Proullaud296

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der grüne Affe - Page 25

  • Carré de dames Théâtre

    C O L L I G N O N

    C A R R É D E D A M E S

    dédié à Anne Sylvestre

     

     

    ACTE UN, Tableau unique

     

    Une cuisine traditionnelle, avec cheminée. Une grande table sur le devant, un buffet au fond à jardin. TROIS VIEILLES DAMES debout ou assises tout autour. UN REPRÉSENTANT, UNE AUTRE VIEILLE DAME dans un fauteuil roulant, près d’une fenêtre côté cour, sous un amoncellement de couvertures.

    Prévoir un écran, un prompteur.

     

     

    PREMIÈRE VIEILLE DAME (JEANNE)

    WATSON’S INTERNATIONAL ENCYCLOPEDY…

    DEUXIÈME VIEILLE DAME (FITZELLE), accent naturel de Toulouse

    Tell on… Very exciting…

    LE REPRÉSENTANT, petit brun frisé, style taurillon. Les paumes écartées bien à plat sur la table

    Alors ? Décidées ?

    JEANNE

    C’est dit !

    FITZELLE, Alsacienne à l’accent toulousain, démerdez-vous

    Un petit whisky !

    LE REPRÉSENTANT

    Si vous le dites…

    JEANNE ouvre le buffet, sert un verre de whisky ; FITZELLE verse deux verres de Porto.

    C’est du porto.

    DEUXIÈME VIEILLE

    Et du bon .

    Le Représentant boit posément. Les deux vieilles avalent ensemble, côte à côte, cul sec (éclairage:soleil couchant)

    LE REPRÉSENTANT, grimaçant

    L’Encyclopédie Watson, chef-d’œuvre de la conscience professionnelle anglo-saxonne...

    JEANNE

    Aryenne…

    LE REPRÉSENTANT se choque

    JEANNE

    Vous n’êtes pas spécialement nordique, non ?

    LE REPRÉSENTANT

    Niçois.

    FITZELLE

    Arabe ?

    LE REPRÉSENTANT

    Tout de même pas.

    Silence. Le tas decouverturesur le fauteuil respire doucement.

    LE REPRÉSENTANT

    Dites-moi…

    JEANNE

    Oui ?

    LE REPRÉSENTANT

    Il va où, cet escalier ?

    FITZELLE

    Il ne va nulle part cet escalier.

    JEANNE

    Il reste ici.

    LE REPRÉSENTANT

    Ah bon.

    FITZELLE

    Porto ?

    Elle le ressert d’office.

    LE REPRÉSENTANT, la main sur le volume

    Une somme incomparable…

    JEANNE

    Il est bon le Porto ?

    FITZELLE

    Nous sommes l’Encyclopédie.

    LE REPRÉSENTANT

    Tout est là-dedans.

    JEANNE ET FITZELLE lui tendent la bouteille

    Là-dedans.

    Il empoigne la bouteille et la vide en roulant des yeux.

    De l’âtre surgit la TROISIÈME VIEILLE,accroupie, tisonnant le foyer

    LA TROISIÈME VIEILLE, MARCIAU

    Pas d’accord !

    Un coup de pétard dans le feu, éclairant les visages dans les mouves rougeoyants ; une lueur inquiétante, au-dessous de l’escalier.

    MARCIAU, brandissant son tisonnier :

    Je ne veux pas acheter L’Encyclopédie Watson.

    LE REPRÉSENTANT, tourné vers les deux autres :

    Vous étiez d’accord, vous deux. Ça fait trois quarts d’heure qu’on discute.

    FITZELLE

    Au moinsse…

    LE REPRÉSENTANT

    Ah tout de même…

    Il se dirige en titubant vers la sortie, heurte du genou sur la chaise le tas de couverture qui pousse un cri.

    Affolé :

    Y a quelqu’un ?

    LA QUATRIÈME VIEILLE, SOUPOV, de sous ses couvertures

    Imbécile !

    LE REPRÉSENTANT se retourne lentement. Il hausse le front, passe son index recourbé sur ses lèvres. Ton doctoral :

    « Imbécile » ? Soit. Mais comment l’entendez-vous ?

    Il referme le tome sur son doigt. Il en appuie fortement le dos sur la table.

    Vous pensez que j’en suis la parfaite illustration.

    Les quatre vieilles approuvent vigoureusement de la tête.

    Vous n’avez pas de miroir ?

    Elles se regardent en ricanant ; MARCIAU, tournée vers la flamme, essuie ses lunettes de fer.

    SOUPOV

    Tί δ’ἂν αὐτῷ χρώμεθα ; [ti dann autô khrôméta] ?

    LE REPRÉSENTANT

    Ce que vous en feriez ? Ô courte sagesse, ô sexe imbécile ! c’est folie de courir aux miroirs ; bien plus grande encore de les avoir brisés !

    JEANNE

    Proxima mors mox auferet nos (sur un prompteur : « Une mort proche bientôt nous emportera ».)

    MARCIAU

    Sind wir mal noch Frauen ? (Prompteur : Sommes-nous seulement toujours des femmes?)

    JEANNE

    Noli deridere. (Prompteur : ne te moque pas de nous).

    LE REPRÉSENTANT les considère et se rassied lentement(à part) Pas de pitié… (déclamant) « On a vu la vieillesse la plus décrépite et l’enfance la plus imbécile courir à la mort comme à l’honneur du triomphe ».

    MARCIAU

    Je prends ce tome-là.

    SOUPOV, à MARCIAU

    Crève.

    LE REPRÉSENTANT, se rengorgeant

    Georges Bénigne Bossuet...

    FITZELLE

    On sait.

    LE REPRÉSENTANT

    ...qui n’était pas un imbécile…

    JEANNE

    Une ganache.

    SOUPOV

    Et qui puait du cul.

    LE REPRÉSENTANT

    Que de science !

    FITZELLE, très vite

    Une buse.

    JEANNE, même jeu

    Une couenne.

    MARCIAU, même jeu

    Une croûte.

    SOUPOV, même jeu

    Un fourneau, une gourde

    FITZELLE, accélérant

    Manche.

    JEANNE, même jeu

    Moule.

    MARCIAU, même jeu

    Noix.

    SOUPOV, même jeu

    Une tourte.

    LE REPRÉSENTANT, fouillant dans sa mallette

    J’ai là aussi une estampe. À vendre.

    Du plat de la main il la déroule sur la table et se recule vivement. Les têtes des vieilles (sauf SOUPOV) se rejoignent. Ces dernières soulèvent l’estampe.

    FITZELLE

    Je vois une faux.

    JEANNE

    C’est faux.

    SOUPOV, qui a rapproché son fauteuil

    C’est une huître.

    JEANNE

    Je vois un texte en vers.

    MARCIAU

    On ne voit rien.

    LE REPRÉSENTANT

    Facile. (Il se lève pour tourner l’interrupteur. Debout près de la porte à Jardin, la main sur le commutateur, il les considère toutes l’une après l’autre en ricanant silencieusement)

    C’est la gravure, Mesdames, qu’il faut examiner.

    SOUPOV

    Nous avez-vous suffisamment détaillées ?

    MARCIAU

    Rasseyez-vous.

    LE REPRÉSENTANT baisse le bras, tire sur les plis de son pantalon en se rasseyant

    La gravure a pour titre « Der Tod und der Tor ».

    Elle représente en effet, traitée dans le style de Holbein, un évêque assis, coiffé d’une immense mitre en bonnet d’âne, disputant avec la Mort une partie d’échecs. La Mort est représentée de façon traditionnelle sous la forme d’un écorché assis de profil. L’immense faux qu’elle tient s’incline juste par-dessus la mitre. À son pagne grotesquement déchiqueté pend une riche aumônière, vers laquelle, par-dessous la table, l’évêque tend une main gantée toute garnie de bagues).

    LE REPRÉSENTANT, prêchant

    « Il est sûr que s’il y a un sou à gagner, l’imbécile l’emportera sur le philosophe » (Voltaire).

    Voyez comme il sourit, l’évêque, voyez comme il croit couillonner son adversaire.

    MARCIAU

    Tout dépend de comment on le regarde.

    LE REPRÉSENTANT

    La Mort étend le bras. Elle va gagner la partie !

    SOUPOV

    Sûr ?

    MARCIAU

    ...et certaine. Regarde l’échiquier. (Elle lit)

    « Cil cuide engeigner la Mort

    Par lui desrobber sa bource

    L’imbecille doute encor

    S’il a terminé sa course »

    LE REPRÉSENTANT

    Savez-vous que cette gravure a failli brûler ? (Il montre des taches brunâtres) Plus des coups d’épingle (il lève la gravure) autour du fer de faux… sur l’échiquier aussi, en forme de croix.

    JEANNE, qui ne voit rien

    En effet.

    LE REPRÉSENTANT

    C’était pour un exorcisme.

    JEANNE

    Curieux, ces déchirures.Pilier d'un marché couvert b.JPG

    MARCIAU

    Je dirais plutôt que vous l’avez arrachée.

    JEANNE, qui examine réellement l’image

    Je vois des caractères en transparence.

    LE REPRÉSENTANT

    Un pa-limp-seste. Rien de plus courant.

    MARCIAU

    Comment ceci est-il tombé entre vos mains ?

     

    LE REPRÉSENTANT

    Après l’incendie de 1614…

    FITZELLE

    Mais encore ?

    LE REPRÉSENTANT

    Chocolats Bouinbouin. Complétez votre collection (d’un coup, doctoral) Savez-vous que cette estampe pa-limp-ses-tique s’est trouvée mêlée à l’une des plus fameuses a-nec-dotes de la période révolutionnaire ? (Il appuie sur un bouton dans la paroi, qui débite un enregistrement)

    VOIX OFF

    « Le 5 thermidor an II, le chevalier de Pierrefonds jouant aux échecs s’aperçut que la main de son partenaire, posée sur un cavalier devant lui, n’était plus qu’un assemblage infect d’os et de tendons. Levant les yeux, horrifié, il sursauta : son adversaire avait pris l’aspect d’une momie suintante. Dans le sursaut qu’il fit, l’échiquier se renversa. Par-dessous se trouvait cette gravure. Le chevalier s’enfuit aussitôt pour l’exil, sans avoir pu réunir ses biens, jusqu’à Brighton en Angleterre. L’autre se retira précipitamment par la fenêtre, en dégageant une odeur pestilentielle. Les domestiques affirmèrent sous serment que dans la rue, l’homme avait repris un aspect naturel, la perruque de travers toutefois. C’était lui que le Tribunal du Peuple avait chargé d’arrêter le Chevalier. »

    SOUPOV

    C’est combien ?

    LE REPRÉSENTANT écrit une somme sur un papier qu’il pousse vers elle.

    JEANNE

    Trop cher.

    LE REPRÉSENTANT

    Comment ?

    JEANNE, en russe

    Slichkom daragoïé.

    LE REPRÉSENTANT se

    carre sur son siège

    À prendre ou à laisser.

    JEANNE

    Est-ce votre compagnie qui vous demande de vendre ?

    LE REPRÉSENTANT, burlesque et solennel

    Certains membres de notre compagnie.

    LES QUATRE VIEILLES ÉCLATENT DE RIREMARCIAU s’empare de la gravure et la scrute. Elle tire de sa poche un crayon et du papier, commence à prendre des notes.

    SOUPOV, renfrognée, fait un signe de croix orthodoxe en direction de la table.

    FITZELLE, accoudée au dossier de MARCIAU, lit distraitement par-dessus son épaule et bâille.

    LE REPRÉSENTANT sursaute.

    JEANNE, précipitamment

    Dieu vous bénisse !

    LES TROIS AUTRES, mécaniquement

    Et vous fasse le nez comme j’ai la cuisse.

    LE REPRÉSENTANT

    Quelle heure est-il ?

    SOUPOV

    Ah que ça va être censément dans les huit heures-z-et demie.

    MARCIAU sans lever le nez

    L’heure que tu dégages.

    FITZELLE

    Ma montre s’est arrêtée.

    LE REPRÉSENTANT

    C’est un effet de la gravure.

    MARCIAU

    Ça fait tard.

    LE REPRÉSENTANT

    Oui, quoi-t-est-ce qu’on bouffe ? (en hébreu) Mayèsh lé-êhhol ?

    FITZELLE, hargneuse

    Y’a pas de chambre.

    JEANNE

    T’as vu ta tronche ?

    SOUPOV regarde ses compagnes

    Vous êtes ici chez moi (regardant le REPRÉSENTANT) Vous êtes ici chez vous.

    FITZELLE

    Ce sera des gaufres et rien d’autre.

    LE REPRÉSENTANT fait signe que ça ne le dérange pas. SOUPOV roule son fauteuil contre la table, près de l’âtre, où son visage apparaît en pleine lumière. MARCIAU, sur la pointe des pieds, place la gravure de chant sur la table, légèrement enroulée.

    SOUPOV

    Personne ne vous attend ?

     

    LE REPRÉSENTANT

    Pas même vous.

    JEANNE lui tend son assiette vide à bout de bras

    Tiens, Azraël.

    FITZELLE farfouille rageusement dans le haut du buffet ; les verres s’entrechoquent.

    Il va nous taper l’incruste ce blaireau (plus haut) C’est vrai, ça, que tu es représentant de commerce ?

    LE REPRÉSENTANT se fouille, se met à poil

    J’ai oublié ma carte… J’ai une femme… Deux enfants… J’ai une bi- euh, une sexualité normale…

    JEANNE rappuie dessus pour le rassoir.

    Assis.

    MARCIAU allume deux chandeliers

    LE REPRÉSENTANT

    Ne vous mettez pas en frais…

    MARCIAU désigne la gravure magique, encadrée à présent de chandelles à la façon d’un tabernacle. La gravure doit être de biais par rapport à la salle ;

    FITZELLE, désignant la gravure

    Ça me brouille l’estomac.

    LE REPRÉSENTANT se penche sur JEANNE pour contempler la gravure. En se rasseyant, il effleure son sein – JEANNE étouffe un petit cri. MARCIAU éteint le plafonnier. SOUPOV manipule au-dessus du foyer le gaufrier, qu’elle tourne avec adresse en se penchant sur sa gauche. Les flammes s’égaillent traîtreusement autour des plaques de fonte. FITZELLE puise abondamment à la pile que SOUPOV tente en vain de faire croître dans l’assiette. MARCIAU fait passer l’assiette, essayant d’assurer une répartition équitable.

    FITZELLE

    Et le rhum ?

    SOUPOV

    Devant tes yeux. Tu ne vois déjà plus la bouteille ?

    LE REPRÉSENTANT

    Après tout ce porto…

    JEANNE, à son oreille

    Je l’ai caché pour vous…

    FITZELLE, à la régalade

    Et hop ! Encore un gorgeon…

     

    JEANNE

    Elle est bien partie. Méfiez-vous.

    LE REPRÉSENTANT

    Une bouteille dans la gueule, ça s’évite.

    FITZELLE

    Le dernier, on l’a violé.

    MARCIAU

    Ce que j’ai pu rire… sur mon escabeau…

    SOUPOV

    Il courait dans tous les sens… Il ne trouvait même plus la porte…

    JEANNE, mimant le représentant précédent

    Bon-alors-écoutez-moi-bien-j’ai compris-v’là les papiers-j’me casse-foutez d’ma gueule-plus vous-voir-plus vous entendre-où c’est la porte-c’estça-auplaisur-du balai...(elle halète, froisse des morceaux de paperasses imaginaires qu’elle enfonce dans une mallette, roule des yeux de dément. Les autres s’esclaffent. MARCIAU, enfouie dans sagaufre, pouffe comme un édredon qu’on tape).

    SOUPOV, calmée d’un coup

    Il a oublié sa camelote.

    FITZELLE, même jeu

    C’est bien fait. D’abord j’aime pas les Arabes.

    JEANNE

    Pas un Arabe, il venait de Nice.

    SOUPOV

    C’est pareil. Au sud de la Loire, tous des nègres.

    FITZELLE, outrant son accent de Toulouse

    Tu sais ce qu’ils te disent, au sud de la Loire ? Est-ce que tu le sais ?

    TOUS

    Est-ce que tu le sais ? - Wo-oh ! - Wo-oh ! - Yeah ! - Yeah !

    Tout le monde se tait d’un coup et s’empiffre.

    LE REPRÉSENTANT, dans le silence masticatoire

    Y a pas de cidre ?

    JEANNE va lui en dénicher.

    LE REPRÉSENTANT, la bouche pleine

    Vous bouffez toujours ensemble ? …Je sens comme une onde entre vous…

    JEANNE

    ...surtout entre nous deux…

     

    MARCIAU

    Ne l’écoutez pas.

    FITZELLE

    On parle de cul ?

    JEANNE

    Fitzelle, cuve et tais-toi.

    SOUPOV

    Nous parlerons de cul à Monsieur sitôt que Monsieur en exprimera le désir…

    SOUPOV tourne plus vite le gaufrier, dans un bruit d’armure. JEANNE souffle à grand bruit sur sa gaufre.

    LE REPRÉSENTANT

    Depuis quand vous connaissez-vous ?

    SOUPOV, long regard vers MARCIAU

    Depuis bien assez de temps.

    MARCIAU s’est plongée dans des mots croisés

    JEANNE

    C’est pour moi que tu dis ça ?

    LE REPRÉSENTANT se frotte les mains pour en ôter quelques miettes de sucre.

    JEANNE, à FITZELLE

    On s’est connues les premières.

    SOUPOV

    Pardon, j’ai connu Fitzelle bien avant toi.

    FITZELLE

    ...Petites annonces…

    SOUPOV

    Besoin de quelqu’un pour m’aider ?

    FITZELLE

    Serpillières molles, seaux hygiéniques, le gant de crin sous les aisselles…

    SOUPOV

    ...et sous les seins…

    JEANNE, à FITZELLE

    C’est vrai, tu m’en avais touché un mot au bal (déclamant) Il est vrai que vous eussiez été aussi ébahie que je le fus moi-même à contempler Fifi vêtue de noir et chapeautée, tricot en bataille et tritaille en bacot, lorgnant libidineusement les ébats zémézabés d’une jeunesse en fleur, battant de sa

    pantoufle le tempo d’un baïon. Quelle aventure cherchait-elle en ces lieux ?

    FITZELLE

    Et toi ?

    JEANNE, solennelle

    J’observais.

    FITZELLE

    Et qu’est-ce que j’avais de si observable ?

    JEANNE

    T’étais mon type, t’étais mon genre. Exactement la petite vieille qu’il me fallait.

    FITZELLE

    On le saura que t’as été gouine trois semaines… « P’tite vieille »… « P’tite vieille »… Est-ce qye j’ai une gueule de p’tite vieille ? …T’avais qu’à te regarder, eh, cadavre !

    SOUPOV

    À soixante-dix ans on n’est pas vieux.

    JEANNE À ta place je me serais sentie flattée de servir de modèle à un écrivain de talent.

    MARCIAU, très vite, à SOUPOV

    75

    JEANNE, même jeu

    72

    SOUPOV, geignarde

    73

    FITZELLE, à SOUPOV

    Et avant de clamser, tu vas te décider à me les payer, les trois derniers mois ?

    SOUPOV

    Et les trente-trois kilos de gaufres ? Et la copine que tu as ramenée ? (sans laisser à JEANNE le temps de rétorquer) et la MARCIAU, est-ce que je lui ai demandé de taper l’incruste ? Oh ! Tu en sors, de tes mots croisés ?

    JEANNE et FITZELLE

    On peut toutes foutre le camp, si tu veux !

    SOUPOV

    Autant que je crève, dites-le tout de suite ! (quinte de toux)

    LE REPRÉSENTANT, au bord de l’extase, susurrant

    Je suis de trop, peut-être… ?

    JEANNE lui prend le poignet d’un air de reproche. SOUPOV étouffe pour de bon.

     

    FITZELLE, essayant de la redresser :

    C’est qu’elle se laisserait bien crever, l’abrutie ! (criant) Les nerfs ! Ça se commande !

    SOUPOV se redresse seule en soufflant, les yeux égarés, puis reprend son gaufrier. Scène muette. MARCIAU roule la gravure à côté de son assiette, JEANNE grignote, MARCIAU se remet à ses mots croisés en se tamponnant le front. La fumée envahit peu à peu la pièce.

    LE REPRÉSENTANT

    Y a pas la télé ?

    SOUPOV

    Derrière vous.

    JEANNE

    On ne l’allume pas.

    LE REPRÉSENTANT se lève et tourne le bouton. L’appareil est détraqué. Ronronnement énorme. On ne voit à l’écran que des boursouflures intestinales mauves et violavcée :

    C’est pas Urgences, là ? Perplexe, il coupe le contact, se rassoit, s’envoie une gaufre.

    Alors des disques, la radio ?

    JEANNE

    UN disque.

    FITZELLE

    Un Requiem. Évidemment.

    MARCIAU place la gravure sur le manteau de cheminée. L’âtre ronfle à toute force.

    LE REPRÉSENTANT

    Ça sent bon finalement, ici.

    FITZELLE

    D’habitude chez les vieux ça pue.

    MARCIAU

    Même qu’on entend une grosse horloge, tac… tac… tac…

    JEANNE

    C’est la Mort qui s’avance, gnac, gnac, gnac

    SOUPOV

    J’aime pas les horloges.

    LE REPRÉSENTANT se renverse sur sa chaise, se passe la mai autour du cou

    Je suffoque.

    FITZELLE

    On n’ouvre pas les fenêtres, non plus.

     

    MARCIAU

    Trop froid dehors

    LE REPRÉSENTANT, vivement effrayé

    Dehors ???!!!

    FITZELLE

    On ne t’a pas forcé à venir.

    JEANNE

    Moi je lis.

    SOUPOV

    Je tricote.

    MARCIAU

    Et elle pense. (D’un coup) : Les mots croisés, c’est bien. Consonnes, voyelles, hiéroglyphes. Conquête et labyrinthes ! Exemples de définitions, pour « désir » : (elle récite) Inconstant. Ferme. Fugitif. Momentané, ardent.

    JEANNE

    Avivé.

    FITZELLE

    Avide.

    SOUPOV

    Aveugle.

    Une pause.

    MARCIAU, FITZELLE, ensemble

    Déréglé. Extrême.

    SOUPOV

    Exaspéré.

    JEANNE

    Exclusif.

    Une pause.

    SOUPOV, JEANNE, FITZELLE, ensemble

    Immodére. Impétueux. Irraisonné !

    Une pause.

    SOUPOV

    Physique.

    FITZELLE

    Pressant !

    SOUPOV

    Refoulé.

    LE REPRÉSENTANT

    Satisfait.

    Toutes le regardent avec intensité.

    JEANNE

    On en est dévoré, miné, éperdu !

    MARCIAU

    Minet est perdu.

    FITZELLE

    Ta gueule.

    JEANNE

    Affamé, rempli !

    FITZELLE

    Ivre !

    SOUPOV

    On en meurt, on en brûle, on en crie.

    Accelerando

    MARCIAU

    On l’allume.

    FITZELLE

    On l’attise.

    JEANNE

    On l’avive.

    SOUPOV

    On le fouette.

    MARCIAU, ralentissant progressivement son débit

    On le borne, on le réfrène, on l’éteint.

    LE REPRÉSENTANT, pensif

    Il naît.

    JEANNE

    Se déclenche.

    FITZELLE

    Croît.

     

    JEANNE

    Meueueuh…

    FITZELLE

    Re-ta gueule. Monte, s’exaspère.

    MARCIAU

    S’attiédit.

    Accelerando

    MARCIAU

    Désir du gain.

    JEANNE

    Des richesses.

    FITZELLE

    Du confort.

    JEANNE

    De la gloire, des honneurs.

    SOUPOV

    De l’im-mor-ta-li-té.

    Les quatre vieilles sont attentives, SOUPOV tient sa louche, JEANNE pince les lèvres, FITZELLE darde ses yeux ivres.

    MARCIAU serre à la main ses lunettes de fer. Elle tend une grille incomplète.

    Deux verticalement, monsieur le Représentant. « On s’essouffle à sa poursuite », en sept lettres.

    SOUPOV

    « Orgasme ».

    MARCIAU

    Ça colle pas.

    SOUPOV

    Ben si, justement .

    LE REPRÉSENTANT

    Vous pourriez retrouver tout cela dans notre Ency…

    JEANNE

    « Culotte » ?

    LE REPRÉSENTANT

    ...clopédie, qui présente sous le format le plus…

    FITZELLE, au REPRÉSENTANT

    Mais vous, qu’est-ce que vous en pensez ?

    LE REPRÉSENTANT

    Moi ? ...de quoi ?

    MARCIAU

    Jeanne ! si je te dis « poisson gadidé », qu’est-ce que tu réponds ? - comme ça, spontanément ?

    LE REPRÉSENTANT

    En sept lettres, « bonheur » ?

    FITZELLE, froidement

    Monsieur retarde (elle s’empare du volume, LE REPRÉSENTANT essaie de le récupérer

    MARCIAU

    ...Vous aviez dit combien, pour les mensualités ?

    LE REPRÉSENTANT

    ...Trente euros ?

    JEANNE, au REPRÉSENTANT

    Hymen, gland, cul, ça y est, dedans ?

    LE REPRÉSENTANT

    Certainement – je suppose – vou-lez-vous-lâ-cher-mon-doigt ?

    JEANNE

    C’est trop !

    LE REPRÉSENTANT

    Comment çà, trop ?

    SOUPOV

    Trente euros.

    MARCIAU

    « Oseille » ! Eurêka !

    LE REPRÉSENTANT siffle cul sec le fond d’une bouteille

    Parfait mesdames ! La langue française n’a plus de secrets pour vous !

    JEANNE

    Es kann gut sein...(« Ça se peut bien. ») - les traductions apparaissent sur un prompteur u-dessus de la scène)

    FITZELLE

    ¡Es divertido ! (« Il est amusant ! »)

    MARCIAU

    I’d rather say : ridiculous ! (« Je dirais plutôt : ridicule ! »)

    LE REPRÉSENTANT lui agrippe le bras

    Vous ! Vous là ! d’où sort cet anglais de cuisine ?

     

    MARCIAU

    Sie hurten mich ! (« Vous me faites mal ! ») à SOUPOV Me l'hai insegnato, vero? (“C’est toi qui me l’as appris, pas vrai ?”)

    SOUPOV

    Não è impossível (« Ce n’est pas impossible »)

    MARCIAU

     

    Κοίταxe πόσο κόκκινο είναι, ο κύριος
    Kíta póso kókkino inè kýrios («Regarde comme il est rouge, le monsieur »)

    LE REPRÉSENTANT, bafouillant

    De votre temps… d’vot’ temps… on passait le certif à 12 ans – à 14 on gardait les vaches…

    JEANNE

    Bibit,nec scit mentem suam tenere (« Il boit, et ne sait pas se tenir ») Be quiet ! (« Restez tranquille ! »)

    SOUPOV

    Bleiben Sie ruhig !

    JEANNE, traduisant 

    Calmez-vous (Elle lui serre la main, qu’il retire ; lui sert un verre, qu’il repousse, puis il se ravise et l’engloutit. Le verre.)

    LE REPRÉSENTANT va cueillir sur la cheminée la gravure enroulée, la déplie rapidement sur le table

    Chaque mot découvre un visage. Ainsi le Jeu Royal…

    MARCIAU

    Ech-chah mâtt, « le roi est mort »

    JEANNE

    Schachspiel…

    FITZELLE

    Scaccchi, chesse, latrunculi…

    MARCIAU

    Juegar al ajedrez (« Jouer aux échecs »)

    SOUPÖV

    Szachy.

    JEANNE

    Xadrez

     

    LE REPRÉSENTANT, haletant

    ...or, que remarquez-vous, là, sous les pieds de l’évêque ?

    SOUPOV

    Tsa’bân, orm, medjazz… un serpent…

    LE REPRÉSENTANT désigne à mesure les éléments de la gravure

    La faux de la mort…

    FITZELLE

    Die Hippe des Todes.

    LE REPRÉSENTANT

    En roumain !

    SOUPOV

    A mieţa (« la mitre »)

    LE REPRÉSENTANT, désignant les objets comme un maître d’école

    En finnois !

    JEANNE

    Börekkü (« la bourse »)

    LE REPRÉSENTANT

    En turc !

    MARCIAU

    Karath (« la croix »)

    LE REPRÉSENTANT, écarlate

    Vous inventez !

    JEANNE, désignant FITZELLE

    ¡ Ella si que inventa !

    FITZELLE , chantonnant

    Djoï, notsi, djash, soudjis (« chien, mitre, faux, rocher »)

    LE REPRÉSENTANT retombe sur son siège, cramoisi.

    JEANNE, lui tamponnant le front avec un mouchoir

    Nous ne comprenons pas un traître mot de toutes ces langues…

    LE REPRÉSENTANT, haletant

    Mi sciis, ke ĝi estas neebla (« Je savais bien que c’était impossible », en espéranto…)

    FITZELLE extrait d’une armoire murale un vieil accordéon octogonal (« concertina »). L’instrument maladroitement saisi d’une seule main laisse échapper une plainte aigre

    À la cabreto !

    FITZELLE joue et se met à danser. JEANNE l’accompagne. Chantant :

    « Cuando vieïra l’aguada

    Que maliz en la payn

    A pesar del alcalde... » ad libitum, occitan de cuisine… même pas…

    JEANNE enchaîne d’anguleux sauts de chats et se marche sur les pieds. FITZELLE en pantoufles grotesques rythme en zapateado mou, et brandit l’instrument au-dessus de sa tête. SOUPÖV tourne et rôtit ses gaufres comme un diable ses damnés. MARCIAU saisit le fauteuil par derrière et roule SOUPOV en rond.

    SOUPOV

    Les gaufres qui crament !

    JEANNE s’interrompt, laissant sa partenaire les bras en l’air et disparaît dans une resserre.

    Des pommes !

    MARCIAU court au buffet

    Du beurre !

    FITZELLE, dégageant sa main de la courroie de l’instrument

    De l’huile !

    JEANNE revient chargée de pommes, MARCIAU tient déjà la poêle. SOUPOV tousse et s’empiffre. Les premières épluchures se déroulent.

    MARCIAU

    Il faudrait du punch.

    FITZELLE

    Ça je m’en occupe ! (elle ouvre à la volée la porte du placard. Toutes confectionnent une vaste omelette aux pommes flambées, SOUPOV accélérant de son côté sa cadence de grillade de gaufres.

    SOUPOV

    Sucre… Oranges… Dépêchez-vous !

    Agitation frénétique de bras, couteaux, écumoire. LE REPRÉSENTANT se gave et rote. FITZELLE enflamme le plat, tous les visages se rassemblent par dessus.

    TOUTES ENSEMBLE

    Un beignet, un ! ...Attrape ! ...Une louchée ! ...C’est fort - t’as mis du cognac ? ...Sugar, please… - Qu’est-ce qu’on peut chanter ? ...C’est trop doux ! ...Il en reste ? ...Il faut finir les gaufres !

    FITZELLE

    « Quand’yo te foutch la man’ al culo…

    MARCIAU

    Pas celle- là !

     

    SOUPOV

    Quelle horreur !

    LE REPRÉSENTANT frappe du poing. Voix pâteuse et terrible.

    Moi j’en connais une !

    Il se hisse pesamment sur sa chaise. Les rures s’enrayent. La sueur scintille. Il a l’air d’un taureau ridicule. Dressé sur ses genoux écartés, il parvient au centre de la lourde table.

    Je vais vous en pousser une bonne…

    MARCIAU

    Je crains le pire.

    LE REPRÉSENTANT, beuglant

    Dies Irae dies illa… (ses deux bas battent vigoureusement la mesure)

    FITZELLE, ricanant

    Il va passer par la cheminée.

    SOUPOV

    À moins que le plancher ne s’entrouvre, DE PRÉFÉRENCE.

    LE REPRÉSENTANT s’interrompt,pivotant sur ses genoux, tendant l’index

    Les bouquins, OK, je vous les laisse. Mais la gravure – faut me l’acheter.

    TOUTES se récrient

    LE REPRÉSENTANT

    À vous quatre, ça fait quatre cents (plongeant sa main entre les seins de SOUPOV) ...les biftons !

    MARCIAU atteint LE REPRÉSENTANT à la cheville d’un coup de tisonnier

    SOUPOV, reboutonnant calmement sa liseuse

    Nous achetons.

    LE REPRÉSENTANT descend de la table, riant d’une oreille à l’autre. De sa mallette il tire une bourse rouge à cordon. JEANNE y met 50€, FITZELLE va chercher un billet dans son sac à main suspendu à la poignée de la fenêtre. MARCIAU tend son billet.

    LE REPRÉSENTANT, tourné vers SOUPOV

    Reste 250.

    SOUPOV tire des plis de sa robe un porte-monnaie plat et noir à fermeture d’or et le jette à terre.

    Ramasse…

    LE REPRÉSENTANT enfouit la bourse rouge dans une poche ; souffle grossièrement du nez deux ou trois fois et se dirige vers la porte. Se retournant vers la gravure étalée sur la table :

    Ceci vous appartien ! Il repart, se tourne encore : I SHALL RETURN !

    Il sort en éteignant exprès le plafonnier. Les femmes se retrouvent à la seule lumière du foyer. On l’entend chanter le Dies Irae en coulisse.

    JEANNE, stridente

    Foutez-moi ça au feu !

    FITZELLE avance la main, SOUPOV la retient au poignet, MARCIAU la fixe, elle relâche son étreinte, FITZELLE étire l’estampe entre le pouce et l’indes de chaque main, la levant ensuite pour montrer les personnages par transparence, et pose la gravure à plat sur le feu, où elle se consume.

     

     

     

     

    A C T E D E U X

     

    Même décor. Lumière gris froid. Brouillard et givre aux fenêtres. SOUPOV, JEANNE assise auprès d’elle. FITZELLE. MARCIAU. La table est encore encombrée des quatre tomes de l’encyclopédie Watson jetés pêle-mêle.

     

    FITZELLE

    Il y avait du monde. Les Rubeaux, Nicole Chust, le curé…

    MARCIAU

    On ne le connaît pas, ton cuiré.

    FITZELLE, sombre

    Il y était, l’autre.

    MARCIAU

    Le Niçois ?

    Le jour se lève, jaune, malsain. Buée sur les vitres.

    FITZELLE, égayée

    La dernière fois que je l’ai vu…

    JEANNE

    Si tu l’as vu…

    FITZELLE

    Il schlinguait à trois mètres.

    SOUPOV

    Grand, les joues creuses, un peu raide.

    FITZELLE

    Qu’est-ce qu’il éclusait les derniers temps… comment il s’appelait, déjà, le curé ? (SOUPOV commence à traver un nom dans la buée) – non, l’autre, le grand roux avec la grosse tête…

    SOUPOV

    Mon deuxième, il mettait son complet gris fer, il s’assoyait tout raide et on débouchait la bouteille de cacao alcacaolisée.

    FITZELLE

    La dernière fois c’était plutôt le gros rouge. « Eh la vieille ! » y me dit, »t’as rien à boire dans ton sac ? »

    SOUPOV

    Il portait une cravate. On se faisait du pied sous la table.

    FITZELLE

    « Quand t’auras dessoûlé » je lui réponds. Alors il me dit, en se rapprochant : « Aujourd’hui faut que j’boive un coup ; c’est mon anniversaire de mariage ! »

    SOUPOV

    On était bien pompettovitch, tous les deux…

    FITZELLE

    La sœur à Chotte, y a que l’curé qui lui est pas passé dessus… et encore…

    SOUPOV

    Et encore, et encore, et encore…

    FITZELLE

    « Comment » j’lui dis, « vous avez pas honte eud’ vous mett’ dans des états pareils ? Tu f’rais mieux d’aller soigner ta triple vérole », « oui » qu’y m’dit. Moi j’relève surtout pas, j’me détourne parce qu’y puait, la vache, mais v’là qu’y m’rappelle…

    SOUPOV

    Je devais lui changer les draps tous les cinq jours.

    FITZELLE

    Et tu sais qui j’ai vu aux quatre coins du poêle ?

    SOUPOV

    Y en avait partout. Même sur les murs, des traces que j’ai pas pu ravoir.

    FITZELLE, s’exclamant soudain

    Ignace ! (SOUPOV redresse d’un coup la tête) Voilà ! c’est comme ça qu’il s’appelle : l’abbé Ignace !

    JEANNE, à SOUPOV

    Comment, tu logeais ce type chez toi ?

    SOUPOV

    La chambre du premier, à Monségur…

    JEANNE, d’un ton pénétr

    Ach, Montségur…

    SOUPOV

    Non, l’autre, dans le Lot-et-Garonne, près de Fumel.

    FITZELLE agite lentement les bras dans la semi-obscurité

    ...ils étaient quatre à porter le drap noir à grosse larme d’argent, un à chaque coin, bien en haut, pour pas salir le velours…

    SOUPOV

    Il disait « Ma bite est le cercueil, tu es la fosse » (bien prononcer comme « brosse » et non comme « grosse ») , il me disait aussi « tu sens le pourri ça m’excite ».

    FITZELLE

    Il a voulu souffrir jusqu’au bout. « Sans morphine », qu’y disait. « Pas de piqûre ». C’est Louise-Anastasie qui m’a tout raconté. « À l’ancienne », y disait.

    SOUPOV

    Tous les jours il faisait sa promenade au cimetière. Tous les cimetières du coin il les a faits. Même la nuit. On l’a retrouvé complètement zapot au milieu des tombes. « Salut les copains ! On s’amuse à l’intérieur ! » - il n’en a pas parlé, de ça, dans son roman…

    JEANNE

    Son roman ?

    SOUPOV

    Il m’en a dédicacé un exemplaire je me demande où je l’ai fourré. Je suis tombé sur des horreurs. Il allait regarder les gosses se tripoter dans les buissons. Et avec l’instituteur par dessus le marché. Il faisaient bien la paire ces deux-là. Sans compter la Lettonne du maître d’école. Je n’ai pas pu tout lire.

    FITZELLE

    « Tu viens pas nous voir tous les deux ?- Qui çà les deux ? - Ben le Raymond ! t’as pas connu Bernès, tu temps qu’t’étais pute ? » - moi j’étais vexée vous pensez, il schlinguait des pieds, du cul, de partout, que c’était une vrai infection. Avec Raymond l’instite ils habitaient une cabane en planches dans le bois de Monflanque...

    Elle rajuste les plis de la couverture sur les genoux de SOUPOV)

     

    MARCIAU fouille la mallette oubliée du REPRÉSENTANT. Elle en tire, à mesure, des cartes routières, un étui à peigne, un carnet.

    Augmenter la lueur du lampadaire.

    JEANNE s’approche et lit par-dessus son épaule.

    « Trom Mersent ». Drôle de nom. (Sans conviction) Il faudrait peut-être le lui renvoyer.

    SOUPOV

    Il l’a laissée exprès.

    JEANNE et MARCIAU explorent les cartes routières.

    LE REPRÉSENTANT, voix off

    8 février 8h. Pont sur la Tardoire. Forte montée. Plein nord, pluie, femme rousse, seins obtus. (MARCIAU suit du doigt sur la carte) Cimetière de Maisonnais. Cote 284. Nestor Astier, 1920-1972, 52 ans. Bernadette Ouffres, 1898-1943, 45 ans. PPE.

    MARCIAU

    « Priez pour elle »

    LE REPRÉSENTANT, même jeu

    Louis Thimeau, Isidore Blas, Ursule Athmann.

    Vers les Dognons, « E.W. »

    MARCIAU

    « Encyclopédie Watson »

    LE REPRÉSENTANT, même jeu

    St-Mathieu. Sole meunière. Commande : Trois cercueils, Un crâne, Trois « Regrets Éternels ». Tête des clients.

    Bruits d’une automobile qui peine dans une montée ; coups de feu (mitraillette, mortier)

    FITZELLE

    Il pouvait plus parler, on venait de lui faire sa morphine.

    SOUPOV

    Ça empêche vraiment de souffrir, ce truc-là ?

    MARCIAU, suit du doigt sur la carte

    « Cromières »… Plein la bouche : crom-crom… « Cussac »…

    FITZELLE poursuit par gestes le récit de l’agonie,s’apitoie, s’effare en claquant du bec avec des mines gourmandes, SOUPOV suit son récit muet avec un respect croissant. Recouvrant la parole :

    Il roulait des yeux, comme ça, et il essayait de se redresser « Hââ, Hââ », qu’il faisait – puis à un moment donné, il s’est mis à respirer très fort – et il ramenait tout les draps -

     

    SOUPOV

    Et puis ?

    FITZELLE, très vite

    Il est retombé en arrière, la bouche de travers… Il a fallu lui enfoncer la communion…

    MARCIAU

    Charles Ayant (1901-1978

    Christiane Pithuite (1905-1982)

    FITZELLE, tournée brusquement vers elle

    Il prévoit ceux qui vont mourir ?

    SOUPOV se signe à la mode slave

    JEANNE

    Et pour nous, il y a quelque chose ?

    MARCIAU

    Il a sauté Limoges. Ça reprend à St-Léonard.

    JEANNE

    De Noblat ?

    MARCIAU

    De Noblat.

    SOUPOV même jeu.

    JEANNE

    Tu crois en Dieu maintenant, Souponievchka ?

    SOUPOV

    À tout hasard…

    MARCIAU

    C’est comme tes origines russes. On n’en croit pas un mot.

    SOUPOV très digne

    Mon premier mari était de Dniéproguess///

    MARCIAU

    Quinze mois de mariage, tu parles…

    FITZELE

    En tout cas y a pas la queue d’un cruifix

     

     

    JEANNE

    Pas plus que de miroir.

    MARCIAU

    Vu ta gueule ça vaut mieux.

    FITZELLE

    Onze heures ! Faut qu’j’aille chauffer la soupe à mon homme!(à SOUPOV) Je reviens juste après pour la tienne.

     

    VOIX hors champ, solennelle

    Depuis combien de temps qu’elle se le trimballe, la FITZELLE, par tous les temps, d’un éclopé l’autre, rue Boudard, rue Pelleteux, faire pisser le vieux, faire chier la vieille… Les vieux, ça perd la mémoire, ça parle seul dans la rue. Tous les passés se valent. Des anniversaires de morts, de mariages. Les gros sabots. La pluie fine. Le vieux qui tombe de sa chaise. Frotter le sol, tendre l’assiette, ravauder, se confier à la mort le long des façades, entre deux piaules.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    A C T E T R O I S, PREMIER TABLEAU

     

    Le décor est sensiblement le même. Simplement, un éclairage différent permet de constater qu’on se trouve dans un autre intérieur misérable, avec un VIEIL HOMME, cette fois, dans un fauteuil médicalisé.

     

    FITZELLE

    J’te prépare un potage.

    LE VIEUX

    Hnnn hoan…

    FITZELLE approche une assiette pleine, traînant après elle une chaise paillée. LE VIEUX la lui renverse méchamment d’un revers de bras. Son regard est dur.

    FITZELLE

    Crève ! (elle s’essuie les yeux)

     

    DIALOGUE OFF

    FITZELLE : Té, ça fait longtemps qu’y bande plus… Et y fodré engcore que je le suce…

    JEANNE : C’était quand la dernière fois ?

    FITZELLE : Ça fait longtemps qu’j’y fais plus attention… Je suis pas une obsédée comme vous…

     

     

    DEUXIÈME TABLEAU

    Nuit. FITZELLE se promène en clopinant. Les yeux charbonnés, sur la tête un catogan à oreilles de Mickey. Une palissade de terrain vague. Des grues dardant leur antenne aveugle. Chantiers béants. Au coin des sentiers les rôdeurs se concertent. FITZELLE porte un cabas gris bourré de pelotes et de légumes.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Carré de dames N

    C O L L I G N O N

    C A R R É  D E  D A M E S

    AUTEURS DE MERDE

     

    - Watson's international Encyclopedy...

    - Tell on... exciting... - la vieille femme se rengorge.

    Le représentant se redresse, trapu, les mains bien à plat sur la table :

    "Décidées ?

    - Oui, dit-elle.

    - Un petit verre ? dit l'autre vieille.

    Elles boivent d'un trait :

    - Du porto.

    - Et du bon."

    De la première l'homme ne voit que le nez : une arête, irrégulière ; l'autre, Gretel, ridée comme un vitrail au soleil couchant. Le petit représentant se méfie : une fois de plus, on le fait boire. Le porto l'écœure, l'estomac lui brûle. Sa tête tourne. Les vieilles tiennent le coup. Elles sont à présent rouge sombre, en étau ; il s'écarte :

    "L'Encyclopédie Watson, chef-d'œuvre de la rigueur anglo-saxonne...

    - Aryenne.

    Il sursaute.

    "Vous n'êtes pas spécialement nordique, n'est-ce pas ?

    - Non, de Nice.

    - Arabe ?

    - Tout de même pas.

    Le jour qui baisse. Sur un fauteuil un tas de couvertures qui somnole. Au-dessus du Niçois passe un dessous d'escalier tournant dans la pénombre.

    "Où va cet escalier ?

    - Porto ? dit Jeanne.

    Le goulot tinte. Le représentant brun pose la main sur son volume :

    "C'est toute une somme. De tout ce qu'on peut savoir.

    - Encore un ? - ...je peux finir ? - ...la bouteille ? - ...ma phrase ?

    - Nous n'avons pas besoin d'encyclopédie.

    - Nous sommes l'Encyclopédie.

    - Vous ne savez pas tout ! ...Tout est là !" Il désigne son livre.

    - Dô héne, là-dedans ? reprend Gretel en son dialecte- l'homme empoigne la bouteille et la vide en

    roulant des yeux. Alors l'âtre s'illumine. Dans un crépitement surgit du feu la forme accroupie d'une femme en noire activant le soufflet : Je ne suis pas d'accord dit-elle - c'est Marciau, 140 cm. La mâchoire de Jeanne s'éclaire par-dessous 'un coup, la peau ridée de Gretel vire au mauve et l'escalier jette une lueur mauvaise : je n'achète pas l'Encyclopédie Watson. Elle tient sa pelle à feu toute droite. L'homme prend les autres à témoin

    "Vous étiez d'accord, vous deux ; ça fait trois quarts d'heure qu'on discute.

    Gretel répète trois quarts d'heure. L'homme titube dans l'éclair des flammes, heurte le tas de couverture.

    LE TAS : Aïe !

    L'HOMME, apoplectique : Y a quelqu'un ?

    Le tas répond bien sûr imbécile. L'homme revient sur ses pas, solennel. Il se masse le front et le genou : "Savez-vous bien - voix grave - ce que c'est qu'un imbécile ?

    - Rekarte ta klace répond Gretel. Jeanne rectifie ta glace. - Je ne vois pas de miroir ici. - Pas besoin dit-elle. Ti d'ann autô chrêsoïmetha ; dit la couverture Ce que vous en feriez ? répond-il "Ô courte sagesse, ô sexe imbécile et faible ! c'est bien folie de courir aux miroirs- mais bien plus grande encore de les briser – celle-ci est de moi.

    - Proxima mors mox auferet nos dit Jeanne au long nez.

    - Sind wir noch immer Frauen ? demande en allemand la Naine à la pelle - sommes-nous encore des femmes ?

    L'homme les considère dans le jeu des flammes, et lorsqu'il se rassoit ses articulation craquent nettement. Pas de pitié dit-il à haute voix. "La vieillesse la plus décrépite et l'enfance la plus imbécile courent à la mort comme à l'honneur du triomphe"

    - CREVE dit l'infirme

    - Du Bossuet, Mesdames.

    - Sur l'exaltation de la croix, Premier sermon.

    - Je sais dit l'homme.

    - Bossuet pue du cul dit Jeanne.

    L'homme tire vivement j'ai là aussi de sa mallette une estampe qu'il étale et lisse d'un revers de main, puis se recule vivement – toutes se regroupent autour du parchemin où se distinguent une

    faux, un reflet de flamme une mitre dit Soupov en roulant son fauteuil, d'archevêque "...avec un texte en vers" ajoute l'homme je ne vois rien dit la Naine. Le représentant tourne le commutateur mais les têtes se tournent, réprobatrices. La Soupov sur son siège frémit du menton, le feu pâlit, l'homme les dévisage : C'est l'estampe et non mois, Mesdames, qu'il faut examiner.

    - Vous nous avez bien toutes examinées ? bien désossées ? dit la grosse assise. L'homme se tire le pantalon et se carre sur sa chaise : "La gravure" (ton didactique) "a pour titre Der Tod und der Tor" (on distingue en effet, dans la manière de Dürer, un évêque siégeant, la mitre en bonnet d'âne, disputant avec la Mort une partie d'échecs. La Mort s'y tient debout sous forme d'écorché ou de transi, l'immense faux juste au-dessus de la mitre ; à son pagne déchiqueté pend une riche aumônière, vers laquelle, par-dessous la table, l'ecclésiastique allonge une main gantée toute garnie de bagues).

    "Voyez comme il sourit, l'homme d'Eglise, tant il est sûr que s'il est un écu à gagner, l'imbécile l'emportera sur le philosophe – mais dans les plis des yeux, et du menton, observez bien les stigmates de la sottise" - la Naine répond que tout dépend de la façon dont on tourne l'œil – "mais l'Evêque a tort, la Mort étend le bras" - "mat à l'étouffée coupe la Naine : Cavalier noir f7". Au bas de l'estampe deux quatrains gothiques, en moyen français, l'autre en haut-allemand :

     

    Cil cuyde engeigner la Mort

    Par luy desrobber sa bource -

    L'inbecille doubte encor

    Sil a terminé sa course.

    La Naine ensuite lit à haute voix, sans la moindre hésitation, le quatrain symétrique en Neuhochdeutsch. "Il s'en est fallu de peu, ajoute l'homme, que cette estampe n'ait brûlé, dans l'incendie de St-Léger (Sankt Leodegar)- à Lucerne (1633) - voyez ces traces rousses...

    - ...Vous y étiez...

    - ...observez également – il place la feuille à contre flamme - ces minuscules coups d'épingle sur la Faux – et sur l'Echiquier : signe de croix.

    - Conjuration, dit Jeanne.

    - Exorcisme, rectifie le représentant : ADONAI , IEVE , TSEBAOUTH , O PERE SUPREME DU CIEL ET DE LA TERRE...

    - Ta gueule.

    Sans sursauter l'homme tient la gravure immobile. Jeanne repère d'autres écorchures "sur la tranche, à gauche" – la Naine insinue la thèse d'un arrachage crapuleux très récent.

    Jeanne distingue entre les lignes quelques traces en caroline minuscule – Palimpseste tranche le représentant. "Comment diable" hargne la Naine "cette gravure est-elle en votre possession ?" Le représentant niçois invoque l'autorité du Second Cosmopolite alchimiste Sendivogius : "...transmission au Nonce apostolique moyennant fortes indulgences – ce qui se négocie bien plus cher d'habitude – puis passage par Henri-Jules de Bourbon-Condé - jusqu'au grand David d'Angers – post Revolutionem rerum - je dispose aussi par d'ailleurs" ajoute-t-il "d'une importante fortune personnelle - écoutez cette étrange anecdote :

    "Le 5 thermidor An II – quatre jours avant la chute de l'Incorruptible – un chevalier de Pierrefonds jouant aux Echecs s'aperçut que la main de son partenaire, posée sur un fou devant lui, n'était plus qu'un infect assemblage d'os et de tendons. Levant ses yeux horrifiés, il vit que son adversaire avait pris l'aspect d'une momie suintante. Dans le sursaut qu'il fit, l'échiquier se renversa ; par-dessous se trouvait cette gravure. Il ne se rappelait pas l'avoir jamais possédée, ni aucun autre de son lignage – et nul de ses gens ne put dire qui l'avait placée là. Le chevalier s'enfuit sur-le-champ pour l'émigration sans avoir pu réunir ses biens, jusqu'au fin fond de l'Angleterre, et n'en revint jamais.

    "L'écorché s'était éclipsé par une autre issue, laissant derrière lui une infecte pestilence. Les domestiques assurèrent plus tard que dans la venelle où il s'échappa, l'homme avait repris son aspect naturel, la perruque juste un peu de travers. Il s'appelait Jen de Fourquet, et c'était lui que l'Accusateur Public avait envoyé arrêter le chevalier..."

    L'auditoire hoche la tête. Mais l'homme demande trop cher de sa gravure. Qui reste sur la table, à demi-enroulée, embarrassante. Il proteste que les enchères sont montées très haut et qu'il ne compte pas la laisser pour rien. Il se carre sur sa chaise, étend les jambes. Jeanne lui demande si c'est bien "[sa] compagnie" qui le charge de vendre une telle œuvre. Certains de mes confrères précise-t-il gravement - Gretel marmonne Sorcier de pacotille et le représentant, imperturbable, déclare ex abrupto que [ses] pensées ont pris un autre cours.

    Marciau double ses lunettes d'une loupe et scrute la gravure qu'elle s'est appropriée. De sa poche marsupiale elle tire un crayon, du papier pour prendre des notes. Soupov sur son fauteuil se signe précipitamment à l'orthodoxe et laisse retomber sa main. Gretel bâille. L'homme éternue soudain, sursaute, quelle heure est-il ? - Huit heures et demie dit l'infirme. La Naine renchérit ça fait tard sans lever les yeux de sa feuille. Gretel : Ma montre est arrêtée – Un effet de la gravure sans doute? - je plaisante... - ...moi j'ai faim dit Gretel - Vous pourriez m'inviter à dîner." Grimace : on n'a pas de chambre. Pesante et contrariée Soupov lève le bras, fixant tour à tour les trois autres : "Je suis ici chez moi. Qu'il partage le dîner. Soirée gaufres." L'homme s'incline. Soupov roule sa chaise vers l'âtre et la table, face à lui, où les lueurs croisées du feu et du plafonnier révèlent d'un coup ses joues lunaires.

    Les trois autres se lèvent. Marciau, sur la pointe des pieds, place en équilibre la gravure sur ses deux volutes. Soupov demande à l'homme s'il est attendu chez lui : Vous ne m'attendiez pas non plus ,e suppose. Jeanne au long nez passe les plats : "Pour Azraël – Je ne suis pas l'ange Azraël" - "Dieu aide". L'homme ouvre les bras, souriant, complet prune et cravate à pois : Ma tenue n'est pas très protocolaire et Jeanne cligne de l'oeil. Gretel balance les couverts qui cliquètent. Soupov tourne le cou d'un air réprobateur - vous êtes vraiment représentant de commerce ? allez- soyez gentil - montrez-nous votre carte !

    L'homme se met à rire et se fouille en vain vous auriez pu ôter mes dicos de la table tout de même - il les replace lui-même dans sa mallette. La Soupov se signe précipitamment sous sa serviette. Jeanne : Vous êtes juste en face de la patronne. - Je n'avais pas l'intention de changer de place. Gretel hausse l'épaule. Soupov incline avec grâce ses deux mentons. La Naine allume deux chandelles de part et d'autre de l'estampe à la façon d'un tabernacle ; L'homme inspecte la gravure, le rictus de la Naine, à nouveau la gravure : des profils. Devant lui deux cierges en enfilade vacillant devant le feu. Au fond à contre-jour la tête renfrognée de Soupov j'en veux pas de ce machin.

    L'homme se soulève en biais pour vérifier, bien en face, le filigrane ou "marque d'eau". Touche du coude le sein de Jeanne qui pouffe en le servant puis réteint le plafonnier. Les quatre femmes et l'homme éclairés par dessous, sinistres. L'infirme penchée à gauche tourne dans un cadre un gaufrier antique plein de pâte au-dessus de la flamme : deux plaques de fonte dans les étincelles. Juste à sa droite Gretel en embuscade pique tout ce qu'elle peut dans la pile de gaufres au ras de l'assiette ; la gnomide fait circuler le plat Et le rhum ? râle Gretel entre ses gencives. - Devant toi. Tu ne la vois déjà plus. Après tout ton Porto ! - j'ai caché le magnum" souffle Jeanne à l'oreille de l'homme. Gretel renverse l'alcool au-dessus de sa gueule édentée : "Encore un gorgeon... - Permettez-moi de vous faire observer" s'enhardit le représentant "que vous avez mis le pouce sur l'embouchure." Gretel se vexe.

    Attention dit Jeanne elle est bien partie méfiez-vous. - Une bouteille dans la gueule c'est vite parti – Laissez-la tranquille intervient la Naine en ôtant la grosse fiole des mains de la vieille qui se rabat, décicément, sur les gaufres Le dernier représentant qu'on a eu dit Gretel la bouche pleine on l'a violé. Marciau confirme : On a bien rigolé. "Il courait dans tous les sens dit Soupov il ne trouvait plus la porte : "Bon-alors-écoutez-moi-bien-j'ai compris- v'là tous les papiers-je-me-tire -foutez de ma gueule - plus vous voir plus vous entendre- où c'est la porte – au plaisir – du balai"

    Jeanne mime la scène, entasse tout dans une forme de mallette et roule des yeux de dément – Soupov s'effondre sur ses seins, Gretel se plie au ras des flammes. La Naine, enfouie dans une gaufre, pouffe comme un édredon qu'on tape. Il en a oublié sa camelote! - Pardon : deux paquets d'échantillons 45t. Linguaradio dit le Représentant. Les quatre vieilles se regardent, ahuries : "Comment savez-vous ça ? - Bien fait dit Gretel ; d'abord moi j'aime pas les Arabes. - Pas Arabe ; Niçois. - Lui aussi ? - C'est pareil, au sud de la Loire, c'est tous des nègres. - Tu sais ce qu'ils te disent, au sud de la Loire ? Est-ce que tu le sais ?

    Arrête de jouer les Ray Charles, pose ta fiole et laisse-moi des gaufres nom de Dieu ! - Y a pas de cidre ? - la grande Jeanne disparaît dans une espèce de resserre d'où elle ressort avec trois litres de brut c'est pour vous - A votre blace dit Gretel je me méfierais elle a l'air vachement partie, un partout. L'homme engloutit le cidre et les gaufres : "Vous mangez toujours ensemble ici ? - la bouche pleine – vous avez de bonnes alloc, non ? Marciau à ras de table fixe l'estampe et la retourne – soudain - la vision se détache, à l'envers, saisissante, en gros traits noirs sur le grain de feuille : la mitre se met à trembler, la bourse oscille au bout de son cordon, la mort joue des mâchoires. La faux s'agite - la Naine alors cligne de l'œil et tourne l'image sous le goître de Soupov, qui sursaute. Le Représentant ne désarme pas, cherche entre les quatre vieilles un lien, une onde, quelque chose - ...entre nous deux complète Jeanne. Gretel : Vous voulez qu'on parle de cul ? - Cuve et tais-toi dit Soupov (hautaine, tournée vers l'homme) nous parlerons de cul si Monsieur le désire. - A propos dit l'homme pas de visites ? - Comment, "à propos" ?s'indigne-t-elle. Le représentant s'embarrasse, le gaufrier tourne et grince sur ses tringles dans un bruit d'armure, Jeanne mâche bouche ouverte et depuis quand vous connaissez-vous ? - Bien assez longtemps fait Soupov très morne. - C'est pour moi ça ? c'est moi qui t'emmerde ?" mais l'homme repère un long regard de biais coulis vers la Marciau qui s'est bien gardée de souffler mot.

    Il se frotte les mains pour ôter quelques grains de sucre. "En tout cas dit Jeanne c'est nous qui nous sommes connues les premières. - C'est nous qu'on s'est connues rectifie Marciau. "Pardon" intervient Soupov, j'ai connu Gretel avant toi. Petites annonces complète la Mulhousienne - Soupov précise : "Pour aide ménagère" – Na ja ! soupire l'autre, et dans ce long soupir passent des kyrielles de serpillières et de seaux hygiéniques ; de gants sous les aisselles et le long des seins gras. Il faut avouer récite Jeanne que vous eussiez été tout ébaubis d'apercevoir notre future amie vêtue de satin noir et chapeautée, tricot en bataille, épiant les ébats des danseurs et seuses, battant de sa pantoufle le tempo d'un baïon. Quelle aventure cherchait-elle en ces lieux ?

    - Qu'est-ce que tu y foutais toi-même ?

    - But artistique.

    - La chasse aux vieux tableaux ?

    - J'observais, dit Jeanne, solennelle.

    - Qu'est-ce que j'avais de si observable ? dit Gretel.

    - Il émanait de cette femme un je ne sais quoi...

    - On le saura que t'as été gouine. Moi aussi, mais che le crie pas sur les toits."

    Jeanne prend les autres à témoin : "Je n'ai jamais parlé de ça. Si je t'ai observée, c'est que tu correspondais exactement au type de petite vieille...

    - "Petite vieille ! petite vieille ! t'avais qu'à te regarder, eh, cadavre !

    - A soixante-douze ans on n'est pas vieux, dit la Soupov, conciliante, retournant ses gaufres.

    - Je me serais sentie flattée de servir de modèle.

    Gretel, 83 ans : "Et avant de passer, la Soupov, tu vas me les payer, ces trois derniers mois de soins ?

    Soupov, exorbitée : "Et les gaufres ? Et ton couvert à l'œil ? Et ta copine que tu as ramenée ? (sans laisser à Jeanne le temps de protester) – et la Marciau, là, est-ce que je lui ai demandé de s'installer ici ? oh, tu en sors, de tes mots croisés quand je te parle?

    - On peut toutes se tirer, si tu veux ! tu crèveras sur ton fauteuil ! - Je suis de trop, peut-être ? susurre le Représentant, extatique. La Soupov s'étouffe dans une quinte de toux : des chocs profonds et sourds en ondes mamellaires gélatineuses, tandis que la louche dégouline sur les plaques de fonte. Gretel en titubant la redresse elle se laisserait bien crever ! Marciau la Naine rassoit l'ivrogne et Soupov se rétablit seule en soufflant, l'œil égaré, puis reprend sa tâche sans mot dire.

    Marciau roule la gravure et la pose à côté de son assiette. Jeanne grignote une croûte froide du bout de ses dents de cheval. La Naine se remet à ses mots croisés en se tamponnant le front. La fumée retombe en pendeloques aux angles du plafond. Vous avez la télé ici ? - Derrière vous." Le représentant se tourne. "On n'a jamais envie de l'allumer. - Parle pour toi ! - Je la supporte dit Soupov." L'homme se lève et tourne le bouton. Je me demande ce que vous pouvez voir dans cette fumée. Un ronronnement très fort. Pas de son. À l'écran des boyaux rougeâtres entrelardés de gras – Emission Médicale – Gretel s'envoie une gorgée de rhum ; la Naine lui arrache la bouteille. "Changez de chaîne pour voir ?" - même image, ronronnement plus aigre Curieux ces traces de rouge dans le noir et blanc – l'appareil s'éteint de lui-même. Le représentant coupe le contact, se rassoit, bouffe une gaufre.

    ...S'il y a des disques, ou la radio. "Nous avons un disque. - Un requiem ? - A nos âges, vous êtes fou ? - Oui." Jeanne minaude : "Ce sont des extraits d'opéras. Léon Escalaïs, ténor, très rare - tourne-disque en panne. Marciau se dresse pour placer, finalement, la gravure, sur le manteau de la cheminée. L'homme gonfle les joues en soupirant. Dit que ça sent bon ici. D'habitude chez les vieux ça pue. Chante la pendule d'argent – qui ronronne au salon... – Je ne supporte pas les pendules coupe Soupov. Le Niçois passe la main sur son cou, répète c'est étouffant - vraiment étouffant.

    - Nous avons une fenêtre, tout de même ! - Seulement on ne l'ouvre pas. - Trop froid dehors dit la Naine, et Gretel : C'est bien toi qui es venu ici tout seul ? - Moi je lis" dit Jeanne et Soupov "Je tricote", et la Naine "Je pense". C'est pas marrant dit le représentant. - Les mots croisés c'est bien, répond Marciau ; comme un échiquier, en mieux : le labyrinthe, la conquête - tenez : combien de définitions pour – elle fixe l'homme à travers ses lunettes - "désir" ?

    - Il peut être inconstant, ferme, fugitif. Ardent.

    - Aveugle, dit Soupov.

    Jeanne : "Exclusif, excessif" - Impétueux, crie Gretel. Soupov propose "physique, refoulé". L'homme se prend au jeu : "Satisfait" - On l'avive, dit Jeanne. Soupov précise qu'on le fouette, Marciau la Naine parle de le borner, de l'éteindre.

    "Il naît", reprend l'homme. Je veux le confort et la gloire déclame Jeanne. "Moi Gretel darde ses yeux ivres. "Deux verticalement : "on s'essouffle à sa poursuite", sept lettres – orgasme évidemment ! - ça ne colle pas. Gr

    - Si, dit l'homme.

    La Soupov rit à grands coups d'asthme.

    - "Poisson gadidé" en sept lettres ?

    - "Bonheur" ?

    - Monsieur retarde d'une définition.

    - Je ne peux tout de même pas savoir par cœur... voulez-vous lâcher ça ? - lâchez ça tout de suite ou j'appelle la police ! Mesdames je vous prie ! Mesdames !

    - ...Rends-lui son Tome II tu vois bien qu'il va pleurer." Jeanne rend le volume. La Naine saute au feu, pivote en présentant son tisonnier : "Vous avez dit combien, pour les mensualités ? - Soixante francs halète l'homme - ...et caroncules myrtiformes ça y figure dans votre machin ? hymen, cul ? - ...les grands mots soupire Jeanne.

    - Evidemment dit l'homme : champ lexical médical, historique, physique...

    - C'est trop ! - ...comment, "trop" ? - ...les 60 francs.

    - Soupov, ne commence pas à marchander.

    - ...Gretel, bouscule ton vieux : sous le traversin à droite...

    Le représentant siffle le fond du litre :

    "Parfait, mesdames, parfait !" - s'essuie les lèvres - "le français n'a plus de secret pour vous !

    - Das mag sein dit Jeanne en rapprochant son assiette ("cela se peut") – Gretel se carre au fond de sa chaise : "¡ Si que está cómico ! ("il est vraiment comique !")

    - I'd rather said : ridiculous

    - Vous, vous là, d'où sort cet anglais de cuisine ?

    - Sie tun mir Weh ! Vous me faites mal !

    - Kitaxè pos inè kokkino o kyrios dit la Naine ("Regarde comme il est rouge le monsieur")

    - De votre temps, bafouille l'homme, de votre temps, on passait le certif à douze ans !

     

    On manquait l'école pour les vendanges !" - ses yeux roulent – Jeanne lui presse la

     

    main qu'il retire furieusement – lui sert du cidre qu'il repousse et finit par vider. Il se redresse enflammé, récupère des deux doigts récupère sur la cheminée l'estampe qu'il redéplie sur la table :

    "Chaque mot "révèle un visage et multiplie les clés de l'humain, multiplicates keys to humanity – toutes éclatent de rire – AINSI braille-t-il LE JEU ROYAL -

    - ...le roi est mort interrompt la Naine ch'châh mat -

    - ...qu'on appelle "échecs" – Xadrez [chadrech] em português

    - ...exalte le Dieu-Equestre qui fraie sa voie libre à la Mort - ma mort, ta mort, sa mort – or, que remarquez-vous, là, sous la plante des pieds de l'évêque ? è una serpiente, un serpent - le représentant désigne de plus en plus rapidement les détails de la gravure : "En roumain ! - A mietza, la mitre. - Finnois ! - Borekkü ! (la bourse).

    - Norvégien ! - La cordelière, de hartlinck !

    Le Représentant crie, écarlate : Vous inventez ! - Nil invento dit Soupov, je n'invente rien. L'homme sur son siège. La Jeanne lui tamponne le front : "Nous avons bluffé." Il se redresse d'un coup, épouvanté : "C'est pour me rassurer. - Nous ne connaissons pas un mot de toutes ces langues, dit Soupov avec bonté. - Je savais bien que c'était impossible" – le petit homme s'efforce de crâner. Il repousse le mouchoir. Gretel ricane. De l'armoire elle extrait un bandonéon flétri, large comme la main ; l'instrument déroule un soupir aigre A la cabreto politas ! - Trop facile grommelle la Naine soudain de très mauvaise humeur.

    Et le bandonéon se met à scander, Gretel joue faux fortissimo en clopinant Quando vieïra l'aguaida / qué maliz em la paya / a peçar del ascado – tantza las vièlhas ! - C'est du bidon - Ta gueule et Jeanne enchaîne les sauts, la Mulhousienne bombe le torse, la fausse Russe tourne et rôtit ses gaufres comme des damnés. Marciau la roule en cercle, Jeanne les entraîne dans sa polka cagneuse ell's dans' entr'elles et on s'en fout soudain lâche en réclamant du beurre ! des pommes ! et s'engouffre dans la resserre.

    La Naine est restée bras en l'air, Gretel renfonce le bando dans le costaud

     

    comme on se brûle et secoue son soufflet qui brame - apparition de l'huile et de la poêle à manche de bois. Les pelures serpentent et Soupov s'empiffre. La Naine faudrait du punch Gretel coupe Je m'en occupe et tire du buffet le Rhum – ...du guignolet-kirsch ? s'étrangle l'homme – Jeanne pèle et coupe les pommes – Soupov au gaufrier : vingt secondes, gaufre – trente secondes, gaufre – sucre ! ...orange !... dépêchez-vous pour les beignets ! - les pâtons crépitent, ça pue la friture, agitation de membres et de mandibules au-dessus de la table – écumoires. mains, couteaux.

    Le représentant aspire à pleins naseaux. Gretel pose cinq bols en marmonnant, l'assiette garnie de sucre. Une allumette, un froufrou de flammes où coulent des galères sous les lèvres qui serpentent d'une fossette à l'autre ; et dans leurs cheveux des mèches couleur étain, blafardes - à hauteur des yeux, le puits des orbites. Kirsch cognac ça jure. Panne de citron - Faut tout finir -

    "Quand' jo te foutch la mano al culo...

    - Pas celle-là, pas celle-là !

    L'homme frappe du poing : Moi j'en connais une ! Voix pâteuse. Il se hisse sur la chaise, les vieilles s'agrippent en pouffant comme on vesse ; les tifs de l'homme se collent sur son front de petit taureau ridicule qui se rattrape, à quatre pattes sur la table, Gretel rumine, Soupov pèse à deux mains. Le représentant se redresse à genoux, hagard, les yeux rouges et la bouche torve sous l'abat-jour blanc : Je vais vous en pousser une bonne. La Soupov écarquille les yeux. Quelle honte dit la Naine iI va nous faire le Dies Irae - Non Mesdames mugit-il Mais si je le chantais ça donnerait CECI : Di-es irae di-es illa etc.

    - C'est faux ! Cest faux ! - roulant des yeux, tordant ses doigts boudiné, bavant le cidre à plein menton. Des deux bras il bat la mesure. Gretel lui crie de foutre le camp par la cheminée, Soupov : ...que la terre l'engloutisse - de préférence ! - le représentant s'interrompt : Je ne repartirai pas sans pognon ! Il est furieux : les bouquins, OK, je vous les laisse - mais l'estampe, là, derrière mes jambes - il les écarte - vous me l'achetez. - Quoi, 400F, 400F chacune ? - il plonge la main vers les seins de Soupov C'est toujours là que ça se planque ! Jeanne déplore sa grossièreté, Marciau la Naine le contourne et frappe la cheville avec le tisonnier , le Niçois hurle et les insulte toutes : Quatre cents francs ! Quatre cents francs ! Jeanne et la Naine le rassoient. Silence. La fausse Russe reboutonne sa liseuse : Nous l'achetons. Sur la table la jatte s'est renversée, la pâte coule lentement vers l'estampe. La Naine agrippée au tisonnier éponge la coulée blanche et le feu s'effondre en étincelles. L'homme a relevé le front, ricanant d'une oreille à l'autre ; de sous sa chaise il tire alors une aumônière orange vif qu'il ouvre des deux doigts.

    Jeanne tire de sa manche 50F, il se relève en titubant épaules hautes aumônière béante - Gretel n'en [donnera] pas plus et décroche son sac à main de la crémone. Marciau jette au trou son billet plié, l'haleine du représentant est intolérable, la Naine a détourné la tête en inclinant son tisonnier. Soupov tire enfin du tablier sa bourse à fermeture d'or et dix de der ! crie l'homme en tirant le cordon d'un coup sec, Soupov fait claquer son fermoir. Le Représentant se dandine en grognant comme un ours, rempoche sa bourse, souffle du nez deux ou trois coups, gagne la porte. Se tourne vers la table, désigne largement les ustensiles, gaufrier, jatte, et l'estampe : "Ceci vous appartient". Il se retourne encore : I shall return. Puis il éteint le plafonnier, les abandonne aux lueurs du brasier, tandis que par la porte un tourbillon neigeux file entre ses jambes et vient mourir sous la table.

    Puis le battant se referme, et, semblant sortir du fond de l'âtre, éclatent du dehors, basses et rauques, les accents terribles du Dies Irae qui se perdent plus loin dans la rue. Gretel bondit sur ses pieds, rallume tout. Soupov rogne un quartier de pomme dont elle crache les pelures, une à une, du bout de la langue. Jeanne pousse un cri strident Brûlez ça, je ne veux plus la voir, jetez-la au feu !" Gretel avance la main, l'infirme l'arrête au poignet, la Naine regarde l'infirme qui la relâche, Gretel saisit l'image, l'étire ; un instant les personnages se raniment par transparence, l'évêque sourit niaisement. Puis penchée sur la table Gretel lâche l'estampe.

    Le papier tombe à plat sur la braise, des flammes claires jaillissent du squelette ainsi que du front de l'évêque. Puis le feuillet se ronge. La faux de la Mort résiste ; la pointe enfin se racornit, le manche finit par sombrer ; ne subsiste qu'un fragment de triangle luisant comme l'acier, que Jeanne saisit entre ses doigts, une goutte de sang lui vient à l'index. Le lendemain dans les cendres de l'âtre elle trouve un éclat de verre à moutarde.

     

    X

    Début janvier. Soupov, Gretel, sous le gris d'une aube avortée. Par le carreau s'insinue le froid du brouillard - vues du dehors deux ombres l'une aux genoux de l'autre - mise au jour indéfiniment repoussé, double embryon - dernières étoiles par les trouées - il est mort à son tour dit sourdement Soupov les mains jointes, puis à plat sur les genoux. "Il y avait bien du monde à l'église" dit Gretel. Jeanne assise sur un coin de table esquisse un bâillement ; fixe la vitre grise, apathique. "J'ai vu" dit Gretel "les deux cousins Rubeaux... - On ne les connaît pas tes Rubeaux. La table encore jonchée de l'Encyclopédie Watson en quatre tomes.

    Sous l'ampoule Marciau la Naine les ouvre l'un après l'autre, pointe l'index et recopie des citations dans des marges de journaux ; les volumes se referment dans un choc mat. "Il y était, l'autre" ajoute Gretel. - Le Niçois ?" Le jour se soulève. Un réverbère qui clignote dans la brume. "La dernière fois que je l'ai vu... - ...il était bien bourré, achève l'infirme. - ...il schlinguait bien à trois mètres. -... grand, les joues creuses... - Ce n'est pas le Niçois – C'est Ménestrel, dit Soupov. - Qu'est-ce que tu veux que ça nous foute, à nous, "Ménestrel" ?" Jeanne insinue que la Soupov a couché avec lui, "Ménestrel".

    - ...Comment s'appelait le curé, déjà ? Par dessus les têtes la Soupov trace un sillon sur la vitre - le grand, avec son complet gris fer ? - aide-moi donc ! - Il s'asseyait en bout de table, tout raide, et moi à l'autre bout. On débouchait la crème de cacao. - Le curé? - NON. MENESTREL. - Quand je l'ai vu la dernière fois dit Gretel eh la vieille ! qu'il me dit. T'as rien à boire dans ton cabas ? - Il portait une cravate dit Soupov. On se faisait du pied sous la table... - Quand t'auras dessoûlé je réponds. - Aujourd'hui c'est mon anniversaire de mariage il me dit - de toute façon sa femme - ou sa sœur, on n'a jamais bien su - y a que le curé qui ne lui est pas passé dessus. - ...et encore, dit Marciau. - De quoi je me mêle ?" Gretel : "...je lui réponds T'as pas honte dans des états pareils ? "Honte de quoi la vieille ? Moi je lui reparle surtout pas vu l'odeur... - Fallait lui changer les draps toutes les semaines, il appelait ça se les vider.... - IGNACE ! -...Quoi, IGNACE ? - Le nom du curé : Ignace ! - Comment ça Soupov, tu logeais Ménestrel chez toi ? - Au premier étage à Monségur" - Jeanne prenant des airs entendus - "Non, l'autre, dans le Lot-et-Garonne...

    - Et ton mari pendant ce temps-là ? - Dans la chambre à côté. Je lui répétais tous les détails..." La Naine fait claquer sa langue. Gretel décrit la mise en terre. Se tord les bras. Le poêle c'était un grand drap noir avec les grosses larmes d'argent. Quatre hommes le portaient bien haut pour pas salir le velours. Ils avaient la tête droite et les yeux levés. - Il me disait que je sentais le pourri, que ça l'excitait." Gretel reprend qu'il a voulu souffrir jusqu'au bout, des méthodes naturelles ! pas de piqûres ! il répétait : pas de piqûres! à l'ancienne ! conscient ! - Ça ne m'étonne pas dit Soupov. - Moi je n'y étais pas, c'est la Rubeaux qui m'a tout raconté.

    - Tous les jours que Dieu fait il descendait au cimetière. Quand il est venu chez moi la première fois, il venait d'y passer la nuit, par terre. Tous les cimetières du coin, il les a visités. Une fois on l'a retrouvé fin soûl entre les tombes - il n'en a pas parlé, de ça, dans son roman... - ...parce qu'il écrivait ? demande Jeanne. La Soupov répond qu'il lui en a même envoyé un exemplaire, elle ignore qu'elle a bien pu en faire je n'ai pas pu le finir, il racontait des horreurs – qu'il allait regarder les gosses se tripoter dans les buissons - "ça je le savais" – mais avec l'instituteur par-dessus le marché – "...ils faisaient bien la paire ces deux-là - sans parler de la femme - enfin..."

    Gretel s'est rassise. Il lui avait demandé des nouvelles. Tu viens pas nous voir tous les deux ? - Qui çà ? - T'as pas connu Brenner, du temps que tu étais pute ? - Ils l'ont relâché ? - Et alors !" - y puait des pieds le Ménestrel, du cul, de partout. Il m'a dit T'aurais pas des nouvelles de ma femme ?" Je lui en ai donné, il faut être humain, sa femme est partie avec un troisième, à Nice - Lequel ? crie Jeanne. Qui est-ce ? - ...Il m'a demandé qui c'est ? que je le déboîte ! Il a fini par me foutre la paix, le Ménestrel - il habitait avec l'instite dans une cabane en planches, sous la décharge, à Monflanquin..." Gretel rajuste les plis de la couverture sur les genoux de l'infirme. Qui a conservé sa pose favorite, le cou droit comme une divinité assyrienne. Marciau poursuit ses fouilles dans la serviette oubliée par le représentant : un porte-peigne, pochette, carnet, des cartes routières. Le brouillard s'est en gros dissipé. Jeanne lit par-dessus l'épaule: "Tron Mersen. Drôle de nom pour un Niçois – ...région de Liège dit Soupov - Tu crois qu'il faudrait lui rapporter ? - Il l'a fait exprès." La lampe exténuée du lampadaire dans le faux jour.

    Passage dans la rue de courtes silhouettes empaquetées. Jeanne et la Naine explorent les départementales ; certains secteurs délimités par des pointillés se voient méticuleusement rayés de longues obliques parallèles. Quelques noms de villages, encadrés, occupent le centre d'un réseau arachnéen de routes noircies.

     

    Extraits lus par Marciau la Naine du Carnet de route de Tron Mersen

    "8 février 8h – Passé le pont sur la Tardoire – forte pente – la route part au nord – pluie légère – petite fille rousse, seins obtus" – C'est bien de lui dit Soupov – "Cimetière de la Maisonnais – cote 284" – à la ligne

    "Nestor Astier 1919 – 1971 (52 ans). Je pisse.

    " Bernadette Ouffrès 1897 – 1942 (45 ans) P.P.E. ("Priez pour elle")

    " Jean-Louis Thimeau, Isidore Blars, Ursule Athmann.

    " Aux Dognons, E-W" – Encyclopédie Watson, traduit la Naine. "St-Mathieu. Sole meunière. Commande par téléphone UN CERCUEIL TROIS CRÂNES UN "REGRETS ETERNELS" – tête des clients" Jeanne interrompt le débit monotone de la Naine pour demander si le représentant ressemble à Ménestrel Pas du tout assène Soupov. Gretel ricane : Exemplaire unique - Jeanne prend des notes. Contre le jour bas se dessinent leurs silhouettes emboîtées, Soupov trônant, Gretel à ses genoux comme un rapace de Vinci. De là monte un marmottement d'occlusives et de sifflantes caractéristique du langage humain, tandis qu'au loin ronfle dans une côte la troisième forcée d'une voiture - ou bien crépitent, sourdement, les tirs perlés des premiers chasseurs le brouillard est levé - ...le curé ? "ils" l'ont fait venir, le curé ?

    - Ménestrel ne parlait plus, on venait de lui faire sa morphine.

    - Ça soulage vraiment ce truc-là ? dit Soupov.

    Jeanne et Marciau sur la carte dépassent Cromières crom.... crom... plein la bouche, comme du fromage - Cussac, disgracieux, désinence aristocratique d'un cul - grand-route, pompe à mélange deux temps - morveux de village - croissance rapide, morgue et acné. Gretel brode et dilue, s'apitoie, mime ce qu'elle n'a pas vu, s'effare et dégouline. Soupov accentue sa raideur - Chez Fiataud articule Jeanne - Fiataud quelle horreur - la gnomide voit dans tous ces noms-là une sécheresse vaniteuse d' "agriculteur propriétaire" - Il roulait des yeux, comme ça, mime Gretel, il voulait se redresser le vlà qui se met à souffler c'est la Viviane qui m'a raconté - en ramenant tous ses draps - Gretel se gratte les jupes d'un air égaré -

    - Et alors ? Et alors ?

    - Il est retombé avec la bouche en biais, même pas pu avaler l'hostie, il a fallu lui enfoncer – écoutez ce que je trouve crie Jeanne : Nicolas Eillant, 1899-1978 ! 1903-1980 – il prévoit ceux qui vont mourir ! Soupov se signe trois fois Et pour nous, tu vois quelque chose ? - Il a "sauté" Limoges ! Ça ne reprend qu'à St-Léonard. - De Noblat ? - De Noblat - tu crois en Dieu maintenant, Soupov ? - Tes origines russes on n'en croit pas un mot. - Mon second mari était de Dniéproguess.

    - Deux ans de mariage, tu parles...

    - Je porte son nom. Niet, nié viérou v'Boga - je ne crois pas en Dieu - pas de crucifix chez moi, pas de miroir". Gretel pousse la chaise roulante contre la table. Toutes se pressent autour du carnet ; à St-Privat - Urbain Yon - dalle avant gauche écornée - récité Notre Père Je vous salue Je confesse à Dieu. St-Louis, sol meuble, Acte de contrition Credo (in unum Deum) - elles se sont regardées dans les yeux - Gretel demande Tu ne vois pas Monségur, Lot-et-Garonne 47150 ? Trop loin vers le sud carte 79 pli 6" dit Jeanne. Elles troquent alors les cartes routières contre des cartes

    à jouer, déploient le tapis, forment deux équipes Belote ! Tierce ! fotzvlèker déjà onze heures ! faut qu'je chauffe la soupe à mon homme ! (Gretel à Soupov) je reviens pour la tienne juste après ! Des années que l'Alsacienne se trimballe par tous les temps rue Pelletier, sept heures au lever, onze heure pour la soupe et six heures, faire pisser le vieux, pisser la Soupov, aller, retour, la mère la femme la soeur hagne donc la guerre les morts les enfants les ménages à faire et les gros sabots de la vie à se traîner le cul bloqué dans la rue foulard autour du cou, depuis que l'homme est tombé sur son siège pour ne plus se relever.

    D'un impotent l'autre torcher nourrir laver, décrire ce qu'on a vu dans le vent sur le pavé, les passants qui font la gueule ou qui se confient, récits, ravaudages. monologues. Le vieux qui guette sa mort, la chaise devant le soleil qui recule. Un rez-de-chaussée vert dehors comme dedans, l'odeur de chou froid ; la clé qui tourne, Hervé qui suit des yeux Tu prends ta soupe ? Hun hoan répond l'homme. Gretel approche le plat qu'il balaie méchamment de son bras gourd et la fixe de ses yeux durs. Gretel le frappe aux épaules en criant qu'il peut crever tout de suite, qu'elle sera débarrassée, claque la porte et s'en va - Le mien, tiens, ça fait longtemps qu'y bande plus. Elle ajoute que par-dessus le marché il voudrait qu'on le suce. Merde alors.

    A onze heures du soir Gretel sort en promenade. Son quartier alterne chantiers, terrains vagues, palissades. Les grues dardent leurs bras clignotants. C'est le coupe-gorge. Si le Vieux savait ça il hausserait son épaule valide. Il se réjouirait en dedans. Gretel clopine entre les fondations béantes. Au coin des rues déjà tracées les rôdeurs se concertent. Gretel porte un gros sac gris bourré de pelotes de laine T'aurais plus d'emmerdes que de pognon Gretel sourit - au bout d'une barrière et d'une place anonyme s'étire une enseigne rouge sous dix étages vides. Gretel guette la fermeture du Taxi-Club. Jusqu'à ses pieds le néon répand ses braises pâles ; sur l'asphalte

    passent les ombres déformées des buveurs. A minuit l'enseigne s'éteint soudain, le grésillement s'interrompt sur les bruits ressuscités de la ville au loin. Sous un petit porche sombre un barman roule deux poubelles dans un renfoncement, laisse tomber dans sa poche un trousseau d'acier S'il fait tout à fait noir je lui parlerai l'ombre vacille dans sa direction en souriant au vide, étriqué dans un petit complet de velours élimé - pardon monsieur pardon - je vous aborde en pleine rue n'allez pas penser - dès qu'une femme aborde un homme n'est-ce pas tout de suite on s'imagine - il ne cesse pas de sourire voyez comment je suis habillée - juste "en cloche " - le manteau marron, la voilette, la vieille souris qui longe les murs

    C'est bête un homme approuve le barman - juste aujourd'hui le catogan gris le serre-tête - et ça suffit pour se faire embêter vous voyez ce type là-bas qui traverse il voulait coucher avec moi c'est terrible à mon âge elle se demande quand [elle] sera enfin débarrassée de "ça" - je l'ai remballé il insistait "mon vieux t'as l'air con" je lui dis, je serais un homme ça me vexerait moi mais lui non il continuait – l'homme en peluche fixe son bandeau en oreilles de Mickey - les cernes charbonnés sur trois bons centimètres - Les hommes reprend-il tous des cochons - Tenez reprend Gretel ce mardi je monte en stop - je ne le fais plus c'est trop risqué – à peine cent mètres et tout de suite la main sur la cuisse, je suis redescendue Merde je lui ai dit Merde je sais pas moi je serais un homme

    L'ours approuve en sifflant dans ses dents "Vous comprenez ce que je veux dire ? Elle a vu tout de suite que celui-là n'était pas comme les autres "au fond vous n'avez pas de chance avec les femmes vous allez vers elles et toc vous êtes refusés – moi quand je vois des jeunes filles faire les coquettes j'ai envie de leur envoyer des tartes." Personnellement Gretel se voit comme un homme : attaquer "mais dès que l'homme fait le moindre pas la femme le fait marcher - seulement si vous restez là dans votre coin tranquilles sans bouger – moi je suis spychologue c'est de la spychologie ça monsieur – je n'ai pas fait d'études mais j'ai beaucoup lu

    Je sais bien comment elles font les femmes allez et puis les hommes aussi c'est l'éternel manège – si vous restez sans bouger la femme ira vers vous sinon c'est elle qui choisit toujours elles ont l'avantage - il fait un pas de côté Mon fils mon fils dit-elle en posant la main sur son plaît-il ? - Vous connaissez Denis, mon fils Denis Fitzel il ne travaille plus ici dit l'homme en relevant la tête - et Gretel attendez en relâchant son bras - vous pourriez lui remettre – Je ne sais pas où il habite – elle fouille dans son cabas d'où tombe à terre une patate molle - Je ne suis que gérant dit-il pas de stylo pas de papier sur moi

    Denis Fitzel vous l'avez bien connu tout de même – "Ficelle" ? ça fait trois mois qu'il est parti. - Vous avez l'air si aimable si compréhensif ! Le gérant découvre ses dents jaunes sous la lumière Un crayon j'ai trouvé un crayon Je n'ai pas de nouvelle dit l'homme sur qui retombe le visage professionnel "A Paris je crois Marseille ou Clermont" Gretel à présent le suit, dit qu'elle aurait voulu voyager Bulgarie Turquie Roumanie... - De beaux pays Madame de beaux pays" l'Ours presse le pas Et la bonne aventure monsieur voulez-vous la bonne aventure Je vais m'installer à mon compte dit-il "à Nevers ; avec Denis.

    - ...Denis ? - Sifakis, un ami" Gretel tire de sa poche une poignée de bons de réduction : "C'est pour lui ça peut servir vous savez" l'homme les fourre dans sa poche, un prospectus tombe au caniveau COURS DU SOIR FORMATION CONTINUE Gretel le ramasse et l'essuie j'habite à côté juste à droite – Je tourne à gauche dit-il comme vous voyez Excusez-moi répète-t-elle je vous aborde comme ça en pleine nuit n'allez pas vous imaginer le gérant n'imagine rien, s'éloigne et se retourne, Gretel se retourne et part et bouscule la porte et s'essuie les yeux chausse en butant sur le paillasson vous êtes toujours pas couchées ? - La porte ! - Quoi la porte? - Qu'est-ce qui t'arrive dit Soupov de sa voix de gorge sonLa porte quoi merde, la pluie qui rentre ! Gretel ôte le serre-tête et renifle ça sent le vieux ici le deuil et la suie reprends ton souffle et ne secoue pas trop ton parapluie (dans un grand froissement de polyamide) la Naine ricane Fitzel tu vas laisser ta peau dans tes enterrements nocturnes - Jeanne : "Je te prépare une camomille - Il reviendra j'en suis sûre. - Si c'est de ton dernier mort que tu parles... - Mon fils va revenir. - Tu viens de le revoir ? - Presque - Jeanne allonge le bras vers son carnet de notes, et Soupov, de sa voix adipeuse: Toute mort est connaissance. "Un jour mon fils mourra" poursuit Gretel "44 ans, grand brun, serveur d'hôtel ; il s'habille feuille morte ou canelle, on le rencontre en sortie de bar jamais avant minuit" les yeux de Gretel se troublent.

    Elle demande du rhum. "Ne joue pas les ivrognes - trois gouttes et t'es cuite à faire tourner les tables" Jean-Paul Rigio 25-80 C'est dans le journal dit Soupov obsèques à dix heures - Gretel tousse à grands coups, finit sa tasse les yeux perdus parmi les crevasses et les rides. La Naine assise pattes pliées sur le barreau de chaise a repris ses définitions cruciverbistes : il reviendra – juger les vivants et les morts je suppose ? "avec tous ceux qu'on s'est tenus sur le ventre" ? - j'espère bien que tu ne nous enterreras pas, Gretel: tiens, si je saute à terre et que je cours au placard, qu'est-ce que j'en tire ? un vieux tricot gris, graisseux, tu ne sais pas tricoter." La Naine l'entoure à la taille, lui dit de ne plus tousser, de se couvrir les épaules.

    X

    Un autre jour Jeanne, qui n'a jamais cessé d'écrire, se voit publiée dans Vrîka qui tire à 120 exemplaires. Elle s'est acheté une pipe à 55F. Soupov mentionne les "tourments de l'exercice des lettres". Jeanne la fusille : "Qu'est-ce que c'est que ça ?

    -Eh bien, ma pipe ! éteins ton briquet, tu vas le vider. - Tu m'as suivie pour acheter le même ! Pour toute réponse, l'infirme désigne sa couverture sur les genoux. Gretel apprend à tricoter : "Tu piques de gauche à droite ; la droite dans le première maille – par-dessus, comme ça..." Gretel s'applique, lèvres jointes, épaules serrées. La Naine corrige l'arthrose, le jaune augmente dans ses yeux. Je l'ai toujours eue cette pipe dit Soupov je ne l'ai jamais cachée. Jeanne tire de son sac à main le n°5 de Vrîka : "J'ai trouvé", c'est du grec. Gretel : "Y a même pas d'images." Oeil fielleux de la La poétesse. J'ai fait exprès dit Gretel. Jeanne s'écrie qu'elle a maintenant "le pied dans l'embrasure", qu'"on ne peut plus la chasser." Les autres s'inquiètent du texte. Demandent "si elles y sont". Le tricot de Gretel s'allonge comme une vie - la Naine effleure ses épaules. Jeanne pense qu'elles sont toutes, autant qu'elles sont, elle comprise, définitivement moches. Même pas pitoyables. Moches. Sous les rides elle cherche et reconstitue les jeunes filles, comme Baudelaire.

    Elle imagine enfin l'enfant flétri de la Gretel, et ceux qu'elle-même n'a pas eus. Se repasse les prises de bec, les belotes à quatre. "Si l'on vous annonçait, pendant une partie de balle, que la fin du monde aurait lieu dans une heure, que feriez-vous ? - Je, dit saint Louis de Gonzague, continuerois à jouer à la balle. Il mourut de la peste en soupirant Quel bonheur ! A 23 ans. Si un jour un de mes poèmes pense Jeanne paraît sous un autre nom, j'attaque bille en tête - bille en tête ! ajoute-t-elle à haute voix ; "et je me fais passer pour impotente : ça me fera de la pub. - C'est clair approuve la Soupov.

    Jeanne évoque sa propre timidité : "C'est une force de connaître ses faiblesses (Pascal) - C'est vrai ? - Non, j'invente." Mime un dialogue entre elle et l'éditeur Coupez-moi cinquante pages - modifiez-moi le dénouement - Pas bon ton ton sketch dit l'infirme. - Du moment qu'ils me publient... (désignant le lino élimé) : ils viendront se traîner à mes pieds pour un feuillet - ils publieront mes notes de blanchisserie - je suis prête à baisser culotte devant n'importe qui, à poil et à quatre pattes", et Gretel pouffe Tu t'es déjà vue à poil ? - Parfaitement que je me suis regardée répond Jeanne, seulement moi ça ne fait pas dix ans que je n'ai rien dans le ventre – tiens, pas plus tard que l'année dernière - qu'est-ce que t'as à t'étrangler ?

    - Che m'étrangle pas, che m'esclaffe. - Lis-nous un peu tes "publications", propose Soupov.

    Texte de Jeanne

    "Le Georges ramène vraiment n'importe qui ; à 54 balais dans les bars, en train de s'afficher, pour attirer chez moi les louftingues des quatre sexes, papoti, grignota, calembours à deux balles pour amuser la vioque - on n'est pas plus élégant. Chiche qu'il se met au clavier – gagné - Goose Rag, c'est tout ce qu'il a su pondre depuis ses 17 ans - regardez-moi comme il s'excite il va bientôt jouer avec sa queue Maître, ô Maître - c'est qu'il salue, ce con - le grand barbu se gave du revers de col jusqu'aux rouflaquettes. Sans oublier l'autre pingouin qui suce ses huîtres avec les gouines - plus un qui se lèche les doigts comme un macaque - la ménagerie...

    "Je suis sous le lampadaire on va me voir toute la gueule mais oui ma chère les éclairs sont délicieux tu peux te les - non je ne suis pas fatiguée toujours pas crevée le petit macaque se met le bout du cul sur la bergère et se tire la mèche sous le nez en posant ses mots comme des pattes de mouche mon père disait, mon papa m'a dit c'est élevé dans les bonnes traditions ça, et modeste et gnangnan Oui madame Non madame tiens prends donc tes langues de chat comment vous appelez-vous – Bernard - la langue entre les dents – S'il connaît Olivier ? – C'est mon meilleur ami – son meilleur ami... - un chic type – c'est trop.

    "Excellente idée Georges, tes diapos, la pénombre, ma main sur la petite épaule du petit con Va donc vérifier la lampe Geo plus haut non plus bas plus à droite (la cloche!) baisse un peu l'appareil - pas tant - tu as fini de revenir après chaque photo Tu as le soin de l'appareil restes-y c'est qu'il a parfaitement compris ce pauvre type ; il y va quand même. Sur l'écran la poste de Papéété, caserne Bruat, le cou duveteux du puceau-macaque doucement dans l'ombre une fois une fois encore vider

    la moëlle des petits enfants Ma main sur son épaule, doigts tout secs tous boulés d'arthrose Je vais me le garder pour moi – mais - qu'est-ce que je sens ? il prend ma main la serre – petit vicelard – ça se croit un homme – je ne t'ai pas attendu pour avoir mon compte de bites – VA CHIER

    Jeanne repose sa prose, Soupov : "Ca m'étonnerait qu'on publie ça - On en imprime de pires" dit la Naine et Jeanne refourre les feuilles dans le dossiers toutes phalanges frémissantes bande de biques pourries. Cadavres imminents - bon titre - Marciau la Naine s'est remise à ses mots croisés - la Soupov : noisette de cerveau frit dans la graisse - pétrification.

    J'aime l'automne et ses silences

    L'enchantement de ses douleurs

    Et les muettes confidences

    Que le fruit murmure à la fleur...

    ......

    C'est la forêt enceinte et jamais maternelle

    C'est ce zéphir ami que provoque quelqu'un

    Pour chatouiller les seins sous les chemises claires

    ...

    ...la vie court vers son destin

    L'UNIVERS DE L'HOMME SE MEURT !

    Le bras de Jeanne retombe et le jour baisse :

    Feuille-fille est destituée

    Feuille-fille est prostituée

    - Jeanne lit pour l'ombre, chantant la pluie, les chiens mouillés - demain la chambre, demain l'âtre et les ragots, demain la gloire – Soupov, tu n'écoutes pas. Soupov répond qu'elle a tout écouté ma pauvre, mais qu'elle n'ira pas jusqu'aux éloges : "Trop "Lamartine"...! "la forêt enceinte... chatouiller les seins... destituée, prostituée - on le sent venir d'un kilomètre" - l'infirme atteint sur ses genoux sa pipe qu'elle commence à bourrer. Jeanne alors s'aperçoit que Gretel porte le même tricot qu'elle-même. Retournée sur son siège, Soupov atteint l'interrupteur, l'ampoule s'éclaire, la Naine en compense l'éclat par l'allumage du lampadaire. Pas d'extérieur ; ni radio, ni télé. Quelques comptes rendus d'obsèques édentées ravinées de rides - Jeanne observe Soupov, ses yeux de chien de boucher, son double menton où l'œil cherche les filets de sang ; Soupov à qui ses mains éternellement posées sur les genoux morts confèrent des allures de sphinx vulgaire.

    Expiant quelque crime antérieur à sa race – et vous vivrez de mots, pour dans les siècles des siècles. Pourrie d'éternité. Marchant immobile vers sa Reine à naître. La seule vérité, c'est qu'on va toutes crever - toutes à la fois ou l'une après l'autre. On ne s'attendra pas beaucoup. Jeanne tirait des martingales. Quelle idée pense Gretel Si c'est pas malheureux... Elle ajoutait que l'infirme aimerait y passer en dernier pour emmerder le monde mais la première à partir, assurément, entraînerait les autres – Il te faut des morts pittoresques n'est-ce pas – des bons mots, des faux départs – Jeanne réplique : Tu t'imagines avoir tout ton temps ? Soupov parie qu'elles passeront à l'éternité, toutes sans exception.

    La Naine veut tirer les cartes – jure ses grands dieux qu'il n'y a rien ni personne là-haut ni autre part et tape le jeu sur la table : Ce qu'il y aura quand tu seras morte ? exactement la même chose et peut-être mieux Marciau s'interrompt pour fixer la Soupov qui craint de toutes ses forces de laisser échapper son secret pendant l'agonie "On dit n'importe quoi à ces moments-là" répète l'infirme "Et ce serait vrai" dit la Naine Vous ne saurez rien dit Soupov je vous enterrerai toutes. La Naine: "On te foutra du coton hydrophile dans le cul". Gretel exige un beau tombeau de marbre à dorures, avec son fils et ses petits-enfants, avec du Bach et du Verdi, et des grandes couronnes à perles violettes.

    Jeanne écrit dans le silence. Je voudrais assister dit-elle à mes propres funérailles, comme un esprit, écouter le sermon et souffler dans les Jeux de viole – au fait, personne ne veut être brûlée ? Toutes se récrient. Embaumées, non plus. En ce qui me concerne dit la Soupov c'est déjà fait. On raille la Jeanne sur son dernier poème. Pour ce que vous direz, vous autres ! "On ne dira rien" répond la Soupov. Gretel soupire le nom de son fils. Jeanne les regarde toutes à présent silencieuses, chasse la vision facile des cercueils alignés, ou plutôt? dispersés, jetés en quatre orientations différentes – à quoi bon pourrir de conserve ?

    - « De conserve », très drôle.

    - Ta gueule.

    Soupov s'avise alors d'enterrer sa vie. Je veux un bal dit-elle. Ses trois compagnes ont donc escorté le fauteuil, chromé de neuf, cahin-caha sur la chaussée. Gretel a croisé sur sa poitrine deux revers mauves en forme de triangle. Marciau la Naine en carapace verte ressemble à une grosse cétoines, Jeanne s'est enrobée dans un fourreau feuille morte. Un bal où on s'amuse, où on se décolle le baquet ! On a toiletté la Soupov, couverte d'une robe jaune à grand décolleté bateau ; son postiche oscille sur son crâne comme un bloc d'anthracite. Jeanne serre sous son bras une pochette slave.

    La Soupov sourit au printemps comme un fruit, lance vers les fenêtres des signes de ses bras hydropiques. La rue qui monte. Gretel qui pousse, Jeanne qui l'aide d'une main. Les coups de vent chassent des plaques de soleil froid (on vous croyait morte!). Rue St-Sever des laquais descendent un perron de marbre pour soulever l'infirme. Des chœurs et des fanfares venus du cloître à l'intérieur résonnent sous un grand bouclier de ciel carré. La foule sur l'herbe et le sable. Tous éclatent de rire : Bienvenues ! et les baudruches lancées des mezzanines rebondissent sous les coups de poings. Une araignée de carton remplit tout un char.

    Des musiciens en rang d'oignons soufflent des notes uniques et dissonantes. Soupov tordue salue partout les pétarades et les chiens. Les fêtards s'écartent devant Gretel qui fait pivoter la chaise de Soupov et la rattrape en tournant elle aussi. Un bal où on s'amuse ! réclamait l'infirme et ses joues tremblotaient. Nous serons ridicules répondait la Naine, mais le Maire en bandoulière enchaîne les cognacs que lui tend l'adjoint au sommet du perron. La foule hisse le fauteuil au fond du cloître dans le chapître et Jeanne a perdu sa pochette. Derrière elles la porte se ferme dans un bruit de ventouse. À l'intérieur tout est nuit, lustres cuivrés, lambris et parquets luisants.

    Le long des murs en cordon le public immobile, et la musique devenue soudain furtive. Les quatre femmes regroupées, fauteuil au centre et Gretel fixée sur le dossier - quatre hommes se détachent des cloisons - Demi-tour crie Soupov demi-tour ! - et les ont rejointes. Ménestrel celui qu'on croyait mort - en veste brune à revers ponceau. L'Ours, le Niçois - l'Homme Vierge du Texte publié - Nous sommes foutues dit Soupov. L'Ours a saisi Gretel par la taille et le Puceau pose sur Jeanne une main spasmodique tandis que le Niçois s'incline jusqu'au sol devant la Naine. Ménestrel alors d'un signe a déclenché aux quatre coins quatre parties d'orchestre, et tous les assistants détachés du mur se sont mis à danser.

    Chaque Ange entraîne sa disciple et Ménestrel au bout de longs crochets tourne en toupie face à lui la Soupov étourdie, transfigurée, bras tendus. Autour des couples ainsi formés s'élargit un espace où le Puceau sous sa face à plaques roses tient la Jeanne sous son haleine. L'Ours se dandine lugubre, Ménestrel ricanant lui désigne le Représentant qui valse avec la Naine à niveau de braguette. Puis tous les cavaliers ramènent les danseuses au buffet où Gretel refuse de boire, tandis que le Niçois force la Naine à écluser cul sec une flûte de Moët. Les Anges sourient sans relâche, le Faux Puceau découvre ses gencives. Le Plantigrade exhibe ses crocs, boit au goulot. Les serviteurs en guêtres et perruques circulent sans se heurter.

    Et bien que les orchestres se soient tus les couples tournent encore robe à robe en froissant les étoffes - le chef se tournant bras levés, Ménestrel baisse la tête et le galop se forme - fortissimo chassé-chassé - sous les lustres ; mais les Huit hommes et femmes assis à l'écart se parlent par gestes au milieu du vacarme Je m'appelle Gabriel s'écrie le Puceau ; Ménestrel se cramponne au fauteuil, un genou plié : Te souviens-tu de nos nuits ? ce bal, je l'ai monté pour toi - Soupov tend à bout de bras sa main grasse à baiser sans soulever ses hanches - une marquise à collier de cristal salue en cliquetant et la Mort qui la suit porte un loup au mufle doré tes yeux sont morts Hélène il est trop tôt – Pousse-moi, vire dit Soupov je veux danser - tous autour d'elle se sont retournés.

    Ménestrel se relève et la retourne encore - Hélène rit, s'agrippe aux accoudoirs de ses doigts bagués - tous les saluent, anonymes, en noir, Ménestrel se dérobe et trace à présent de longs cercles sur d'autres valses à longs relents de Sibelius, la basse gronde au premier temps comme un seau plein d'eau ; Gretel et l'Ours relevés se font face, l'Ours lève une patte après l'autre et découvre les dents - le rythme est à son goût. Une flamme morne stagne dans ses yeux ; sous les lèvres de Gretel se pressent les mots qu'il aurait fallu dire - et l'animal pose les pattes jusque sur son dos. Alors ils oscillent tous deux, appuyés sur le cœur comme deux matelots par gros temps.

    Il la touche tout bas du bout de son museau et la valse épaissit l'atmosphère où halète Soupov sous ses seins sur son trône à pivot, et le Niçois montre à la Naine aux verres embués les plis indéfroissables de ses pattes noires petite dame en vert, tu sais ce que je sais. - Représentant dit-elle j'ai jeté ton évêque au feu - Buvons encore sa veste ouverte à deux battants propose des rangées superposées de fioles j'ai de tout - je suis un orgueilleux Marciau rit aux tintements du verre cétoine bien-aimée dit-il catin trop verte,c'est toi qui mourras en dernier, Soupov étire son ultime port de bras – l'Ours exhibe le liseré de ses gencives et le puceau empeste sa mortelle haleine - C'est tout ce sperme répond-il qui me remonte aux dents - Ménestrel la toise avec condescendance.

    L'Ours roucoule. L'orchestre bat de tous ses archets. Les flacons passent de mains en mains sans qu'aucun ne se brise à terre. Les Quatre Cavalières, chacune à sa hauteur, se sont servies à même son torse. L'orchestre alors debout, fortissimo, attaque le Rigaudon de Rameau. Les couples bavent et boivent. Soupov tombe à terre, l'Ours la pousse du pied dans un angle, Gretel crie T'as plus rien sous ton habit, représentant ? qui hisse la Naine - plus haut, plus haut ! que je voie toutes leurs perruques ! Le nez tavelé du Puceau coule et Jeanne se débat. Soupov remise seule en selle tourne à grands coups de ses bras sous les jabots, Ménestrel secoue deux flaches d'Eristoff à bouts de bras, ses jambes rouges étincellent en tout lieu.

    -Tiens-toi à mon épaule que je te descende scarabée vert à ras du sol Chacun suffoque sous le musc et la poudre et les couples se raréfient, bouches alourdies, mains aux poches. La lumière se tamise et le froid descend, Jeanne courbée de dos soutenue par le Vierge à la taille, reste le son sourd des cordes dissonantes, elle parvient au bord d'une gravière d'eau froide où elle tombe, et son ombre a coulé dans un creux de miroir. La Naine pousse un cri, les lèvres des hommes se sont confondues et Marciau perd connaissance.

     

    X

     

    Brive et quatre murs. Marciau tombe fréquemment dans d'éprouvantes rêveries et la Soupov serre les dents, le nez vers les genoux. La Naine a demandé le programme du soir. Soupov se penche et reçoit le coussin dans le dos. Premières notes sur l'écran aveugle. Les survivantes s'installent en geignant comme des vieux ponts. Maintenant que la Jeanne est morte on va pouvoir regarder la télé tranquille. Sur l'écran, la famine, les squelettes : "Les faits sont là. C'est à vous d'agir, et vite." La Soupov se frictionne le dos - toute une vie d'encaustique - hanches, vertèbres. "Ils sont des milliers qui réclament votre aide.

    "Ces images se passent de commentaires. - Marciau, as-tu bien refermé le gaz?" - soudain Pierre Pipe encadre à l'écran sa grosse gueule d'ange - les joues peut-être un peu moins rondes, le teint moins vernis. Alors toutes ont cessé geindre. Tout un passé, toute une vie de guerre et de privation – et chargeant son soupir de toute l'affliction qu'elle a pu concentrer, Soupov s'est écriée : Mon Dieu qu'il a maigri !

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    Le mois de juin fut torride. On rouvrit les vitres calfatées de crasse. Le caniveau poussa de gros relents graisseux. La Naine réfugiée dans le dernier coin sombre conserva la soif sous sa langue. Les mouches ont circulé. Gretel est revenue vers les trois heures : "Je lui prépare des salades fraîches". Elle reste dans la porte, son œil gallinacé piquant l'un après l'autre bougeoir, le cadre en teck, le calendrier Massey Ferguson. Elle est venue passer l'index sur le manteau de cheminée, renifle - il faudrait fermer la fenêtre – "Mais la salade, il aime ça ! Il en a repris deux fois, trois en tout."

    La Naine regarde Soupov en dessous : "Elle en a pour longtemps comme ça ? ...Tu l'as nettoyée ce matin ? ...je dis ça, pour les mouches... Tu as balayé au moins ?"

    La seule chose qui intéresse Gretel, c'est de savoir s'il est arrivé du courrier de Marseille : mon fils a trouvé un emploi de barman ; il n'a jamais bu une goutte de whisky – qu'est-ce que tu écris ? Marciau répond J'écris ce que tu dis.

    ...Soupov n'existe plus que par la peur. De son siège émanent des gémissements, ses mains déformées tressautent. Gretel la secoue. Un ronflement brusque redresse son cou, ses yeux s'égarent. La Naine tire de son tablier le jeu de cartes que Soupov se met à fixer; Gretel rapproche de la table le fauteuil roulant, les mains de l'infirme les saisissent d'un coup : "J'ai tiré l'as de pique". Soupir. Elle étale en soufflant les douze figures. A qui as-tu pensé ? Soupov se tait. Gretel dit : Je préférais la belote à quatre. Soupov répond qu'elle a oublié. Marciau ramasse le jeu et le renfonce dans sa poche ; à contempler le teint plombé de la Soupov, à écouter les radotages de Gretel, la Naine se prend à espérer : "...la dernière" murmure-t-elle à mi-voix en raclant la cendre - puis "je dois me surveiller."

    Des bribes d'oraisons funèbres s'agitent sous son crâne. Il lui semble entendre frapper C'est toi ? Jeanne ? Jeanne !! - Qu'est-ce que vous foutez là-dedans ? crie le Niçois à travers la porte. On vous entend gueuler du bout de la rue !" Gretel se lève d'un coup. L'homme entre sans invitation. "Vous ne me remettez pas ?" Tourné vers Soupov : "L'argent ? - Quel argent ? - Vous devez six mensualités ! - C'est lui... c'est lui... répète Gretel. Soupov parfaitement lucide tire cent francs de ses guenilles, le Niçois claque entre ses doigts le billet qu'il enfourne dans son pantalon.

    Il demande si les vieilles ont un magot. Soulève Soupov par les fesses. L'infirme le frappe au visage, la couverture tombe à terre, ses jambes sont de vrais poteaux couverts d'édèmes. Foutez le camp. Plus vite que ça. Elle agrippe l'homme, qui la fait tomber. Marciau : Aidez-moi ! Le représentant s'empare des jambes, elle rue tête en bas prenez mes bras ! Gretel et la Naine la replacent par les hanches, l'homme s'épuise à hisser le buste. Soupov étouffe, souffle et l'Homme reste là, bras ballants - Marciau la Naine lui montre la porte d'un coup de menton, il empoigne d'un coup sa mallette et laisse là ses cartes routières Je reviendrai dit-il. Dès son départ Soupov mains jointes jure en sanglotant qu'elles y passeront toutes, l'une après l'autre, la Naine ajoute "c'est l'ordre des choses" ; elle arrache des mains de Gretel son litre de rhum qu'elle brise à terre, Soupov renifle toute l'odeur d'un coup. Gretel tombe sur une chaise – les yeux fixes – une plaque rouge envahit son visage, la Naine courbée sur sa pelle en plastique balaie les débris, Soupov se mouche à petit bruit, le verre tombe en cliquetant dans la poubelle, Gretel sursaute.

    Soupov retrouve ses yeux droit devant, mains à plat sur les genoux, regard meurtris. Gretel pousse un gémissement où Marciau ne prend pas garde, occupée à feuilleter le carnet de route du fuyard ; quand elle a relevé la tête et s'est approchée de la chaise, Gretel est morte.

     

    X

     

    Pendant trois semaines, Soupov et Marciau sont restées seules. Soupov, cramponnée sur son plaid, regarde de tous ses yeux ce petit être qui s'obstine, effrayé, perché sur l'escabeau : visiblement, la Naine n'était pas comprise dans ses martingales. Elle fixe Marciau, tremblant de se tromper, souhaitant et craignant sa mort. Plus rien ne subsiste de l'autorité qu'elle infligeait à ses compagnes ; ni de sa vulgarité (dont elle faisandait ses radotages) - tu n'es plus une grande dame dit la Naine. Soupov devient cette masse glabre et gémissante qu'il faut pourtant manipuler, nettoyer. Les soins les plus intimes ne rebutent pas la plus petite, qui prend tacitement à Gretel morte son emploi. Soupov en souffre.

     

    X

     

    C'est maintenant Marciau qui pousse la porte rue Pelletier. Bouffée d'urine. La pièce baigne dans un vert chartreuse, aussi sombre et laid que peut l'être un séjour de vieux. Monsieur Hervé. S'il vous manque quelque chose. Une silhouette à contre-jour sur le fauteuil ; tous les paralysés tournent-ils ainsi le dos à la lumière? - Il chique ses joues sous sa visière. La Naine à présent distingue la mandibule qui rumine, les sourcils blancs sur les yeux creux. Il a levé sa canne, elle a dévié le coup, la canne tombe, qu'elle ramasse et lui retend. Il suit tous ses mouvements. Marciau explore la cuisine : sous l'évier, l'eau de Javel et la lessive.

    Dans le buffet des assiettes volées, un beurrier rance, du sucre et juste de quoi manger pour midi. Marciau fait frire une omelette. L'homme ne bouge que les yeux, tord la moustache. Il dit je ne peux pas me servir de mes bras il ment - par chance Hervé avale sans baver. Parfois la Naine emplit un verre d'eau rougie qu'elle porte à ses lèvres : C'était bon ? - Oui merci. Sa tête s'incline, il se met à ronfler, un relent d'urine s'élève.

    X

    16 avril

    Frank

    C'est comme si tu étais mort hier. Je ne pleure pas sois tranquille. Seulement ce poids sur la tête et la poitrine. Mes jours et mes nuits, etc. Se peut-il que tu

    26 avril

    Dix-neuf ans que je t'écris tous les jours. Pourquoi ne réponds-tu pas. Tu dois penser que je suis stupide. Je me sens fatiguée sans toi.

    2 mai

    La Soupov ne meurt toujours pas. Je ne sais pas si je suis prête.

     

     

    K O H E Ц

     

     

     

     

     

     

     

  • BLOCKHAUS B

     

    C O L L I G N O N

    B L O C K H A U S     B







    « Cette pluie m’emprisonne. Je ne peux plus atteindre les arbres. »

    Il y a son nom sur l’enveloppe.

    « ...la prairie s’est détrempée jusqu’au centre de la terre... »

    Les oiseaux croassaient de toutes leurs forces. Il pleut depuis le premier du mois.

    « Si j’avais de bonnes bottes, je pourrais remettre la lettre : c’est le même nom, mais

    ce n’est pas moi . »

    S’il traverse la prairie – le champ de boue, le cloaque – il deviendra une masse informe. Au mieux le vent l’encroûtera. Et puis, de l’autre côté des arbres, il y a le Fleuve.

    « Celui qui porte mon nom a besoin de cette lettre. Plus que moi. La lettre, à moi-même, n’apportera que des tourments . »

    Il habite loin, loin, au sec, dans son dos :

    Formán Tikhonovitch Biédrinine

    Blockhaus B

    « Je ne suis pas cet homme. »

    Les corbeaux dans le ciel font et défont des cercles noirs. Il tend les bras comme un fusil :

    « Pan ! Pan ! »

    Sans s’émouvoir, les oiseaux s’engouffrent dans une énorme boule d’arbres malades, au bord du marécage,puis, l’homme entreprend la traversée.

    À chaque pas la boue monte aux genoux. Il regarde sa montre : quatre heures avant la tombée du jour. Il tâte le message dans la poche de sa chemise : il pouvait aussi bien tout laisser derrière soi. Les choses au pire, il trouverait au bourg une chambre sèche, un pantalon propre.

    De trou en trou il se déhanche.

    Le soleil perça les nuages réveillant des nuées de moucherons acides. Il eut le souvenir d’heures paisibles, de soirées à l’air libre, sur le banc, le jardin fait. De ce côté-ci du marais, à présent derrière lui, se trouvait Bostrovitsa, un gros village plein d’enfants placides. Devant lui, Gréménovo, où il n’avait jamais mis le pied depuis la destruction du pont – plus exactement, l’édifice branlait de toute part depuis l’attaque des Stukas. Ils avaient bombardé les réfugiés. Les autorité l’avaient déclaré impraticable.Dangereux. Il avait sauté, le pont, par ordre du voïvode.

    Il fallait prendre le sentier.La boue, après la décrue, avait là aussi tout recouvert.

    Les anciennes photos du Pont d’Aval le montraient aux jours de gloire, grouillant comme une fourmilière : bateleurs, charrettes, marmaille… c’était avant la naissance d’Endrick. C’était avant la mort du grand-père. Avant le bombardement.

    L’homme avança, leva les bras, tira sur ses cuisses, laissa s’écouler un tonnerre de jurons. L’eau touche le ventre. Les sous-vêtements se sont trempés d’un coup. Il prendrait froid. Désormais coûte que coûte il fallait un docteur. Celui de Gréménovo. Pourquoi lui, Formán, douillet, grincheux, avait-il entrepris cette folie de vouloir à tout prix remettre cette lettre à son destinataire, dont il ne connaissait foutre Dieu que le nom, le sien ?

    La vase remonta sous ses pieds. Bientôt la partie de son corps au-dessus des genoux se trouva hors de l’eau. Il souffla. Ses mains, demeurées sèches, vérifièrent encore sous la chemise que le message n’avait pas bougé. De l’autre côté de la digue il apercevait, sur le ciel gris, les premiers toits pointus de Gréménovo.

    Les premières cheminées se mirent à fumer. Dans un bruit de succions alternées, il se dégagea au plus vite, gravit un perron sans rampe, redescendit quelques marches sur l’autre rive : il était sur le pavé, au sec, à Gréménovo. Il dégoulinait de saleté, mais nul, à part lui, ne foulait le sol irrégulier de cette demi-rue, à l’abri, face au marais. Formán repartit de l’avant. Il se sentit revivre. Il avait malgré tout retrouvé de l’inquiétude, malgré le jour encore haut, et en ressentit une BLOCKHAUS B 4









    vague honte. Son reflet dans une glace extérieure – un tailleur en faillite - le persuada de chercher au plus vite non pas un médecin, mais un magasin d’habillement, pour remplacer son pantalon, devenu bloc de boue.

    IL lui faudrait aussi des chaussures. Alors seulement il pourrait se présenter au Bloc B, Kuiaz Ulitza, et remettre décemment le message.

    La vendeuse de pantalons lui effleura délicatement la braguette au moment de l’essayage. Il se contenta de lui réciter quelques vers. Elle n’avait pas encore allumé la lumière : la boutique baignait dans le gris. Formán oubliait sa mission.

    La vendeuse l’entraîna dans une arrière-boutique plus sombre, où ils prirent un café sur une table branlante près d’un réchaud. Il découvrit sur son crâne à elle, derrière l’oreille, une cicatrice en relief.

    « Ils m’ont interrogée un peu brutalement, dit-elle avec un pauvre sourire.

    1. Il ne lui demanda rien, le jour continua de tomber, la couronne bleue du brûleur prit une intensité vacillante. Bientôt ils se trouvèrent tous deux vêtus d’amples robes de chambre.

    « C’est celle de mon mari, dit l’habilleuse. Il m’a quittée après l’interrogatoire. Et toi, que vas-tu faire ?

    Il tira la lettre de la poche de sa chemise.

    Tandis qu’elle prenait connaissance du message,une étrange torsion paralysa l’estomac de Formán, et il se sentit à la fois proche de l’évanouissement et rempli d’un étrange espoir, solide au-delà de toute raison. Il se leva pour marcher, passa dans le magasin où les vêtements, à présent, semblaient autant de fantômes suspendus aux épaules. Raides, parallèles.

    Un miroir lui renvoya une image si effrayante qu’il chercha et trouva instinctivement un interrupteur. Les néons tremblotèrent, puis s’allumèrent brutalement dans un grésillement continu. La jeune femme le rejoignit, ferma le magasin de l’intérieur, baissa le volet de fer.

    « Je m’appelle Viéritsa, dit-elle. Reste avec moi. Tu porteras la lettre demain.

    À peine quitté son village – définitivement, il s’en avisait à présent – Formán devait à présent composer avec l’espèce humaine. Qui plus est, avec une femme – l’être le plus exigeant et le plus dévoué qui fût. Une vendeuse de pantalons, au visage rond et grave, avec une couronne de cheveux bouclés et une cicatrice au-dessus de l’oreille.

    La chambre au-dessus du magasin donnait sur le marais. Ils avaient fait l’amour au rez-de-chaussée, sur des manteaux étalés à la hâte, en pleine lumière. À présent, la fenêtre éclairée découpait sur la vase et les plantes un grand carré glauque en contrebas de l’autre côté de la digue.

    Même ici, de l’autre côté de l’eau et des joncs, au-delà des frontières de provinces, d’autres policiers sévissaient, d’autres tortures. Pourtant, Formán se sentait désormais en sécurité. Il ne pouvait être poursuivi pour les mêmes délits que Viéritsa – bien qu’ils eussent commis ensemble l’acte le plus répréhensible aux yeux de tous, en tous pays.

    Mais la cicatrice était ancienne. Il parcourut encore du doigt la boursouflure sous les boucles, et la femme eut encore ce petit rire triste ou inexpressif. Dieu merci, ils s’étaient aimés tout de suite, sans tous ces atermoiements qui découragent l’un et l’autre sexe.

    Ils éteignirent la lumière et se couchèrent sagement l’un près de l’autre, comme d’anciens mariés, en tirant bien le drap chacun pour soi, pour éviter les plis. Quand Formán se réveilla, il tenait Viéritsa par la main, le matin doux éclairait une chambre de dimensions modestes, à l’ameublement neutre, et il comprit pourquoi l’amour se fait surtout dans la nuit.

    Mais il n’éprouva nulle amertume, rien d’autre que ce sentiment de douce sécurité. Viéritsa s’éveilla à son tour, et posa sur lui son sourire.

    Ils quittèrent le magasin sans être vus.

    « Il n’est que sept heures, dit-elle, et c’est dimanche. Cherchons ensemble le destinataire de ta lettre.

    - Qu’y a-t-il d’écrit ?

    - C’est une convocation au Commimissariat, dit-elle en souriant. Ils se sont trompés de province.

    - Il faut trouver un autre pays, dit-il.

    - Qui postera la lettre ?

    - Est-il indispensable, avant notre départ, de tourmenter un inconnu ?

    - Peut-être qu’ils le convoquent pour lui dire : « Vous êtes innocent ! ». Le ton général du formulaire ne semble pas déplaisant. Oui, cet homme va recevoir un certificat d’innocence.

    - Cet homme porte mon nom.

    Il demanda la lettre, l’ouvrit, se tourna vers le mur et la lut :

    - Ce n’est qu’un formulaire ordinaire, dit-il.

    - Nous sommes des gens ordinaires, dit-elle, nous faisons des choses tout à fait ordinaires.

    Il hocha la tête d’un air dubitatif et remit la lettre dans sa poche. Il était propre à présent, presque élégant.

    Le bourg tardait à s’animer. Ils se dirigèrent vers une gare en faisant le compte de leurs ressources.

    Ils pensèrent dévaliser une station-service jaune et verte, mais ils se contentèrent de demander quelques smenks au pompiste. Il les leur tendit en riant : il connaissait la musique. Il ne s’aperçut pas que Viéritsa volait trois Karamélis. La police ne poursuit pas ce genre de chapardeurs. Dans le train, ils se partagèrent les Karamélis. Leurs dents se collaient, ils s’ouvraient la bouche l’un devant l’autre, se rappelant l’excellent farce du chien qui mâche un chewing-gum : le chien se tord la gueule et se racle le museau avec la patte. Le train démarra vers Sankt-Iresk.

    Formán et Viéritsa se regardent gravement. Ils sont assis face à facesur les banquettes en skaï de Vonat-Kompanyi, sans billet, « après avoir risqué sa vie dans les marais » dit Formán. Viéritsa ne pense pas retrouver son emploi, parce que les néons du premier étage sont restés allumés.

    « Un court-circuit est si vite arrivé ! »

    Elle s’accuse et pleure.

    Formán lui relève sa tête bouclée. Elle dit :

    « Nous agissons comme des enfants ».

    Formán tapote sa pochette : il lui reste la lettre :

    - Un certificat d’innocence, c’est quelque chose !

    Le train roule, ils examinent le paysage, l’un à l’endroit, l’autre à l’envers. Le train est un pont qui roule, entre le passé et l’avenir. Viéritsa espérait que l’Autre dirait la vérité, Viéritsa craignait le mensonge. Formán se sentait épuisé à l’avance de toutes ces confidences qu’il faut faire aux femmes.

    « Une queue de sirène, qui empêche de marcher. »

    Il dit cela tout haut, Viéritsa le comprit, posa sa main brune sur la main verte de Formán : ils pensaient les mêmes choses en même temps :

    - Plus tard, dit-elle.

    Ils se caressèrent le visage. Le contrôleur passa dans le couloir sans s’arrêter.

    Formán et Viéritsa se retrouvèrent à 14h 38 sur le quai d’un pays tout à fait inconnu. Il flottait dans l’air une odeur marine. L’État de Wyczurie n’était pourtant pas si étendu. Le train s’était arrêté souvent, il n’avait jamais dépassé les 100kmh.

    Ils contournèrent les bâtiments de gare :

    « La Baltique » dit-elle.

    C’est horrible, pensa-t-il.

    La lettre était sur son cœur, il avait failli à son devoir. Viéritsa devinait tout. D’abord, elle prétendit que les frontières s’étaient déplacées. Qu’une décision administrative - « du fond de tes marécages, tu ne pouvais pas savoir ! » - avait repoussé les frontières de Wyczurie vers le nord et la mer.

    Les uniformes avaient changé, mais il y avait toujours des uniformes. Ils interrogèrent un de ces hommes. Ils apprirent que les troupes d’Abimani s’étaient emparé sans résistance de la nation amie de Wyczurie, pendant les heures consacrées au sommeil.

    Autour d’eux, dans la gare, dans les rues avoisinantes, et au centre ville, tout le monde souriait, soulagé. Les amoureux s’étreignaient dans les rues piétonnes. Le sol pavé de briques rouges figurait des rigoles, des troncs de cônes en pierres accumulées formaient au centre des allées des piédestaux de lampadaires.

    Toutes les boutiques étaient fermées pour le dimanche. La zone commerciale butait contre un mur gris souillé de  tags. Ils revinrent sur leurs pas, trouvèrent une autre rue, défoncée, sans boutiques, aux trottoirs dentelés : la vieille ville des entrepôts, aux vitres brisées, reprenait ses droits. Mais il y avait eu ce rêve de vitrines, et l’on respectait le dimanche, cette année encore. Formán et Viéritsa marchaient main dans la main, évitant les dislocations du trottoir. Ils trouvèrent plus confortable de prendre le milieu de la chaussée, déserte, bosselée.

    Formán se sentit l’estomac creux : le remords, sans doute.

    - Tu n’as pas risqué ta vie. L’eau n’a pas dépassé ta poitrine. Le fleuve a changé son cours. « Je dois me débarrasser du message » dit-il à haute voix.

    Ils le jetèrent dans la première boîte aux lettres venue : grise, avec un petit auvent.

    - Je me sens mieux.

    - Tu veux tout balancer, Formán. Un jour ce sera moi.

    Il n’en savait rien. Il le lui dit, la serra contre lui, la fit avancer dans des rues ouvrières, et désertes plus que jamais. Les crampes reprirent : c’était la faim.

    - J’aime mieux ça, dit-il.

    - Préfères-tu rentrer ?

    - J’ai de l’argent.

    - Tu me trouves monotone ?

    Il répondit seulement qu’il souhaitait rencontrer d’autres personnes pour fuir ensemble, plus loin.

    - Mais je suis tout un groupe, dit-elle.

    Viéritsa effectua un geste désespérément commun, mais qui provoque toujours l’émotion : serrant la taille de Formán, elle colla sa poitrine à la sienne et renversa le visage. Il lut dans ses yeux beaucoup de foi tranquille.

    - C’est justement la religion du groupe qui a tué notre pays, dit-elle.

    Il se dégagea doucement. La rue, sonore, descendait vers la mer. Après un passage à niveau, ce fut la plage, la Baltique, les boîtes à conserve, un soleil clair sorti des nuages. Formán retroussa son pantalon, courut vers une barque et la mit à flot. Ils s’y étendirent et se laissèrent dériver, confiants dans la force de leurs bras et dans les rames sèches au long de leurs corps. Et quand ils se furent accouplés, c’est-à-dire collés côte à côte sans ôter leurs vêtements, une heure sans mouvement, Formán passa la main sous une pale de rame et sursauta : une enveloppe sèche était camouflée là, qui portait son nom, et l’adresse de l’autre encore. Il secoua Viéritsa, lui mit l’enveloppe sous les yeux. Ils l’ouvrirent à grands coups saccadés. La barque roula. « Un instant », dit la femme en posant un doigt sur la bouche de Formán. Si tu me rejettes, tu me trouveras toujours sur ton chemin ». La lettre disait « Rendes-vous à Copenhague ». Il empoigna les rames. Déjà l’hélicoptère de ronde avait pris son tour dans le ciel du dimanche.

    D’abord ils furent pris pour de paisibles canoteurs. Le ciel restait dégagé, il régnait enfin une douce chaleur. Bientôt, comme ils longeaient la frontière des eaux, la voix du haut-parleur, tombée du ciel, leur enjoignit de regagner la zone autorisée. Ils se rallongèrent au fond de la barque. Pendant trois jours, au centre de détention pour hommes, Formán refusa de manger. Viéritsa fut mise avec les femmes à Voïdansk. Tous les soirs, à la même heure, les gardiens des deux prisons tournaient les clés jusqu’au lendemain matin. Tous les deux dessinaient sur les murs un plan imaginaire de Copenhague. Dans leur ignorance, ils multipliaient les canaux,si bien que leur Copenhague finissait par ressembler à celui d’Amsterdam.

    Les gardiens tolérèrent cette innocente manie. Bientôt, les murs de presque toutes les cellules, dans les deux prisons, se couvrirent de graffitis, puis de fresques. Cela détournait les prisonniers de toute tentative d’évasion. Les récidivistes, lorsqu’ils retrouvaient leurs murs, admiraient de nouvelles perspectives. Un codétenu initia Formán aux échecs. À Voidanek, Viéritsa écoutait les récits de voyage d’une nouvelle amie. Celle-ci prêtait l’oreille aux anecdotes de la petite vendeuse de pantalons, débitées d’une petite voix honteuse. La gardienne se mêlait à la conversation, avant l’heure du couvre-feu ; parfois, elle récitait du Fejtö, scandant les vers avec son grand porte-clés rond, comme sur un tambourin à cymbalettes.

    Ils ne faisaient pas de cauchemars dans leurs cellules respectives. Dans la prison pour femmes, la garde présentait aux détenues des grilles de mots-croisé, dont elle gommait régulièrement les solutions. Ni tortures ni sévices dans ces établissements. On y surveille d’autant plus étroitement les prisonnières : dans le respect de l’humanité, mais sans faille.

    Pour Formán, tout faillit se gâter lorsque son gardien lui découvrit l’enveloppe et son contenu, qui avaient échappé aux fouilles d’entrée. Il comprit alors ces plans de villes tracés aux murs, et qui les transformaient en autant de fenêtres barrées de toiles d’araignées.

    Viéritsa, de son côté, parvint à faire sortir un message, que la gardienne s’était engagé sur l’honneur à ne pas lire.

    « Depuis que je vous ai confié la lettre, je ne dors plus » dit Viéritsa.

    - Moi non plus, répond la gardienne.

    - Vous l‘avez postée ?

    - Je le jure, répond la gardienne.

    Le directeur de la Prison des Hommes tourne et retourne entre ses doigts le message litigieux, qui lui est parvenu. Il baisse la tête derrière son bureau, avec une moue préoccupée :

    « Vous comptez vous évader N

    - Pas du tout monsieur le Directeur.

    - Pouvons-nous continuer à vous faire confiance, pour les réparations techniques, dans cet établissement ?

    - Sans difficulté.

    La gardienne de la Prison pour Femmes :

    « Voulez-vous sortir de là ?

    - Et comment ! répond Viéritsa.

    - Suivez-moi. Il y a longtemps que je veux m’évader moi aussi. Oublie donc Formán ».

    Celui-ci quitta la maison d’arrêt de Kostrzyn le même jour, en compagnie d’un apprenti magyar. Cet apprenti répondait au nom de Vasláv. Il s’intéressait aux phénomènes électromagnétiques et prétendait régenter les esprits. Vasláv ne pouvait subsister que dans la nature, il avait souffert plus que personne dans les bâtiments, où il n’était venu que pour une réparation bénigne. C’est pourquoi il pouvait ressortir.

    Mais son angoisse, au lieu de s’atténuer, avait pris des forces, lorsque Formán, à peu près de même taille, avait proposé d’échanger leurs tenues : « Moi en ouvrier, toi en prisonnier ». « Je suis trop blond » répondit vivement Vaslàv. « On ne me prendra jamais pour toi ». Le gardien les interrompit : - Ça ne marchera jamais. Prenez plutôt ce couloir, puis descendez l’escalier C, à gauche ; vous aboutirez tout droit sur les poubelles.Attendez le ramassage, glissez-vous parmi les hommes. Ils ne feront aucune difficulté. »

    Vasláv et Formán venaient juste de se connaître. Ils se regardèrent avec perplexité. Le gardien à présent tournait le dos. « Pourquoi pas » dit Vasláv le Hongrois. « Je t’accompagne. Tu seras moins suspect.

    « Tu es courageux » dit Formán.

    Après une nuit passée dans l’odeur aigre-douce des épluchures, ils suivirent les indications ho! les nouveaux ! Prenez les gants et videz-moi tout ça, en vitesse !

    Les poubelles basculèrent cul par-dessus tête au-dessus de la benne, se secouèrent, retombèrent à vide.

    Les deux nouveaux galopaient, chargeaient les grosses boîtes brunes, les détachaient, couraient s’attacher à l’arrière du camion orange.

    Au coin d’une rue de banlieue, il se détachèrent ensemble, lancèrent derrière eux leurs gants de protection, traversèrent une étendue de hautes herbes et se retrouvèrent au bord d’un ruisseau côtier à sec, épaule contre épaule, faisant des passes magnétiques sur un galet.

    Vasláv avait dix ans de moins que son nouvel ami. Ils longèrent la mer.

    ...Viéritsa et Xénia, la gardienne grosse et verte de jupe, se rendirent dans une petite maison déserte.

    « J’habite de l’autre côté des Maraîchers, dit Xénia. Nous ne serons pas dérangées. Le seul inconvénient, c’est le bruit des motoculteurs : ils binent le sol. Ils tracent des sillons. S’éloignent, reviennent, sans arrêt. Les hommes ne regardent que la terre, juste la terre : c’est un coin tranquille. Tu partiras d’ici quand tu voudras. »



    Elles sont parties ensemble, Xénia et Viéritsa, trois ou quatre jours plus tard. C’étaient en ce temps-là de curieuses destinées. Les uns longeaient la mer en direction des bouches de l’Odra, les autres s’enfonçaient vers les terres obèses du sud. Personne ne se reverrait.

    Formán n’avait pas de passé. Viéritsa non plus. Ils n’avaient jusqu’ici connu que la vie droite, qui d’une vendeuse de pantalons, dont la main s’était une fois égarée, qui d’un instituteur de bourgade. Les deux nouveaux venus, les pièces rapportées, Vasláv et Xénia, tenaient à faire partager leurs expériences antérieures, partager leurs interrogations sans réponses, à ces deux autres qu’ils accompagnaient désormais. Et depuis trois autres jours, de part et d’autre, l’électricien hongrois et la gardienne verte se taisaient, dans l’attente de jours meilleurs.

    «Szczecin, dit Formán. De l’autre côté, c’est l’Allemagne.

    - Qu’est-ce tu veux aller foutre là-dedans ? dit Vasláv.

    Le même jour, les deux femmes cherchaient dans Lódz un logement, occupé par une amie.

    « J’ai des amies dans toutes les villes » dit Xénia.

    *



    Tout séparait les deux amants.

    La lettre de Viéritsa s’était perdue.

    Formán avait disparu. Il avait conservé le message adressé à Pan Bérénine, Borsga, Blockhaus B.

    ...Le pays sombrait dans la décomposition. Les hommes remontaient l’Odra, arrêtés de pont en pont par les barrages. Xénia et Viéritsa s’enfonçaient à perte de vue dans les champs gras de pommes de terre. Les charrettes grinçaient dans l’air crépusculaire.

    Puis Viéritsa tomba malade. Xénia et elle séjournèrent quelque temps dans une bourgade frontière, au bord du fleuve. Formán et Vasláv les rejoignirent : on ne pouvait sortir de là ; tous les déchets s’accumulaient au même endroit, comme les débris tourbillonnant dans la bonde d’un évier.

    D’emblée, entre Xénia, qui n’avait pas quitté sa jupe verte, et le trop blond Vasláv, ce fut l’hostilité déclarée. Les amants réunis n’osèrent pas les contrarier, ils modérèrent les transports de leurs retrouvailles inattendues. Cependant, dès le lendemain, ils décidaient de se marier. Alors, leurs cerbères se réconcilièrent, juste un peu.

    Xénia murmura seulement les dents serrées que ce n’était pas la peine d’être sortis de prison, pour se marier.

    Le délai administratif imposé leur parut interminable. L’officier municipal ne manifestait aucune hâte à falsifier les papiers. Viéritsa se remettait peu à peu. C’était une petite ville de garnison, plongée pour l’éternité en 1960. Tout rassemblait à nouveau les quatre personnages, en premier lieu l’oisiveté. L’argent pourtant ne manquait pas, grâce au même employé municipal. Drôle de bonhomme.

    Ils atteignirent le début du mois de mai. Ils se rejoignaient dans un café au sol semé de sciure, et passaient des après-midi entières, et des soirées, à s’échanger leurs passés. Formán souffrait de tout cela, mais n’en laissait rien paraître : tout ce qu’il souhaitait éviter devenait inévitable.

    Viéritsa dévidait des souvenirs sans importance, ayant atteint ce point où la pudeur s’efface au fond des yeux. Les deux autres se roulaient avec délectation dans leurs années d’avant, se découvraient des complicités. Un souci commun de justification les soutenait encore.

    Pour finir, Formán et Viéritsa se taisaient, écoutant se confier les gens du commun. Il leur semblait encore et à jamais que rien ne s’était passé avant l’unique nuit d’amour, dans la ville aux marais, au-dessus du magasin d’habillement. Ils se rejoignirent plusieurs nuits, sans retrouver le goût de leur première étreinte.

    Cependant, le plaisir renaissait peu à peu, les rues se recouvraient encore de neige fondante, Vasláv ravaudait les canalisation vétuste du quartier, Xénia trouva un poste dans la Citadelle où croupissaient encore trente opposants.

    « Une lettre pour vous ».

    Xénia n’avait pu se résoudre au tutoiement. Formán, qui revenait de l’unique promenade au bord du fleuve troué de gravières, tendit la main. C’était son nom, c’était l’adresse :

    « BLOCKHAUS B »

    Un frisson lui parcourut le dos. Viéritsa lui arracha l’enveloppe, l’ouvrit et lut :

    « Tu es convoqué au Gouvernement Militaire ».

    L’officier, sec et brun de peau, le fit assoir dans uná fauteuil en cuir. Les trois autres avaient tenu à se faire également recevoir, et se tenaient debout à côté de l’officier.

    - Nous ne vous avons jamais perdu de vue, Pani Bilinine. Le pays n’est pas encore si désorganisé que vous le souhaitez. Nous connaissons les circonstances de vos évasions à tous », ajouta-t-il en regardant fixement Xénia.

    - J’ai été engagée à la forteresse, dit-elle.

    - Et vous avez prêté serment. Nous ferons sauter vos protections, dit l’officier brun, sèchement.

    Vasláv s’interposa :

    - Elle sera mon épouse. Elle n’aura plus besoin de travailler.

    - Quel âge as-tu ? demanda Formán.

    - Ving-huit ans.

    - Vive la Révolution grommela Formán. Puis, à l’officier :

    « Comptez-vous me réincarcérer ?

    L’officier lissa ses cheveux sur les tempes :

    « Uniquement vous avertir de vous tenir à carreau tous les quatre.

    Ils se retrouvèrent libres sur la grande place pavée, devant la Citadelle, incrédules.

    « Il m’a laissé la lettre, dit Formán.

    ...Ce seraient encore d’autres villes grises, comme le souhaitait Vasláv, d’autres campagnes nues à la fertilité incertaine.

    Ils fuyaient. Indifférenciés, ils se tenaient la main, ou marchaient l’un derrière l’autre. Les couples s’échangeaient dans la misère, tantôt de l’un et l’autre sexe, tantôt non. C’était à pied que l’on fuyait le mieux. Sous hauteurs du ciel gris, le vent poussant, la Guerre indispensable s’était éveillée, faisant de tous les êtres ces grains qui volent.

    Moins d’un pays, d’un groupe ou d’un parti contre l’autre que par l’effet d’un vaste bouillonnement, levure désordonnée de l’âme qui s’échappe à soi-même, et jette à l’air les balles et les obus – trop longtemps comprimés. La plaine s’achevait en forte rampes où dévalaient des rapides, puis en falaises.

    Ils escaladaient les rochers détrempés, s’aidant de la main sous les chutes d’eau, et dans le vacarme de l’eau précipitée passaient les échos distordus des canonnades. Parvenus sans manger,le troisième jour, au sommet des Contreforts Rouges ou « Monts de la Géante », ils contemplèrent les vastes plaines de Bohême.

    Le vent passait sur leurs têtes. À mi-pente montaient les premiers vergers. Les quatre humains méconnaissables descendirent entre les arbres à la recherche d’un village. Ils pénétrèrent dans une maison déserte, remplie de vivres et de couvertures à l’usage des vagabonds de passage.

    C’était une coutume de Bohême, avant la guerre. Mais on les avait vus, de loin, à la jumelle. Sans leur demander de rebrousser chemin, ni les tenir pour des espions, un garde-frontière en uniforme vint leur conseiller de poursuivre vers le sud-est, en évitant la capitale.

    Il apportait des vêtements, des chaussures et du savon. Quand ils se furent lavés et changés, le garde tendit le bras vers un sentier qui descendait sous les arbres, et leur souhaita bonne route et beau temps.

    Ils nexcédaient pas vingt kilomètres par jour. Le soleil pour la troisième fois marqua midi. Ils retrouvèrent leurs identités en s’étirant dans une clairière cernée de haies. En même temps les vivres vinrent à manquer.

    « Cafetiers ou comédiens, dit Vasláv. Tel est notre seul choix.

    Passant la tête par un trou de haie, le blond Vasláv n’en crut pas ses yeux : une grande maison se trouvait là, délabrée, avec sur le devant une verrière brisée. Partout la mousse des murailles et l’abandon. Gouttières rouillées, fenêtres pendantes, portes ballantes.

    À l’intérieur, plafond moisis, sol pourri, cloisons détrempées. Tous manifestèrent une profonde satisfaction et se répartirent les chambres les plus habitables : Vasláv dénicha au grenier un galetas confortable. La gardienne verte monta l’escalier aussi vite que ses jambes le lui permettaient.

    Viéritsa voulut aussitôt exercer le métier de vendeuse à Kreventcho, « 6km ». Ce furent des projets, et la nuit tomba, sans eau ni électricité. À Kreventcho, Formán et Viéritsa se procurèrent des vivres et du travail. C’était une époque bénie, car les morts procuraient des emplois.

    La maison fut remise en état, un restaurant ouvert. Leur premier client fut un vagabond. Un jour, en ouvrant les volets, Formán et la gardienne s’aperçurent que les deux autres avaient disparu, choisissant de reprendre la route. Alors la guerre franchit la frontière, un obus tomba, et rien n’exista plus.







     

  • Blattes, blattes (scénario)

    C O L L I G N ON

     

    B L A T T E S  , B L A T T E S

     

     

    LES FILMS DE MERDE

     

    PITCH

    Deux couples rivaux aménagent une ancienne boucherie en lieu de vente pour travaux de peinture sur soie. L’ambiance tendue, l’isolation du lieu choisi, la sottise humaine généralisée, le manque de motivation, présentent une image déprimante de toute entreprise humaine.

     

    THÈME

     

    Tout est vain, le monde est con, toute entreprise est vouée à l’échec, se lamenter est le but ultime.

     

    LE HÉROS

     

    1.QUI EST-IL ?

    Un homme de 48 ans, professeur profondément pessimiste, dont le seul but est de caricaturer tous ceux qu’il voit. Il déteste toute action et cultive l’inaction, l’imagination languissante.

     

    2. QUE FAIT-IL ?

    Il accompagne sa femme et l’amie de celle-ci dans une tentative de se faire reconnaître dans leur activité artisanale. Ses cours n’interviennent pas ici.

     

     

    3. D’OÙ VIENT-IL ?

     

    De Bordeaux, à 100km. Son activité consiste à transformer ses cours en perpétuel ricanement. Il n’est venu que pour suivre mollement le projet de sa femme, sans s’impliquer

    réellement, car il ne croit à rien, sauf au caractère victimaire de sa précieuse et inutile personne.

     

    4.OÙ VA-T-IL ?

     

    Absolument nulle part, où le vent le pousse. Sa femme et l’amie de cette dernière lui demandent de transporter su matériel à Fort-St-Jacques, alors il le fait.

     

    5. POURQUOI Y VA-T-IL ?

    Parce que sa femme Arielle le lui a demandé, sinon il s’en fiche. Il pense que les femmes ont toujours raison, ce qui est une excellente raison pour ne jamais prendre la moindre initiative. Simplement, par la seule force de son observation ironique et morne, il créera des mots et des images à peine moins chiantes que la réalité, qui n’est qu’une toile de fond de sa douleur mineure et narcissique.

     

    (« ETC. » : rien de plus. Un vrai sous-Houellebecq, une loque informe et vénéneuse)

     

    xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx

     

    CARTON

    Tout être qui se sent persécuté

    est réellement persécuté.

    MONTHERLANT

    Le cardinal d’Espagne

     

    SEQUENCE 1

    INT. JOUR

    OFF

     

    Les blattes sont de petits insectes dégueulasses,

    hétérométaboles et dictyoptères. Ils trottent dans

    les lieux obscurs en faisant cra-cra-cra

    et se nourrissent de débris variés/

     

    1. GP Blattes : longues et brunes

    au plafond

    2. GP - sur les murs

    3. 4. 5. GP Blattes longues et brunes en positions différentes.

    6. INSERT : une ampoules à cent watts, éblouissante

    7. GP : Blattes aplaties éblouies qui font les mortes

    8. GP : Certaines contractent d’un coup leurs six pattes sur le ventre

    et se laissent tomber au sol.

    9. GP : Blattes

    qui filent sur le carrelage.

    10. GP : Pantoufle rageuse écrasant les blattes

    à même les parois et le plafond nus.

    11. Quatre pantoufles enfilées par des mains

    12. GP Blattes qui tombent.

     

    OFF

    « La mort la plus simple pour l’organisme le plus simple.

    Un petit rectangle simple, qui craque à peine.

    13. GP Cadavre écrasé contre le mur, raclé pour le faire tomber.

    BRUITAGE TRES ACCENTUÉ PDT TOUTE LA SÉQUENCE

    14. PLONG. SUR LES QUATRE BABOUCHES

    15. PM Carnage sur le carrelage, en perspective cavalière.

    16. GP sur les rescapées se cachant dans des fissures.

    17. PA. Deux humains, mâle et femelle au crâne rasé, roux pour la femme.

    Baladeurs sur les oreilles.

    La femme en tablier bleu.

    Ils comptent les cadavres en se courbant.

    PASCAL SCHONGAUER dit PAPIER

    Vingt-cinq.

    MARQUISE DE SCHONGAU

    Quarante-quatre.

    PASCAL

    Soixante-neuf. Quelle coïncidence.

    MARQUISE

    Va chercher un balai.

    TRAV. AV. PASCAL de dos cherche un balai dans un placard très sale

    ZOOM AV. Toiles d’araignées, très luisantes.

    TRAV. AR. PASCAL charrie les blattes sur la pelle.

    18. GP visage de la Marquise, surimpression STOCK : pelleteuses charriant des cadavres à

    Auschwitz.

    19. PA Ils enlèvent leurs écouteurs et coupent la musique.

    MARQUISE JEANNE

    C’était quoi pour toi ?

    Elle écarte les bords d’un grand sac en plastique.

    PASCAL

    Schubert comme d’habitude.

    PASCAL PAPIER est tout pâle. Il jette les cadavres à la pelle dans le grand sac.

     

    SEQUENCE 2

    EXT. JOUR

     

    Dans une voiture. PASCAL et MARQUISE JEANNE de SCHONGAU côte à côte

     

    MARQUISE JEANNE

    Maintenant on peut y aller.

    PASCAL

    ...avec le kilo de poudre qu’on leur a foutu dans le coquetier, les blattes…

    MARQUISE JEANNE

    ...elles peuvent crever.

    Un temps.

    Tu n’as pas oublié les tréteaux ?

    PASCAL

    Pas de danger.

    JEANNE

    Tu les as bien calées, mes toiles ? Ventre à ventre, ou dos à dos.

    PASCAL, bat :

    Tout baigne…

     

    SÉQUENCE 3

    EXT. JOUR

    1. PG Voiture, de dos, débouchant dans une rue étroite.

    2. CONT.PLONG. Panonceau défraîchi «BOUCHERIE »

    3. PM PASCAL et JEANNE, écouteurs à l’oreille, font plusieurs aller-retours de la voiture à la boucherie, transportant des paquets encombrants (tréteaux, toiles par deux).

    4. GP sur des barreaux de vitrine, verticaux, très serrés, à l’ancienne.

    5. TGP Intérieur des cannelures des barreaux, maculé de taches brunes indélébiles.

    6. GP Visage de PASCAL reniflant.

    PASCAL

    Ça sent le vieux sang. Séché.

    Il mâche dans le vide bouche ouverte, d’un air dégoûté.

    7. PG TRAV. GD Arrière-boutique.

    TRAV .AV. Cuisine en boyau.

    GP Un réchaud vétuste, un tuyau à gaz à date périmée.

     

    8. PM JEANNE de dos ouvrant une fenêtre crasseuse qui donne sur une ruelle à ras de caniveau, eaux sales. TRAV. BH Une fenêtre juste en face, rideaux bonne femme et cul de télévision 1992.

    9. P.G. PASCAL Schongauer et JEANNE Schongau installant toue sorte de paquets, tréteaux, tableaux, premiers rangements et dispositions.

    OFF :

    « ...soit pour les époux Schongau-Schongauer en location indivise un bâtiment sis six de la rue des Puniques, sur trois niveaux dont une boucherie désaffectée au rez-de-chaussée plus arrière-boutique attenante, chambre et dégagement plus point d’eau et toilette au premier étage plus chambres et toilettes au deuxième et combles, le tout constituant immeuble de rapport ou hôtel déclassé pour insalubrité (arrêté préfectoral du 20 juillet 1983), chaque chambre pourvue d’une literie, d’un mobilier d’hôtellerie adéquat et de tous tuyaux, robinetterie, lavabo et bidet en bon état de marche, à charge éventuelle pour les époux Schongau-Schongauer de réaménager à leur gré exclusif tout ou partie, intérieur ou extérieur, du bâtiment décrit susdit... »

     

    10. P.E. PASCAL et JEANNE remettant une forte liasse de billets entre les mains de LA FEMME AUBERGISTE (MAUD)

     

    11. P.E. PASCAL et JEANNE main dans la main, écouteurs pendants, s’engage dans le grand raide escalier de bois noir qui monte à l’étage.

     

    INT. JOUR.

    12. P.M. PASCAL SCHONGAUER s’arrête net :

    «  Douze vingtièmes de ma vie ; quatre ans par marche : 48 ans sur 80 ».

    Ils se tiennent par les épaules.

     

    13. P.M. Ils débouchent sur le grand palier qui comprend : une pierre à eau, un coin douche. Armoires, coffres, poussière.

     

    14. P.M. TRAV. AV.

    Couloir tordu ; au bout à droite une chambre en état d’abandon ;

     

    LA FEMME AUBERGISTE (MAUD) par derrière. L’HOMME AUBERGISTE. Tous deux très corpulents, l’homme très grand, de type alsacien.

    L’HOMME, qui les a suivis :

    « C’est la plus belle ».

     

    PASCAL

    « Sûr ! »

    15. PANORAMIQUE GD

    Une cheminée sous la poussière gluante. Une table de nuit. Lit. Couvre-pied lourd.

     

    16. P.M. JEANNE se tord les pieds sur les tomettes.

    17.G.P. PASCAL SCHONGAUER : son visage exprime une grande satisfaction. Il se frotte les mains.

     

    18. L’AUBERGISTE MÂLE

    « Ça donne juste au-dessus de la porte aux bouchers. Ne vous penchez pas trop » (doctoral) Quatre mètres cinquante.

    L’AUBERGISTE FEMELLE (MAUD)

    « C’est mon mari qui a installé la pompe. Et des toilettes dans le boyau. V’z’avez pas vu les toilettes ?

     

    JEANNE SCHONGAU

    « Il y a des blattes.

    MAUD

    « Vos aurez du produit.

    Les deux couples se comparent avec intérêt.

     

    MÂLE

    « On vous fait un prix parce que c’est insalubre.

     

    FEMELLE

    « Il faudrait des frais énormes.

     

    PASCAL, s’esclaffant niaisement :

    « Ha ha ! « Énormes ! »

     

    JEANNE le fixe férocement. Il se tait.

     

    19. P.M. Int. Jour

    Vue sur une chambre désaffectée, volets mi-clos, matelas roulés.

     

    AUBERGISTE FEMELLE, soufflant :

    Juste au-dessus vous avez une autre chambre, qu’est pas mal non plus.

     

    AUBERGISTE MÂLE

    Bon, moi je r’tourne bricoler.

     

    20. P.M. AUBERGISTE FEMELLE, guide les locataires

    Là c’est les cabinets. (Elle tire la chasse)

    Surtout vous n’en mettez pas trop. Pour le produit, vous passerez le prendre. On mange à sept heures.

     

    21. Travelling avant dans l’escalier

    PASCAL

    Qu’est-ce qu’il y a sous ç’t’escalier ?

    AUBERGISTE FEMELLE

    Ben c’est un puits. (Elle dégage, en tirant une planche, un puits intérieur fermé par une grille)

    À la fin de la guerre les Résistants ils ont balancé des miliciens. Alors ça remonte ! - moi je suis là que depuis trois ans.

     

    SÉQUENCE 3

    P.E. INT. JOUR

     

    1. Intérieur d’auberge campagnarde. Six tables serrées, nappes « bonne femme ».

    Représentants, camionneurs. Seule à une table, imposante, la MARQUISE DE BOUF ET BOILNŒUD. Grande, forte, blonde, 50 ans, se croit bon chic bon genre.

    JEANNE SCHONGAU, de dos, attendant qu’on la serve.

    PANORAMIQUE BAS DROIT vers HAUT GAUCHE

    PASCAL sort des toilettes en haut de l’escalier en se rebraguettant et redescend s’assoir en face de JEANNE SCHONGAU.

     

    OFF

    JEANNE, à PASCAL

    Je ne veux pas manger dans ce trou à rat.

    PASCAL

    C’est pour se faire bien voir.

    JEANNE, sifflante :

    Savonnette...

     

    2. P.E.

    L’AUBERGISTE FEMELLE (« MAUD »)

    Vous prendrez bien l’apéro ? (elle fait signe à SA FILLE) Trois Marie Brizard !

     

    LA FILLE s’éloigne, escortée par un PETIT AMI soumis aux cheveux d’oreilles d’épagneul.

     

    « MAUD »

    Il n’y a pas de clients ici. C’est pas des gens intéressants. Et puis avec tous ces putain d’impôts…

    La MARQUISE DE BOUF ET BOILNŒUD tique…

     

    3. INT. JOUR P.M.

    LE PETIT AMI

    Vous voulez de la musique ?

     

    Il met en route un appareil à musique, constitué d’un corps de buffet et d’un cercle de métal blanc, sous vitre.Ce cercle présente une infinité d’aspérités correspondant au mécanisme d’une boîte à musique.

     

    LE PETIT AMI glisse une pièce de cinq francs Napoléon III dans la fente, l’appareil se met en marche sous les yeux attentifs et dans le silence de tous ; il joue La marche des petits Pierrots.

     

    SÉQUENCE 4

     

    1. CUT – P. M.

    CARLOS, SOPHIE LA BLATTE

    Couples de touristes, lui : corpulent, type latino-américain, barbe de zapatero. Bagues, lunettes noires de comédie.

    SOPHIE LA BLATTE en robe légère et très démodée.

     

    CARLOS, sur le pas de la porte, écoutant :

    C’est vraiment chouette !

     

    SOPHIE, voix très aiguë :

    Patronne ! Deux menus très simples…

     

    MAUD

    Ici Madame, y a que du très simple.

    SOPHIE & CARLOS s’installent au milieu d’une attention respectueuse. Ils sont disposés de face avec PASCAL et JEANNE , légèrement décalés.

    Musique. On voit CARLOS s’enfiler trois ou quatre apéritifs, faire rigoler toute l’assistance avec de grands gestes ;

     

    2. GP visage de SOPHIE

     

    3. P.M.

    PASCAL SCHÖNGAUER - JEANNE SCHÖNGAU, CARLOS ET SOPHIE LA BLATTE parlent ensemble avec animation, la glace est rompue.

     

    4. P.M.

    JEANNE SCHÖNGAU, naïve, à CARLOS

    Ah ? Ils ont aussi des néonazis en Norvège ?

     

    SOPHIE LA BLATTE À JEANNE, pour changer de conversation :

    Je fais de la peinture sur soie : signes du zodiaque, symboles maçonniques…

     

     

    PASCAL, coupant maladroitement la parole à JEANNE /

    Ma femme attent cent quatre-vingt six échantillons de parfums, par le prochain car de Bajac. Et sur les murs, nous exposerons des instruments en miniature.

     

    JEANNE, qui peut enfin placer un mot :

    ...de musique.

     

    CARLOS parle bas à l’oreille de PASCAL en étouffant un fou-rire gras.

    Bitte…

     

    PASCAL rit sans façons.

     

    6. G.P.

     

    CARLOS

    Je suis un envoyé d’Oliver Blatt Blattstein - ne me regardez pas avec ces yeux-là.

     

    7 P.M.

    PASCAL se ressaisit.

    Une crème brûlée !

     

    CARLOS

    Nous allons exposer ensemble tous les quatre.

     

    JEANNE,à mi-voix :

    Pas de police surtout , pas de police !

     

    CARLOS

    Patronne ! Trois cognacs !

     

    JEANNE

    Quatre !

     

    CARLOS, à mi-voix

    Tant que je suis là, rien à craindre.

     

    SOPHIE tire d’un sac à main des reproductions, qu’elle fait admirer. Des représentants retournent bientôt ses photographies dans tous les coins gras du local

     

     

    SÉQUENCE 5- INT. JOUR

    Intérieur de l’ancienne boucherie aménagée en salle d’exposition.

     

    CARLOS

    Mesdames, Monsieur, nous voici tous en Mission d’Art, chargés…

     

    JEANNE

    ...et très éméchés…

     

    CARLOS lui jette un regard terrible

    ...chargés de faire luire en cette basse bourgade les Arts et leurs supports. La tâche sera malaisée, car nul ici à Fort-Saint-Jacques , ne voit l’intérêt d’acquérir un flacon de parfum, une clarinette miniature, que sais-je ; il faudra conquérir les populations.

     

    PANORAMIQUE DR. G. sur la boutique

     

    CARLOS

    Répartissons les tâches : les Hintzelstein, ou aubergistes, fournissent lessive, peintures, brosses et seaux.

     

    SOPHIE

    Et les pinceaux…

     

    CARLOS lui lance aussi un regard terrible.

     

    2. INT. JOUR

    CARLOS s’empare du meilleur pinceau, de la plus large cuvette ; on voit les autres, et spédialement PASCAL, se contenter de rogatons avcc des mines de dépit.

     

    3. P. E.

    Musique.

     

    Tout le monde au boulot, gueulantes devinées de CARLOS en train de morigéner tout le monde, il n’y a que lui visiblement qui saurait bien mieux faire que tous les autres.

     

    4. P. R. sur PASCAL, perché sur un escabeau, qui tartine sa peinture n’importe comment, ne sachant même pas tenir un pinceau, dans un angle encombré de tuyauteries.

     

    5. P. Américain sur CARLOS, perché sur l’escabeau juste en dessous, inspectant le travail de PASCAL.

    « T’es vraiment le bureaucrate, toi... »

     

    6. CARLOS a pris la place de PASCAL et se livre, ostensiblement, à un travail minutieux.

    PASCAL, entre ses dents

    « Démerde-toi, pauvre con ».

     

    7. P.¨M. SOPHIE, JEANNE, admiratives ; PASCAL les rejoint, plein de hargne

    JEANNE, lui tendant un cabas

    « Tiens, va faire les courses. C’est tout ce que tu sais foutre.

     

    SÉQUENCE 6 INT. JOUR

    Une supérette. PASCAL, VIEILLE ÉPICIÈRE, JEUNE ÉPICIÉRE en minijupe. CLIENT(E) S

    VIEILLE, accent du Sod-Ouest

    LA JEUNE passe auprès de PASCAL en tortillant

    « Vous désirez ? »

     

    PASCAL

    « Oui je désire, je désire euh… du thon… des œufs… un double-litre…

     

    La JEUNE ÉPICIÈRE le sert à mesure. PASCAL n’ose pas s’intéresser à la JEUNE et flaire LA VIEILLE.

     

    SÉQUENCE 7 INT. JOUR

    Dans la boucherie aménagée, tout le monde travaille, les tabliers blancs se souillent à grande vitesse, et CARLOS peinturlure avec enthousiasme.

    PASCAL, voix piteuse

    «  « Qu’est-ce que je peux faire ?

     

    Geste de JEANNE, il pose le sac à manger sur la table de l’arrière-boutique.

     

    2. Tous travaillent à la peinture. PASCAL, off, chante d’une voix avinée.

     

    3.

    PASCAL ressort de l’arrière-boutique, tourne autour des escabeaux en brandissant son

    double-litre sous plastique :

    « J’vais vous raconter une histoire drôle…

     

    TOUS

    Non ! Non ! Surtout pas ! Pitié !

     

    CARLOS du haut de son escabeau

    Tu vas la fermer ta gueule ?

     

    PASCAL, à JEANNE, désignant CARLOS :

    «T’aimes ça toi, les gros bras… Ça te change des p’tites bites…

     

    5.

    (Il boit au goulot) C’que vous pigez pas, c’est le désespogne, le désespoir de l’ivrogne.

     

    6. EXT. JOUR P.M.

    PASCAL fait le zouave sur le seuil de la boutiques

     

    7.

    PASCAL retourne dans la Supérette, se livre à un comportement théâtral

    Y a qu’moi qui travaille ici : Tiens filez-moi un fromage.

     

    LA VIEILLE ÉPICIÈRE, très digne

    Vous les avez derrière vous, Monsieur.

     

    8. INT. JOUR P. M.

    PASCAL revient en titubant, se raccroche à l’échelle double ;

    JEANNE, sur l’échelle, descend :

    Maintenant, ça suffit.

     

    9. PASCAL brandit sa bouteille :

    Au moins avec moi on se mââârre…

    CARLOS

    Tu nous casslek. Putain avec toi y a pas besoin de radio, on n’entend que tes conneries, tu fais chier.

    PASCAL

    Il est grossier, le monsieur qu’on ne connaissait pas tout à l’heure.

    SOPHIE

    Arrêtez quoi merde ! - Non, vous tout seul, monsieur Pascal.

    JEANNE

    Tu peux le tutoyer !

     

    PANORAMIQUE H – B

    JEANNE descend de son escabeau, le pinceau à la main, saisit la bouteille et la tord dans la main de PASCAL, l’arrache, passe dans l’arrière-cuisine.

     

    10. JEANNE, de dos, vidant la bouteille dans l’évier.

    11. G.P. sur PASCAL désappointé.

    12. P.M. PASCAL

    Regarde-moi tous ces bouffons le pinceau à la main, bande de prolos, même pas foutus de penser à la bouffe.

    Personne ne l’écoute.

    J’ai besoin de vin, moi. Ça ne vous vient pas à l’esprit bande d’enclumes que j’aie besoin de vin. Je suis un intellectuel, moi, je pense ! Et qu’est-ce que je vais faire, moi, sans pinard ?

    CARLOS

    Surtout pas de la peinture !

    13. G.P. PASCAL, larmoyant

    Tout le monde veut m’empêcher de peindre !

    TOUS poussent des cris ; confusion.

    Arrête de gueuler ! ...Braille pas si fort !

    Ils crient plus fort eux-mêmes que celui qu’ils veulent faire taire.

     

    14. P.M. PASCAL nettoie le vin et les débris de plastique avec une serpillière

    Ma bouteille… Ma petite bouteille…

    JEANNE

    Tu salis le ciment avec ta vinasse…

    PASCAL

    Tu n’vois pas que j’nettoye ?

     

    S É Q U E N C E 8 - EXT. JOUR

     

    1. P. G. Arrivée d’un autocar brimballant. Le chauffeur en descend, monte sur le toit et balance les colis aux gens qui attendent en bas.

     

    SOPHIE, en bas, tendant les bras :

    Mes flacons ! … c ‘est fragile !

    Elle montre des petits mollets tout maigres sous des chaussettes blanches.

     

    LE CHAUFFEUR 

    Il y a encore un paquet pour l’autre dame.

    Il le décharge précautionneusement.

     

    2. G.P. en gros plan sur des reproductions sur toile d’instruments anciens, d’icônes, etc.

    3. SOPHIE déballe, étale, et installe ses foulards et ses flacons vides.

    Elle fait flairer ses flacons autour d’elle :

    Sentez-moi ça !

    4. G.P. sur CARLOS, grommelant :

    Tout ça c’est de la connerie.

    6. G.P. sur SOPHIE

    Je vendrai tout, je vais tous vous nourrir, PASCAL pourra s’acheter du vin, du meilleur.

     

    TRAV. G.D.

    JEANNE, glaciale : ...Quel humour…

    7. PANORAMIQUE D.G. sur toutes formes de flacons, fantaisistes et contournées : cochons, grosses merdes bien moulées, etc.

     

    FONDU ENCHAÎNÉ

     

    SÉQUENCE 9 INT. JOUR P.M.

     

    1. JEANNE

    À mon tour.

    PASCAL déballe des trompettes, accordéons, violons, le tout de 15cm de haut.

    2. G.P. CARLOS

    Tout ça, c’est des conneries.

     

    3. PASCAL se rapproche de CARLOS

    Qu’est-ce que vous disiez sur Blatt et Blattstein ?

    CARLOS réticent

    Tout ça, c’est des conneries. Ça ne rapporte pas un rond.

     

    4.  P.E., PANORAMIQUE D.G.

    Vue sur les deux étalages, côte à côte et face à face, en forme d’U. Les deux tenancières, JEANNE et SOPHIE, semblent jouer à la marchande, et sont ravies.

     

    JEANNE

    Que c’est beau ! Elle minaude en tournant un foulard entre ses mains.

     

    SOPHIE

    Ce que vous faites est magnifique aussi.

     

    JEANNE, humant un flacon

    Qu’est-ce que c’est ?

     

    SOPHIE

    Du patchouli. Oh, et ça, qu’est-ce que c’est ?

     

    JEANNE, minaudant

    Une trompette.

    SOPHIE fait semblant de jouer sur une minuscule viole.

     

    JEANNE

    On ne peut pas en jouer !

     

    5. G.P. CARLOS

    Tout ça c’est de la connerie.

     

    6. P.M. SOPHIE s’extasie sur de grandes Vierges peintes en or sur fond d’or, un peu trop déshabillées

    JEANNE

    Oh vous savez, il n’y a pas de popes dans ce village.

     

    PASCAL, regard appuyé vers CARLOS

    Des Colombiens peut-être…

     

    P.M. CARLOS, qui se tape sur les cuisses

    Tout ça c’est des conneries.

     

    SÉQUENCE 10

    À plusieurs reprises, ACCÉLÉRÉ, JEANNE et SOPHIE exposent leurs étals, et tantôt l’une, tantôt l’autre, essaie d’empiéter sur l’étal de l’autre.

    SOPHIE

    La soie faut que ça se déplie.

     

    JEANNE

    Oh les jolis chats ! les jolis taureaux ! les jolis beuffes !

     

    SOPHIE

    C’est un tigre.

     

    JEANNE : Ou un bœux.

    SOPHIE

    Enfin quoi, tire un peu sur la soie, là, on voit bien que c’est un tigre, tout de même, il aurait fallu 50cm de plus pour bien voir la queue dans tout son développement.

    « Vous… - tu me donneras bien une vierge ?

     

    JEANNE lui tend un cornet à piston en laiton,modèle 1883

     

    SÉQUENCE 11 INT. JOUR

     

    1. SOPHIE, JEANNE

    JEANNE

    Des instruments miniatures : jamais personne n’a eu l’idée d’exposer ça avant moi.

    SOPHIE

    C’est comme mon cul ; on ne l’a jamais exposé non plus.

    JEANNE

    Ça ferait fuir le client.

    Elles se battent, les hommes les séparent – PASCAL est fin bourré.

     

    2. CARLOS, PASCAL

    P.M.

    CARLOS

    Les icônes m’ont toujours bien consolé dans ma cellule.

    PASCAL

    Et qu’est-ce qu’il veut au juste, le Blatt-Blattstein ?

     

    3. Nouvel assaut entre les deux femmes, nouvelle intervention.

    CARLOS

    Eh merde, vous ne pouvez pas tout simplement vous mettre l’une dans l’autre ?

    JEANNE

    Justement, allez vous faire mettre.

     

    4. EXT. JOUR Attroupement devant la vitrine.

    5. CARLOS, PASCAL

    PASCAL, pâteux

    Et pis t’arrêtes de soutenir ma femme, toi…

    CARLOS

    J’en veux pas d’ta femme ; même au lit elle garde ses godasses, comme Van Gogh.

    PASCAL, à JEANNE

    T’es pas prête d’en faire, du Van Gogh.

    JEANNE

    Et toi c’est pas l’oreille que tu d’vrais t’couper.

     

    SÉQUENCE 12 INT. JOUR

    1. P. M. Les DEUX FEMMES s’envoient leurs productions à la figure, les DEUX HOMMES essaient de les séparer

     

    2.

    PASCAL bourré veut rattraper les objets, mais il fait plus de dégât qu’autre chose.

     

    SÉQUENCE 13 EXT. JOUR P.E.

    Les AUBERGISTES et les villageois se sont attroupés devant la boutique, d’où proviennent des bruits de casse et des cris.

     

    L’ÉPICIÈRE JEUNE

    C’est peut-être pas des vrais artistes.

    LA VIEILLESSE

    Pt’êt’ ben juste des commerçants.

    LE TABAC

    Quoi, quoi, « des commerçants ?

     

    SÉQUENCE 14 INT. NUIT

    L’auberge.

    1. P.M.

    CARLOS, SOPHIE, JEANNE, PASCAL, LES DEUX AUBERGISTES

    AUBERGISTE FEMELLE

    Pour les chiottes, faudra vous méfier, pas en mettre trop, pas bourrer le papier.

    AUBERGISTE MÂLE, sentencieux

    Moduler le serrage des fesses, pour chier fin.

    PASCAL

    Pourquoi vous êtes toujours sur notre dos comme ça ?

    AUBERGISTE MÂLE

    On rend service, et on veut pas s’faire emmerder tout le temps pour du débouchage.

    AUBERGISTE FEMELLE

    C’est votre merde, pas la nôtre.

    SOPHIE

    Là n’est pas la question, c’est l’eau qui r’monte, on tire la chasse et on a le cul qui baigne.

    PASCAL

    Bravo le paysage quand on s’retourne.

    AUBERGISTE FEMELLE

    Et les douches c’est pour les chiens ? Mon mari en a passé des heures à bricoler un coin pour vous laver l’cul.

    AUBERGISTE MÂLE

    On parle jamais de ce qui marche.

    CARLOS

    Ouais les douches y a tout l’confort, on s’aperçoit que c’est occupé quand on voit la serviette sur la porte.

    AUBERGISTE MÂLE

    Putain jamais contents, je vous ai prévenus dix fois aussi que la flotte c’était pas terrible, venez pas vous plaindre pour les amibes, il faut chercher l’eau fraîche à la fontaine dehors.

    AUBERGISTE FEMELLE

    On vous en aurait bien passé du restau mais vu comment qu’vous êtes aimables…

    JEANNE, hurlant

    On va pas s’mettre à hurler, non plus ?

    PASCAL, gluant d’amabilité

    On pourrait peut-être manger chez vous, ce soir ?

     

    SÉQUENCE 15 INT. NUIT

    Les étages de la boutique vus depuis l’auberge

    1. P.M. TRAV. AV.

    PASCAL parcourt toutes les chambres, d’étage en étage

     

    2. P.R.

    Matelas rayés enroulés sur eux-mêmes.

     

    PAN. G.D.

    Volets qui se déglinguent, espagnolettes rouillées.

     

    3. INT. NUIT

    Visions de baise grotesque sur les matelas, (c’est ce qui passe dans la tête de PASCAL). Bruiitage de ressorts.

     

    4. P. M.

    PASCAL se jette sur un matelas ; boules de cuivre ; contorsions.

     

    5. P.M.

    PASCAL ouvre la lumière dans une autre chambre abandonnée, jour jaunâtre, ZOOM AV. sur le matelas rayé enroulé.

     

    6. G. P. PASCAL se prend le jus en tournant un commutateur en papillon de faïence. Hurlement :

    Erremmel !

    Cri soudain, atroce et tout proche, d’une dame blanche (c’est un rapace nocturne).

     

    7. STOCK

    Un enfant qu’on égorge, ou qui passe sous un camion.

     

    SÉQUENCE 16 INT. JOUR

     

    La salle d’auberge.

    L’AUBERGISTE FEMELLE

    Tu aurais pu tout de même les prévenir, pour la dame blanche dans la toiture…

     

    SÉQUENCE 17 INT. NUIT

    1. P.M. Salle à manger de l’auberge. TOUS.

    L’AUBERGISTE FEMELLE,buvant une Marie-Brizard

     

    Faudrait pas croire ! Tiens,moi, ben je baise quand même !

     

    L’AUBERGISTE MÂLE, se rapprochant de la table en fourrageant dans sa braguette

    Et comment qu’on baise.

     

    TRAV. G.D., PASCAL explique à JEANNE avec des gestes que la copulation doit s’effectuer par derrière vu la corpulence de la femme.

     

    2. P. E.

    TOUTE LA CLIENTÈLE dans le restaurant.

    3., 4., 5. : P.M.

    Diverses figures, le BURALISTE et sa bosse, l’ ÉPICIÈRE et ses cuisses nues, la MARQUISE de BOUF et BOILNŒUD un peu à l’écart mais condescendante avec son

    gros chignon blond pisseux.

     

    6. P.M.

    LE TABAC

    Tout de même, le communisme ça donnait de l’espoir aux gens.

     

    7. P.M.

    Regards lubriques de CARLOS cherchant à voir la culotte de l’ÉPICIÈRE quand elle croise les jambes. Il se passe la main dans la barbe. Il la tire, les yeux exorbités.

    L’AUBERGISTE FEMELLE ramasse l’argent de tous et soupire

    Vivement la foire tiens, qu’on gagne un peu plus de pognon.

     

    SÉQUENCE 18.

    INT. JOUR

     

    SOPHIE essaye d’allumer le réchaud avec des allumettes détrempées.À la fin une grande explosion qui la fait sursauter :

    Erremmel !

     

    SÉQUENCE 19

    INT. JOUR

    Arrière-boutique

    CARLOS bouffe à table comme un porc.

     

    SÉQUENCE 20

    EXT. JOUR

    PASCAL se paie la corvée d’eau, maintes bouteilles de plastique vides sous les bras. Il en laisse tomber une pleine au retour. Elle éclate.

    TRAV. AV.

    PASCAL pose les bouteilles sur la table. CARLOS engloutit des spaghettis, se soulève pesamment pour péter.

    P.M. TRAV. D.G.

    Entrée des DEUX FEMMES

    JEANNE

    Putain, encore des nouilles !

    CARLOS, la bouche pleine

    Nouilles, encore des putains !

    SOPHIE

    Bonjour le régime !

    CARLOS lui claque sur les fesses et se reçoit une claque de première

    PASCAL

    ...de toute façon, quand je propose de manger en face, je me fais traiter de savonnette…

    Il se ressert en spaghettis, boit à même une bouteille de vin en plastique

     

    SÉQUENCE 21 24

    INT. NUIT

    L’arrière-boutique

    CARLOS et PASCAL font les comptes, échangent des bulletins de vente détachables

    JEANNE et SOPHIE leur passent les bulletins, de couleurs différentes

     

    SÉQUENCE 22

    INT. JOUR

    La boutique elle-même

    JEANNE et SOPHIE derrière leurs comptoirs, tirant la gueule – jeu de lumière suggérant l’écoulement de la journée, à plusieurs reprises, en accéléré. Aucune vente.

    ÉÉ

    SÉQUENCE 23

    INT. JOUR P.E.

    Un gosse s’enfuit avec un foulard. JEANNE le rattrape à l’extérieur, baffe le gosse ; arrive un colosse qui paye, rebaffe le gosse et baffe JEANNE.

     

    SÉQUENCE 24

    INT. JOUR P.M.

    PASCAL se barricadant courageusement dans sa chambre parce qu’il n’a pas voulu intervenir…

     

    SÉQUENCE 25

    EXT. JOUR P.M.

    Une MÉMÉ devant la vitrine, avisant les prix :

    Mais c’est de la folie !

     

    SÉQUENCE 26

    INT. JOUR

    TOUS. Chacun fait ses comptes avec une gueule sinistre.

     

    SÉQUENCE 27

    INT. JOUR

     

    JEANNE vend un violoncelle miniature à la Marquise de BOUF et BOILNŒUD

    JEANNE

    Madame…

    B. & B.

    Madame…

     

    SÉQUENCE 28

    INT. JOUR

    P. M.

    JEANNE montre, grâce à un ticket, qu’elle a enfin vendu quelque chose.

    SOPHIE

    On partage…

    Le partage de l’argent s’effectue.

     

    SÉQUENCE 29

    INT. NUIT

    SOPHIE

    J’ai vendu un foulard.

    JEANNE

    On parage…

    SOPHIE, indignée

    Ah non ! pour nous, c’est pas la même chose !

    CARLOS, gêné, se cure les dents

    On n’a pas reçu boucoup comme mandat cette semaine…

    SOPHIE

    On n’est pas des fonctionnaires, nous autres…

    PASCAL en arrière-plan, fumant de rage, boit une rasade.

     

    SÉQUENCE 30

    INT. JOUR P.M.

    Arrière-boutique

    1. TOUS en train de manger sans enthousiasme un plat de nouilles qui collent

    2. INT. NUIT

    TOUS, même jeu

    TRAV.G.D.

    JEANNE se mesure le tour de taille

    ZOOM sur PASCAL

    Il recompte mélancoliquement un fond de porte-monnaie

    CARLOS essaie de voir par-dessus son épaule, PASCAL se dérobe.

     

    SÉQUENCE 31 INT. JOUR

    P.M.

    TOUS en train de manger une purée infame

    PASCAL, à JEANNE

    Quand c’est toi qui fait la cuisine, c’est guère mieux… Bon, alors, on va manger en face ?

    SOPHIE, jetant de l’huile sur le feu

    Savonnette…

     

    SÉQUENCE 32

    EXT. JOUR

    DEUX MÉMÉS dans la rue

    PREMIÈRE MÉMÉ

    Moi j’achète pas là…

    DEUXIÈME MÉMÉ

    T’as vu les prix de ouf ?

    PREMIÈRE

    Paraît que c’est de la soie…

    DEUXIÈME

    Oh ben, pour poser son cul…

     

    SÉQUENCE 33 EXT. JOUR

    Le seuil de la boutique.

    CARLOS, PASCAL

    PASCAL

    T’es sûr que t’as rien à me dire pour Blatt-Blattstein ?

    CARLOS

    Oh moi, yo sé pas grand-chose.

    PASCAL

    Et alors ?

    CARLOS

    Ben alors il fait chaud.

     

    SÉQUENCE 34 EXT. JOUR P.E.

    Une banderole

    BIENVENUE À LA DCLIIIe FOIRE DE FORT-SAINT-JACQUES

    ZOOM H. B.sur LES AUBERGISTES et LES QUATRE EXPOSANTS

     

    AUBERGISTE MÂLE par la fenêtre

    Vous commencez par le tour extérieur.

     

    CARLOS

    Mesdames et messieurs, nous entamons la visite guidée de la place-forte médiévale de Fort-St-Jacques.

    « Fort-St-Jacques fut bâtie en cercles concentriques... »

    PASCAL

    ...ou avec trique…

    TOUS le regardent avec une intense pitié

     

    SÉQUENCE 35 EXT. JOUR, le soir tombe, les premières lumières s’allument

    TOUS derrière CARLOS, en troupeau de touristes

     

    CARLOS

    La cité de Fort-St-Jacques, typiquement médiévale…

    GROS PLANS sur diverses plaques de rues.

    BOULEVARD DE LA MARNE

    BOULEVARD DE LA SOMME

    BOULEVARD DE VERDUN

     

    SOPHIE

    C’est guerrier, c’est coquet.

     

    PAN. BAS-HAUT, vue des feuillages par dessous, vols d’éphémères sur contre-jour de réverbères

    ZOOM AV. sur PASCAL qui soulève à la main des plaques d’écorce de platane

    Le bonheur de l’entomologiste

     

    SÉQUENCE 36 EXT. NUIT

    CARLOS

    Ces remarquables bâtisses, mesdames et messieurs…

    PASCAL

    Eh, je me sens tout seul…

    CARLOS

    ...remontent à ces temps anciens où…

     

    PAN. DR. G. sur JEANNE, mimique exaspérée. Elle bourre les côtes à PASCAL qui joue les extatiques

    Savonnette… Espèce de savonnette…

     

    PAN. BAS-HAUT, P.M.

    Vieilles maisons à colombages, pignons aigus, portes rongées, pierres anciennes sous projecteurs.

    GROS PLAN sur une vitrine d’agent immobilier, photos suggestives, pris modérés

     

    SOPHIE

    ...et après, faut les allonger pour tout retaper…

    TRAV. AV.

    Église ouverte

    SÉQUENCE 37 INT. NUIT

     

    LE GROUPE en train d’ahaner à la queue-leu-leu dans un escalier en colimaçon.

    CARLOS, off, derrière PASCAL

    Putain t’as encore largué, toi…

     

    TRAV. AV.

    Parvis de l’église

    PAN. H-B, P.E.

    Vue de Fort-St-Jacques illuminée, guirlandes diverses

    CARLOS

    Figurez-vous…

    PASCAL

    Ta gueule.

    CARLOS se tait

    GROS PLAN sur PASCAL, mesquin

    J’lai eu, euh… J’lai eu euh…

     

    2. PAN. AV. ET H-B, diverses vues de Fort-St-Jacques révélant une structure concentrique.

    Bruitage : vent. Bouffées d’orchestre de village.

    3. P.M. sur LA GARDIENNE, qui gueule

    Alors là-haut vous vous maillez le cul, oui ? On ferme !

    4. TOUS dévalent l’escalier, tête basse, trébuchant

     

    SÉQUENCE 38 EXT. NUIT

    1. P. M.

    Une vitrine. Des femmes s’affairent, montent des décors au sommet d’échelles doubles.

    2. STOCK : Poissons ouvrant et fermant leurs gueules dans un aquarium

    3. P.M.

    CARLOS

    Vous verrez tout ce qu’on va vendre avec la foire…

    4. INT. NUIT

    TRAV. AV.

    Intérieur du magasin où la caméra a suivi LE GROUPE

    FEMMES au sommet de leurs échelles doubles

    Un BOUCHER en tenue

    Un peu plus de côté. Plus loin, le mannequin. Plus au fond. Le calendrier 1901 (géant) vers le devant, nous fermerons ensuite et pour toujours, il faut que ce soit beau, pour notre dernière fois.

     

    PAN. D.-G.

    LE BOUCHER se tourne vers le groupe des quatre

    J’ai fait ôter la vitrine – une fortune !

    Ça s’ouvrira sur la rue comme une vraie scène à l’italienne : j’ai fait monter des gradins (il les désigne) en face, et aussi derrière vous. (PAN. G.-DR., vue sur les gradins)

     

    LE BOUCHERIE

    Ma pièce va s’intituler La Manche et le gigot,le héros s’appelle Don Quichote. J’en suis l’auteur.

    CARLOS

    ¡ Muy bién !

     

    PAN. G.-DR.

    UN PASSANT,  dédaigneux

    Il fait ça tous les ans.

    LE BOUCHER tourné vers lui

    Monsieur n’est pas d’ici.

    LE PASSANT

    Ah ! pas d’ici…

     

    SÉQUENCE 37 INT. NUIT

    P.M. sur l’intérieur de la vitrine, décor avec papier aluminium pour la viande

    SÉQUENCE 38 EXT. NUIT P. M.

    Plusieurs habitants installent des guirlandes d’éclairage et de feuillage

    SÉQUENCE 39 EXT. JOUR P.M.

    La terrasse de l’auberge

     

    LES QUATRE, LE BURALISTE, LA FEMME DU BURALISTE, LES ÉPICIERS

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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  • 24 DISSERTATIONS + UNE

    C O L L I G N ON

     

    VINGT-QUATRE DISSERTATIONS

    plus une

     

    I BRANLOMANIE

    Dans les années 2030, en retard déjà sur le bouleversement des mentalités, nous écrivions ce qui suit :

    « Toute vocation pédagogique es d’ordre sexuel. Mais si vous éprouvez la moindre velléité de tentation de passage à l’acte, vous n’êtes pas faits pour ce métier, vous y êtes même diamétralement opposés. Fuyez vite, loin, à tout jamais. Nous ne parlons pas des femmes, dont le contact physique, n’en déplaise aux effarouchés ridicules, n’a jamais fait grand mal ni aux garçons, ni encore moins aux filles. C’est aux hommes que nous nous adressons, qui forment la quasi-totalité de ce genre de malades : messieurs, s’il vous est arrivé de glisser dans cette fosse à merde, sachez que vous n’êtes plus, que non seulement ne compterez jamais plus au nombre des hommes au sens plein et viril de ce terme – mais que vous serez tombés au-dessous même de ce qu’il est convenu d’appeler « l’espèce humaine ».

    Or, l’éducation sexuelle, obligatoire et jamais assumée (chacun se repassant la patate chaude) est un des seuls moyens légaux et propres dont nous disposons pour cimenter les relations humaines dans le cadre pédagogique. Putain c’est bien dit. Mais con ne vienne pas nous parler d’Autorisation Préalable du Principal ou d’Accord des Parent, car à supposer que nous les obtinssions, ces autorisations, elles seraient assorties de clauses tellement restrictives et tellement comminatoires que pratiquement rien ne serait possible. Terreur latente et l’arme de poing dans la poche. Comme me disait Jeune Sépluqui, « quand je fais l’amour avec mes élèves, je ne tiens pas à ce que n’importe qui puisse venir me prendre par derrière » - c’est de l’humour tas de Cosaques. Aborder la pédagogie sous cet angle me semble désormais secondaire, bien qu’une telle approche ait été déterminante, non dans le déclenchement ni dans le déroulement d’une carrière suivie à contrecœur, mais en tant que justification a posteriori d’un comportement verbal plus ou moins obsessionnel – pour la plus grande joie des élèves auditeurs.

    Le jour de la Décision, il convient d’être au top de son honnêteté, en indiquant ses propres blocages, limites et tout ce qui s’ensuit : les vôtres, et pas celles d’une organisation chapeautante quelconque : « Vous me verrez hésiter, balbutier, rougisser. À chacun les séquelles de sa propre éducation. Mais je dirai toujours ce que je pense personnellement. Vous allez donc tous me rédiger vos questions sur un bout de papier anonyme » - si j’ai fait du bien, du mal ? les deux, sans doute. J’ai fortement soulagé le garçon C. en lui révélant que non, les règles ne coulaient pas « à gros bouillons » ; j’ai révélé au garçon O., très étonné, que oui, les femmes aussi éprouvaient du plaisir. Mais le garçon R. se montra profondément écœuré d’apprendre, à quatorze ans, les gestes exacts de ce fameux « acte sexuel » dont on parlait tant. Et toujours, point capital selon moi, je proclamais à la face du monde que les filles, elles aussi, parfaitement, se masturbaient, et comment. Les jeunes garçons ayant bien trop tendance à « idéaliser » leurs « petites amoureuses » - tu parles…

    La chose me semblait essentielle : révélation pour les deux sexes. Soulagement pour les filles qui pensaient être seules, soulagement souvent émerveillé pour les garçons qui s’imaginaient le seul sexe à ce point tourmenté, sale et dégénéré, dans l’opinion générale des années 80. Il semble que désormais les deux sexes connaissent tout des coutumes de l’autre. Il semble aussi que les films dits porno ne soient pas exclusivement pourvoyeurs de techniques agressives inspiratrices de tournantes, chose qu’ils ne montrent pas, mais participent par là à la simple éducation sexuelle. Que si l’on m’objecte les vies amoureuses brisées de tels ou telles à la suite d’une exposition au porno, nous pourrions en montrer bien plus encore, par milliers, brisés encore bien plus sûrement par la répression sexuelle sauvage perpétrée pendant des siècles par la prétendue Église…

    Or, ne trouvant pas dans l’éducation sexuelle proprement dite un exutoire suffisant à ma perversité mentale, je ne le répéterai jamais assez aux punaises, j’ai exploité le filon du rire. Non pas en me bornant aux histoires de dessous de ceinture dites « drôles », hélas réclamées par les élèves (et accordées par moi) aux dernières heures de l’année scolaire, je me suis saisi de toute occasion dans mes cours, dans mon langage, de sexualiser, ouvertement, la relation professeur-élèves : la langue française, comme toutes les autres je suppose, est ainsi faite, que le moindre déplacement de syllabe ou d’intonation déclenchent aussitôt, dans l’esprit de mes branleurs et surtout leuses, toute une série de connotations marquées au coin (cuneus) de la sexualité.

    Pensez seulement aux incongruités qui peuvent résulter de l’intonation d’un groupe de mots comme « l’habitat urbain » ou « le taureau est entré dans l’arène ». Une fois l’attention aspirée par ce terrain, il est impossible de l’en dégager. Au détour d’une phrase sévère de Pascal ou d’un cours sur les participes, le sexe peut même survenir par simple suppression de syllabes : « Il en a pris l’habitude » devient « il en a pris l’ha - üde », suivi ou non d’un fin silence. Se garder, surtout, de prononcer le moindre terme grossier : le sexuel doit venir en quelque sorte s’imprimer en creux dans le discours, au prix d’une certaine attention, d’où une atmosphère constante de complicité dégoûtante.

    Bien entendu, ces plaisanteries sont on ne peut plus stupides et dégradantes, ne me faites pas l’injure de me croire inconscient. S’il existe un Dieu, je me présenterai devant lui : « J’ai fait rire mes élèves », et il me sera beaucoup pardonné, car le temps passé à rire n’est jamais perdu. Ils rient, ils se débloquent (en marge, au crayon : moi non ; qui a écrit cela?). Ils écoutent chaque phrase, où peut se glisser à tout instant un sexe baladeur, et retiennent, prétend-il, le sérieux en compagnie du plaisant. Tout rire est sexuel. Toute subversion du langage abat un interdit, tout calembour abat une chaîne de calendos. S’il est vrai d’après Freud que la délivrance n’est que pour l’auditeur, tandis que le locuteur renforce son blocage (il rit peut, mais voit rire) (voyeur, non actif), nous serions volontiers tenté par ce paradoxe de poser au martyr, sacrifiant son épanouissement personnel sur l’autel de l’abnégation libératrice, comble de la mauvaise foi.

     

    DU VÉRITABLE OBJET DE MON ENSEIGNEMENT

     

    Nous voudrions établir une ligne de démarcation très nette. Creuser avec véhémence un abîme sans fond : il n’est pas question pour moi du sexe masculin. Rien ne nous est plus étranger que les extases sulfureuses d’un Michel Tournier sur les genoux écorchés des garçons, ou le fumet des pissotières d’école, « autel(s) fumant(s) de la garçonnie ». Rien ne me répugne autant qu'un adolescent furonculeux qui se tripote la quéquette derrière la porte entrebâillée des chiottes. Jamais je ne me suis reconnu dans ces individus grossiers, prétentieux, pétant de vulgarité, toujours prêts pour le poing sur la gueule à 5 contre 1 de préférence. Je n'ai jamais voulu, un seul instant, leur ressembler.

    Ce sexe malotru qui fut le mien par les hasards de la génétique, entre le dérisoire et le pathétique, ne me semble tout juste supportable que sur mon propre corps, à force d'à bite hude. Et s'il existe paraît-il un "masochisme féminin", j'en verrais volontiers l'illustration la plus consternante dans son attirance pour cette espèce de cornemuse flasque et baveuse qui sert d'organe érotique à mes cons génères. Ce cou de vautour pelé, maladif et malodorant, cet incongru et vaniteux sac à pus. Dispenser cours à une classe de garçons équivaut à faire un plongeon nauséabond de 45 en en arrière dans une espèce de fosse-cloaque où fermentent en cloques de longs tourbillons d'étrons et de résidus de branlette.

    La lectrice (les hommes ne lisent pas) comprendra sans difficulté notre particulière attirance pour l'onanisme féminin, si dissemblable, dans son élégance, dans son innocence (car la fille et plus tard la femme se branlent dans la plus parfaite bonne conscience voire inconscience), du trayage cradingue et laborieux qu'effectuent les garçons disgraciés. La masturbation, chez la débutante, n'a pas encore acquis ce stade de fixation qu'il atteint irémédiablement plus tard, quand la femme décide de "choisir" et ne choisit personne.

    Donc, tandis que les hommes seraient prêts à se contenter de n'importe quel croûton, les femmes exigent de la brioche. Pour le faire court : le garçon se "tripote" dans la honte la plus totale ; la jeune fille se caresse dans l'incertitude parfois, ce qui est tout de même moins grave, et reste en tout cas entre soi et soi (le garçon fait des taches ; il ne peut rien cacher ; les filles aussi, mais pour d'autres raisons qui n'ont rien à voir). Pour s'absoudre à ses propres yeux, l'homme se trouve ainsi condamné à l'enfournage répétitif et mécanique ; l'adorateur se mue alors s'il le peut en punisseur déespéré, pilant sous ses coups de boutoir ce foutu sexe capable de jouir à lui seul... le plus souvent à lui seul.

    L'objectif serait donc, plus modestement, de transformer ces jeunes oies butées, résolues à se faire hacher menu plutôt que d'avouer leurs pratiques (telles ces connes d'avant-guerre qui répétaient en boucle "je ne comprends pas ce que vous dites", ayant le putain de culot d'aller jusqu'à nier la question posée) en femmes révélées, reconnaissant leur plaisir sans réticence, et le pratiquant le plus possible sous nos yeux. Nous n'avons rien trouvé de plus complet, de plus ingénieux, de plus irrévocable, que le vénérable Manuel du Confesseur : pour amener n'importe quelle femme à reconnaître ses masturbations, il faut lui parler en confesseur d'expérience, à qui "on ne la fait pas".

    Le questionnaire doit donc porter non pas sur l'existence ou non de l'acte, posé comme indubitable, mais sur sa fréquence. Le qualitatif se trouvant éludé au profit du quantitatif, la femme se débat ainsi non plus sur le oui ou le non, mais sur le combien : "Trois fois par semaine ?... vous ne répondez pas ? serait-ce sept fois ? dix fois ? vous gardez le silence ? mon Dieu ! iriez-vous jusqu'à vingt fois ?" "Ne craignez pas, dit le Manuel, "de pousser le nombre aussi loin que possible dans l'absurde.Tôt ou tard il vous sera donné un démenti à partir duquel il sera aisé d'établir la vérité : car si vous ne le faites pas un nombre incalculable de fois, - c'est que vous le faites. C.Q.F.D.

    Dans le cas qui nous préoccucupe, il s’agit avant tout de parvenir à l ‘identité mathématique jeune fille ≡ masturbation. La Masturbation est l’essence même de la Jeune Fille. Au premier regard entendu, elle comprend sur-le-champ de quoi il est question. « Se masturber » se dit, entre elles, « le faire ». « Faire » par excellence, c’est « se masturber ». Au premier regard entendu, elle comprend que c’est de sa masturbation, à elle toute seule, que l’on parle. Elle ne nie jamais. Plus jamais. Le contact ainsi établi au plus intime, la confiance est totale, absolue. Les allusions peuvent alors se multiplier, de part et d’autre, et c’est alors que l’Interlocuteur apprend avec délices toute sorte de précisions voilées parfaitement claires, sur la fréquence, la qualité de plaisir ou de frustration.

    Autre conséquence extraordinaire : la composante masculine du groupe, jusque là sur la réserve indienne, sur la « touche », acquiert une tendresse inconnue. Eux qui se croyaient sales et méprisés découvrent, ô merveille, ô soleil levant, que ces monstres, ces invraisemblances angéliques, les jeunes filles ! se masturbent tout autant qu’eux, voire plus, en haletant tout aussi fort. Il en résulte une saine complicité – et surtout, surtout : une impossibilité radicale de concevoir une de ces atroces passions sado-maso, ver de terre amoureux d’une étoile. Car, Dieu merci, on ne peut plus envisager de se rouler en suppliant aux pieds d’une jeune fille hautaine et glacée, qui, tout bonnement, se branle comme vous et moi.

    Ceux – et surtout celles – qui auront lu jusqu’ici n’auront pas manqué de se répandre en sarcasmes, invectives et menaces. Nous allons leur river leur clou en trois rounds :

    1. a) Les tartufes

    On pourrait croire qu’en ce siècle où la sexologie… où Sigmund Freud… où les sex-shops etc. - eh bien non. Pas du tout. La dose d’insecticide n’a pas été assez massive. « Freud, connais pas. Veux pas le savoir » - argument adventice : « on ne plaisante pas de ces choses-là avec des enfants ». Je refuse cette sacralisation aliénatrice. « L’enfant a besoin d’être sécurisé ». Non. Secouez les enfants. Montrez-lui la vanité des choses. Scandalisez-le. C’est à ce prix que s’accroît la Conscience Humaine. Tout est permis à qui ne fait que parler. « Mais alors, vous avouez que votre système a-pédagogique est essentiellement destiné à assouvir vos propres fantasmes ».

    Écoutez-moi bien : je n’ai pas envie de débrouiller mon écheveau psychanalytique. Je me comporte exactement comme ceux que je viens de blâmer. Les gens de l’art pataugeront avec des lis dans mes refoulements, transferts et autres. Ils concluront que je suis psychopathe comme tout le monde, attardé comme tout le monde, bref, un pauvre type à remettre dans le droit chemin à grands coups de « projecteurs impitoyables ». Ils me trouveront un Ééédipe gros comme une patate et la bite à papa dans le cul. Tant pis. Ce n’est pas mon boulot. « Qu’est-ce que le moi ? » Je n’en sais rien. Je me suis réveillé (nous nous sommes réveillés) un jour sur cette terre, prisonnier d’un corps, d’un caractère, d’une destinée.

    Irais-je (Irions-nous) m’amuser à vouloir les changer, et, en faisant cela, m’abstenir (nous abstenir) de vivre ? Duperie ; je me soumets à leurs défauts » - massacre de Stendhal. Que si d’ailleurs le centième de mes délires se réalisait, je ne bougerais pas d’un cil. Une jeune fille réellement amoureuse me paniquerait, me pétrifierait de respect. Je ne sauterais pas sur l’occasion. Nous parlerions ensemble, nous essaierions l’un et l’autre d’y voir clair. Peut-être que je l’aimerais. Mais ceci est une autre histoire.

     

    * * * * * * * * *

     

    Un jour, à propos de la surpopulation carcérale, nous avions conclu quel ‘on pouvait bien « s’amuser » dans une cellule, à partir de deux... » - « ...et même tout seul », avais-je renchéri. Une petite fille « chaste et pure » fut la seule à s’étonner en toute bonne fois au milieu des rires gras. « Demandez à votre voisine », lui ai-je dit. « Elle a l’air particulièrement au courant » - de fait, ladite voisine, déjà formée, pulpeuse, portait sur son visage, plein et velouté, voluptueusement sournois, les stigmates mêmes et le masque de la masturbation fréquente et accomplie. Elle s’empressa de renseigner sa camarade à l’oreille tandis que l’Interlocuteur poursuivait son discours. Alors ce dernier fut interrompu par une exclamation dont l’indignation révélait le plus ingénu et le plus intense des émerveillements : « Oh ! Monsieur ! Si je disais ça à maman, je ne sais pas ce qu’elle me ferait ! » (braves parents…) - l’Interlocuteur passa outre, les autres pensant déjà à autre chose.

    Je rencontrai ensuite plusieurs fois la même petite jeune fille dans les couloirs. Elle riait, métamorphosée en jeune fille, ouverte, gourmande, heureuse. Tel est le plus grand péché, la plus belle réussite dont l’Intervenant puisse jamais s’accuser...

    Si notre vision est fragmentaire, c’est par déformation professionnelle. Mais l’étroitesse du machisme permet, elle aussi, d’approfondir. Pour la connaissance de la véritén reportez-vous à votre hebdomadaire habituel.

     

    II

    DES AMBIGUÏTÉS DE L’ AMOUR

     

     

     

    Les enfants ne se livrent jamais. Leurs chairs y font encore obstacle : opaques, hors-jeu. Nous parlerons donc de la chair des jeunes filles, origine du monde.

    Certaines, sur lesquelles je ne m’étendrai pas, possèdent des yeux de vaches, où se lit la vaisselle, l’enfant. Le stade ruminant. Vie faite et cercueil vissé.

    D’autres sont des jeunes filles qui s’ignorent. Ont-elles un sexe, rien n’en transpire. « Les jeunes filles bien » travaillent, rient, jouent, mangent. On les rencontre jusqu’à l’âge avancé, sur les bancs de la fac : les « copines », les « chic filles ». Pas un poil d’ambiguïté. Le sexe ? « On n’y pense jamais » disent-elles. Nous éprouvons devant ces absences le même malaise que devant l’abeille, la fourmi, le termite, dépourvus de cerveau sexué. Nos regards se traversent. Castré, je passe outre. En peau de chèvre.

    Devient fille d’Onan toutes celles aux yeux faufilés : paupières en biseaux, cils battants, lèvres mordues. Plus flagrant : la chair grasse et luisante comme d’une constante exsudation de cyprine, les yeux frottés et charbonnés. La bouche et le rire lourds – l’onanisme Dieu merci n’est plus chlorotique, mais insolent. Le point crucial n’est plus focalisé, mais diffusé. Nous pensons aux lourdes femmes de notre enfance, lourdes choses blanches et chaudes, couvertes de bas, de culottes, d’arrière-mondes vaguement grouillants de dentelles et d’étoffes imprécises aux finalités floues.

    Quant aux adolescentes en fin de course, que dire ? ce sont déjà des femmes, avec leur chevelure, leurs seins, leur pubis, leurs flirts. Elles n’appartiennent plus à l ‘univers fantasmiques – et parfois même, elles baisent.

    Ailleurs.

    ...Nous avons connu des élèves attirantes et tourmentées, supérieures, bourrées de recherches. Nous discutions. Leurs yeux fiévreux traquaient ma vérité, sans y trouver vraiment de quoi m’admirer. Un jour d’exposé où je m’étais assis près d’une fille, nos hanches se sont touchées. Elle s’est vivement décalée, le temps d’un regard de flic fou. L’érotisme des filles est intellectuel. Nous en sommes lassés, à tout âge.

    Quelques-unes ont envoyé des lettres, sur leurs élans, leurs vagues confusions… Naïf

    est celui qui verrait dans leurs demi-aveux le signe ineffable d’une aspiration au harem, au vivier de nos vieux jours éventuels - spirituel, spirituel… Mieux vaut alors nager dans le bonheur parfait : l’éréthisme pédagogique, expérimentée le temps d’un trimestre en 2021, dans une classe de filles presque exclusivement. Tout mon répertoire y fut épuisé. Je me fis passer pour homo : elles m’adorèrent. Je fis l’amour avec la classe entière, métaphoriquement parlant – lorsque G. ouvrait la bouche, je pensais voir un fruit fondant, et toutes ces sortes de choses…

    À la rentrée de janvier, tout soudain, je leur dis : « Aujourd’hui, je ne vous « sens » pas. Nous allons faire une dictée ». Je ne les ai jamais plus « senties ». Lorsqu’elles sont revenues me voir l’année suivante, j’ai balbutié. Je me suis très vite enfui aux toilettes, providentiellement proches. Mes troisièmes étaient devenues des jeunes filles, baisables, sans plus.

    ... »Mais », direz-vous, « parlez-nous des garçons ; vous les avez trop durement esquintés pour ne pas avoir été attiré ».

    Exact. Là aussi j’ai connu mes coups de foudre, uni- ou bilatéraux.

    ...Les petits viennent à vous en toute innocence : leurs yeux clairs et confiants, et toute la panoplie – l’horrible T., aux grandes oreilles rouges, avec sa mine d’assassin au nez plongeant, dissimulant derrière sa bosse la bouteille de grand cru ; le blond B., sa course en va-et-vient dans l’allée centrale : « Monsieur, vous êtes bon ; vous êtes trop bon ; pourquoi êtes-vous si bon ; vous ne devriez pas être si bon ». M., noir de cheveux, blanc de peau, vif-argent, sa main sur mon cul et ma BAFFE immédiate ; Jd., les yeux ronds, la bouche en cerise, la brosse de jais – pour cause d’indiscipline, je l’avais enfermé dans un réduit d’1m² entre deux salles ; les autres élèves avaient remarqué ma rougeur extrême lorsque je l’avais saisi à l’épaule…

    Plus complexes : les collants. Celui qui me montre ses dessins à la fin du cours ; ceux à qui j’ai précisé que je n’avais pas besoin de cirage… Le plus attachant fut encore un certain Holf, capable de me lire Tacite dans le texte, pauvre rejeton d’un attaché militaire belge, fils définitivement noué (sa sœur ôtée à ma section pour ne plus entendre mes allusions nocives à l’impureté des jeunes filles) – Hol me confie, un jour de printemps : « Je n’aime pas toute cette matière qui fermente, ça fait trop « vivant » - pauvre diable morose…

    Certaines conquêtes masculines exigent en revanche une efficacité foudroyante : ceux dont la tête à claques est en elle-même un explosif à désamorcer d’urgence. Ils traînent des pieds comme un yakuza, balancent leurs cartables dans les coins, critiquent bruyamment (maussade et agressif, le ton) – DONC, leur donner raison, leur donner la parole. D’urgence. Que le jeu soit truqué, ils n’en ont aucun soupçon. Vous connaissez d’avance les positions qu’ils vont attaquer – n’ayez crainte : ils se contrediront, ils s’embrouilleront avant vous. Le seul grief cohérent qu’ils pourraient avancer, s’ils avaient la moindre parcelle de conscience, c’est qu’ils sont jeunes, et que vous êtes vieux. Ça ne va pas plus loin. Avouez à fond vos insuffisances, arborez un puissant sourire, affirmez haut et fort que mieux vaut un contact rugueux que pas de contact du tout : « Nous verrons bien comment cela marchera ».

    ...Et tout en professant, clignez de l’œil entre complices, par dessus le marais. Il vous admirera peut-être, du moins vous respectera. Si de surcroît le garçon est beau, s’il vient vous voir chez vous, vous aurez gagné un ami. Et des ragots…

    Si le coup rate, l’Opposant, n’ayant pu séduire le Chef, séduira immanquablement la Masse : un caïd… car ils auront vu dans l’œil vaincu de l’enseignant l’admiration soumise. Je me suis laissé entraver dans la bande d’un store, ligoté, incapable de maîtriser un rire convulsif… « La seule présence de l’élève D. empêche à la lettre le cours d’avoir lieu – comment voulez-vous, madame, que j’accepte votre fils dans mon école avec un dossier pareil ? - ne vous affligez pas : il a sûrement gagné plus que moi.

    Mais dans le meilleur des cas, l’insolence et la vulgarité vous laisseront sans armes, comme si vous aviez douze ans. Vous pouvez gueuler , engueuler, votre caid va se marrer. Vous n’aurez pu mater personne. Tôt ou tard, le « copain » jouera pour son propre compte : « Puisque ça t’emmerde tant prof, ...ne me punis pas pour ce que tu as envie de faire toi-même » - au mieux il se détache, et dort. L’humanité n’a pas besoin d’avenir.

    Pourtant si j’ai devant moi de braves petits bûcheurs aux yeux candides, je vais les trouver ternes, trop sages – et dangereux : « Ma mère ne veut plus que j’aille avec monsieur D. l’année prochaine : elle le trouve idiot ». Ça fait plaisir. Mais qu’une autre « tête blonde », toujours au premier rang, gavée de recommandations, de renseignements, de timbres-poste, rentre ensuite se plaindre à son papa de l’inconvenance de mes propos et parvienne à me faire jeter sur un score de 3 lettres défavorables sur 23 de soutien, c’est intolérable.

     

    III

    LE COURS – SPECTACLE

     

    « Mossou le Proufessour,

    Vous cultivez l’utopie et le flou en chambre : d’abord ce sexe que vous faufilez, puis ces prurits affectifs… Mais nous ignorons toujours le contenu proprement dit de vos cours... »

    Réponse : « La Peur ».

    Seule façon de l’affronter : Le Cours-Spectacle.

    Peur tricéphale : fonctionnelle, bordélique, textuelle.

    Fonctionnellement : la première fois, devant la classe, on se sent con. Je le jure.

    « Faites-leur donc faire des exercices ! »

    Bien sûr mon brave. On peut dicter, aussi.

    En sixième, on m’a collé des cours d’histoire. Je ne savais plus rien des pharaons. Il a bien fallu que je m’y remisse : dictée… Les pauvres ne se rendaient même pas compte qu’ils recopiaient leur livre, phrase après phrase.

    Autre truc génial : la remise des devoirs. Prendre un paquet de copies, et, l’une après l’autre, dans l’anonymat, éplucher toutes les notes marginales. Ça peut durer deux heures quand on est doué.

    Le fin du fin: le cours par cœur. Tout noté. Jusqu’au moindre mot – en tout petit, pour qu’on ne me voie pas compulser. Technique à vrai dire extraordinaire du doigt sur la ligne et du battement de paupières – sans oublier la modulation phonique – mais quel épuisement : avant pour préparer, pendant, et après pour récupérer. Très, très vite, la peur cruciale : celle du bordel.

     

    - T’arrives, tu fais ton cours et tu repars.

    - ...Essaye, pour voir…

    ...Faire avec ce qu’on a – l’humour, la névrose.

    Le bordel est inévitable ? Organisons-le. Et ça donne :

    1) Un cours sur les sangliers. À deux pattes, à roulettes, à feu rouge incorporé, à queue traînante, avec questions véhémentes, interpellations drôlatiques aux moindres velléités d’initiative potachière : comment faire tourner à gauche un sanglier qui veut tourner à droite ; mœurs familiales des sangliers à éoliennes – et toujours : l’amour chez les sangliers.

    2) Un cours sur Le Cid en western comique : « Don Diègue a un pied dans la tombe et l’autre qui glisse », « Monsieur le Comte a eu son compte »… Une dizaine de joyeuses facéties de cet acabite et le cours vire au bordel, mais c’est vous qui l’organisez – à condition de ne plus faillir ; car de ramener le calme, il n’y faudra plus songer.

    3) La lecture à contre-sens, à contrepets, à syllabes retrancher (dont l’absence fait ressentir l’obscénité : «  - jugaison », «  -ré », « mauvaise ré - … -ation », «  - riosité ») ; lectures à imitations successives et rapides d’accents allemand, arabe, anglais, espagnol – bref, les élèves n’ont rien compris, même avec le texte sous les yeux – mais ils ont rigolé, et vu que l’on pouvait cracher sur la littérature, ce qui n’est pas rien. Le texte théâtral se prête particulièrement à ce genre d’exercice : je vous recommande les rôles de fem-mes et d’hommes à voix interverties, le débile mental, Hitler (sur Lamartine, impayable), et mon chef-d’œuvre, le Bègue-Belge-Pédé.

    ...Blâme de l’administration ? Cette injustice m’ulcère.

    Comme il est difficile de se renouveler, il faut faire de répétition vertu. Si vous avez des tics, signalés par les élèves d’ailleurs, incluez-les dans vos fantasmes à tics. Enfin, poussez la mauvaise foi jusqu’à l’extrême : « Je ne cherche pas à vous faire rire, mais à découvrir sous le rire le tragique de l’existence ». Mouchoir.

     

    ...La Troisième Peur est celle de l’effort. Ce texte ne vous dit rien. Vous ne pouvez pas en choisir d’autre, pour l’excellente raison que vous êtes persuadé que tous les textes se valent, et équivalent à zéro – dans ce cas, on se cramponne au texte. À sa première phrase. Elle contient toutes les autres : chaque mot fait l’objet d’une question, qui renvoie à d’autres mots du texte. À la fin de la phrase, virgules comprises, vous pouvez avoir traité le texte entier. Cette première phrase, vous aurez pu la tordre comme un drap qu’on essore : soit un ensemble calembour – explication dudit calembour – assorti du temps de à la rigolade, et vous serez parvenu au bout des longues 55 minutes de cours.

    Petite remarque cependant : pour éviter l’effort de préparer le cours,  vous aurez dû vous dépenser trois fois plus pendant le cours. Pour les économies d’énergie, c’est raté.

    Pourtant, de temps en temps, le hasard, et non pas vous, permet d’accéder à la catégorie des Bons Profs : tout a été fait dans les règles : lecture expressive, avis général de la classe, plan au tableau, remarques fines et profondes. Quand vous ressortez de là, vous bombez du ventre et du cerveau. Vous avez enseigné, formé les esprits. Misère de nous ! Tenez, je ne peux plus y tenir : je vais vous en exhiber deux, d’états de grâce. Les fleurs ne son pas chères. Soit Horace, de Corneille. Un truc hyperchiant. « Lisez ». (L’élève ânonne le premier vers :

    « Je comprends rien !

    Moi : « Normal, c’est de la langue poétique du XVIIe siècle ».

    Soulagement sur les bancs.

    Épluchage : versification, grammaire, sens – ce qui permet (voir plus haut) de potasser, mine de rien, toute l’expression. Relecture des premiers vers. Exercices de diction, d’intonation. Résumer la fin de la scène, truffer de brefs dialogues sur l’État, la Famille, l’Amoir (avec références à l’époque contemporaine), sans oublier le texte, le tour est joué : « Vous avez réussi à intéresser mon fils à Horace ? ...un véritable exploit ! »

    Second triomphe : 75 collégiens dans une même salle pour une « Conférence sur la musique ». Préparation minimum : 1/4 d’h pour l’idée, 1/4 d’h. pour le choix des disques. Au lieu de faire chier le peuple avec du Haydn, je commence par Sylvie Vartan. Jeu : retrouver, en s’y mettant tous, les paroles de la chanson. Elles sont débiles, tout le monde rigole. Un cran au-dessus, Aznavour : même exercice. Barbara : ça marche encore, mais juste. Changement de vitesse : du rock, impeccable. Du pop : ça passe. Attention, premier tilt, confluent rock-pop-chanson-jazz : Pierre Henry, Messe pour le temps présent : « Orphée, tu m’aimes ? Orphée, tu m’aimes ? ».

    Deux filles de 16 ans reprenaient côte à côte ces paroles sur leurs lèvres, les larmes aux yeux. Un crochet vers le jazz, que je n’apprécie pas, mais indispensable pour aborder Stravinsky : la danse de l’Élue dans Le sacre – j’ai bondi la-dessus, tout seul dans ma chambre, à dix-sept ans ! Avec Stravinsky, le poisson était ferré : 9è de Bruckner (5 mn du deuxième mouvement, là où ça balance, là où ça cogne), puis la Cinquième de Beethoven – au bout de 120 minutes, les 75 élèves écoutaient religieusement une sonate de Bach… Si j’avais commencé par Jean-Sébastien, c’était le bordel dans les trente secondes… Tous piégés !

    ...Mais vous ne ferez de bons cours, en vérité je vous le dis, vous ne réussirez quoi que ce soit que par la Grâce. Même la Volonté - est une Grâce.

     

    IV

    BORDEL, CÔTÉ POTACHE

     

    S’il est vrai que le mal se guérit par le mal…

     

    Il n’existe pas de « section calme » ni de « section agitée » ; chacune secrète ses déconneurs attitrés : virez-les, il en repoussera d’autres.

    « Repérez-les dès la première heure ! Matez-les ! » disaient à peu près les manuels dit pédagogiques. Ils oublient, nos braves gens ! que l’on met plusieurs semaines avant de mettre un nom sur un visage ou le contraire. Ils oublient tout autant que tout élève, pris la maîn dans le sac, niera systématiquement, entraînant dans son sillage d’une cohorte de petits Zorros justiciers et catégoriques. Ils oublient enfin que tout élève, par définition, refuse l’école, et s’en trouve très fier, point à la ligne. Au point que d’aucuns, d’emblée, se mettent à déconner dès la première minute de la première heure. Un sot trouve toujours un plus sot qui l’admire : l’opposant tire les sots comme la corde sur le puits.

    À quoi reconnaît-on un sot ? à ses lèvres épaisses ? à son front bas ? à ses intonations de harengère ? discutable. Mais si vous commettez l’erreur de l’isoler, il ne vous faudra pas une semaine pour vous retrouver avec deux, puis trois, puis une demi-douzaine de petits cons fermement décidés à ne pas s’apercevoir que votre cours… est en cours. Ils n’ont d’ailleurs pas le moindre grief encore contre vous.

    Cependant le bordel s’invite, sournois, dès que vous poussez la porte. Sortez-vous, il disparaît : il est bien connu que ce sont les flics, n’est-ce pas, qui excitent les manifestants. À partir de là vous êtes tenté, malheureux ! d’intervenir. La non-intervention est aussi une intervention : piégé. Vous. Et c’est la cacastrophe.

    Comportement a)

    Compréhensif. Les collégiens s’ennuient. Voix posée, raisonnable : sympa. Vous avez la paix. 30 secondes. Pas 31. À refaire, un peu plus ferme. 25 secondes. Vous voici donc par la force des chose au

    Comportement b)

    la gueulante

    Réponses :

    1) c’est pas moi, c’est l’autre.

    2) « Y a pas que moi » - réponse archiconne, mais archicourante, même chez les adultes:pas le droit d’arrêter le petit revendeur tant qu’on n’a pas débusqué le commanditaire… ben voyons…

    3) « Vous nous avez laissé faire au début »

    4) « Vous n’avez qu’à ne pas écouter nos conversations » [sic]

    et pour finir

    5) c’est vous qui avez commencé

    …et si bas qu’ils soient descendus, il s’en trouvera toujours pour descendre d’un étage. Rappelez-vous toujours que chez les élèves, la parole est très exactement la seule chose qui les distingue (à peu près) des bêtes. Vous n’en croyez rien ? … Effectuons la manœuvre la plus quotidienne, puante, vicelarde :

    1) L’élève déconne : sarbacane, bordée de jurons.

    2) Vous faites semblant de ne pas entendre : pas que ça à foutre, le cours à poursuivre, etc.

    3) Vous intervenez.

    4) Même et surtout pris sur le fait, l’élève nie farouchement, ôte sa sarbacane de sa bouche pour jurer qu’il ne lance pas de boulettes avant de vous en recracher une sur la chemise. Il gueule, il ameute, il prend à témoin – que dis-je ? il répète et fait croire que c’est vous, le prof, qui avez sorti la bordée de jurons, et même, que c’est vous qui les lui avez appris. Il en répand le bruit à l’extérieur. Il trouve chez les adultes un terrain tout ensemencé. Il est cru, chers conseilleurs de mes fesses. Il est cru. Vous n’avez plus qu’à attendre le 30 juin.

    Pourquoi ?

    La réponse est d’une simplicité atroce : vous n’avez pas le don, le rayonnement, l’aura – le sharisme, pour prononcer à la Busnel – votre gentillesse ? elle cache la peur ; votre sévérité ? elle cache la peur. Ça se sent comme le gibier. Les conseils? Laissez-moi rigoler. Notre métier ne s’apprend pas.

    S’abstraire ?

    Chiche.

    Votre cours préparé, faites votre entrée, dans le vacarme. Disposez vos affaires sur le bureau. Le cours commence. Personne pour écouter, sauf au premier rang. Votre voix ne porte pas plus loin… Parlez pour ce premier rang. Au milieu de la tempête, quelques autres se rendent compte qu’il se passe quelque chose. Encouragez-les à se rapprocher. J’ai réussi ainsi à faire apprécier à cinq ou six élèves, au milieu d’un bordel gigantesque, tenez-vous bien, les Stances du Cid.

    Un craquage :

    « Qu’est-ce qui pue, qui est con, et qui remue ?

    - C’est vous, m’sieur !

    - Non. C’est une classe de sixième.

    Vous n’akJ’ai pleuré un jour, moi, un mâle, ridicule (pléonasme) devant une classe rigolarde : « Il a des complex- es ! Il a des complex-es ! » J’ai hurlé que j’allais devenir fou, que j ‘allais mourir, j’ai crié « je veux qu’on me respecte », j’ai frappé, insulté, « vous êtes des poubelles ! » - tout ce qu’il ne faut pas faire, Monsieur le Conseiller Pédagogique, je l’ai fait, collègues humiliés, je me la suis jouée Jésus-Christ, Les parents d’élèves commencent à se plaindre : « Vous aller tâcher de corriger votre langage. Plus une grossièreté. Plus une ambiguïté ». Le Directeur : « S’il y en a un qui bouge, vous me l’envoyez » - par paquets de dix ? « Vous n’allez pas vous laisser marcher sur les pieds ».

    Traduction : « Mon cher cul-de-jatte,

    Votre caisse, vos fers à repasser, ce n’est pas ça du tout. Vous allez me faire le plaisir de mettre un pied devant l’autre, de courir un peu pour vous réchauffer, de sauter quelques haies. Et pour voler, rien de plus simple : vous étendez les ailes, comme ça, un peu d’élan, et hop ! » - et hop ! on se casse la gueule. Et surtout, surtout, ne pas se plaindre d’une classe. Le coupable, bon sang, mais c’est bien sûr ! C’est vous !

    - Mais alors,vos solutions ?

    - Aucune.

    Quand on n’a pas la Grâce, c’est cuit. On peut jouer les Sauveurs, les Rédempteurs, on se retrouve tout seul devant sa glace. La Grâce, et la Glace. La vérité n’est pas une aiguille dans une botte de foin, mais une savonnette dans une décharge. Reste la littérature. Le blabla.

     

    V

    L’ÉLÈVE DOIT PAR-TI-CI-PER

     

     

    « M’sieur ! Pourquoi qu’on ferait pas un débat sur quelque chose d’intéressant ?

    Excellente idée : un camarade, on l’écoute. Effort restreint du professeur… Travail collectif… le Saint du Saint...

    C’est un beau moment, certes, quand la salle entière s’arrache les sujets d’exposé : « Moi ! Moi ! » - ou bien qu’elle baisse la tête comme un seul homme pour « passer entre les gouttes ». Cependant, je n’ai jamais connu de dérobade, même des plus timides. Les élèves ont même souvent proposé les sujets. De plus, l’exposé se prépare en commun. Et le débat qui s’ensuivra va permettre à chacun de s’extérioriser.

    Que c’est beau.

    En fait, les élèves repèrent surtout une chose : la suppression du cours. Malheur au prof qui demande à ce qu’on prenne des notes : un exposé, c’est la récré. On y vient les mains dans les fouilles. On pourra même 1) roupiller pendant l’expo, 2) s’engueuler pendant le débat.

    Le prétendu « groupe de travail », en effet, se compose la plupart du temps d’individus sans contact hors de la classe (le téléphone, c’est pour le fun ). Chacun fera donc sont travail dans son coin. Affinons l’analyse : le crac bossera tout seul. Les autres empocheront la note collective.

    Devant la classe, aucun compte n’aura été tenu des recommandations antérieures : ânonnage et bredouillage, transformation (par exemple) de Venise en catalogue de chiffres (dates de construction et dimensions de tous les palais…)

    ...L’exposé, conçu pour bousculer vers la haut, par la prise d’initiative, la collaboration, précipite dans la passivité ou l’embrouillamini. Sa réalisation est rendue quasiment inopérante par le manque de concertation préalable réelle des participants, et le manque d’expérience de l’exposant. Pour éviter ça : c’est vous qui devez choisir le sujet. Mais soyez bien persuadé que tout sujet, choisi par le prof, sera de ce fait même indifférent : « On s’en fout » - tout est dit. Quant aux sujets choisis par les élèves, ce seront toujours les mêmes : les groupes de rock, la moto, la planche à voile. Encore une fois : assez de monde extérieur. Secouez-vos, petits vieux de quatorze ans.

    Surtout n’écoutez pas ce con qui vous suggère de tout mettre à plat, de discuter de touot ce qui ne va pas dans la classe ! un prof lavette ! Quelle aubaine ! ...comment d’ailleurs le professeur pourrait-il tenir le moindre compte des revendications, ces dernières impliquant l’abolition de tout système scolaire ? ...si le prof cédait, il serait immanquablement méprisé.

    *

    Il ne faut pas endoctriner les enfants- très bien ! - l’ennui, c’est que d’autres s’en sont chargés avant vous. Que le débat porte sur la peine de mort, le féminisme – l’impressionnisme (déjà mieux) – le rap – démagogie quand tu nous tiens – vous aurez toujours affaire aux grandes gueules de la classe, ceux qui gueulent le plus, donc sans aucun respect pour l’opinion des autres : ils seront toujours pour la peine de mort, pour Horace Vernet (« avec lui au moins on voit ce que ça représente « ) - contre les immigrés, contre les femmes. J’en ai même vu faire de l’obstruction systématique : ils agitaient tout simplement

    les bras en criant (aaaah ! aaah!) pour empêcher les filles de parler.

    . En un mot vous aurez droit à toutes les beaufitudes de beaufs. Come ce sont eux qui font le plus de bruit, ce sont leurs conneries qu’on aura le plus entendues, le plus retenues. Vous avez gagné : ça vient des parents.

    « ...Eh bien moi, je suis intervenu, j’ai rectifié le tir, dérouillé les timides, guéri les muets, ressuscité les morts et l’Esterel…

    - Vous avez de la veine. Moi j’ai plutôt vu l’élève défendre sa merde comme un chien son os, soutenu par le chœur hargneux de tous ses sectataires… enfin, admettons – que vous ayez insufflé à votre classe l’esprit « démocratique » : on discute entre jeunes gens de bonne compagnie, on apaise les exaltés, on suspend les conclusions – tout est dans tout et réciproquement – le Café du Commerce – qu’est-ce qu’y a à la télé…

    Je crois bien, Docteur, que j’éprouve la violente tentation de supprimer tout débat, l’enseignant enchaînant lui-même les questions et les réponses, le procédé permettant d’une part de camoufler son incapacité à suivre une discussion en prétextant de l’imbécilité des élèves, d’autre part de se livrer à la propagande. Ce serait plus franc, l’élève choisirait comme au supermarché, mais je suis en plein délire

    VI

    TEXTES ET CONS TEXTES

     

     

     

    La matière, c’est le texte.

    Son support, c’est le livre.

    « Nos enfants ne lisent plus »
    - OK chialards. Encore faut-il voir de près ce qu’on leur propose – et ce qu’ils proposent eux-mêmes, les pauvres…

    Car malgré tous les efforts, les thèmes des manuels sont restés identiques. Vous ne trouverez plus la rentrée, ni l’automne, ni la chasse. Mais l’imagination des pédagogues se déchaîne sur le camouflage des anciens. Ce qui donne « les copains », « le jeu » - en avant pour Le grand Meaulnes (oui, ça m’a plu, mais je ne le prostitue pas dans les classes), La guerre des boutons- soit. L’élève qui-ne-paie-pas-de-mine et qui se retrouve premier, ou du souffre-douleur (Charles Bovary ; Bamban ; Silbermann), les ambiances de collège ; les histoires de profs ; sans oublier les subtils distinguos entre « camarade », « copain », «ami » - m’sieur ! c’est pas pareil ! m’sieur ! - ta gueule connard tu vois pas qu’euj lèv’le doigt ? Les belles leçons de morale sur la délation, la triche – les profs rigolos ou terroristes, les farces, les entraides…

    L’univers des enfants… j’ai pressé le citron… les élèves intéressés : ça leur permet ç chacun de placer dans le bordel général son brevet démocratique d’intelligence : trois-quatre

    ah ben ouais… ah trop pas… pour venir réclamer au prof, à l’animateur, l’insulte et la bave aux lèvres, la bonne note de participation.

    Camaraderie, copinage, amitié – je n’ai jamais connu ça. Exclus. Concours de quéquettes, toujours bon dernier – humour. Pour moi la rentrée, « les autres », c’est la trouille : passer inaperçu, ou faire chier tout le monde ?. Et passer pour dingue, puisque je suis dingue : « T’es trop con, on joue pas avec toi » - ça n’est pas dans les livres – on n’en parle pas. Dans les textes, il y a toujours un camarade généreux pour rétablir la Justice – pas pour moi.

    Eh bien évadons-nous ! ...le sport, l’aventure, la Frique, la Mérique, la Zie – le Maine-et-Loire (coups d’épée, gros bras, sexe fort, vent debout, les Noirs, le 100m, le 500m il court, elle accélère, elle remonte, il se décourage clameur de la foule – poumons qui brûlent – pets qui s’empilent – mais dans un formidable élan de volonté hhhan ! Il (ou elle) arrache la victoire (le stade en délire, pipi, la douche euch(tâcherai d’faire mieux la prochaine fois victoire sur soi e tutti quanti.

    Quant à vos Récits d’aventure, je n’en ai rien à battre. Mes élèves n’auront jamais les couilles de les vivre, ils en seront gavés sur l’écran. Ils n’auront jamais le premier pognon pour voir l’Amérique voir plus haut – ou alors en Thaïlande pour les gosses et les dos d’éléphants – où ça, l’aventure -

    Là où tu cherchais des perles rares

    Des ploucs installent

    Leur planche à voile

    Pour faire un p’tit tour dans les étoiles

    Manset

     

    Et pour ce qui est des jeunes spéléos, exploro, ethnolo – c’est au détour du réel, d’un mec, d’une pineco,qu’ils ont pris le virus – pas en classe, qui est à l’aventure ce que le Caprice des dieux est au rugby.

    Allons ! qu’est-ce qui pourrait bien intéresser nos petites têtes creuses ? La LIBÉRATION de la FEMME ? quoi, encore ! ont crié toutes les filles comme un seul homme – en revanche, la drogue, la prostitution, le terrorisme – inconnu aux manuels : AT – tention : l’extérieur soit, mais à la sauce gamin : fade et chiante… sécuriser… comme ils en voient cinq fois plus à la télé, ils trouvent l’école bébé boy-scout.

    « Les Djeunnz, ça s’intéresse au polar, à la science-fiction – plus maintenant – mais qu’il y ait des bons, des méchants, des poulets, des gangsters (pas iraniens), d’un côté les vivants, les cadavres de l’autre – les extra-terrestres, et moi et moi et moi. La brave petite intrigue d’enfant, un gosse tombé du ciel qui fait le détective (« ...mène l’enquête »), que ça à foutre, pas d’école pas de parents, découverte des vilains messieurs, un peu Gitans un peu racistes, tous au trou, pouf ! - ou alors, de l’audace : un jeune délinquant, qui s’est fait entraîner, qui se dégonfle, qu’on oblige, drame psycho, bons sentiments, à la cuillè-reu ou bien dans un ve- rreu, les larmes coulent et glou et glou.

    Les adultes non plus ne veulent pas le savoir : la balance enfonce largement le détective, les délinquants pas de quartier ben si justement, quartiers au pluriel, coupables de quoi ?

     

     

     

     

  • TRADITORE

    C O L L I G N O N

     

     

    T R A D I T O R E

     

    Notes de L.P.

     

     

    Tous les commentaires que je fais sont en rapport avec ce que je connais de ta personnalité, j'outrepasse donc la fiction pour traquer l'auteur même. Ne prends rien pour un reproche, mes commentaires sont tout-à-fait spontanés et bienveillants, comme un œil extérieur souhaitant te délivrer de certaines manies.

     

     

     

    Seul à ma table avec les fourmis.

     

    Tous les éveillés font semblant de dormir. Sensation de danger comme hier, au sommet de la tour de Najac. La peur provient de ce fait : chacun peut se lever sur la pointe des pieds, pour lire par-dessus mon épaule.

    La peur provient de moi : je laisserais traîner ce que j'écris, eux, le liraient. Retenez ceci : quoi que vous fassiez, il y a toujours quelqu'un qui lit par-dessus votre épaule. J'aime

     

    Hier mon père et moi sommes allés au château de Najac. Mon père me suit, partout. C'est lui, par-dessus l'épaule. Il m'a conduit jusque très tard aux cabinets.

    Une queue sort d'un arbre, un jet de merde tombe : mammifère ou oiseau ? Cette nuit je fus réveillé par une sorte de glapissement.

    C'est un écureuil.

    Est-ce que les écureuils crient ?

    J'avais cru jusqu'ici que c'était le cri du renard. Ainsi, pendant les nuits de Pasly, entendais-je le renard et le rossignol. Puis j'appris que c'était celui de la mésange. Mais le renard, c'était ...?

    Partout des frémissements : dernières poursuites, derniers massacres entre les branches. La mort la plus fréquente chez les animaux est de se sentir englouti, déchiré vivant. Tout sera bientôt englouti par la grosse vulgarité humaine.

    Mme Schmoll est grise, grosse et vulgaire. Mon père fréquente cette femme. Ma vie sexuelle est bien plus secrète. (ça c'est de la fiction !)

     

    Au sommet du château de Najac, le corps engagé dans les créneaux, je faisais le tour de mon vertige, j'aime

    le sol semblait se relever vers moi comme l'angle d'un tapis vert, je pensais qu'un peu de courage

    aurait suffi pour sauter dans le vide. Tout serait fini.

    Non accompli.

    À ce moment la voix de Frau Schmoll me parla de réincarnation.

    C'est la première fois que j'écris à la main depuis si longtemps.

    ...La pente du village est raide. Nous avons acheté du beurre. J'obsevais une petite fille plate et pathétique. Longiligne et visiblement couvée. Qui nous fixait. Le soir elle écrirait dans son carnet : des adultes laids et puissants. (si exact !)

    Rien ne ressemble en moi aux choses que livrent les écrivains dans leurs interviews : ils se sont tous donné les mots... le mot

    Et autre chose encore : le jour de ma mort, sur mon lit de mort, si tant est qu'il y a un lit, les couces feuilles de mon Œuvre ne bruiront pas à mes oreilles pour m'emmener, sur leurs ailes, dans l'Éternité. métaphore ! Ah la métaphore filée, qui plus est, n'en abuses-tu pas, comme dirait... ? Ça fait cliché mais ça me plaît.

    Alors je note. Qu'il fait frais. Que les oiseaux très isolés font entendre leurs divers cris. Que la grand-route passe au fond très loin vers Montauban.

    Nous sommes au cœur du Ça.

    Das Es. Essen. Mon père va me contraindre à manger. Il engloutit des kilos de petits-déjeuners. Celui-ci durera trois quarts d'heure. Puis viendront d'autres châteaux.

     

    ...Qu'est-ce que j'apporte aux autres, – est-ce une vraie question ? - et que les autres n'ont pas ? Cette lueur d'été infâme, ces siestes vautrées dans la demeure, cette décomposition d'où je me suis à l'instant relevé, vous les avez vécues, également.

    oui, mais nous ne les avons pas écrites, ni décrites, donc, réponse à la question, tu nous apportes ta belle écriture.

    Les journaux éternels sont peuplés d'êtres imaginaires. J'y reviendrai.

    Frau Schmoll va et vient seule dans la maison fraîche, la vaisselle tinte sur l'évier de pierre, nous avons mangé trop de fromage, il faudra digérer, payer tout cela. Il n'y a plus que mon père qui dort. Il est très difficile à réveiller en début d'après-midi.

    Réendossons la vie. Que la vase vous envahisse, que l'action vous mène, mon Dieu, n'y a-t-il donc que la mort dans la vie ? Excellente

    Le soleil chauffe. La première des politesses serait que je sorte de ma chambre.

     

    *********** ****************** ****

     

    Mon père joue de l'orgue. S'il se contentait de se distraire ! hélas, il se prend pour un génie. Méconnu, ce ne serait pas si grave. Hélas encore, il se prend pour un génie à venir. A soixante-douze ans, mon père attend toujours son avenir. Il s'imagine encore en capacité d'atteindre, à force de persévérance et de progrès, un stade supérieur qui tarde à venir. Qui lui est dû ; par le nombre des années.

    Une garantie.

    Or il existe aussi des vieillards cons.

     

    xxxxxxxxxx

     

    Plusieurs ainsi Pitt s'offrent à nous. Ce ne peut être une date : tout verserait dans le réalisme, où chacun s'empresserait ou craindrait de se reconnaître. Où moi-même...

    L'un de ces commencements consistait à reprendre les propos de Connolly, disant en substance que tout romancier doit être un homme d'acquiescement, tandis que l'homme divisé s'épanouissait dans le journal ou le dialogue.

    Une troisième introduction implique une réflexion sur l'inévitable permanence des personnages secondaires ou (plutôt) épisodiques. Mais où Claude Mauriac, Gide ou Nin évoquent Miller, Allégret, Cocteau, nos pas ne croiseront que des Fritz et des Zimmermann. Ceci me semble une digression et présente un décalage, on veut poursuivre avec toi dans la fiction (ou pseudo-fiction).

    Henri-Frédéric Amiel me fascine. Son oeuvre figurait parmi les usuels de la Bibliothèque de Bordeaux, alors qu'il ne voyagea pas, et borna le cercle de ses connaissances à quelques amis aussi obscurs que lui.

    Voyez comment la démarche de l'auteur diffère ici infernalement de toutes celles de tous les autres écrivants : quel autre, au mépris de toutes les lois de genre, ne cesse de s'interroger sur l'effet de son écriture ? non pas dans la postérité, mais dans le moment même ? distanciation de l'auteur avec lui-même, qui nous rapproche de lui.

    l'artiste s'interroge toujours.

     

    Ce narcissisme escargotier le mène droit aux gémonies - en latin scalae Gemoniae : escalier, dans la Rome impériale, où les corps des suppliciés étaient exposés avant d'être jetés au Tibre. J'inscris ce mot sur mes tablettes. Mon père fait ses ablutions dans le cabinet de toilette attenant. Il s'est levé tard, ce qu'ordinairement je ne puis supporter - je le houspille, et la matinée se passe dans l'aigreur ; au lit, il ne dort pas : ressassant ses souvenirs, parfois les yeux grands ouverts au-dessus de la ligne du drap. j'aime

    Il perd son temps. Il ne doit pas ruminer ainsi. La rumination ranime le goût de sa jeunesse, justifiant la totalité de son passé - tiens, ça me rappelle une personne que je connais bien !

     

    Nous verrons. A son âge.Mais le temps qu'il repose ainsi : je ne peux ni sortir ni me promener. Même si je ne me serais jamais promené on a le droit de dire ça ? Ah oui, c'est ce fameux "même si" où je me trompe sans cesse...

    Le temps qu'il repose, je lis sur un banc de bois raide, engourdi par le ronflement du réfrigérateur. Je marche autour de la table pour me dégourdir. La machine est sur mes genoux, moi maintenant sur la chaise cannée, coincé dans le coin d'un buffet près de la prise de jus faute de rallonge. Est-ce que je joue bien. Je me souviens d'un dessin féroce illustrant, jusque chez les plus grands, la manie du journal intime : j'avais envie de prendre un bain froid lisait-on à l'envers d'un rouleau manuscrit. Mais cet auteur n'avait pas d'humour. Ai-je de l’humour ? Douteux. Oui il est douteux.

    Je scinde ma vie en heures et minutes. Même en congé. Inspiration ou pas. Inactif jamais.Les enfants immatures appliquent les préceptes appris, que les pères ne respectent pas. Plongé pour le moment, le mien, dans un traité d’échecs. Trop fort pour moi. Il m’entraînera bientôt dans une promenade au soleil, d’où je reviens la tête tournante. Choisit-on la vie de son père ? Mon emploi du temps s’étale à qui veut le lire : chaque jour, à chaque page, ce sont des insignifiances. Le reste de ma vie repose en maints tiroirs, attendant le camouflage. J’aime. Si je parlais de mon père il faudrait un voile de plus. Certains disent que je manque de maturité, exact. À l’âge où je suis parvenu, je ne vais tout de même pas m’emmerder à acquérir des forces que les autres maîtrisent déjà.

    Ils me distanceront toujours, c’est pourquoi ils tentent de m’attirer sur leur terrain. Mais dans les contrées méconnues de la soumission, je conserve une avance irrattrapable. Quand il mourra je m’arrangerai pour disparaître. Il atteindra bien les 90 ce qui ne me fera pas loin de 70. Les hommes vivent vieux dans ma famille. C’est aussi la mienne. Soixante-dix me suffiront. Je me souvient très bien de son père.Il n’écrivait pas, il ne calculait pas. Le dernier homme décidé. Hier je suis allé consulter Sergueï Ibrahimovitch. Il m’a dit « Vous avez un cancer ! » Ce vieux crétin. Il riait aux larmes. Il me palpait le foie, le sigmoïde, et si je piaulais, il riait. « Vous devrez faire une échographie ».

    Puis une échographie. Puis une cœlioscopie. Moi qui veux rester en surface. Comme si je n’avais pas assez souffert. Mon père;lui, n’a toujours rien. Je guette : rien, rien. Il y a pourtant ce signe qui ne trompe pas : ce besoin de se lever toujours plus tôt. Il en est à cinq heures et demie. Si encore il se tenait tranquille. Mais non. Il tourne, il gyrovague. Remue des bols, s’asperge, claque les volets. On change les rôles : je suis le malade – foie, pancréas, ce qui nettoie vite son homme. Cette idée aussi d’annoncer aux hommes leurs cancers en riant ! J’espère que la douleur ne viendra pas trop vite. Je dois apprendre à ne plus me moquer de ceux qui ne savent plus parler que de leur maladie. J’ai autrefois lu avec intérêt les trois premiers récits de cancéreux publiés par Sélection du Readers’ Digest. Puis systématiquement sauté tout ce qui s’intitulait « Derniers mois d’une vie épanouie » ou »La peur vaincue par la prière ». Tu es limite superstitieux.

    Mon père en ce moment dort, après une nuit agitée. Je pense devenir plus sobre, à mesure des progrès de la maladie. Ce qui m’exaspère dans tous ces récits de vaillants cancéreux, ou sclérosés en plaque, c’est cette exaltation de la volonté. Mais c’est Dieu qui veut, à travers toi. Je leur montrerais un malade qui gémit : les Héros démoralisent les lutteurs moyens, les mourants de base – à moins, à moins ! que le courage, l’héroïsme ne pousse en soi, ne se développe – que parallèlement à la maladie, à la douleur – donc : où est le mérite ? Pourquoi bombent-ils le torse, tous ces Moribonds Héroïques ? Ce sont de simples témoins et il faut du courage pour affronter une maladie gave.

     

    *

     

    Hier encore, Mme Schmoll est venue avec sa grande amie, 1m75, osseuse, nommée Dubec. Schmoll et Dubec ne couchent pas ensemble. Enfin, pas forcément : le même lit dans un refuge de montagne, par exemple ; elles avaient rangé leurs tibias par paires et s’étaient endormis du lourd et sain sommeil des randonneuses. Nous leur avons emprunté une somme considérable. Mon père et moi faisons bourse commune, ce qui est insolite en somme. Je n’ai jamais su ni pu ni voulu m’occuper d’argent, bien que Papa parfois m’entraîne dans des spéculations qui n’appartiennent qu’à lui – heureusement mes livres se vendent. Ces dames donc nous visitent assez souvent, afin de récupérer leurs sous.

    Mais comme il ne faut pas y faire allusion, que nous évitons tous le sujet, l’atmosphère finit par d’imprégner d’une odeur de fiente. Nous parlions justement d’elles ce soir-là, souhaitant leur mort à haute voix. Ces salopes étaient passées par le petit couloir externe, sans le moindre bruit de pas sur la neige tassée. Elles se sont montrées ce soir-là d’une affabilité exceptionnelle.

     

    *

     

    Il n’y a pas de femme dans ma vie. Bénie soit la prostitution Ah non ! N’en déplaise aux féministes, la femme n’éprouve pas le besoin de réaliser ses pulsions : la masturbation lui suffit amplement qu’est-ce que tu en sais ? Elle se branle à satiété. Qui a déjà vu une femme « en manque » ? Moi. Aucun intérêt à la masturbation. Mon père me donne tout l’argent que je veux, moyennant force leçons de morale. Il m’en écrit même. J’en ai trouvé dans ses documents personnels, à mon grand amusement et profond dégoût.

    Nous étions donc reçus par un couple à qui nous avions prêté des sommes considérables ; ils ont pu s’offrir un chalet à tempérament. À présent ils se plaignent : nous avons séjourné dans ce chalet pendant leur absence ; j’ai salopé leur gazinière et leurs cabinets. C’est faux. Ils ont trouvé un prétexte de rupture.

    Ils m’ont prêté un livre de Böll : Le silence de l’ange. Le livre se passe pendant la guerre. Où est le mérite ? Cela semble bien mal traduit : j’entends l’allemand sous le français.

    Pourquoi mon père s’obstine-t-il à vivre avec moi ? Il est valide, il a de l’argent. Si je voulais - supposition – trouver une femme, supporterait-elle que je vive avec mon père ?

    Bénie soit la prostitution.

    D’autres pique-assiette sont venus dîner. Il y avait l’homme, la femme et la petite fille. Nous avons sorti la somme exigée. La petite fille était si mignonne, et savait si bien le breton ! Nous avons acheté leur camionnette aménagée. Voilà ce que c’est de savoir bricoler : il y a une gazinière, et un réfrigérateur fonctionnant, ce qui m’a fait rire, au gaz. Et si je me mettais au breton ? Parce que la petite fille est mignonne ?

    Nous dépensons de façon effrayante.

    Ma maîtresse a téléphoné. Voilà, je jette le masque : en plus des putes, j’ai une maîtresse. Mariée. Pas d’histoires. Elle a un fils, reconnu par le mari. Je veux bien croire qu’il est de moi. Prétentieux.

    « Vivien ne pourra pas partir en vacances cette année, tu pourrais pas allonger quelques billets ?

    Non, chère Viviane, tu resteras avec ton fils, cet été encore, dans ton pouilleux ménage, en compagnie de ton chômedu de mari. Je m’achète des camions, moi, je prête à des amis pour qu’ils s’achètent des chalets près d’Annemasse.

    Encore un drôle de corps que ce mari : un nommé Roland, ramassé à la sortie de je ne sais quelle prison. Il purgeait six mois pour je ne sais quelle tentative de cambriolage ; et l’amnistie l’a fait sortir. Viviane s’en est entichée, juste avant de me connaître, et s’est trouvée enceinte de deux hommes à la fois. J’aime.

    Je vois si peu ce petit bonhomme que je ne saurais dire où va sa ressemblance. À sa mère, je crois, ce qui ne facilite rien. Pourquoi savoir, et qu’y a-t-il donc à savoir… c’est très vrai.

    Quand il vient, je dois l’arracher à tous mes bouquins. Il les ouvre, les compulse, les étripe. Impossible de lui apprendre à lire : il se met au-dessus des pages ouvertes, et remue les lèvres avec une imitation parfaite. C’est beau.

    Mon père me raconte l’histoire de ce camarade de classe qui n’a pas ouvert la bouche de toute une année, et que tous se préparaient à faire redoubler, mais qui, le dernier jour, alors que le maître lui présente en désespoir de cause et par acquit de conscience le livre de lecture, se met à déclamer très fort devant l’auditoire stupéfait la totalité du volume sans la moindre hésitation.

    Il a fallu lui arracher le livre des mains.

    Mon Vivien doit être jeté tout habillé dans la piscine pour profiter des amusements sains des enfants de son âge. Il coule, il remonte à la surface en pleurant :

    « Mon livre ! Mon livre ! »

    ...Une piscine en caoutchouc, démontable, d’un mètre dix de profondeur. Nous n’avons pas les moyens de faire creuser une piscine, et nous ne les aurons jamais. Si seulement je gagnais au loto ! Bénie soit la machine à traitement de textes : mes jets de vie, mes lancers de foutre, se perdent à tout jamais enfouis dans les vagins rincés des putes, ou se conservent dans les mémoires. Ah!on dépasse le stade du liquide qui se transformerait, se cristalliserait en souvenir ! Tu as dû être tendre, même avec les putes.

    Mais le temps passe, et je vois à travers le verre dépoli mon père qui s’affaire du côté de la cabane à outils. Je dois aller voir. Rien de plus pénible que mon père quans il s’imagine que toutes les corvées lui retombent dessus :

    « Bertrand ! Viens m’aider ! »

    Quand il crie, sa figure devient toute rouge, et c’est ridicule. Je ne veux pas que mon père devienne ridicule. C’est beau.

    La Schmoll est toujours là. Elle se fait accompagner d’un jeune homme fluet, qui bricole, qui monte des étagères en sifflotant. Pendant ce temps la Schmoll s’envoie des bières sans alcool, au goût de serpillière, sous son gros bonnet B. de cheveux gris. Elle trompe mon père qui n’en saura jamais rien.

    Lui-même s’exhibe dans une académie où l’on ne crache pas sur les vieillards : depuis que Vinci a croqué un ventre de vieux à la sanguine, chacun veut son Neptune ou son Mentor.

    Il est évident que je refuse obstinément de regarder ces croquis. Après le départ de la Schmoll et de son Bourre-Cul, tout émoustillé, il a sauté sur le téléphone pour prendre rendez-vous. Dans ce genre d’académie, il n’y a que des hommes. Pas étonnant, c’est une race à part ! Voir un vieux nu satisfait chez eux le complexe des enfants de Noé : quelle joie sombre de voir la déchéance du Père…

    Mon Dieu ce dimanche n’en finit pas, cet horaire d’été distend les après-midis à s’en décrocher les mâchoires. Du temps du Magloire, j’étais toujours pressé pour une signature, … ou que sais-je ? Un jet de sperme ? Mon père vient de me réquisitionner. Après son coup de téléphone, il s’est mis en tête de s’attaquer à son ménage, comme si en vérité c’était lui qui recevait un modèle. J’ai dû marcher sur ses traces, de pièce en pièce, le secondant pour toutes les menues corvées qu’il appelle « le ménage » : essuyer une table, ramasser un crayon, passer 4m² à l’aspirateur (sans achever la pièce) – c’est la réalité, n’est-ce pâs N

    Je commentais, suspendais à mon tour une chemise ou rangeais des chaussettes qui traînaient… Le voilà satisfait pour deux semaines… Ah ! Du temps où je tutoyais BHL un fantasme ! où j’offrais des pots à Rinaldi, où je gardais la petite fille à Cartano, jamais je n’aurais passé un dimanche aussi commun !

    J’ai voulu renoncer à la gloire.

    Je n’imaginais pas tomber aussi bas.

    Mieux encore : j’avais fait connaissance d’artistes de bas étage – de ces troupes d’étudiants qui prétendent, les prétentieux ! Ils ont raison de l’être, c’est l’apanage de la jeunesse – reconstituer les bases du théâtre ! ah les cons ! en autodidactes ! ...et les théories, les théories ?

    ...des « jeunes sympathiques » - un peu pique-assiette – mais - passionnés.

    Je me revois, ne sachant pas que j’allais réussir, pas plus qu’eux… sous prétexte que son père ne se sent pas bien… tu décommanderas tout le monde pour le pot-au-feu… qui mijote déjà… le premier interprète qui se décommande… malade à travers père… alors qu’en réalité :

    C’EST LUI QUI VEUT REGARDER CHÉRI CHÉRIES à la télévision !…

    (« devant un parterre de 250 femmes, douze hommes font étalage de leurs charmes au cours d’une succession d’épreuves, deux d’entre eux sont éliminés à chaque tout, dernière épreuve : strip-tease »)

    Nous mangeons du pot-au-feu pendant une semaine.

    Mon amour aucune ligne ne t’a échappé.

    Le prof refait surface. Tel le caïman implacable tapi au fond de la vase

    et déboulant comme un forcené au moment le plus incongru

    ...Ce ne sont pas des personnages éphémères : tous les Grands Hommes nous entretiennent de leurs innombrables connaissances – l’index du Temps immobile de Claude M. est proprement effrayant, monstrueux en fait on passe du pot-au-feu et du strip-tease (qui est en soi un pot-au-feu) - à la Digression de prof (qui nuit à la limpidité de l’histoire) plus loin étalage de culture qui n’apporte rien plus loin « il couve en fait de sombres histoires de cul Lettres Persanes ! - je suis jeune encore, et vaniteux – VRAI – n’ayant vécu jusqu’ici que de mes charmes : la bite ou le livre alors je préfère le livre même du temps où j’écrivais des articles de journaux les petites stagiaires et les mouches se bousculaient autour de ma braguette – à présent je me suis retiré – coitus interruptus - « La mort dans votre œuvre » - « La mer dans Poe » - et qui couchent dès la troisième question – et même, même :

    JE ME SUIS FAIT REFUSER PAR SUD OUEST…

    Papa me traite encore en grand jeune homme à surveiller.Il s’en contrefout mais il me plaît d’imaginer (avec sa Frau Schmoll) qu’il m’épie, qu’il me tétanise/

    Je claque mon fric et mon sperme dans les bordels si bien qu’en fin de moi il ne me reste plus que de quoi me branler, sans même pouvoir inviter mes amis pour la collective – les hommes, au moins, me seront restés fidèles.

    Alors que Fritta, poétesse bien connue, me ramenait du bas de la côte dans sa deux chevaux, elle me parla de son voyage en Grèce :

    « Nous étions très jeunes, et nous partions pour les vendanges à Chio. Et nous nous disions « Il faudra faire attention aux Grecs, on les dit très entreprenants ! »

    J’avais explosé. C’étaient bien là des réactions de gonzesses, de se demander comment surtout NE PAS baiser ; comment pouvait-on à ce point s’attacher à ses chères et confortables branlettes.

    Fritta était bien emmerdée. Elle finit par prétendre que d’autres jeunes filles s’étaient exclamées « Chouette, des Grecs, on va en profiter ».

    Mais ça manquait de conviction.

    En marge les propos convenus des femmes qui « n’aiment pas les machos et les queutards », « pourquoi devrait-on avoir envie de abiser avec le premier connard venu » et autres crétineries qui montrent bien la larguer du fossé. Mesdames, il existe des hommes délicats qui aimeraient faire l’amour délicatement. Désirer une femme ne signifie pas être un queutard fort en gueule – révoltant, non ?

    ...Sacré nom il a fallu qu’elle y passe, et quinze jours plus tard je l’ai baisée, je l’ai sodomisée, je la lui ai mise dans la gueule et je l’ai fait pleurer quand je l’ai quittée, merde alors, justice !

    ...Une attaque à la Miller ? Mais c’est un fantasme. Tu es plus tendre que tu ne l’imagines, et tu reproduis le schéma des gros virils débiles, mais tu ne seras jamais à leur image (heureusement) !

    ...Il n’empêche que dans l’immédiat, je suis bien embarrassé pour offrir un bon repas aux « Comédiens de la Bible ». Frau Schmoll a beau me rapporter des poireaux et des carottes, elle a beau se proposer pour faire la cuisine elle-même :

    « Je serai absente pour le repas, et votre père aussi ! »

    ...ce n’est pas la sensation d’indépendance que j’avais recherchée en revenant vivre avec Papa.

    Il est d’ailleurs significatif – de quoi, je l’ignore – que les premiers mots prêtés par moi à Frau Schmoll dans ce scénario tardif - quelle incongruité d’amorcer un journal à 50 ans passés ! - que ces mots soient « je serai absente ». Elle ne parvient jamais à s’extraire de mon père. Lui aussi adore les interminables adieux. Quelle chance !

    C’est toujours, d’une seconde à l’autre : « Je m’en vais ». Mais entre eux deux, cela dure des quarts d’heure. S’ils habitaient à faible distance l’un de l’autre, ils se raccompagneraient sans cesse, comme moi petit avec mon copain Claude. Ou les héros du Diable au corps. J’ai voulu coucher avec une éditrice. Truc de PROF. Problème récurrent:la baise. J’ai entendu un beau sermon sur la nécessité de ne pas « mélanger les genres ». Out !

    Le sang-froid des femmes en matière de sexe m’a toujours épouvanté. Elles ne ressentent donc rien ? Nul ne peut rien prévoir. Je suis tombé amoureux c’est possible ? Je m’étais bien promis de ne plus me couvrir de ce ridicule.

    On n’aime point, Seigneur, si l’on ne veut aimer – cependant : quoique (de préférence) sans issue, un tel sentiment me rapprochera de ces créatures banales – tu considères donc qu’il est banal d’aimer – masculines et grises, qui hantent les romancicules de Galuchard and Sohn.

    Je peux toujours espérer que d’aujourd’hui à son prochain épanchement, tout se dissipera.

    Il s’agit d’une femme.

    Je tiens à le préciser. Oui, c’est bien de préciser,car le doute pourrait subsister.

    Nous nous sommes rencontrés à « La Pédale de l’Entre-Deux-Mers ». C’est un club cycliste, car je m’ennuie tant – récurrent ! - que tout m’est bon.

    Seul l’amour m’offrira la dégradation - ? - la plus profonde, combinant la plus extrême exaltation et le démocratisme universel du meilleur aloi. Je compte bien d’ailleurs sur mon lassant narcissisme pour me délivrer – de l’amour ? - donc, nous roulions à vélo (« Un soir,t’en souviens-tu, nous roulions en silence ») et parvenus au sommet d’une côte, je sentis nos cœurs battre à l’unisson – non. Ce n’est pas cela.

    Je m’exprime si maladroitement.

    Mon père s’est absenté. Cette femme est venue chez moi. Je suis heureux quand elle parle, quand elle se tait, quand elle se met au travail : confectionner des centaines de cocottes en papier contenant un message :

    PAIX EN BOSNIE – PAIX DANS LE PACIFIQUE

    Mais ce bruit de pliage plonge dans une extase dont j’ai grande honte. Quant à la paix, pour qui ne rêve que de sauter avec la planète entière…

    Les messages sont rédigés en quatorze langues. Dernière en date : le roumain. Il va falloir que j’achète une méthode de Roumain – encore !

    Retarder le plus possible le passage à l’horrible Acte – récurrent et lassant - , quoique les privations ces derniers temps m’amènent des visions de vulves géantes posées sur les visages – Tu ne parleras plus de cette manière le jour où tu aimeras vraiment, mais a priori, ce n’est pas gagné – sur les virages (ma conduite est mal assurée), sur tous les paysages, de ville ou de forêt.

    Phantasme ? Renoncer au vedettariat est une épreuve aux embûches imprévisibles. Un avantage mortifiant pourtant : tandis que je pédalais, une paire de lunettes noires a suffi à éteindre la curiosité de tous les spectateurs. À vrai dire, quand je les ai ôtées, ils n’y ont vu que du feu. La déformation du visage, sans doute : fatigue et sueur.

    Mathilde n’a pas sourcillé quand je lui ai révélé ma véritable identité : elle ne lit pas d’auteurs français. Lirait-elle des Roumains ? se renseigner. « La Bosnie », disais-je : enfin des bombardements sur les positions serbes. Voilà ce que je devrais dire si je briguais une traduction en américain. Cent francs seulement la Méthode Assimil de roumain. Je me souviens d’une nommée Carole, attachée de presse : vierge à 31 ans, vivant chez son père, sortant des énormités sur les tziganes et me recommandant de lui écrire sous pseudo féminin pour ménager la jalousie de son géniteur…

    ...Combien de branlettes féminines par 24h ? ...je deviens obsédé. C’est exact. Je n’ose l’imaginer. Je suis certain qu’elle est pure. Quelle connerie la pureté ! Je crois que ton problème vient de ton profond égocentrisme.

    Le vélo lui suffit.

    À moi non. Je ne te comprendrai jamais.

    Nous avons emprunté des chemins innommables, semant le peloton. Nous aurons un blâme de Club. C’était un dédale de hautes fougères, d’où nos têtes dépassaient à peine. Le sol n’était plus qu’un aiguillage d’ornières défoncé. La moindre pluie transforme en bourbier les landes de Bussac. Ce n’étaient plus les coteaux d’Entre-Deux-Mers !

    Nous rayonnons sur 100km autour de B. Le plus difficile : les côtes bien sûr, et la promiscuité : devoir parler à quelqu'un, s’assoir sans choisir près de n’importe qui à l’étape, sous les branchages, pour ingurgiter d’atroces sandwiches au ketchup fortifiant…

    Nos trouvons là une quantité industrielle de femmes seules ou de gouines Récurrent ! Tu commences à t’enliser dans tes propres démons, et l’histoire se délite. qui tentent en vain d’entrer en conversation avec moi ; suis-je un « camarade » si flatteur ? Avec lequel ces dames se sentent en confiance, à égalité c’est important pour toi ? - ou suis-je… comment disent-elles, déjà ? ... « dragué » ? (« draguer » un homme, pour une femme, c’est lui adresser la parole…) Je suis sûr qu’il existe à ce comportement une logique cachée.

    Mathilde est la seule à ne pas puer des aisselles à l’étape. Je parviens toujours à me faufiler, à la rattraper, à m’isoler, à parler. Nous nous asseyons, nous devisons à l’ombre, et arrivons parmi les derniers, en ménageant un savant décalage. Les autres retardataires sont toutes des femmes. Y a-t-il vraiment une telle proportion de lesbiennes ? Suis-je grotesque ? Tu n’es pas grotesque, tu ne te poses pas les bonnes questions.

    Quand elle aura fini de plier ses cocottes, Mathilde se mettra aux petits clowns en copeaux, ou bien aux coquillages collés, ou encore, au contreplaqué représentant la Sainte Vierge sur fond de rochers en lentilles. Serait-elle conne ? Ou simplement idéaliste ?

    Mon Dieu faites que ne partage pas ma vie avec cette conne. Fût-ce pour échapper à mon père. Le drame est qu’en fait, il m’est devenu impossible de composer une ligne en fiction. Je tremble qu’une équipe de France Culture me déniche et m’accable de questions sur mes personnages, mes intrigues – parole, j’ai tout oublié.

    Aujourd’hui donc, j’aime Mathilde. Premier versement fait aux Amis de la Pédale d’Entre-Deux. Un peu de Sport, un peu d’Amour, ça va.

    J’essaierai de tirer mon coup avant la fin de la période de cotisation. Toujours le but visé en fait ! mais masqué par des parades hypocrites. Ensuite je retrouverai mon orgue, bien délaissé depuis quelque temps. Et tout ira mieux, elle sera moins con Mathilde quand elle aura enfin baisé, car comment pourrait-elle se refuser à un homme aussi irrésistible ?

     

    * Je m’explique : toutes mes annotations peuvent te sembler bien agressives. Il est vrai que j’écris sans détours, car dans toutes ces pages se concentrent tes problèmes qui semblent insolubles. Je n’aimerais rien faire d’autre que de t’aider et te mettre le nez sur tes « incohérences ».

    Les femmes existent, pas seulement pour satisfaire TES APPÉTITS, mais pour elles-mêmes, pour d’autres hommes aussi, et tu n’as pas le droit d’être frustré de ces choix !

    ...La Maîtresse de Papa nous a invités, lui et moi : une journée dans son appartement de femme seule. Seizième étage. Le temps pour elle d’un saut en Roumanie – un week-end, un avion, un pays - visite d’un orphelinat, quatre mille pour l’avion, quatre mille pour l’orphelinat. Mais quelle joie de franchir l’un contre l’autre en ascenseur les seize étages qui mènent au balcon ! C’est sain, enfin. Car l’essentiel, chez Madame Mère, c’est le balcon. Il est garni de fleurs en pot, dont les tiges retombantes masquent les pieds de l’admirateur qui s’avance. C’est beau, car on revient dans la « fiction ». Elle vient à votre rencontre « Le vol est annulé ! » pour préciser les noms, français et latins, de chaque « fille » en pot, c’est ainsi qu’elle les nomme.

    Je peux enfin ouvrir la porte-fenêtre et me pencher sans subir de récriminations apeurées. Papa me rappelle, apparemment pour entendre les noms de toutes les plantes aux tiges retombantes : je descends m’esquiver jusqu’au rez-de-chaussée . Il pleut. Je me promène avec mon appareil photographique. Les habitants se sont accoutumés à se voir mitraillés : Mohammed, Midou, Mosché, qui ne se droguent pas et me prennent pour un fou. Je me suis fait passer pour fou dès la première fois. Ils m’ont dit : «Qu’est-ce que tu fabriques avec cet appareil ? J’ai répondu en roulant des yeux : grouîîîîk ! Depuis, mes trois balèzes haussent les épaules, ouvrent mon boîtier vide, et me livrent à mes clichés ; parfois ils ne vérifient rien.

     

    C’est le jour des bonnes prises. Aujourd’hui il pleut. Mon appareil est chargé, mais je n’ai pas envie de grosses lippes et de gands nez. J’ai préféré aspirer les fines gouttelettes qui tombent entre les tours. C’est beau. Mes sujets me font signe abrités sous les porches ; ils se sont abrités, engoncés dans leurs blousons journée foutue. Moi, nez en l’air, avalant l’eau du ciel sale. J’accentue ma folie en roulant des yeux. C’est un peu fatigant mais je m’y suis habitué. Ils me demandent parfois de descendre avec eux dans les caves. Mais je refuse comme une fille – ce n’est pas tant de la drogue que je me méfie, mais de la sodomie. On retombe dans tes obsessions. L’indépendance que me procure cette comédie est proprement incroyable : un jour j’aperçois un kéké d’ailleurs qui frime sur sa petit cylindre ; ils le coursent sur leurs vieilles bécanes et ils le forcent à repartir avec la roue voilée ; moi, ils me laissent prendre des photos que je pourrais aussi bien communiquer au poste du coin. Tendance à la délation ? Contrairement aux ragots, l’air est très pur entre les tours.

    Le ciel touche les terrasses, les nuages pissent de l’eau, je respire à pleins poumons, je frappe de loin en loin une boîte à conserve, sans plus, pour ne pas les exciter  c’est beau ils détestent le bruit et le rap. Ensuite j’ai rejoint mon père au seizième. Il finissait d’arroser les plantes, à l’abri de la pluie.Il a rangé l’arrosoir vert et s’est lavé les mains. Puis il s’est plongé dans l’Encyclopédie du Désert : il adore les paysages désertiques, il en reproduit sur papier Canson RAS c’est très bon. Le voici qui trace une ligne. C’est l’horizon. Il nous dit : « Au-dessus, le ciel ; en dessous, le sable ».

    Il reste des minutes à contempler son dessin. Il dit encore :

    « Plus beau que sur les photographies. Même dans l’Encyclopédie, tout en couleur. Je suis plus pur que le noir et blanc. Regarde : 1930 - voilà de l’extraordinaire ! » Il éprouve une grande admiration à Théodore Monod. Un ami à lui le connaît : « Je te le présenterai un jour ». Monod a 94 ans. Dépêchez-vous mon père. Je fréquente le fils de cet ami commun. Il s’appelle « Eustache ». Nom de famille. Il s’intéresse volontiers à l’éléphant. Je lis chez lui des passages sur la vie de l’éléphant, sa manière de se reproduire, de se décomposer : les cimetières d’éléphants sont des légendes. Lui et moi faisons de la musique ensemble. L’éléphant n’est qu’un prétexte. Pour mon père : les déserts du globe.

    Pour sa maîtresse de mon père : les voyages éclairs. Je lui demande pourquoi il ne lui demande pas de l’emmener avec elle au Sahara. Il me répond qu’elle n’y resterait pas assez longtemps.

    - Mais en n’y allant pas, tu n’y restes pas du tout ! »

    Il pleut toujours. Avant que la mère Schmoll ne revienne. Je vais écouter du classique.

     

     

     

    B E R N A R D

     

     

    C O L L I G N O N

     

     

     

     

     

     

    L’AN SOIXANTE - TROIS

    Hiver. Neige. Trois mille habitants.

    Les morts s’accumulent : Poulenc, Adelkrim, Schuumann – Piaf, Cocteau - tous morts de 63. Les parents qui ne meurent pas. Mornes. Tournés en bas.

    Serrant ma bite vers en bas jusqu’à ce qu’elle étouffe. Je vis là vieilli sur pied (dans la Maison Verte route de Ste-Foy. Grand maigre voûté à la tête pendante, mains pesantes, l’air abasourdi faux, dans les rues glacées de Mussidan, sous la pluie, dans la pluie ou la neige fondue de Mussidan (Dordogne).

    Il se fait remarquer.

    Il attire l’attention.

    La police oisive l’épie, le convoque, lui demande ses papiers.*

    « Vous êtes de la région ? »

    ...de qui le fils, le neveu, le frère…

    L’amant de personne, le couillon des deux vieux là-bas en bordure de commune, sans boulot, sans vélo, chiant et le regard en dessous.

    « Et qu’est-ce qu’ils font vos parents ? »

    La moustache et les yeux de l’agent Fichier, qui préviendra sa famille : laideur, inconvenance, vagabondage avachi sous la pluie pleutre de Mussidan « Porte du Périgord ».

    Il y a mauvais genre à gifler Marie-France en public pour un œil de travers, à sortir son cran d’arrêt dans le bal de Douziac en disant « Tu l’as vue ma grosse lame ». Délit de sale gueule en bas de la terrasse des flics juste en face de l’asile des vieux on a séparé les vieux des vieilles comme ça plus d’histoires « Ça fait bien vraiment de se faire convoquer par la police (les parents) parce qu’on a un fils de 19 ans qui traîne dans Mussidan les mains dans les poches et les épaules remontées, regarde-toi, tu ne nous auras causé que des emmerdements

    des Français du Maroc avec leur fils tous les trois nés en France mais en poste au bout du monde et revenus en bateau avec tous ceux d’Algérie

    - …sans aucun rapport Monsieur l’agent – juste en fin de contrat.

    L’année suivante (62), torride, réfugiés sur le bateau, les ballots les familles entassées couchées sur les ponts les tnreponts les cales. Mais eux, les D.E., n’étaient pas de ces gens-là. Ils revenaient des Colonies pour les études du Fils unique, « a raté ses études, traîne dans le virage qui descend, au pied de la terrasse des Gendarmes ».

    Il y avait des attentats en ces temps-là. Il fallait bien les comprendre, aussi, les agents.

    Avec l’hiver les Pieds-Noirs se sont tous calfeutrés, mais lui, Jean-François D.E., n’était pas né natif, il supportait le froid, il remontait ses épaules sous le manteau ou l’imper, en descendant sans fin la Grand-Grand-Rue de Mussidan qui s’appelait De la Résistance, comme toutes les Grands-Rues du Grand-Périgord.

    L’été dernier Jean-François D. de retour de Là-Bas s’est couché sur l’herbe chaude au bord de l’Isle avec pas mal de Jeunes – Salut les Copains – des Parisiens des Banlieusards des Pieds-Noirs aux noms bizarres T’es pas juif toi ? Colombes ou Carrières-sous-Poissy garçons et filles tout riants tout flirtant avec cette facilité d’antan garçons-filles – du coin, de «Paris », de Méditerranée.

    Il les voyait aller aux fraises on disait aller aux fraises branler les sexes entre les gros buissons là-bas au bord de l’Isle, plus loi, où c’est touffu, où c’est épais, dans le méandre.

    Il n’y allait jamais lui Jean-François, avec les filles.

    ...que les filles, il n’en aurait jamais, il avait bien compris ça, parce qu’il était voûté, rigolo, maigre et grossier, alors que les filles ça aime ce qui est propre, sain, bien terne et comme-il-faut, tu parles de toi, et qu’elles ont toujours, mais il saurait plus tard, un doigt, leur doigt dans le con faux et qu’elles n’en ont rien à foutre du désir des hommes et qu’elles savent s’en passer et comment, et qu’elles n’aiment jamais par désir, jamais, mais par intérêt, toujours par intérêt de quoi ? // à supprimer depuis « il saurait plus tard » nuit à ton histoire qui a superbement démarré – Que les gonzesses se branlent ou pas, moi, lectrice, je n’en ai rien à foutre, et si je ne te connais pas, je vais me dire que l’auteur a vraiment une dent contre les femmes, et je ne le relirai jamais ! Je te dis tout ça pour te libérer de choses inutiles et nuisibles à ta prose

     

    Mais c’était pour plus tard.

    Pour l’instant il n’était pas résigné, pensez donc à dix-neuf ans, mais il faisait trop froid, quand ce récit a commencé, en 63 (janvier), pour que les filles bien, éduquées, pour que Marie-France et Marie-Cécile aillent se faire toucher au bord de l’Isle, sur l’herbe détrempée par la grande rivière qui vient de Périgueux, St-Astier, Neuvic, arrose Mussidan, Montpon et Libourne où elle se jette enfin dans la Dordogne.

    Alors il a pris son vélo. Un tout petit vélo. Avec un tout petit cadre – mais selle montée au maximum il obtenait tout juste de quoi peser de la jambe et du pied B(IEN) sur toute la pédale avec la pointe et l’articulation des orteils.

    Il appuyait plein de rage, fuyait sur la terre gorgée d’eau,balayée par le vent et semée de verglas par plaques. Appuyé par St-Cydan, il faisait une boucle, l’aller par une route et le retour par l’autre, Super ! le retour servant d’aller pour le trajet d’après, en marguerite.

    Il se fixait un village, un hameau, aux noms si particuliers, des noms en ac, Échourgnac, Estissac, Issac, ou St-Michel-de-Double, Beaupouyet, des noms d’une France mais plus de sa France à lui, au nord où il vivait en contrées reculées (Aguilcourt, Guignicourt, Pignicourt) – ce pays-ci à conquérir, grand développement petit développement, petit grand braquet ou pied à terre dans les montées. Des routes aux fossés débordants, fougères dégouttantes sous l’orage pas sous les arbres mais il y a plein d’arbres que des arbres que la forêt. Des vieux qui ne répondent pas bonjour. Des jeunes qui se foutent de lui dans les villages (petit biclou, crispation des épaules).

    Quel beau pays.

    Mais que les hommes sont donc bien tous partout semblables.

    Mais le pays l’a envoûté.

    Il avait débouché sur le plateau, celui qui fait triangle entre Les Lèches et St-Bosset, en plein froid sur le front comme un étau, et sous les roues la glace dans les ornières, qui craque et glisse, et face au vent, à découvert, il avait lutté sur le sentier qui s’amenuise au creux des champs bruns et blancs enfouis jusqu’à la feuillaison excellent.

     

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    Jean-François connaît des garçons. Ils s’appellent Simon, Jo (« tu bandes, Jo ? »), Sérou, Petit Brothers. Il lui donnent des conseils. Ils lui disent, pour les filles. Comment faire. « C’est facile ». Y a qu’à. Sympas tout de même, aux flippers, au baby-foot. Ils le trouvent amusant. Jean-François n’a pas sa langue dans sa poche, il raconte, des histoires, des cochonneries, on rit autour de lui, c’est un fameux conteur, une bonne tapette.

    - Mais qu’est-ce qu’ils me trouvent, qu’est-ce qu’ils me trouvent. C’est trop du Bernard. D’ailleurs tu te poses encore la question.