamin. Elle a de l‘expérience. Elle sait ce que c’est que la maturité. Après ce plantureux et superflu repas 07 06



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    lyonnais, je reviens me coucher chastement sur ce canapé de salon, juste au-dessus d’une croix de pharmacie, verte, qui s’allume, qui s’éteint, qui s’allume, à rendre fou, jusque tard dans la nuit, jusqu’au petit matin peut-être.

    En ce temps-là, nul ne parle de gaspillage, d’énergie non renouvelable, etc. Le lendemain l’épreuve m’attend. Il faut consulter La dernière agrégation, en vente nulle part – c’est faux : la toute première… celle qu’il ne faut pas rater, après laquelle s’effondrent les statistiques. Allons, mieux que cela, du style, du style ! De la trans-po-si-tion ! Me voici à ouvrir la séance ! Tirage au sort lettre C., ouverture plénière ! Quarante inspecteurs généraux, toute une classe, à m’écouter, à se pencher rapidement les unes vers les autres que se passe-t-il murmurent-ils que se passe-t-il ? Tout simplement je dis ba, je dis bou, comme ces mots gelés tirés de leurs filets par les compagnons de Pantagruel, be be bous bous, et trente bonnes longues secondes après, mes pieds retouchent sol et je me lance dans l’Anabase, maudit Saint-John Perse, maudit !

    J’aurai onze. Savez-vous que onze sans élision n’est pas rédhibitoire en agrégation orale ? « Vous êtes » me dit un vieux coing (il a une tête de coing) de Besançon ou Caen, « tantôt dans les hauteurs tantôt à ras du sol ». Il s’étonne de moi, il n’en ferait qu’une bouchée au lit, que répondre, mais je ne serai pas reçu : Cicéron m’a coulé (« des troupeaux de femmes » au lieu de « troupes de femmes » bravo l’artiste c’est l’heure de la traite).

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    Tout ceci se passe en juillet. Or nous sommes en juin. Erreur sur le premier jour. Une autre sur le mois. Une autre sur la vie. Qui perd le jour perd le mois. Qui perd le mois perd l’année, perd toute sa vie. Frémissons. Le 7 juin et non juillet, n’étaient mentionnés qu’une correction de dictées en troisième, un conseil de classe. Quelle classe et quel texte dicté, c’était mardi, je ne me souviens plus. L’enseignement battait son plein. Le petit Marc était mort. Suivraient Manouvrier, Merlet. Les vrais noms. L’agrégation délivrerait mon corps de tout ce travail, de tout cet investissement, mon esprit, ma cuilture, attireraient nécessairement l’attention d’un vieux prof de Bordeaux, Toulouse ou Lille, qui m’emporterait dans son giron pour polir une thèse : Sidoine Apollinaire par exemple, flambeau latin sur les hordes barbares à venir.

    Il n’en fut rien. La fraternisation cambodgienne échoua dans les sables, Muriel épuisa son sursis sarcomique et creva vers 83, les admissibilités sombrèrent dans le ridicule en 95 Ancien Style, et le compte-rendu de l’ultime session finit un jour à la poubelle : « il ne suffit pas de se préparer sur le plan des connaissances, mais il faut aussi se préparer psychologiquement » - pour être prêts, préparez-vous.

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    Ces préhistoires sentent bien le moisi. Voici : »Le principal me fait ouvrir devant les élèves une nomination au Port (la Réunion). Auguste s’en tape sur les cuisses au réfectoire. Annie préfère Vienne… mais si j’ai l’agrég, je reste à Arveyres ». Le moyen de broder là-dessus. Aucun souvenir . Nommé une première fois à Valenciennes, une seconde à Vienne, une troisième à la Réunion. Et pourquoi donc s’en tapait-il les cuisses, l’Auguste ? Un homme tout dévoué à ma grandeur. Qui renvoyait les parents d’élèves quinauds comme devant : « Sa méthode à lui, c’est de rigoler ».

    Et la branleuse qui disait : « On ne fait rien avec monsieur C. ! » - « Apportez-moi donc le cahier de textes de Mlle Raison ; et ça, votre fille ne l’a pas écrit,elle ; ni ceci, ni cela. » « Votre fille » repartit par le couloir, et se prit une gifle sonore de la part de papa. Il me sauvait la vie,l’Auguste. Vigneron promu directeur adjoint ; qui nous fit goûter de sa cave, et de la bonne. En sortant de là, les profs chancelaient pour gagner leurs élèves bien rangés. Les élèves se gondolaient sur les rangs. Les cours furent mouvementés pour tous. Quels bons temps c’étaient là monsieur Nicolas.

    Il se tapait sur les cuisses. Il considérait invraisemblable qu’un simple guignol du coin fût catapulté dans l’océan Indien. Des filles de 14 ans aux seins de dix-huitenaires lui passaient par les pupilles, comme elles auraient passé en ballottant contre mes yeux devant le bureau, et je me serais retrouvé à la brigade des mœurs de St-Denis pour branlettes illicites de ces dames. Mieux valait Vienne. Du froid sain et de la musique. La plage et les cocotiers, les doudous et les tortues de mer, c’était un peu court culturellement pour des prétentieux d’Europe. Mais au bout du fil, nul ne sut me préciser si mon déménagement serait payé par les impôts

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    d’État. Il était évident que oui. J’étais trimballé de poste en poste quatorze fois, sans que nul fonctionnaire ministériel fût capable (disaient-ils) de me renseigner. J’ai raccroché plein de rage, mon destin viennois était scellé. Auguste est mort. Duthelle est mort. Moi-même je lutte, dans un tourbillon de coup de vieux. Tout est vieux et gris. Sur la feuille figure encore « mettre Harpic cuvette WC », ce qui ne fut pas fait. Nous allions chier dans l’escalier, sur un palier de marche un peu plus large où s’ouvrait une porte. Je devais aussi demander un déménageur à Mme Laporte. Une collègue blonde, qui m’offrit une cigarette un jour d’un geste brusque : je lui disais  « Le façon de l’offrir ne me convient pas ». J’étais fou. Véritablement fou. Ces années-là sont recouvertes par l’équivalent de mes congés : ma retraite de quinze années rattrape mes quinze années premières de travail, de 65 à 80, de Nontron jusqu’au cœur de Vienne. Il était une fois un principal pédophile, qui n’aimait pas son ivrogne de collègue.Il parlait des cours en pagaïe d’Untel, il ne lui a jamais envoyé quiconque dans les pattes, Untel a bénéficié de protections au cul occulte, car il usait de salacités verbales. C’était un grand marasme, qui ressurgit avec son bruit et ses fureurs. Des quinquagénaires pêle-mêle ressortent de ces années folles, qui furent un Quatorze-Dix-Huit échevelé, des plaisanteries sans sel ni limite, une audace funambulique d’un banal simplement rigolo. Il fallait qu’il fuît, il fuit. Il se promettait du renouveau, il n’en fut rien car « on se suit soi-même » isn’t it, on sénectise sénectutise. Et on se retrouve à 60 ans

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    ruiné rincé déboulonné I am the king of the divan, mais ce n’est pas lui qui chantait n’est-ce pas, dans la vie non plus, qui a chanté, ni moi ni moi, qui s’est fait accompagner par une femme accrochée à ses basques, ni moi, qui s’et fait refuser une halte à l’hôtel, c’est moi c’est moi, « encore 7 ans et j’ai 70 ans » mais il ne faut pas, Mme Pavlovitch, il ne faut pas compter comme ça, j’avais un petit pédé qui s’y connaissait en filles en vêtements de filles en fanfreluches qu’il aurait portées s’il avait eu des seins en plus des couilles en moins, le seul à demeurer dans le village.

    Untel a eu son doigt mais d’autres lui couraient au cul, des femmes des femmes de Tanzanie « C., C. ! Sans le faire exprès en reculant sur le parking je t’ai rentré dans le cul » - « Quand ça t’arrivera par moi ce ne sera pas en voiture et je l’aurai fait exprès », Ach ! Kolossale Souvenirs ! Nous rentrions par le cours Hugo dit Victor, et ton Frédéric, Pana Pavlovitch, tu t’en es divorcée, ton fils qui se fardait fait tes délices et des enfants à d’autres femmes.. « Je lui dis non, ne tartine pas ta gueule avec des rouges de maman, tu dois devenir garçon et pas fille, mon Dieu mon fils est pédé » non Rosine, pas à deux ans.

    Je hais ma vie j’éprouve envers elle des sentiments marqués mais indéfinissables doublement marqués dans un sens ou dans l’autre ou les deux. Vous savez, quand on vit, on est comme le chien qui suit sa trace en sinuant, truffe à même le sol, et qui bute enfin sur l’obstacle, en position d’arrêt. On ne calcule pas on lutte on jargonne on rebondit chez soi on se fait escorter, la Pavlovitch vous

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    suit en voiture car vos zigzaguez sur la quatre voies, totu se présente d’un seul coup au moment où tout va finir : peu après nous quittions Arveyres pour n’y plus revenir, et nous avons revu tant de personnes pour la dernière fois, comme sur un pont incliné de Titanic.

    Une moitié a coulé, l’autre est retombée sur l’eau, et s’est remise à couler presque immédiatement.

    Mémoire mémoire tout branle ne m’abandonne pas mais laisse-moi couler tout est bien pathétique bien ridicule, toutes n’attendaient que toi mais tu ne voulais pas connaître ton indifférence aux corps gluants qui s’essuyaient sur toi. Adieu Laporte adieu l’Auguste adieu Junca malade mental conseiller cultural du gréand festival du Bouscat, qui ne reprit pas contact avec toi car tu n’étais pas bon souvenir, « Ça ne m’intéresse pas » galopais-tu sur le perron j’en restai pétrifié car ce n’était pas moi qui cavalait à ta suite en proférant des vannes gloussantes dans ton dos « ça ne m’intéresse pas » je restai sur place et tu t’éloignas comme un train dans la gare, qui démarre, démarre- toi l’autre train tu restes à quai, désolé d’un malentendu : ceux qui t’aimaient ne t’aimaient pas.

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    Il y a quarante ans. L’agenda est de couleur rouge. Les noms des mois figurent en allemand : Samedi (en français) den 30. Juni. La page est comble. « Ballade [sic], lis Marie de France au Luxembourg. Est-ce que par hasard nos n’étions pas en pleine préparation d’agrégation ? Lire Marie de France est un véritable pensum. « On me vide du Nesle proprement car « on ne fait pas au mois ». C’était une époque héroïque. L’hôtel de Nesle était une étape de routards. On y écoutait de la musique indienne, ou arabe. Dans une chambre, j’avais découvert le Voyage d’une Parisienne au Tibet,d’Alexandra David-Neel, à prononcer correctement , dont je n’avais jamais soupçonné l’existence, ni l’importance. La branche hindoue se portait bien dans l’idéologie. « On m’envoie « Hôtel du Jura », je paie en liquide ». Ces temps remontent à la préhistoire. Les années post-soixante-huitardes furent une longue impasse, pardon : un long nuage, où les avenirs s’engouffrèrent, sombrèrent, sauf pour les professeurs, qui n’en prirent que l’essentiel utile au maintien de leur magistère.

    Nous ne nous demandions pas « à quoi ça sert ». Nous étions en train de vivre. We were living. En ce moment les yeux souffrent de l’écran. Des voiles gris et de fines volutes bleues passent sur mon champ visuel. « Convocation agrég. Président ressemble à Brejnev ». Plus le moindre souvenir de ce faciès avenant. C’est une de ces réunions sympathiques où les profs de la caste prof rassemblent leur troupeau d’agrégatifs, perdus dans leurs bleds, et leur font un cours, deux speechs, trois laïus, dont nous buvons les paroles avec recueillement. Mais attention, nous sommes tout de même adultes !

    Adulte ! Tu viens d’oublier tes tics! 45 mn, quarante-cinq, mais à partir de laquelle ? La première, la dix-huitième ? Tu ne peux plus calculer ton effort, COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 54









    décider que l’inspiration ( « l’inspiration » !…) s’arrêtera, se tarira, tari tara, au bout de telle minute ! Tes jurés « ont pris 120 admissibles », ô temps héroïques ! Il y aune « Odile Collignon », lorraine de nom, de prénom alsacienne ! « Un type veut passer plus tard, car « peur des militaires (Rochefort) » - ce nom suscite une flopée de souvenirs compacts. « Je suis n°25. Téléphone (à ma) mère » - adulte ! - « que pas possible aller Tourettes » (sur Loup) « (fauché) » - c’était donc tout cela, le 30 juin 2126…

    C’était tout ce contexte-là… Le passé d’un autre. Les projets d’avenir d’un autre. Alors comme j’ « ai trouvé 1/2 baguette par terre, (je) l’ai mangée avec jambon avant agrèg dans le parc ». Évènement marquant. Qu’il eût été malséant d’oublier. Mangé une demi-baguette, pensez donc. Et que fait-on à Paris l’été ? On se promène. On fait une « grde balade droite-gauche » « après avoir dormi dans [s]a chambre » (sieste à l’hôtel du Jura sans doute?) « Plusieurs tours côté Aboukir » - ah, plus intéressant : « Éclabousse trois pédés qui se foutent de mon « smoking » (« Ça va chez Moune ! » - boîte de lesbiennes, que d’esprit ! queue d’esprit ! ») Achète bananes (à un ) Arabe, vais chercher monnaie bistrot musique très forte ». Non, rien de rien, non, j’me souviens plus de rien...



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    C’est le jour anniversaire de notre mariage. Nous ne le fêtions pas ce jour-là. Ce n’étaient que les noces (vérifions) de plomb. Nous en sommes au merisier. Il en existe un au fond de notre jardin en friche. En 1980, nous habitions Paris, du moins, temporairement. Nous avions criminellement confié notre fille à une colonie de vacances sans hygiène, où le garçon de la directrice venait faire irruption dans le dortoir des filles en disant des bêtises et en se masturbant parmi les lits défaits.

    En ce temps-là ; non encore lassé des faits, nos partions sans hâte, et nous n’arrêtions pas de flâner. Les petites routes étaient nos paradis, et les sentiers accueillaient nos pas et nos siestes. Sonia avait sept ans. Et nous n’étions partis qu’à deux heures de l‘après-midi. Arielle ne fut jamais du matin. Cette année-là ne m’étaient parvenus aucuns bons résultats de Strasbourg. Pourquoi ai-je vécu cela. Tous les auteurs américains s’adressent à d’autres hommes, sans aller s’imaginer la gloire. Ils font leur boulot, inconnus, bouffons mornes, ils écrivent pour leur cour, où ils jouent les deux rôles : souverain, et fou du roi, King’s fool. Et il pleuvait, il pleuvait sur l’autoroute, si moderne et depuis peu ringarde.

    Et nous nous arrêtions déjà sur l’autoroute : « Suis tout de même content de rouler ».Pour nous venant de Vienne Orléans le bout du monde. Et contourner la villle. Pas de rue Pot. Pas de Centre Péguy. Pas de « contrat de lecture ». Monsieur et Madame de Petitpied. Nous n’avons pas dépassé Vatan, Indre – quitter le ruban des rapides, le vroum-vroum défilatoire. Des gens se défilent, prenons leur place, à la satisfaction de l’Hôtel de France. Il fallait prendre le repas, en ce temps-là. Nous sortions de notre camionnette bleue, et si notre Sonia s’est exclamée « je ne suis pas une petite, j’ai 7 ans », c’est que nous l’avions avec nous. Le restaurateur avait COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 56









    dit : « Et pour la petite, qu’est-ce que ça sera ? » Qui se souvient que le restaurant était cher ? Who cares ? Et le repas fini, nous partons promener, nous oyons des pétards de retraite aux flambeaux, beau village à plat sur la plaine, et Sonia ramasse du foin dans le champ.

    Et alors là… Nous nous souvenons de ce 13 juillet. La retraite aux flambeaux, pour les Vatanais, c’est l’interversion des sexes. Les majorettes en jupettes sur cuisses poilues, tutus bouffants, toutes se déhanchant et ballottées du cul comme c’est pas possible. Je m’approche d’une et lui parle à l’oreille, mais il doit rester avec sa compagnie. Les femmes et les enfants poussent des huées d’enthousiasme. Nos rires, leurs rires, sont inextinguibles. Demain aura lieu un match de foot, mais entre femmes, shorts et gros mots. Sans pousser jusqu’au foirail, où s’annonce une bonne soûlographie travelotte, nous revenons à l’hôtel, et « remettons Sonia à la fenêtre », ce qui veut dire que nous sommes descendus de la chambre, avons accompagné les processionnaires, et nous en sommes retournés.

    Vatan est devenue commune respectable. Ne subsiste plus que la fête aux lentilles. Quels sont les abrutis qui ont abattu la fête. Quels homos prétentieux ont-ils banni la Grande Transgression. Peut-on être fier d’être homo, berrichon, homme mûr où blonde au grand nez. Où va se nicher la fierté. « Fier d’être basque ». « Fier d’âtre corse ». Pas de quoi mon pote. Au hasard tout le mérite.

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    Les femmes reprennent le foot, mais dans le sérieux et le lesbianisme assumé. C’était, croyez-le, discriminatoire. C’était pour bien montrer que les femmes étaient de vraies femmes, et non des souillons en short avec les poils qui dépassent. Des hommes à femmes, et non des perruches barbouillées en clowns. Je n’ose pas téléphoner. Lancer un courriel peut-être. Ne pas oublier de renouveler en pharmacie ma Sertraline.



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    Nous entrons dans les zones obscures. Les Viennois se ressourcent à Bergerac, non sans chiotte. Il existe encore des trains. Le conducteur vient chercher Femme et Fille en gare, « cette dernière » (entendez la fille) n’ayant pas « cessé de ronchonner pendant tout le trajet » - l’enthousiasme, sans doute. Un achat oublié ponctue cette journée : celui d’un « Tantra », qu’Arielle a repéré sans délai dans la librairie, comme attirée par les ondes ! À Bergerac on se traînait d’ennui, Mère qui râle, soufre et sulfate, le Père prostré en attendant que ça passe, plus que neuf ans pour lui, trois pour elle.

    Mes parents reparaîtraient que je ne saurais rien leur dire, paralysé par leur mauvaise conscience, eux par la mienne. La fausse tentation (je ne suis pas tenté) consiste à reporter le calque des miens sur les parents que nous avons formés : la carte a changé, les nationales se sont retracées, les fortifications reconstruites après leurs fugues. Y a-t-il même fortifications. Enfouies sous les parapets gazonnés de frais. « Bon, tout va bien, on n’en parle pas ». Si c’est ma fille qui le dit… Parfois l’écriture se fait sous les yeux du destinataire, et n’en est pas moins sincère : ce n’en est pas plus mal écrit, « n’en déplaise à certains esprits chagrins » « ne pas penser au public ! » mais si, c’est possible, qui peut savoir ?

    Mais devant la porte du sanctuaire. La veille j’interrompais « Au théâtre ce soir », enième cocu dans le placard, pour « Apostrophes », finies en 43, sous les sanglots en coulisses d’un Claude Maurias en plein effondrement de civilisation… Apostrophes marchait plein pot sous Mitterrand, 1m 60. Et régulièrement,



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    consciencieusement, professionnellement dirais-je, l’enseignant que j‘étais roupillonnait aux deux tiers « du temps qui nous est imparti ». La veille, avec mes parents, j’assistais médusé aux rodomontades maniérées d’un certain Camus (Renaud ! Renaud!) qui de sa voix de fausset obligée se vantait de gagner son argent auprès d’une institution culturelle et pittoresque : « Nous avons accordé au dit C.R. une subvention pour voyager à travers France, tous frais payés, pour disserter sur ce qu’il voit, et l’éditer à coup sûr ! Mon indignation juvénile s’enflamme - « comment ? ce génie que je suis… et ce con flûté... » Nouveau recul, nouveau repli du moins devant la porte et la forteresse.

    Je comprends tout, je comprends moins. « Reçois » (du 24) « deuxième exemplaire de l’écrivain-éditeur. À l’intérieur, une carte me demande de retourner l’exemplaire en trop ! J’hésite... » - quel écrivain-éditeur ? Ange Machinchose, qui retapait des pages d’Aragon sans les signaler ? - non, celui-là date de Meulan (83-94, de quoi pousser son gosse jusqu’à la sixième). Adieu 81...

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    En ces temps-là nous étions vivant. Mafamémoi formions un couple, inséparable, formolisé, à fleur de pot. L’année portait des noms tchèques, made in Praha : Srpna était le mois d’ oû, Čtvertek le jeudi. Cétaient des paysans. Nous séjournions, Ellémoi, chez mes parents de passage, croupissions comme chaque année à Bergerac. Mais c’était après l’Expulsion, et je retrouverais bientôt d’infectes classes, bien françaises cette fois. Je suis allé chercher mon égarée moitié en gare de Bergerac, qui ressemblait à celle de Corbeil.

    Arielle m’aime à proportions des scènes de sa mère. Elle m’en a entretenu, rien ne reste de ce pet. Sa tête était décomposée. Nos têtes le seront, mais il faut bien parler. Nous avons recueilli un moineau blessé à la poitrine;le calendrier consulté nous informe qu’il est mort et fut enterré le lendemain matin. Le précédent s’est fait bouffer vivant par les fourmis au sous-sol de la rue des Vaures. Ci-gésira demain « Moineau de 82 ». Il n’existe de vrai dans nos campagnes ou banlieues que la télévision qui marche et marche. Ce soir-là, c’était Retour du marin, adaptation de l’atroce Maupassant : une fille noire, Louise, rend des services partout. Alle est ben gentille, mais alle est trop noire. Exit Louise, larmes transparentes de part et d’autre. Mariage avec une Blanche propre. « Racisme larvé d’un petit village contre une épouse noire d’un bistrotier «  - l’ancien marin sans doute, et qui n’avait qu’une seule fiancée. Si j’avais encore mes organes génitaux, alias mon internet et mon Google, je vérifierais s’ils étaient mariés ces

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    deux-là, le Blanc et la Noire, ou seulement promise. J’écrirai un jour un poème à toutes les souffrances, mais rien que pour la frime. L’école des femmes de Gide nous montre un Robert qui ne vit que pour sa frime. C’est alors qu’un incident survint. Le film sans doute s’était terminé à la nuit tombée, nous cheminions Mondoublémoi entre les maisons qui parsèment (e forment) Naillac, échangeant nos impressions vertueuses (Le retour du marin). Nous fûmes (« nous furent », monsieur Gilles Boulot, présentateur des informations à la télévision française, « nous furen » ! ) - zabordés par un Arabe, jeune, insolent, pléonasmes, qui nous interrogea de quel droit sur notre profession, l’Autriche et nos sentiments, etc.

    J’ai poliment répondu, il a tout su, car en ce temps-là j’étais encore timide, et ne distinguais pas la sincérité de l’agressivité des interlocuteurs. Arielle « trouve cela très désagréable ».

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    En ce temps-là nous revenions de l’Île au Trésor, seule aventure de notre vie : l’Autriche et ses démons fétides. Notre maison avait connu un drame. J’y avais recueilli une étoile juive, et de fâcheux fantômes erraient dans la dernière cave. Il faudra que je tire cela au clair. Et nous avions franchi l’obstacle d’une terrible première année en banlieue. J’ai encore rêvé cela : une classe de 63e bien décidée à ne rien foutre ni écouter. Je n’avais rien préparé. Mon père tournait comme une âme en peine dans son trou paumé de Naillac. Il semblait malheureux. Il s’est longtemps abreuvé à cette source amère, ta-daaah… Ma mère imprégnait tout d’une vapeur aigre et funèbre. Et nous tentions de nous évader à grands feuilletages d’Atlas. Du diable si je me souviens de la ville d’Izberbach sur la Caspienne, j’ignore jusqu’à sa prononciation. Les transcriptions du cyrillique sont hasardeuses, et de quelque langue que ce soit. Les altérations de voyelles roumaines ou danoises (pas mal non plus dans ce genre le danois), les jeux de consonnes suédois, les traquenards de l’hébreu où l’on écrit ce qui ne se prononce pas et prononce ce qui ne s’écrit pas (on dirait du français…) soumettent l’apprenant à rude épreuve.

    Et je ne parle pas du hongrois… Nous sommes donc partis « à deux voitures ». Quelle aventure ! Arielle et moi ? Jacques et moi ? Pour une étape Bordeaux-Châtellerault ! Le lendemain, Châtellerault-Tours ! Nous aimions flâner, partir tard (à 10h 40!) Les préparatifs, maniaques, indisposaient le mâle alpha, bêta ! Et voici une once, une écaille de souvenir : à Ribérac, nous restaurant, nous

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    aurions rencontré inopinément notre Jacques, nous proposant l’apéro ! Ô vilaine surprise ! Je n’aime donc personne ! Le soleil tapait si fort ! Arielle chochotait si fort !

    Puis Soyaux, banlieue d’Angoulême, « bar frais, glace ». Retenez bien ceci, lecteurs en poussière : il faisait chaud, nous avons profité d’un ventilateur et de glaces ! Voilà ce que vous n’aurez trouvé nulle part ailleurs ! Je comprends à présent pourquoi Papa (koapapa) tournait « comme une âme en peine » : il voyait son fils, très tôt, refaire voile vers la parisannerie ; à St-Germain-lès-Corbeil, si éphémère, si bon chic, si étranger ! Comme je montrais tout sur mon visage ! En vérité, c’était effarant. Nous explorions les sentiers au sud de la Vienne, sous la canicule et les volées de papillons, tandis que Julia les coursait à bicyclette.

    Nous avions la petite fourgonnette immatriculée en 042… Nous avions La Chartreuse de Parme, deuxième ? troisième lecture ? putain de programmes… Et ct « long arrêt station-service Poitiers, Arielle allongée dans l’herbe ! Un manque absolu de tolérance à l’égard des voyages, disons déplacements, une plainte perpétuelle de fatigue, j’avais oublié tout cela, ma belle-mère couchée sans cesse et sans cesse à se plaindre, Arielle au moins ne se plaignant pas. Souffrance chiante de la vie. Je ne me plains pas, je m’exprime. Je ne suis pas en train de geindre, mais d’ironiser. Voici maintenant les notations ultimes : « Châtellerault, camping bordant trains, superbe, restons allongés sur le sol à même avant de dormir, très doux ».

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    En dépit donc de forts inconvénients conjugaux, ma petite personne s’adaptait complaisamment, toujours près à extraire du beau et du doux. Flemme, paresse, masochisme, oui. Nombrilisme, non. Faire plaisir à l’autre. Reprocher à d’autres de ne pas se soucier des autres m’a toujours semblé le reproche ou la pseudo-constatation les plus ineptes à ressortir dans les conversations d’après-dessert. Je crois que je suivais le « Kombi » bleu, où nous faisions dormir Julia, dix ans. Les vraies motivations sont impossibles à déchiffrer sous les grilles, psychanalytique, sociale, caractérielle, en remontant à la surface.

    Le bonheur se grappille. Il faut céder. Ma volonté était de céder, en imposer à tous une autre, c’est prendre le risque d’un coup de colère, d’une crise de hurlements. Il est avantageux de prendre le vent du faible, de l’adapter à ses tuyères, de trouver des chants dans les mélopées purgatorielles, et Julie me souffle : « Toujours chercher ce qu’il y a de bon en l’autre » . C’est tout ce qui reste aux mollassons. Oui, je suis feignant, et je vous emmerde, vous les courageux, les vainqueurs, qui ne valez pas ce que vous dites.

    « Les vivants, ce sont ceux qui luttent » : Victor, ta gueule. Je n’ai pas lutté, disons, dans les soutes, sans plus. Et moi, du moins, je n’ai pas rendu mon frère dingo pour lui avoir fauché sa fiancée ; je n’ai pas rendu ma fille dingo, je n’ai pas foutu ma sœur dans un hôpital psychiatrique. La somme de ce que je n’ai pas fait

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    égale au moins celle de tes actions, et le résultat est le même : quelques bontés, beaucoup de désastres, beaucoup d’indifférences, et pour finir, B. dans son lit de

    mort avec le gros clystère à sérum au-dessus des bras. Ah, je suis banal. Ah, on ne m’a pas attendu pour s’en apercevoir. Je sais. « À quoi bon le bonheur si nous avons la connaissance » n’est-ce pas. Rien n’est de moi. Mais rien n’est de vous non plus, regardez votre miroir il s’y reflète un cul. «Mais on ne te demande rien ! Pourquoi « tu nous attaques ? » - Si, vous m’attaquez, vous m’attaquâtes.

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    Je vais donc avoir 40 ans. Je suis toujours aussi con. J’écris cela exprès pour le lecteur, pour qu’il admire mon génie. Le 30 août de cette année 2031, ma mère est morte depuis exactement un mois. Jojdh l’Albanais retrouve son psychiatre. Ma mère est un gros mouton qui broute tout. Mon psy n’est pas rementionné. À cette date, ce doit être Couturier, juive, épouse Triantaphyllou. Ce sont des retrouvailles. Elle m’a montré sa gaine bleu vif en croisant trop vivement ses genoux. Très barricadée, la psy.

    Chologue, j’y tiens, pas « iatre ». Mais nous avons fait du bon boulot, faceà face. Nous avons parlé de mon père, dans l’île, sous les bombardements sous un camion-citerne. Vide, mais quand même. Quel enthousiasme chez les nazis au pas de l’oie dans Bruxelles. Jojdh est enfant de ce temps-là. Il ignore que faisait sa mère en 40, son père alors sous les drapeaux. Mais il trouve son réconfort auprès d’une juive sévère et compréhensive. Il ne faut aps donner de nom. Il les effacera, comme on efface tout de nos jours. Il parle aussi de sa fille, quie st et restera volontairement absente de ces pages.

    Simplement, la fille de Jojdh balaye la terrasse de chez Muriel. Cette terrasse donne sur un tapis d’herbe trois marches en contrebas. Fille qui balaye, femme qui n’a voulu le faire qu’une fois, à Nice. Nul ne peut m’arracher mon passé. Pas même l’entité Dieu. La fille de Jojdh n’invite pas ses camarades chez elle par peur

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    du désordre et de la saleté. Elle nettoie, les parents passent derrière elle et détruit ce qu’elle a fait. Elle ne restera pas. Peut-être épousera-t-elle un prolo, un ouvrier, quelqu’un qui rote à table et qui crie Vive Le Pen. « C’est cela, pour vous, un ouvrier ? » Oui madame la Psychiatre.

    Cela vous scandalise. Je le sens bien. Voyez-vous, il ne m’a été donné qu’un petit style, dont j’ai épuisé les ressources. Il ne manque plus que l’excellence, dont nul n’a prétendu atteindre les limites. Par l’excellence Jojdh sera sauvé. Il ressort de son île dans un état de profonde satisfaction. Là se trouva jadis l’agglomération. J’ai habité Meulan comme Pasly, un lieu de haute histoire et de combats, mais sans chercher, sans chercher… Entre parenthèses figure la mention « correspondance » .

    « Apprends par Garel que Omma, jugé excellent, passera les samedis matin avant son émission à lui. Obscure époque. Soucis si loin de nos. Il existait un Sylvain Garel, grand, animateur de radio. Il mourrait trois ans plus tard, jeune, vigoureux, d’un cancer de la mâchoire, et ses parents furent très dignes. Il existait un autre Sylvain Garel, comme lui grand amateur de cinéma, critique, et c’était peut-être le même. Savoir pourquoi il s’était pris d’estime pour moi. Nous fréquentions Ginette Lebb, optimiste, gare de triage des relations humaines. Foin du plan je vous prie, foin du plan.

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    Le basculement du jour justifie tous les abandons. Vous savez écrire, vieil homme,lancez-vous et fouillez. Fin des ronds de jambe. Fin du cancer et mort, jeu, set et match. Nous émettions d’un studio. Des annonces étaient faites, de spectacles banlieusards. Une chanteuse de jazz se produisait, « sa voix vous fera frémir ». Jojdh ajoute hors antenne « sa tête aussi ». Garel ajoute : »Sa tête aussi ». Une gouine hideuse et tondue à l’émeri. Mahalia Jackson ? pas assez chauve. Ainsi s’achève le 30 août, jour de la St-Fiacre, dont le nom fut donné aux fiacres, justement. Période obscure. Si loin de soi qu’elle semble avoir fondu au fond du puits. Qui devait être la maturité, mais bien plutôt prolongement d’une gaminité sans faille, baignée de lamentations : Jojdh arrivait, without shouting station ! - rue des Sarrasiniers, sur la pente de Meulan, et se lamentait de façon rigolote chez Lebb, au fond du gouffre et plein d’espérance. Cette femme avait cinq enfants, son mari l’avait engrossée puis fuie pour une autre, moins belle, moins marquée.

    Elle m’a soutenu, fourni des solutions, sans que je les suive – jamais, ne jamais suivre les conseils. La quarantaine est le plus loin de moi. C’était le temps des émotions et de l’obscurité. Difficile de ne pas jeter sur ce banc le filet de pêche de l’explication toute faite : affolement des heures de domptage, passages d’une classe à l’autre, avenir bloqué, mais aussi, non mentionné, les derniers sanglots d’un amour, à engloutir, peut-être ce jour-là un dernier séjour à l’hôtel, et des larmes au whisky, voici en souvenir une vieille chaussette. Et la voiture,

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    l’aventure, s’éloigna en zigzaguant. Nous ne savions rien. Nous pensions vivre, nous débattre. La radio des Mureaux

    battit de l’aile et s’éteignit, Jojdh fut transféré rue Croix-Verte, Philippe mourut en souffrant, il faudrait 12 années avant les faveurs de l’imprimerie, une longue journée s’étendit devant nous, 35ans s’écoulèrent, peu restèrent, les projets maigrirent, les teintes s’estompèrent, les traits se fondirent, la bite s’affala. Les écrits se sont accumulés. Je vais sans doute écrire des sottises. Le pouls ralentit. Le cerveau s’embrasa, puis, au lieu d’éclater en feu d’artifice, éteignit ses lumières une à une, et s’élança vers l’avenir.

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    Le Onze Septembre devient aussi célèbre que la St-Martin 18, où toutes les cloches sonnèrent la volée. En 2032, nul ne savait ce qui adviendrait seize ans plus tard. Et qui sait ce qui adviendra d’ici seize ans. Nous en aurions 90, et rien ne nous les garantit. Nos faisons ici les réflexions de Monsieur tout le monde, et, Mademoiselle, je vous emmerde. Ouvrons le carnet pourpre, et voyons nos limites : Vois Manu, je compose mon petit thème sur Xavier de Maistre.

    Glose : Manu était non plus le Chemineau, mais le Bel. Aîné d’une fratrie de six. En longue chemise roumaine ou russe, la voix nasillarde, la chanson prompte dont je possède trois cassettes entières : ma préférée s’appelait Le rat mort, il la chantait en duo avec son meilleur ami, un taxi. Cela m’étonnerait qu’il fût venu chez moi, au sommet de la pente. Nous n’avons jamais été intimes. Ce n’est plus qu’une silhouette, désormais presque sexagénaire. Plus vivant, Xavier de Maistre, auteur du Voyage autour de ma chambre. Bien plus liant que son frère, Joseph, maître à penser de Baudelaire.

    Xavier se voit mettre aux arrêts, privé de sortie pendant des jours, cantonné dans sa chambre d’officier. Il examine les gravures de ses murs, se rapportant toutes à tel ou tel épisode de sa vie militaire. Il s’exprime avec humour et nostalgie. Il triche : des gravures favorisent l’évasion, des parois lisses eussent conduit à l’amertume, au recueillement qui la suit. Joseph, académicien comme COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 71

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    son frère, écrivit Les soirées de St-Pétersbourg, où il justifie jusqu’à l’Inquisition. Mais Baudelaire était un malade, et comme le dit un de ces petits cons du bac, « s’il était un peu plus sorti en boîte, il n’aurait pas traîné son cafard ».

    Mademoiselle, je vous emmerde.

    « Nous parlons allongés en bouffant des frites ». Soit sur un grand divan, soit sur la prairie Rue des Sarrasins. C’était une grande famille, très accueillante, où je me rendais pour confier mes peines chiantes. Moi aussi j’aurais dû « sortir en boîte » - la ressemblance s’arrête là. Manu, Bruno, Philippe, bien différenciés toutefois, n’étaient poue mon égoïsme que des interlocuteurs interchangeables. François, non : il savait coudre et tricoter, il perçait à jour, sournoisement, mes fausses angoissettes. Bruno m’avait traité de Lèche-Cul. C’est exact. Le désir de se faire bien voir s’altère souvent, devient petites manières, approbation systématique et servile, sourire contraint. Toutes choses qu’un lèche-cul pourtant devrait apprendre à éviter. Manu, c’était le grave, le souriant, le poète. On apprenait l’amour à ses enfants, chez Bel. Mais le père était parti au sein de la sixième grossesse. Il avait pris comme souvent une autre partenaire assez semblable, mais en plus fade.

    J’ai observé cette tendance chez les rupteurs : reprendre et calquer, en moins bien. En moins heurté. En plus lisse. « Son père a acheté un immeuble dans

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    le XIIIe » - curieux en vérité. S’agit-il bien du même personnage et des mêmes frères. Gagnait-il, ce père, autant que cela ? Ne s’agit-il pas d’un simple appartement, ce qui serait déjà beaucoup ? Un kinési peut-il amasser tant d’avoir ? Ce père m’avait modérément plu. Trop ironique, trop froid. Capable en cas de malheur de proclamer qu’il n’était pas touché, même devant sa femme en pleurs. Il est vrai qu’elle déplorait la mort d’un amant.

    Mais il était retors et cherchait à nuire. À rabaisser du moins. « Il ne reste plus de place » puis te passant devant « Il ne resterait pas tout de même une petite place pour nous ? » - désignant sa nouvelle femme – non, il n’en restait plus, plus une. « Claude est à Padoue ; avant, il était devenu très con ». Claude, à Padoue ? Cene peut être que le chef d’orchestre, Gaul-Tier, Bestiau-Bourrin, Gautier, dans uen des plus belles villes d’Italie. Manu le connaissait bien. Non pas Manu Bel, que Dieu protège, mais Manu Chemineau, avec lequel j’aimais parler allemand. Fantômes emmêlés dans la plus grande confusion, passés dans ma vie, essentiels et futiles, et ce Manu Chemineau-là, vivant à Paris, pouvait très bien transmettre les vantardises de son géniteur : je l’ai connu, celui-ci, bouffant de la soupe midi et soir, soumis à de grands revers de fortune, pourquoi pas riche désormais dans l e treizième arrondissement. La fin de la journée subsiste en mes souvenirs, par suite d’une vanité : je m’étais présenté en version allemande, 15 sur 20, le second suivant à 11. Ce qui a trait aux vanités, Mademoiselle, se retient bien plus

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    aisément : « Tricheries incroyables dans les couples, papiers communs, feuilles refilées, dico aux chiottes. Le texte parle de Bruno Collignon, député hollandais en 62 ! » Tout est dit. Je devais devenir traducteur. Mes contresens, dans d’autres textes, m’en éloignèrent. J’avais confondu « mouche à bars », en bon français « pilier de bistrot », avec une véritable mouche dans un véritable bar.

    Le moyen après cela de me faire confiance.

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    Ce sont les années profondes. Celles de Meulan, des classes rongeantes et des galopades à travers le calendriers : à peine rentré d’un fragment de vacances, vite vite en désirer d’autres. J’empoisonne ma descendance, pour peu qu’elle sache lire. À présent ouvrons la boîte cartonnée : couleur vert ingrat, étiquette revêche et passée : 1986. « Dépassé ! - Ta gueule ». Écoutez bien, tas de gravelures : « « Je vais attendre psy pour rien. Petit entretien avec Chenu, entrevois Grangier ». Que dit Depardieu ? À la suite de maints autres, le comédien affirme qu’il ne faut ni jouer ni écrire en se souciant des lecteurs ou spectateurs. Moi je m’en soucie, sans cesse. Chouchichon chec. On apostrophe le lecteur à présent.

    1. Plus souvent qu’à son tour. La psy, c’est Couturier, épouse Triantaphyllou. Pourquoi n’est-elle pas venue, je l‘ignore. Chenu, c’était une collègue, assez moche, et qui consultait depuis la même salle d’attente que moi. Elle disait : « Ne répète pas « enfoiré » à chacune de tes phrases ! » - pourquoi mes couilles, t’aurait préféré « enggculé » ? quant à Grangier, plus aucune idée : l’autre psy peut-être, celui de la môme Chenu ? Vous voyez, le médiocre, je sais faire. Le troupeau, je sais faire. Le reste du jour, ce sont des cercles barrés en perpendiculaire à l’équateur : je devais d’abord remplir « ce carnet ». Une chose de faite, on coche. Puis, « edt » pour « emploi du temps ». Perdons-nous de vue quelque temps. La liste des choses à faire allonge sa colonne jusqu’au bas de page. Lorsque mon père enfant refusait sa bouffe, sa mère à lui

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    représentait les plats à finir quel que fût l’état de moisissure desdits plats. De même (comparaison homérique), le Moi Commandant les représente au Moi Exécutant, jusqu’à ce qu’il les ait avalés.

    C’est ingérable. Indigérable. Ici, à part, et non exécuté, le « nouveau numéro de Toulotte ». Une collègue blonde, chignonnée, immense. Fameuse pour avoir envoyé à ce garçon qui flirtait en cours avec deux gonzesses à la fois « Untel, vous êtes comme les dinosaures. - Ah ouais madame ? - Oui, une petite tête et une grosse queue ». Hurlements de rire chez les filles, confuse déconfiture pour le crâneur. Renouvelons nos réflexions, renouvelons. « Lecture, écrire ». C’est justement cela qui n’est jamais renouvelé, voici 33 ans déjà. On ne change pas une colonne vertébrale qui gagne,

    Gagne quoi ? Sa propre considération, au sens où l’on peu se considérer sans déchoir. Je ne crois pas que Depardieu se soit écarté de sa ligne, car il a toujours joué, dans la conscience d’un public en dépit qu’il en ait. « Malgré lui » pour ceux qui ne maîtrisent plus leur langue. J’ai lu, j’ai écrit. D’autres font du vélo. Ils ne dépassent pas le criterium de la vallée du du Lot, ils ont toujours grouillé dans le peloton, mais ils l’ont fait. Il ne faut pas se justifier, mais si, mais si. Cela fait partie de la structure humaine, disons, de la mienne. Impasse. Suivant : « gouttes d’oreilles ». « Lettre au père », avec une flèche COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 76

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    vers le lendemain, page d’en face. Mais la case est cochée le 22. Mon père était veuf. Il lui restait moins de quatre ans. Retrouver cette lettre : il les avait conservées presque toutes. « Cher Papa » ne pas omettre la majuscule. Il vivait seul dans sa grande maison. Une gouvernante faisait son ménage, peut-être aux frais de la mairie. Distance et poussière. 10 jours s’étaient écoulés entre deux lettres, mention barrée : ce compte était-il faux ? La lettre hebdomadaire se faisait attendre, c’était une corvée autant que d’écrire, autant que la vie, car il ne suffit pas de répéter ses mantras vivifiant : la vie est un perpétuel déni. « Laplace 20 », minutes s’entend : c’était le vieux schnoque génial qui détenait les clés d’Eurêka », non répertorié sur le toile, revue polycopiée, payante, où nous autres bateleurs de poèmes à deux balles faisions nos première et dernières armes, « poésie de vieillards ou de puceaux » si exactement définie par Blanchard.

    Laplace avait institué des prix, à peine d’argent, bien de la gloriole, âprement disputée,petites écrevisses transparentes des ruisseaux, acharnées sur la rime et le nombre. C’était notre kaléidoscope, nos tesselles mosaïques, nos incohérences incandescentes soufflée la cendre, Sonia 20mn « elle dort », on coche et suivant, 13 ans

    Et père mécanique absent dans son nombril.

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    Le 4 octobre 1987 est encore une vraie date, une date civilisée. À partir de cette année-là, suite à de vives discussions, encore appelées « scènes », nous avons sérieusement pensé à nous rapatrier sur notre province. La vie parisienne avait été vie de banlieue, entourée d’un désert de relations. J’étais trop crétin pour attirer mes collègues, Arielle héritait de sa fantasquerie particulière. Et nous nous promenions sous les bois d’automne, les coups de fusil partant çà et là. 1987 se trouve dans un carnet pourpre et plus allongé que les autres. Il était conçu pour une autre année, tous les jours de semaine y sont raturés. Inutile de me demander sije me souviens de mes cours : mes souvenirs ne sont pas rangés par années scolaires.

    Nous allons ouvrir ce document. Est-ce que je me souviendrai du 4 octobre ? Réponse : non. De rien du tout. C’était un dimanche, ex-vendredi. Nous sommes allés à Limay. Les Simonin sont venus dîner, en compagnie de Josette.

    Ce mémorandum est aussi un agenda. Les choses « à faire » sont précédées d’un code : 4-9-9, « coupage cheveux ! » Juste avant : « inutile ». Ici, bouffée d’incertitude. Puis, 5-9-10, « lire 35 », « Le 11e Robert » : il n’a que neuf tomes. L’écriture se lit mal, raclant sur le pli de page. En ce temps-là nous lisions 35 mn ; nous en sommes à 25. L’écriture s’estimait à 70, soit le double. Jamais l’écrivain n’a pu dépasser 80mn d’affilée, ce qui le place loin derrière

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    les bourreaux de travail : Balzac, Flaubert ou Kafka. Les vanités de prétentions littéraires de Monsieur s’avèrent intenables, de même qu’une danseuse ne saura se concevoir au-dessous de telle proportion de jambes. Précision : ces 70 minutes-là, effectuées si j’en crois le cochage, devaient appartenir à « une histoire qui existe déjà ». LE GRAND HOMME A ENVIE DE CHIER. RÉSONNEZ TROMPETTES. Retour à la table de travail. Celle-ci n’est pas percée. Le numéro 6-9-11 précède « Sonia », « Toujours prévenir A » - prévenir de quoi ? Plongez dans vos carnets. Braves gens. N’ayez pas peur de ne servir à rien.

    Darcanges : il avait écrit d’énormes volumes, à moi envoyés. Il devenait aveugle, écrivait vite au crayon. Il se désolait que je ne fusse pas un moyen publicitaire suffisant : ma radio n’était ouïe que de trois ou quatre croquants. Il avait recopié des pages entières d’Aragon. Il s’en défendit, puis déclara qu’il avait eu la même inspiration que lui. « Les chaussures au blanc d’Espagne » : ça ne s’invente pas, de telles coïncidences. Il a replongé dans la boue d’où je sors. Encore une mention de « M. Robert », avec un « M », ce qui discrédite le « 11 » précédent.

    Une autre écriture mentionne « Hel- » « airy » ? Ce carnet servit à l’établissement de comptes, colonne recettes, colonne dépenses. Je soupçonne

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    une couturière à domicile ? « Lançon » : autres cliente ? « 1/2 » : demi de quoi ? Modiano décrocha le Nobel : maudit anneau ! Il avait de l’âme, lui. Moi, pas la même. Ce qu’il y a de curieux, c’est cette vanité. Cette rédaction « pour Gonel ». Un élève, avec le frère Hautbois, qui m’avait proposé un sujet de bandes dessinées dont j’écrirais les légendes. Ils sonnaient, j’allais ouvrir. Nosu discutions à égalité.

    Il n’y a pas loin de l’amour au mépris. L’élève qui fréquent un ancien prof le rabaisse, même s’il l’admire et l’aime. Plus tard j’ai retrouvé le même illustré, avec le même thème science-fictionnel. Nous allions refaire ce qui s’était déjà fait et noyé dans la masse. Funeste désir de dépasser. Obstacle infranchissable quel que soit l’âge. « Le Monsieur Robert », en liaison avec ce texte à bulles (les « phylactères »), me tint lieu d’écriture. Il n’y a pas de sot métier. Il n’y a pas de sot écrit. Ou plus exactement « qui n’exerce son influence », faste ou néfaste. Suivent contre la marge de gauche « 15-9-2 cassettes », non écoutées, et « 18-9-5 jugement sur Schaeffet, 70 mn maxi – (lettre...) ». Oui, j’ai voulu juger le sieur Schaeffer. Le vrai, le grand, avec Pierre Henri. Le même qui écoutait, en sourdine religieuse, Schubert sous son dernier étage. « Do-ré-mi-fa-sol : on n’a jamais rien fait d’aussi beau… Qu’est-ce qui m’a pris de vouloir bousculer ça... » Schubert vainqueur.

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    Il avait lu mon Corbeau du Puch. C’était « ordurier, mais sincère » disait-il. Me montrant quelque obscur placard aux ouvertures accordéoniques : « Moi aussi j’ai écrit des choses semblables, désespérées, sur les filles. Mais je n’aurais jamais eu l’idée de les proposer à la lecture ou à la publication ». Ah Schaeffer, ma propre mère lisait mes carnets personnels, et m’en entretenait à table. Avait-elle appris cela dans son école ménagère ? Donc, j’estimais aussi le recuil de nouvelles intitulé Excusez-moi je meurs. D’un homme qui se laissant glisser d’un strapontin métropolitain prononça ces mots avant de s’effondrer.

    Je lui retournais les reproches qu’il m’avait faits, d’autocomplaisance sans doute, chez moi justifiés (les reproches), nullement chez lui. Ce n’est qu’un autre jour que j’écrivis ces médiocreries, sans me douter de leur caractère mesquin de retour à l’envoyeur, phrase à phrase. Et je ne revis plus Schaeffer. Qu’importe après cela l’ « ignoble brocante : foule »…

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    L’année 88, cent ans après l’épisode oublié du général Boulanger, appartient encore à l’époque obscure où notre serviteur trimait d’un congé scolaire à l’autre, sans autres bouées que Sainte Lecture et Sainte Écriture, en dépit des

    éditochiasseurs. C’était aussi le temps de la grossesse de ma fille, que nous n’avions pas su élever, à moins que nous ne l’ayons su quand même. Les grandes vacances avaient vu nos roues sillonner l’Espagne du nord, et je ronchonnais dans les ornières professoro-familiales. Ouvrons. La page est bien garnie, je suis au lendemain de mes 44 ans, et ce jour-là, histoire de prolonger mon indispensable existence, je n’ai fumé que 8 cigarettes et demie : « Arrêter de fumer, rien de plus facile : je l’ai déjà fait une dizaine de fois ».

    Le souci de s’améliorer, remontant aux racines chrétiennes, inscrit 263,70 francs de courses, à quoi s’adjoignent 50 autres pour la « danse d’Annie », chez Colette de Mézy supposé-je. Qu’y a-t-il au programme ? « Edt » pour « emploi du temps », « à mettre désormais ». Car le premier souci dans un emploi du temps est d’abord de l’établir lui-même. Qu’il soit du jour ou du lendemain. D’abord, une leçon de hongrois. Je n’en sais pas beaucoup plus que de 31 ans en deçà, car mon polyglottisme n’est guère qu’un saupoudrage snob.

    « Trop tard pour le TUC » - « travail d’utilité collective ? » - « Bande magnétique RVS » : à écouter ? Mention de « Sonia »,

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    remontant au 30 août, car j’avais décidé de ne plus rien laisser passer de mes projets, fût-ce avec un retard d’un mois et deux semaines. « Refus » : qu’est-ce qu’elle a pu « refuser » ? du moins « attitude mitigée », excellent prétexte pour aussitôt renoncer. Dont acte. Il faut réfléchir entre les phrases. Bien mettre ses chaussons sur les œufs très fragiles. On appelle cela, Dominique, « faire attention aux Autres », ce que tu me reproches si souvent de ne pas faire… La liquidation du 29 août, Omma que j’écrivis et ne vendis qu’à 126 exemplaires, n’obtient pas de résultats probants ; la leçon, d’hébreu cette fois (hongrois-hébreu : lettre h, manque le haoussa), passe à l’as, de même le vœu pieux « Lire 25 ./ Réfec[tion] 50 » (on ne fait pas ce que l’on veut quand on travaille), repris plus bas « Lire 25 Écrire 55 ». « Retrouver les Henri Serpe pour voir s’il manque toujours les pages 10 à 28 »est resté lettre morte, à ranger sous le titre « Lettres Mortes », au pluriel.

    Et voilà pourquoi la vie se compose au moins tout autant de ce que l ‘on ne peut pas faire que des choses faites. Ainsi, « Dor à supporter, mais j’y arrive jusqu’au bout grâce à un sang-froid parfait et à une respiration lente », voilà qui est fait. Impossible de se souvenir d’un tel exploit : qui est désigné sous cette abréviation énigmatique ? ...un élève, un collègue ? Aïchouche, Hassiba, je sais parfaitement qui elle est : une jeune fille impulsive, furieuse de son 4 pour manque de plan, déchireuse de copie, déserteuse de la classe où elle revient

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    après avoir « chialé ». J’ai humilié cette fille en sortant l’ignoble « Aï-chouche moi l’nœud », sexiste, raciste, pédophile, au point qu’elle ne pouvais pas me voir, les années suivantes, sans me hurler joyeusement « Ah Coco !… Coco !... » - j’étais devenu la peur de sa vie, l’angoisse de sa vie, le clown, le grotesque de sa vie…

    « Chaque fois que je sens mes chevilles qui enflent, je me rappelle à l’ordre : « Aïchouche… moi l’nœud ! Aïchouche… moi l’nœud ! »

    C’est dégueulasse la vie. Et ceux qui la mènent.

    «Mes élèves en grec râlent de n’avoir mangé qu’un yaourt, le reste étant dégueulasse ».



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    C’era una volta uno stronzo che voleva raccontare une histoire. Il prit son memorandum de l’an 89 et chercha la St Crépin. Patron des cordonniers avec saint Crépinien, d’où la semelle « de crêpe ». Dixit le curé. En ce temps-là, Sonia était enceinte, comme on dit, « jusqu’aux dents » et devait accoucher le 30. Quant à notre précieuse pomme, elle errait à St-Ouen, célèbre pour ses Puces et par son monastère, où je fis « le tour du quartier de l’église ». Se trouve aussi là-bas l’abbaye de Maubuisson, fondée, me disent les Américains, par Blanche de Castille.

    Et tandis que ma fille vivait la fin de sa grossesse, je me rendis dans Dieu sait quel sanctuaire, « pour me recueillir ». Or il existait une troupe de bedeaux qui bavassaient, jacassaient, sans souci de la vénérabilité du lieu : pour eux, c’est une maison commune, où l’on se retrouvait jadis comme au bistrot. Les familiers d’un lieu de culte s’y sentent aussi parfaitement à l’aise que monsieur Martinet au milieu de sa salle à manger mal agencée. Ce jour-là, je ne pus me recueillir, et le rideau du temple se fendit, et la terre trembla par trois fois.

    Dans cette abbaye repose Mahaut d’Artois, ignoblement caricaturée par Hélène Duc dans le film de Balma Les rois maudits. Sa mort survint à moins de 45 ans, ce qui faisait vieux pour une fibromateuse. Un moine expliqua ce que c’était qu’un orgue, et nous régala de quelques roulades mal jouées dans une allégresse toute militaire et brutale, car il existe aussi des militaires tendres. Visiblement, monsieur le guide était à la fin de son temps de travail. Et puis

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    c’est à peu près tout. Le reste s’empile en haut de colonne sur l’agenda, marquant l’effectuation d’un shampoing. La réponse, aussi, à Édith Mongel de Strasbourg ; cette identité martiale cache peut-être une femme de Mulhouse de qui j’acceptai un baiser, mais dûment mariée, là-bas loin, en Alsace.

    Sonia, j’avais la trouille aussi, mais il ne fallait pas que ça se sache ; toi aussi, tu le cachais. Il fallait que tout se passe bien, comme il est arrivé. « Sonia 20 » signifie 20mn que je t’ai accordées, ni plus ni moins qu’autrefois. Navrant. Difficilement justifiable. Volonté de tenir l’extérieur au-dehors, seul comptant mon « recueillement », ma « présence envers Dieu », ma « crainte de gaspiller mon temps ». Mon ma ma. David aura trente ans le 30. Et puis j’ai fait de l’espagnol. Sans transition. Te quiero. Avancer tous ses pions à la fois.

    Promenade à St-Ouen l’Aumône, en voiture, sur un parking, l’abbaye et retour. L’écriture est plus petite, la ligne intercalée. Comme si je l’avais pévu avant de le faire, alors que c’est le contraire. Bonjour Gaston, que fais-tu là dans ma penderie. Je t’ai demandé d’y venir. Ah bon. Frères humains qui après nous vivez… edt – arg(en)t-m(ouveme)nts-edt S. Emploi du Temps. Tout est là. Bien quadriller. Peut-être Gaston se fait-il des emplois du temps. Le temps c’est de l’argent ? Nous surveillons notre budget, notre temps, notre corps qui est sur terre - « emploi du temps de S(onia) ? Parmi les autres choses pardon occupations ?

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    À cinq jours de l’accouchement ? Dieu mathématicien au-dessus de tout. Über alles. Toute la vie sur le même plan. Bien faire attention. Se révolter dans la discipline. Se discipliner dans la révolte. Aucune prise à l’hystérie, à la folie-qui-rôde. Trop aimer mène à la folie, au face-à-face avec soi, ou Dieu ou la mort en toute simplicité, ce qui met un « égale » entre toutes choses. « Sonia 40 », ah ah, je pressentais donc quelque chose. Mais « Cécile est là », une autre prend ma place, Fräulein Poitevin ist noch immer ihre Freundin. Est toujours son amie.

    Elle tiendra le temps de mes 40mn. Panne de la machine à interpréter. Tout n’est pas chorégraphiable. Mayröcker : je traduisais cette nobellisable. Nosu échangions de très précieux courriers, sur papier de patrons couturiers. Tout jeté. Espèce de con.

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    Il se passait des tas de choses. Nous étions encore vivants. Mon cœur battait pour la radio. C’était dans une petite rue vers l’asile, en cul de sac dans un bois miteux contigu aux bâtiments psychiatriques. Stores baissés, demi-vies dans la pénombre, tableaux précieux du musée de Prague. En ce temps-là, nous recevions de loin en loin d’obscures gloires montantes, ce soir-là une fillette de 30 ans, coiffée d’un petit béret rouge. Elle faisait gentiment sa star, flanquée (pour éviter les viols) d’un gros copain barbu.

    Elle s’appelait Isoline, avait pressé un disque, un 45t de ce temps-là, face A, face B, un trou au milieu. Tout allait s’effondrer sous le « compact ». Elle chantait très bien. L’enregistrement de l’émission existe encore, quelque part,sur bande magnétique tue-mouches, ça balançait, la voix était fraîche et juste, Isoline tortillait du cul sur son tabouret, son mec béat dans le dos. Jela trouvais mignonne, baisable et tout ce qu’on se force à ressentir quand on ne sent rien. C’était l’histoire d’une fille qui se faisait tromper par Dieu sait quel ex, une fois, trois fois, et le refrain se terminait par une descendante accélérée : « Moi je veux revenir au port ». Avec un t, imbéciles… Je n’y pense que maintenant, quel beau jeu de mot raté, c’eût été l’apogée question audimat, il est des traits d’esprit manqués qui laissent aux fins de vie des regrets cuisants.

    Les gentils, les modestes, retombent comme un soufflé. Je n’ai plus entendu

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    parler ce cette Isoline. Déterrons la mésange enfouie dans la boîte à sardines : la recherche ne livre que des écailles, de vagues relents modianesques ; des filles appelées Isoline, dont les mèches surnagent au sommet des vagues. Et 29 ans de plus. À effeuiller sa vie. Une belle petite chanson bien rythmée. « J’ai improvisé. Maints bafouillages techniques » - je m’en doute… « Waldo me dit que mon émission « a des hauts et des bas », mais que « ça va ». Il parlait donc, ce butor ?

    Une bite qui parle, qui soutient sa demoiselle, qui éprouve des sentiments, l’encourage, la soutient, lui maintient la tête hors de l’eau. Puis tout s’apaise, tout le monde au port, débarcadère, foule et disparition. « Feuilleton rigolard et pouffant », ah, nous avons dû nous surpasser tous trois, « bien chers tous trois », « elle lit de ses poèmes », Seigneur, bercez l’âme des femmes poétiques, des sauveteurs barbus, des « médiocres supérieurs » auxquels n’appartient pas le monde, soutenez, dissolvez les animateurs bourrés de whisky bas de gamme, qui jugent et qui promeuvent, trois auditeurs la balle au centre. « Arielle pense que je l’ai pas assez poussée dans ses retranchements -...quels retranchements ?) » - les moyens mous se flairent, on n’agresse pas une jolie femme, mec accompagnateur ou pas, on ne la réduit pas à ses organes sexuels, car les retranchements, de toutes, de tous, ce n’est que cela. « Ciel mon mardi sur les commerçants qui (flinguent) les cambrioleurs. Pugilat verbal assez risible ». Seulement « assez ». Que d’émissions, que d’émissions…

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    Encore un 16 novembre… croyez-vous au hasard ? 82e anniversaire de mon père mort. Un bel agenda bleu wagon-lit, intact comme il n’est plus. Une dislocation bien cachée dans les cahiers. Lundi imprécis, peut-être que « les quatrièmes » cherchent au Centre de Documentation et d’Information « des tas de choses sur la Tanzanie, le Kénya, les fauves... » Ce ne peut être le dimanche, ces serait donc le lundi, ou un autre jour. Il ne s’est rien passé. Le goût de la vie ?.

    Des choses à faire : des agenda. Premier bon point, ≠ dispute : en tête de liste, afin de pouvoir le « cocher » dès le matin. La rogne du matin évitée, peu importe si l’on se chicore dans la journée ; mais le principal écueil est contourné. Et puis, tout de même, la « fiche du syndicat » fut remplié : j’adhère. C’est bien pratique pour les mutations. Pour se faire couvrir en cas d’incivilités (« Votre comportement, n’est-ce pâââs, Monsieur Collignon... »)… Plus des corrections, des cours à préparer. La vraie vie d’Etcheverry. Et la « photocopie de la carte grise » postée.

    Nous nous attarderons peut-être sur « Évelyne allemand 6e / 3e », « report » : peut-être une de mes élèves portait-elle ce prénom désuet, peut-être ai-je préparé ce jour-là un cours particulier d’allemand de rattrapage, à la fois « petit commençant » et « grand commençant ». Elle portait le nom d’un

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    peintre : disons Fragonard. Elle était toujours assise avec Mademoiselle d’un-nom-de-métier,  disons Berger, qui se me serait bien envoyé Tu es folle disait Fragonard à Berger, qui me considérait depuis leur premier rang, sans se soucier d’être entendues. Dans ma cuisine, j’avais pris sa main. Elle n’avait pas tressailli, ni des main ni des yeux. Mais elle n’est plus revenue. Mort d’un détournement. Je l’ai revue soûle et désarroyée, « ça ne marche jamais avec les garçons ». Quand était-ce ? Modiano, sort de ce corps. Tu ne conviens pas du tout. J’ai préparé quelques exercices d’allemand.

    Un homme serait aussi tout ce qu’il n’a pas pu faire. « Pu », « su », voulu », confusions à deux balles. Deux choses faites sur 14. Manque de temps :  « Mouvements – diffusion – écrire - taper ». Abréviations et traits d’union, canon liturgique, soins du corps à même un tapis de sol. Se faire connaître, reconnaître, du fond de son CDI où ses petits treizagénaires barbotent dans les marigots en compagnie de leurs hippopotames et des crocodiles. Ne rien négliger. Plancher sur la page blanche. Et le dactylogaphier sans tarder : « Et il est si important que ça, ce petit message ?

    Mon petit message vous emmerde » répond Trintignant. L’auto-stoppeur s’évapore et trace « merci » du doigt sur la buée de la vitre. Nous faisons cours. Nos messages parviennent ou pas. D’autres par la voix des ondes : Vexin Val de Seine, vous vous rappelez ! Un petit effort ! Quartier Croix Verte ! non ? « Sonia », vous vous souvenez ? un petit effort ? pas le temps ? Petit garçon d’une paire d’années et demie ?

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    1993… Année infâme. Je dis ça comme ça. Mais j’en avais plus qu’assez de Meulan. Je ne saurais qualifier cette période. Pénible, chiante, attendant désespérément l’ « année sabbatique », enfin accordée pour l’année suivante. Ce 28 novembre était un dimanche. Il comporte, sur sa page, une liste « à faire », agenda, et à droite, une liste de choses faites, à se rappeler, un memorandum. Justement, je ne m’en souviens plus. « A. repeint » signifie qu’Arielle a retrouvé de l’inspiration. Peindre quoi ? Oublié. Passe à la télévision un film intitulé Pôle Sud. En langue roumaine, très belle.

    Et quelle langue n’est pas belle. ‘Un jeune écrivain ne se soucie que de publier et d’avoir des aventures féminines tandis que le régime Ceaucescu s’effondre. À la fin, il se dénude et jette son manuscrit feuille à feuille dans la nature ». Ce qui s’inscrit dans la lignée du Théorème de Pasolini. Qui se souvient de Pôle Sud, avec sous-titres ? Autant que ceux qui se souviendront de moi. D’où vient le souci d’éditer et de baiser ?

    Autre chose : « Trouvé Hermine vautrée sur une serviette, enfermée à clé dans placard à linge salle de bain », sans s comme il se doit. Pas de souvenir non plus. Nous venions d’acquérir ce chat, que Véra nous avait mis dans les bras. Elle se roulait sur le dos, la chatte, pas Véra, et on arrête là. Nous avons été amoureux d’Hermine, docile, ductile, comment pouvons-nous

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    l ‘oublier Pourquoi l’avons-nous négligée, quand son ventre s’est bouché ? Elle est dans le jardin, en souvenir du tsunami (2004). D’autres chats sont venus. Nous ne parviendrons pas à la perfection. Bref un dimanche paisible, précédé d’un shampoing, agrémenté d’une lecture d’ « Art Press ». Pas de relief. L’eau coule entre les doigts. « Reste avec nous Barbara ! - Si je reste je ne vous servirai plus de rien ». Les messages s’envolent sur les ondes. La radio s’appelle VVS, de « Vexin Val-de-Seine ». qui fut d’une telle importance dans la traversée de banlieue. « Réenregistrer émission Defrance ». Comment cela pouvait-il se faire ?

    Cet énergumène s’était mis à poil devant ses élèves, comme il l’avait promis s’il ne savait pas résoudre une énigme. Le texte était : « Je suis Sophie et je ne suis pas Sophie ». La réponse était « son chien », le premier verbe étant « suivre »… L’inspection académique avait suspendu Defrance a divinis, il avait dû enseigner par correspondance. À quoi servent les souvenirs ? De quoi sommes-nous faits, etc., etc. Oui, on peut redoubler l’etc., « par ironie ».

    Le dimanche est aussi fait pour les corrections, pour les cours. Toutes les vies se superposent, toutes les corrections. Il faut trouver là nos raisons d’être. Je ne serai jamais original. Tenez : « papiers échelon syndicat + Bayrou ». Le syndicat sert à connaître ses promotions, ses stagnations. Je stagne.

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    La période de Meulan reste la plus énigmatique de toutes, bien que certains aspects en demeurent vivants. J’aimerais effacer les douze années passées là-bas prisonnier de mon métier. Nous n’avions plus d’avenir que dans l’incessante répétition du même. Nous nous sommes débattus pourtant, cherchant l’agrégation, l’année sabbatique, en vérité plus rien n’était devant nous. Nous avions hérité d’une chatte « sacrée de Birmanie » aux pattes gantées.

    Véra vivait avec Didier à Étampes (château d’Ingeborg de Danemark, prisonnière et divorcée). Les deux sont venus nous voir. Ont-ils passé la nuit ? Vraisemblable, car le lendemain matin, je me souviens encore de Véra nettoyant d’un air sanctifié une petite tasse : « Je lave ma propre vaisselle », mais l’hôte nettoie tout le reste. Ils ont pesé sur nous. En ce temps-là nous avions encore des choses à nous dire. Mais nous ne pouvions pas nous désheurer : l’émission « Lumières, Lumières » sévissait déjà. Gemirendy, là-haut sur le plateau, près de l’hôpital psychiatrique. « Émission sur Dieu sait quoi ».

    Contrôle fait, le volume « 2040 » se clôt sur un 13 décembre, rien ne subsistant du reste. Et j’avais pris cette vox sépulcrale, que j’estimais si attirante, mais on ne peut plus exaspérante pour mes disciples à venir. « Moyennement la pêche » dit Didier. Dididi. Bientôt j’obtiendrais mon exeat sabbaticum.

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    Le neuf décembre de l’an 94, judicieusement repoussé en 2041, fut l’une de ces journées dont rien ne subsistera que les accidents matériels. Le ton général sous-entend une certaine sensibilité. Cela commence par un shampoing surnommé « Liège », car je lisais consciencieusement, à l’époque, un plan de cette ville et de sa banlieue : chaque double page faisait l’objet d’un ratissage systématique de les rues, carré par carré. Il serait hasardeux que je prétendisse à présent m’orienter dans cette ville sans aide.

    Nous venions de nous renfermer dans Bordeaux, sous l’effet d’un congé sabbatique : une année consacrée à la préparation d’une agrégation, que je traduisis par « année à ne rien foutre », du moins pas grand-chose, interprété par mon entourage comme excellente occasion de se servir de votre serviteur comme d’un taxi. Tout était organisé, mais à larges mailles : une petite leçon d’arabe, une promenade, un restaurant à midi. Ce restaurant fut ensuite une espace vide, puis je ne sais quelle suspension de dîneurs fantômes, pour l’éternité, au-dessus des rails d’un tramway.

    En ce temps-là régnaient sur l’établissement de bouffe deux charmantes jeunes filles, la blonde et la brune, qui ne parvenaient pas à dissimuler qu’elles se broutaient le clito à grands coups de langue. La brune jetait sur la blonde lunaire des regards de possession gourmande qui m’ont toujours bouleversé par

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    leur ardeur et leur sincérité. Mon dieu que les Hommes sont de pauvres gens. Je ne me souviens plus que la blonde portait lunettes ; elles sont pourtant mentionnées. Nous prenions souvent nos repas là, viande-purée, accueil chaleureux. Elle « nous a inscrits comme électeurs » ! à quoi ? Aux chambres constitutionnelles à partir du restaurant ? Le pouvoir déléguait-il aux bonnes tables le soin de garnir ses listes électorales ? Ou bien ne s’agissait-il que de cartes de fidélité ? Nous arrivions juste, je devais remplir et poster des « papiers de mutation », « materné » (je cite) « par la femme de l’accueil » (« l’hôtesse... ») « qui me procure des étiquettes à 4F 40 ».

    ...Une lesbienne, ma mère, et Farinelli pour finir, as-tu deviné, petit camarade, sous les auspices de quelles jouissances la journée de ce vendredi fut placé ? Obéir à l’idée de la mère, protester tout en ronronnant, se laisser pour finir émasculer dans le lait chaud… Rentrer à Bordeaux, en phase ascendante du bonheur, ce que j’ai vécu huit bonnes années de suite, ayant abandonné Paris, banlieue, « vache, cochon, couvée… » Est-ce la pente naturelle, et l’idée que l’on s’en fait, ou sa découverte plus tardive, qui façonne le profil des vies ? causes et conséquences figurent souvent le serpent qui se mord la queue.

    Plus Édipe s’imagine fuir, plus il noue le nœud du destin… proportion gardée…rester le morveux de Condé qui pleurait chaque soir de n’avoir pu gagner la

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    pièce de vingt francs promise « si j’étais sage » par sa mère… Nous partons de chez nous, pour le vrai cinéma, j’agite dans la rue les billets de spectacle, et ne me souviens plus si j’étais seul ou double de l’épouse, ni du compagnon d’alors de Java : Joël ? Près de la Médoquine, ancienne gare ? Et nous avons bien joui en chœur du film, la larme à l’œil devant le beau Farinelli, et l’extraordinaire Zylberstein. Ne pas baiser les femmes, mais en devenir une. Et se branler sur d’autres femmes. Tel serait mon plus bel épanouissement.

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    Il est tard. Je fais des erreurs. Mes pointillés s’avancent sur l’échelle des temps. Carottage 42. Mon dernier petit carnet : « Je feuilletterais mon petit carnet en disant : « Voyons voyons… pour ce rendez-vous… nous disions donc... » Je prenais le premier agenda venu. Quelle que soit sa dimension. Le sommet de la petite page, remplie serrée de petits caractères, mentionne : « Téléphone d’Arielle ce matin, opération ovaire prévue pour fin janvier clinique St-Martin ».

    Cela caracole en tête, rajouté en fin de journée, rappelé in extremis en mémoire. La mention 1, « = barré râlade », figure entre crochets. Pas eu moyen de s’empêcher de râler. « Correc[tions] cours » seule cochée. Arielle roulant d’un flanc sur l’autre de douleur dans son lit, le nôtre, celui qui trône encore sous baldaquin sans tentures. Congé demandé au proviseur, accordé sans restriction. Pourquoi me téléphonait-elle ? Période clinique d’observation ? Il me reste peu de temps. Le camion tomberait en panne. Il fallait le réparer le réparer le réparer.

    Toutes affaires cessantes le réparer le réparer le réparer. « Panne imminente ». Le camion n’était qu’une estafette, rachetée à la Gouardette, et pétaradant de toute part.



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    Messieurs,

    J’ai bien l’honneur de signaler à Vos Autorités que la page du 6 janvier 2043 n.s. se compose d’une seule notation, qui se veut vengeresse : « Atroce. Suis trop prévenant le matin, A(rmelle) met un temps fou à se lever, mauvaise humeur à peu près toute la journée ». Afin de bien mettre en garde les imprudents qui dorloteraient trop leurs épouses, et trop hypocritement. En effet, pourquoi se montrer prévenant, si le résultat en est l’humeur exécrable ? c’est qu’on en attendait une récompense, un résultat.

    De nos jours, l’habitude n’est toujours pas prise, mais la fut acquise la conscience de la constance de ces réveils tardifs et bâillatifs, depuis les archives de nos vies communes : il faut non plus tolérer mais inclure les assises télévisées en vêtements de nuit, jusqu’à des heures indues de l’après-midi. D’aucuns sots trouveront, et me l’ont bien seriné, qu’une épouse ne doit point prendre ainsi le pas sur le mâle, et se hâter vers ses diverses tâches. Il se trouve que ces acteurs du Meunier et de l’Âne, après m’avoir bien pourri la vie, se trouvent désormais hors de nos champs de préoccupation.

    Nous avons découvert, Moâ du moins, que mon épouse devait être uenfant,

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    irresponsable de quoi que ce soit hors de ses rêves et chimères ; que le lot du mari serait de travailler, à l’extérieur comme chez lui, de même que ma mère passait du ménage au récurage et du récurage à la lessive, parce que la tradition, c’était ainsi, et qu’on n’entendait jamais protester contre elle – du moins, les sourds. Ledit mari prenait très mal les choses, ca r il travaillait, lui. Il se souvenait avec amertume de cette jeune anonyme de 1968, année révolutionnaire, protestant à l’idée de sortir du schéma : « Ah mais ! » disait-elle. « Ah mais ! si je me marie, ce ne sera pas pour travailler ! Je ne vois pas l’intérêt qu’il y aurait à me marier, si je devais travailler ! » C’était en effet la glorieuse époque, ô générations futures, où tel médecin, mon beau-père par exemple, refusait que sa femme trouvât un emploi, pour ne pas encourir les railleries de ses confrères : « Tu ne gagnes donc pas assez pour entretenir ta femme ? » Une femme respectable renonçait en effet à tout accomplissement professionnel, à toute carrière artistique, fût-elle pianiste concertiste professionnelle.

    Mais utérus et cœurs, vases communicants, ont si soif de tendresses et de maternités, qu’il en allait de la vie des femmes comme d’une trace de poussière sur un buffet de piano, et telle virtuose dut torcher les mômes et passer le balai sans que nul ne s’en offusquât. Je serais, moi, le mari modèle, qui laisserait libre liberté aux aspirations artistiques de son épouse. Une fois de plus, je ne devais pas me plaindre.

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    Le 29 janvier 2045, je suis monté à vélo pour la dernière fois, et, je l’espère bien, de ma vie. C’était le trajet Mérignac-Pessac, sur piste cyclable en majorité. Deux choses m’ont tout de suite sauté aux cuisses et aux poumons : d’une part, toujours devancer les voitures, et même, brûler (prudemment) les feux rouges ; sinon, le cycliste ne quittera jamais la zone des gaz d’échappement et du bruit des moteurs. D’autre part, pédaler augmente la vitesse, mais aussi la fatigue. La question se pose de savoir s’il vaut mieux arriver plus loin ou plus vite en cherchant le souffle au fond de ses poumons et ses jambes sous les crampes, ou bien ne pas se presser, en conservant la bonne humeur et le sourire.

    Ajoutez à cela l’inconfort : la selle scie le périnée, vous explose la prostate, et vous donne l’impression de n ‘être que deux moitiés de profil, reliées par un pont osseux particulièrement douloureux. La moindre dénivellation est un supplice. Arrivé chez Julia et Stoffl, je me suis reposé, racontant mon Odyssée. Ils étaient très heureux de me voir. Malheureusement, les antennes sociales nem sont pas très développées : impossible de savoir si je dérange ou si je plais, si je veux m’en aller par égard pour mes hôtes, ou parce que simplement je m’ennuie.

    Ceux qui éprouvent les mêmes incertitudes se reconnaîtront. Il ne s’agit

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    nullement ici de narcissisme. Stoffl m’entretint de sécurité sociale, Julia se vanta, ironiquement, d’avoir été augmentée de 30 centimes de l’heure. Victor, huit ans, présentait une pâleur problématique : depuis, j’ai appris qu’il était angoisseux ; mais en quoi la venue d’un cycliste pouvait-elle l’angoisser ? Est-ce que je survenais au milieu d’une séance de dressage d’enfant ? Je suis reparti au bout de vingt minutes, ou bien pour ne pas déranger, ou bien parce que je m’ennuyais. Les parents m’ont retenu : « Tu viens à peine d’arriver ! » Cela ne semblait pas une politesse, mais sincèrement éprouvé. Peut-être les ai-je quittés cinq minutes plus tard, en supplément, mais ces rallonges ne satisfont personne.

    Voyez-vous, quand un cycliste calcule vingt minutes, c’est vingt minutes.La prochaine fois, il en calculerait 25. Mais il n’y eut pas de prochaine fois, ni de cyclisme supplémentaire. Les aller-retours se firent en voiture. De 45 à 67, soit 22 ans, à raison d’un trajet par semaine en moyenne, 22 x 52 = 1144, soit 1144 mots de passe à l’interphone, et l’instauration d’une habitude peut-être sclérosante. À l’instant même l’éphémère cycliste vient d’affronter la redoutable épreuve de l’entretien oral : quand faut-il parler, quand vaut-il mieux se taire ?

    Ne devons-nous pas alterner les centres d’intérêt, tantôt de l’un, tantôt de l’autre ? Nous savons déceler ces petits signes qui marquant les velléités d’indépendance : doigts, poignets, espace entre les phrases. Mais l’incertitude

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    domine. Un Noir nommé Lamont balaye le sol d’un hôpital à Chicago ; il se sent importun, et ne veut pas se faire voir ; le mieux est de passer pour un balayeur invisible. Il est tout surpris qu’un vieux juif du 9e étage lui confie ses souvenirs d’Auschwitz et autres villégiatures… C’est parce que seul un Noir peut comprendre et accepter les traumatismes subis par un autre persécuté.

    Le Noir lui non plus ne sait pas s’il fait bonne impression. Un Afro-américain peut donc, au bas de l’échelle, éprouver des états d’âme, et penser, imaginer, se demander si, et autres fariboles de l’esprit nullement réservées aux intellectuels. Ce qu’il faut, c’est se concentrer sur ce que l’on fait, sans laisser libre cours à la cavalcade sub-crânienne qui vous bouffe.

    Les chevaux du cerveau galopent sans relâche.

    Les cyclistes aiment-ils les chevaux ? Pas que je sache. Aucune statistique probante n’est établie à ce sujet. Il est bon de parler aux chevaux. Ils remuent leurs oreilles en cornet, très sensibles au son de la voix. Jadis les cyclistes étaient cavaliers, quand les vélos n’existaient pas. Ils ne dépassaient pas les 40 à l’heure. Notre personne plafonnait à 15, pépère, et mettait pied à terre aux moindres côtes, sauf celle Nontron, montée tout entière au grand braquet. Le physique n’est plus ce qu’il était. Adieu vélo, adieu cheval, que je n’ai jamais pratiqué, parce qu’il me fait peur.