SIDOINE TOME 1 PP. 50/60
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Non. Juste une soiffarde cupidité de pecquenots. C'est pour l'argent que Rome aura conquis le monde. "On y a joint d'un côté le Synnade, de l'autre la pierre de Numidie qui imite - ô douloureux "i-i" ! – nous dirions "imitant" - gloire et beauté très loin, très loin après l'utilitaire. Description, d'ailleurs, venue de Stace (40-96). Du froid, du convenu. À l'assemblée des Provinces, chacune posera aux pieds de sa maîtresse ses productions, comme en 1931 chez nous sur les affiches coloniales. Sous nos yeux harassés se heurtent sans fin les syllabes et l'arbitraire flamboyant de la syntaxe : "Sitôt la déesse assise sur son trône, toute la terre à l'instant même vole vers elle" – colon y en a parlé, négro aplati : "L'Indien apporte l'ivoire, (...) le Sère des soieries" (ambassade en Chine du IIe siècle [165]), l'Attique son miel (Atthis mel), (...) – "...l'Arcadien ses chevaux, le Chalybe des armes (arma Calybs, du diable si je sais où perche celui-là), "(...) le Pont, du castoréum (jus de cul du visqueux castor) (...)" – on ne nous épargne rien, tant la petite Rome a conquis de terrain.
Et la moulinette s'emballe : la Sardaigne et ses mines d'argent, pauvres de nous! "toutes les fois que le ciel s'emporte, la terre là-bas prend plus de valeur" ! interminable distribution des prix - et voici, pitié ! pitié! La Requête de l'Afrique aux joues noires déchirées, "courbant le front" déjà de toute éternité, brisant les épis bien légers de sa couronne Bou-ou-ouh ! moi malheuweuse là dis donc, toi donner mwin gwand homme blanc –twoisième pawtie du monde" et cinquième roue du chariot.
...Brave général Boniface, qui donne à Genséric ses bateaux pour niquer l'hérétique : "Ce fils d'une esclave, ce pillard, Genséric (...) tient depuis longtemps mon sol sous son sceptre barbare" – mille fois les ariens, n'est-ce pas, plutôt que les donatistes, ô crétins de chrétiens prêts à s'entre-tuer, il était temps vraiment, quinze ans après la prise de Rome, de virer ces Vandales, qui "n'aiment pas ce qu'ils ne sont pas eux-mêmes" ! argument qui laisse pantois.
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Ce racisme social (« ne pas ressembler à tout le monde) dont je souffre et résiduel je l'espère, fut donc pendant des millénaires le fondement de toutes les sociétés. "Ô force assoupie du Latium - il rit d'avoir vu tes murs céder devant tes ruses". Ils ont tout emporté. Comme sera pillée Paris dans les siècles à venir. "Et tu ne brandis pas ta lance ?" Non. "Le malheur grandit ta destinée » (brocanteur, je dois t'instruire) - mieux encore : l'objet de ton effroi s'est éloigné - il a fait retraite, le Vandale. Regagné Carthage. "Ta victoire est désormais certaine, si tu combats comme tu as coutume de le faire après une défaite." ...Mais voila : le temps des Scipions n'est plus.
La civilisation romaine est frappée à mort. "Victoire de Zama" : pauvre brocanteur, ignorant de quoi il est question. C'était il y a bien longtemps, 202 avant J.C. En + .410 en effet, première prise de Rome, pire que les Cosaques aux Champs-Elysées sous Napoléon – les époques jouent aux autos tamponneuses - vite, une grosse couche de passé : "Mais (...) il te retrouva tout entière dans le bouclier de Coclès – totam te pertulit uno / Coclitis in clipeo" beaux cliquetis, beau mouvement de menton du rejet métrique, pathétique pagaïe, lents effondrements : "des milliers d'hommes harcelaient un unique guerrier (...)" - le roi ennemi enfin, averti par la mort de son secrétaire, apprit qu'on ne lui faisait pas la guerre seulement quand il y avait combat"... J'explique, Brocanteur : Porsenna l'Étrusque s'était déguisé en secrétaire, et ce dernier, en roi : il fut assassiné à la place de son souverain ; puis l'assassin raté, Scaevola se fit brûler la main, pour la punir d'avoir manqué sa cible - "car le bourreau fuyait devant les tortures de l'accusé." Je ne sais si le bourreau s'enfuit.
Nous autres, Frenchies moqueurs, Welsches sarcastiques, ne cessons de ressasser jusqu'à la nausée nos insupportables Droits de l'Homme ; de même, mille années après sa fondation, à ses derniers laborieux battements de cœur, la Ville de Rome espère, par la fausse loi de la symétrie, se tirer de ce nouveau mauvais pas - or cette fois, plus de coup de talon au fond de l'abîme : deux sièges, deux prises, deux sacs - mais encore une fois, un seul homme" (sed reppulit unus / tum quoque totam aciem, "repoussa une armée entière", voyez comme le français affadit, distancie tout, lorsque le latin heurte et corusque - peut-on raviver ces étoffes-là ? "Quelle est ma faute ?" demande l'Afrique. "D'avoir été. "Cette fois Genséric le Vandale occupe l'Afrique. "L'ennemi qui t'accable est lui-même inquiet", beau vers, se référant à la précaire défaite, ensuite, des Vandales en Corse (456), en face de Rome.
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Nous pourrions sans fin disserter sur Sidoine Apollinaire ; non pas notre contemporain bouffon qui mit bas dans la gloire une Lorelei et Le Pont Mirabeau, et c'est à peu près tout, mais Sidonius Apollinaris Lugdunensis, versificateur impénitent dont Chateaubriand et Huysmans firent le plus grand cas. Cet évêque à venir vécut la chute de Rome (15 août 476), et l'abandon de son Auvergne aux hordes skyres menées par le rix Euric sans foi ni loi. Au début de sa vie notre héros fut admiré au point de voir de son vivant sa propre statue d'or au beau milieu du vestibule du Sénat – et déjà les Barbares occupaient l'Empire, soldats mercenaires ; en face d'eux, d’autres Germains. Les Huns païens eux-mêmes complétaient depuis des lustres le contingent romain. Les adversaires d'outre-Rhin, chrétiennes aussi, voulaient bien combattre, elles ; contre les auxiliaires, contre Rome ! Et ce sont donc les Wisigoths, solidement installés d’Agen à Toulouse, qui suggérèrent (ou imposèrent?) à l'illustrissime Avitus, précepteur collabo de leur prince héritier, de revêtir la pourpre impériale : un Gaulois, empereur de Rome ! notre écervelé mondain, Sidoine, époux tout frais de Papianilla fille d'Avitus, se retrouvait ainsi en Monsieur Gendre ! qui mieux que lui chanterait la gloire du nouveau dirigeant ?
Sidoine prononça donc, devant le Sénat gaulois en extase, l'Éloge officiel ou Panégyrique du grand Avitus Augustus, Arverne. Monsieur Gendre, biberonné à l'illusion, pensait Rome éternelle – tandis que Ricimer, bombardé patrice bien avant Clovis, tenait toute la poigne du pouvoir.
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Imaginer les rapports d'un homme et d'une femme en ce temps-là tient du prodige : confiance, soumission, solidarité ? les femmes de ce siècle furent-elles toutes autant de martyres ? nul bruit ne filtre d'une acrimonie conjugale quelconque entre Sidoine et Papianille. Mais le gendre panégyriste se vit consolidé au sein du clan Avitus, naguère encore Maître de la Milice.
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Quand Avitus, empereur d'Arles et de Beaucaire, chuta lourdement, fut-ce d’avoir aimé trop l'ail ? les putes ? les garçons ? Les trois ? ...se fit-il conduire par son esclave dans les bordels de Lugdunum ? Mais ce grief court les moralistes, depuis au moins Caligula. Notre Gaulois couronné, grisé sans doute par tant d'honneurs, semble en effet s'être préoccupé surtout de courir les lupanars. Une fois massacré l'impérial beau-père, Sidoine calta en s'embrenant quelque peu la toge, car lui aussi avait participé au complot gaulois. Il rejoignit le pays des Arvernes ; quelle est alors la meilleure voie de Lyon à Clermont ? combien tout était dépeuplé ! combien de mares au Diable hantées de brouillards ? Il se fit oublier. Se réfugia dans ses propriétés de belle famille en pleine Auvergne. Parcourut ses domaines, recevant du haut de sa monture d'humbles témoignages d'affection.
Très vite on est venu le resolliciter pour honorer le successeur - n'y avait-il pas du mépris pour l'histrion ? Sidoine était-il inconsistant ? Il n’avait jamais eu la moindre influence. Quelle vanité le fit-elle plier ? "Lui seul saura donner du lustre à nos cérémonies. Il n'y en a pas deux comme lui pour chanter les louanges du successeur : un riche hochet comblera le poète" (Anglade). En lui promettant la vie sauve, on le convainquit de renfourcher sa plume pour flagorner, cette fois, Majorien.
Lequel ne tarda pas (quatre années tout de même) à se faire à son tour dessouder par son ancien complice, l'incontournable Ricimer, Germain jaloux des succès militaire de Majorien. Seconde fuite de notre vaillant poète, Sidoine, autre récupération par la peau des fesses pour procéder à l'éloge officiel cette fois-ci d'Anthémius – et de trois - plaignons, en vérité ! le supplice des esprits supérieurs, Guignols de service et brosse-bottes. C'est que Rome, voyez-vous, en était encore à chercher l'Homme providentiel, avec des couilles de singe. Le formatage séculaire des mentalités romaines ne pouvait laisser envisager aucune autre analyse : l'homme à poigne, point.
Sidoine se tourna donc vers l'Église, seul moyen de s'en sortir alors sans perdre la face ou la tête : dans les ordres ! Papianilla et son époux se séparent donc, et deviennent chacun homme et femme de Dieu. Sidoine brûlant les étapes fut bombardé à l'épiscopat d'Augustonemetum ou Clermont.
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Pour le dire en accéléré, les Romains, ou ce qu'il en reste, désireux de sauvegarder la côte méditerranéenne et la ville d'Arles (Arelatum), les échangent contre les Arvernes. Hululements légitimes des susdits, protestations de Mgr l'évêque de Clermont (c'est Sidoine, incarcéré dans la bonne forteresse de Capendu – car il avait défendu sa ville pendant le siège, faisant preuve d'un grand courage physique : rien n'y fit. Retourné au sein de son évêché, Sidoine se montre bon et brave. chrétien, soucieux avant tout de l'ordre établi : plus de noblesse ? soit, l'Église. La Bible. Plus de Virgile, mais Bible et rebible. Ses phrases deviennent atroces. Il imite, cite, pastiche, recite et calque.
C'est tout ce qu'il sait faire : copier ; Claudien, Virgile, Ovide - tout ce qui peut se pomper : pour tout lettré, la poésie n'est plus depuis longemps qu'un jeu rhétorique, plaqué d'ornements. Érudition de pacotille et de “par cœur” (Travaux d'Hercule à toutes les sauces), raccourcis éculés : “Proust et sa madeleine”, “Montaigne et La Boétie, " Mozart et la fosse commune", tout est faux. Flatteries familiales, louchées d'histoire fraîche rafistolées dans le sens des puissants du jour. Sans oublier ces légendes si ressassées que M. Loyen, traducteur, émet l'hypothèse que Rome se soit laissée mourir de lassitude. Incapable de se reforger un imaginaire nouveaux.
Chez notre poète, comme chez tous, le fond se trouve depuis longtemps dans l'état d'une vieille serpillière desséchée ; ce fut la forme qui morfla : On cherche ce qu'il dit après qu'il a parlé, Et je lui crois pour moi le timbre un peu fêlé. Le fin du fin, ce sont les devinettes - "...je suis, je suis..." - Chevènement deviendrait “le latiniste de Grenoble”, Fabius “le 23e de Carla”, ou José Bové “le McDocide aveyronnais”. Auditeurs alors de s'exclamer : “Quel talent, ce Sidoine !” - rien à voir donc avec les épanchements mussettiques ou le spleen baudelairien. Le poète véritable est donc celui qui transforme le texte en énigmes, comme si nous parlions du « Grenoblois » pour évoquer Stendhal, du « châtelain de Saché » pour désigner Balzac, ou toute autre devinette pour candidat au jeu des mille euros. Nous pouvons nous extasier de tout ces dernières étincelles d'une civilisation tournée en bien petite eau de boudin : la poésie n'est plus que références, clichés éculés dont je déteste autant les abus contemporains (« cerise sur le gâteau » et autres «réponses du berger à la bergère »), que dans l'Antique. Et vaniteusement, nous avons l'audace de nous préférer aux soi-disant lettreux du jour d'aujourd'hui qui se refilent des polycops entre deux performances d'i-pods et se targuent de ne plus vouloir se faire chier à lire du Balzac.
Pourtant nous sommes ici dans le futile verbal, dans les tortillements de fesses cérébrales. L'ordre des mots se disloque, les hellénismes foisonnent, les alambiquages dévalent en torrents imbuvables. Merveille mécanique cependant. Je voudrais dire aussi l'admiration des magnifiques résonances de Sidoine à haute voix, virgiliennes certes ou précieusement guillochées, mais si amples, si prodigieuses, derniers accents du cygne déplumé. La littérature latine se survivra pendant dix siècles au sein des colonnades écroulées. Mais ceux qui parlent ne sont plus ceux qui lisent.
Rappelons toutefois ce subtil gauchissement des accents toniques, dès la poésie la plus ancienne, ceux des mots ne coïncidant pas avec ceux des vers, si bien que le texte devait présenter un aspect vocal assez semblable à celui du rap d'aujourd'hui – phonologie à la grecque - viol aimable de Rome par Athènes et Alexandrie. Puis Sidoine disparut vers 480, tandis que Childéric Tournai(t) en rond - devinette ! - dans son repaire. ...Cette déesse Rome ainsi donc transvectée per aethra, par les éthers, vole depuis Virgile, depuis Lucain.
Pourquoi donc s'attacher à Sidoine ? parce qu'il représente exactement la civilisation qui crève : masochisme à la saint Augustin, dégoulinades sacristaines de sa propre correspondance.
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Sidoine s'éteignit vers 488, à 57 ans. Grands hommes, jeunes morts. Fût-on le premier littérateur de son temps, l'on n'en crevait pas moins à l'âge où tant de nous commencent à vivre. J'ai longtemps estimé de la plus sotte déchéance de choir dans le christianisme. Rien qui donne en vérité davantage envie de vomir que cette ignoble phrase ouvrant désormais la messe : « Pardonnez-nous mon Dieu parce que nous sommes pécheurs » - n'est-il donc pas concevable de se présenter devant Lui tête haute ? la religion catholique me dégoûte, dans la mesure exacte où elle dégrade, d'emblée, la dignité de l'homme. Sidoine répudia Pline, Virgile et Cicéron, pour ne plus parler que de Jérôme et de sa Vulgate : tel fut soudain son vivier, avec autant de flagornerie conformiste au service de Dieu que naguère à celui des Muses. Prose épiscopale plus détestable encore s'il se peut que ses vers. Il y règne plus que jamais, à pleins poumons, une affectation forcenée. Pour le surpasser dans ce répugnant domaine il n'est qu'Augustin lui-même, qui jouit jusqu'à la nausée d'invoquer son statut de méprisable excrément.
Sidoine n'aura pas coulé si bas dans les latrines du masochisme. Il nous répugne toutefois lorsqu'il recycle les plus basses adulations envers l'archevêque saint Loup de Troyes, qui aurait dû l'expulser de l'Église avec perte et fracas pour pur et simple foutage de gueule. Mais ce furent bel et bien les prêtres qui incarnèrent, après la mort de Sidoine, et à son glorieux exemple, un patriotisme romain au sens religieux cette fois terme. Les Burgondes envahisseurs s'identifiaient en effet comme “ariens”. Les Francs comme “catholiques romains”. Sidoine s'élève vigoureusement contre la livraison (le mot n'est pas trop fort) de son Auvergne aux Barbares d'Euric, souverain des Wisigoths après le meurtre de son propre frère.
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Certains de nos enseignants seront un jour nos moines... les Clercs. En 475, un an avant la chute de Rome, l'empereur Julius Népos (pour lui pas de panégyrique) négocie la cession de l'Auvergne contre le retour à l'Empire d'Arles et de Marseille - comment mettre en balance le prestige de ces deux illustres cités avec l'obscure Arvernis... Sidoine, au-dessous de ces pavés mêmes où nous marchons, de ce lycée qui perpétue son nom, promena son mètre soixante, stimula le peuple du haut des remparts – Augustin juste en cela.
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...Pouvons-nous seulement imaginer une époque où la campagne grouillait, où les villes ne dépassaient pas cinq mille habitants ? 700 pour la future Clermont ! Les foules étaient-elles aussi denses qu'aujourd'hui ? Le brigandage campagnard atteignit-il ces proportions mentionnées chez Anglade - l'insécurité régnait-elle à ce point ? Le message de l'Église ne brillait-il pas par son originalité, son utopisme généreux ?
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Dans les “poèmes” de Sidoine, un fouillis d'ornements obscurcit l'Histoire, tonnes de lierre sur les ruines. Sidoine est le dernier flambeau de l'Antiquité avant les ténèbres bigotes. S'il est à peu près nul à notre goût, il constitue la source essentielle de ce temps-là : soubresauts d'un monde au sein desquels Sidoine poursuit ses jeux de langue sans pressentir que personne bientôt ne la parlera plus. De nos jours le latin n'inspire plus que le mépris et l'hilarité. Nous aussi, aveugles, nez sur notre époque, nous émettons en français nos derniers bavardages - à l'autre extrémité du temps, rejoignons ce jeune sportif de 450 qui court après les balles, s'essuie le front, se rafraîchit d'un Côtes de Bourg.
Viendront le fils, le petit-fils ensuite, vendu aux Wisigoths. Puis des moines. Une marée de moines sans cesse renouvelée par le flux incessant d'obscures vocations. Puis toute une armée d'érudits, de Scaliger d'Agen mort en 1609 jusqu'au XIXe s. avec Mommsen (1817-1903), Willamowitz-Möllendorf son disciple. Nos aïeux portaient chaussettes et fixe-chaussettes. Les érudits de Leipzig et Colmar annexé se saluaient bien bas, rasés jusqu'aux bourrelets de la nuque, colletés de celluloïd. Même pendant les conflits les plus barbares, les chercheurs s'affrontent en allemand comme en latin ; le monde est à feu et à sang ? les juifs brûlent, et de vieux égoïstes se transmettent les clés de la culture au-dessus des charniers, dissèquent préciosités et conjectures syntaxiques. Frileux résistants.
Éternels desséchés. Assis penchés loupes en main et sur le crâne, rongés de calvitie, de tics et de phlegmons contre les poêles enfumés, marmonnant leurs vers anapestiques et ravagés de vieilles voluptés ; tandis que le monde agonise, ce sont eux pourtant les passeurs de relais, tirant des puits du temps les textes invaincus de
Cassiodore, Symmaque ou Sidoine au bout de leurs pincettes. Ils ont pour nom Sirmont, Thilo, Mohr et Luetjohann. On les insulte, Arthur leur entrelarde le cul de vieux fétus. Ils repoussent de la gueule, baisent peu, mais leurs domestiques révèrent profondément Herr Doktor, sans remettre en cause la grandiose nécessité de leurs immenses fariboles.
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Hommage éternel aux Teubner, aux Brakmann, aux pérennisateurs de la Prusse éternelle, garants des survies et des massacres. Honte et gloire éternelles, car au même titre que tous les moines qui des deux extrémités du monde, à l'abri, de Cork à Byzance, ou bien tombant sous les coups des Barbares, ils ont sauvé le Verbe, ici restituant une préposition, là telle désinence, tel optatif oblique ; aimantés par la lectio difficilior , la plus improbable, la plus difficile : quel vieux scribe en effet, épuisé par le jeûne et les vigiles, n'eût succombé à la graphie la plus commune, ou le « saut du même au même », sources d'inextricables incompréhensions où naufrageaient les raffinements du poète. Ampleur des civilisations drapées dans l'agonie. Ne croyez pas, morveux contemporains, qu'il ait été réservé à notre siècle d'incarner tout le sel de la terre. Il ne restera rien de nos ministricules. Qu'un jour tu doives crever, là se trouve ta grandeur.
Comment les hommes de ce temps voyaient-ils leurs courtes vies ? aimaient-ils leurs enfants ? ligotait-on déjà les jambes des nourrissons pour les fortifier ? nous ne savons plus où donner de la tête. J'ai sous les yeux l'ouvrage d'Anglade (j'y reviens), aux Editions Horvath : tout y commence sur un chariot, medias in res ; l'auteur est plus habile que moi. Songez encore (du coq à l'âne...) aux épaisseurs d'Histoire : Octave Auguste était à la même distance des vivants que François Premier pour nous autres ; Constantin le Grand, fondateur du christianisme obligatoire, serait pour nous l'époque de Dreyfus.
Au temps de la naissance de Sidoine, en 420 (mettons 1920) les Romains pouvaient encore se considérer comme éternels... Anglade fut à la littérature ce que Déforges est à l'érotisme... Ce grand polygraphe contemporain, orné d'une vaste chevalière en or sur le parvis de Sainte-Urcize, je l'ai rencontré pour son aimable dédicace. Je lui ai demandé si certains traits de son ouvrage n'avaient pas été tirés du Pseudo-Frédégaire ; Sidoine en effet ne fut pas emprisonné à Llivia, mais à Capendu - il me regarda d'un air soupçonneux : “Vous êtes historien ?” Pour faire court, j'ai prétendu que oui, mais il en était déjà à ma petite dédicace.
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J'ai bien dû me contenter de ce livre. L'auteur, aujourd'hui centenaire, adoptait le mode léger, primesautier ; or il n'est rien qui soit plus détestable à mon sens en écriture que le primesaut. Ironiser sur cette femme enceinte empruntant des chemins escarpés sur son chariot (raeda), cette nombreuse suite et ce mari qui va et vient à cheval le long de la colonne, me semble du dernier déplacé.invention. Feuilleton uni, moderne, épuré, jusque dans ces dessins au trait, pour illustrer Sidoine roi de l'entrelacs ! du talent certes, mais de feuilletoniste. Fadeur et tortillis. Il nous faut des personnages antiques, au maintien noble, aux propos compassés. Je conçois Corneille ; je conçois moins Sidoine, jeune, s'essuyant le front et les joues au sortir d'une partie de ballong cong à Bourg-sur-Gironde.
L'auteur assurément reconstitue à merveille les paysages, les mœurs où vivent Sidoine et ses contemporains.
...Ce sont à vrai dire les papes qui ont repris le flambeau de l'empire romain. Et c'est Rome, et non pas Bruxelles – qu'est-ce que Bruxelles, je vous le demande... - qui devrait être, et pour l'Éternité, capitale de l'Europe. Loyen, le traducteur, décrit ailleurs avec justesse l'immense fatigue de cette civilisation à bout de souffle, toujours référée aux mêmes modèles, aux mêmes comparaisons essorées par les siècles passés. De toute part l'homme butait sur son passé. Naufrage de la culture païenne... Abaissement de la larme à l'œil et de la vulgarité masochiste.
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Sidoine fut nommé préfet de l'annone, c'est-à-dire de l'approvisionnement à Rome. Il subit une émeute par manque de pain. “Notre préfet est bien gras ; il ne doit pas manquer de pain, lui.” Il y avait encore des gens qui se considéraient comme romains au sixième siècle. Du temps de Sidoine les fonctions politiques occupaient encore le devant de la scène.
Ce qui me gêne dans une telle vie, c'est l'absence totale de sentiments profonds, ou seulement mêlés. Sidoine réagit comme un être superficiel, gâté par la fortune. Comme on s'y attend. Jamais comme on ne s'y attend pas. Aucune tentation, par exemple, de suicide - non pas le suicide à l'antique, mais à la romantique : “Je ne sers à rien et personne ne m'aime”. Je ne pense pas que l'on ait pénétré si loin que cela dans l'âme de ces Antiques. Rien n'est plus profond en effet, ni plus angoissant, vous le savez, que les gens sans profondeur.
Il y a ce qui fascine dans Sidoine, et ce qui ne fascine pas ; le fascinant, c'est ce siècle des invasions (d'abord, comme la nôtre, infiltration : comme une terre qui s’imbibe par-dessous) – et certes le Barbare ressort toujours vainqueur, disent les historiens ; après Quatorze vint Quarante, puis Giap, et puis Alger – mais notre charogne agonise encore, Monsieur Valéry.
...Les civilisations crevant comme les hommes : assurément. Mais elles se battent. Certaines. Jusqu'au bout. Les choses voyez-vous présentent de nos jours bien moins de netteté que par le passé : c'est, en particulier, qu'il n'y a pas d'exactions militaires. Tout est plus pernicieux – devant le soudard, nous ferions plus bloc – voire... Les Romains eux aussi subissaient leurs collabos, leurs résignés, les chantres du métissage enchanté ; d'ailleurs une fois que le métissage sera réalisé, il n'y aura plus de métissage du tout, mais une seule ressemblance... Nous ne périrons pas, assurément, mais nous serons transmis, déformés, adulés ou haïs. Ce sont les Wisigoths eux-mêmes, les Burgondes, qui perpétuèrent le Droit Romain.
Clovis se convertit au christianisme ; je n'entrevois personne aujourd’hui de sa trempe – outre qu'il massacra sa famille... Grâce à Dieu je ne vois que des épiciers cramponnés à leur calculette ; je ne verrai pas la fin de l'histoire : fin de Moi difficile.
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Sidoine en son temps demeure difficile à cerner, sorte d' éponge, pathétique. Je ne puis l'estimer. Comme Cicéron-le-Mollasson. Comme toute cette Antiquité qui m'a plombé avant de me nourrir - nul ne peut plus me suivre - ou plutôt je ne puis plus suivre personne. Mais toujours fier d'avoir participé à cette civilisation dite révolue, d'en avoir tiré ma substance, heureux pourtant qu'elle se soit effondrée. Mon siècle préféré – du côté du manche, car le peuple subit l'Histoire - Sidoine, gendre d'empereur ! s'est-il montré ébloui par sa promotion ? Il ne le semble pas ; il faisait déjà partie de la plus haute noblesse gauloise – je n'ai rien de commun avec ce bouffon friqué.
Encore un grief, et particulièrement grave : d'avoir bafoué son talent, si frelaté soit-il, en des contorsions de cureton. D'avoir prêté sa voix aux niaiseries, à cette religion de fous, à ces répugnants lamentos de bénitiers. L'effondrement d'un empire. Valentinien empereur poignardant de sa main son meilleur général pour des histoires de cul. Passage du Danube par les Goths (376) en pleine fonte des glaces ; des souverains fous, une reine : Galla Placidia. Raconter tant de campagnes malheureuses ; évoquer Rome-Musée, ou Ravenne au milieu des marais, nouvelle capitale ; des ordres lancés par la reine, des chuchotements sous les voûtes. Enfin des fastes, en vers grecs et latins d'une langue qu'on ne parle plus.
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Nous sommes infiniment tenté par un vibrant parallèle entre la Chute de l'Empire Romain (Decline and Fall of the Roman Empire) et notre petite époque. Mais toutes les époques se sont crues à bout de souffle, complu à s'ériger en Suprême Écroulement, au moment où la vague se brise. Lisez la magistrale introduction du Temps des Cathédrales, par Georges Duby ; souhaitons qu'un jour lointain, d'autres érudits encore à naître restituent aux fourmis futures le monde que nous avons été.
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