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der grüne Affe - Page 23

  • HAINES ENCLOSES

    COLLIGNON HARDT VANDEKEEN

    HAINES ENCLOSES

     

    AVANT-PROPOS

    Le vieil Adam, agenouillé de dos, pleure au fond de sa caverne. Son torse est nu, ses cheveux blancs sur les épaules. Il jette les bras au travers d'un brancard à même le sol. Je suis celui qui gis, pleuré par mon père, jambes brisées.

    Eve assise sur une pierre mâche indéfiniment du filament de viande. Elle parle à son maître à travers ses mâchoires serrées. Ils ont brisé les membres de ton fils. Ils nous ont relégués sous la voûte. Tel est le sort des traîtres. 

    CI-DESSOUS PRIVAS

    bol,Pologne,Lumumba

    De mon brancard j'invoque le secours de l'Ange : « Gabriel délivre-moi d'eux, qui m'ont fait tant de mal.

        • Je te purifierai dit Gabriel.

          Depuis longtemps Caïn mon frère nous abandonna pour mesurer la face du monde – et l'ange nous mena au voisinage du désert de sel nommé Dasht-i-Kévir. Partis chercher de l'eau dans cette immensité, Adam ni Eve ne reparurent jamais ; je n'éprouvai ni haine ni remords. Gabriel qui sans cesse volait au-dessus de ma tête me dit :qu'ils seraient refondus au brasier pour de nouvelles incarnations.

    « Ta faute désormais » ajouta-t-il « pourra s'expier. Faute immense assurément, mais non plus péché ; tu ne sentiras plus au ventre cette morsure dégradante.  Relève-toi. » Je fus guéro, et l'ange fit sur mon front une onction de salive, de la largeur d'un pouce, et je fus transporté. Où étais-je ? L' Archange répondit : « A Tanger. Tu trouveras là-bas la Liberté, que les Grecs appellent Elefthéria. » Quand je me suis éveillé, les hommes sont venus m'arrêter.

     

    FIN DE L'AVANT-PROPOS

     

    CHAPITRE UN – LE CANCER DE LA GORGE

    Ils m'ont enfermé sous la terre. Le monde autour de moi. Kragen me hait profondément. Je ne puis le supporter cet homme que séparé de lui par une planche horizontale – l'échiquier. Häszlich signifie à la fois « laid » et « haïssable » ; ce sont les enfants qui assimilent le moche et le méchant – je suis un enfant allemand, ich bin ein deutsches Kind, depuis plus de cinquante ans. Quelques mots sur Kragen : il est grand, même assis, dans notre cellule. Son âge est le mien, il meurt lentement, mais survit, un trou au creux de la gorge : le souffle va et vient, la cicatrice autour de la canule palpite rouge et gris, sous l'ampoule disciplinaire et nue. C'est par ce trou qu'il renvoie la fumée que ses lèvres rongées, au-dessus du col, aspirent.

    Nous partageons la même pièce souterraine ; jadis notre patrie fut asservie par une race supérieure : ce peuple bien bâti, nous lui vouons une haine séculaire. C'est lui qui nous contraint à l'enfouissement. Et je n'ai rien commis, que de naître. « Mon temps, dit Kragen, est compté. » L'orifice respiratoire empeste l'iode et le goudron. Le sang. Kragen tire sur ses maïs aux embouts cartonnés, entre le pouce et l'index, et projette la main devant soi, d'un geste exaspéré ; la fumée lui sort par la bouche et le cou. De mon côté le mur souterrain reste nu – mon lit tout plat, ce bout de miroir au-dessus, la carte du Wisconsin. De son côté une profusion de petits meubles noirs, contournés, d'usage indécis, parmi lesquels titube sa carcasse cancéreuse.

    « Je dois choisir mon successeur » dit-il, je réponds « Tu as fait ton temps. » Il règne ici un manque total d'aération. Si j'étais autorisé à sortir, là-haut, en surface, je rapporterais de l'air, entre les plis de mes habits, entre mes paumes rapprochées qu'il viendrait laper.

    Permission

    Prochainement, je verrai le jour.

    Je tourne et retourne dans ma main le bristol d'invitation.

    INVITATION AU JOUR

    Qui peut dire ce qu'il en est d'un homme, et des pensées que vous levez en lui ?

    J'ai plu à Daniel Tag, le chef. Qui me convie très vite à sa table, « en vue d'adoption distinctive ». « Adoption » ? ...Deviendrais-je Présentateur ? Dissimulons... Kragen me voit... Je hume à grands traits l'odeur du bristol : un estuaire à marée basse – et sur l'imprimé, le secrétaire ou un enfant a gravé le carton d'un profond sillon de stylo bille. Kragen tousse. Le progrès de son mal entrave sa

    parole ; il m'accorde à présent de changer moi-même sa gaze. Je me retire ensuite, sous monpetit bout de miroir. Il n'existe pas le moindre Bordel dans ce royaume souterrain – où je me rendrais fréquemment, si j'avais l'argent : ce sont les seules relations que j'imagine avec les femmes – car mes passions vont aux hommes, seulement, jamais je ne m'y plierais. Croyant, mais non pratiquant.

    Je ne suis pas seul de cette espèce. Sans presque voir le soleil. L'invitation précise : Midi douze, aux Voiles. Ils sont venus me chercher. Kragen ne m'a pas regardé. Mes yeux n'ont pas été bandés. Je suis monté en surface par les voies naturelles. Parvenu sur le sable, humant à pleins poumons les effluves de la Seine - au loin passaient les voiles régatières – j'ai senti l'iode et la vase. Daniel Tag m'attendait : une longue table ovale ornée de têtes inconnues, vue par la véranda sur le Fleuve, auquel ma place réservée tourne le dos. Je résister à l'enivrement - ce grand air de vase et de vent ne dilue pas ma haine. Daniel Tag se lève à gauche en fond de table : « Par loi de succession, je vous demande d'accepter » - ici mon nom – je me lève et m'incline, ils me regardent tous en parlant d'autre chose. Daniel Tag poursuit d'un ton monocorde et nasal, j'entends « mérites », « Kragen », « état de santé ». S'il ne m'aime pas ce sera plus facile. Me rasseyant j'entends nommer juste à côté de moi Jérémie qui boit sa bière avec de gros yeux bruns et du ventre ; je ne suis plus sensible aux charmes des femmes, qui s'en croient toutes. J'éprouve une apaisante absence d'espoir. Une si éternelle jeunesse de l'homme, ce poids que nous acquérons tous lorsque la Mort à nous s'adosse : voilà comme il faut aime ; dans cette bouffée d'amour Dieu merci sans retour je trouverai prétexte à refonder ma vie, mon souffle, afin que de ma tête aveugle je refende les flots de mes haines. Tout au long de ce repas de fruits de mer je me suis efforcé de me mouvoir avec naturel, absorbant ce léger blanc d'huîtres sur la vase de l'air, mais à mon désespoir trop vite s'échappe mon corps et ma rapide ivresse attire l'attention de tous : mes amours sont malheureuses.

    Quelques bouffonneries radiophoniques m'auront sans doute acquis les faveurs de Daniel Tag. Sourire étiré de requin. Le miroir mural me renvoie les convives au fond du tain bruni, ballons flottants agitant les mâchoires et parlant – je m'arrange toujours, sous terre ou en surface, pour trouver, vis-à-vis, un miroir . A côté de Jérémie, je me laisse couler dans mes creux confortables, et je pousse en secret de petits cris de chien - progrès indéniables : j'étais naguère infiniment plus niais devant l'amour ; Jérémie tourne vers moi vitreux comme ceux des lions lorsqu'ils ont sailli, sa respiration est forte. Devant lui les canettes vides se tapissent à mesure demousse et de salive. J'oublie qu'aujourd'hui le Clan me reçoit, qu'il s'agit de ma seule et dernière chance – tandis que je m'épuise à gagner les yeux seuls de mon protecteur - sitôt dégrisé je devrai retourner à mes haines. Devant moi les huîtres que je gobe font de dérisoires pyramides. Boire encore. Le rythme de mon sang se brouille. Perceptions. Sentiments. Le véhicule qui passé le repas m'entraîne en ville emporte dans mon ivresse la résolution de ne rien attendre. En bas, sous la terre, nous ne connaissons pas les femmes ; c'est un trou permanent au creux de la poitrine - les femmes nous foutent à la porte, voilà – le dire comme ça.

    Daniel Tag pilote. Les Hommes de Surface et moi pénétrons dans les entrailles d'un immeuble. Un couloir sombre où donnent des portes opaques, étroites, cirées. Nous nous suivons à touche-touche sous les veilleuses. Tag, cheveux tirés laqués, pèse sur un bec-de-cane en bois. La réunion dans la pénombre tourne à la beuverie. Certains se déshabillent. Je m'en vais. Je suis arrêté.

     

    X

    Je suis conduit au troisième niveau d'un bâtiment de métal vert, au bas duquel règne et conspire Pomarès, portier, cerbère, œil torve et vitreux. Peau bilieuse : cancer de l'estomac. A présent prisonnier sur terre, prisonnier sous terre - non pas combat, mais condition. La ville s'appelle T. Le corridor d'entrée s'ouvre sur la rue par un vantail battant, vitré, vibrant sous le Vent d'Est : sept jours de file, à vos tempes, l'été, sans relâche, cette infinie tension métallique - le sirocco prend le relais à grandes charrois de sable roux. Les jours sans vent sont un four. Cent mètres de la mer et c'est le four. Sous le vantail battant mal appliqué le moindre souffle houle repoussant puis relâchant sans trêve au ras du sol les volants de caoutchouc dans lequel s'incruste le sable crissant, quand il ne file pas s'amonceler en tourbillons mourants jusqu'aux angles du fond.

    Le mur de gauche où s'ouvre l'accès aux cages supporte une longue rangée de boîtes aux lettres, paupières basses, bouches abandonnées ; celui de droite est plaqué de miroirs biseautés qu'écartèlent de gros clous plaqués or. Le bras qui pousse le battant interne déclenche une seconde grande aspiration qui suce l'âme. L'immeuble a pour non Baalbek ce qui me terrorise un bref instant mais les gardes impatients me tirent vers le haut ; la seule fraîcheur, le seul répit remontent avec nous l'escalier, aux lourds montants de fer engagés sur cinq étages dans la céramique. La cage d'escalier présente des marches à carreaux blancs et vert pâle. Une porte cirée haute et mince s'entrouvre à l'entresol : « Tes gardiens, les Drüften ». Deux vieux Flamands, homme et femme, tous deux très laids tout couturés de longues rides, au fond desquelles vrillent quatre petits yeux gélatineux. Le couple cache mal derrière soi ses meubles bas et bon marché ; sur le sol de cuisine règne une superposition de journaux pisseux où se prélassent d'affreux chiens. Ils me flairent et se recouchent ; relent tenace et contre-jour. Lèvres avalées devinées de l'homme, lunettes rondes de l'épouse et nez luisant. Troisième gauche. Nous montons tous : mes deux gardes et moi, les Drüften en croupe.

    L'escalier blesse les yeux de son éclat, à deux volées inverses par étage. Les paliers intermédiaires exhibent la même porte étroite où l'on accède l'aile opposée. Parvenu d'une cellule souterraine à cette autre, en hauteur, je découvre mon codétenu, trapu, le front bas, le poil roux : Dorimon. Sa voix est rauque. Seul avec Kragen en bas, seul ici. Deux gorges rêches, deux haines sans écran, ce rouquin, sournois, les lèvres au rasoir, l'œil glauque et vitreux, par-dessous : je gagne au change. D'ici trente ans je le découvrirai quoi qu'il advienne, dehors, indépendant, la paupière battante et l'échine voûtée dans l'embrasure de sa porte, et je ne le reconnaîtrai.

    Tant d'années lui auront plaqué, dartré le crâne, il sera veuf, entre deux internements d'office. A présent, ce jour de décembre 52, Dorn ou Dorimon m'accueille en maugréant, à reculons pour me laisser entrer, poussant de brefs grognements de gorge : « Bienvenue ». Nous occuperons lui et moi deux pièces de part et d'autre d'un corridor au fond duquel s'ouvre la salle de bain. La première nuit je pose sur le sol un matelas, un drap : « Tout sera prêt chez vous, mettons – demain. » Les gardes s'en vont. Dorn ou Dorimon baisse la tête en se frottant les mains : «  ¡Feliz Navidad ! Je parle espagnol, allemand, français. » Sur le coup de minuit, les Ibériques descendent en masse dans les rues, pour la dernière fois avant l'exil.

    Une sirène couvre tout Tanger, tandis que la Casbah reste obscure : mon récit n'en fera plus mention. A minuit, trois chapelles perdues dans la ville européenne recueillent une poignée de vieillards perclus des deux sexes, et la population profane, gorgée de victuailles, déferle Cours de France, au croisement de notre rue. Tout le restant de la journée, tout le soir, je les avais passés dormant, à même le matelas. Et le soir même, penchés aux fenêtres, nous avions vu défiler sous nos yeux le monde libre, ivre, soutenant à deux frères leur cadette de quinze ans hurlant et vomissant, et lorsque tous les Andalous se durent renfermés, la tempête éclata.

    Dans leurs caissons de bois, nos stores claquent à s'arracher - le vent figurant le cri étranglé continu d'une femme en couches, et l'anémomètre bloqué à 220 kmh. Il y eut des inondations. Des gens moururent qui n'auraient pas dû, persifla Drüften : «S'obstiner à construire à côté du fleuve ! on le leur dit pourtant ! » Sifflement strident des martinets tout le lendemain. Plus jamais je ne revis la foule de Navidad Cinquanta y Ocho. Tous les Andalous s'enfuirent et ne revinrent plus. Lorsque j'enroulai nos stores à l'aube, j'aperçus vis-à-vis, barrant tout, le mur ocre rouge d'un vaste immeuble, fendu par quantité de meurtrières étroitement vitrées. .

     

    X

     

    Quelques jours s'écoulant révélèrent, ici comme en bas, l'impossibilité où je suis à présent de relater nos existences prisonnières : activité nulle, société nulle. Je ne communique ni ne parle. J'ignore à quel nombre mon peuple se monte, soupçonnant les autorités et gardiens de s'être ligués pour nous laisser dans l'ignorance de nos forces.

     

    X

     

    Cependant, loin dessous :

    Profondément gît toujours l'ancien codétenu Kragen, compagnon dans l'agonie. Ceux de l'Ingonnen, ceux de l'Autorité, n'acceptent l'amitié que si l'un des deux meurt. Les femmes ici n'ont ni lieu ni place, nul accès ; ce sont aux carrefours d'éphémères contacts de pénombres – chuchotements d'humains gardés. Kragen mort – à supposer qu'il meure – je craindrai à mon retour l'imposition d'un compagnon trop jeune – ce qui signifierait « C'est bientôt à toi de partir » et l'on m'inhumera plus loin, plus profond, enterré deux fois .

    X

    Sous terre encore :

    La condition, la qualité de prisonnier sous terre développe comme chez l'aveugle une lucidité, l'acquiescement. Est ce qui doit être. Es muß sein. Pas de tricherie. Le soubassement. Toi

    qui sors à présent par les rues, dans le vent, toi qui remets à Jérémie-Aimé la maquette de tes ondes sur indication et recommandations de Daniel Tag, n'oublie pas. « Une bande enregistrée de « Lumières, Lumières » - ma référence. Qui m'aura coûté tant d'efforts, j'y aurai tant et tant travaillé - qu'à présent je n'y tiens plus. Kragen l'apprend, il en conçoit de la jalousie : « Devras-tu remonter en Surface ? » Quelques mots encore sur Kragen : il occupait parmi son peuple de faux-jour la fonction si enviée de propagateur, dans un studio aménagé, Unterirdische Rundfunk, la Radio Souterraine ; cette pièce enterrée de métal transmet la voix de notre peuple.

    C'est pour moi de la part d'Ingonnen une faveur insigne, malgré la censure. De 16 à 20h.

    Le peuple souterrain

    Je suis redescendu revivre chez les mien, et je comprends pourquoi chacun s'imagine seul, privé de toute possibilité de communication, comme les chiens enclos dans les jardins de maitres – ils se répondent cependant de loin en loin par-dessus les haies vives, par leurs salves d'abois désespérés ; le seul espoir de tous ici est de se concilier les bonnes grâces d'un humain. En vérité, nous ressemblons à ces races maudites domestiques vivant et ne survivant que dans l'attente et l'adoration ; ainsi les chats ne peuvent-ils supporter le moindre contact avec ceux de leur race : ils les griffent et les pourchassent.

    Jalousie de Kragen

    Je suis nommé nouveau propagateur au fond des terres et j' aboierai dans le micro de mousse noire. Nul ne répond jamais à l'animateur. Aux chiens fichés en laisse tenues par les chefs d'En-Haut, loin par-dessus nos échines osseuses (Daniel Tag). J'accompagne Kragen dans le studio. Il maintient sur son cou son carré de gaze, et les couloirs sont pleins troupe : «Passez. » L'antichambre d'abord aux murs garnis d'affiches, dont la femme accroupie nue de dos devant le Christ en croix ; au micro je dis touche pas à mon sexe, les techniciens rient.

    Le lendemain soir je diffuse ma première émission.

    Pourquoi je suis entré en bonnes grâces : retour à l'avant-veille, en-surface 

    Jérémie habite à T. une loge désaffectée ; par devant s'étend l'herbe sale, sous de grands arbres souffreteux, parc négligé depuis les guerres. Pour lui j'escalade le portail de fer, je passe le contrôle dans un bâtiment trapu, éclairé de petits points vifs, « La Salamandre ». Jérémie n'aime pas les hommes ; chez Daniel Tag parmi les ombres, avant le passage à la baise en groupe, je n'ai pas vu trace de lui. Jérémie-Aimé loge avec sa femme en guenilles et sa fille de cinq ans : nous n'avons pas, sous terre, de télévision. Jérémie la regarde : trois-zéro, mi-temps. Il me passe une bière en boîte - « Pose ça  là, sur la table » - c'est mon enregistrement sur les serviettes au jaune d'œuf. Jérémie me regarde, bovin, ivre. Je sens sur ma peau ces plaques mauves qui passent au blanc par fortes contrariétés ; le reste de mon visage se couvre de duvet, le sang monte à mes joues.

     

    Sous terre Kragen et moi formons un saisissant contraste (il pense à d'autres choses). Il m'a choisi pour compagnon parce que mes yeux sont rouges et mes paupières vulnérables. A son insu souvent je m'examine : ma gueule. On nous relègue sous un coin de terre, comme des morts pour ceux d'en haut - « ce que je ne crois pas dit Kragen ; les mots que tu lis devant ton micro portent chacun deux sens : le premier pour les maîtres qui meurent un jour, et seront expulsés ; et l'autre sens, que nous seuls comprenons. » Je comprends que je suis sacré, mais c'est malgré moi. 

     

    Beuveries et pétards

    A minuit la sirène en surface déploie ses ailes veloutées. Les trompes rauques du port braillent en répons aux klaxons éraillés, continus, sans répit, de la ville. Mon compagnon me dit qu' « entassés sur les parkings, les Espagnols attendent minuit pile et tout d'un coup déboulent Cours de France. » Des farandoles de soûlards déferlent de part et d'autre en hurlant ; du rez-de-chaussée tendant le cou nous voyons défiler de profil en bout de rue la bacchanale vineuse. Notre gardien sarcomateux nous souffle dans le cou en traînant ses pantoufles et mâchant ses moustaches. Il se laisse tomber sur sa chaise paillée : « Si vous passez le coan de la roue, dit-il, jé vous descends. » Il tient sur ses genoux son PM de démobilisé franquiste.

    Nous progressons jusqu'à l'angle pour contempler de bout en bout le Gran Paseo de Navidad. Nous n'éprouvons aucune crainte, car si nous plongeons d'un coup dans la foule, Pomarès ne pourra tirer. Dorimon me dit : « Méfie-toi. Il est con. Il le ferait. »

    (Rappel : Kragen est mon codétenu d'en bas ; Dorimon, celui d'en haut. J'alterne. Vous suivez ?)

     

    Noche de Navidad

    Je revois les femmes accourant des deux bouts du Cours de France, agitant avec frénésie des arceaux de fleurs sur leurs têtes, bras nus, complètement bourrées dit Dorimon. Au milieu des danses ronfletafond les De Soto, les Ibarretas. Les machos borrachos passent le corps jusqu'aux couilles par les vitres, arrachent les roses en s'écorchant le front, claquent le cul des moukères qui les traitent de cocus et de maricones. Cavalcades hurlantes, imbibées, pétards, éjaculations de Campo Lasierpe à la régalade, les hommes sastiquent la zambomba, calebasse trouée d'un bout de bambou qu'on branle à plein poignet, qui grince jusqu'aux dents.

    C'est le seul soir où Dorimon rigole de l'année. Je revois cette grosse pucelle vomissante sur sa robe à volants, raînée, portée par ses frères qui la soulèvent par-dessus chaque massif de fuchsias - « Ce ne sont pas ses frères ! - Tienes razón ! dit Dorimon – deux détonation sur nos têtes ¡Pomarès !...¡ Pomarès ! - T'es fou je dis - nous regagnons nos places en bord de foule, les mains dans le dos comme deux braves types qu'auraient jamais profité de l'occase, la jeune dégueulante a disparu, la folie rompt les chaînese, l'air est très doux puis le vent souffle et les femmes pour une fois dit Dorimon rabattent les jupes, les bourrasques forcissent, nous humons trois quarts d'heure les farandoles bestiales des exilés qui soudain se débandent, le vent cette fois rabat les robes sur les têtes, bites et foule refluent l'orage éclate sur les plus tardifs.

    Dorimon et moi, certains d'une prompte retraite (la cellule au troisième, derrière) sommes demeurés pour tout observer : les derniers clowns, parmi les confettis, pourchassent leurs cônes de tête sous les coups de vent. « On rentre ! » crie Pomarès de sa chaise, au pied de l'immeuble ; le cerbère se met debout, tape au sol ses terribles pantoufles et tire son siège par le dossier, PM sous l'aisselle. Nous escorte par l'escalier jusqu'aux Drüften, homme et femme, qui nous remettent nos clés : « On vous a fait confiance ! - Allez chier, répond Dorimon - puis, à voix basse : que ce vieux con de Pomarès n'est plus  foutu de quitter son pas de loge. « Mais il est malade », ai-je répliqué, « verdâtre ! il va mourir !

    « Pour sûr », dit mon codétenu - franchissant les derniers degrés, je le reluque de travers : bien des années plus tard, j'en ai la vision soudaine, cet homme engloutira bière sur bière en compagnie de son épouse Elisabeth que je ne connais pas, destinée à crever d'un cancer au cervau CASUS INOPERABILIS de la taille d'une orange et l'éblouissement s'en va, derrière nous la porte se referme à double tour, tandis que le Vent d'est (trois jours, sept ou neuf) secoue déjà les stores pris dans leurs caissons comme des morts épileptiques - Dorimon se fourre au lit, je reste contre les carreaux, les cartons volent avec les tôles en pleine nuit sous les réverbères aveugles ; sur une borne dans les bourrasques deux clebs copulent en titubant, je me couche sur le duvet de sol, honteux de bander.

    Mon codétenu se tourne en geignant sur sa couche et je descends les stores dont la manivelle rue à me briser le poing ; les lattes libérées tour après tour branlent dans leurs glissières avec un vacarme croissant, ça bat, ça hurle - ta gueule je dors vocifère le Veuf qui ronfle, et le vent se fait immense - je vois d'avance Dorimon, Elisabeth, roulant sur les canettes et vomissant l'alcool - je me suis relevé dans le noir. Le lendemain dans le ciel dégagé les martinets sifflent toujours en battant des ailes dans les coffres à stores, ils rebâtissent leurs nids. Nous avons appris que les cuillères d'anémomètres s'étaient bloquées à 235 kmh, 45 habitants de Soukh-Oumar ont disparu dans l'oued - « On le leur dit, pourtant que c'est inconstructible ! on les aura prévenus c'est bien fait pour leurs gueules. »

     

    Sous terre : éléments de réponses

    Dans l'antichambre souterraine où je demeure prisonnier, j'observe au mur le poster mal collé, rayé noir et blanc par le store. Je distingue Madeleine agenouillée de dos devant le Christ en croix ; Jésus dans un rais de lumière lève au ciel un visage figé de plaisir – je reconnais le nez saillant, les pommettes et les coins tombants de la bouche, et Sa hauteur en entrant dans la mort. Quand j'ai fait mon entrée dans la salle aux micros, ils m'ont lâché Liz dans les pattes comme un chien –sans Liz la radio s'enLiz – laide, encombrante, inefficace. Je suis un bouffon toléré. « Reste vivant » me dit mon introducteur main pressée sur la gaze, «inspire lentement, accède au monde » - Kragen tousse - je n'aime pas à mon micro l'humour que je fais.

     

    T. (Maroc), sur terre

    Les deux Drüften assermentés de surface nous apportent le Plateau Captifs. Cela se mange ; ils ont tous deux passé l'homme la vareuse de gnome à bonnet de mineur, la femme la superposition des jupes. Monsieur a peint ses lèvres en rouge et se dandine, les rides colmatées de plâtre cosmétique, et j'entends en contrebas, contre la porte en bois, les clabaudements de chiens prisonniers. Pour flatter le Vieux nous l'insultons « vieille tante, charogne», et sans répit dans le coffre à stores les martinets s'envolent et reviennent en sifflant, assourdissants.

     

    Kragen et moi

    C'est face au néant que l'homme éprouve au plus fort sa puissance. Kragen me somme de répondre en me passant sous la torche murale, par-dessus le bar, de petits messages froissés ; il ne peut plus s'exprimer autement, sa gaze autour du cou s'imprègne de bave ocrée : « Définis-moi littérature, dimension littéraire » - ces mots que j'ai toujours aux lèvres. Je réponds qu' « [il est] trop proche de la mort pour savoir. - Tu es facile » répond-il, « facile ». Une quinte le secoue, la gaze mousse, un filet de sang le balafre. Cultive ta haine écrit-il, sauve l'homme. Je pense à Jérémie, grâce à qui j'ouvre mes micros, lançant ma voix dans l'infini des galeries ; mon maître a toute licence d'aller et venir du sol au sous-sol par ce monte-charge des mondes, sur la Terre et sous Terre. En haut sont les chefs de l'Ingonnen, en bas les Enfers - Inferi, Inférieurs.

    Jérémie si je m'adresse aux détenus d'en bas passe à pied dans mon dos sur les tapis sans me voir. Lui qui vit à demeure en atmosphère ventilée, avec des femmes en chair qui font des enfants et pochent de vrais œufs ; malaisé de lier connaissance. Dans ma cellule à l'insu de Kragen je me vois au miroir mural : très sale gueule. Kragen se tourne sur son bat-flanc : « Qui hais-tu ? - je pense donc je hais. Il écrit «amour, bâtardise, anecdote et fromage» ; il écrit sous l'ampoule nue, appuie sur le crayon, déchire du papier, passe les feuilles une à une sur le bord de pierre, « le bar » : Sauve-toi seul au moins. Je ne te parle pas de femmes. En effet Kragen ; ne me parle pas de femmes. Je suis très timide mon ami. Tu es plus atteint que moi. Je relis tes mots raturés.

    Tu soulignes, comme on barre.

    T(ANGER) – PRISONNIERS D'EN HAUT – ME RECEVEZ-VOUS ?

    PROGRAMME :

    Beethoven ; le violoniste sans talent ; quartier des femmes, la mère de Christian Labotte, « Et t'aimer follement », l'Américaine et son boy-friend : « Elle rase » - Grande et Petite Babette ; Dorimon m'enseigne quelque chose et moi le Cartodep, Jeu de Société.

     

    Nous vivons Dorimon et moi des semaines de pluie d'hiver. Plus de sortie même en laisse (Drüften Mijnheer och Madame, Señor Pomarès y ametralladora). Notre rue, Balzac, large impasse, n'a que deux immeubles : nous et le bâtiment rouge en face, vue de dos (briques sans grâce, bouchant la vue, fenestrons décalés par étage en quinconces, meurtrière par où je vois le vieux qui joue du violon sans fin ni talent – c'est un bien patient professeur qui vient deux fois par semaine, pièce nue, pupitre au centre. De chez moi je guette d'en haut, passants poussés par les averses, rasant le cul d'immeuble - pas d'entrée - deux autres chiens qui s'accouplent, peut-être les mêmes.

    Crépuscule et masturbation. Deux humains baisent sur une borne, vite, pour de l'argent. « Pourquoi es-tu taulard ? - A ton avis ? » Je n'en ai pas. Je connais son avenir. C'est une grâce qui m'est advenue. Ce sera dès la mort de sa femme. Je ne l'explique pas. Il ne la connaît pas encore. Dorimon passera par l'asile. Chez les fous près de Gap. Inutile que j'en parle. Que je lui révèle. Mes visions plus précises de nuit en nuit. « Pourquoi regardes-tu toujours en bas dans la rue ? il n'y a rien à voir. » En me penchant, à gauche, j'aperçois la lisière du terrain vague et de la ville, où s'achève notre rue Balzac. Dorimon me déplie des projets d'urbanisation, les rues en pointillés déjà baptisées : des crêtes poussiéreuses pour l'instant parcourues par les ânes, entre les fondations carrées qui se remblaient pluie après pluie. « L'argent manque » dit-il (d'après les journaux fournis avec la soupe : Echos de Tanger – pour moi Les Nouvelles d'Alger ; il s'étonne parfois de mon ignorance : « Je suis enfermé Dorimon, sous la terre comme ici. » Il ne répond pas.)

    Un gosse à poil au crâne ras monte au galop le talus raide, une pierre acérée frôle sa tempe à une ligne de la mort – il détale en sanglotant - « Comment es-tu venu ici ? » - j'esquive ; à vrai dire nul ne sait pourquoi on l'enferme.

    Quand Dorimon ne lit pas Les Echos il se muscle ; se coince un Bullworker à coulisse dans l'épigastre et pompe d'en bas sur l'angle supérieur du chambranle. Puis sur le ventre. Il transpire. Me tend l'appareil, je décline. Je lui enseigne un jeu de société de mon cru : le Cartodep ; une carte de France départementale, 52 cartes, deux dés. But du jeu : s'étant chacun approprié un bout de territoire intitulé département, cerner celui de son adversaire en annexant, par une série de coups de dés, les départements limitrophes, jusqu'à étranglement total, sans oublier de se préserver des attaques de l'adversaire. Avantageux : la Côte-d'Or, la Dordogne, sept départements limitrophes. Dangereux - le Finistère : bloqué le Morbihan, bloquées les Côtes-du-Nord, Quimper asphyxié capitule.

    Nulles hostilités par voie de mer ne seront envisagées.

    Pas de secours de l'étranger.

    Moi j'aime bien les guerres civiles.

    Le « go » c' est la même chose. Mais sans la guerre.

    Par la meurtrière en face sur trois rangs, percées dans le cul de l'immeuble en briques – par l'une d'elles sans rideau – toujours le même spectacle. Situation :

    « Un petit homme ordinaire dans sa pièce nue joue du violon debout deux fois par semaine devant son pupitre, près du même professeur immense, blond et patient, reprend sans cesse les mêmes mesures. Nous n'entendons rien d'ici. Obstination, lassitude et résignation : les efforts de l'élève restent. La leçon terminée, les deux hommes s'en vont ; la pièce reste, sans autre meuble que le pupitre en cuivre sur le parquet brun.

    Ma chambre donne sur la cour fermée de trois côtés ; le quatrième, par-dessus le mur, sur un terrain vague, poussière et chardons, et si je penche cette fois la tête vers la gauche (balcons verts, volets clos) j'aperçois en oblique les fenêtres de Vrouw en Mijnheer Drüften, nos sénilesgardiens. Et leurs trois chiens demeurent silencieux.

     

    X

     

    Rapport courant sur nos incarcérés de Dessous-Terre

    Daniel Tag (rappel : chef, cheveux blonds plaqués, lunettes métallliques) : parle de communication ; de concorde. Je hurle au micro, vu de dos par la vitre intérieure. Je chante. Liz mon auxiliaire,

    piquante et haïssable, ne me hait point pourtant. Juste sa sale gueule, c'est tout.

    L'émission de ce jour portera sur Biély, auteur de « Petersbourg »: « Une œuvre « fulgurante », «décalée», « toute en haine rentrée », « boursouflée d'incessants calembours » - Liz dans mon dos, abat les lourdes tâches imposées par le chef. Sans Liz, la radio s'enLiz – mon slogan paraît-il n'a pas plu.

     

    X

     

    Retour en surface. Matinée de soleil, tous les matins soleil. Nous sommes secoués de cuivres par les fortissimi du Troisième Mouvement : l'Américaine encore, Daïena, toujours ignare, face deux avant la face un (Fifth Beethoven's Symphony) je me lève, me lave, m'habille, sikonomè, plinomè, dynomè; par les fenêtres ouvertes côté cour je vois la sexa platinée, ridée, svelte, les mains veinées diaphanes sur le balcon vert : « John ! John ! » - éphèbe dont j'entends de loin dans l'ombre les protestations excédées, précieuses et nasillardes au-delà des plantes vertes : just coming, dear ! just coming ! Et tout ce temps que nous vécûmes prisonniers rue B., Dame Diana, nouvelle reléguée, chaque matin s'est obstinée à inverser les faces A et B de son microsillon, direction Carl Schuricht : deux derniers , deux premiers mouvements.

    Nous ne serions jamais descendus lui révéler, pour nulle chose au monde, à la Vieille Pathétique, son manque de sens musical – comment ne pas se hérisser sur cette fausse ouverture absurde quatre fois sol aux trombones ? … la symphonie la plus connue au monde... Obligeamment les Drüften nous informent : « Diana Valdez, Américaine d'origine argentine, se fait tromper par son Johnny : chaque chemise offerte se fait reluquer le soir même dans une boîte à tantes, sous les sphères tournantes. Plus bas la Veuve Biotte, ou Biord, 36 ans, qui dès l'enfant couché se touche en douce à sa fenêtre, sous la rambarde verte du balcon. Dans l'aile en retour je vois juste en face, accoudé, les parties de cul d'un homme et d'une femme dont le cadrage découpait pieds et cuisses imbriqués, dans les éclats de rire, et la musique fait :

    De t'aimer-er follement / Mon amou-hour

    De t'aimer-er follement / Nuit et jou-hour...

     

    Subway-Studio

    Mes lèvres collées à cette boule de mousse noire.

    (« Nous allons lui jeter ») - la femme dans les pattes.

    Le Chef Daniel se fait pousser le bouc, pointe pékinoise, traits tirés, teint laqué, lunettes étincelantes: « ...vous présenter Liz ». Une femme sous terre comme j'en voulais tant, moricaude et vierge, touffe hirsute aux tendons adducteurs jaunes et raides en pattes de poulet. Perpendiculaires à l'axe du losange et qui blessent. Daniel Tag me désigne la table de mixage, ses curseurs dans leurs glissières. La bouche de Liz maquillée «Vieilles Guignes » Old Mazards pourpre et fripé au fond d'un bocal. Prolixe sur l'accessoire électronique et succincte sur l'essentiel - je ne comprends ne comprendrai pas grand-chose «pourtant c'est évident » répète-t-elle – poser les disques, lancer la voix, je commets faute sur faute.

    Derrière moi dans sa cage vitrée Liz disparaît, Daniel Tag m'observe, bonze homosexuel aux tifs plaqués.

     

    Surface

    Dorimon et moi, on nous prend pour des pédés.

    « On » ?

    Chacun sa honte.

    Deux femmes en même cellule auraient fait moins d'embarras.

    Le vieux Drüften, seul, ou flanqué de sa vieille, nous délivre : « Promenade ! » Nous trébuchons dans leurs pas de vieux, pantoufles traînées sous les murs carrelés du Treppenhaus - leurs grands chiens muets descendant derrière eux dans le cliquètement des pattes et les mugissements du vent, queues dressées – il nous remet sur le trottoir au Portier Pomarès – Verdoso, Verdâtre, qui nous accompagne PM au poing, ce matin Beethoven m'a tiré violemment du sommeil – premier mouvement, premier mouvement you ignorant woman ! - Dorimon parle sérieusement de nous tuer «Qu'est-ce que tu veux que ça me foute ? - Señor Pomarès, por favor, conduisez-moi chez le marchand de musique » le portier prend son arme.

    J'ai fait l'acquisition de la Cinquième que j'ai passé à toute force à la fenêtre de la cour, dans le bon ordre – puis la Sixième et la Septième, que j'ai achetées moi aussi.

     

    Transfèrement

    Sous terre je dors douze heures sans relâche dans une alcôve en pleine paroi – enfeu : « niche funéraire à fond plat pratiquée dans le mur d'une église afin d'abriter un tombeau - les plus beaux se trouvent à St-Mer(d) (Corrèze) » - en vérité sous terre je vais bien. J'étouffe et c'est bon. C'est à l'heure du coucher sans soleil – extinction des feux ! extinction des feux ! - que je me sens soudain pris d'une irrépressible exaltation. Je mourrai en faisant des projets. « Tu es un peu jeune » dit Kragen (canule trachéique, gaze tachée de sang voix rauque) – d'autres près de moi rêvent depuis l'enfance, ils se sont brodé une immense fresque : personnages récurrents, variantes, séquences dédoublées – puis s'endorment.

    Ils se repassent les mêmes épisodes et dorment.

    Sous terre, juste ma journée. Ma sainte journée. « L'examen de conscience » dit le chrétien – au fond de galeries où Dieu sait bien que je ne vais jamais. Rien de tel qu'examen de conscience pour rater sa nuit. Liz m'espionne dans mon dos derrière la vitre. « Secrétariat », « Studio », « Personnel autorisé » : les espions entravent les guerres dit-on ? mais nous avons été vaincus. Liz est une vraie femme, tout sexe et ongles. Je parle d'elle au soir, sous le flambeau qui charbonne : Kragen ne peut presque plus se mouvoir ni parler, me passe ses messages sur le mur intérieur à mi-hauteur en ciment juste sec : c'est sur ce rebord de barman que nous plaçons parfois l'échiquier, le Schachbrett, pour de longues, interminables parties (dont nous notons le soir les schémas sur papier froissé).

    Kragen s'exprime peu pour ne pas expectorer à grand-peine et douleur les glaires pulmoniques de sa gorge râpée, trouée, sanglante. Il rédige à la plume ses petits billets, d'une écriture tremblante et grêle. Aux échecs la règle veut que trois fois reproduites, les mêmes positions entraînent partie nulle nous le prononçons en même temps.

    Kragen regagne son fond de cellule et par gestes cérémonieux change la gaze de son cou. Sa respiration siffle et je me détourne. Avant la nuit, réfléchir à tout cela. Sous terre je me souviens d'au-dessus. En-Surface je vis dessous. C'était dans la fournaise optique du carrelage - les murs, le sol des corridors, les marches et jusqu'aux contremarches – du carreau blanc dans la lumière – nous avons croisé, Dorimon et moi, ce jeune homme malingre, efflanqué, menotté, deux gardiens de part et d'autre l'acompagnant de front – gare, gare ! - en plein jour ou de nuit captivité partout ; le jeune homme là haut leva sur nous son regard.

    Le vent se remet à houler. « Au-dessus de vous on a logé toute une famille. Ils s'engueulent, ils traînent des meubles. » Le vieux Drüften tend au plafond son index merdeux : bruits de pas, homme et femme (ces derniers plus pressés) - « Ils n'ôtent pas leurs chaussures ! écoutez ! » Il se lèche les doigts. Le père de famille pianote La méthode rose. Il engueule ses gosses : « Jean-Pierre ! Tu nous emmerdes ! Marie-Paule ! Tu nous fais chier !  - Vous entendez? » Drüften ridé comme un vieux con rabat le couvercle dentelé. Au-dessus c'est le lit, c'est l'armoire qu'on traîne. Le plafond tremble. Ce n'est pas le moment murmure Dorimon de revendiquer. Le lendemain le Drüften, hilare, nous fait mener aux femmes dans le grand immeuble rouge. S'il n'avait rien dit, râle Dorimon, jamais je n'aurais entendu les voisins – le piano, Jean-Pierre, Marie-Paule - par bonheur le vent se lève chaque soir ; nous enveloppe, estompe nos souffles, car désormais nous dormons côte à côte, habillés, raides, sans nous toucher.

    Les soirs où le grand air circule à 120 nous restons pétrifiés, les yeux grands ouverts, sous le tonnerre itinérant de Gibraltar, hurlements éternels du fils d'Alcmène forçant à coups de pieds l'isthme d'Afrique. Le lendemain, nous le savions, le 33t. ee Beethoven éclaterait une heure plus tôt que de coutume. Face 2 d'abord...

     

    Droit de visite

    Nous sortons du BALZAC, le cancéreux Pomarès dans les reins (P.M) jusqu'à l'autre rive, à travers vent. Vitrines frémissant sous le blanc d'Espagne, borne fixe où les chiens de nuit copulent. Contournant le pied de l'immeuble nous franchissons le porche houleux, sous son architrave de marbre. Pomarès nous place dans l'ascenseur, j'entrevois dans cette mécanique d'innombrables possibilités d'évasion. Dorimon ne songe pas à fuir. L'ascenseur donne directement dans un salon de femmes ; Dorimon s'empare de la plus charnue qui l'entraîne derrière son rideau sur un coin d'édredon. Ma pute à moi devient mon amie, d'emblée : j'adore ces femmes. J'abaisse le haïk et lui prends les deux seins, fermement.

    Elle me fixe, je suis curieux, elle bat de l'œil, mon bras retombe, nous nous sommes assis, je ne sais plus de quoi nous avons parlé. Pendant ce temps de l'autre côté des tentures les secousses révèlent l'accomplissement de l'Acte : ma pute et moi baissons la voix, je relève le bras vers sa boucle d'oreille : «Un souvenir ! - Tu rêves, connard. » Je me suis emporté - l'abstinence, vous comprenez. J'ai voulu arracher la boucle et le collier, elle s'est défendue, Dorimon sort en se rebRainiertant, je n'étrangle personne, les deux filles ont remis leur voile, plus tard la mienne a prétendu que je l'avais serrée, c'est faux, Pendant trois jours Dorimon fait la gueule, jusqu'aux vieux Drüften, les gardiens, qui se méfiaient, leurs chiens grondant, franchement, c'est exagéré.

     

    Sous terre. Jérémie, moi. D'autres femmes.

    L'Ingonnen obtempère aux réclamations : l'intensité sera augmentée, afin que Herr Kragen, Monsieur Col, agonise dans le confort. Chaque jour au QG Souterrain d'Emission, Liz entre dans mon dos, le gros Jérémie me salue, sent la bière, je capte leur reflet sur la vitre intérieure, eux le mien. Je reste sous tutelle et je veux acquérir de la considération. Sinon du gros que j'aime du moins de la femme, Liz. J'écris à Jérémie : « Par l'Ingonnen. Destination Surface. » Je n'abdique pas. Ma prose est noble. Jérémie se dit, devant sa table tachée d'œufs : « Ce type se fout de ma gueule. ». Il écrase son verre au sol. « J'en ai ma claque de ces pédoques qui veulent se faire sauter. » Il décachète : Jérémie, la route s'encaisse – tu ne comprends rien – tu crois à la vie – ton ventre roule quand tu marches » Jérémie lorsqu'il descend sous terre ne me salue plus.

    Il s'est payé des lunettes cerclées Sécurité Sociale. Kragen me dit que c'est peu de chose de penser à lui : « Le présentateur que je fus ne sert plus à rien. La vue va lui baisser comme à nous

    tous sous terre. » Kragen voit plus loin que moi dans les ténèbres : des formes et de la poussière. A ceux qui lui murmurent « Cet homme mourra de trop d'indulgence » Kragen répond : « Mes solitudes sont immenses. » Il faut lui tenir compte du noir des parois, de la fumée des torches, et de cet étau dans la gorge. Il n'existe pas d'autres existences que lui sous la terre : en vérité, il ne les sent pas . (ce document est antérieur à l'installation de l'électricité au quartier des relégués). Tout homme qui refait le monde - doit souffrir.

     

    Surface

    Je convaincs Dorimon d'ajouter foi aux prophéties que je lui révèle après nos coups de dés ou les cartes tirées - la règle n'est plus connue que de moi-même et de mon père, qui mourut. Tu épouseras Liz que tu ne connais pas, nous serons séparés - Je l'espère bien dit-il. « Tu auras d'elle deux filles, Diang, Evita. Tu resteras veuf, d'une tumeur cérébrale dont elle sera grosse, dont nul obstétricien ne l'aura délivrée : ce sera de la taille et de la consistance d'une orange. Supposé m'écriras-tu que ta femme ou toute autre personne attrape – ça ne s'attrape pas - un carcinome encéphalique – un temps : évite à tout prix le protocole de Clermont qui prolonge d'un an la patiente au prix de mille souffrances. » Dorimon se tait en frissonnant et nous encerclons nos possessions respectives, piquant au cœur des préfectures nos petits épieux d'allumettes, verts et bleus.

    Comme il veut aussi m'enseigner quelques tours, il pousse à toute force le ressort télescopique d'un Bullworker, puissamment calé dans l'angle supérieur de l'embrasure -: à s'en péter le biceps ; et dans le séjour, traînant la table, il m'enseigne les jetés de judo, se recevoir sur tout le plat du bras pour bien répartir le choc. « On épatera les gonzesses sur la plage. - Tu veux t'évader ? » A son tour il prédit : Tu épouseras telle femme, qui te fera tant d'enfants, veuve à tel âge, etc.- selon que je retombe coude à gauche, à droite ou devant ; selon telle douleur, expiration, grimace – contrôle ton souffle. Mais il calque à ce point sur les miennes – irréfutables celles-ci – ses prédictions qu'il me vient pour lui de l'amitié. Alors je me redresse, feignant de vives douleurs.

    Puis nous sommes revenus chez les femmes de l'immeuble rouge aux meurtrières :

    • Les fauteuses de troubles nous dit le garde ont été expulsées.

            • En effet poursuit la Drüften en se grattant le crâne à grands coups d'aiguille, toute putain se doit de s'abstenir de toute répugnance.

    - Sinon saquée, dit l'homme.

    - Je suis timide, ai-je fait sèchement.

    - C'est elle qui engage l'homme à poursuivre, dit-elle, poussant sa poitrine – l'homme érige, la femme dirige.»

    Nous avons remercié notre vieille gardienne. « Voici » dit la Drüften « les sœurs Babis ; ce qu'il y a de mieux. » Nous avons retenu nos soupirs de soulagement ; nos visites au placard masturbatoire se faisaint de plus en plus fréquentes : lequel tenait toute une cloison de l'appartement contigu, vide, sur le palier. Nous y avions accès, Dorimon et moi, clandestinement, à tour de rôle : une clé tombée, subtilisée. Il restait là des meubles et des coussins, et ce placard ou penderie gorgé de livres dont le Traité de Gynécologie, que nous feuilletions fébrilement, l'un ou l'autre, le mouchoir à la main. Nous laissions là nos marques, bien que nous polissions de l'ongle le tirage offset.

    Je repérais celles de Dorimon, lui les miennes, et nous évitions de les superposer : misères de l'homme ! Je crus déceler pourtant d'autres souillures : ce bouffe-bran de Mangonneau ne montait-il pas, lui aussi; à l'appartement vide ? exploitant lui aussi notre gisement ? Vers la même époque j'ajoutai aux paragraphes et croquis cliniques un catalogue épais, broché, charnu, de lingeries féminines, que je dissimulai à mon usage – bref, le temps que les sœurs Babis était largement venu.

        • Ce sont des femmes très soignées, précisa la vieille Belge.

        • X

     

    Babe, 23 ans, brune européenne, annonce d'emblée : « Moi, je ne supporte pas la sodomie. » Ce qui signifia vite que nous ne ferions que ça ; elle rit, nous tient tête et nous engueule : c'est le jeu. Mais nous n'avons jamais pu faire sandwich à trois : l'un prend son tour et l'autre prend patience en observant, de l'autre côté de la rue B. au même étage, nos rideaux translucides. Sous nos yeux successifs, ce sont bien les ombres parfaitement reconnaisables des Drüften, l'homme et la femme, fouillant consciencieusement notre cellule, ou bien, d'un coin de nos fenêtres, fixant les nôtres de ce côté-ci, où nous péchons péniblement par alternance. A l'heure du retour, le soir, posant sur notre table les plateaux qu'ils nous apportent, ils commentent grassement ce qu'ils ont cru apercevoir de nous.

    « C'est insupportable » rage Dorimon. Nos vraies difficultés pourtant commencent, dans l'immeuble rouge, avec sa propre fille. Une enfant. Vingt ans ferme. Que sa mère forme dit-elle en l'asseyant sur un pouf de Fez. Assistant aux ébats, tantôt morne et bâillant, tantôt participante du geste ou de la voix. Dorimon et moi disposions désormais tous deux d'inépuisables inquiétudes : au lieu de commenter nos performances, nous formions des projets d'évasion, de kidnappins et de séquestrations. Babs étant la seule femme que nous connussions, croisant dans nos eaux solitaires, nous sommes devenus jaloux l'un et l'autre. « Délivrez-nous » confirmaient-elles, mère et fille ; « traversez plus souvent notre rue - demandez à P. de vous seconder, offrez-lui d'autres armes !

    - Illégal, rétorquait Dorimon. Que diraient nos camarades ? - Quels camarades ? répliquait Babs. Pendant que j'allais seul chez les Drüften, à l'entresol, me plaindre de l'exiguïté de nos mouvements, de notre insuffisante culture et autres griefs, Dorimon un jour introduisit les Babs à l'intérieur de notre appartement cellule. Nous les avons séquestrées, sous les yeux fermés des Drüften. La fillette s'enchanta de tout un lot de diapos sur Tanger, Rabat et Marrakech : « montagne et océan », « poussière et or », sur une musique indicible, arabo-andalouse. Nos destinées désormais sans contrôle, une vraie femme qui ne refuse pas, une fillette trop souvent témoin de nos ébats - nous méritions à présent plus que jamais, éclaboussés de honte et de boue, notre Prison.

    Que les vieux gardes, que Pomarès, s'avisent seulement d'ébranlent le secret, et nous serions tués, mais nous n'éprouvions nulle crainte. Pomarès tient à la main son P. - M. et nous crache ses insultes sur tout le trajet, de notre cellule au grand bâtiment rouge. La gardienne Drüften traduit à mesure, et nous n'avons rien vu de plus suave que cette écume aux lèvres du geôlier, convulsivement cramponné à son arme, tandis que des joues roses pomme de la vieille s'écoulaient d'une voix flûtée les épithètes les plus ordurières. Mais il ne nous a pas flingués. La fillette pour elle n'a rien compris, et deviendrait folle ou peu s'en faudrait. C'est ainsi que disparurent en définitive, éloignées à tout jamais, les deux femmes, l'adulte et l'enfant, de nos deux vies bousculées par le gardien chef Pomarès qui sacrait en pur castillan vous purgerez double peine - ¡ Ya váis a cobrar el doble ! nous reçûmes alors en pleins tympans – la scène se passait dans l'escalier - la Cinquième, pour la première fois dans le bon ordre. L'éclat de Pomarès ayant ainsi retenti jusqu'au dernier étage, il ne fut plus jamais question de raffermir ces liens fragiles et progressifs que nous avions tenté de tisser avec les autres prisonniers : dans tout établissement pénitentiaire, les violeurs d'enfants sont appelés ceux de la pointe et mis au ban : voleurs, braqueurs, maquereaux, ont leur honneur. Les pointeurs se font tant violer à leur tour qu'il faut les reléguer isolément, et sans relâche les transférer. Dorimon médite l'évasion. Nos mois d'été s'écoulent.

     

    Sous terre, ce qu'ils ont pensé vivre

    Ici ni femmes ni musique audibles ou dignes d'amour ; juste ces prétentieux maîtres, qui si nous déplorons de ne pas « pouvoir » nous répliquent « vouloir » ; qui nous enjoignent, nous exhortent, au lieu de remédier à nos douleurs. Monde sans enfants, pourri de Penseurs – comme ils aiment se faire appeler.

    Note de service

    « Il faut aimer les autres hommes. Tout ce que la régie compte d'animateurs » - il y a en donc d'autres ? ...qui me succéderaient ? « Notre base émettrice fut fondée par suite de la Grande Reddition, pour ne pas écraser le peuple vaincu, et lui laisser Sa Voix sous le creux de la terre. »

     

    Trop d'hommes gravitent autour de moi (Kragen est d'un autre registre), que je m'entraîne à ne pas désirer. Tout est prison, souterrains ; chauves-souris, vespertilions, vampires. Je tremble aussi d'inspirer du désir ; celui qui bandera pour moi sera castré. Quant à ceux de mes rêves, je leur ôte le sexe, leur donne force et chasteté. Les femmes ? quelles femmes ? Elles n'ont aucun droit à me dominer. Pas elles.

     

    Parole de Liz

    On me l'a mise entre les pattes.

    « Je hais cet homme. J'aurais voulu rester indifférente. Je l'aperçois de dos penché sur le micro. Toujours incliné. Pas un ne m'ordonne de coucher avec lui. J'ai choisi Daniel, Daniel Tag ; cela me fait l'effet dans le cul d'un rouleau de beurre frais. Quant aux Vaincus, nous les voyons peu.

     

    Parole de Philippe Maertens

    C'est celui qui vous dit tout :

    « Tu t'imagines, Kragen, qu'ils vont me remonter, comme un cheval fourbu, aveugle,

    celui de Germinal, englouti sans retour, la sangle sous le ventre. Or voyant Jérémie là-haut sur terre, ses yeux capotés, ses plis de bière sur le ventre, j'avais cru, voici longtemps, flotter avec lui sur un seul fleuve - dis-moi si je mens, Jérémie, dis-moi si je m'y prends bien. Je n'aime pas les enregistrements de moi sur la bande. Si je respirais jusqu'au bout, posément, largement, le gros air poisseux de ces galeries, la sagesse même regonflerait mes poumons. Chacun vit, Jérémie, au-dessus ou au-dessous de soi. Je décris mon amour interdit : barbe orange, des yeux de bœufs élargis par la stout et nageant dans le gras des pommettes.

    « Le front haut et borné, le souffle fort. Il ne dit rien (« Wotan, le dieu qui se tait ».) Face Large  Europe sous le sein de l'Ourse – je cherche l'amour dans le ciel - je suis sûr au moins de ne rien trouver -  ...et une Pureté pour le six, une ! »

     

    TANGER – Ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait d'autres

    La chaleur est venue les premiers jours de juin. Les stores et la prison nous protègent. Nous avons peur du jour, l'air chauffé s'infiltre et imbibe la chair et l'esprit. Nous camouflons les vitres encore et rien n'y fait : le chaud s'introduit comme le sable en un cercueil. Le Vent d'Est se lève, brûlant. Dans la rue les Maghrébins portent un linge à leurs lèvres. Pomarès l'Ibérique, cancéreux, ne sort plus. De nouveaux gardes sont venus, en uniformes réguliers. Ils nous parlent du temps, de la « météo ». Ils s'expriment à travers voile, soulèvent le couvercle de nos plats semés de sable - «vous êtes mieux ici » disent-ils ; je réponds que « j'aime [leur] humour ».

    Ils nous décrivent les quartiers, dont Dorimon se souvient. Quand ils tournent les talons, Beethoven éclate ; cet hymne devient notre supplice. Nous chantons, sifflons ces mélodies. « Je pourrais les diriger » dit Dorimon. Alors le vent souffle sous les portes et contre les fenêtres, et le sable ne passe plus. Je dis aux gardes : « Le Vent d'Est ne durera pas. » Ils répondent « 7, 14 ou 21 jours. - Nous aimerions sortir. - Quand on aura dégagé les congères. » Je fais semblant de croire à leurs congères. Un jour Dorimon me dit : « Pomarès est mort. Je le sens. » Comment le sait-il ? lui qui ne sent pas même la mort de sa femme à venir - finalement, le P.-M. de l'Espagnol était bien sympathique, dans nos côtes, comme un jouet.

    Plus de femmes en surface non plus : défense d'aller dans la cellule vide, en face, pour se masturber devant le dictionnaire médical. Il faut peu de choses au Masculin pour rêver. Les gardes réduisent avec nous leurs rapports. C'est le règlement. Si nous n'avions pas touché de illes impubères, nous n'eussions pas été incarcérés. Je demande au moins des photos, des catalogues de dessous féminins : « Nous transmettrons », disent les gardes en replaçant à grand bruit le couvercle sur la soupière (« par grande chaleur, la soupe désaltère »). «Ne revoyez jamais » disent-ils « ces vieux Drüften qui vous ont débauchés.

    • Ils sont suspendus dit le second gardien. - A cause de la petite fille dit le premier.

      Nous ne trouvons rien à rien répondre.

       

    Emetteur souterrain

    Ordre du jour -

    Intérieur nuit

    « ...convertir le présentateur de l'émission » (culturelle) «Lumières, Lumières » - à moins d'exubérance, moins de bouffonnerie. Personnalité complexe. A ne pas brusquer. Multiplier les marques de déférence. Je ne suis pas un pion que l'on déplace, observation du 12 mars 199. - Signé D.[aniel] T.[ag] » - (« aux cheveux plaqués ») - pour moins que cela Kragen jadis (monsieur «Col ») fut saqué comme un malade ; et soudain tant d'égards pour M. Philippe M. ? « Le chef, dit Kragen, rampe, comme nous autres... » - wem vor ? devant qui ? ...signe de quoi ? Liz Savitzki aurait dit (parlant de moi) « Je ne peux plus haïr cet homme ». Peut-être que j'ai séduit Daniel Tag. Il m'appelle « Sergent Serpent ».

    Je mords à l'hameçon. Je recommence à rire, à m'agiter sur mon siège à roulettes. « Que manque-t-il à cet animateur ? de croire en la lumière. » J'observe le bouffon dit Liz – Daniel Tag : la façon dont son regard fuyant glisse sur nos visages comme une lame de rasoir - sans pouvoir empêcher (pourtant) nos yeux de se croiser – de pupille à pupille. « Quel âne à Liz » ajoute-t-il, - « votre émission indispose en haut lieu. ». D'une voix vinaigrée, Tag me suggére « quelques adoucissements ». Il faudrait que je m'humilie, que je ressentisse une immense gêne d'avoir mis en œuvre de telles audaces, et je m'y emploie, je l'enjôle, renchéris - je l'écœure. « Il propose » dit Savitzki - Rapport sur Philippe M., animateur - « de moins parler ; de brider tout humour ; d'admettre à son micro des invités, devant lesquels il s'effacerait ; de proposer ses textes à la censure. Aussi, Herr Daniel Tag, tirons-nous tous deux de ce sac à merde. » Signé Liz.

    Désormais revirement total, immédiates exigences : puisque c'est ainsi, que je me fous d'eux, que le moindre écart justifie d'immédiates sanctions. « Hé bien hé bien », confie le chef à sa complice, « on joue son petit Couthon ? » (1755-1794 ; « il organisa la Grande Terreur »). Liz a la fragilité même d'un accusateur public. Elle éprouve j'en suis sûr dans ses étreintes une froideur totale, sous la barbiche du chef, lunettes à petits verres ; et s'adonne, comme toutes, au plaisir solitaire au sortir de l'acte, avec honte et détermination. C'est la première femme au monde dont je suis certain, en vérité, qu'elle se masturbe dans la résolution, l'autodérison et le désespoir.

     

    MALIK M-MAT !!

    Soudain dans les rues déferle en surface une marée humaine - malik mmat ! le roi est mort, malik mmat ! Nous autres Métropolitains cloîtrés casqués, nos gardes en pleurs, Dorimon les yeux secs. Penchés malgré tout sur le balcon dominant la foule effarée qui se hâte drapée de blanc vers la Mallah, convergeant vers l'Oraison du Gouverneur - pendant des semaines, en dépit des vacances d'été, nous attendons les décrets d'amnistie. Nous renforçons les portes. La chaleur croît, la grâce ne vient pas.

     

    Rétablissement de la promenade quotidienne

    Trente-cinq minutes avec les gardes. Ces derniers ne sont pas armés. Je préférais le P.M. de Pomarès - vieux cancéreux jaunâtre, muté d'office - nous déambulons le jour tombé, le thermomètre enfin sous 35, fenêtres battantes au troisième, chez nous.

     

    Musicales

    Plus de Beethoven. L'Américaine, le gigolo, sont à jamais partis. Ainsi en taule. Ainsi dans la vie. Mets la radio ! Depuis que le Roi est mort, règnent sur les ondes d'infinis flots sirupeux arabo-andalous : deuil national. Ou du classique européen. Juste les heures, en arabe, en rifain. Je soupçonne Dorimon de feindre une parfaite compréhension du dialectal. Nous demeurons silencieux, recueillis : presque religieux. Reprenons nos parties de Cartodep : victoires, défaites, équivalences... Aujourd'hui nous avons bien ri : le bouton rond cranté transmet deux heures durant toute une opérette d'Offenbach... Le programmateur n'y connaît rien – classique, classique ! Donc, La vie parisienne... Entre deux couplets, je prédis à Dorimon d'atroces détails sur la phase terminale d'un cancer à venir : son épouse Elisa, sur sa fin, ressemblera à un crapaud ; il ne me croit pas. Il se marre encore : « Offenbach ! Tu te rends compte ! Les cons ! Offenbach ! » Il me projetteen diagonale à travers chambre et vestibule. Je dois alors, comme il me l'a répété, prendre garde à passer le chambranle en pleine vitesse sans me péter le coude, à retomber bien à plat sur mes avant-bras pour absorber le choc.

     

    Espérances

    La grâce ne vient pas. Nous nous demandons si notre inconduite n'a pas provoqué la mort du Roi. « Ces gens-là sont si superstitieux ! » Mingot le petit foireux – mangiatore di merda ! – monte et descend toujours, flanqué de ses gardes, l'escalier carrelé de blanc. Toujours au-dessus de nous les lancinantes leçons de piano - « Jean-Pierre ! Tu nous emmerdes ! Marie-Paule ! Tu nous fais chier ! » - en ce temps-là tout francophone prononçait encore Marie-Paule avec un « o » fermé : chameau, bateau, Marie-Laure. Dorimon demande comment le voisin du dessus se démerde pour se soûler, par quarante degrés « de chaleur, et d'alcool !». Je ris la première fois - puis neuf jours de vent d'Est, plus que 30. Le Balzac secoué gémit. Nous aidons nos deux gardes, retour de promenade, à déblayer sur le marbre du corridor l'angle d'ouverture des portes : sable crissant sous les volants de caoutchouc, semelles tapées, gencives agacées.

    Au dixième jour, le bruit se répand dans l'immeuble : « Le Roi ! Le nouveau Roi fait grâce ! 

    - Annoncez-le à Miss Valdez, disent nos deux gardes – elle est donc revenue – seule - nous nous précipitons chez elle, dévorés de curiosité :

    My God !

    Une grande blonde ravagée par la soixantaine, dans une grosse bouffée de Ludwig van, face striée, rayée, labourée de haut en bas de longues rides vulvaires, cernes violets, masque et fanons violets, triple feston de mentons mous – my God ! mon Diou ! - tournant le dos dans son parfum poudré, coupant net le disque – pour la première fois, le petit diarrhéique ne mangea pas sa merde sur sa tartine, à travers l'escalier tout émaillé de blanc retentissaient de joyeux appels, et le piano se tut ou presque.

     

    Gibraltar, Gibraltar

    Ils nous ont tous menés hors la Ville. Imaginez tout le panorama du grand détroit, juchés comme nous fûmes sur la Colonne sud d'Hercule, flanc herbu dévalant sous nos pieds jusqu'au grand passage bleu où s'évitent les navires – la rive opposée tout escarpée aussi, mais sèche, à en crever – nos pantalons flottant dans le vent. L'administration pénitentiaire a disposé ici sur l'ultime promontoire, et dans l'ordre :

    - l'Américaine, son gigolo lui aussi de retour

    - la veuve du colonel Biord ou Biotte et son fils, Christian (prononcez Chrich-chian) huit ans ;

    - les petits pianistes («Jean-Pierre ! ... Marie-Paule !... ») et leurs parents – à jeun - sans le piano.

    - le fourgon d'où sortent à présent Babs, du Bâtiment rouge, et sa fille, scandaleusement tendre – tous autant que nous sommes, enveloppés, tout étourdis d'espace et de vent libre – jamais, de si longtemps, nos corps n'avaient inspiré de tels souffles – en vérité je ne pouvais abaisser ma poitrine, dilatée à l'extrême, abreuvée de beauté. Ne manquaient que les anges – les flics en fourgonnette azur – Dorimon se rapprochait de la femme, éphémère, Babs, qui nous avait relégués en prison, et de sa fille ingénue.

    Les policiers tous descendus se marrent lourdement, Dorimon murmure à l'oreille de Babs, qui baisse les yeux en secouant la tête, et la petite fille accourt vers moi, qu'elle aimait bien, je pensais que jamais je n'y toucherais, soudain il se passait quelque chose, dans la douceur d'un mauvais rêve, Dorimon contourna le fourgon sans être vu, faisant signe de la main - « Viens !... viens !... » J'étais gêné, à peine j'avais eu le temps de contempler le Grand Détroit, l'air libre et l'eau, le Rocher d'El Aktar, car même à supposer que l'on me renfermât jamais dans un cachot, ma liberté n'aurait plus eu de fin - malgré la vermine - et tandis que ma bouche puisait encore à l'horizon tout le bleu, tout le libre, le cou tordu vers mes splendeurs, ma main saisissait l'enfant et nous avons couru; couru pour dévaler la pente au volant du fourgon volé parmi les rafales et le fracas des tôles, tous gueulant dehors et dedans, pas elle criait Babs pas elle ! - Dorimon fonçait - « Vous vous aimiez » ironisait le juge, « Vous vous aimiez ! » Les confrontations me trouvent silencieux, la fille de Babs me fixe avec rancune, je fus astreint à suivre des soins - « Pour le cancer, c'est cuit ; mais pour le sexe, il n 'est jamais trop tard : en tôle !

    - Docteur, combien de fois puis-je faire l'amour ? - Une fois par semaine à votre âge, amoureux comme vous l'êtes – répondit-il avec emphase, estimant peu afin que ses patients surpassassent toujours ses prévisions ; je savais que jambes ouvertes l'épouse à venir d'Alain

    Dorimon lui crierait de son lit « Je suis prête ! » et que jamais il ne pourrait bander, ni donner du plaisir. Mais si je racontais cela au juge, il me dirait Vous avez besoin de repos.

     

    Au sein du palais souterrain

     

    Et cependant sous terre les émissions se succèdent. Le calembour de  « l'âne à Liz » poursuit sa carrière. Kragen éclate de rire en crachant ses derniers alvéoles. Il écrit dans les spasmes : « Jamais » - souligné - « ni Maerten » - c'est moi - « ni personne n'obtiendra la moindre caution du Chef Tag » - « ni de ceux qui gisent sous lui » - il existe donc, sous Herr Tag, une pyramide hiérarchique, d'ombres conscientes - je dis « Je veux me débarrasser du bouffon » Kragen répond « Tu es ce bouffon ». « Plonge, plonge » crayonne-t-il fiévreusement « ...qu'il ne soit pas question pour toi de conquérir cette femme » - qui songe à cela.

    Liz, cheveux noirs, livide, seul auditoire derrière la vitre du studio – si, j'y songeais, justement – qui sait ce qui se cache à l'autre bout des ondes, là-bas, de l'autre côté de la boule de mousse du micro ? Liz m'écoute. Kragen en cellule écrit comme on gratte sa plaie, sous son ampoule à 40 W, assujettit sa gaze, renoue son foulard. Le papier ne suffit plus, il émet sa langue à lui, agite buste et bras dans son trou mal cimenté : « Elle te fera passer par où elle veut, par tous les trous dans lesquels Tag veut te voir ramper - cette pédale décadente » - ce cancéreux de la glotte ne veut donc pas crever ?

    Kragen entre en fureur sous son ampoule et se rue dans le sommeil. Avant d'être transféré, je relis ces mots griffonnés : je ne me soucierais plus de mes « compagnons de captivité », je m'apprêterais à « trahir ». « On peut servir l'idéal par la pitrerie » écrit-il mais « par trahison, ou reniement, nul n'y parvient jamais parvenu » - sans blague Kragen, sans blague ? Je prie, comme au Prologue : « Gabri-èl, « Dieu est fort », délivre-moi de tous, au-dessus comme au-dessous. »

     

    Séparation. Retrouvailles.

    Le lendemain transfert. Dorimon ne m'apportait plus. Ne m'enrichissait plus. Il me dit « Amen », comme « adieu ». Je ne l'ai plus revu jusqu'en 2039, date lointaine, mon passé en cendres. A Grönstadt-Universität, il souffre deux années pour perdre son Epouse tout ainsi que je l'ai prévu, cancer encore, cancer encéphalique, ce vieil homme ouvre sa porte, «...mais c'est moi !

    ho ! Maerten ! c'est moi ! » - je ne le remets pas, voûté, crâne ras dans l'embrasure – « moi ! Dorimon ! » Dans ma tête Gavri-èl archange déploie tout le destin qui fut cet homme, sa descendance (Eva, Diana) et la condamnation du père par ses filles en jugement du tant de telle année. J'entre chez lui : trente années de plus, délaissé, avec sa mitraillette à crosse de buis, ses trois fusils couchés sur le râtelier en bois de cerfs, « qu'ils y viennent ! qu'ils y viennent !  - Qui donc ? je dis Qui donc ? Il répond par un vague murmure. Juste des mois et des années, sa voix écorchée la veille dans le répondeur : ...n'est pas là pour le moment – j'échappe à son histoire, à l'histoire.

     

    Analepse

    « Vous êtes arrivé ». La portière s'ouvre. Je descends seul. Dans mon dos les Drüften, 72, 73 ans, transférés eux aussi, le détenu et les deux gardes, qui ne crèvent jamais. Rue poussiéreuse à l'autre bout de T., trottoirs défoncés, ascenseur à trois collés à la verticale, je les sens je suspends mon souffle, à deux doigts sifflent les câbles tout pelés frôlant l'habitacle vitré. L'autre cellule est au sixième étage, les déménageurs éventrent une caisse d'où tombe la paille et la cafetière ébréchée, bleu vert, qui recueillait mon sperme par faveur spéciale.

    Frau Drüften s'en empare et la flaire.

     

    Lettre de Kragen

    « L'interminable agonie du cancéreux permet de parcourir toute l'échelle des vanités. » Sur l'échiquier qu'il me tend aujourd'hui à travers le passe-plat, Kragen pince du pouce un message ainsi rédigé : « Je ne souffre plus de devoir enfin mourir » - il raye le premier mot, je chiffonne tout. La partie se déroule avec faste, j'interviens pour qu'une meilleure lampe nous soit attribuée, tandis que là-haut Daniel Tag, informé, se lisse la mâchoire : « Ce petit progresse ».

     

    Analepse, suite

    Aux alentours de T., le vieux Drüften fut jadis ouvrier, très estimé. « A force de crédit et de compétence, il est parvenu à se faire confier la gérance [...] (...) tement, scrupuleusement - » tout est écrit petit ; plus gros, en bas de son contrat : Il traitera les détenus comme un père ». Tes doutes tu lui confieras.

    Les ouvriers charrient les meubles, la vieille garde crie, le Drüften mâle encule mon âme, plus tard il me promène au fond d'un vallon, sous un toit de tôle en ruines : « Mon ancien atelier », je ramasse au sol de vieilles revues humoristiques belges, soudées d'humidité, qui feront mes délices de prisonnier - aujourd'hui j'emménage : « Tu seras maté » me jette le vieux garde en se levant d'une caisse vide. Je demande : « Avez-vous des filles ? » Il s'éloigneet me laisse seul. Dans ma seconde geôle tout est clair, par une grande baie vitrée la seule mer en vue est celle des terrasses - Dorimon, qui te surveille ? et qui encombres-tu ? ...te raccompagnent-ils en Métropole, ta mère est-elle encore au monde, etc.) - dans ma cellule lumineuse un petit tas d'objets surexposés soit trois microsillons (Strauss, Messager, Wagner), plus une boîte étrange très compacte et capitonnée, contenant un accordéon d'Europe.

    L'instrument trop petit, deux octaves d'étendue sur clavier droit, bretelles rouges à se meurtrir les côtes et ventre rebiglant sous le soufflet : «...à chaque prisonnier sera gracieusement remis le Chtoudennt Fir afin d'améliorer leur sort en nos établissements » - nos établissements ! C'est dans la cour pour peu qu'ils jouent à deux ou trois une cacophonie à hurler, de ces plats arpèges aigrelets juste bons pour les hameaux – je cours donc au garde-fou du balcon, ne trouvant au sixième ni cour ni vis-à-vis, et je joue pour le ciel et la lune : 1m 20 de haut sur un demi de large parapet compris.Mes progrès sont rapides ; et par l'ascenseur ô prodige ! il me sera possible de rejoindre la prison d'en bas.

     

    Je redescends. Radio.

    Où je suis en bas le même qu'au sommet, comme nous l'avons toujours su. Sous terre, à ces 3 femmes que séparément l'Instance nous délègue, je n'accorde aucune prérogative : se succèdent la chanteuse, la versifiante et la musicale, au sexe de laquelle je prête une saveur d'endive, avec le nez en lame et l'accent traînant – comment vous est venue l'idée de composer de si jolies chansons (de si charmants poèmes) ? Mon chien Pataud / A le nez gros / Et lève la patte / Sur les tomates - ô terroir ! épargne-moi de respecter tout ce qui vit – voir et être vu – sur la terre comme au ciel. Ici très bas je n'ai que l'écroué Kragen, moribond sans issue au fond des galeries, à la dernière lampe ; en fin de conscience il me voit comme une brume, ses derniers doutes sardoniques galvanisent encore mes neurones en sursis.

     

    Rainier. Dorimon. Souvenirs.

    Pour le Premier du mois est arrivé Rainier, petit homme vert à la voix de crécelle, Belge Lorsque j'étais enfant dans ma rue de surface : ma préoccupation essentielle resta toujours de bien passer au large, au large de la boîte à tantes, tout juste visible de chez moi en me penchant à fond de mon balcon ; ils me hélaient au passage, grossiers, fardés : « Viens nous voir - 'aji ! 'arrouah ! » - du haut de mes culottes courtes je traçais en crachant la croix chrétienne dans la poussière. J'ai pris pour rentrer chez moi cette rue parallèle, m'imposant un long détour, passant ainsi devant les émigrés de Mourmansk, aux cheveux blancs si transparents. Je ne parvins jamais pas à séduire le fils afin de contempler la mère.

    Et je me demandais aussi rentré là-haut ce qu'était devenu à l'ancienne adresse Mingot-Mâche-Merde, que ses parents forçaient à bouffer sa diarrhée sur tartines, mon partenaire au jeu dont je lorgnais, par le puits d'aération, le postérieur scrofuleux ; c'est bien là de ma part un vif intérêt pour les autres. Rainier donc. Petit, myope et méfiant – un mouton ? dormant dans un coin, à même le duvet que j'ai fini par lui passer ? Un mouchard. Drüften apportait sa soupe, vieux, patelin, son gros nez rouge surplombant l'écuelle - artisan belge en retraite – il se prend, oui, pour un agent hors pair. Le Rainier m'est profondément antipathique : à ma grande honte - mais nul n'est maître de ses sentiments (nous connaissons vous et moi ces amis traîtres, révélateurs de vos faiblesses, de vos failles intimes, les sexuelles par exemple, à vos pires ennemis – mes ennemis du temps d'avant se moquaient de moi publiquement) - ce fut bientôt mon nouvel ami Rainier.

    Ce qui vient, ce qui se présente. Dorimon roux, le cheveu ras, le teint brouillé d'orange. Mon nouvel ami Rainier pose le cul près de sa pipe à côté des disques – il les sort de leurs pochettes,

    les laisse retomber d'un bruit sec : « Beethoven...! Messager !... Delibes !... » avec la moue : même sac, même panier. « Ils vont te mettre en liberté conditionnelle. » Décontenancer l'interlocuteur par de brusques lacets : ce qu'ils savent bien faire. Je reste incrédule. Rainier place mes disques noirs sur le plateau – je vois ses lèvres roses sur sa gueule verte. Il esquisse des mouvements de bras, de tête et d'épaules ; un air bourru, désapprobateur – j'avais pensé qu'il s'efforçait de ressembler à Beethoven – il battait la mesure en grognant. Il éclata : « OUM, pah... OUM, pah... qu'est-ce que c'est que cette musique : « OUM-pah... »

    Beethoven, un peu mieux, mais tout juste : « LA – pompe... LA – pompe... » - et sur les Quatre Coups du destin : « La pompe à mêêêrde, la-pom-pa-mêêêêrde... »

     

    ...Libre à Dorimon de rejoindre plus tard, hors de moi, sa femme à venir dévorée par la tumeur – toute la partie gauche du cerveau – tous deux se mettront à boire – les deux dernières années - les filles de dix et six ans trébucheront sur les canettes – mon nouvel ami Rainier ne me quitte plus, je suis sans abandon, privé de la moindre solitude sans apprentissage – un petit homme vert me veut du bien. Je n'ai pas la capacité de plisser les yeux – tandis que la disposition de cette pièce empêche qu'on s'abrite des lumières ; l'automne se révèle cruel et lumineux, Rainier s'absorbe: « Que fais-tu ? » - je le regarde brider ses yeux de rat au-dessus de ses lèvres roses : « Tu changeras ma musique? » Je dépends tant d'autrui.

    La façon qu'ils ont tous de confisquer, de m'obstruer comme un tuyau pincé. Le jour est proche où si Rainier se lasse, je me tue - la mort comme un dieu : y recourir en temps et heure.

     

    Antenne souterraine

    Une haine rentrée - vulgaire,  agressive, impensable, corps de garde  - est de règle absolue pour le présentateur : tout est rédigé mot à mot dans son morne galetas puis il s'assied plud loin face au micro sur le tabouret tournant, curseurs glissant sur la table de mixage. Liz vue de dos vernit ses ongles, abat la tâche administrative ; dans une histoire que j'écris un peuple fatigué de race blanche en un pays comme l'Egypte antique se laisse envahir par un second peuple, épuisé, de race noire, venu d'un pays semblable à l'Ethiopie («pays des Visages Brûlés »). Nul ne croit plus en rien, ni le premier, ni le second - deux fleuves alourdis, confluant à bout de basse pente dans les sables. « Khyrs et Tzaghîrs », tels sont leurs noms, Blancs et Noirs, et le titre du récit. « Hélas » dit Kragen, tout rongé de cancer : «Mon successeur diffuse mollement, dans un style avachi, les sujets les plus graves : Déclin et mort des civilisations, Renoncements économiques et tittéraire, Vie quotidienne ; La coagulation des sangs nouveaux – pourquoi noirs  ? Pièces confinées bâillant sur d'autres pièces confinées, à l'infini» - vrai que mes peuples, Mâle et Femelle, Noir et Blanc, se voient périr de contagion l'un l'autre.

    Se contemplent et se contaminent les Blancs, alanguis, littéraires ; femmes noires guerrières, affaiblies, croupissantes - (« les véritables inférieurs sentent bien qu'ils méritent leur sort ; ils se mangent entre eux dans leurs galeries »). Philippe Maertens, animateur, peut bien bouffonner, pitrifier : les souterrains regorgent de nous. Dénoncer la souffrance n'est pas soigner. »

     

    Surface, dernière

    Nous avons débouché en pleine ville. Libres non évadés : Rainier nous est venu de l'extérieur, service commandé ? Je découvre la ville, Tanger, Maroc, c'est son nom. Cent mélopées du fond des âges, litière à porteurs vêtus de peaux de bêtes, le chant retenu de leurs voix graves - et six microsillons pour tout bagage – marche à la délivrance – rue montante, sable et gooudron, et les collines aux buissons verts piquants, souliers sales.

    Tu verras une femme tu la reconnaîtras – on n'avait pas le droit de m'enfermer ainsi au début de ma vie, si long, si long – c'est une vaste demeure sur la crête, où se presse une foule qui danse – les cheveux noirs et les yeux froids - et la chanson fait Poïsen aï-vé-é-é-é-é-é – ce lierre empoisonné collant du Missouri rongeant la peau des bras – modulation finale envoûtante et non plate aaï-vé comme l'ont rectifiée pensaient-ils les porcs adaptateurs mais la vera monteverdiana sulla finale et tout est accompli, chante et danse au milieu de la foule et des chambres bondées au sommet de la côté et l'hôtesse Babetter du grand bâtiment rouge aux meurtrières il est tant d'ombres au bas du ventre où s'ouvrent et se ramifient les femmes, autant de portes au pied des murs aux clés perdues - soudain Babetter se met à hurler, me vole la vedette devant tous, convulsée sur un grand lit rose dans la chambre tamisée - avale, avale - vous l'étranglez  - de l'eau rien que de l'eau chagrin d'amour ? En vérité, une femme ?

    Ce sont des sanglots, des hoquets, un glaçon, le soutien-gorge ôté par-dessous, je découvre tant de choses et ces incalculables pièces aux volets clos tandis que j'allume à mesure tant de lampes aux abat-jour crevette, Combinaison  Cinquante-Trois le Vrai Sous-Vêtements Toutes Tailles. Rainier me surprend à fouiller : «  Tu quittes Babetter ? - Trop femme. - Que sais-tu des femmes ou des hommes, Maertens, ou de toi ? - Ou de la vie - qui m'a donc enfermé ? » Babetter si vite baisée cessait enfin de sangloter sous l'abat-jour et j'aurais dit mais n'ai pas dit « j'aime ton fond de teint, ton blush, ton mascara ; sur les méplats cuivrés de tes joues plates de kazakhe l'incarnation du cuivre martelé de vos ceintures acceptes-tu mon bras »?  - En vérité elle eût accepté dit Rainier. -Je l'aurais serrée contre moi.

    - N'y pense plus » dit-il – répandez à présent la nouvelle que j'aime torturer les femmes, les rendre folles sous les abat-jours de soie rose – et seul je redescends la colline sans congé, tandis que là-haut la fête bat son plein, serrant sur mon ventre le mocrosillon volé de Stravinski, Le sacre du printemps, portrait du maître sur carton glacé - musique : seule agitation permise.

    Ce ne sont plus les quatre coups de Louis Beethove [à la néerlandaise] ni les cordes à l'unisson sous le Vent d'Est mais Stravinski aux parfums de bourbon, mon cœur , étouffant d'espoir, bat : ni l'aventure ni la vie je n'ai rien. Je me souviens des câbles d'ascenseurs frémissants c'était le  tremblement de terre  aussitôt je bondis aux premiers staccatos du Sacre j'ignore la danse mais je bats des ailes escalade les murs et me cogne en poussant des sons entrecoupés rien n'est semblable au plaisir de heurter ses barreaux, d'intensément crier jamais je ne me suis senti plus libre qu'en cellule sur mon disque volé bien payé de neuf longs mois de taule. Séjour lumineux Main qui me guide impossible de me perdre.

    J'écoute jusqu'au bout, creux de l'estomac, faim et satiété, souffle approfondi, plus tard j'ai vu la danse primitive tous en rond tenus par les épaules dos de crabe à dos de crabe et pinces dessus dessous - crustacé tressaillant multiple ingéré par son propre corps – pulsion musique éternité peut-être.

     

    X

     

    De mon balcon de pierre blanche du sixième à parapet trop bas où je vis seul et dominant la ville, oublieux (par accès) des tourments du jeune prisonnier que je suis – vous ne savez pas mon âge - voici ma vie : au-dessus du dernier palier trône au-dessus de la cage d'ascenseur le mécanisme à levée-descente, bête métallique suspendue au ras du carré de plafond. Dehors tout en bas, très étroit, bosselé, le trottoir défoncé en cuvettes d'asphalte aux rebords coupants laisse échapper le sable qu'il veut recouvrir. Deux amis passent portant la moustache arabe, qui fait d'en haut sa ligne étroite et noire. Même veston, même chemise chic. Je crache alors dessus. Je ne crois pas d'abord que le crachat volera sur l'un d'eux.

    C'est juste pour voir, comme à New-York la poussière par vent moyen (vingt centimètres d'amplitude au 120e étage) qui forme entre les buildings des figures : mon mollard tombe en s'aplatissant, souple galette hélicoïdale. Pour autant que j'en puisse juger, au grand sursaut que fait le premier ami, le crachat ne s'est ni dissous ni désagrégé : l'homme se tourne avec douleur, pousse son ami des deux mains, ils s'insultent et le vent leur emporte les mots de la bouche. Le dédicataire, le récepteur – escalade alors en furie dans son petit costume la terrasse la plus proche, au-dessus d'un garage et cernée d'un placage aluminium/goudron ; il piétine à quatre pattes en

    grinçant des dents. Je le vois creuser les angles, racler, se retourner les ongles. Il ressaute à terre, écumant, se frotte le falze, les deux s'éloignent en braillant, les bras giclant comme des pattes de crabe, ils finissent par se casser la gueule – et moi j'étouffe sur mon balcon, je suffoque, plié en deux, je m'enferme sans le moindre bruit et je me roule sur le lit en hurlant de rire.

     

    X

     

    Le vieux Drüften me voit le soir même. Sans révolte et sans sagesse. Se laisse tomber sur le pouf, main rouge pendante, blair d'inquisiteur – sa lippe de vieux. A présent dit-il tu es fort . Nous t'avons vu danser. Je suis filmé même quand je me branle. Tourné vers le mur. Tu aurais pu t'évader dix fois. Cela me regarde. Ils m'auraient viré. J'en doute. Pour le mollard pas davantage – nul n'a pensé à lever les yeux. Ton short est plein de sperme. On ne m'aura plus. De cette façon. Les tortues fraîches écloses crèvent par milliers sous le bec des prédateurs avant qu'une ou deux atteigne le rivage. J'avais apprivoisé une tortue sur mon balcon. Elle a disparu. Du sixième étage. Bizarre. Je m'incline sur le parapet trop bas, jusqu'au creux du ventre : j'aperçois le visage levé d'Ingeborg Josz, Danoise.

    N'estimer personne en dehors de sa présomption d'innocence. Se faire un droit de ses persécutions afin de reléguer le monde hors perception. C'est pourquoi je suis prisonnier. Mon geôlier prévoit pour moi la plus belle des rencontres : « Tu feras connaissance avec une femme auprès de qui la Babetter, prostituée en fuite, ainsi que sa fille – dont tu n'oserais préciser l'âge – te paraîtront ternes, à oublier, jusqu'au jour de ta mort ; ce jour-là tu réclameras un prêtre et un rabbin, dans les sanglots. » Je meurs de honte ; Ingeborg Josz, nouvelle femme, me poursuit dans la rue à grandes enjambées, talons hauts sur trottoir défoncé. Je me refuse à elle. Jamais je n'ai cru aux souffrances des femmes.

    Babetter était plus qu'une pute. Je ne m'en doutais pas alors. Je ne l'ai jamais retenue. Ni ne me suis demandé la raison de sa présence, ou de son absence. Ni comment il se faisait que la Danoise, Ingeborg, se trouvait le lendemain devant moi : « J'ai reçu ta lettre » dit-elle (écrite en danois ?) - les yeux brillants. Si les Drüften mes gardes n'étaient pas si horriblement laids, ne serait-ce pas la chose la plus désespérante au monde ? Je me suis laissé rattraper ; j'ai pris Josz dans les bras. « Il se sent prisonnier » dit Rainier. « Il se plaint beaucoup ».

    X

     

    Soudain mon lit captif se met à bouger, secoué d'arrière en avant, d'avant en arrière, nauséeux, maritime. Tout l'immeuble. Dans ma pièce centrale, mes deux Drüften, mâle et femelle, se sont regardés dans la terreur. Le séisme d'Agadir est encore en mémoire : 10 000 morts le 29 février ; un colon s'exclama : « Ce n'est que du bétail ! » Cela fit rire. De toutes les rues de T. monte une rumeur, puis une tempête de klaxons : c'est un flot de population qui s'enfuit le plus loin possible des immeubles – et où cela ? – Vers la plage ! » Nos voisins de palier sortent blêmes, décomposés, réconciliés : la femme ne veut plus quitter son mari - « Remontez-moi ça ! » disait-il la veille aux déménageurs – un collègue l'avait averti : « Ta femme se taille avec les meubles, les mômes ! » - à présent dans les yeux dilatés de tous l'épouvante tranquille – devant nous les câbles de l'ascenseur vibrent en interminable accord grave – d'immenses les tentacules noirs pelés.

    Pour peu que la pendulation forcisse, chutant de biais ou de haut, nous serons morts ; si l'immeuble se replie, nous pourrons survivre. Une forte odeur de merde s'éleva, et la terre cessa de trembler ; je ne reverrai Tanger que lorsqu'il sera trop tard : mes vieilles mains frémiront, mon regard s'assombrira. Je veux dans mes bras serrer de vraies femmes. Et me rouler, vite, sur des chairs clandestines. J'ai dévalé par les escaliers, sans que les deux vieillards aient osé me poursuivre; Josz attend au pied des marches, nous nous précipitons parmi la ville effervescente, nous aimons debout contre un mur de briques, arc-boutés, branlants, rapides, elle s'enfuit nue et seule sous les pierres tombantes, je la vois s'effondrer sous un porche dont le linteau glissant l'aura tuée dans sa peau blonde.

    Affolé sans chagrin je cours dans les rues parcourues de frissons et de véhicules, mais tout grouille vers les navires à quai exigeaient le prix fort, il se rend aux autorités, nul jugement ne fut prononcé.

     

    TRANSFÈREMENT RUE LAFAYETTE

     

    Prison numéro 3. Immeuble aux balcons de faux silex ventrus sur le carrefour, tout prêts à s'écrouler en sandwichs mortels. Disparition des Drüften. Semi-liberté. Josz et Maertens ont réchappé. Entre deux lippes du balcon les voici enlacés L'immeuble tint bon. Ses lèvres de ciment

    ne se refermèrent pas. Notre héros obtint Josz Ingeborg par droit de sauvetage (d'épave). Ils en rient. Partagent leur vie sous les plafonds bas, entre balcon du haut et balcon du bas : "Je fuyais nue par les rues. Tu m'attrapais par le bras, évadé, en pyjama, la main sur la ceinture." Comme les citoyens de revenus aisés prennent le soleil entre les lourdes lèvres de façade. La rue tangue sous les coups de vent, les camionnettes filent, chargées d'hommes assis criant cramponnés aux ridelles, brandissant des armes de leurs main libres. Cela distrait les amants. Maertens vivait enfin son grand amour, une fille rieuse et blonde sur un balcon fleuri, et qui ne pose pas de questions ("D'où viens tu? Quelle est ton histoire ?") Excellente humeur. Dents propres. L'immeuble tient bon.

     

    Noms oubliés

    Jérémie des Instances descend en sous-sol, messager de sa ville : un effondrement s'est produit (cet homme à lui seul occupe un espace considérable ; un gros ne saurait trouver place en nos galeries étroites enfumées) - ainsi se trouve vérifiée la Prophétie : « crevaison », « rupture du sol », « infiltration », «monde morne », éternelle expiation » – jadis je croyais que je pouvais vivre. Je reportai les yeux sous ma terre : un groupe a surgi dans une de nos salles, sous son ciel peint a giorno : seules y resplendissent les faces de nos dieux, en qui je place ma confiance – ainsi Jérémie, messager, un collier de barbe orange et des yeux en mares de bière, pommettes grasses. Front haut et souffle fort. "Il est le dieu qui ne dit rien". Une grâce m'est offerte.

    Supposé que tant d'hommes débouchent dans les couloirs obscurs de notre station émettrice ; que Liz en soit sur-le-champ subjuguée (tous bien portants, jeunes et forts). Daniel Tag leur parle à voix haute, ses mains soudain volubiles, ses lunettes de fer cerclant ses yeux de supplicié, souriants : « Un vote » réclame-t-il, « un vote » - il prononce "veaute". Au-delà des verrières de notre studio éclatent des flashes multicolores – l'homme d'ombre que je suis ne s'éblouit que des faces divines. Et c'est alors, le vote dépouillé, que nous apprenons tous la destitution de Daniel Tag, qui pleure tout droit, les yeux rougis d'un gosse, décomposé sans geste de défense, exit, exit Daniel Tag, tandis qu'autour de lui se pressent les restes d'une cour aux échines inclinées, Tag exécute sa sortie, s'appliquant à ne pas chanceler.

    Sous l'ovation Jérémie dit que désormais [je] parlera[i] librement. Il me sourit. C'est alors que dans son dos s'élèvent deux gigantesques ombres, dont l'une porte un melon volhynien de juif. La Volhynie est une région forestière du nord-ouest de l'Ukraine. L'autre ombre, en retrait,

    indistincte, prétend me représenter, passer pour moi ; que va-t-il dire ? seul à détrôner mes dieux !

    Faites sauter tout le couvercle (sky, skull/ ciel et crâne).

     

     

    Attention, espoir

     

    Tout s'est passé simplement. Je conduis Rappoport, juif volhynien, et la seconde ombre, dans le labyrinthe (il fait le brave) : il décline son nom, sa classe (marquis), sa religion : "Je viens de Tanger" - je n'en crois rien : Tanger c'est blanc, clair et venteux. Nous descendons encore, suivant les rampes. Le plafond baisse. L'air pulse d'en bas. Les camionnettes en surface fuient toujours. Tanger ressemble aux Vosges, aux Pyrénées : versant doux, versant raide. Les camionnettes repiquent sur Alcazaba-Vieja, la Kasbah. Le tsunami ne vient pas, le vent reluit, le soleil de ma rue frémit comme un chat qui dort, les deux amants se contemplent.

    A l'étage Rappaport, petit juif de Volhynie, médite pour leur bien. On ne vit pas d'eau claire. Maertens et Josz (l'amour par ses Noms de famille) dînent à la fenêtre ouverte. Rappaport leur apprend la terrible nouvelle de la Catastrophe de Colombie : Tremblement de terre oublié – trente mille morts d'un coup sous la coulée de boue dévalée d'un volcan – de l'autre versant téléphonait une postière à sa collègue : « Fuyez ! ¡ por Dios, huíste ! » - la calotte gorgée d'eau pour s'abate d'un coup comme une claque, trente mille habitants saisis de boue de la gorge aux poumons – ¿ Aló si ? - puis le silence - Ya màs encontraré el descanso « jamais plus » dit la survivante « je ne connaîtrai le repos » - Rappoport affiche le calme qui sied aux rescapés - quel intérêt, je vous le demande, à se faire passer pour juif ?

    « Snobisme insupportable » dit Maertens - « Odieux » renchérit Josse « N'exagère pas » dit Maertens. La boue liquide s'effondra sous la poussée de lave mille millions de mètres cubes de diarrhée glacée « Tais-toi dit Josse Tais-toi » – les relations avec le juif de Volhynie restent froides - la mort en masse. Camps et volcans. Assassins, assassins, répète Rappoport. C'est la première fois que je rencontre un juif rancunier. D'habitude ils se terrent. Atterrés. « Je suis montée chez lui » dit Josz, «Tout blotti haletant dans son angle – est-ce qu'on en a enterrés vivants ? » Naïveté de Josz. Maertens planqué à l'étage au-dessous remâchant ses frustrations, sur la chance d'être juif - c'est proprement intolérable.

    A peine sorti de prison. Pomarès et son flingue, les Drüften septuagénaires et leurs haillons n'étaient pas dangereux – bien qu'une balle soit vite partie ; le vieux partisan belge porte toujours un gros Mauser sous ses guenilles. Rappoport occupe au-dessus un deux pièces qui serait éblouissant s'il n'avait pas bourré jusqu'aux fenêtres un tas de meubles, coffres ou bahuts laissés là par ses sœurs avec tout leur beau linge - son regard plonge sur la cour depuis la baie vitrée, chapeau bas sur les yeux, pensées fourmillantes entre ses épaules, recueilli, dissimulé, nourri jadis par un vieil oncle catholique - «On n'allait pas tuer un juif aussi jeune » - alibi, alibi. «  Attention, dit Maertens, il n'est pas juif.

    - Il avait cinq ans à la fin de la guerre. - Josz, je n'ai pas de preuve. » Une lettre interceptée : le marquis Rappoport exprime en vers des sentiments « sincères et dévoués ». Mentionne expressément les yeux, la  bouche , les volutes d'une longue boucle cendrée - j'ai moi aussi observé la bouche. Rappoport offre chez lui le thé, s'assoit près de Josz sans gestes excessifs, parlant de choses légères et graves. « Charmeur » dit-elle. Puis il insiste (« sottement », dit-elle) pour la raccompagner sur le palier. Je les aperçois tous deux, se dirigeant vers notre porte dans le le long corridor à moquette sous les spots, l'un tenant l'autre. A mon tour d'inviter Rappoport : il passe alors ma porte sous mon bras levé puis s'assoit en, soufflant doucement, sur le voltaire vert, et nous voici tous : j'ai retrouvé ma dignité.

    Ma clairvoyance. Le marquis s'est fait discret, contrairement aux codétenus précédents, sitôt dans ma cellule vite encombrants. Josz : « Jamais mon mari » - de qui s'agit-il ? - « n'accepte d'autres hommes à moins qu'ils ne ressemblent trait pour trait » - de moi ? - « à celuiqui l'a précédé » - un donneur de leçons, voilà ce qu'il doit être». Rappaport se retire – je le rattrape en plein couloir : je m'en contentais bien, moi, d'une relation ordinaire ! ...Depuis je me vautre, dans mon confort, comme un porc. L'hiver mord la ville lumineuse. C'est effrayant quand on y pense. Coincés comme nous sommes tous entre ces tranches pâtissières de granite - balcon dessus, balcon dessous – mâchoire mortelle.

    Jusqu'ici nous évitons d'installer chez nous, Josz et moi, ce faux juif et faux marquis, bien qu'il ne semble manifester aucune excitation sexuelle incongrue, silhouette découpée sur le balcon d'en haut. Tant de soleil me dissuade : je ne serai jamais Tangérois. « Tingitan », rectifie le Marquis ; il me reprend à part : « Assez de faux-fuyants», je réponds «j'ai trouvé le bonheur une-femme-que-j'aime-et-qui-m'aime  - Non sans mal » conclut-il. Josz et moi jouons ainsi : nous montons et descendons ventre à ventre dans les ascenseurs de bois vernis, cercueils verticaux, scarabées doubles portes battantes, un aller-retour par cage – l'immuable portière andalouse en haillons locaux nous crie depuis sa loge ¡ y qué ya no os vuelvo a pillar ! - que je ne vous y reprenne plus ! Nous détalons galopins de trente ans nous explorons la Ville d'immeuble en immeuble Tanger Européenne Quartier Blanc Barrio Blanco enserrant le Zoco Casbah féconde « aux terrasses imbriquées » – de tant de métropole je n'aurai connu que les «buildings trop neufs» plaqués de marbres aux veines glauques, déserts depuis peut-être ou démolis, ciments verticaux sur le sable et le vide, lifts étroits claquants leurs vantaux de saloons à grilles losangées, coulissantes, pinçant, bloquées.

    Arrêts d'urgence et déclics décalés, sifflements reptiliens des poulies huilées, souffles caoutchoutés des câbles et clôtures, avec au ras des yeux les parois défilant plâtrées striées de hiéroglyphes : Aqui me quedo (« j'habite ici ») je reste suspendu d'un geste inadapté nous aurions détaché le panier métallique précipitant coupant nos poings sur les fers ouvragés nous empalant sur les ressorts du fond. Il y a des enfants sans famille qui se suspendent aux câbles et tirent à toutes forces et lâchent tout, d'un cri, la cabine file crever le plafond plâtré puis retombe écrasée par le contrepoids – PENDANT LES TREMBLEMENTS DE TERRE NE PAS EMPRUNTER L'ASCENSEUR - DURANTE LOS TERREMOTOS SE PREGA ENCARECIDAMENTE « instamment » - (…) Rappoport à qui nous ne cachons rien répète « je t'en sortirai » - mais nous ne voulons pas sortir - quand Dorimon, au moins, ne disait rien – je n'aime pas les gens qui crient « je t'aime » (Ingeborg) – j'ignore, en définitive, le véritable sens des ascenseurs.

    Le père du marquis fut un escroc à présent mort qui lui légua cette démarche de faussaire, sang bizarre et moustache blanche, teint mat et grains de beauté douteux sous le col. « S'évader », dit-il : je n'y tiens pas. Il nous enseigne l'hébreu – d'un accent velouté, voilé. Josz répète adonaï élohénou, blonde aux ongles vernis, Rappoport eût aimé je le crains la mettre en rapport avec moi pour en toucher le pourcentage et cela l'impatiente. Il nous lit ses écrits de jeunesse dit-il, sur un mystérieux vélin, bien que je voie par translucidité la succession foncée des paragraphes : « L'amour sous les bombardements – contre les pierres sèches avant qu'elles s'effondrent » - « Notre histoire ! » dit Josz à voix basse, le juif imaginaire agite les feuillets qu'il tend devant ses yeux ; ses paupière sont bordées de rouge – il raconte des fuites échevelées, gravats et poussière, vêtements déchirés sur les seins, femmes hurlant sous les sirènes – Ingeborg : « Il vient de l'écrire ! vois, l'encre est encore fraîche ». Dans la nouvelle suivante : un homme fou d'amour, une femme éperdue tendant les bras du fond d'un transformateur éventré, tous deux électrocutés grillés dans les déflagrations – nous nous confondons en admirations évasives « une ignoble odeur de brûlé s'éleva ».

     

    X

     

    Si jusqu'ici le Marquis espère vivement notre évasion, les comparses discrets qui se succèdent à nos chevets sont proprement ses auxiliaires. La vision exaltée d'amour n'est pas si véritablement passionnelle : tremblements de terre, rapts, bombardements, tout ce qui s'ensuit. Le sauvetage où s'astreint Rappoport impose une tâche malaisée : rechercher en la femme non pas un bonheur, ni l'accomplissement, une harmonie peut-être – prisonniers qu'ils sont comme nous de la ville, de ces arrachement, de ces passions de prisonniers, incapables d'en éprouver d'autres que cette injustice qui leur est faite. L'étendue de la perte à subir lui est représentée par le biais d'une série de photographies : Ingeborg sur le balcon, parmi les plantes vertes fraîchement acquises, et souriant à contre-jour ; nous lui montrons cela.

    Poker. Enjeu Josz, Ingeborg. Je perds, le faux Marquis modifie les règles à mesure , tu vas perdre ta femme dit-il, « je n'en ai pas » lui ai-je répondu, je l'entrevois courbée dans l'autre pièce au-dessus d'un rouleau d'exégèse massorétique ; « elle a progressé !» s'exclame Rappoport « jamais je n'aurais cru qu'elle eût progressé à ce point » - il rafle les mises et nous baissons la voix. Nous sortons lui et moi dans la rue, sous un auvent trois Arabes assis en djellabas blanches, comme trois figurants prisonniers à vie. Rappoport et moi programmons à mi-voix quelque viol de femme, Josz nous rejoint et dit « J'y pensais justement », « Ta gueule » dit le Marquis en hébreu.

    Ingeborg s'enfuit, Je ne te retiens pas lui dis-je, Prisonnière ! et le Marquis devint imprévisible ; je vis la volupté de sa joue d'enfant mat, le dessin souple de ses lèvres, sa moue pour un chapitre de grammaire mal su, ou toute idée obcure où se concentre tout l'humain.Rappoport veut m'isoler, m'avoir tout à lui, se servir de moi, me passer dessus, me délivrer sous lui. C'est le premier homme de cette sorte. Il invente à mesure un poker dont les règles changent, de sorte que je perde : je perds mes jours de liberté que j'ai misés, il consent à recevoir des indulgences au sens ecclésial du terme ; quelle Eglise ou Synagogue représente ce petit homme, ce goy honteux ? j'abats

    mon jeu « pour voir » : il me prend six jours encore, plus une semaine. J'ouvre la fenêtre. Toute femme a disparu. Grande. Inextricable Casbah. Je respire à pleins poumons, cerclé d'angoisse, au balcon d'angle arrondi – baigné de soleil tout le jour ; mais pour Tanger, pour le Maroc, il fait froid. Le faux Marquis me propose de partir à sa recherche – je gonfle ma poitrine d'air sec et frais – je devine au-delà du Détroit ce vent d'est qui crête les vagues au-delà du ressaut... Rejoindre ou ramener mon Ingeborg ? ma Josz ? ma Bettendorf ? l'amour pour moi n'interroge plus rien ni personne, juste ces motifs bleus de tenture immobile, sans tous ces remuements d'obscurités que nous brassent les femmes, les autres, celles que j'imagine dans les ténèbres si propices aux cauchemars... Pari tenu dis-je, mon Ingeborg est lumineuse, je suis le marquis par la porte vitrée du corridor aux moquettes mates, car je tiens en mains ce marché si resplendissant, quelques points au poker, en regard de l'éternité. « Nous la rattraperons » dit-il « et nous la forcerons » - Tu en prends pour perpète » - un tel propos chez lui est inhabituel, il faut qu'il soit sous l'emprise d'un souvenir atroce. « Avant qu'un fou n'en vienne là, poursuit-il, de combien de refus émerge le violeur, absous par les mépris accumulés – en vérité dit-il la femme porte sur son dos la responsabilité de la moitié des meurtres et viols du monde – il me vole au poker, il me rendra ces doux ongles vernis dont elle se griffait si violemment le sexe devant mes yeux hagards.

    Les muscles intérieurs des cuisses s'appellent virginitatis custodes, gardiens de la virginité, je sens dans les yeux de cet homme et leur flamme l'accomplissement de son Moi pervers et véridique ; son calmant n'agit plus, il halète, ses traits se crispent – c'est un trisme ou phase tétanique terminale et je verse de l'eau pour qu'il prenne un cachet : le tube est du plus fort dosage en vente au sud de la mer Méditerranée. Tout son corps tremble – nous ne pourrons pas prende l'ascenseur, je le soutiens dans les cages et le hall où je le remonte ; l'étends tout habillé, lui prends la main et lui dis des mots tendres : « Demain... Demain... » Il s'endort et je baisse la tête.

    C'est ainsi que j'apaise un violeur, sans un mot de pitié, tandis qu'il ronfle doucement. Le lendemain remis drogués tous deux nous parcourons en haletant les boyaux chauds de la Casbah (même souffle, même sexe que cet homme), chassons côte à côte parmi les rues blanches au sol poussiéreux, souillées de loin en loin par un crachat séché et véritablement tuberculeux en pleine efficace diffusion - au dernier moment j'écarterai ce chien d'un coup de pied j'entraînerai mon Ingeborg aux ongles faits (soyez tendre avec une femme , jamais vous ne saurez faire l'amour aussi longtemps que vous ne saurez pas qu'une femme, avant tout, veut s'imaginer ne fût-ce qu'un instant,

    se sentir unique pour vous. Tanger n'est pas ce que l'on dit : mais le point de contact, la ligne de fracture avec l'Au-Dessous, par la faille même qui le 29 de février dernier détruisit Agadir. Ainsi toute femme s'est enfouie, aspirée à travers l'un de ces trous d'enfer fumant d'écume du Cap Spartel : la vague sape, recule et frappe encore, les geysers jaillissent et le sol tremble encore, l'eau frotte dans sa gaines, je sens sous ces bouches de roc une infinité de vies. Rappoport souffle sous sa moustache : je le trouve grossier. Pestilentiel. Halètement du bouc en quête de reproduction. «La voici » crie-t-il à voix basse. Nous ne sommes pas où je l'aurais souhaité : c'est, un autre jour, une espace de terre battue, noire, un de ces polygones en ville mal délimités par des murs bas, mi-écroulés au-dessus du Détroit, très loin.

    Dans un angle le soleil se couche : une masse allongée de buissons et de ronces recouvre une dépression du sol si féminine que je retiens un éclat de rire – j'ai appris à me défier, en de longues captivités, des manifestations si incongrues de joie, des enthousiasmes, des compagnons. « La voilà » répète-t-il en écartant les épines. Recroquevillée sur une toile de sac, main levée sur les yeux, le coin de son voile mordu, c'est une femme de ce pays. Elle s'est étendue pour dormir, attendant la pleine nuit pour descendre les pentes jusqu'au port. Il écarte son voile d'un coup sec, et je lis sur les traits de la femme une extrême fierté. Nous l'avons violée dès son révéil, et notre épouvante devint extrême : derrière nous dans le jour déclinant quantité de parents, amis et voisins, accouraient hérissés d'armes découpées sur le ciel. «Ils me tueront avec vous » souffle alors la femme : levée d'un bond elle ouvre plus profond sous les ronces une trappe de fer qu'elle a verrouillée sur nous tous. Les premiers coups retentissent : « Je ne vous sauverai pas » dit-elle. « Vous sentez toute les lâchetés, la sueur et l'excrément. » Nous suivions dans l'ombre la frange plus claire de son vêtement glissant de marche en marche. J'ai traité Rappoport de gommeur, sale gommeur de viol. Autour de nous la terre gronde sourdement. Le souterrain où nous allons devient une infinie prison, des dizaines de femmes s'assemblent autour de nous dans la pénombre, des galeries bientôt s'éclairent d'une série d'ampoules crues, monotones, irrégulièrement espacées. L'ai vicié monte à la tête, malgré le ronflement croissant de gigantesques aspirateurs. Je crains de disparaître. Un garde surgi là nous enchaîne : « Voici votre cellule » - un plafond noir, de vastes bruissements plus profonds, plus mugissants ; ces prisons cesseront-elles un jour ? les foreuses défonceront la terre : nul territoire n'est un abri pour la conquête. Dans les galeries éventrées, je prendrai fait et cause pour ce peuple, grouillant sur l'excavation en cercles concentriques, comme la houille ou le diamant. Il n'y a plus ni haut ni bas, juste domination de la masse inculte Vous devez comparaître et j'appris que c'était désormais « le matin ». J'ai vu près de moi les chaînes ballantes du Marquis de Rappoport, il m'est apparu libre aux côtés de Kragen, que je vis pour la première fois ; je me suis alors uni à mon double. Ce fut sans effort particulier, ni secousse, ni commotion d'aucune sorte. Nos maîtres alors se lancèrent dans un long marchandage.

    Mon double à l'intérieur de moi m'a proposé d'explorer cette matière gisant sous nos pas, multiple et uniforme, surface et profondeur, car les excavatrices échouaient à tout extirper. Contemplant Rappoport demeuré seul, Kragen à l'intérieur éclata en moi d'un rire déchirant, muet, qui nous emporta dans une gigantesque quinte de toux. Nous manquâmes mourir. « Artistes de cirque » lança le faux marquis, faux juif, devenu maladif et véritablement cireux. L'éclairage des galeries s'était fait particulièrement blafard. Kragen et moi nous étions considérablement améliorés, par cet inexplicable rémission maintes fois rapportée par les thanatologues ; notre fusion serait-elle éphémère ?

    J'étais venu, moi, du haut de la terre, de cette ville obstinément nommée par tous Tanger, dont ils ignoraient tout. Nous évitions mon double et moi tout mouvement, mais nous étions un homme, entier, fragile encore mais inépuisable. Vers moi seul vrai valide se tendent les micros, les caméras tournent, les articles paraîtront jusqu'après notre mort, à supposer que nous mourrions. Le double coulait dans nos veines et notre lymphe étrange diffusait une bienfaisante sensation de chaleur. Nos maîtres discouraient toujours. Tendant l'oreille enfin par-dessus leur rumeur, après qu'il eurent épuisé tous les penseurs passés, j'approuvai, parmi le ronflement double de nos sangs neufs, la découverte enfin que la Littérature, loin, bien loin par-delà tous les prêtres ou philosophes épris de vérités ou de mensonges, explore seule et catalogue sans rien omettre la totalité de l'homme.

    Les journalistes alors s'égaillèrent parmi les souterrains, ils ne nous recherchèrent plus. Bientôt ce dernier cercle des Enfers sera une carrière à ciel ouvert, amphithéâtre aux gradins effondrés, où grouilleront encore un peu, fourmis sans toit, les hommes noirs que nous ignorons. Nous tombâmes d'accord mon double et moi que tant d'efforts et tant de terre ne pouvaient avoir été remués pour notre seule union si exceptionnelle fût-elle ; nous avons éprouvé le caprice d'obtenir l'aval de cette femme de rencontre, forcée au moins par l'un de nous : « Ne craignez rien » dit-elle, « mes lèvres écrasées, ces griffes sur ma peau et mon viol, ne sont que symboles ou littérature ». Cruauté pure. Nos deux prisons d'en haut, d'en bas : verbe, verbiage. « Prenez garde dit-elle à ne pas mourir. Cette fois pour de bon. - Qu'importe » répond Kragen en toussant. La dernière femme nous installait dans un vaste fauteuil rouge face à l'écran. De telles salles fleurissaient partout, les ouvriers fouisseurs et déblayeurs s'étant pourvus d'amples distractions. Mais ce film-là n'était mobilisé que pour Kragen et moi.

    Nous avons attendu tous deux le défilé de nos vies antérieures, sous-titrées ; la femme nous apprit en dernière instance à presser, sur nos accoudoirs, les touches « accélérer », « retour », « image fixe », comme dans les cabines de pornographie. « Veux-tu dire, Constance, que tous nos compagnons de réclusion défileront devant nous, si peu qu'ils soient venus, afin de justifier nos vies à tous ?  - Tu es épuisé me dit-elle - par ce viol que tu as commis. » A la fin j'étais libre, et Kragen trépassé. Je salue de tout cœur mon peuple souterrain et mes amis d'en haut. S'ils ont volé ma place, la première au monde, ne vous attendez à rien de plus.

     

  • GRANDEURS ET AVANIES D'UN PROFESSEUR DECADENT - CHEF D'OEUVRE

    Grandeurs et avanies d'un professeur décadent

    BERNARD COLLIGNON

    Variation sur le Maître d'Ewigen B.JPG

    Qu'il soit beaucoup pardonné aux bouffons, pitres, fous de cour.

     

    - Qu'est-ce qui t'est arrivé ? - La vie...

    ...ce qui qui m'est donc tombé dessus...? toute une vie. La mienne. C'est bien moi. C'est toujours moi. “Peut-être que ce qui m'attend, ce sera simplement de devenir un bon prof - pouah » - rêves de gloire. « Mon nom dans le Lagarde et Michard !» Pour cela il faut peiner, bosser, s'agiter sans repos ni trêve. Je l'ignorais. Se fabriquer, se forger une volonté d'acier, une foi à toute épreuve. Franchir la souffrance et l'angoisse – car la terre entière, Jean-Paul, grouille de crustacés aux pinces brisées, aux volontés mortes.

    Je croyais, moi, qu'il suffirait d'apprendre, d'entasser les connaissances dans sa grange à pensée, et puis d'écrire. Pour cela, je suis devenu professeur, en ces temps-là où nul n'aurait prophétisé l'effondrement des savoirs. Désormais nous savons que tout bon professeur sera nécessairement le mauvais d'un d'autre. Tout enseignant, pour peu qu'on s'ingénie à lui trouver des tics ou des manies à répertorier ses erreurs, ses sottises, qui sont le lot de tous les hommes, tombera sans difficulté, quelle que soit son expérience et son charisme, du rang de l'excellence aux plus basses marches de la ganacherie.t où il vous plaira si vous ne parvenez pas à transformer le plus expérimenté, le plus chaleureux des profs en salopard incompétent.

    C'est bien ainsi que l'on extermina par milliers les enseignants de Chine dans les lao-gaï, camps de rééducation par le travail. Or il est proprement insensé, n'en déplaise aux petits plaisantins, de rétribuer les profs « au mérite ». Au moins autant que de mesurer le vin au kilomètre. Quant à cette fameuse «sécurité de l'emploi » dont les fielleux nous rebattent les oreilles, je leur demanderai simplement de tenir, allez, soyons bons, trois semaines derrière un bureau : nous les verrons supplier à deux genoux de retrouver le bon petit chômage à son pépère. « Vous ne saurez jamais », me jetait à la gueule Dieu sait quel dentiste, « ce que c'est qu'une journée de dix heures » - assurément, Docteur ; nous serions bien incapables, petites natures que nous sommes, de rester debout des dix heures d'affilée devant des mâchoires béantes.

    Mais notre vaillant odontologue ne supportera pas davantage vingt à trente misérables petits morveux dix-huit heures par semaine.  Nul ne peut s'imaginer, tant qu'il ne l'a pas vécu, à longueur d'années scolaires, ce que c'est que d'être à tout instant remis en cause dans ses méthodes et jusque dans son être même ; rabroué, insulté, copieusement méprisés par tous ceux qui feraient tous tellement mieux que n'importe qui !

    Je mets au défi tout dentiste ou plombier normalement constitué d'échanger ses fameuses dix heures debout voire tordu sous un évier contre quatre ou cinq heures de cours, susceptibles à tout moment de se déchaîner en lynchage. Non, je n'ai jamais su en effet, moi, ce que c'est qu'une journée de dix heures. Nous ne pourrions pas exercer vos professions, nous ne pourrions pas les exercer, en premier lieu par totale et complète incompétence - nous, du moins, le reconnaissons humblement. Par manque d'entraînement aussi, manque de résistance purement physiques, nous en sommes parfaitement conscients - quel métier n'a pas son calvaire et son martyrologue !

    Mais nos misérables quatre ou cinq heures par jour à nous, seuls et (cela va sans dire) sans le moindre soutien de notre hiérarchie - bien au contraire ! - livrés à deux ou trois dizaines d'apprentis salopards de 11 à 15 ans chauffés à blanc, soutenus mordicus par leurs parents et toute la presse, qui les flingue depuis quarante ans (ces journalistes-là ne sautent pas sur les champs de mines) ; en danger permanent de se faire gueuler dessus par un petit con qui vous rappelle bien devant tous ses camarades que vous êtes nul à chier et complètement infoutus de faire cours – ça non, quelle que soit votre profession, ces quatre ou cinq heures-là, vous ne les supporteriez pas. Un chauffeur de bus stoppé en catastrophe hurlait devant un de mes abrutis qui venait de balancer à 100km/h sur l'autoroute une canette de bière Vous n'avez donc aucune autorité sur vos élèves ?  - Aucune, Ducon. Je le revois encore, ce grand pédagogue, ce grand stratège, regagner son siège les bras au ciel : je ne pourrais pas... je ne pourrais pas... - on fait moins le malin, chauffeur ? Un professeur : nécessairement triomphant, ridicule, ou chiant - point barre. Le lendemain même de ma retraite, j'ai tout renié. Tout vomi. Tout. Je ne veux plus entendre parler d'avoir été ça, jour après jour, trente-neuf ans : prof.

    Comme une insulte. C'est que, voyez-vous, ça ne sait rien, un prof. Ce sont les élèves à présent qui savent, et qui instruisent le professeur : le moindre sociologue vous le démontrera par a + b. Les profs ? Ils n'ont rien vu de la vie – la vraie, vous savez, celle où il faut se battre, se foutre sur la gueule, gagner son bifteck, celle qu'on n'apprend pas dans les livres (c'est fou le nombre de choses « qu'on n'apprend pas dans les livres ») la Vraie Vie, quoi. Pas nos 39 ans de guérilla. Contre l'ignorance. Contre l'arrogance. Insurgeant vaillamment notre propre connerie contre celle des Autres. Enfin certains. Et j'aimais bien les élèves. Les filles – qu'est-ce que je n'ai pas dit là - castration, vite !

     

    ...Les collègues ? Un pote par poste. Pas plus. Désolé. Peu de contacts. Certains s'épanouissent comme des baêtes dans le Collectif. C'est devenu leur élément. Leur accomplissement, leur jouissance. Le Travail Collectif. C'est même devenu obligatoire. Tous ensemble – tous ensemble - même leçon, même jour, sous la houlette pistonoïde de Son Autorité le Professeur Référent. L'Individu. Ecoeurante prétention n'est-ce pas d'exhiber - mea culpa - une fondamentale antinomie entre eux et Moâ (« mes conlègues », ça ne leur a pas plu, forcément).

    ...Vous savez ce qu'ils leur disaient, eux, aux élèves ? faites des efforts, qu'ils disaient, encore des efforts, allez, le « bon coup de collier » - on me l'a fait aussi ce coup-là, quand j'étais morveux - seulement voilà, quand on n'y arrive pas, on n'y arrive pas : vous avez essayé, vous, franchement, de « faire des efforts », en maths ? je leur disais donc, moi, à mes élèves ! - qu'il y avait dans la vie, cette fameuse vie voir plus haut, le facteur piston, le facteur coup de pot, et le facteur belle tronche. Le travail, bien sûr, acharné même si tu peux, mais Travail ne fera jamais le poids sans Bellegueule, Culot et saint Vernis. Des efforts ? J'en ai fait croyez-moi des efforts, par charretées - total pas de gloire, pas de pognon, pas de voyages, pas de femmes (« pas ici, pas maintenant, pas comme ça ») - chacun son expérience - mais enfin, je ne dois tout de même pas être ici-bas le seul à se voir rafler la mise par tout ce que le globe vomit de jean-foutre à échines souples, grandes gueules et rectums adaptables tous formats : « Mon Kourage !», «Ma Volonté ! » - et je leur répétais, moi, à mes drôles, que tout le monde était con, moi compris, mais que les seules Grandes Choses, les seules qui valussent la peine, avaient pour nom Littérature et Liberté.

    Notre pauvre petite vie, après cela, on peut se permettre de l'envoyer se faire foutre. Va chier la vie.

     

    Les bordels, c'est moi qui les ai déclenchés, c'est moi qui les ai souvent domptés, j'étais le grand déconneur-chef, nul ne me surpassait : Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d'en être les organisateurs (Cocteau). Le dernier mot, c'était toujours moi qui le donnais. Pas par volonté. Ni par courage. Mais par peur. Par uirgence. Juste pour avoir très vite compris qu'il ne faut jamais laisser le dernier mot à l'élève. Jamais. A personne. Le cours partait en tous sens. Prof-clown. Trente-neuf années de poilade. Quand je me présenterai devant le Grand Juge tous mes enfants seront là, deux trois mille : « J'ai fait rire les enfants » - car le rire est le propre de l'homme.

    Assurément nous avons passé le flambeau tant que nous avons pu –mais ne jamais tomber du fil – où donc aurions-nous trouvé le temps du recul ? mes rares intrusion dans le sérieux se sont toutes soldées par des échecs : on s'emmerde m'sieur - je regrimpais sur le fil, et je les y faisais pirouetter jusqu'à la sonnerie - peut-on s'enliser sur un fil ? réponse : oui. J'aurais voulu, sincèrement, me remettre en question.

    Mûrir, par exemple ("qu'y a-t-il de plus navrant que ces vieux profs qui vont ressassant ans les mêmes plaisanteries sur "le veau automate" et « le veau aux tomates", "soupçonner" et "sonner la soupe" ? ...je vais te le dire ce qu'il y a de navrant : c'est ton indécrottable obession de vouloir à tout prix des distribution des prix : "Bien" - "Pas bien" - or toutes les vies se valent, toutes...). Finalement tous ces parents nous auront tout de même bien tolérés. Aux States, on se fait saquer à la moindre blague douteuse. Ici même, en douce France, Fabre, l'entomologiste (dont on a littéralement massacré le village natal...) - s'est fait proprement virer pour avoir appris à des classes de jeunes filles que la reproduction provenait de la rencontre d'une cellule mâle et d'une cellule femelle. C'était en 1867.

     

    Lieux et fantômes

    Quand je suis retourné dans une classe, vide, ce qui m'asphyxia, ce fut cette bouffée de vieillerie, d'oxygène vicié. Du délabré. Du bout de ficelle. Sans espace. Sans issue. Comme l'enfer d' Huis-clos. Pour rien au monde je ne revivrais ce que j'ai enduré dans ces endroits-là. Toute une vie de poussière et de craie, dans cet incomparable bouillon de culture où nous débattions sans fin, disciples ou collègues, pétris d'intuition prise au vol et d'éclats de rires compris par nous seuls. Car le vide produit l'étincelle et l'alambic distille l'esprit. C'est là une sociabilité minimale – étouffante à long terme sans doute, moins à craindre cependant que la mise à l'écart, terreau des calomnies.

    Ces rapports professionnels, obligés, ne m'empêchaient pas de me sentir unique, glorieuse exception dans l'exception, Saint des Saints dans le Temple... Ils le découvraient vite, tous, que je les ignorais. A cette espèce de cache glissant soudain au fond de ma pupille - dont nulle précaution n'est jamais parvenue à me débarrasser - et qui signifiait tu m'emmerdes. Tous ceux que j'ai croisés resteront à présent figés, encaustiqués, dans mon petit panthéon personnel - sans qu'il soit jamais besoin, ni même question, de les revoir. Ils croyaient encore, soyons fous ! - à la vie, aux émotions - à l'action - quand à la fin des fins tout un chacun devient le plus actif du cimetière... - mais en définitive, mes seuls amis, mes seuls complices, par connivence de caste.

    Appréciés dans l'exercice et les coulisses du professorat, en situation - mais hors de ce cadre, dépourvus de toute pertinence vitale. Partenaires de brillance et de délire. Au grand jamais je ne me suis enquis de leurs santés, deuils ou dentiers. S'enquérir de l'épouse ou de l'époux, des trois enfants dont le dernier en route ou du cousin de Perpignan, sans intérêt ; si je parlais de ma femme à moi, ce n'était que sur le mode badin, pour tirer à boulets rouges sur le sexe dit faible qu'on ferait bien mieux de nommer sexe chiant. Me fussè-je d'ailleurs aventuré dans les fondrières de la véritable relation sociale avec ceux que la langue castillane, si lucide et si percutante, appelle los demás, “ceux qui sont de trop”, qu'ils en eussent été choqués bien plus encore. Du moins pouvais-je à l'abri de cadre strict peaufiner mon étiquette de clown.

    Ainsi telle matheuse havraise, s'étant un jour publiquement souciée de la dépression de telle autre collègue, je m'étonnai qu'elles vécussent désormais sur ce pied d'intimité - mais c'est qu'en deux ans me fut-il rétorqué d'un ton aigre, il s'en est passé, des choses ! Deux ans ! moi qui depuis 20 de ces mêmes années restais au stade des salutations et des calembours bons ! ...J'aurais à peine en ces vingt-quatre mois lié connaissance, quand ces deux femmes-là évoluaient déjà sur le terrain sensible des confidences ! Notre Havraise cependant (pantalon gris collant, moule et minois fripés, avait à mon égard usé d'un tel ton d'arrogante alacrité que je me sentis sèchement ravalé, moi le pitre, à mes infirmités sociales - dont je me targuais à vrai dire un peu trop... C'est ainsi, sans trop en souffrir, voyant à quelles complaisances il m'eût fallu descendre afin de me frotter aux amitiés d'autrui, que ma vie s'est bornée aux propos de surface, avant les sonneries de cours qui nous renvoyaient chacun dans nos chapelles attitrées. Introduire dans ma vie quelque collègue que ce fût ne m'effleura jamais ; mon épouse en souffrit, mais ceci est une autre histoire.

    Et que se disaient-ils donc, mes collègues ? ...les propos de salle des profs, lorsqu'il m'arrivait d'en surprendre, me décelaient de chaleureux conciliabules de mémères de tout âge, les lèvres et la prunelle tout imbibés de ces prénoms en vogue (Jérôme, Christelle ou Carole) à l'exclusion de tout patronyme, Taillebite ou Chattenbiais, trop militaires sans doute. Je confondais, ma foi, la Julie de 4eC avec celle de 5eB. Ce n'étaient qu'enfants en difficultés, tous invariablement « mignons » ou “infects” pour les garçons, « chipies » ou “mignonnes” (décidément) pour les filles.

    Echanges de ficelles pédagogiques, mérites comparés des manuels (interchangeables selon moi selon l'usage qu'on en fait), si bien que le travail se poursuivait jusqu'à la ménopause café, jusqu'au réfectoire, jusqu'aux chiottes par-dessus les cloisons.

    Consciencieux, scrupuleux, boy-scouts, non, je ne les aimais pas. Trop de pédagogie, trop de mémères balançant sur leurs ouailles leurs quintaux de couënne mammaire. Quant à me pencher sur les circulaires, très peu pour moi. “Dans la peau d'un prof ? »... rien qu'à les reluquer, pénétrés de pudique importance, et bien qu'ils fussent je le confirme les seuls interlocuteurs valables, je m'appliquais à ne pas leur ressembler - du moins de l'intérieur. Leurs barèmes de mutation, leur gravité d'adultes responsables et comptables pensaient-ils de tant de destinées me rebutaient. Je les rebutais souvent aussi, ce qui n'étais que justice : je fesais cours autrement ; sans méthode.

    Sans J.O. de l'E.N. Au rire, au flair, au sentiment ; à l'anxiété, au coup de gueule – au jugé - tout comme eux, après tout. Sitôt sortis de salle, il nous fallait tous rejeter ce tohu-bohu, ce bordel, ce péril imminent permanent - ce don de nos personnes, ce gaspillage du bien le plus précieux : le temps, notre temps, sans trêve. Le dernier de nos soucis était de recuire et de reruminer entre nous ces alternances d'inspiration et d'incompétence crasse constituant souvent les meilleurs cours - et cependant se blottissaient obstinément dans les recoins, près des casiers, d'obscènes conciliabules - obscurs et marmottants, confessionnels, compassionnels - polissages de clites et triturations de glands. Certes, nous savions apprécier les disputations sociopolitico-anthropolo-etc., et même les lamentations (vite rabrouées : Nous aussi, qu'est-ce que tu crois ?) - mais souvent aussi les histoires de cul, autrement fédératives. Pour ma part je creusais très profond les ornières de la fétidité, au grand dam du clown concurrent : "C., je t'inviterai chez moi le jour où j'aurai les chiottes au milieu du salon. - Eh bien, tu n'auras qu'à y faire ton entrée - mais je n'ai pas dégainé cette réplique foudroyante, hélas ! ...je ne m'en suis avisé, hélas ! hélas ! que dix bonnes années plus tard. La règle des règles en milieu professionnel, consiste à tenir le milieu entre soutien de principe (allez hop ! on reprend le collier !) et le grand numéro de guignol : "On n'est pas obligé" m'avait un jour gueulé telle collègue unanimement détestée "de supporter ton avalanche perpétuelle de conneries". Et je lui eusse dit, moi, à cette infecte teigne puante de la gueule aux aisselles, que ma foi si, tout le monde était bel et bien obligé de se supporter, tant bien que mal, entre couillons - on appelle ça "la vie en société" ma conne, lui eussè-je braillé - "autrement, c'est tout simple : tu m'évites" - et j'aurais ajouté - vous pensez bien que je me suis maintes fois rejoué comme tout le monde ma petite scène compensatoire - "personne ne t'a jamais que je sache instaurée porte-parole du Tribunal du Peuple".

    Dix ans plus tard bien entendu.

    Je cabotinais. L'essentiel est de bien montrer qu'on le fait exprès. De toujours maintenir le fil délicat qui sépare le comique du ridicule - "pas toujours, M'sieur » - le naturel, voyez-vous, ne vaut rien, à ceux qui manquent de naturel. Ces derniers se soucient sans cesse, justement, de ce que peuvent penser les Autres – pour se faire aimer - « ...que vous voulez donc leur dire, à tous ces parents ? m'interrogeait-on très finement – se faire aimer, voyez-vous, c'est très précisément la gaffe à ne pas commettre. Mais ça, on ne l'apprend qu'au bord de la tombe. Notre rôle, c'est à nous de l'imposer.

    Personne ne nous le demande. On ne t'a pas attendu, pour (ceci, cela) répétait mon connard d'oncle. "Sages cervelles" et autres pisse-vinaigre pourrons vous le marteler tant qu'ils veulent : nous ne pouvons jamais comprendre avant qu'il ne soit écrit que nous comprendrons. D'autre part, toutes ces autres-là ne se sont jamais avisés, du plus profond de leur épaisseur, de cette flagrante contradiction qui n'a jamais dû effleurer leur cortex : comment peut-on, à la fois, se prétendre « formé par le regard des autres » (« nous ne sommes que  ce que les autres vous considèrent ») et bramer, flamberge sartrienne au vent, qu'il faut «tracer sa route » « sans regarder personne » ?

    Reconnaissons tout de même qu'il faut, dans ce grand écart périnéal, une balourdise, une impudence, hélas partagée par une immense majorité... Si je l'ai fait tout le monde peut le faire ? à d'autres ; les flambards, contorsionnistes et autres comportementalistes, je les emmerde. Je leur interdis de baver leurs blâmes, leurs mépris, leurs insultes sur celui qui ne saute pas dans le vide. Celui qui échoue. Celui qui ne sait pas quoi faire. De s'ériger en procureurs du peuple, selon son appartenance (ou non) à tel ou tel type, à tel numéro de catalogue inamovible, c'est-à-dire en définitive en fonction, tout compte fait, du plus parfait et du plus intolérable racisme...

    Racisme centré sur le moi. Mon existence, Mon expérience à moi personnelle en tant qu'individu individuel, n'a jamais cessé de me montrer les Autres, précisément, automédaillés de tous les mérites de la clairvoyance, toujours se précipitant d'eux-mêmes en plein milieu de ma gueule sans que je leur aie rien demandé pour me trompetter dans les narines ce qu'il faut penser de moi, de mes mots, de mes gestes, jusqu'à la façon, parfaitement, dont je me permets de mettre un pied devant l'autre (t'as vu sa démarche ? ) - les autres, ces fameux autres ! ...pour qui nous devrions tous nous confire en abnégation militante ! ces autres qui ne se sont jamais gênés d'un poil

    pour vous dire grossièrement (sincèrement!) que non, vraiment "on n'était pas « comme ça » - et que l'urgence première était de vous rééduquer, de vous enfermer - ce serait donc par cette engeance, par cette race, qu'il faudrait à toute force se faire admettre, adouber, aimer ?

    Tel petit blond rasé de 13 ans et demie, comment je te l'ai soigneusement rempaqueté la moitié de la France d'après toi devrait donc se faire coffrer à l'asile, et l'autre moitié au pied du mirador avec un flingue pour canarder les fugitifs ? comment qu'il a fermé sa gueule, l'apprenti facho ! classe supérieure en fin d'année, allez hop, pour ne plus voir sa tronche en brosse ! ...je me serais donc très exactement comporté comme tous ceux sur qui je viens de cracher ? Mes collègues, je le répète, sont bien restés les seuls trente-neuf années durant avec qui j'aie pu partager les mêmes codes - mandarins et brahmanes : même bagage, même structure ; il était même fréquent (...avant la génération internet - faciès de celluloïd - les joues poupines et les yeux vides) - de découvrir jusqu'à des profs de maths, parfaitement ! hellénistes... bref, je nous compare, toutes proportions gardées, à ces poilus de 14-18 infoutus de se souffrir entre eux, mais scellés du même éclat d'obus : totale interdiction, pour les civils, planqués et autres pékins (los pequeños) d'articuler le moindre son, d'esquisser la moindre mimique à propos de la Guerre - ta gueule ! c'est à nous d'en parler ! pas à toi ! (chef-de-gare-mobilisé-sur-poste ! cocu ! - j'ai laissé, si je peux dire, mes collègues au front.

    Au casse-pipe. Rien au monde ne m'y ferait revenir. Prime financière ? – macache - à mon tour à présent d'être lâche. Quarante ans de tranchées, sans un poil d'évolution : raide je fus, raide je reste. J'ai bien tenté, deux ou trois fois, de modifier tant soit peu mon jeu avec mes disciples : sous des tombereaux d'ennui, bordel garanti en trois minutes d'horloge. Je ne me pardonnerai jamais cette Ballade des pendus que j'ai littéralement massacrée un jour selon les strictes directives inspectoriales paragraphes tant à tant ; il s'est très vite dégagé de la classe de telles vapeurs d' accablement que ce sont les élèves eux-mêmes qui ont fini par me supplier en chœur : « Du cul ! monsieur, une vanne de cul, par pitié ! » J'obtempérai dans un lâche soulagement ; François Villon ne m'en eût point blâmé. Le vrai, pas celui de Jérusalmy. Sans cesse catapulté d'une classe à l'autre au grand galop dans les couloirs, je n'ai pas eu le temps, même chez moi, du moindre recul, de la moindre remise en question, du moindre progrès, pédagogique, moral ou éthique. Certains, moins pressés par l'essoufflement, plus athlétiques, plus couillus, « s'en donnent les moyens », comme le répètent les « sages cervelles » - moi je n'ai pas pu. « Pas voulu », radoteront les mêmes et les psychiatres, que je conchie, avec frénésie. Le cœur du métier ? C'est que je m'emmerde, très vite - comme dans la vie, comme en compagnie - comme partout. Et quiconque s'ennuie ennuie autour de soi.

    Surtout devant des ados. De plus en plus tôt dans l'année, je n'ai plus eu que ce moyen de captiver mes élèves, de me stimuler moi-même : plaisanteries d'abord plates, puis, progressivement, scabreuses - dose maximale presque immédiate ; et ce, dès avant la Toussaint, en fin de carrière... Tous les manuels du Parfait Petit Pédagogue Illustré vous le ressassent à l'envi : « Soyez très strict dès le début, afin de pouvoir plus tard, peu à peu, desserrer la vis » - or jusqu'en 2120, à supposer que notre civilisation et ceux qui la bitent aient survécu, les descendants de mes disciples se souviendront encore de ceci : le jour même d'une rentrée, je me suis pointé en cinquième, bondissant tout le long du couloir, à la façon d'un kangourou.

    Quand je suis arrivé près de mes futurs élèves, ils se tenaient tous tassés contre le mur, terrorisés. Ils sont entrés tout raides en classe, dans un silence mortel. Sautant alors sur l'estrade, dardant un œil parfaitement inexpressif, je leur ai lancé, glacial : Asseyez vous (c'est un petit Roumain qui me l'a écrit dans une rédaction ; il précise aussi que j'étais « mal vu en ville » ; il m'apprit de belles et substantielles insultes dans sa langue : du coup, je me suis mis au roumain – ce qui est bien plus difficile qu'on ne l'imagine). Pis encore que l'ennui en classe : la vie conjugale chez soi. Lorsque mon épouse (ma mère ! voilà ! il est content le monsieur !) me submerge à domicile de récriminations et d'inerties boudeuses voire grabataires, moi j'emmerde en retour, en cours, mes disciples.

    A fond. C'est involontaire. Il m'a fallu de longues années à m'en apercevoir, à établir le rapport de cause à effet : tu manges, tu chies. Ceux qui prétendent régler par la volonté les mouvements boyautiques feraient mieux d'essayer d'arrêter de fumer, eux-mêmes, tiens - pour commencer. Ensuite, et ensuite seulement, ils s'arrêteront, si Dieu veut, et pas avant, de dire des conneries, et surtout de les publier. Turlupinade sur calembredaine donc, sans pitié, sans répit et à jet continu, sans laisser subsister la moindre faille où se glisserait le souk personnel de l'auditoire - mes rugissements recouvraient tout ; il est bien précisé cependant p. 26, §3 virgule 7 ½, que l'enseignant digne de Cenon (ou de Floirac) ne doit pas se laisser aller à se servir de sa classe afin

    de régler ses comptes personnels. Comme exutoire à ses diverses névroses. A d'autres. Pas le temps. A moins de bénéficier, de naissance, de cette propension à la schizophrénie, d'un côté l'homme d'affaires bien rapace, de l'autre le clown Woody Allen par exemple ; ou bien Jacques Brel privé, Jacques Brel sur scène : “Je fais travailler Jacques Brel” - formule atroce - trop avisé, Jacques ; trop scindé. Le trucage de scène, tu le trouvais dans ton écartèlement. Peut-être as-tu dit adieu pour tout cela.

    Réussir, c'est tricher. On s'arrête, ou on crève : Piaf. Fréhel. Weissmüller. Lugosi. On n' « économise » pas pour s'acheter « un avion », fût-ce aux Marquîîîzzzes – mais chapeau, Jacques. Moi, moi qui suis encore le plus fier, jamais je ne suis parvenu (jamais je n'ai voulu, os méprisant jeté aux trous du cul) à remettre de l'ordre là, voyez-vous : juste sous l'os frontal. Médiocre. Nombriliste. Né comme ça. Ennemi de toute méthode, de tout effort – dans le feu du boulot, si ; mais alors, tu brûles tout, sans autre dessein ni destin que l'Immédiat. Dans Martin Eden, chef-d'oeuvre universel, Jack London démontre sans échappatoire qu'en sortant du boulot, on n'a plus envie de faire de la bicyclette, ni de lire ni de rien : juste se taper une bonne cloche, et au pieu.

    Je voudrais bien que nos autoproclamés penseurs se mettent une bonne foi au turf, juste pour voir - il y en a qui y arrivent ! qui se transforment ! qui progressent ! - d'autres, en effet, oui. Beaucoup même (des sauteurs à la perche, des hargneux) - mais pas moi. Pas nous. Trop fiers, trop cons. Et nous ne sommes pas seuls comme vous nous le faites croire. Nous sommes des millions. Et pas des phénomènes de foire. Tous à glouglouter. À couler. Mon naufrage donc, mon sado-masochisme de sous-préfecture, eh bien si, en plein sur mes classes, par tombereaux - mais ! mais ! en le leur disant - et – ce qui est absolument indispensable. - en me foutant de ma propre gueule. Des types comme lui, il en faut un par établissement, mais pas deux, non, ce serait trop  - je cite ) - le rire, donc, et mes élèves tous complices, bon gré mal gré, de cette fausse duplicité : faux, mais dans le vrai (ou le contraire ? ou le contraire ?) - démontant, disséquant - on ne peut rien t'acheter, tu démolis tout - je voulais savoir “comment c'était fait à l'intérieur » : libre à certains de haïr ce ricanement perpétuel ; ou cette invitation à venir faire le guignol, à son tour, un par un, sur scène - c'est très précisément, tout arrive, ce que les instructions inspectoriales appellent ""veiller au développement de la personnalité de chacun" ; instructions laissées à l'interprétation de tout enseignant.

    A l'âge où l'on se construit, balancer le doute, plein la gueule. Bien sûr il existe d'autres maîtres. Plus croyants. J'ignore qui ment le plus, qui ne ment pas. Des comme lui, il en faut un seul par établissement ; mais pas plus. En dépit de tous les « modes d'emploi », de toutes les « philosophies », de toutes les « logiques ». Ce fut une terrible époque. Ni plan ni pudeurs. Mes agressivités furent d'absolues nécessités. C'était de l'amour. Ils le vivaient comme ça, mes disciples. Et non comme « une accoutumance ignoble des pauvres élèves au sadomasochisme relationnel, qui reproduit de génération en génération les comportements destructeurs » - ignares ; curés ; boys-scouts - en vérité, je vous le dis, vos gueules.

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    On me demande parfois ce que m'ont apporté mes élèves : sans eux en effet, sans leur appui, sans leurs souffrances, je me serais retrouvé en épave, bourré de neuroleptiques, dérivant de petit boulot en petit boulot... J'y reviendrai.

    X

    Mes deux premières nominations (non suivies d'effet) furent Draguignan, et Fougères. Heureuse époque, où l'on recrutait au petit bonheur, pour deux si prestigieuses affectations ! Je vous parle ici du fin fond de la préhistoire. Année 66. Du fin fond des toutes les profondeurs, où se forment les larmes, les vraies, les intarissables, celles qu'on ne verse plus. Polnareff, Kilimandjaro (Pascal Danel), une grande aube sur tout l'univers, avec de longs filaments fuligineux de persistante sinistrose. Nous habitions Nice, en voyage de Noces. Deux courriers le même jour ; en ce temps-là, à peine pourvu d'un certificat de licence - au moindre diplôme - tout de suite le pied à l'étrier, la préhistoire vous dis-je : Fougères, et Draguignan - pour cette dernière un fouillis de villas pris dans les cistes, on y brûla plus tard des pneus – il se pschitta surabondance de lacrymogènes – depuis, le Dracénois somnole au cœur de l'arrière-bronze-cul de la Côte. Nous avons tant rêvé, père et mère et moi, sur Le Muy, Brignoles, Trans-en-Provence - ils avaient envoyé des lettres naïves aux instits de là-bas, pour se renseigner, sur le climat, les productions agricoles et la proximité des services publics. Le plus beau fut qu'on leur répondit... Draguignan... Son accent (ou le nôtre) – Draguignan, « la cité du dragon » - des riches au km², des riches, des riches, portes fermées, pas de centre-ville (quatre bâtisses jaunâtres, jamais remis les pieds depuis). Pour Fougères voir plus loin. Or, comme j'avais potassé, je me suis payé 14 au certif de grec (première session, la cata : « Mais c'est du roman feuilleton ! » s'étranglait Aufuret - "quelle note voulez-vous que je vous attribue ? » J'ai donné la seule réponse possible : « Ce n'est pas notable !  - Pas notable, en effet ! pas notable ! ») - le même, en septembre : construction du radeau d'Ulysse.

    Il me l'avait gratinée mon explication la vache. Traverses, vergue, bôme et tout le toutim, syntaxe en foutoir de rigueur comme partout dans l'Odyssée. Je te lui ai tout décortiqué, recta. Aufuret s'effare : « Comment se fait-il  que vous ayez réussi à ce point ? » Et moi, cafard, carrément puant : « J'ai travaillé ». Mais ça valait 18. Pas 14, Professeur Aufuret.

    Fougères à présent. Si ma femme (n’est-ce pas...) n'eût pas été à ce point attachée à sa mère, nous aurions vécu dans la forteresse de Bretagne, « Vive Fougères et Clisson ». Finalement visitée en 2040, cette sous-préfecture n'était alors pour moi que la ville de Marche, vendeur de chaussures (ça ne s'invente pas), n'imaginant rien d'autre de toute sa vie que de vendre des chaussures et vendre des chaussures. Il m'écrivait de braves lettres bien appliquées. "Et moi, moi qui me croyais le plus fin", je lui ai répondu un jour que je le méprisais (« tes lettres sont con ») et qu'il devait cesser de m'écrire. Mon père m'en avait dissuadé : “N'écris pas cela ; tu feras de la peine pour rien.” J'ai posté ma lettre tout de même, car je m'estimais, moi, intensément rigolo, profondément original. Comment pouvait-on désirer une vie obscure ? ...j'envisageais alors, fort démocratiquement, la célébrité pour tous..

    Collègues, élèves, indifféremment, me servent de banc d'essai ; mon stock d' « histoires drôles » stagne, depuis la puberté, où je dévorais d'affligeantes publications humoristiques en vente libre. A ceux qui me flagornaient sur mon "esprit" je répondais "mémoire". A présent j'imagine encore un tas de pitreries à jamais virtuelles, et j'éclate de rire tout seul, d'un rire bref et sourd, comme un vieux clown à ressorts ; par exemple, à mon ami Cremoux, je n'ai jamais eu l'esprit si l'on peut dire de brailler « Tu es méchant, Cremoux. » ; je le regrette de tout mon cœur. Il est mort à 36 ans d'un cancer des couilles.

    Foudroyant. Etrange chose en vérité que d'apprécier si cher ce qui ne fut que l'excrément de mes cours, alors que leur substance même encore aujourd'hui me rebute. Des terminales à Beauvoisis m'ont demandé si je pensais ce que je leur disais. J'ai répondu que non, mais que je n'avais pas le droit de leur insuffler mon désespoir - ils m'ont regardé profondément : ils m'auraient parfaitement compris ; c'est à 18 ans que l'on prend toute la mesure de son désespoir. Ensuite j'ai stupidement émis des doutes, en conseil de classe, sur la sincérité de l'intérêt que tous me portaient, me demandant si ce n'étaient pas des lèche-cul, ce qui était faux.

    D'une semaine sur l'autre ils ont cessé de participer - je n'ai jamais pu rattraper le coup. C'est un vice atroce de se méfier de ceux qui vous aiment, et de sélectionner toujours avec un instinct sûr ceux qui veulent vous rabaisser. Je voudrais bien que tous ces grands savants que j'ai côtoyés, que j'ai crus, me guérissent à présent ; mais ceci est une autre histoire - bref : les abîmes de Pascal ou d'Homère me semblaient sans doute bien communs, à la disposition de tous, tandis que mes blagues de cul, ah ! comme elles engageaient bien plus mon ressenti intime, n'est-ce pâââs... Je revois levés vers moi tous ces jolis groins hilares et juvéniles dont certains déjà – lesquels ?- appartiennent à des morts. J'ai tant vu de ces corps tordus de rigolade - corps interdits – faces blanches des vierges aux fossettes rieuses - tant de bouches rigolardes et dévorantes, moi bisexué multiplié sans fin. Dévorant tout vif le dompteur, comme beuglaient aussi la gueule ouverte tous ces épiciers, représentants de commerce et autres parents d'élèves en congrès, acclamant à tout rompre leur porte-parole qui détenaient avec eux tous, n'est-ce pas, la «vérité vraie de la vraie vie », alors que les profs, n'est-ce pas, ne connaissent rien à la vie – figurez-vous, tenez, l'assemblée du Bal des Vampires, de l'immense Polanski...

     

    Quelques bien bonnes

    Je me souviens d'avoir dit : « Je ne suis pas si con que VOUS en avez l'air". Au premier rang un petit garçon, fils de collègue et pur comme un gosse de pub, reprenait l'expression en sautant de rire sur sa chaise - cette volte-face pronominale, il voulait me montrer, démontrer à tous qu'il avait mieux compris que tous les autres. Depuis je l'ai resservie souvent. Je me souviens aussi, par association, du fils Troïlus, (le Troyen, le Traître), spontané, aussi blond, vivant seul avec sa mère inf irmière ; il avait été exclus pour avoir composé un texte pornographique de la plus haulte graisse. « Mais tu t'es fait aider ?

    - Non non, répliquait-il modestement. Adorable. 56 balais aujourd'hui au bas mot. Peut-être mon voisin d'en face, qui n'a toujours pas mis son nom sur sa boîte aux lettres. Autre facétie : avoir répété toute une année scolaire, en me frottant les mains d'un air sardonique : « Alors les enfants, vous avez bien appris votre petit veau aérophagique ? » L'année suivante l'un d'eux est venu me trouver : il s'agissait d'une leçon de veau qu'a bu l'air. Sur celle-là, j'avais tenu bon. En revanche, je n'avais pu me tenir, au dernier jour, de révéler que mon fameux dialecte judéo-morave enseigné par ma mère (60 000 locuteurs dans le monde au plus) était du français : il suffisait de remplacer chaque voyelle par la voyelle qui suivait, de même pour les consonnes. Fi nôni rwazmit duttuppit. « M'sieur, vous nous avez eus... » A qui se fier ? ...Le fils Ducinge disait de moi, dédaigneusement : « Il n'a rien inventé ». Quand je sautais à pieds joints en couinant «kwika ! kwika ! », il faisait observer que j'avais trouvé cela chez Mandryka, dans « Fluide Glacial ». Le même Ducinge cependant me défendit : je n'avais jamais claqué le cul des filles, mais, par bouffonnerie, leur sac à dos - merci, scrupuleux Ducinge ; plus tard j'appris, du même, qu'il était bon de déclarer, à l'oral du bac : « J'ai fait du latin avec M. C. » pour obtenir l'indulgence de l'examinateur, car avec moi, comme de bien entendu, on ne faisait rien ».

    De lui, ou de sa sœur : enfants Ducinge, enfants prodiges, je vous emmerde. Mais une Justine très brune m'avait félicité de ne pas avoir été prise au dépourvu lorsqu'il lui fallut faire un petit commentaire de texte latin : «Très bien Mademoiselle ; les autres, quand je leur demande cela, ont toujours l'air de tomber de la lune. » Ce que ne faisait pas le père de

    Gamaliel, juif, PDG, cancéreux, laissant seul son fils à quinze ans ; lequel me confia que son père possédait une vaste culture. Il me montra un jour son vrai prénom de juif : « Haïm », « La vie », en hébreu, sur un fin collier d'or. Il me dit aussi, seul à seul, dans ma classe, que tel texte obscur, tiré de la sagesse médiévale, l'avait beaucoup aidé à surmonter son deuil. Comme tout est bizarre.

    Cassé...

    Voyez-vous, ce qu'il faut, c'est “casser” les élèves, de façon qu'ils en retirent une jouissance : l'un des plus puissants ressorts humains. D'aucuns interprètent cela dans le sens défavorable : celui de dominer, de faire adorer la domination - pas du tout; il faut en vérité se trouver atteint d'une perversion bien terre-à-terre pour imaginer que la domination du maître soit un écrasement. Les latinistes survivants distinguent nettement le magister, ou maître d'école, du dominus, maître d'esclaves. Le grand Nicolas Bouvier, immense voyageur, s'était fait huer à Montréal dans un congrès lesbien, en affirmant haut et fort que l'apprenti demande quelque chose au maître et n'a qu'une envie, celle d'apprendre et de s'instruire...

    De même une diarrhée de connards, parmi lesquels Jean-Charles et, trois fois hélas ! Jacques Brel, ont décrété que le latin « ne servait à rien » (prononcer bien « Sassè'ha'hien », d'une seule émission de voix, en grasseyant bien les « r » et la tête en arrière, « à moi on ne la fait pas », si fier de casser de l'intello.) - le peuple, parce que peuple, emboîta le pas : le sarcasme se fit serviteur de l'ignorance ; et le latin, fasciste, fut enfin éliminé.

    X

    Quand mes disciples se plaignent du trop de devoirs, je leur dis : "Fallait pas naître - On n'a rien demandé". Je me trouve en profonde adéquation avec le ressenti adolescent. Ne pas leur débiter de boniments genre « travaillez, faites des efforts, vous aurez de meilleures notes, et une bonne situation (qui rapporte...) » - rien de tout cela. Certains conlègues sont furax : “A quoi sert tout ce qu'on leur dit, si tu leur apprends exactement le contraire » - bien vu. Je vais vous expliquer comment Véra, éducatrice et virago, traite ses prédélinquants ; elle les engueule, et c'est elle qu'ils préfèrent. Les autres instructeurs et -trices en effet les apostrophent : “Vous en avez de la veine, qu'on s'occupe de vous comme ça !” Véra : “Non, vous n'avez pas de veine. Pas du tout même. Vous savez qu'à la première gaffe, vous retournez devant le juge, qui vous renvoie croupir en taule. Alors vous arrêtez de faire les cons, n'essayez même pas, parce que vous êtes sur le fil.” Les mecs répondent : “C'est vrai madame. Vous au moins, vous racontez pas de bobards".

    Il faut donc dire aux élèves : “Vous êtes ici pour en baver. Vous ne travaillerez plus jamais autant que ce que vous faites maintenant, avec juste le temps de bouffer, de vous faire engueuler et de vous remettre au pieu.” Ajouter que les trois années que personne ne voudrait revivre pour rien au monde, c'est la seconde, la première et la terminale. S'ils ont vraiment trop de travail, accepter les accommodements. Mais discuter. Concéder ce que l'on peut, sans hargne, un compromis reste toujours possible -- discuter, afin d'expliquer pourquoi, la plupart du temps, on ne peut rien changer.

    Non, rien de rien... - ça ne se décrète pas - moi, je regrette tout.

    Le jour du bac : “Si vous avez un renseignement à demander, venez me voir, et je vous expliquerai pourquoi je ne peux pas le donner”. Ils aiment ça la brutalité les élèves. C'est ça le respect. Leur dire tout. Les tenants, les aboutissants. Comme aux grands. Malgré ma "grossièreté", Monsieur l'Inspecteur, j'étais respecté - avoir raison ? Tout le monde peut avoir raison. Il suffit de posséder à fond sa sophistique : Montaigne écrit que nulle cause n'est assez mauvaise pour ne pas avoir malgré tout ses défenseurs de bonne foi, munis de toute une panoplie d'arguments valables - voix de Chirac: « Ta gueu-ll-e... » - toujours avoir le dernier mot ; j'enseignais aussi cela.

    Je leur dis ça, aux élèves. Ça les fait rire. Parce que c'est complètement crétin. Mais tellement vrai. C'est même à cela qu'on reconnaît le prof : il a toujours le dernier mot. Va te faire enculer. - Ça tombe bien, j'ai la diarrhée. Souvenez-vous de Camus : “Il faut bien frapper, quand on ne peut avoir raison” - je préfère “Quand on ne peut avoir raison, il faut bien frapper”. Elmer Hubbard, mort en 1915, a dit : “Vous ne pouvez pas répondre à un argument de votre adversaire ? rien n'est perdu ! Vous pouvez encore l'injurier.” Il est illusoire, bas et profondément mercantile, d'enseigner aux enfants qu'ils peuvent convaincre (ou persuader) au moyen de procédés logiques : l'utilitarisme, le rase-motte a encore frappé : le français doit “servir” à quelque chose, n'est-ce pas.

    A se défendre dans un procès. A “convaincre” - je défie quiconque de distinguer l'argument valable de l'argument fallacieux : c'est le cœur qui entraîne l'intime conviction. Pas le cerveau. « Mais alors, mais alors - la porte est grande ouverte à tous les excès fanatiques !" - c'est le risque. Descartes parlerait de « raison », Jean-Jacques de « vertu » ; l'une comme l'autre, vicieusement appliquées, justifièrent souvent l'inqualifiable. Question pour toujours en suspens. Mais le but, le propos de l'enseignement du français, ce n'est pas la "technique de conviction" ni l'esprit de chicane - non. C'est le plaisir de lire. Et d'écrire. Ensuite seulement, et loin, loin derrière, l'« utilité », de l'engagement pour les "bonnes causes" - lesquelles ? les vôtres ?

    L'utilitarisme en vérité a vérolé l'enseignement jusqu'à la moëlle, voire toute la littérature. Certes, écrire implique, obligatoirement, une dimension d'engagement. Mais à l'insu de l'écrivain. Par pîtié. Que ce soit à son corps défendant. A sa plume défendante. S'il le fait exprès, il risque de laisser choir, par le fait même, la littérature : il distribue des tracts paroissiaux. Vous pouvez sans doute les déduire de son œuvre, voire très facilement. Mais il ne l'a pas fait intentionnellement. Il ne s'est pas dit, sciemment : “Voilà ; j'ai raison, j'ai trouvé la balance à peser les balances, je vais vous démontrer ça et ça, et ceux qui penseront autrement seront des chiens qu'il faut abattre.” Jamais.

    On ne peut pas raisonner. Bien sûr que je prends les autres pour des cons. Tout paranoïaque qui se respecte, chacun de nous s'il s'examine, prend les autres pour des cons. “Par rapport à moi-même, je ne vaux pas grand-chose ; mais par rapport aux autres...” - signé Monsieur Tout-le-Monde" – la signature fait partie de la citation, qui est de Villiers de l'Isle-Adam si j'ai bonne mémoire. Certes, déclarer cela tout à trac vous expose immanquablement à passer vous-même pour un fieffé imbécile. Eh bien, battez votre coulpe, qu'est-ce que cela coûte ? affirmez haut et fort que oui, vous êtes encore plus con que les autres - cela leur fera tant plaisir ! et quand tout un chacun se sera finement esclaffé, reprenez votre connerie, et lisez ce qui suit : j'avais cru pouvoir un jour démontrer par a+b à tel contradicteur qu'il n'était pas raciste, mais simplement détestateur de la fraude, quelle qu'en fût l'origine; il acquiesça avec chaleur. Puis sur-le-champ, j'ai bien dit sur-le-champ, très exactement comme si j'avais pissé dans un violon, il se remit à me dévider, tels quels, au mot près, comme un perroquet mécanique, l'intégralité de ses propos racistes: les gens ne se convainquent pas. Ni par la logique, ni par la cuistrerie rhétorique dont les pédagogistes tiennent à nous submerger (j'ai acquiescé, à ma grande honte, dans ma propre classe, au fichage administratif de mes élèves étrangers... heureusement d'autres collègues, plus courageux que moi, refusèrent de collaborer à cette "simple démarche statistique" ; elle fut sur-le-champ interrompue...)

    Apprenez bien cela, théoriciens cravatés : les convictions humaines se fondent sur des critères affectifs, émotionnels, névrotiques, burlesquement drapés d'oripeaux rationnels. Et ne modifient aucun comportement. Un lâche reste un lâche, une brute trouvera toujours une batterie d' "arguments" infaillibles pour justifier ses brutalités et vous fermer la gueule.Anche tu hai le tue buone ragioni déclare Corto Maltese avant de flinguer le salaud de service. Telle est la nature humaine. Comme les bras ou les jambes. Vice de fabrication. Péché originel si vous y tenez. Simplement cachez-le. Ne nuisez jamais sciemment aux autres cons vos frères (au passage une bonne formule : « Rigolez, rigolez de ma connerie ; ça vous évitera de pleurer sur la vôtre ». Une seule s'est tournée vers les autres : « Vous vous rendez compte de ce qu'il vient de vous casser, là ? » Mais au milieu du brouhaha, personne n'avait entendu.

    Grossièreté

     

    Je n'ai jamais compris ce qu'on me reprochait exactement. J'ai

     

    sursauté, reculé d'un coup, à sept ans, quand les enfants de Guignicourt,

     

    que je ne connaissais pas, que je n'avais même jamais vu, m'ont déclaré

     

    soudain, tout à trac "On ne joue pas avec toi, t'es grossier". Je n'avais pas

     

    encore ouvert la bouche. Ce n'est que tout récemment, à plus de cinquante

     

    ans, que je me suis ressouvenu, à l'improviste, de ma mère susurrant à ma

     

    grand-mère, du coin des lèvres : "Et puis, je ne veux pas qu'il joue avec les

     

    gamins de par ici ; dis-leur n'importe quoi, qu'il est grossier, par exemple".

     

    Mission accomplie. La même année, au Thillot près de

     

    Remiremont, je me fais pourchasser par une horde de gosses : je leur avais

     

    dit "J'ai un secret ! j'ai un secret !" - ils ont fini par me coincer, hors d'haleine, sous un abri

     

    de tôles disjointes. "Celui qui paraissait être le chef" m'a fixé droit dans les

     

    yeux : "Alors, c'est quoi, ce secret?" Et moi, tout minaudant : "...Je suis

     

    grossier. - C'est tout ? ben nous aussi on est grossiers, c'était pas la peine d'en

     

    faire toute une histoire" Il s'est retourné vers les autres : "Allez, on laisse

     

    tomber". Je n'ai plus joué avec qui que ce soit.

     

    "Je suis grossier. - C'est tout ce ue tu trouves à lui dire ?" me

     

    lançaient mes parents ; je me souvenais à peine d'avoir joué avec cette fille

     

    dix ans plus tôt, à trois ans et demie. Ses parents à présent ébouillantaient des

     

    poulets vivants, la têt en bas par paquets de six, pour un groupe industriel.

     

    Et nos quatre parents nous couvaient des yeux : "Eh bien, allez-y ! Dites-vous

     

    quelque chose ! ...mais enfin, dis-lui quelque chose !"

     

     

    En classe, c'est de plus en plus tôt dans l'année que Maître Moil'Nœud se livre à des flirts avec le caca-prout. Il pète par la bouche. Sans arrêt. Surtout quand il se baisse pour ramasser quelque chose. "Heureusement qu'on sait qu'il est intelligent, sans ça quelle vulgarité..."

    Evoquer Chardon que je suis arrivé à faire passer en seconde par son sens du français ; avait sorti la blague ignoble : « Papa, caca... » - j'ai dû me farcir l'intervention indignée d'une espèce de conne, scandalisée que la classe ait pu rire : « C'est ce que vous faites tous les soirs à votre fils ? » Je me fis ensuite un devoir d'emmerder la fifille à maman tout le reste de l'année. À chaque plaisanterie scabreuse je précisais : « Et pour les débiles, je ne fais pas de propagande ». La fille regardait autour d'elle, morte de honte, mais personne jamais n'a rien soupçonné. Il y a vraiment des parents qui ont du temps à perdre. J'ai parfois pris des airs entendus pour proclamer que mes ddisciples abordaient tous désormais cet âge où « les garçons commencent à s'intéresser aux filles ; et les filles aussi. » Un temps. «...aux filles. » j'ajoutais que là, oui, je faisais de la propagande – devant les filles, soudain plus indéchiffrables les unes que les autres...

    Garbi Effendi, outré de tant de plaisanteries de cul, m'offrit pour finir son sermon, d'homme à homme et non sans condescendance, un énorme cigare ; et son fils, à la fin de l'année, un 33 tours de Fernand Reynaud, sitôt subtilisé par mon honorable épouse, qui haïssait le rire - j'étais marié ! – pourquoi ne pas s'assoir pourtant sur un fauteuil en décrétant : « nous allons rire ? » « Un fusil, c'est fait pour fusiller ! Une mitraillette, c'est fait pour (toute la classe) mitrailler ! Un canon, c'est fait pour (toute la classe) canonner ! Et un tank... » Enfants de s'esclaffer - «...pourquoi riez-vous ? à quoi pensez-vous, bande de petits vicieux ? » Les hurlements redoublent... (« c'est vous, M'sieur ! c'est vous! ») Concours de faux pets.

    On se lasse avant lui ; mais un beau jour un vieux gaz lui descend le rectum, au Moil'nœud : il entrouvre la fenêtre, il se lâche sournois - et hop, le petit coup de vent coulis bien traître qui rabat tout vers l'intérieur – et d'un seul coup d'un seul tous les gars du premier rang comme un seul homme qui se remontent leur col roulé sur le nez - ah la vache... ah l'enculé - tous étouffés sous le tricot - admiratifs, tout de même. Et moi je ne les détestais pas trop les garçons du premier rang. Moins beaux, mais plus francx. « Vous êtes tous là à me regarder avec vos yeux en anus de mouche". La fille Braillard, bien forte en gueule : « Je vous emmerde ! - Torchez-vous mon amie, torchez-vous." Tout le monde s'est foutu de sa tronche, elle l'a fermée ; le Principal – pas de majuscule ; « principal » suffit - appelait ça « les cours à la C. » - ce principal portait plus ou moins sur le dos sa déprime - peut-être une pédophilie larvée – allez savoir : il ne m'a jamais inquiété (la fille Braillard, pour en revenir à elle, s'imaginait que le but d'une femme, c'était de rendre un homme heureux : « Détrompez-vous ! » lui disais-je (féminisme oblige...) « on n'y arrive pas ! » - en définitive, elle avait raison).

     

    Ne fais pas aux truies...

    Je raconte (inventée par moi, mais chacun prétendra le contraire) la blague immonde du grand con de puceau de paysan qui n'y est jamais arrivé avec les filles (je mime). Alors comme il garde les truies dans la prairie, il se dit : « Tiens, si je me faisais une truie ». Il baisse le falzar, et hop (je mime). A ce moment-là le fermier patron, dans sa ferme, regarde sa montre : « Mais qu'est-ce qu'il fout? » Il va voir, il trouve le puceau en train de (je mime). Il s'enlève la pipe de sa bouche : « Ah le salaud ! » Il baisse à son tour le pantalon (je mime) et s'encule d'un coup le commis qui gueule « Aaaaah !... » et le patron le lime bien à fond en décrétant (je mime) « C'est bien fait ! T'as qu'à pas faire aux truies c'que tu n'veux pas qu'on t'fasse ! » Alors on a ri.

    Après ça on évoquait l' « Évangile selon saint C. » (je m'appelle C.) ; c'était, je le précise, au réfectoire des profs : le grand moment du collège, le seul truc vraiment marrant, c'est la cantine. J'en rêve encore, la nuit, des cantines ; des cours, jamais. Ou en cauchemar. Lorsque je me suis hasardé à ressortir la truie aux élèves, curieusement, ils ont moins ri que les adultes. Manque de références bibliques, probablement. « M'sieu, j'ai fini ! - Tirez la chasse. » Dès la sixième, systématique... Ça passait pour une audace folle... A l'époque... Ça le redevient. On rebrûlera les anormaux. Il y a des journées sans alcool, sans tabac, sans autos. J'ai entendu qu'il y avait aussi une « journée sans humour ». “Vous avez été légendé, Monsieur, légendé ! » - c'était au salon du livre de Nantes - remplacé par celui du gode - pas un élève pour se faire dédicacer mon premier ouvrage... Que sont mes enfants devenus... « et tant aimés » ? Tous ces gens de 44, 46 ans, sombrés corps et biens dans l'immense melting-pot de l'Ille-et-Vilaine...? C'est grand, l'Ille-et-Vilaine... Est-ce que ça serait une si bonne idée de les rechercher sur internet ? si j'ai servi à quelque chose ? ...si ça a vraiment existé ? Certains me recontactent en effet. Que j'ai oubliés. J'aurais aimé assister à l'un de mes cours – mais que de procès en perspective, si cette pochade que j'écris par extraordinaire atteignait les rayons de librairies...

    Immunité

    L'hiver on étouffe près du radiateur. À présent les classes sont bien chauffées, il y en a partout des radiateurs... Toujours au premier rang un enrhumé me fait ouvrir, fermer, rouvrir la fenêtre. Il me graillonne dessus, il me tousse dans la gueule. Je n'ai jamais été malade : vacciné.

     

    Vannes sévérement réprimées par la loi.

    Moil'nœud tient absolument à passer pour homo, du moins pour expérimenté. A Dolmessac, il passe tout un trimestre à minauder du cul avec une voix de tapette, sans débander. Et cela, dans une seule classe sur quatre. A la rentrée de janvier, d'un seul coup, voix normale. Les élèves : “Vous savez, M'sieur, on vous détestait, au premier trimestre.”

    Il faut trouver le mot "génie" : "Pensez à moi et à une marque de lessive – ("Génie") – trois filles au fond qui hurlent : "OMO, Monsieur !"

    Une fille, hargneuse, les dents serrées, me traite de pédé : "Mademoiselle, c'est où vous voulez, quand vous voulez..." La fille d'un seul coup écarlate.

    La bande dessinée où un touriste se fait enculer par un nègre (ce sont des filles qui me l'ont offerte) : "Il y a une inexactitude ; ça ne fait pas mal." Les deux filles font exprès de ne pas se regarder ; il sait laquelle des deux pourrait dire à l'autre : “Tu vois, ça ne coûte rien d'essayer.” Ah les filles, ah les filles... « Poil à la crête » ; la fille Braillard à sa voisine, avec geste à l'appui : « Tiens, c'est vrai, ça me fait comme une crête, là... » Adoration des filles de quatrième. Pour leur spontanéité. Leur franchise. Leurs branlettes portées à même la gueule. Mais à dix-sept ans, pas un jour de plus, elles se mettent leur masque de Femme. C'est fini. En avant pour la langue de bois : « Oh mais pour faire l'amour il faut que je sois très, très amoureuse ! » - pour te branler, Madame,

    t'es amoureuse de qui ? - Oh mais c'est pas la même chooooose ! » me dit un jour une maîtresse de 28 ans - pas une ancienne élève - je ne l'aurais pas supporté ; elle se branlait bien, d'ailleurs. En gros plan. Super.

    Saint Absurde.

    Sur un texte de Bosco (“Les sangliers”, du Mas Théotime), une heure de pur délire, de gigantesque bordel non-stop... Facile : appliquer aux sangliers tout ce que l'on peut dire sur des automobiles. Les sangliers à clignotants, avec gestes à l'appui, bruitages motorisés... « Des exercices de bruit », qu'ils disent, à l'institut de formation – eh, c'est ce que j'ai toujours fait ; bien avant vous. Et d'autres avant moi. Vous savez, à écouter bien calmement, sans rire, les sketches des professionnels, l'on s'aperçoit qu'ils ne contiennent presque rien de véritablement drôle ni profond. Trois grimaces, trois bégaiements, quatre jeux de mots approximatifs - et c'est dans la poche. Le tout est de créer une atmosphère, une complicité.

    (chercher aussi "vos agissements...")

     

     

    Catalogue , suite

    Mazzini, au fond de la classe, derrière deux filles plantureuses “Je vous vois là comme un médaillon entre deux seins” ; c'est lui qui parle de “la” brosse à dents familiale. Toute la classe se récrie d'horreur - le drame, plus tard, à la maison ! C'est ainsi que j'ai réussi à persuader de ne pas laisser un garçon dormir dans le lit de sa mère, car il n'y avait rien de tel pour le rendre pédé ; tout le monde avait protesté, mais j'espère qu'on en a tenu compte. En compagnie de mon collègue Duboncœur nous ramenons ledit Mazzini chez lui avec des vannes du genre : “T'habites Bourg-la-Reine ou t'habites Choisy-le-Roi ? t'habites à combien de Tours ? t'habites au Cirage ?”- et lui, outré, ravi : “Oh ! Monsieur ! oh ! Monsieur !” Un peu plus tard, je trottine derrière Duboncœur, 2m 10, en déblatérant des vannes de cul : "Ça ne m'intéresse pas" dit-il en accélérant - je suis tout désappointé : il a cru que je le draguais. X

    Arriver par-derrière, saisir l'élève par le coude et lui sortir, d'un ton pénétré, désignant les cuisines : "Piccolini ! - Oui M'sieur ? - Ça sent la pomme de terre... " Je l'engueule parce qu'il brûle des rats dans des cages de fer en les arrosant d'essence, mais il est absent ce jour-là. Je l'ai redit, cette fois-ci devant lui : “On les voit se tortiller, hurler - mais » - avec le plus grand mépris - ce ne sont que des rats ! - Ils souffrent ! je hurle, hors de moi. Il cesse de le faire. Il est à présent pétrochimiste. Ça brûle bien, le pétrole. Il m'a écrit dernièrement. Pour me relater un excellent souvenir. Avec Paladier. Un brave rougeaud, que tout le monde surnommait Gigot. Son père est venu me voir : je m'associais aux moqueries de ses camarades. À ma plus grande honte, je ne m'en étais même pas rendu compte...

    Un jour, Piccolini lui souffle  : « Vautours !... vautours ! ». Il répète : « Vautours... ». Moi, glacial : « Où voyez-vous des vautours ? Paladier, zéro. » Alors il se retourne vers Piccolini, mélodramatique : « Salaud ! » Son père mourut l'année suivante. Les pleurs de Mme Paladier quand j'évoque son mari amputé des deux jambes par une locomotrice ; le cœur n'a pas tenu ; il et mort alors qu'il y avait un "espoir"...Elle sanglote : « Excusez-moi », je lui tiens les mains : « C'est normal, c'est normal »... ...C'est le fils qui avait reçu le coup de fil de l'hôpital annonçant le décès de son père... Ce serait lui, le fils, GLOMOD dans Omma, île maudite. Dernièrement rue Le Bastard je croise un beau brun jovial. «Céla».

    Je ne me souviens pas de lui. Prudemment, j'esquisse mes grimaces. « Céla, poilade ! » Il me le rappelle. Et de me rappeler telle gueulante que je faisais pousser à la classe, à propos du prof de gym – dont ma foi je ne me souviens plus : M. Bordage. Je braillais, emphatique : « Allah... » et la classe s'exclamait « Bordage !!! » J'appelais ça « les pirates ottomans ». Il se marrait, mon ancien potache, en précisant tout de même que mes cours étaient « formidables ». Alors, devant l'anonyme bien-aimée qui l'accompagnait, j'ai incliné ma rondelle occipitale : « Avec ma plus profonde modestie... » Mais je ne me souvenais plus de rien ni de personne. Je devrais réclamer, si je suis reconnu, le rappel d'une connerie, d'un incident - j'imitais aussi M. Combrac, aussi minuscule que sa voix était forte, un véritable stentor – les incisives en éventail, les bras comme greffés directement sur la tête – et l'accent de Toulouse-Blagnac : « Monsieur, encore M. Combrac ! » et je remontais les épaules directement greffées sur le crâne, j'écartais mes petits bras courts et je me mettais à crachouiller en toulousain de cuisine...

    Une fois, j'appelle une jeune fille du charmant surnom « ma loutre en sucre » ; toutes les autres d'exploser de rire : c'était la dernière de la classe que je n'aie pas encore appelée ainsi...

    Refoulements

    Salle des profs. Un collègue, sur le panneau d'affichage, vend un fauteuil ; j'écris au crayon «transformable en vrai teuil » ; certains apprécient, d'autres pas du tout. Cela me rappelle une

     

     

     

    boutique de jeunes vietnamiennes parlant d'enfiler je ne sais quelle pincée de papier dans je ne sais quelle réglette en plastique ; et moi de susurrer :“L'enfilage, vous savez, ce n'est pas mon truc.” Dans mon dos, deux clients : “Je trouve ça très fort. - Non, moi je n'aime pas les gens “comme ça” - « comme ça » nuls ? ou « comme ça » pédés ? Placer ici l'inconvenance du sieur P., dé, fourruré de frais, qui m'arrache un collègue des bras  en pleine conversation :  Excuse-moi, c'est urgent » - excusez-moi, Monsieur P., c'est vous qui êtes vulgaire dans cet établissement, pas moi. » Je ne l'ai pas dit.

    Je n'y ai pas pensé ; toujours Jean Rochefort dans Ridicule. Et puisque nous en sommes aux enfilades : un collègue de Prahecq, puceau nasillard, se stupéfie à grand bruit je connaisse Prahecq, son village, au fond des Deux-Sèvres... Il me dessine je ne sais quel un itinéraire sur une feuille de papier, je lui répète, enthousiaste : « Vas-y, mets-moi tout, mets-moi tout ». A ce moment j'aperçois du coin de l'oeil un certain sieur Boulaouane, pédé de service, tout tortillé de haut en bas comme un lombric sur un hameçon : «Monsieur Boulaouane, vous êtes obscène ! » et lui de s'esclaffer : «C'est vous, cher Monsieur, qui êtes obscène ! » Le même, dans un bistrot, faisant allusion aux mœurs supposées du lycée : « Il règne à Ankara, mon cher ami, une atmosphère orientale ! Orientale... » Le même aussi disant : « Je sais le hongrois, le turc, l'arabe », mais refusant l'anglais, trop vulgaire.

    Son arabe à mi-voix semble d'ailleurs ne pas avoir dépassé la phrase « Je sais l'arabe ». Le même Boulaouane enfin, entrevu au dernier repas de fin d'année, nous tourne le dos d'un coup et pour toute la vie, parce que j'ai fait reprendre en choeur à toute la table : « Boulaouane, gentil Boulaouane, Boulaouane je t'emplumerai » - à cela tiennent donc les séparations définitives, et l'omniprésence de la mort - à grand renfort d'emphase...

    Un jour mes élèves m'ont emmuré : ouvrant la porte en fin de cours, je suis tombé nez à nez sur un mur de moellons ; de l'extérieur, dans le couloir, devant ma porte close, toute une fine équipe, dans le silence le plus total, avait transporté, puis méticuleusement disposé, empilé jusqu'en haut sur papier journal amortisseur les parpaings d'un chantier tout proche Du grand art. Une pionne est venue me glisser, par une fenêtre entrouverte : « Monsieur C., faites bien attention en ressortant ». Toute la classe est repartie par la porte du fond. C'est véritablement le meilleur, le plus exceptionnel et le plus élaboré des canulars qu'on m'ait jamais monté - avec un autre, de filles cette fois : au début donc du cours, baratineur, dragueur, je tire machinalement vers moi la chaise de sous le bureau.

    J'aperçois alors, bien en évidence, un œuf au plat, bien étendu, bien dodu, sur le bois de mon siège. Je repousse le tout, feins de n'avoir rien aperçu, décidé à finir l'heure en position debout. Mon cours se poursuit ; jamais je n'ai observé d'élèves aussi attentives. Puis, fatigué, machinalement, je me suis assis de tout mon poids sur l'œuf. Vous décrire l'énormité de l'éclat de rire qui secoua la salle jusqu'aux tréfonds du rez-de-chaussée relève de l'épique. Je me suis torché le cul avec une éponge : du délire.

     

    X

     

    J'aimais à répéter : « C'est tout de même bien grâce à moi, une fois par jour, que vous pouvez vous sentirs supérieurs" – d'où ma surprise de recevoir d'un ancien élève, jointe à l'envoi de sa première pièce représentée, une lettre spirituelle, où il me déclare que je lui ai révélé ce qu'était le français et la littérature – assurément pas avec les « nouvelles méthodes » (une jeune comédienne (Alcmène de Giraudoux !) déplorant devant moi que le français n'avait plus rien, mais alors plus rien à voir, dès l'année 42, avec le français. Bande d'assassins.

    X

    Je défends les petits

    Un grand dans un coin de classe tabasse un petit. J'ai justement à même la poche un fromage dégueulasse, bien serré, puantissime, relief incongru d'un repas solitaire. Je frappe sur l'épaule du grand qui le temps de se retourner se prend le calendos en plein crâne : "Camembert disciplinaire !" ... Six mois plus tard, dans le train : “Tout de même, il y a des profs qui ont un grain, c'est pas possible. L'autre jour un élève s'est pris un camembert en pleine tête.” Assis juste à côté, je me pisse dessus en serrant les lèvres à me péter les mâchoires... L'élève portait le nom magnifique de Weininger, et se faisait prononcer à la française comme souvent les Alsaciens : Ouenninjé, ça faisait d'un con...

    Je défends les filles aussi. Dans une classe de seconde il est un garçon, appelons-le Robert, d'une rare impudence. Il arbore à l'égard des grognasses le mépris qu'on réserve visiblement aux tas de viande avec un trou au centre. Les filles le détestent de toutes leurs forces. Je fais l'appel : « Mlle Lehrmann ! » - j'entends alors bien distinctement notre Robert, suffisant, poissard, qui me la désigne du pouce par-dessus l'épaule : « C'est la grosse, derrière ». Pure calomnie, mais là n'est pas la question. J'hésite un quart de seconde – en début d'année, tout de même – et je lâche : « Tu parles de la grosse que t'as dans le derrière? » - toutes les filles, debout, hurlant, dansant, me font une gigantesque ovation.

    Fusillé, le Robert. Je ne l'ai plus entendu, le Robert. Juste, de loin en loin, le rictus antisémite de rigueur. A rapprocher d'une certaine collègue d'arts plastiques, mouchant dans les grandes largeurs un grand escogriffe qui déconnait en classe pour épater les gonzesses. Ma collègue s'interrompt : "Vous êtes comme les dinosaures, savez-vous ?  - Ah oui M'dame, et pourquoi ? - Une toute petite tête, avec une grosse queue. »

     

    Mes hontes

    Le dénommé Montier m'exaspère, multiplie les réflexions aigres, puis insolentes, puis méprisantes. Il cherche l'affrontement : je le tabasse. Montier frappé danse et pleure. J'apprends plus tard que son père le bat violemment chaque jour à coups de ceinturon. Qu'est-ce que j'ai fait, mon Dieu qu'est-ce que j'ai fait. Ongadeau a compté 26 coups – pas une plainte extérieure, pas un écho. Il ferait beau voir cela à présent. ...Pour avoir été reconnu à l'extérieur et quelque peu chiné dans une cabine téléphonique transparente, je hisse dès le lendemain Jean Dubert sur une estrade, le désigne avec véhémence à la vindicte publique, pointant sur lui au sein de Dieu sait quel bordel ambiant un doigt vengeur : « Regardez bien cet élève ! Il a fait la chose la plus ignoble qui soit, », etc.

    Plus tard, accompagné d'un camarade, il vient me trouver à la fin d'un cours : “M'sieur, pourquoi vous m'avez fait monter sur l'estrade?” Je bredouille « l'incident est clos ». Il s'est retiré en grommelant. Je l'ai traité ensuite comme n'importe quel autre, mais cela n'aura pas suffi. Moi aussi j'ai esquinté. Nguyen-ti-Thang, toute seule en fin de classe : « Monsieur, vous m'avez fiancée à tous les garçons de la classe, successivement. - Vraiment ? - Oui Monsieur. - Je ne m'en suis pas rendu compte. Je vous demande pardon. Je ne le ferai plus. » Elle a tourné le dos, grave et décidée : justice était faite. La métisse Schliff, ignoblement donnée par moi en exemple d'un teint olivâtre (chacun s'étant retourné pour la dévisager), m'épingle plus tard devant tous pour qualifier, longuement, ma couleur de cheveux : « Filasse... » Bien fait pour ma gueule.

    X

    Pour la fille Puttemans («Puisatier »), je me suis abstenu toute l'année de la moindre plaisanterie. Je l'aimais passionnément, je l'ai presque demandée en mariage : “Monsieur," m'a ré pondu sa mère qui prononçait avec apllication « P't'manns » à la néerlandaise, "je suis juste venue vous parler de ses résultats scolaires” - sa fille était l'une de ces incarnations même de la Grâce que les grandes brunes à peau nacrée incarnent si souvent ; se prosterner, l'effleurer peut-être, savourer les premières caresses, puis, impassible, de dos, décharger si profond que les cris s'y étouffent - car si transpercée qu'elle soit, nul jamis ne saurait la posséder. Ce sont précisément de telles incarnations, subies de plein fouet, qui pourtant prennent des notes à même leurs classeurs. Qui s'expriment à haute voix dans vos cours, ce que l'on appelle sur les bulletins "participation », sans que jamais votre adoration puisse concevoir la moindre reconnaissance ; mais bienheureux soit celui qu'elle baisera. J'ai lu que la beauté n'apporte bien souvent à ses bénéficiaires qu'une intense mélancolie. "Mademoiselle" murmurais-je à l'une d'elles qui par désoeuvrement contorsionnait devant moi son visage, "vous pouvez faire toutes les grimaces que vous voulez, vous ne parviendrez jamais à vous enlaidir" - "Te rends-tu compte" s'exclama sa camarade "du compliment qu'il vient de te faire ?" - non. Puis un jour un tonneau est venu me voir : masse goîtreuse taillée dans le saindoux - n'avais-je pas traité par exaspération de conne une autre encore de ces filles "descendues du ciel" - et tandis qu'à mon tour face à la baleinière génitrice j'usais de tous mes charmes afin de l'égarer sur l'objet même de sa visite, je m'interrogeais sans fin sur les gouffres insondables de l'hérédité.

    Demoiselle à qui je murmurai le jour suivant renversé sur mon siège qu'elle contournait pour gagner sa place vous êtes l'incarnation même de la féminité. Trois semaines plus tard elle fit son entrée griffée au front de cette double entaille verticale ou "griffe du lion" qui autrefois passait pour la marque du mal. Jai pensé ce n'est rien ou bien j'ai mal vu. Puis le front s'épaissit, ses yeux se bridèrent. A la fin de l'année ces traits si diaphanes s'étaient inexorablement fondus sous une peau peau d'orange qui fit d'elle à jamais la reproduction de sa mère... Etait-elle avertie (à ton âge j'étais comme toi). Dans quelles affres fatidiques vit-elle s'abîmer jour après jour la porcelaine de son teint sous la plus terne et granuleuse faïence, sans rien qui pût jamis faire soupçonner sa beauté engloutie...

    Je n'ai jamais pu, su, voulu, modifier ma façon d'enseigner, d'être, ni de vivre. Préparer des cours, donner des cours, acheter la bouffe, poster mes griffonnages à des éditeurs arrogants, tirer ma vie de famille. Cours, promenades, fuites - copies, cours, vexations, exercices de calme ; chahuts, corde raide, corde raide, télé du soir - comment pouvais-je – mettons - réussir l'agrégation, changer de profession, rassembler toutes mes forces ? ...quelles forces ? où cela, des forces ? « Mais je ne sais pas, moi, quand on veut que ça change, on s'en donne les moyens ! » - quels moyens ? « y'a qu'à » ! « le taureau par les cornes » ! ...et allez donc... - mais je bossais mon vieux, je me débattais, je vivais, vous pouvez marner, vous, 5h de rab après les cours en prenant sur votre sommeil ? ...vous le feriez...? sans blââââgue...

    ...Sans vous soucier de votre femme, sans regarder la télé, au bureau toute la soirée jusqu'à 23h sans visite ni promenade ni vie sociale ? « ...et je l'ai décrochée, mon agrég ! » - et tes élèves, ils ne t'ont jamais semé le bordel pendant toute la journée, et tu étais copain avec le Principal et les parents d'élèves ? Et en rentrant complètement claqué tu ne retrouvais pas de femme dépressive à crever - « change donc de partenaire ! » - ah oui ? comme ça, comme d'une paire de chaussetttes ? ...vous vous sentiez aimés au moins ? confiance en vous peut-être ? - moi non. Désolé. Ça vous la coupe mais c'est pareil. Et je viens me plaindre (« Ne viens pas te plaindre ! ») - mais si. Et je vous emmerde.

    Je me plains de n'avoir pas eu la force, de ne pas avoir résolu vos équations de fachos style « quand on veut on peut » - et comment on fait nous autres, alors ? Mais vous faites ce que vous voulez, chacun sa merde, je m'en bats lek ! Tenez, essayez d'arrêter de fumer un peu, juste comme ça, pour voir, et après vous pourrez parler. Quant à moi, oui moi, moi moi moi, le looser, je sentais les mois, les années me cavaler sur le dos, 42, 43, 44 ans, dès septembre je guettais la Toussaint, Noël dès la Toussaint (vite, vite, retour à Rennes), Mardi-Gras dès la rentrée de Noël (vite, vite à Rennes), Pâques à partir du Mardi-Gras (vite à Rerennes) - et ne pas oublier ses parents d'Orléans - « On ne te voit jamais, on est bien malheureux, et ta fille, elle est de qui, hein, elle est de qui, ta fille ? ») - la vie filait comme l'eau sale par le trou de l'évier. Et c'est ainsi pour tout le monde et je vous emmerde. C'est de l'humour. Si peu que je modifiasse ma formule, mon approche - les enfants se rebellaient. Nous n'étions pas encore au temps où les parents, le verbe haut, venaient vous expliquer votre façon d'enseigner, de vous comporter, d'être, en somme. Ils vont participer aux cours. Nous verrons ce qu'ils en pensent. Quant à moi, en ces temps-là, ne pouvant changer quoi que ce soit, en dépit des gâteux de la vieile école, je me contentais de prendre un mois de congé par an, pour fragilité nerveuse ; ça me faisait un bien... fou, et l'Etat n'en est pas mort.

     

    X

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    Adieu Lycée Palladino d'Evreux, l'horreur. « Voici la clé de votre classe ». et c'est tout. Ma haine immédiate, viscérale, de ce lycée de garçons. Je déteste les garçons, cons et vulgaires. Mme Jardy me demande si son fils ne pourrait pas travailler, tout seul, au fond de ma classe ; il paraît que je ne fais que rigoler. Je ne m'en souviens pas. Ça doit me couler de la gueule comme du fiel. Elle dépense des fortunes, la pauvre mère  : tous ses enfants “réussissent leurs études” ; elle envisage même un cycle court pour le petit dernier. Mais préfère qu'il travaille en classe au lieu de m'écouter. Il faudrait savoir. J'essaye de la dissuader. Il a désormais 55 ans, le fiston. Ma rage à sillonner les environs sur mon 40 cm cubes, dès que j'ai trois quarts d'heure devant moi. « Tu nous les casses, Trey ».

    C'est vrai qu'elles étaient nulles, mes vannes. Je vais un jour à la piscine, sur l'insistance de ma femme. Des jeunes en maillot s'approchent du rebord : « Hein M'sieur, qu'vous nous aimez pas ? » Nous écourtons la baignade. J'apprends plus tard qu'un juge, un préfet, un flic, ne doivent se baigner qu'à la ville voisine, pour éviter toute avanie. Voir un élève hors contexte me rend infiniment gauche et vulnérable. Voûté. J'avais dit, en classe : « Déva, lisez » - pas fait exprès. Ça arrive. Rigolade. Je le retrouve sur un quai : « Déva, c'est vous qui avez pété ?  - Ecoutez, vous n'aimez pas qu'on vous parle en dehors des cours, alors, foutez-moi la paix » - quoi ? ce quatrième, qui me parle sur ce ton, éprouve donc des sentiments ? se vexe ? de quoi se mêle-t-il ? ce morveux ? Bien fait pour ma gueule –« T'étais moins fier, l'autre jour, à pousser ton Caddy ! »

    A Beulac une fois, remontant par jeu le long couloir des caves sous toute la longueur de la barre (des perrons souterrains marquent, à intervalles réguliers, les remontées aux rez-de-chaussée) j'avise à l'autre bout, immobiles, côte à côte, deux de mes escogriffes les plus infects. Chacun de mes pas les rend plus clairement reconnaissables. Si je rebrousse chemin, ils vont se foutre de ma gueule. Alors j'avance, de plus en plus rabougri, quasi cassé en deux, sous leurs rictus ; paniqué, vaillant, ratatiné. Le lendemain matin l'un des d'eux, Gastro, me demande ce que signifie en portugais à mañãe de mañãe - “...demain matin ?” - il se retire, satisfait.

    Plus tard, ailleurs, à la sortie d'un tabac, je me fais agonir de sarcasmes par le patron - dans le dos : « Ah, on fait moins l'important, maintenant ! » - j'ai senti sur-le-champ que si j'avais eu le malheur de me retourner, je n'aurais pas su maîtriser mes traits. Revenir sur mes pas, noblement, reposer mes achats sur le zinc, glacial : « Je n'en veux plus. Gardez votre argent » - je suis reparti sans le moindre commentaire - pour ne pas me faire cracher à la gueule.

    C'est ça, le peuple.

     

    Prodigue

    Je lance à la volée dans la cour une bonne poignées de "pièces jaunes". Certains sixièmes me les rapportent avec respect, je dis cadeau ! ils me remercient. Plus tard, l'un d'eux, passé surveillant, ceinture noire, me rappelle qu'une bousculade avait failli le jeter sous un bus. Il me rappelle aussi ce dialogue : « Un fusil, c'est fait pour... - Fusiller ! - Une mitraillette," - la classe, en choeur : "Pour mitrailler!" - Un canon ? - Pour canonner ! - Et un tank ?" – gigantesque éclat de rire "Pourquoi rigolez vous bande de petits vicieux?  à quoi pensez-vous donc ?  - C'est vous M'sieur ! c'est vous !" - hurlements, hilarité générale - le genre de truc qui me vaudrait aujourd'hui mise à la porte et trois mois fermes les fers aux pieds. Imbéciles. Comme disaient des correspondants allemands : "Un prof comme ça, chez nous, c'est la prison, ou l'asile" - jawohl !

     

    X

    Mon collègue Treter raconte ce qu'il a vécu : « Votre nom me dit quelque chose ; je n'aurais pas eu votre frère par hasard, autrefois, dans ma classe ? - Non Monsieur ; c'était mon père. » A frémir. Il aimait chiner, le père Treter, refourguant ses trouvailles sur la place, derrière les remblais du chemin de fer. « A l'école coranique, si vous disiez le dixième de ce que vous me dites, c'est à coups de bâton qu'on vous corrigerait. » En ce temps-là, les plaintes pour racisme ne se déclenchaient pas pour gagner de l'argent ; témoin ma prof d'histoire de 3e, sèche comme un coup de trique : «Je m'appelle Mickelson, mais je tiens à préciser que je ne suis pas israélite ». Je l'aimais beaucoup ; mes camarades, non : le lycée Garibaldi de Bucarest comportait un tiers d'Occidentaux, un tiers de Roumains, un tiers de Séfardim. L'année précédente, engueulant un juif et un musulman, elle avait sifflé : « Vous n'êtes pas de la même religion, mais vous êtes bien de la même race ! » - Davidonn s'est dressé comme un ressort : «  Suivez-moi chez le Proviseur, pour répéter ce que vous avez dit !" Elle s'en garda bien. C'était un excellent professeur.

     

    X

     

    Je m'aperçois que désormais mes souvenirs de lycées s'emmêlent à ceux du vieux prof. Comme si en effet je n'avais jamais quitté l'école. Mais j'ai vécu ma vraie vie - n'en déplaise aux obscènes revendications des parents qui firent un beau jour une ovation (style "Bal des Vampires") à leur tribun : « Les profs ne préparent pas à la Vraie Vie !" (on va leur montrer, nous autres!) (...à remplir un chèque ? à cocufier sa femme ?...) - mais c'est quoi, la Vraie Vie? ...celle d'un épicier ? d'un gendarme ? d'une infirmière ? soyons fous : d'un prof ? J'ai lu dernièrement, sous la plume de ce dandy qui traîne dans la merde ceux qui l'ont formé : « Les professeurs du secondaire, qui n'ont pas connu la vie mais s'imaginent l'avoir connue... » - pauvre con. Si la « vraie vie » en effet c'est ce bac à sable, où tout le monde s'assomme à grands coups de râteaux en se comparant la quéquette, je me flatte, je me targue en effet, je me glorifie de n'avoir jamais voulu la connaître - il a l'air complètement à côté de ses pompes - la Vraie Vie où tout le monde « se bat pour son bifteck » comme aux plus beaux jours de l'âge de pierre...

    J'ai même ouï parler d'une association dite caritative refusant systématiquement les profs, « parce qu'ils croient tout savoir et ne savent rien faire ». Assurément, je n'estime pas nécessairement cette corporation et je m'en suis toujours senti marginal. Encore m'a-t-on asséné que j'en présentais toutes les caractéristiques : intonations, expressions, sujets de conversation – mais je ne suis pas "un prof"...

     

    X

    Un fou

    Je descends dans la cour en serrant contre moi le porte-manteaux chromé à patères de la salle des profs ; je fais semblant de poursuivre les élèves avec cet engin : « Gourou gourou! » - tous se tassent peureusement aux quatre coins de la cour en détournant les yeux - « gourou gourou ! » Quand je suis remonté, Zakoski, prof de maths, me dit : "Tu as des troubles cons portementaux". Je suis mortifié d'avoir manqué ce calembour éclatant. Aujourd'hui je n'y couperais pas de l'asile, direct... Zakoski est un grand homme ; c'est lui qui m'initie au maniement d'une machine à écrire électronique. J'admire ses deux enfants, métis polono-bambara de grand-mère vietnamienne : ils sont couleur vieux bronze - magnifiques. Il me répète : « Tu baisses ». Les collègues me demandent pourquoi je traverse la cour dans un ample manteau, rogue et solennel : « Je m'exerce à marcher avec distinction. - En effet ! c'était très réussi ! » Et nous finissons par nous foutre de ma gueule. Theillol, directeur adjoint, se vautre sur la table devant moi ; puis il se redresse pour aller aux toilettes en beuglant : « Tiens ! Je vais aller me vider la bite ». Je me rends compte le lendemain qu'il a très exactement repris mes gestes et mon propos fleuri, sans avoir voulu m'engueuler autrement que par cette sanglante imitation.

    Theillol fut l'un des seuls administratifs à bien gérer les fous. Il me proposa de confisquer à mon profit tous les cours de latin, à faible effectif. J'ai refusé : question de solidarité - il me dispensait déjà des classes de "transition" ou "pré-professionnelles de niveau" (CPPN) où les "élèves" entrent en classe en se cassant la gueule. Theillol était un chasseur. Mort peut-être. M'avait conseillé un oto-rhino, Salem. Je lui dis : « Il ne serait pas un peu juif, par hasard, ce Salem ? » Et lui, ouvrant les bras, l'accent pied-noir au couteau : « Que voulez-vous, Monsieur C., il n'y a qu'eux ! il n'y a qu'eux ! » Dont acte... Theillol fut l'un des rares membres du personnel administratif qui m'ont permis, par leur hauteur de vue, par leur connaissance de l'humain, de connaître quelques adoucissements. Qui m'ont permis de tenir. Je le remercie de tout cœur.

    X

    Un fou, suite

    Je lance mon pied au cul d'un sac à dos en imitant Johnny : “Ah que cou-cououou...” - deux quatrièmes regagnent leurs salles en hoquetant de rire, titubants, écroulés l'un sur l'autre. Je reproduis dans un couloir, rien que pour moi, la démarche cahoteuse du Gnome à la hache dans Le Bal des Vampires : démarche de gorille, grognements baveux, décalage latéral du bassin, trottinement terrible de La Belle et la Bête ; deux collégiennes que je croise en perdent le souffle au point de s'étayer l'une à l'autre pour ne pas s'effondrer de rire.

    Réunion parents-profs ; deux mamans me repèrent : “On va suivre celui-là, il nous mènera dans la bonne salle” - je suis juste en train de me précipiter aux chiottes. Je leur jette par-dessus l'épaule : “Là où je vais, ne me suivez pas !” Drôle d'effet d'entrevoir deux femmes étouffant de rigolade au point de se tenir aux épaules en titubant.

    Je déclare en réunion : «  Etudier le latin sans faire de grec me semble aussi absurde que de faire du vélo à une seule pédale ; pour l'autre pédale, j'ai pensé aux Grecs” - silence de banquise - une seule trouve ça tordant, se retourne et s'arrête d'un coup devant les tronches glaciales de l'assistance ; plus tard j'évoque Alcofribas Nasier, alias Rabelais, « que nous aborderons en trois parties : les rats, les bœufs, le lait » - gueules imbranlables des parents – mais il est revenu, le temps du bûcher...

    X

    Une chanson ! Une chanson !

    Gibt's einen Stuhl da, Stuhl da, Stuhl da

    Für meine Hulda, Hulda, Hulda ? -

    “Y a pas une chaise là, chaise là, chaise là

    Pour ma Séléna, Léna, Léna » –

    ou à peu près ; mes germanophones d'Ankara trouvent ça plat : so platt Monsieur.

     Parademarsch, Parademarsch, der Kaiser hat ein Loch im Arsch ! -

    « Marche de parade, l'Empereur a un trou au cul » -  Pourquoi le Kaiser, Monsieur ? ...tout le monde ! »  - je précise : « von Preuszen ! » - les voici atterrés : on ne dit pas « von » mais « zu », « zu Preuszen », « pour la Prusse », en charge, par Dieu, d'une fonction subalterne, provisoire et révocable - « ...comme vous, monsieur ! »

    Troisième chanson : Moralès-seu, Moralès-seu ! - il s'agit du sketch de haute volée de Bénureau, Didier. Les filles me répètent « C'est pas ça du tout, monsieur ! mon frère le fait mieux que vous ! » - je m'obstine à barrir

    "toi qui aimais voyager /

    te v'là tout éparpillé" - sale mine -

    toi qui aimais batt' des r'cords / à vingt ans déjà t'es mort - tout le monde tape sur sa table - je n'ai connu le texte intégral que bien plus tard, quand je n'avais plus personne à faire rire...

    X

    LE PEUPLE, PUTAING CONG...

    J''éprouve une une répulsion irrépressible envers tout ce qui est peuple. “Culture prolo” me semble toujours particulièrement vide de sens : belote et pastis / Mozart et Haydn – quel rapport ? pure démagogie.

    ...Le degré zéro du slogan syndical me semble atteint par “Tous ensemble – tous ensemble – ouais ! ouais !” - avec ce hideux accent languedocien qui n'arrive pas à émettre le son « an » : tous angsangble tous angsangble - alors que j'avais pleuré, autrefois, à simplement ouïr au transistor la foule ouvrière de Toulouse interminablement psalmodier sur la place du Capitole Unité ! Unité ! Unité ! – j'en ai encore le frisson – jusqu'à ce que les chefs syndicaux se tombent dans les bras en sanglotant à la tribune - mais tous angsangmble, tous angsangble – à gerber - gnouf ! gnouf ! - suffit-il donc de beugler tous angsangble pour avoir raison ?

    ...Deux lycéennes hilares entrent donc en cours au pas cadencé en hurlant « Tous angsamgble tous angsangble - gnouf ! gnouf ! » J'adorais l'une d'elles, riche, métisse, à qui j'ai laissé entendre que vivre avec elle eût été mon bonheur pour peu que nos âges eussent concordé - tu ne te figures pas que j'épouserais ce vieux con ?  J'ai oublié son nom -dites-moi - mademoiselle - est-ce que vous ne parleriez pas l'allemand couramment, par hasard ? Ses yeux ronds : "Comment savez-vous ça ? - Parce que j'ai souvent eu l'impression d'être particulièrement bien compris. » Le latin et l'allemand présentent en effet des similitudes. Elle reconnaît que ses origines comportent également une tante autrichienne, qui l'a initiée à la langue de Goethe l'nnée de ses huit ans.

    Je me souviens de Roberte Hulafont ; jamais je n'ai dit ni entendu dire : « Il manque Hulafont ». Elle pensait que je ne l'aimais pas. En toute innocence. Hulafont était immense, osseuse, féminine comme une paire d'échasses. Mais une classe, mon Dieu - une classe...

     

    Les deux Brègue

    Je mêle souvenirs d'élève et de prof. Le premier Brègue était un grand dégingandé, rouquin, fils du commissaire, viré d'un lycée à l'autre, Laon ou St-Quentin, alternativement. Il jouait du saxo. Toujours la même phrase de jazz. Je l'ai poussé de tout son long dans une flaque bien boueuse. Les autres, à l'abri sous le préau, m'encourageaient, m'acclamaient ! Hélas, chevaleresque, je lui ai tendu la main pour se relever. Il m'a reflanqué la rouste, outragé de sa première défaite. L'autre Brègue, c'était la fille d'un patron de supermarché, gênée par tout son fric. « Je me suis fait voler mon scooter » ; mon père : « Ça ne fait rien, tu n'as qu'à aller t'en acheter un autre ». Ce genre de gêne dure peu.

     

    « Je regarde le disc-jockey »

    C'est une chanson très naze. Je l'ai fait chanter à toute ma classe. “Les garçons à voix grave  à ma droite, les garçons à voix claire (je n'ai pas dit « aiguë », diplomatie) à gauche, les autres au milieu. Ceux à voix grave, scandez “boum, boum” ; à voix claire : “tchac, tchac” ; on essaye : boum-tchac, boum-tchac. « Ceux du centre : imitez la cornemuse, en frappant le pharynx du tranchant de la main : ouin-ouin-ouin, ouin-ouin-ouin-ouin, ouin-ouin-ouin-ouin, t'houououou , on se dégonfle ! ouin-ouin-ouin... On essaye – OK ! Ensemble à présent : boum-tchac-ouin-ouin – c'est bon ! » Les filles devaient chanter là-dessus, de l'air le plus con possible “Je regarde le disc-jockey... Allez les filles, encore plus con ! Tout feu tout flaaaaamme ! Et pour finir, l'hystérie ! Allez les filles, l'utérus entre les dents !” - épique.

    Je ne m'en suis aperçu que trop tard : il fallait les faire nasiller, les filles, à fond, comme des canes - auraient-elles accepté ? - nez en moins, quel triomphe ! du grand art, en vérité. Le fils Enten « ennteunn » (« Descanards ») se souviendra toujours de cette Grande Déconnation : “Arrêtez de vous fatiguer ! À vouloir nous démontrer - que vous nous aimez... ! » Son père vient me voir. « Souviens-toi de tes origines ! Pense à ton nom  ! » Alsacien, et juif, Enten. Je l'ai suivi dans le couloir, emboîtant mes jambes dans les siennes, vieille couillonnade de caserne, et susurrant : « Alors, on joue au docteur ? » Enten détestait les futures mémères, il les singeait, minaudant, impitoyable. Avec Küchenmeister : « Descanards » et « Maîtrequeux» - inséparables ; ce dernier rejeton ultime du fameux médecin légiste aujourd'hui bien oublié (1821-1890) ; qui s'était préparé pour une scène de Marivaux, l'un des rares garçons volontaires, puis désisté in extremis, se donnant de surcroît le toupet d'assister, au premier rang, à la représentation. Le metteur en scène l'aurait bouffé.

    « Maîtrequeux » se faisait prononcer « Kukinmestère ». Mais il reconnut que parfois, les autres membres de la même famille, les Schmahlhans, les Röcklingen, en toute tendresse et complicité, murmuraient : Küchenmaïster, à l'allemande. Il y aurait tant à dire sur cette aventure théâtrale du Lycée de Grénolas ! L'immense Goldenstein, jouant le personnage de Don Juan, se vit contraint par Bareski, notre metteur en scène, de se rouler sur une fille sur les planches ; refusant avec véhémence, il trouva le touchant subterfuge d'effectuer sa roulade hissé sur ses avant-bras pour épargner les deux pudeurs adolescentes... “Qué gratteux !” s'écriait-il au bistrot lorsque je comptais ma petite monnaie pour ne payer que ma part... Apostrophant le petit Moïse : « Eh dis donc, Moïse, tu ne serais pas un peu... juif, par hasard? » - un petit pâlot, tout racorni... je l'étouffais, ce Moïse ; les derniers temps, mes cours tenaient de la parade de cirque. J'incarnais si l'on peut dire ce genre de prof qui asphyxie ses disciples sans leur en laisser placer une. Le petit Moïse écrivait minuscule, ses dissertations tenaient en dix lignes. Comme s'il s'interdisait de penser. D'exister. Sa propre mère avait eu la douleur de perdre sa fille, suicidée à seize ans. J'ai voulu la rattraper par l'épaule, elle s'est dérobée d'un coup.

    Je devrais dans ces évocations chaotiques intercaler de profondes réflexions entre chaque anecdote ou série d'anecdotes (j'écris « sur les planches », guettant les réactions supposées du lecteur - ce qu'il ne faut pas faire n'est-ce pas) mais je ne vois pas du tout, moi, quelles réflexions faire : je ne connais que l'ennui, la peur ; la corde raide, le salto arrière, pile poil sur le fil - jamais la moindre promotion (« petit choix », « grand choix ») - toujours mal avec l'administration. Pour ne jamais trahir l'adolescence, rester de plain-pied total avec elle, cette si terrible adolescence, seule véritable dimension du monde ; c'est l'homme qui meurt, nom de Dieu, juste après l'adolescence...

    A 15 ans - puis tout compte fait 18 - je me suis solennellement juré de rester tel quel. A genoux bien plus tard sur le rebord coupant du tombeau d'Orélie, Roi de Patagonie, j'ai fait à haute voix le serment de rester fou à tout jamais. « Vous savez, vous l'auriez connu, l'Antoine, vous vous seriez rendu compte qu'il était complètement zinzin » - bien sûr, braves jeunes ploucs, aussi cons que vos pères - hors sujet mais pas tant. J'ai mené jusqu'au bout ce misérable projet de rester coûte que coûte fidèle à mes conflits ô psychiatres-z-à deux balles. J'ai toujours su que la révolte et l'inaccompli seraient le meilleur de moi, maman-ma femme e tutti quanti. M'étant trouvé chez ma correspondante à Reinosa (Espagne), je tâchai de convaincre cette grassouillette et Pepita sa sœur à quel point leur vie si docile pouvait comporter d'aliénation - l'aînée me répondit ¡ Tu eres siempre a decir profundidades ! "toujours à dire des profondités !” Peut-être des parents, pesant de tout leur poids, sont-ils indispensables à sa propre construction.

    Peut-être pas. Certains rompent, s'arrachent ; je n'en eus jamais le courage. A présent je sais à présent que mes vieux crevaient de trouilles. Au pluriel. Depuis la guerre. Ils ignoraient ce qu'on peut bien faire d'un enfant, d'un garçon. Ils braillaient. Je répliquais. « Tu étais dur, tu sais. - C'est vous qui m'avez rendu dur. »

    X

    Si on ne peut plus être xénophobe...

    Une élève italienne porte le nom magnifique de Critacci ; elle me dit : "Ce n'est pas bien beau, Cri-ta-ksi" - Elève donc la voix sur l'avant-dernière : Critátchi » - je l'aurais consolidée, cette jeune fille, ...si seulement je m'en étais avisé plus tôt... Mais Les étrangers sont nuls, Desproges, 1981 ! ...Le respect, voyez-vous, ça étouffe. Un jour, un petit Syrien tout brun faisant mine (peut-être) d'ignorer qu'il y eût un état nommé “Israël”, j'ai répliqué, de l'air le plus plaisamment outré : “Comment ! ...vous ne savez pas ce que c'est qu'Israël?” Un bon tiers de la classe éclata de rire en applaudissant - “ce que c'est qu'Israël” ! Extraordinaire complicité tout à fait improvisée – j'ai toujours été, inconditionnellement, pro-isréalien.

    Le cochon slovène

    La Turquie comprend une petite minorité de Slovènes, essentiellement urbains ; dans certains quartiers d'Ankara, les panneaux de signalisation figurent en deux langues – turc, slovène. L'un de mes garçons porte un nom germanique, Schneider, “Tailleur”, mais il tient mordicus à son orthographe slave : Šnajder. Un jour où je le fais lire, son effroyable accent transforme la langue de Molière en une atroce cacophonie de hache-paille ; je grommelle : “Eh ben mon cochon... ben mon cochon” - (“ben mon vieux... ben mon con...”) - mon Šnajder (peut-on le lui reprocher) ignore ces finesses argotiques : résignation sans fond, constat d'impuissance devant ce massacre phonétique. Soudain mon Turco-germano-slovène, jusqu'ici placide et ânonnant, laisse éclater son indignation : “Monzieur ! Che ne zuis bas fotre cochon !” Hilarité générale.

    Je la raconte encore en famille, celle-là. Personne ne s'en lasse. Enfin moi.

    Boulou-boulou

    Je me sens obligé d'intervenir, tout de même, lorsque le Portugais de service en 6e traite la petite Noire de “sac à charbon”. A vrai dire je m'en fous totalement. Les vociférations des antiracistes me semblent très exactement contreproductives... Mais une autre fois, salle 117, un petit sixième, noir, bouclé, minuscule, le vrai négrillon Tintin au Congo avec l'accent approprié, vient demander je ne sais quoi de la part d'un collègue, s'emphrouille dans ses brases. Mon Meilleur Elève (l'Emmureur aux Parpaings) l'interrompt brutalement “boulou-boulou !” - sans doute s'imagine-t-il imiter je ne sais quel langage simiesque - « euh... (comme cherchant ses mots) - boulou-boulou !” - renvoyant le sous-homme dans sa catégorie protoarticulée.

    Le petit sixième Dieu merci ne s'aperçoit de rien, recompose ses phrases en me fixant droit dans les yeux - puis se retire, poli, digne : la vexation n'a pas pris. C'est l'autre, le raciste, qui passe pour un con. Moi-même un soir, exténué, cherchant en vain une chambre à Bayonne, je m'attire la sentence tombée d'un tabouret de bar : "Le patron... euh... (ex abrupto) - il est pas là - pour bien signifier que de toute façon, le patron, pour un con de mon espèce – il ne sera jamais là. Ce premier de ma classe se montre particulièrement puant quand il s'y met : “Franchement, comment peut-on s'intéresser à ça... ta mère, « professeur de travail manuel...” Il en dégueulait de mépris. Son père d'ailleurs eût volontiers décrété «Faites des maths et foutez-vous du reste » - il en reste des comme ça.

    Pourtougaou, Pourtougaou

    “Comment appelle-t-on un cochon qui rigole tout le temps ?” Réponse : “Un porc tout gai”. Ça ne manque jamais son effet, surtout quand il y en a un, de Portugais, dans la salle. Il y a toujours un Portugais dans la salle. La mission consiste ensuite à se faire le meilleur ami du Portugais en question. Ce qui passe évidemment par le feu vert tacite de laisser traiter les Français de tout ce qu'on veut, et soi-même de con. Avec quelle conviction jouissive une jeune Lusitanienne ne m'a-t-elle pas répété, sur ma demannde « Va te faire foutre » : Vai te fudér ! - Fermé au maximum, le « é » ? - Oui c'est ça Monsieur, Vai te fudééér. Parole, elle en jouissait.

     

    Uruspur çocuk

    C'est aussi à la suite d'un magnifique ourouspur tchodjouk (« fils de pute ») lancé bien en face par un Ottoman que je me suis enfin mis à potasser le turc. Une langue splendide. Je me souviens aussi de ce désopilant face-à-face avec Djaïoun, qui me faisait répéter« T'tahhoui zzech », « encule ton âne » (« va te faire enculer ») : « Non M'sieur, c'est pas encore tout à fait ça », et je répétais, répétais, jusqu'à ce que je me rende compte qu'il se foutait ouvertement de ma gueule d'abruti. Mais celui que je n'ai pas apprécié, pas du tout du tout, c'est ce grand mollasson de Slovaque passé bien subitement de 6 à 16 (devoir fait à la maison) avec une telle proportion d'aide extérieure que je n'ai pu m'empêcher de le saquer comme un malade : zéro.

    Il est venu s'expliquer en fin de cours mais je l'ai repoussé : « Vous n'avez pas la culture nécessaire pour obtenir cette note » - « On ne laisse pas à l'élève d'autre choix que l'ignorance ou la fraude » braille par écrit l'affligeant pédagogue particulier, rédacteur à la virgule près du texte en question - qui poste illico, sous couvert courageux de l'anonymat sa dénonciation venimeuse et démocratique au Recteur - la « lettre au Chef » a toujours soulevé en moi un dégoût dégueulatif – non sans m'en avoir fait remettre une photocopie :« xénophobie », « négation de la culture slovaque » - or qui sait mieux que moi mon degré d'insondable ignorance en littérature slovenská ? n'existe-t-il pas cent fois plus de Ruthènes ou de Cosaques fins lettrés que de péteux immensément fiers d'ignorer jusqu'aux noms de Yanko Kral' ou de Hana Zelinova ? - encore et toujours notez bien, dans ce papier-cul épistolaire, l'indécrottable confusion de “culture” et de “coutumes” : quand j'achète ma baguette en effet, j'observe la coutume française ; mais en aucun cas je ne prétends incarner ma “culture”... Le fond du drame, voyez-vous, c'est qu'un tel élève ait pu se retrouver en première avec un tel niveau, pas si différent d'ailleurs de celui d'un Français dit « de souche » ; et d'ajouter pour finir, cet enculé du cul, qu'on aurait dû sans délai me radier des cadres de l'Education nationale. « Ne vous en faites pas », m'a dit le proviseur ; des lettres comme ça, le Rectorat en reçoit 20 par mois, et comme ils ont autre chose à faire en pleine période de bac, laissez tomber. » Il eut raison.

    Pour ma part, je ne me suis jamais gêné pour répéter l'année suivante, et sans aucune espèce de remords, que l'on m'avait reproché de saquer un élève en raison de son origine étrangère... Mais je n'ai jamais voulu révéler laquelle : tout le monde aurait deviné, et nous y serions encore.

    X

    Wazza

    What's up ? « comment va ? » publicité pour une bière américaine, en tirant la langue jusqu'au menton comme un malade. Au dixième de seconde pile poil suivant la sonnerie d'entrée , je me casse en deux d'un coup en gueulant wazzaaaah – sec et raide vers la moitié garçons – qui me réplique du tac au tac wazzzaaaaah - une fille, écœurée : “Fallait bien qu'il la retienne encore celle-là, tiens...”

    X

    Racisme ?

    Pour des raisons évidentes, celui que l'on repère toujours en premier dans une classe, c'est le Noir. La « minorité visible » comme on dit (je serais noir, je préfèrerais « nègre »). De même aux Antilles, pour le béké. Mon Africain du jour s'appelle Bongo. Médiocre, effacé. Je n'ai pas pu résister : peu avant Noël, je chante avec l' « accent noir » : “Bongo sapin, roi des forêts, que j'aimeu ta – verrrdûûreuh...". C'est parfaitement crétin. Il me répond “vous êtes rrraciste ; si si m'sieur, vous êtes rrraciste.” Choubert, le prof d'allemand, trouve ça « excellent ». Rien d'étonnant.  Tiyaré, Samoan, vient anxieusement me demander, en fin de cours si je suis raciste : les autres, pour se payer sa tête, le lui ont fait croire. Je l'ai formellement détrompé ; il est reparti tout triomphant.

    Un autre collègue, Lelorrain, prof d'art plastique, ne pouvait jamais s'empêcher d'éprouver les pires difficultés avec tout ce qui était tant soit peu bronzé, noirs ou arabes  : « D'une insolence !... » protestait-il invariablement. Il traitait, aussi, Satie d'"imposteur indigent". Ce prof était un personnage ; toutes les collègues ont sauté sur sa queue. Il trompait ouvertement Urbain, capitaine au long cours, jusqu'à se laisser surprendre avec sa femme au petit-déjeuner, dans le même lit. Lorsque l'épouse mit au monde une fille, chacun scruta sur le visage du bébé la ressemblance avec Lelorrain : peine perdue ; le couple ne copulait pas.

    Mais tout ce qui pouvait se faire, il le faisait. C'est d'ailleurs la même qui, après avoir bien regardé autout d'elle, un coup à droite, un coup à gauche, me susurra d'un air interloqué : « Mais... tu penses vraiment ce que tu dis ? » A quoi je répondis, tout uniment, « oui ». Elle s'écarta vivement et ne m'adressa plus la parole pendant les deux années qui suivirent. Et qu'avais-je dit, me croyant seul ? «Les femmes, c'est un sexe complètement ravagé par la masturbation » - l'explosion délirante de la vente des sex-toys de tout acabit consacre désormais cette banale évidence. Notre premier contact avait été d'ailleurs mouvementé : l'épouse Urbain s'était précipitée Il y a un fou dans l'établissement ! - Comment çà, un fou ? - Oui ! il a ouvert d'un coup la porte de ma classe et m'a tiré desssus ratatatatatatatata !  - Mais non, c'est Bernard - il est complètement dingue.» Autre évidence ; et celle-là, indiscutable.

     

    Les noms d'élèves ou les calembours impardonnables

    Deveyrac : “Jamais personne n'a fait de jeu de mots sur mon nom – Si : "de Véra Cruz". Gastro, surnommé Gastro-Entéro (suggestion d'un prétendu copain de classe). Grand fusilleur de cours. Rappels à l'ordre incessants. Plus tard : « On pouvait tout se permettre, avec celui-là... » - mille excuses - monsieur Gastro - il se trouve que j'ai aussi, tout simplement, un cours à faire... Alanic : « ...ta mère ! » – elle est sortie en trombe - j'en ai marre de vos conneries - mort d'inquiétude. On la retrouve dans les chiottes. Ce calembour débile faisait rire aux larmes mon comportementaliste de psy. Glissedent, surnommée “Tuteuleu”, parce que “Tuteuleu – Glissedent » - grassouillette, en couple désormais avec une femme - les hommes n'aiment pas les grosses.

    Le petit Léglisey, prononcé « Léglisêêê, Léglisêêê”, en référence au dessin du Canard où broutaient les moutons de Colombêêê-les-deux-Eglises... Il me répondait, à juste raison : “Colombin-in-in-in, Colombin-in”. Et surtout, ne pas oublier au fond de la classe la fille Cureton flirtant avec le fils Massœur, toujours l'un sur l'autre au dernier rang, cibles incessantes de plaisanteries fines. Je ralentissais la voix, avant de les séparer, non que je vous trouve antipathiques, mais il y a des endroits pour ça  - lesquels, bon Dieu, lesquels... Toujours bien séparer aussi les filles Lamouche et Dufossé, toutes deux vautrées des quatre seins sur la table à se dévorer des yeux en s'effleurant les mèches du bout des doigts.

    J'ai appris par la suite que les plus tendres et les plus vifs émois naissent dans l'adoration contemplative, et non des pistonnages de queue. Je dois aussi longuement me repentir pour Féranque - « Ulé » bien sûr - il l'est d'ailleurs peut-être devenu, enculé. C'est la vie. Pour le fils Pourchier, (le porcher) je me suis vaillamment retenu... toute l'année. J'ai fait admettre à tous sans difficulté que je ne lui compterais qu'une seule faute par groupes de mots, afin que, de temps en temps, il puisse obtenir sa moyenne à lui... La même année, dans une autre section, je faisais cours à Solange Porcher (jamais je ne me fusse abaissé au moindre calembour).

    Je ne me souvenais que de son nom. Je l'ai retrouvée sur Fesse-Bouc, tourmentée d'amours ratées, si pathétique et si grandiose dans sa lutte, si passionnée pour le Peuple. Ses photographies montrent une quinquagénaire alerte, meurtrie, épanouie. Elle ironise sur tous ceux qui prétendent qu'il suffit d'avoir « sa conscience pour soi » - « pauvres cons...». Elle dit que mes cours accentuaient le permanent déséquilibre où elle vivait. Que c'était un véritable bordel où je poussais chacun à « faire son numéro » (développer la personnalité de chacun ! ne laisser personne à l'écart !) mais qu'elle-même, Solange, n'éprouvait nulle envie de faire son numéro ; que mes blagues ne la faisaient pas rire, et qu'elle détestait ce ricanement permanent - « mais tu semblais si triomphant... »  Je me souviens aussi de la fille Duthil, qui crevait de ne pas baiser, à qui je conseillais de le faire, et qui me répétait : « Mais comment ? comment ? » - surtout se garder de laisser voir qu'elle aurait pu décrocher... le prof lui-même... (Si j'étais amoureux de vous, je risquerais la prison sans problème, or je ne le suis pas » (mon petit laïus était fin prêt) :  « demandez donc au premier venu, il ne refusera jamais ») - qu'est-ce que je peux bien y comprendre, moi, aux tourments des vierges...

    Que puis-je encore écrire en notre époque où telle conservatrice de musée - bac + 5, 1ère à l'INP ! - se permet, du haut de sa cuistre, de reprocher à Gauguin – à Gauguin ! - sa pédophilie, parce qu'il « dévoyait » ses petites modèles tropicales de quatorze ans ! Ô connerie, ô connerie ! Je me souviens encore des sœurs Phellip, dont la plus blonde, la plus effacée, obtint ma petite amphore d'Agde sur son trépied de fer, dont je voulais me débarrasser : arrivé en bout de liste alphabétique, je reprenais du début jusqu'au nombre 47, âge de ma mort – il n'en fut rien – je l'avais déjà interrogée la première en début d'année, selon le même procédé.

    J'aurais dû compter 47 de plus. Toute la classe lui a susurré « bravo Phellip ! » d'un ton gentiment protecteur, mais tous dédaignaient sa timidité. J'ai subi plus tard la même expression forcée (« Bravo Bernard ! »), pour ce petit lot de tasses à café pastel que toutes ces dames guignaient, et dont je me sers encore (du service). On ne m'aimait guère, à Grénolas – Grénolas et sa tour médiévale, et ce magnifique paysage, pour aller au travail comme on va en vacances... « Je me souviens » de Vladimir, grosse gueule de moujik, affublé par sa mère d'une chemise russe, l'air ahuri, la bouche ouverte et cinq de moyenne. Il m'a confié hors sujet, par écrit, sa lassitude : son exotisme le désignait comme le couillon de la classe, et si par malheur il s'avisait de répondre juste, mes collègues le complimentaient bruyamment, comme un chiot qui arrive enfin à chier dans l'axe : bravo, Vladimir ! (« pour un abruti, c'est pas mal ! ») J'ai répondu en marge que moi aussi, en classe, j'étais tête de Turc, et qu'il fallait tenir le coup. Certains pardonnent, moi pas. 

     

    Choubert

    C'est ce prof d'allemand qui, en plein week-end (ils ont tous un grain) fit venir tout exprès un ouvrier pour visser à prix fort sur les portes des chiottes les panneaux AGRÉGÉS - CERTIFIÉS - AUXILIAIRES - SURVEILLANTS. Pour les agrégés, papier parfumé, triple épaisseur, moquette au sol. Certifiés : double épaisseur, tapis de sol en jute. Auxiliaires, papier SNCF, pas de moquette, et pour les pions, papier journal et trou à la turque. Les délégués syndicaux, tous angsangble, se sont rués chez le principal, congestionnés, braillards, noyés dans la diarrhée de leur ridicule. Choubert portait toujours sur lui un tube de Lexomil. Il jouait l'homme du monde, très pincé, d'une petite voix nasillarde. C'est lui aussi qui plaqua au sol au lasso la Jolipiou, un jour qu'elle avait soûlé toute l'assistance d'un interminable chapitre sur sa progéniture ; profitant alors de ce qu'elle reprenait son souffle, Choubert lança d'un ton désinvolte : « A propos, et tes enfants ?" Jolipiou, pincée : Très bien, merci." Dans la cruelle rigolade.

    C'est Choubert, aussi, qui fit goûter à toute sa classe, en langue allemande, différentes pâtées pour chien, afin d'affiner le maniement des comparatifs... « Et ils l'ont fait, ces cons ! » Il méprisait ses élèves. C'est lui enfin qui donna une claque salutaire au Sieur Duponteau, qui tous les matins, bien à l'affût contre la cafetière, se tapait coup sur coup deux cafés bien brûlant, laissant les autres s'en disputer le fond jusqu'au marc. Choubert lui scotcha sa tasse au plafond. Tous collègues laissèrent Duponteau s'affoler à la recherche de sa tasse en jurant ses bordels de Dieu, pour la découvrir enfin, trop tard, et grimper sur sa table.

     

    La presse contre les profs

    Je me souviens de Volterra, courant chez le principal témoigner des coups infligés par Moil'nœud à son camarade. Lequel camarade était un grand con qui n'avait cessé de bavarder, 62mn par heure, affichant le plus profond mépris. Et qui accusait le prof de « ne pas faire [son] boulot » ; il te lui a foutu une putain de tarte ! mon arrogant fonce aussi sec chez le Principal, Volterra sur ses talons : « J'suis témoin ! J'suis témoin ! » Braillements hallucinants. Les père et mère dudit Volterra se fendent d'un déplacement : « Un gosse est en train de couler, et vous, les profs, vous ne faites rien ! » Pauvres cons pourris par la presse, ne vous est-il donc jamais venu au cervelas que sortis de leurs classes, les fainéants de profs sont tellement claqués qu'ils n'ont aucune envie de rempiler pour expliquer le cours qu'ils viennent de faire ? et qui ne sera pas plus compris la deuxième fois que la première ? L'aide scolaire fonctionne en Finlande ? Mais, en Finlande, bande d'intoxiqués du gland, où trouvez-vous cette meute d'ignaresqui depuis 40 ans traînent régulièrement les enseignants dans la merde et dans la presse ? on respecte les profs, en Finlande.

    Ce qui n'empêche pas deux étudiants de tiré sur tout ce qui bouge, en 2007 neuf morts, dix en 2008, « peut mieux faire» - fin du modèle finlandais.

     

    X

     

    Un jour Barran, magnifique jeune fille de 14 ans, entre en classe en me gratifiant d'une paire de bises bien claquantes sur les deux joues : « J'en avais envie ».

    Ai-je donc été si lâche de me confronter, trente années durant, avec une bande de jeunes? « Mais c'est pas des vrais ! » protestais-je, « pas des vrais! » - je m'aperçus trop tard que le fils, alors âgé de 18 ans, de mon interlocuteur, m'écoutait, écœuré.

    En vérité les anecdotes se multiplient, et je ne parviens plus à reconstituer ce que j'ai pu leur enseigner.

    De la religion

    Samstag est un élève bigot. Je psalmodie à son intention, à tout propos et hors de propos : “Célébrons le mystère de la fo-o-o-âââ” (d'après un prêtre belge et chauve) - Monsieur ? vous répétez cette phrase hors de tout contexte.  - Dites-moi un peu, Samstag : le Christ a bien pris sur lui tous les péchés du monde n'est-ce pas ? - Oh oui M'sieur, oui M'sieur. - Donc il était surchargé de péchés comme le plus grand pécheur du monde ? - Oui M'sieur, parfaitement. - Mais qui est le plus grand pécheur du monde ? n'est-ce pas Satan ? - Bien sûr M'sieur, Satan, exactement. - Mais alors - c'est Satan que l'on a crucifié...” Il se met à hurler : "Hérétique ! hérétique !" La salle était pli-ée, lui plus que les autres : "Mais c'est qu'il m'enverrait au bûcher ce con-là !

    - De grand cœur monsieur, de grand cœur!" - Monsieur C., chaque fois que je dis le nom de mon établissement, on me demande de vos nouvelles - vous n'êtes tout de même pas le seul enseignant de mon établissement ! » Mais si, Monsieur le Principal, mais si... C'était un petit Ardéchois brun du bouc et bien sec. Il s'est fait épouser par la secrétaire, qui avait tâté de tous les principaux avant lui ; ensuite, Madame la Principale hanta les couloirs de « son » établissement, intervenant à tout propos. Un adulte de plus sur place. Tant mieux. Au cul les mauvaises langues.

     

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    De nos jours je serais à l'asile. Ou en taule. "Monsieur Colombin, votre comportement..." - mais à présent, c'est de tous les profs que tout un chacun vient exiger de renier son comportement, sa façon d'être. Nous avons vécu, nous autres, nos derniers jours de liberté. Il est grand temps de ne plus dispenser nos cours que sur internet : plus aucun problème de discipline ou de Dieu sais quelle insertion sociale. Nous vivrons enfin dans un monde virtuel, le vrai, celui que

    déplorent tous nos pleurnichards de sociologues, et le monde soi-disant réel repartira chialer sur la loi du plus fort, comme depuis la nuit des temps, et jusqu'à la nuit des temps ; car le plus intelligent, le plus beau, le plus habile, tout ce que l'on voudra, sont bel et bien aussi, dans leur catégorie, les plus forts. Et lorsque la rue sera enfin rendue à la loi de la jungle, je me barricaderai chez moi pour jouir sur l'écran d'une femme virtuelle. Plus de naissances, plus de morts. Et nous nous clonerons entre femelles à l'infini, débarrassées enfin de cette infâme paire de couilles, et de la vie. Savez-vous seulement ce que c'est que l'enfer quotidien d'un frustré ? pouvez-vous imaginer de quoi vous vous moquez, vous autres les Zob-timistes, les Pétants de Santé ? y a qu'à, y a qu'à – NAGASAKI DANS TES CHIOTTES.

     

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    ...Ouvrez vos livres Allah page (tant) - deux ans plus tard, je ne les reconnais plus ; futures épouses et mères ? combien préférables les filles en pleine puberté, bourrées de de tics et de perversions ! ...mon dernier éclat se situa au mois de mai 2051. Une de ces fascinantes moches, toute rabougrie, vieillotte, jaunâtre et branlée jusqu'au trognon (Moil'nœud me faisait observer à quel point les filles de cet âge portent à même la graisse malsaine de leurs pommettes les stigmates de leurs inextinguibles branlettes) - refusait de m'écouter. Pérorant avec indifférence, en plein cours, le dos tourné, bien exprès. Dos et chaises tournés, discutant entre eux en m'ignorant - nous tenons à préciser une fois de plus que ce sont des enfants de pauvres qui se comportent ainsi, refusant systématiquement, et par principe, toute espèce d'éducation.

    Il n'y a pas d' « éducation bourgeoise » et d' « éducation populaire ». Il n'y a que de l'éducation éduquée. Nous aurons mis des générations à redécouvrir l'évidence : non, en aucun cas, l'instruction n'est faite pour le peuple : même, il la refuse. Elle n'est pas, n'a jamais été faite pour lui. Ce qu'il veut, c'est gagner de l'argent, être indépendant, consommer... Ce 21 mai donc j'ai surgi comme un dément de ma salle - 39 ans de métier, et se voir confirmer par trois torses de connes que je n'avais jamais rien su faire - que l'éducation, que la conscience ne se transmettait pas automatiquement d'âge en âge – atroce. J'ai déboulé sur le parking hurlant et zigzaguant, poursuivi par la Conseillère d'Education : « Monsieur C. ! Monsieur C.! Vous n'allez pas reprendre le volant

    dans cet état ! » - je me suis calmé illico sur le siège : on ne plaisante pas, sur la route. Plus, un mois de congé, huit grands jours tout seul à La Chaise-Dieu. Ces petites coupures-là, je n'ai jamais manqué une occasion de me les octroyer. À mon retour, j'ai offert à ma récalcitrante, à cette toute petite face ratatinée, un cactus en pot. J'apprends qu'elle l'a gardé longtemps, et que ses deux commères se sont toujours aussi, plus tard, souvenues de moi.

     

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    « Le Commis-Voyageur de la culture » : bon titre..

    Toujours se souvenir que dans une classe, trois ou quatre adorent le prof ; six ou sept ne peuvent pas le saquer – le reste, tout le reste, sans exception, n'attend qu'une chose : la sonnerie. Je revois les frères Pexter, Place de l'Horloge en terrasse : ils se parlaient en anglais, sans soupçonner que leur accent à la Maurice Chevalier les rendait parfaitement compréhensibles. L'un d'eux jurait ses grands dieux que mon père l'instite possédait “le génie de l'enseignement”. L'autre faisait la fine bouche, estimant que ce n'était pas du tout cela, et que mon père n'était qu'un médiocre. Mon père me confirma qu'il s'était bien entendu avec le premier, pas du tout avec le second, “mauvais esprit”.

    Depuis, je ricane sitôt que j'entends parler de professeurs “compétents” ou “incompétents”. Lhoste me disait (j'étais passé de 29 élèves à 2, d'une année sur l'autre, en latin) : “Tu étais un mauvais professeur.” Cette année-là, oui ; avec cette classe-là, oui... « Monsieur », me dit-on, « pourquoi est-ce que vous ne savez pas vous faire respecter ? » Je répondais que je n'en avais pas besoin, que ce n'était pas la chose que je recherchais... mon œil ! Mais lorsque je voyais des imbéciles comme le père Dehaisne : « Je me préjente : Monchieur Dehaisne, Agrégé de Lettres Clachiques, Lichenchié en Lettres modernes », me tendant un bras qui main comprise n'excédait pas la sphère de son bide, je me félicitais in petto de ma propre bouffonnerie.

    "Je suis le meilleur professeur du collège”. Mouvement de satisfaction chez les sixièmes. “Sans doute aussi de l'Académie”. Satisfaction plus vive. “Je dirais même l'un des meilleurs de France”. Malaise, flottement. Une voix de fillette : “Tout de même, il exagère...” ! Certains collègues, à qui ceci fut rapporté, estimèrent sans doute que je parlais au premier degré. Je les trouvais très cons, mes collègues de Gambriac. Très ploucs. Très « puting cong ». Jamais je ne fus aussi détesté que là-bas (je ne parle qu'à ceux de mon clan : Kampfort, Esdras, Kovalik. Je chambre Nicoban (« Quand Nicoban, tout le monde bande ! ») . Je me souviens de les avoir revus sept ans plus tard, ces pauvres cons, Forchonneau, Bedzet le prof de maths qui ne tirait jamais la chasse après avoir pissé ; ils serraient tous à toute force leurs bras croisés sur leurs poitrines, et moi je feignais de vouloir les arracher, prenant cela à la plaisanterie, mais je sonnais faux.

    Ils me toisaient en ricanant : « Ah mais non, après nous avoir méprisés toute l'année... » C'était vrai, hélas. Nous avions donc formé, à part, un groupe, Robert et son long nez rouge, Kampfort Juliette la pulpeuse que je me suis envoyée mais chut, en même temps que Pictès, l'autre Juliette, en alternance - nous chantions des niaiseries des années 50 dans la 4L de Robert : « Un petit cordonnier » (« ...qui voulait aller danser... ») La route longeait la Vilenne jusqu'au CES de Gambriac ; à présent, elle est en sens interdit.

     

    Ah les filles, ah les filles...

    Comme disait le vieux Moil'nœud, à qui l'on aurait bien dû les couper : « Vous êtes toutes là à rigoler à vagin déployé » « Ah non non » s'étouffaient les filles, « ah non... » C'est en quatrième qu'elles savent prendre les choses les filles. Très vite, elles tournent prudes. Des femmes, quoi. “Les filles ? Des petits tas de poussière avec une vipère à l'intérieur.” Indignation de Roberte, fausse gouine (adore la sodomie) (je vais la visiter : son mec, un gros rugbyman, lui a tracé des cernes sous les yeux en la niquant toute la nuit). Il disait, le père Moil'nœud : « C'est qu'elles porteraient plainte ces connes. » Surtout maintenant. Rien que ces pages vous mettent à la merci de la première détraquée susceptible de s'inventer Dieu sait quelle histoire d'attouchements.

    J'en aurai pourtant croisé, des filles... Mais si j'en avais touché ne fût-ce qu'une seule, je m'en serais souvenu. Allez expliquer ça à un juge. Jean Rochefort, dans je ne sais quel film, déclarait au malfrat Gérard Depardieu : «Trente-neuf ans d'enseignement... et pas un seul attouchement ! » Et Depardieu, au sommet de l'admiration : « Ça alors ! Ça alors ! » - il allait trop loin, le père Moil'nœud : « Elles m'en savent gré, les filles, parfaitement, « de les délivrer de leur chape de plomb : pureté mon cul ! je les traite comme elles sont, en branlomanes effrénées... ça les décharge... » Elles auraient tout le temps, disait-il, de jouer les sans sexe, de répéter à longueur de vie « avec un e » : « Ça n'est pas important... On peut s'en passer... C'est vous, les hommes, qui êtes des obsédés... » Un sale enfoiré, ce Moil'nœud : cinquante balais, venu sur le tard au professorat, une vraie bonbonne, qui ne devait pas pouvoir bander plus loin que son bide, ex-vigneron, encore un. D'ailleurs je ne m'entends pas tant que ça avec lui. Trop vulgaire. Moi je pète par la bouche, lui, par le cul. Et pas seulement péter ; il a dû rentrer précipitamment chez lui. A la fille Condrom, qui s'agite en classe : “Enlève ton doigt ! ». En face de la petite Gonneau du premier rang, il se passe un doigt à la jointure de l'index et du majeur, le tournant, le recourbant, le retrempant dans le creux, lui faisant effectuer toutes les circonvolutions d'une branlette savamment prolongée. La petite Gonneau, exorbitée, suivait toutes les manœuvres, accélérations interrompues, lentes reprises, virages et torsions, jusqu'aus ultimes halètements. Le soir même elle a dû se déchaîner. Ô mes petites amoureuses à cinq fois par jour…

    On a fini par le virer, le père Moil'nœud ; j''ai hérité de ses classes. Elles étaient dans un bel état, ses classes ! pour passer la porte, les filles se tournent de côté en pouffant, obsédées par la main au cul. Pourtant Moil'nœud n'a jamais tâté de ça - pas fou. La fille de l'entraîneur de foot, seule avec ce vieux porc un jour de grève, a dissimulé dans son sac une bombe de spray, avant d'être expédiée en permanence. Toutes ses amies se sont bien foutues de sa gueule (lorsque la mode est aux sacs à dos, j'envoie à toute volée deux ou trois paluches - mais, au sac…) - ces retraits de fesses me vexent au plus haut point. Je leur fais là-dessus tout un cours : je ne suis pas un homme de ce genre, les profs qui se permettent de balancer la louche sont des malades à virer d'urgence - j'ai terminé par “je vous aime, mais pas à ce niveau” - extase dans la classe.

     

    La fille Verlaisne.

    Je lui claironne à tout va “Je vous aime” en plein cours, ce qui est vrai, mais passe pour faux. Une de ces grandes brunes aux cheveux en bataille, aux ongles sales rongés court et gluants. A ma cinquième et bruyante déclaration, elle me sort : « Si vous m'aimez vraiment, sortons d'ici, allons dehors, à ce moment-là je serai une jeune fille de 17 ans, vous un homme de 42, et nous verrons » - ce n'est pas un refus, elle ne m'élimine pas - mais je n'ai pas relevé le défi - elle aurait dit  je vais réfléchir. M'aurait demandé plusieurs semaines afin de bien peser le pour et le contre - puis immanquablement, tout bien considéré, m'aurait présenté un beau mec de vingt ans, sympa, les yeux droits, qui ne m'aurait pas laissé d'autre choix que de leur souhaiter à tous deux le plus sincèrement du monde le plus bel amour qui se puisse trouver.

    Ce jour-là, salle 110, j'ai reçu la plus bouleversante leçon de dignité de ma vie.

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    Le contrepet fétiches du père Moil'Nœud : « Quel plaisir pour la princesse que la Dotation du Roi. » Martino se moque de la fille Corrèse. Qui lui allonge des tartes, tandis que Moil'Nœud s'évertue à répéter : « Vous avez tort, Martino, rien à voir avec ce que vous imaginez. - Tu vois ? glapissait la branleuse en frappant - pure délicatesse de Moil'Nœud : lequel se doutait bien que jamais le jeune Martino n'avait surpris la moindre jeune fille en pleine action ; ce puceau s'imaginait sans doute que la branlette s'effectuait en cercle à l'orée du vagin, premières phalanges à peine introduites. Or, il s'agit bien sûr des mouvements circulaires en surface, autour du clito, de plus en rapides et haletants, juste avant la suspension finale, au moment de ce fabuleux déclenchement interne dont nous autres, les hommes, ne pouvons hélas concevoir la moindre approche, même analogique... Il se donne ainsi les gants, le père Moil'nœud (Monsieur Frère de Louis XIV, comme son épouse lui demandait une petite branlette, réclama des gants : la classe...) - de défendre une pauvre innocente qui n'eût jamais imaginé, n'est-ce pas, Chozpareille.

    La cause précise de la révocation du père Moil'nœud, occasion si ardemment guettée, ce fut le manège qu'il avait cru pouvoir adopter à l'égard d'une section de quatorze latinistes, dont douze filles - les garçons furent épargnés : vicieux, le père Moil'nœud, - irréprochablement hétérosexuel ; cuisiné là-dessus, il ne cessa de répéter : «Je suis normal. Jamais de garçons Monsieur le Président ; ça me répugne,». Dix ans fermes, tout de même (les juges de notre bon tsar Alexandre IV, que Son Nom soit béni, punissent fermement toutes ces incartades à l'égard de nos magistrats, en défenseurs incorruptibles de notre Sainte Mère Russie. Nous espérons fermement que ces propos scandaleux subiront la plus ferme répression de la main même de notre jeune souverain) - le père Moil'nœud n'était-il pas parvenu à leur faire admettre, en toute humilité, qu'elles étaient toutes, sans exception, addictes à la branlette ? (il n'employait pas ce mot-là, mais ce genre d'allusions se comprend toujours - au quart de tour).

    Elles en avaient toutes convenu. Les deux garçons (“Neil » et “Med”) tendaient le cou, fascinés. Les filles l'année suivante m'ont confié en pouffant les mines écœurées de la Clitarel, prude et revêche, qui renaudait ferme - “Tu prends tes airs, », lui serinait la Fonseca, mais tu fais comme nous, on est toutes comme ça.” Le jeune Med un jour dit à Moil'Nœud que son propre père ne souhaitait le rencontrer, parce que « sinon [il] lui casserai[t] la gueule ». Le naïf et corpulent collègue afficha sa plus totale incompréhension  : «  Mais pourquoi casser la gueule ? » Ce pauvre Med ne sut fournir aucune explication, soit qu'il eût reçu consigne de ne rien développer, soit qu'il n'eût (bien plutôt) rien compris lui-même - ce ne sont pas les adultes, vous pensez bien, qui vont ternir l'auréole de leurs petites fées pour informer leurs gros branleurs de mecs. Or si nos jeunes mâles pétrifiés de culpabilité se figuraient le moins du monde l'intensité répétitive avec laquelle les filles aussi s'astiquent à s'en péter les poumons, ils les descendraient illico de leur piédestal, et la confiance entre sexes pourrait enfin s'instaurer. « Le respect des jeunes filles, gueulait Moil'nœud, ah ! j't'en foutrais ! j't'en foutrais ! » - et le vieux porc (on ne pouvait plus l'arrêter) ajoutait qu'une fois même, en début d'année, juste après la classe, trois gourdasses qui «  sentaient la crevette à pleins naseaux jusqu'à mi-bras» (c'étaient son expression, que le Tsar le foudroie) étaient venues le sommer, « au nom de toutes les filles » (qui ne leur avaient rien demandé) d'arrêter de les chambrer systématiquement.

    Or le père Moil'nœud l'a pris de très haut, car (voyez la malice) il s'était scrupuleusement abstenu, ce jour-là, très précisément, pour une fois, de toute équivoque. Sans vouloir prendre la défense d'une telle ordure, vous aurez vous-mêmes observé que c'est toujours en effet très exactement le jour où vous vous êtes soigneusement repassé la chemise qu'on vient vous reprocher de ne jamais la repasser ; où vous faites un cours de grammaire, que les élèves vous engueulent parce qu' « on ne fait jamais de cours de grammaire » ; et surtout (celle-là est est infaillible) : le jour précis où vous avez foutu en l'air toute la sainte après-midi à tout bien briquer du sol au plafond qu'un ami de passage qui vous veut du bien vient vous bramer en pleine tête : « Je n'avais jamais osé t'en faire la remarque jusqu'ici mon vieux, mais là, vraiment, excuse-moi, tu aurais pu nettoyer un peu ».

    Bref le père Moil'nœud, qui par-dessus le marché se trouvait à jeun, te les a renvoyées toutes les trois se faire foutre, en gueulant que justement s'il existait sur terre en général et dans cette classe en particulier une seule catégorie de personnes à remettre à sa place, c'étaient bien les filles, femmes, gonzesses, et toute engeance de cet acabit : qu'elles étaient autrement obsédées que

    les garçons, traités pourtant partout de répugnants satyres, et qu'elles feraient aussi bien, toutes autant qu'elles étaient, d'aller se rincer abondamment le majeur à l'eau froide à côté des chiottes. « Elles sont reparties, disait-il, la queue basse» - le père Moil'nœud a disparu loin au-delà du Cercle polaire, grâces en soient rendues à Notre Tsar. Je ne pouvais me lasser pour ma part de couler vers toutes les filles mes yeux envoûtés. J'imagine à chacune sa technique d'onanisme, puisqu'il en existerait pour elles une infinité, à la mesure d'un appareil génital adaptable à toutes les variantes. N'en ai-je pas connu telle ou telle qui se frottait, se triturait, transversalement, longitudinalement, ou en cercle, tel ou tel cm² de la peau de son sexe, afin d'expérimenter sans cesse de nouvelles façons de jouir ? inutile de souligner le peu que pèse un homme dans un tel contexte ; et ce qu'ils faut penser de leur insondable fatuité lorsqu'ils se targuent de « faire jouir » leurs partenaires... J'imagine les visages des filles sous les jouissances solitaires - les yeux clos ou écarquillés, les tressaillements imperceptibles – mais jamais, au grand jamais, je ne me serais permis d'effleurer qui que ce soit. J'ai toujours sincèrement, profondément respecté toutes mes filles, si frêles, si exposées à se faire défoncer par Dieu sait quel porc.

    Qui les éclate et qui les jette - un jour, dans les couloirs branlants d'un préfabriqué, Moil'nœud course une fillette à queue de cheval d'une épaule à l'autre, haletant lui-même et bavant comme un satyre... houle de rigolade dans les rangs – inconcevable de nos jours) - le premier qui aurait osé toucher à une fille, je l'aurais enculé au manche de pioche. Je m'attribuais la faculté de reconnaître, à la rentrée, celles qui avaient perdu leur virginité : le regard morne et fêlé d'une sorte de brisure : Ça ne s'est pas très bien passé...? - Comment le savez-vous ? - Ne perdez pas espoir. L'amour et le plaisir viendront une autre fois. Ce sont donc ces fantasmes secrets qui m'ont crucifié à ce « plus beau métier du monde », l'un des plus vulnérables.

    ...Les garçons ? ils m'intéressaient pas du tout : ils en étaient encore, et souvent pour la vie, au niveau corps de garde. Déjà convaincus qu'il suffisait d'ouvrir sa braguette pour faire tomber les femmes comme des mouches. « Les mouches, je n'en doute pas ; les femmes, c'est autre chose. » Quant aux réservés, aux timides, ils me demeuraient parfaitement insignifiants – disons que pour eux, les filles n'existaient pas encore. Tout ce que je dis étant parfaitement inepte, je n'en disconviens pas.

    Ce que j'ai appris de mes élèves se situe aux alentours d'un pour cent. Un article de Télérama (ce prestige de “Télérama” semblera bien étrange à nos descendants, qui vivront sans culture et n'y entendront pas malice) stipulait qu'en vertu du catéchisme couramment admis, les disciples en savent autant que les maîtres, et que ces derniers ne se trouvent jamais aussi bien heureux qu'à l'écoute de leurs classes. Non. Fondamentalement, je le répète encore, la classe révèle avant tout la Connerie du Groupe. Un bloc de rusticité. De vulgarité (vulgus, le peuple). Férocité, sadisme, vice et petitesse. Et qu'on ne vienne pas me baver, la bouche en cœur, que c'est pour l'avoir voulu moi-même : nous connaissons ces sous-ontologismes en culottes courtes.

    Bien sûr, j'appris aussi la façon de me comporter à l'égard dudit groupe, autrement dit mon métier. Je viens juste de m'en rendre compte, in extremis, et de bien mauvais gré. Mais pour la mesquinerie, l'hostilité la plus lâche (toujours dans le dos les attaques, et en groupe) – les élèves m'auront tout appris. Ils m'ont appris aussi ma supériorité d'âge, d'expérience, de quantité de savoir. Car si vous laissez l'initiative aux élèves, ô belles âmes, votre cours n'existe plus, la seule inextinguible envie du Groupe étant de taper dans un ballon ou de se gouiner entre filles. Vous ne tirerez rien, jamais rien, d'élèves livrés à eux-mêmes, comme le recommande béatement l'Inspection...

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    Avant son simulacre d'exécution, le père Moiln'œud proclama (voyez l'ignominie !) : “Je crois qu'à de rares exceptions près les filles m'étaient reconnaissantes de me faire le complice de leurs plaisirs les plus secrets, les plus accomplis (« quatre-vingt quinze fois sur cent / la femme s'emmerde en baisant). Ce monstre désespérait que pût exister un sexe si étrange. Et s'il ne pouvait d'aucune manière fusionner avec cet organe, du moins qu'il lui fût possible de le bouffer, de s'y vautrer, de s'y engloutir, pour que le monde enfin vous foute la paix. Dans ma mère à quatre mois de sa grossesse, le 18 avril sous les bombes à Noisy, j''éprouve mes premières terreurs.

    La peine de mort (béni soit Notre Tsar) fut commuée en vingt ans fermes incompressibles. Il existait à Vorkhouta depuis 32 un camp surnommé « Guillotine glacée », où bon nombre de ces immondes porcs judicieusement dénoncés par les Anciennes Elèves Humiliées, l'« A.E.H. », bénéficiaient de Stages de Réinsertion, convenablement modérés, avant de disparaître

    sous le knout et le verglas, et nous chercherions en vain là-bas leurs sépultures sous le lichen arctique. Certains ont suggéré, dans les milieux libéraux, qu'une longue rééducation pouvait donner des résultats, qu'une réintroduction sociale eût pu s'envisager. « La chose, murmurent-ils, était possible » - certains se sont permis d'en douter. Ils furent expédiés sur place, pour vérifier..

     

    Crime et châtiment

    Sa substitution de peine inexplicablement promulguée, Moil'nœud fut pourtant, par les femmes, pour son plus grand bien ; compissé jusqu'en pleine gueule bouche ouverte, et conchié. Puis castré. Les filles, si copieusement, si ordurièrement souillées, lui avaient infligé le traitement dont il rêvait. Elles n'avaient pas toutes apprécié chez lui « tant de connaissances” disaient-elles. Je me souviens très bien qu'en ces temps reculés, toute allusion si légère fût-elle au plaisir solitaire des femmes ne récoltait qu'un regard soudain inexpressif, opaque  : « Je ne comprends pas ce que vous dites”, répétaient-elle, avec la plus exaspérante mauvaise foi, à donner des envies de meurtre - il va sans dire que le supplice et l'exécution du père Moil'nœud fut plus qu'amplement mérité ! Dolghii srok slouojbi nachihh souverennihh ! Dieu me garde d'ajouter là le moindre commentaire. Ne craignons donc pas d'affirmer une fois de plus la parfaite conformité du traitement infligé plus haut avec la fine fleur des fantasmes de ce vieux salaud : on ne parle pas d'onanisme à de futures femmes et mères, honneur de la nation , sel sacré de l'humanité.

    Moil'nœud pouvait terroriser, fasciner : il n'en restait pas moins la plus criminelle, la plus ignoble des pourritures...

     

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    Une rencontre.

    La première eut lieu sur le trottoir. Je revenais d'une consultation, suivi d'un jeune homme au pas résolu. Il m'aborda dans le dos, par mon nom. Je me retournai, il me dépassait de vingt bons centimètres, car le temps me rapetisse, hélas. Il me dit ses nom et prénom, - depuis, cela m'est revenu : Victor Tristur. Il tint à me serrer la mains, les yeux dans les yeux, et à me dire combien il me remerciait, pour tout ce que mes cours « extraordinaires » lui avaient apporté, « et [lui] apportaient encore ». Je répondis : « Ça en fera toujours un ». J'ai en effet la forfanterie modeste. Nous nous sommes donné de nos nouvelles ; il avait repris l'entreprise familiale, sans me révéler laquelle ; je lui répétai quant à moi mes « coordonnées » - il n'y donna pas suite. Juste avant de nous séparer, il m'a demandé, comme une faveur suprême - la permission de m'embrasser. Il m'étreignit avec émotion.

     

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    La sagesse

    Je serais tiré d'un fossé détrempé, puis hospitalisé ; je me ferais appeler « Monsieur Cohen », de mon ancien nom. Puis je remonterais la pente, au milieu d'un inextricable foutoir de notes écrites : ce sont les prémisses qui me passionnent, et je hais l'effort, lui préférant l'obstination. Je vois ces Bouddhas de vitrines en rangées invariables de bides et de têtes à claques - ne-rien-voir-ne-rien-entendre-ne-rien-dire” - ou des Christs bave-morale à deux balles - toute sagesse me révulse: elle se liquéfie comme une merde contre la moindre parcelle de vie quotidienne. Bouddha, va me ranger le beurre. Et que ça saute. Et toi Jésus, sors-moi la poubelle. La sagesse est la loi du plus fort.

    Que le plus fort gagne. Point barre. Le plus friqué, le plus optimiste, le plus futé. Et même, c'est lui, le plus fort, qui devient aussi le plus sage. Les autres ? ils torchent les culs et se font mettre. Toujours. Deux et deux quatre. Amen. Et je refuse, de plus en plus consciemment, de mûrir et de mourir dans l'adulte. « Prendre ses responsabilités », devenir « efficace » - un jour tu seras, pauvre couille, l'homme le plus efficace du cimetière. Que d'évidences, tas de cadavres ! en dépit de toutes vos condescendances, de tout votre baveux mépris sur « le sentiment de toute-puissance puérile », qui DOIT absolument disparaître pour devenir ACTION dans le domaine du CONCRET ! Jamais. Jamais. Plutôt me rechier dans les couches.

    La terreur du sexe

    Répandre son sperme, quelle horreur. Ces macrofilms d'aspirations glougloutantes en tourbillons d'évier, les spermato engouffrés là-dedans comme des merdes dans une chasse d'eau

    avec des trémoussements de friture, ce répugnant gargouillis précipité dans un vagin de cuvette à chiottes, sous les récris d'admiration de toutes les cruches ; les gamètes mâles engloutis comme autant de têtards pousse-toi dans le virage que je m'y mette cette bestialité digne des pires vertiges de la sélection naturelle me débecte, je gerbe, tout le monde rit, moi c'est de terreur.

     

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    J'ai déversé sur chacun de mes potaches, mâles et femelles, tout le tombereau de mes névroses et nécroses. « Tu vas voir ! Il va te faire payer pour ci, pour ça, qu'il a souffert ; qui ne te concerne en rien ! » - « tu vas voir ! pour marcher, il va mettre un pied devant l'autre ! » Quel scoop, ô Lazarus, Maître Philosophus !!!… « Faire payer » : mais tout le monde fait ça ! oui, je leur ai tout fait payer ! Et réciproquement, Lazarus, et réciproquement. Comme le monde entier. Toi y compris.

    Parfois j'éprouve envers l'ensemble de mon passé un profond sentiment de dégoût – c'est donc là tout ce que j'ai su faire ? En vérité nous ne méritons plus que de vieillir.

     

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    Au tour des garçons

    C'est au Lycée-Château Charlemagne de Laon que j'ai compris la vie, à grands coups de persécutions - « provoquées par moi-même » , air connu - que je me suis accouché de moi-même. Je raccompagnais Wojrzekowski chez lui, avec sa face plate de Podolien. Dans les établissements sans filles, on aime les garçons. Maquignon (celui qui m'avait muré dans ma classe) est venu plus tard me trouver à la fin de l'heure : « Savez-vous la différence qu'il y a entre un pédé et vous ? » je lui ai répliqué « Tourne-toi que je t'explique. » Il est reparti en répétant “elle est pas mal, celle-là, pas mal...” - Maquignon, si difficile ensuite à virer de la Chorale « Celestia » - c'était lui ou moi – tout à fait autre chose en vérité - mais je n'ai jamais su ce qu'il pouvait bien vouloir me dire avec cette histoire de « différence entre un pédé » et moi…

    ...Il avait commencé à me charrier, le Maquignon - à croire que la chorale tout entière devenait son annexe personnelle ; il débauchait tout le lycée d'En Bas. J'ai fini par le virer. A un emmerdeur de Grénolas, Moil'nœud jadis avait déclaré : “Ta gueule, ou tu ressors de là les jambes écartées”. Et même, « je te sodo...” - «je ne vous explique pas » disait-il « comment ils m'ont orthographié “Cosette et le seau d'eau”. À un élève qui le traite de “gros pédé” : “Je ne suis pas gros.” Quand Moil'nœud fait semblant de péter : "Ça fait jouir, mais ça déchire." Ou : "Ça déchire, mais ça fait jouir" – « différence entre « pessimiste » et « optimiste ». Mais ça, c'était de mon temps. C'est hélas à de semblables pédophiles que nous devons l'effondrement de notre école en ces années funestes, heureusement reléguées aux ténèbres depuis l'avènement de notre Noble et Tout-Puissant Alexandre IV, que le Ciel tienne en sa Gloire.

    Le jeune Gurénine un jour s'écria "Va te faire encu... » - Moil'nœud alors, suave : « Vous voulez dire sans doute "Va te faire encuVer" ? ...te faire mettre dans une cuve ?” L'élève, tout suffocant et blême et dégoulinant de diarrhée : « Oui M'sieur... ». Le jeune Cridor un jour, sortant de classe, dessine en vitesse au tableau une espèce de lampe de bureau coiffée d'un abat-jour : « Ça, à l'envers, c'est ma cerise dans un pot de colle" ; Moil'nœud lui donne le choix : la colle «  avec mention exacte du motif », ou la gifle – Cridor choisit la gifle mais au dernier moment se défile : simple calotte. Moil'nœud retrouve ce même Cridor à l'oral du brevet. Il tente en vain de se faire remplacer. Le candidat s'en tire avec 13, en toute loyauté réciproque.

    Nous sommes à mille lieues de Moil'nœud sexe-clamant à la fin d'un cours : «Miss Norme, je t'encule » - et la fille, du tac au tac : « Ça m'étonnerait » (la même, la veille, à son voisin de table : « j'ai la chougne qui me gratte », mais distinguons soigneusement l'exquise pudeur des vierges d'avec les atrocités pédophiles des monstres qui souillaient nos établissements, à présent Dieu merci exterminés jusqu'aux derniers au fin fond des tourbières subarctiques ou des asiles de fous – puisse Notre Sauveur tenir en sa Sainte Garde Notre Bien-Aimé Tsar).

     

    Les élèves nous ramassent à la pelle

    A Ankara, Moil'nœud lance à ses sixièmes : "Qu'est-ce qui est con, qui remue, et qui pue ?" (« une classe de sixième ») les enfants : "C'est vous M'sieur !..." "Il est tout petit ton monde, Moil'nœud : tout petit !" (élève Sévillan) – le prof : "Oui, mais vachement profond." Il était en colère, Sévillan. Il avait raison. Mais le prof n'avait pas tort. Grigadzé : “Oh M'sieur, vous avez dû rester puceau jusqu'à vos 40 ans. - Oui, c'est alors que j'ai rencontré ta mère.” Hurlements de rire ; bulletin trimestriel dudit : «  Grigadzé a tout vu, a tout lu... » - ayant assisté à l'intégralité du « Soulier de satin » par Vitez dans le grande cour du Palais des Papes, il ressentait depuis l'empreinte d'une extase dont nul ni lui-même ne l'eût estimé capable ; il considérait les autres, depuis, avec commisération. Ne jamais, jamais préjuger d'un enfant. Un jour cependant, je lui demande un commentaire sur telle scène du « Christ s'est arrêté à Eboli », à propos d'une plage fluviale infestée de moustiques. Le même Grigadzé de répondre “Ben y a des stiquemous”, je lui réplique “c'est votre stick à vous qui est mou.”

     

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    À onze ans je me suis roulé sous la table en criant : « Les autres ! les autres ! » - jeune marié Noubrozi levait déjà les bras : « Mais comment font les autres ! comment font les autres ! » Ne croyez jamais, à aucun prix, tous autant que vous soyez, que ce soit chez les Autres que se résout le problème de votre moi ; il est pour le moins plaisant, voire ébouriffant, de lire ce grand prêchi-prêcheur de St-Ex : « La vraie vie ne commence qu'à partir du moment où l'on vit pour les autres », lui qui fut une si parfaite illustration de l'égocentrisme le plus exacerbé : n'oubliez jamais l'éternelle leçon : « Ce que je dis, pas ce que je fais ». Puis, à votre tour, fermez-la. Tant nos esprits, nos langages, souffrent en permanence de notre irréparable atrophie. "Je me parle toujours tout seul, confiais-je à mon public. Ainsi, je suis certain de ne pas perdre mon temps avec un con." Une petite voix au fond de la classe : "C'est pas sûr..." - Petterss, un grand doux rasé, terriblement puissant et tendu, toujours au bord de l'explosion. J'évitais de le croiser. Il disait de moi : L'homme qui rit. » - « quoi qu'il arrive, il rit » - de tout (c'était un article, signé par lui, mais caviardé dans « La Poule Oppo », le journal du lycée : « Vous comprenez, monsieur C., si vous acceptez cela sur vous, « ils » vont tous régler leurs comptes avec tous vos collègues » - Proviseur, vous avez raison.

    En fond de classe, le même Petters se balançait rituellement, le regard en biais - je répands le bruit que je suis juif : c'est absolument odieux.

    J'ai travesti Le Cid en parade de foire : "Un pied dans la tombe et l'autre qui glisse" (Don Diègue), "Monsieur le Comte a eu son compte" (Don Gomès) (Meurisse, Le Monocle rit jaune). Au premier rang Poxi, que je n'aimais pas, qui le sentait, qui me le disait, à qui je n'adressais jamais la parole : trop timide («...ce que je dis, pas ce que je fais ») ; sournois, terne, effaré, je le prenais pour un con. Mes yeux lui passaient dessus. Neveu du dentiste, qui me posta fin juin sa facture, salée et comminatoire ; j'avais pensé qu'il oublierait. Moi aussi je suis ignoble. Faut pas croire. Je portais une bague « tête de chouette », genre distributeur de chewing-gums. Un œil en faux brillant s'est détaché.

    Le sous-dirlo : « Mais... vous êtes marié, ou – quoi ? » Pédé. Je mettais tout mon honneur à le paraître. Pour la bague en chouette borgne, je fus couvert de calomnies ; le délégué syndical s'exclama qu'il avait entendu sur moi les pires atrocités.

     

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    Grande lassitude. Retraite, enfin ! (et bon repos éternel - oh pardon - j'étais plié – sacré collègue, qui pensait bien dire) mais fusiller, voyez-vous, toute ma relation aux adolescents eux les jeunes, moi le vieux - « non, merci ». L'âge adulte m'a toujours semblé une perte, un gâchis, une irréparable duperie. La vie de monsieur Pleutre en vérité, ma vie, n'est-elle pas suffisamment terne pour ne pas y rajouter ces efforts, ce reniements de soi - et puis j'ai peur, j'ai peur.

     

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    Des visages, des figures - je pourrais tous vous les classifier, par familles et par embranchements, genres et sous-catégories. Avec ce qu'ils recèlent, ce qu'ils dissimulent, surtout les filles, dont j'ai obtenu bien plus que le sexe. Enseigner ? Se trouver. ? Je ne refuse pas, en fait, que les autres m'enseignent, mais seulement si je veux. « Monsieur, pourquoi vous criez ? vous devenez tout rouge, vous êtes ridicule. » « A quoi bon vous faire des réponses, puisqu'on voit bien que vous vous en foutez ? » J'ai beaucoup appris de mes élèves. Mais c'est à moi de le dire. Pas à vous. D'autres assurément les auront mieux instruits. En respectant mieux le contrat.

    Plus profitablement. Le grand Larbi surgit un jour en plein Cours de Sixième. Il claque la porte à la volée sur le mur - 18 ans, Lycée Hôtelier de Mesnières -  Écoutez bien les petits, écoutez bien tout ce que dit ce mec-là » - une petite voix timide «c'est un bon prof ?  - ..pas important – mais retenez bien tout ce qu'il dit - sur tous les sujets » - vers moi - « vous vous êtes fait traiter de con en cours – j'étais outré - vous me répondez vous voyez de quel niveau ça vient ? et je devrais gueuler pour ça ?  ...on est toujours le con de quelqu'un – et ça monsieur, c'est grâce à vous, je l'ai toujours appliqué » - il repart en coup de vent – je minimise c'est moi qui l'ai payé - certains furent assez cons pour le croire – tant pis

    Une autre, 50 ans, alpaguée sur Facebook : « Tu es le prof qui m'a le plus marquée. Je vivais des moments atroces en famille. Tu m'as déstabilisée. Ta classe était un vaste bordel où chacun se voyait forcé à faire son numéro à son tour. Moi je ne voulais pas faire mon numéro. Tout le monde trouvait tes vannes tordantes. Pas moi. Je détestais cette ambiance de ricanement perpétuel ». Je remercie Mme Sylvie Vacher, seule ici à conserver son nom, pour son honnêteté - « on ne pouvait rien te dire, tu avais l'air si rayonnant... »

     

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    Filles (et garçons) dont je fus amoureux ; pour les garçons : le plaisir d'être humilié : Godet, avec sa réfutation des impressionnistes, qu'il accusait de « ne pas reproduite la réalité » préférant Vernet (Horace) « on dirait une photo » - applaudissant Smetana «écoutez, on entend bien couler la Moldau» - impossible de lui fourrer le nez dans sa contradiction ; Davidoff, qui m'enroule (j'étouffais de rire) dans une courroie de store : la seule présence de Davidoff empêche, à la lettre, le cours d'avoir lieu - “comment voulez-vous que j'admette votre fils dans mon établissement avec une appréciation pareille ?” - rassurez-vous, il a trouvé mieux depuis.

    A Ankara, ce fut Charrier : de celui-là, je devais d'urgence me faire un allié, sous peine de bousillage – on repère ça tout de suite - Charrier honni de l'administration (« le petit nain »,Zogandin, surgé, 1,30m, macrocéphale.) Charrier me visite (on jase) mais avec sa copine. Je le visite à Paris : “Laissez mon copain tranquille” dit-il à ses parents - « vous ne l'avez pas fait venir pour me faire la morale. » C'est à lui que j'ai prêté ce fameux Rabelais de Garnier – je ne l'ai jamais

    revu. Charrier fut viré pour deal dans la boîte, sans consommer lui-même, pas fou. Voulait fuir au Paraguay, grand producteur de came ; « en guarani (s'émerveillant), « dix » se dit « deux mains » . Aux dernières rumeurs, se serait converti dans la mode italienne. J'ai tremblé en vérité devant de bien maigres démons. Éprouvé cet abject besoin de servir - un malade  - une urgence.

     

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    Je me rappelle Portucelli, frappant comme un sourd du plat de la main la chaise vide d'à côté - « parachute, char à putes ! Génial ! » « faire l'amour, si c'est de la gym, c'est pas marrant ! » - c'est lui qui plus tard plongea dans l'eau glacée - arrête ! gueulait le prof, pour un ballon ! tu vas prendre la crève ! » Je revois Villeneau le Pruneau qui ramène mieux que moi le calme dans la classe ; Giordanescu, modèle des « Enfants de Montserrat, mis au piquet dans l'entre-deux-portes séparant deux classes ; quand je l'ai récupéré, les filles se « payaient ma tête : « Il est tout rouge ! il est tout rouge ! » - mais le toucher m'eût profondément répugné ; « les filles, ça sent mauvais ! » réplique immédiate de Sandrine Lunet : « t'avais qu'à pas y mettre le nez. » Je n'ai rien rectifié.

    On y serait encore. Il a grandi. L'élève. Je me rappelle Cacchimerda, qui souffrit toute l'année d'être appelé par son nom :  Chielamerde  en italien. C'est l'année où toute la classe (lui plus fort que les autres) avait gueulé : j'avais osé saquer les rédactions des parents. Je commis l'irréparable sottise de reprendre tout le paquet ; me battant les flancs pour infléchir mes observations venimeuses, en hissant toutes les notes à la hausse. Je me revois galoper d'autocar en autocar, distribuant ces copies mutilées - comment la classe a-t-elle bien pu me concéder ensuite la moindre bribe d'autorité. Je ne faisais qu'anticiper...

    A Bronville : le petit Nappaud (« Léon »), dont le père, un collègue, m'avait dit de préciser ce que l'on devait apporter la fois suivante - j'étais à ce point d'ignorance - Crapaudin : qui se souvient de Crapaudin ? Est-ce qu'il n'avait pas des taches de rousseur ? ...Bronville  encore : la fille Picasse, avec laquelle je suis toujours à parler dans la cour – des jambes en poteaux mais de si beaux yeux noisette – 17 ans, moi 21. « Monsieur C. » (convocation chez la directrice), vous êtes passé de l'autre côté à présent. Vous devez respecter une certaine distance avec vos élèves. » Muté d'office pour avoir signé la feuille d'absence d'une croix gammée. Mlle Damble, la même, estimant

    à juste titre que mieux valait d'abord se frotter à quelques années de pionicat, se réjouit que mon premier réflexe - et mes élèves ? - eût été pour elle un signe de Vocation - ne vous en souciez pas ; nous leur trouverons quelqu 'un. Je fus muté à St-Léard, décembre 12 - juillet 13 : une année de pion, pour bien me rendre adulte, sans flirt, sans croix gammée (« c'était une blague ! ») sur la feuilles d'absence («dans la région de Châteaubriant, Monsieur, ça n'a pas été particulièrement apprécié ») - mais je me fais reprendre au pas de l'oie dans le couloir en gueulant Sieg Heil - si on ne peut plus rigoler - cette avoinée devant des parents d'élèves !

    Je crois que c'est pour ça d'abord qu'on devient chef : la joie d'humilier. J'ai retrouvé Picasse à St-Léard. Elle baisait avec Bac-Ninh, au bord de l'Ille : « J'ai apporté une couverture. - Tu ne penses qu'à ça. »

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    Mes petites amoureuses

    La petite Fantôme recopiait sagement son livre sous ma dictée sans s'en apercevoir : je n'avais jamais fait de cours d''histoire de ma vie ; au moins, ils auraient lu le manuel… désormais sa vie se souvient à peine de moi.

    Réby, dont je corrigeais en été les versions latines par correspondance. Si malicieuse, captant au vol mes moindres allusions. Devenue d'un coup à quinze ans colossale, costaude, paysanne. Elle est revenue me voir en cours. Mais quelqu'un l'attendait. Franche, pleine de vitalité, pour moi qui n'apprécie que les sournoises, s'essuyant comme un fard la cyprine sur tout le visage. Remonte aussi Francine, si fine, si pâle et délicate, Je l'avais insultée lorsqu'elle était belle. Sa mère accourut, pâteuse, informe, énorme ; j'ai manipulé, traîné cette grosse personne d'une divagation à l'autre, et mon pouvoir me bouleversa. Le lendemain même, alors que sa fille glissait dans mon dos vers sa place, je murmurai “Vous êtes la féminité incarnée”.

    En l'espace d'un an, le visage de porcelaine de l'ange aux loups se déforma, imperceptiblement d'abord, puis se chargea de haut en bas d'un masque inexorable de cagote : cela lui descendit peu à peu, comme un linceul - capuchon d'abord qui lui prit le front, la commissure des paupières, le nez – enfin la face entière - trois années de pure lumière et la vie sous l'épaississement d'une barrique. Je me souviens de Bataillon Thérèse, à qui Moil'Nœud l'année d'avant claquait les fesses – formez vos baths haillons – devenue à présent collègue d'arts plastiques : « A quoi sert le dessin ? - Pourquoi ne demandes-tu pas ça à ton prof de maths ? » Si liée à Ferencza, revues toutes deux au café - j'ai renversé mon verre sur les genoux de Ferencza : c'était l'héroïne de mon roman Omma, retiré du catalogue de l'éditeur. Toutes deux s'indignaient des propos tenus sur les femmes par les hommes de leur âge : « Pourtant s'ils savaient à quel point on les aime ; ils font tout pour qu'on devienne lesbiennes – le nombre de pédés qu'il y a parmi eux ! Nous avons bien envie d'en faire autant... » - eh oui, mesdames, les petites minauderies, c'est fini tout ça ; tant que vous voudrez "jouer à la femme", ne vous étonnez pas.

    Les hommes en ont leur claque d'être pris pour des porcs : "Tu veux ou tu veux pas ? eh ben c'est non dégage, ksss, ksss, ouh qu'il est pas content le monsieur" - c'est fini ce genre de truc. Bath-Haillons et Ferencza ne se voient plus, ne s'écrivent plus. F. vit en recluse, sous des verres teintés, sa porte anonyme ne s'ouvre plus. Elle a perdu son frère, devenu sous ma plume l'Homme- Cheval, « Marèk » : dans mes pages elle jouit de sa main sous mes yeux extasiés. Je ne pouvais saquer ce frère ; après son décès j'ai reçu sa main au cul à la volée dans le couloir. Elle fit courir le bruit que j'étais mort. Je suis allé dîner, plus tard, chez Fontanet - la mère tous seins en bataille, bagouses et brillants ; un fils aîné réellement mort, lui, en mission, à 32 ans.

    Le cadet Fontanet prit un jour ma défense, alors que je me vantais (une fois dans ma vie) d'avoir corrigé des copies jusqu'à onze heures du soir. Alors, tourné vers eux : vous voyez bien ! 

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    Plus tard Laparade, rouquine, fille de flic (« la rousse »...) ; ne peut fréquenter l'école des justiciables. Je lui révèle que son ancêtre est cité dans Saint-Simon : le Roi lui reproche publiquement de négliger ses devoirs envers son régiment, préférant traîner à Versailles. Elle n'en était pas peu fière. J'apprends voici peu qu'il était homosexuel, ce que Louis XIV abominait par-dessus tout : peut-être l'a-t-elle su. Je la trouvais laide et la flattais de toutes mes forces, ne voulant rien laisser paraître. Elle s'est transformée sans doute en grande rousse éblouissante. Jovanic, prononcée par moi Yovanitch, à la serbe, pour faire mon malin), son rire désagréable exprès ; se fait prononcer “Jovanik ». Internats de filles.

    Je les voyais se consoler, se passer les mains sur les épaules. J'imaginais des tas de choses sales et vraies. J'ai même révélé à deux d'entre elles qu'il existait des produits de propreté appelés « savonnettes ». Toutes filles dont je fus réellement amoureux. À Saint-Léon, les sœurs Lampin, très vite confondues (d'abord la cadette, puis l'aînée) - l'une d'elles retrouvée à l'oral du bac : frisée, avenante, sûre d'elle. Quelconque. J'aime les filles tourmentées, les femmes chancelantes, devant qui baisser la tête et demander pardon. La beauté pour seul rempart. Nul n'oserait en vérité leur adresser la parole. À quoi pourrais-je bien leur servir, éclatantes ? qu'elles aillent se branler.

    Ce qu'elles font. Llégas, brunette insolente au teint bilieux, dont la mère se paye ma tête dans le train en me qualifiant d' “excellent professeur” ; du coup, parmi les cahots d'aiguillages, je gagne les chiottes en tortillant du cul. Un fou. J'étais, vraiment, un fou. Je le suis toujours. La conscience ne m'en est venue que vingt ans plus tard. Il fait toujours soleil en ce temps-là, un inépuisable avenir. Souviens-toi de Daniela Badajoz, modèle de Nadine ( Les enfants de Montserrat), « très nerveuse » disait-elle, ravagée par l'onanisme. Signalée d'un petit cœur sur ma liste, vu par les élèves pressés autour de mon bureau. Apprenait à sa copine Monferrand l'art divin de la branlette.

    La mère de cette dernière vient me voir, mais n'ose pas m'en parler, parce que j'avais l'air si “bébé » - selon Bussy, les doigts tachés d'encre : « Elle a dit un mot de quatre lettres qui commence par "bé" (les filles s'imaginent que je pense "beau", je rougis, je sens que ce n'est pas cela, ce n'est que plusieurs années plus tard que j'ai découvert : bébé). A Gambriac, fille Bourdon, amie de Champin. La blonde et la brune, si heureuses de me retrouver en début de cinquième (ça leur est vite passé, car je m'en suis rendu compte). Leur meilleure amie, Benzikrane : “Je ne suis pas crâneuse”. J'écoute avec elles en classe un 45 tours tunisien, plusieurs fois de suite ; elles me le demandent une dernière fois.

    Elles sont à l'affût de mon tic : déclencher mon bras d'un coup sec, sur le premier accent du refrain - in extremis, je me suis retenu ; une fois de plus, et je leur balançais un doigt d'honneur, dans le rythme. Destins si désespérément semblables. Basculant tous inexorablement sitôt que l'on a soi-même enfanté. Je me souviens aussi de la la fille Debouxe, si propre et brillantinée, enflant sa minuscule voix pour lire Le combat de Roland et Olivier. Je l'entendais à peine, au comble de l'émerveillement ; ces intenses coulées de pure tendresse, prodiguées à toutes, avec passion. Son père, amoureux d'une immense Noire, me confiait, éperdu : « Je l'initie également à sa vie sexuelle » - que lui apprenait-il ? Chose que les barbares d'à présent ne sauraient concevoir. Ils nous foutraient tous en prison, et l'enfant chez le psy, pour « guérir ». Rhéda, fille de pharmacien, portait de petites lunettes rondes très sages ; elle m'a cru juif, ce qui est de ma part un snobisme du plus mauvais goût ; mais à l'apprendre, il lui échappa un vif sursaut de satisfaction. Melle Environ, « villa Norivné », seule que j'aie signalée pour ses résultats insuffisants devant ce gros porc de Gepetto, infect principal ; en revanche, Dumarais, le sous-dirlo, me traite bien, j'ai sa fille en cours, grande endive nasale, qui explose un jour contre la classe : « Mais enfin je ne suis pas responsable des conneries de mon père » !

    Cet homme-là sut me traiter avec déférence - mes yeux de fou devaient l'épouvanter. Sa fille m'a rejeté sur Fesse-Bouc : « Vous ne me dites rien... Je ne crois pas... ».

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    Je me souviens de ces deux années de premières où les garçons, en surnombre, m'avaient rendu les classes insupportables. Que des gueules d'abrutis – des gueules de garçons. D'informaticiens. « Est-ce que vous nous prenez pour des cons ? » J'ai répondu non, mais comme dit Nietzsche : « On ment, mais avec la gueule qu'on fait en même temps, on dit la vérité quand même ». Les cours se tenaient dans une salle de travaux pratiques, toute en échos, où le moindre mot se répercutait sans fin dans le brouhaha. L'un de ces venimeux du bulbe me jeta en vitesse à la gueule dans le couloir que la classe avait échoué à l'oral, à cause de moi : se figurant sans doute, scientifiquement, pouvoir passer à coups de formules...

    Parmi eux Sofiane, Arabe honteux qui se faisait appeler “Yann”, et qui prétendit que je lui avais mis 10 de moyenne parce que je ne pouvais pas faire autrement – désolé : 3, 10 et 15 égalent 28, divisé par 3 donne 9,33... Mais le 3 sur vingt, ton torchon de papier, tu l'avais oublié, morveux. X

     

    « Vous voilà en 5e à présent. Vous avez découvert pendant les vacances certains amusements solitaires » – la fille Piternal, à mi-voix : “Tiens, c'est vrai...” Je l'ai accompagnée avec sa classe, en Allemagne, lui offrant une glace ainsi qu'à sa correspondante. Cette dernière lui passe un papier plié en quatre : « un doigté ? », « ein Fuch » ; je n'ai plus retrouvé ce mot dans aucun dictionnaire ? Toute la classe défilait en déroute montagnarde devant des tartarins attablés en terrasses et qui nous exhortèrent, en bons Germains, à entonner un vigoureux chant de marche ! Wir sind Franzosen, ai-je répondu, und kennen nur obszöne Sänge ! Les tartarins ont éclaté de rire - « nous sommes français, et ne connaissons que des chansons obscènes ».

    Son correspondant le lendemain, fou d'amour, piquait un ultime galop forcené sur le quai au risque de sa vie pour la revoir – il savait bien, lui, que les séparations à 14 ans restent définitives - tandis qu'elle sanglotait devant moi – comme cet enfant de 7 ans tout en larmes, son premier prix de piano entre les bras, pour avoir si fort senti que l'instant ne revient jamais ; que jamais plus il ne reverrait son maître. Je me souviens de Maï, amoureuse des chevaux en dépit de père et mère, dont je pris maladroitement la défense sans la nommer mais reconnue de tous ; mon ancienne suicidaire s'est classée deuxième au Grand National de Liverpool... j'avais songé pour elle à ce cheval de cristal si cher dans la vitrine ; en fin d'année je l'ai prise en stop. Nous avons évité de nous frôler, sans plus savoir que dire. Je parle aussi d'Eulalie Dourmond, fille d'évêque abdicataire : il aimait bien les hommes disait-il, et surtout les femmes. Il estimait « désespérés » les terroristes qui se faisaient sauter dans les bus ! Je répondais pas la moindre excuse - et nous parlions alors de la kabbale, dont il me transmit le schéma des Trois Piliers : le courage ou Ghéboura, l'équilibre, et la miséricorde, Hésed. Ses fidèles en Guadeloupe débattaient à l'infini sur les shekirah et leurs innombrables liens. Selon Pirenne, péteux collègue, sa fille n'était qu'un thon  - Pirenne dont le partenaire arborait un appendice nasal à se l'enfoncer dans le cul, véritable canne en buis de Messerschmidt - Pirenne le fielleux dont le grand chic était de se glisser dans votre le dos pour épier vos propos et de surgir pour vous engueuler. Eulalie n'osa pas, le jour du Carnaval, présenter aux jurés son clown solaire orange et rouge, si exaltant pour ses rondeurs. Seule lectrice que j'aie connue de mon Jaurès, chaudement recommandé par son père.

    Sans en omettre une page avec bien du mérite, car jamais je n'aurai composé livre aussi désordonné, aussi disloqué - j'entends toujours mon éditeur à mi-voix qui est-ce qui va bien pouvoir s'intéresser à ça  - et comme il a cru bon de ne pas le lancer, forcément, le livre ne s'est pas vendu. J'ai revu Eulalie sur le marché aux Popes, où notre éditeur s'était fendu d'un étal de livres entre légumes et cageots de fruits (« le peuple aime la lecture » - c'te bonne blague…) - « vous voyez que les jeunes filles ont du bon » me dit-elle ; j'ignore à quel propos. Eulalie manifestait sa colère après la réception du sieur Blondet, poète autoproclamé : deux grandes heures perdues à écouter ses textaillons de bas étage (le petit Jésus risquant de s'érafler à la croix du Sacré-Cœur, et j'en passe...) - toute la première assise au garde-à-vous à baigner dans sa sueur :- « alors ? c 'était du foutage de gueule ? et notre programme ? » Chère Eulalie ! qui par la suite m'expédia une carte postale truffée de fautes émotionnelles : « J'ai enfin compris le pourquoi de vos incessantes digressions, et tout ce que je leur dois... » ! …

    Depuis, elle rame, de sous-emploi en sous-emploi, son père vieillissant m'ayant plus tard encore entretenu de Dieu dans les allées d'un Leclerc de la culture. Il ne me redessina pas les trois Piliers de la Kabbale, dont j'ai retrouvé un croquis sur une photocopieuse. J'ai « fait du théâtre », comme on dit, avec Eulalie, que je surpris un soir seul à seule en coulisses : « Ah ah, disait-elle, monsieur Kohnlili ! », (« à nous deux») contre le comble de ma gêne ; Bareski, le metteur en scène, nous faisait courir, en tous sens, puis stopper net devant la première gueule venue, pour lui hurler nos noms et prénoms : affirmation de personnalité juste avant de la perdre. Des inspecteurs, venus juger le bien-fondé de nos subventions, tandis que nous bramions sous tel ou tel projo : « Ce sont tout simplement les exercices d'Abramovitch » (1949) se disaient-ils en se poussant du coude.

    Je me souviens de Goldenstein ; de Charles , fils du marchand de biens, Charles, qui jouait si finement, si triste i : « L'animal le plus léger ? la palourde ! » - la fille Rondu, infoutue d'articuler son rôle, titubant sur ses talons comme une grue sur ses échasses : « Ah, c'est féminin, ça », raillait ma collègue lesbienne, qui s'était pourtant fait bourrer le fion (l'honneur est sauf) par son rugbyman toute une nuit, deux belles valoches sous les yeux. Je me souviens de la fille Sorte, qui jouait mon épouse dans  La peur des coups. Je lui ai demandé quelles seraient ses sensations à imaginer un rapport sexuel avec moi, son mari : « Le dégoût » - elle a joué dégoûté.

    Par la suite, en cours, nous ne pouvions ni l'un ni l'autre, malgré que nous en eussions, nous départir d'une gêne mutuelle. Quand je voulais purifier mes yeux, ils se chargeaient malgré moi de toutes nos souvenirs scéniques - n'est-il pas vrai, mademoiselle, que dans La peur des coups j'étais votre époux » En la croisant, je la voyais murmurer à sa camarade : « Il m'aura oubliée ». Hélas, si  pâle, si souffreteuse, si insipide, je ne pouvais pas la rater. Nous échangions des sourires hagards. Le metteur en scène Bareski nous avait prescrit de jouer le texte mécaniquement, dans une grande fatigue, comme un numéro archiusé: force comique ! Je n'ai compris ce qu'il voulait que des années plus tard ; mais il avait à cœur de laisser chacun maître de ses propres découvertes et de ses limites - au point qu'un jour, promu à la direction d'acteurs par son absence, je fus plus apprécié que lui par la troupe des lycéens, car plus directif : « Il nous laisse dans le vague ! » disaient-ils – or, livrés à nos simples naturels, nous autres personnages demeurons si embryonnaires...

    Je me souviens aussi de Jessica (défiguré par elle en « Jackie ») - dorlotée par sa maman, qui lui filait des biscuits en douce en coulisses avant la représentation. Un jour je me lance à l'eau : « Monsieur et Madame Potoku ont une fille, comment... - Jessica ! (ne jamais laisser les filles s'emparer du corps de garde : elles le couvriraient de honte) - ma mémoire de prof doit absolument se doubler d'une mémoire de comédien, car je partageais avec certaines de mes disciples bien plus encore que des atmosphères de salles de classe : Jessica jouait la fille du pasteur Paris, c'est-à-dire ma propre fille.

    X

    Je me souviens de Mlle Yassine, brune, juive, marseillaise, qui se contrefichait de la Tradition, la Massorett, et que j'ai bien failli bénir le dernier jour, les mains jointes sur sa tête, avec cette fameuse formule : « Baroukh chem kweït malhoussè loheïlem boët » - même Delécrou, juif pratiquant, n'a pas su m'identifier ce dialecte, différent de l'araméen. Ma bachelière s'est dérobée, voyant dans mes yeux cette lueur non de désir mais de théâtrale : celui d'incarner, même de façon parfaitement déplacé, le rôle du rabbin - Cocteau jouait à Dieu avec les Maritain, jouait aux sanglots à l'enterrement de Satie... Etchegarry, si déplorablement gênée par la mythologique Myrrha, fille du roi de Chypre Cinyrès, « qui aimait un peu trop son papa » dans les Métamorphoses – le père de ma petite protégée ne cessait de la mitrailler de sa grosse caméra - quel prescriptrice crétine s'était donc avisée d'inscrire cet interminable épisode d'Ovide au programme de terminales, dont les latinistes sont avant tout des jeunes filles ? assurément une fille abusée. Je me souviens de Kreutzfeld, qui ne s'appelait pas “Brigitte” « comme la journaliste » disait-elle. Dont la mère était algérienne ; et très sensible au fait que j'aie proclamé les musulmans les plus propres, les plus soignés des garçons, car je ne renonçais jamais au rôle d'homosexuel. Jouer : quelle chose sérieuse. J'aurai passé ma vie à jouer, avec la plus grande sincérité. « J'ai (non pas : oublié mais) évité de vivre », confiais-je à ma classe. « ...mais tu as su établir des contacts », répliquait mon meilleur ami, avec tous tes élèves ! - je me suis exclamé mais ce ne sont pas des vrais ! - je me suis aperçu, trop tard, de l'atroce grimace du jeune Mathieu, 18 ans, son fils, que je n'avais pas repéré.

     

    Je me souviens du « prof de gym » Sablon, que ces demoiselles avaient contraint (après délégation auprès du principal on n'ose pas lui dire) à porter des pantalons, parce que son short, n'est-ce pas, révélait un peu trop ses génitoires, qui ballottaient sous leur nez de façon dégoûtante... je l'avais croisé, ce couillu, dans un meeting du P.C., où ce jovial imbécile me fit adhérer au(x) parti(es), juste avant la mémorable culotte législative de 78 bien oubliée ; les réunions de section s'achevaient invariablement par la formule on n'a pas besoin d'intellectuels, dans le Parti  et lorsqu'on me chargea pour m'humilier de revendre des billets de loterie à la fête de l'Huma, j'ai renvoyé le tout par retour du courrier : devenir communiste ne signifiait pas pour moi faire le guignol sur un champ de foire en me farcissant les invendus...

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    Je me souviens aussi de la Schlott qui me dit à la fin d'un cours : “Et si je tombais enceinte, vous seriez emmerdé !” - d'après ma psy, c'était “une avance” - ça ressemble donc à ça, une avance ? - Mademoiselle, ai-je répondu, si on ne se fait pas confiance l'un à l'autre, ce n'est pas la peine.” L'année précédente elle frappait déjà du pied le sol juste entre mes jambes à plusieurs reprises, chaussée d'atroces baskets, pour me montrer un pas de danse. “C'est de la provocation ça”, répétait ma psy – ah bon ? - Mlle Schlott, « avec deux t », ne pouvait retenir même ses prétendues amies en classe, qu'elle avait invitées à mon cours : « Ben restez quoi merde...” Même chez les autres filles, elle échouait à se créer le moindre intérêt.

    Elle était d'une myopie affligeante. J'aimerais la revoir. Me la faire, certainement pas ; j'ai tellement vu, en long, en large et en travers, à quoi ressemble un sexe de femme et sa muqueuse qui ressort et rentre au rythme du marteau-piqueur - que cela ne m'intrigue plus, plus du tout. Je me

    souviens de Giustina, juive italienne (je prononçais « Justine») à qui j'intimai formellement - è un comando ! - de poursuivre les cours de latin. Elle obtempéra. Tant d'autres dont j'ai oublié le nom, dont cette Roumaine qui comprit parfaitement les ordures transylvaniennes dont j'abreuvais la classe : « Monsieur, pourquoi est-ce que vous dites ça ? » - jetant autour d'elle des œillades épouvantées : mais nous étions seuls, elle et moi, à comprendre. Je me souviens de Jacqueline J., qui m'affirma de pas avoir le moindre lien avec cet abruti de philosophe volontariste dont les sartroïdes se gargarisent (« puissance de la volonté » - les chômeurs sont donc tous des fainéants ?...).

    Elle était ouvertement (si l'on peut dire) lesbienne, venait me voir après le cours avec son pote homo. Ils m'ont dit que j'étais attachant. Je faisais – à vrai dire - tout ce qu'il ne faut pas :  il ne faut pas – je cite - attendrir ses élèves ; parler de soi ; faire déborder ses névroses sur ses classes. Bref, ne plus être ni soi ni Maître. J'admire en vérité ces grands prédicateurs qui se targuent de réduire l'infinité du jeu des acteurs à un seul jeu : le mécanisme de soi-même - j'ai joué l'interdit : complicité, attendrissement. Ce qui rappelle irrésistiblement ce proviseur qui recruta des « grands frères » « issus de l'immigration » : ces braves garçons des cités obtenaient d'excellents résultats. Mais l'administration les admonesta : « Vous leur donnez l'impression - désastreuse ! - que vous êtes avec eux, contre nous. » Les grands frères et sœurs changèrent donc de registre... et n'obtinrent plus rien des élèves.

    Bravo. Oui, j'ai projeté mes complexes sur mes élèves. Simplement, je le leur disais. Et nous avons tous joué entre nous. Tandis que d'autres, la Dédarian par exemple, n'en disait rien. Cette méduse venimeuse, pourrie de prétention, puant sous les bras, n'avait-elle pas exposé ses propres photos de famille à la plage pour illustrer une conférence sur le génocide arménien ? le jour de son départ, elle n'a reçu qu'un stylo à dix euros (mes 600 à moi se révélèrent tout à fait insuffisants pour le trombone à coulisse que j'espérais ; je me suis rabattu sur un bon logiciel piraté, qui n'avait pas coûté un centime au vendeur - mais ça, je ne m'en suis rendu compte que plus tard).

    X

    Je me souviens de Fidelio, toujours puni pour « bavardages », alors que j'assourdissais la classe entière ; il m'avait dit, le Fidelio : « Un peu plus fort, au fond, on n'entend pas très bien”. Il trinquait pour les autres. Viril, cheveux courts, propre et souriant. Son père est venu me trouver pour assainir la situation. Je me souviens de l'Allemande, à qui je traduisis les mots “vice” et “vertu” : Laster, et Tugend ; à qui j'ai présenté, en pleine cour, des condoléances forcées pour la catastrophe ferroviaire survenue dans son pays. De Hsi-Shiott (prononcer : chie-chiotte) (rebaptisée

    « Charlotte ») à qui je fis chercher toute l'année des mots dans son dictionnaire bilingue. Elle s'appuya d'un sein sur mon épaule, mais pas d'histoires, surtout, pas d'histoires... Elle m'avait demandé si j'étais homosexuel (j'avais montré le signe chinois dans son dictionnaire, à propos de Rimbaud) et s'était déclarée soulagée de ma négative.

    Si seule, si exilée, si amoureuse - rougissements, paupières closes... Elle écrivit « Je vous aime » au tableau, juste avant que j'arrive, en chinois, puis s'est dérobée, honteuse, au sein de la classe. Peut-être que là-bas, en Chine, à Taï-Wan, les professeurs usent de certaines prérogatives, dont les disciples s'estiment honorées ?... Je lui ai demandé si elle flirtait ici, en France. Elle m'a répondu que les garçons n'étaient « vraiment pas intéressants ». Elle a donné des cours d'écriture auxquels participait la Proviseur. Je ne sus pour ma part jamais dire que wo leï, « je suis fatigué », et « je suis vieux », wo lao. Ses parents sont revenus la chercher, en costume européen 1960, raides, conventionnels, timides - pas d'incidents avec Taï-Peh...

     

    Filles indifférentes

    Bourrassa, dont la mère précise depuis quelle date elle “s'est mouillée” en m'appelant Docteur ; je ne sais plus où me mettre. La fille non plus. Lenoir et Larosée, pour des cours de latin dont ni elles ni moi n'avions envie, et que je devais chercher dans la cour de récré, l'air féroce. La fille Noël, belle, sage, père médecin, qui levait toujours le doigt – je lui ai fait quatre heures de cours, pas plus, en remplacement. Noter : Toute épistèmè relève d'une idéologie – traduction : tout ce qu'on apprend relève d'une propagande. J'ai vu se préciser puis s'imposer au cours de ma carrière les thèmes de propagande citoyenne ; ainsi du féminisme («quoi, encore !! » s'est exclamée toute la classe, filles en tête).

    Avec de plus en plus de textes contemporains. Tous relevaient de la même idéologie : les Blancs sont des salauds, les autres des victimes. Et autres salades de journalistes, à la botte du dernier bruit qui court. Je ne me suis en fait aperçu que très, très tard à quel point les livres reflétaient les propagandes gouvernementales. A présent, il n'y en a plus que pour l'antiracisme et le

    métissage à marches forcées ; cessons de redouter les établissements parrainés par telle ou telle marque : la pédagogie idéologique, c'est déjà fait, et par l'État. Elles sont belles à présent, les salles des profs, gluantes de niaiseries lamentatoires et pédantesques...

     

    Blondes calmes méprisantes ou non

    Dineau, qui me faisait prononcer Catulle, pour se foutre de ma gueule égrillarde. Fusteilh, à qui j'ai dit “Quand on s'appelle Fusteilh, on n'a pas la moyenne en orthographe”. La mère vient m'engueuler. Sans oublier ce sombre crétin qui voulait à toute force innocenter sa fille, dans le cartable de qui j'avais pincé toutes mes dictées, recopiées à l'avance, avec leurs dates ; puis je me suis placé derrière elle pendant la dictée : elle repassait le stylo à bonne vitesse sur tous les mots, l'un après l'autre. Il a pourtant fallu que je dise à son père que je le croyais, sinon je me retrouvais avec un procès pour pédophilie au cul – tant qu'à faire. La fille Minime : son père bosse dans le pétrole au Bénin, voit sa progéniture une fois par trimestre pour l'engueuler : « Ce sont des imbéciles comme ça qui encombrent les bancs de l'Éducation Nationale ».

    D'autres parents, à qui je dois rappeler que malgré son embonpoint et ses 15 ans bien sonnés, leur fille a encore besoin de ses parents : « Monsieur nous travaillons au magasin jusqu'à neuf heures ; notre fille a la clé, se fait à manger et se débrouille.  - Avez-vous pensé qu'elle a toujours besoin d'être aimée ? » La fille éclate en sanglots. Se souvenir aussi de la Hurepoix, dont j'étais amoureux, dont j'aurais bien baisé la mère, laquelle me répétait : « Vous pensez vraiment, Monsieur C., que nous devrions avoir des rapports ? » - bien sûr, Mme Hurepoix...

     

    Filles turbulentes et conquises

    Ursule Kotonou calmée dès l'instant même où je l'ai appelée par son prénom, se dressant même pour imposer silence. C'est elle qui a réussi à ramener la classe du stade en empruntant le trajet le plus long. La bonne blague. Fille Convenade que je colle pour avoir dit “C'est dégueulasse” devant une sculpture balinaise de baiser ; incohérence totale de ma part. Je l'aurais bien sauvée, en fin de troisième, mais un rouquin fort en gueule, briguant le Conseil Général, me l'a envoyée en section vente, vers l'abîme. Quel gâchis.

    Turbulentes et venimeuses

    Boisseau, peut-être apparentée à un machiniste du Grand Théâtre, me trouve un surnom : “Pepsi”. Je ressemble en effet à un grand blond vaseux nommé “Colas” - je ne vois pas en quoi. La fille Lerouge, dont la mère me refuse toute espèce de pédagogie pour des enfants de cet âge. Sa connasse de fille, qui bavarde, me réplique : « Vous n'avez qu'à ne pas écouter ce qu'on dit ! » À qui je souhaite de crever, et de s'en souvenir : « Quand vous mourrez, dans très, très longtemps, et longtemps après moi, j'espère, pensez à moi, parce que je vous l'aurai souhaité. » Elle est devenue comédienne. Arielle l'a vue répéter Antigone  d'Anouilh, sans parvenir à savoir son nom ; dès qu'elle l'apprend, Arielle cesse d'assister aux répétitions.

    Je serais bien venu foutre le bordel dans son théâtre à Lattaqieh, jusqu'à ce qu'elle quitte le plateau en chialant. Même trente ans après. Heustreu (prononcer Hoïchtroï, « Foin-Paille »), Walkyrie venimeuse : « Il faudrait savoir si c'est moi qui suis incapable, ou si c'est vous ». Elle m'a confirmé que l'on peut dire, éventuellement es wird gekommen, « on vient ». Il m'aurait suffi de si peu d'autorité. De calme. East-Side, nasillarde, à qui je répétais qu'il n'y aurait pas toujours des guerres. J'étais exaspéré. Mais elle avait raison.

     

    ...Le fils Abrusovic, haineux : “Vous n'êtes même pas capable de faire taire une bande de gamins” , du coup je l'ai puni, lui, pour lui montrer, justement... Abrusovic : « Je sais que vous me prenez pour un abbrouttitch”. Il tenait absolument à la bonne prononciation de son nom : Abrouzovitch... Devenu écolo.

     

    Filles silhouettes

    Beretti paraît-il, « Sheila », quoique je ne m'en souvienne que très vaguement. Devenue éditrice, presque baisée. Jaunet, qui a dit « Mais tu es folle» à une camarade à qui je foutais une baffe pour s'être tordue de dire devant mon pantalon rouge ; j'ai servi de cible, ainsi caricaturé, dans un jeu de massacre  forain, en fin d'année. Les ballons à crever sont arrivés avec un retard énorme, juste avant la séance. J'étais bourré comme un coing : « Ce sera ça, ton prof ? » La fille Guinche, ou Guiselli, qui refusait d'avoir du poil et se le coupait. Melles Monde et Toulemonde : “Tout le monde

    m'emmerde ! » Toulemonde se dresse, au comble de l'indignation : « M'sieur, j'ai rien fait !” …de l'eau entre les doigts. Je ne reconnais plus le paysage. « C'est toi qui as choisi » - ô Grands Perroquets de la Doxa, qui paraîtront si exotiques à nos archéologues. Mais de ce choix, voyez-vous, personne ne se rend compte. Avoir choisi sa destinée, jusqu'en ses pires humiliations ? fiction des aveugles. Comptoir en zinc. Nous sommes tous épouvantés. Nous nous figurons avoir voulu tout cela.

    J'ai exalté les cimetières : « Au moins, tout est en ordre. Plus d'astuces, plus de tortillements. Tout le monde à la même enseigne : une dalle, deux dates, bien carrées, au cordeau, rien qui dépasse. Comme ça on le sait, dès le début, comment ça se termine. Ah, le désir d'être aimé ! je t'en foutrais de l'amour, tous au trou ! bien net ! L'Alpha et l'Oméga ! Définitif ! » - un élève, au premier rang : si c'est pas malheureux d'entendre ça  - je n'aurais jamais dû - la mort en bruit de fond - memento mori . Les perroquets des vastes profondeurs - j'ai choisi ce que je suis ! - s'arrêtent juste à temps, juste au niveau de vérité qui les confirme - sociologie, politique, psychanalyse - Jungle vaselinée du relatif  - mes miettes sont tout ce qui me reste – Narciso ! Narciso ! Vaffanculo, Simplicione…

    Je me souviens de Tran-Anh, buvant mes commentaires sur Malraux. Prenant fébrilement des notes jusque pendant cet oral même du bac. Sa beauté, son intelligence, m'exaltaient. Drague dérisoire. Pipa et moi n'avons-nous pas été surpris, cet autre jour, au comble de l'excitation, à nous étreindre par les doigts en nous postillonnant à la gueule ? il m'a proposé de me présenter le grand Brenaud : « C'est un homosexuel » - EN-CORE ! je hurle – Pipa aussitôt se fait tout fluet - « le contact -  les gens - ne passeront pas par moi.

     

    X

    À cet oral du bac les mâles brutes répétaient d'un air bovin « Quelle musique ? » « Où çà la musique ? » à propos de Rimbaud et d'Apollinaire - en vérité, un nombre impressionnant de professeurs de lettres ne connaissent pas leur métier  - ils se contentent des instructions du ministère... On en a même trouvé un qui faisait une thèse sur Rousseau sans savoir que ce dernier

    était musicien – vous avez bien lu, toute une thèse, sans se douter que Jean-Jacques faisait de la musique. Zorba le Grec, La Liberté ou la Mort, Le Christ recrucifié : criminelle inculture d'une examinatrice s'exclamant qu' « apprendre Kazantzaki, ça ne ser[vait] à rien (!!!)» Connasse ! PROF ...! « servir », de « servus », « esclave ».

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    « Je me souviens »

    St-Blase : Durrieu, sœur aînée élevant ses cadets. Fille Vincent. (J'y repense soudain : une grosse blondasse, à propos de ma fille : « Ça fait moche, Lili Kohnlili » sur quoi une autre avait répliqué quand on s'appelle Le Rat, on ferme sa gueule. La Frei que je fais passer en classe professionnelle et qui m'en fut infiniment reconnaissante : une grande blonde de 16 ans dont les parents exploitaient le bois en Amazonie, ou au Congo. Ils n'avaient pu scolariser leur fille. L'administration n'avait rien trouvé de mieux que de l'expédier en sixième, dont elle avait en effet, sur le papier, le niveau. Elle est devenue la mascotte des filles de la classe. À 24 ans, j'avais fait des pieds et des mains pour l'orienter ailleurs. Où elle souffrirait moins, se sentirait moins admirée, reléguée.

    Je finis par trouver une école de couture et de broderie. Cette réorientation fut ma plus belle réussite, malgré mon jeune âge. Je me revois sur la photo de classe : quelle jeunesse, quelle inexpérience – l'année même où j'appris l'existence de cette terrible maladie qu'on appelle « progeria » ; j'en fus horrifié. En fin d'année, les sixièmes n'avaient pas songé à demander à la grande fille comment on faisait les bébés ; ils m'avaient demandé à moi (c' était une époque où l'on n'apprenait rien du tout aux petits) ce que signifiait « violer » ; “M'sieur, qu'est-ce que ça veut dire “violer ?” ils articulaient bien « violer », pas « voler » - certains parents s'étant rabaissés jusqu'à la « faute de frappe »du journal.

    J'eus une inspiration de génie : « Cela veut dire « retirer la culotte de quelqu'un sans lui demander la permission », déclenchant parmi mes petits sixièmes une hilarité enchantée. Et chacun de se réapproprier la phrase en rigolant - « Je vais te violer, toi ! » - filles ou garçons – je ne précisais pas qui violait qui, car les femmes, Messieurs les Perroquets, ne violent pas. Ils s'imaginèrent donc, plus tard (« il va nous le dire ! ») pouvoir me demander comment se faisaient

    les bébés (chose impossible à révéler à des enfants, si purs...). Ma classe fut affreusement déçue que je me dérobasse : à mon tour je déclarais que l'on « mariait » les chiens. A mon tour je montrais mes limites, reculais, m'enlisais dans la plus pitoyable connerie - « mais qu'est-ce que vous voulez dire ? » - et moi de répéter : « On les marie... On les marie... «  Même lui, se chuchotait-on, même lui ne veut pas nous le dire » - comment avais-je pu leur révéler, à leur niveau, ce qu'était un viol, et ce jour-là, manifester tant de lâcheté ? La meneuse d'enquête dit aux autres « Ne vous en faites pas, je vais demander à » - grande sœur, cousine - “je finirai bien par trouver” - moi je ne voulais pas d'ennuis.

    Des calomnies couraient sur mon compte. Willemain, délégué syndical, me l'avait rapporté. En ces temps-là il était sale de renseigner les enfants sur la façon de faire les enfants. La moindre de ces jeunes filles pourrait à présent me poursuivre pour harcèlement. Tout le monde la croirait. Les ténèbres s'épaississent. Pendant ce temps les maternelles, dans la cour, se traitent d'enculés ou de grosses pouffes, on les entend jusqu'au milieu de la rue.

     

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    Je me souviens du dénommé Néron («  Menton Pointu »…) - dont la mère vantait devant moi ce qu'était à son avis la mission du professeur : enseigner la vie à ses élèves. Non madame. Pas ma petite vie à moi. C'est la seule que je connaisse. Notre rôle, à nous, est de transmettre un héritage culturel, sacré. Pour ce qui est de remplir un chèque, réparer une machine à laver, spéculer en bourse, désolé : ce sont les parents qui s'en chargent, ou la vie elle-même. Que pourrais-je transmettre, sinon ma petite expérience de prof ? J'ai dû sembler très archaïque ; vieux schnoque. Mais le malentendu essentiel de toute la parentaille vient de là : la culture, ce n'est pas « enseigner la vie ».

    Et à supposer qu'il y ait une « culture » de l'informatique ou du parachutisme, toutes deux sont assurément respectables, on s'est trompé de mots : appelons cela autrement, je vous prie, que «culture »... J'apprends à mes enfants Édipe, Molière et Rimbaud. Non pas à distinguer Volvo et Skoda. Ma « sécurité de l'emploi » ? faites donc des cours pendant, tenez, trois semaines ; ensuite, vous supplierez tous tant que vous êtes, à cor et à cri, de repartir au chômage...

     

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    Bûcheuses un peu con

    Buseville : Dudon et Condu surnommées par moi « Ducon et Ducon ». Condu n'a jamais eu le tableau d'honneur : 5 en latin toute l'année. La fille Cadou, même matière, 1 sur 20 les trois trimestres, quels que soient ses efforts. Ducon et Ducon, donc, viennent me demander si La ville aux portes d'argent, qu'elles composent à deux, est un bon titre, je réponds “Oui, pour la Collection Rouge et Or” -  Monsieur vous êtes vache ». La blonde Dudon : “Vous aimeriez bien savoir d'où vient ce nom...” - j'ai songé bien plus tard que le Don n'était autre que le grand fleuve d'Ukraine, il suffisait d'ouvrir l'Atlas. Lorsque sa mère est morte, tous les collègues et moi-même voulions participer aux funérailles.

    Il y avait à Buseville un directeur adjoint de grande qualité, dont j'ai tout oublié, tant il était souple et bon. Je ne me souviens que de ce connard de principal, Sellong, masquant de la main ses appréciations, « que je n'ai pas besoin de connaître », avant de me faire signer ma feuille de notation. Celle d'un petit maître auxiliaire tout jeune et tout couillon. Il m'engueulait, le Sellong, de ne m'être pas présenté après cinq semaines de grève de la SNCF – trente-cinq jours d'absence tout de même : « On n'entre pas dans mon établissement comme dans un moulin ». Qui refuse que j'aille, j'y reviens, aux obsèques de Mme Dudon : « Je ne vais pas, ricane-t-il, mettre un panneau sur mon établissement Fermé pour cause d'enterrement ». Péteux, petite moustache, mais surtout, pleutre, pleutre, comme tout chef d'établissement qui se respecte.

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    Je me trouve dans la salle aux ordinateurs. Derrière moi, huit femmes, mon métier étant féminisé à mort. Ce grand fendard de Carfini entre dans mon dos. Il sexe-clame niaisement : « Ouh là là ! huit femmes !  - Qu'est-ce que tu veux que ça me foute ? » J'entends alors un filet de voix, issu des lèvres pincées d'une pimbêche : “Si c'est pas malheureux d'entendre ça...” La pimbêche filait paraît-il le parfait amour avec le nommé Carfini. Je me demande encore comment une si belle

    créature si chafouine, si vicieuse, pouvait éprouver le besoin de faire l'amour avec un homme, alors qu'il était si clairement lisible sur son visage que trois branlettes par jour devaient largement lui suffire. Je m'avisai trop tard, plusieurs semaines après, que j'aurais pu m'exclamer : « Et alors ! Huit femmes et huit chaises, ça fait seize meubles ! » - ou mieux encore : “Et alors ? Faut qu'je bande ?”

     

    X

     

    Chemin faisant

    Mentionner Rinaud, qui tenait absolument à faire prononcer son prénom à l'anglo-saxonne, Braïce, au lieu de Brice (c'était bien avant Dujardin). Un collègue au long nez en couteau lui fit observer que nous n'étions pas en Angleterre, et maintint sa prononciation à la française. Je m'appliquai quelque temps à écorcher son patronyme à l'anglaise : « Raïnowd ». Je fus le seul à trouver ça drôle. ... Bossuet (« Monseigneur », évidemment), dont j'ai défoncé le pied d'un coup de talon pour m'avoir décerné je ne sais plus quel adjectif (de nos jours, trois jours de garde à vue sans pisser) ; son père est venu. Je lui demande sur le ton le plus patelin : « Dites-moi, M. Bossuet, quelle est donc la profession de votre femme ?

    - Secrétaire de direction, pourquoi donc ? - Parce que dans mes cours j'entends sans cesse votre fils brailler « Putain de ta mère ! » - alors je me pose des questions... » Je crois que le fils Bossuet n'a pas pu s'assoir pendant quinze jours pleins. Le même, évoquant à tout propos la sodomie en cours de musique, ce qui malgré Saint-Saëns n'a qu'un rapport lointain avec la matière, se vit infliger une rédaction sur ce même thème, afin de bien évacuer, une bonne fois, son obsession. Nous nous sommes passé entre nous en salle des profs un torchon rédigé dans un français infâme truffé de fautes d'orthographe (l'émotion sans doute), d'où il ressortait qu'une telle pratique, après tout, pouvait apporter un certain renouvellement dans la vie conjugale, et contribuer à son équilibre... (remarques horrifiées sur le petit mignon du pacha de Kazantzaki : Et il était d'accord ? - incapacité totale de Bernardo, 15 ans, bon en maths, à comprendre qu'il s'agissait d'une autre civilisation, d'une autre époque...)

     

    Garçons turbulents indifférents, à peu près beaux

    St-Léard (2012/ 2013) : Lemanche, Diterranée, qui répétait son nom dans l'extase, Rédora, qui réussit à faire lever une punition, sa mère m'agitant bijoux et nichons sous le nez. Garçons turbulents, et que je n'aime pas : Bouillon des Champs, Noir, à qui j'ai fait ranger « ce torchon » (le drapeau américain) (c'était la guerre du Vietnam) (on m'en a beaucoup admiré). L'épicier arabe m'appelait « chef ». Hiersaint, grand rouquin connard, passe avec 7 de moyenne grâce au prof de gym qui lui trouve « de grandes qualités de sociabilité » – justement, s'il a tant de qualités, il pouvait aussi bien redoubler sa sixième. Le collègue roule des yeux, je baisse les miens – à quoi tient un passage de classe.

    Ce même prof de gym, si libéral, si copain-copain, capable d'envoyer un élève en conseil de discipline pour avoir mal parlé d'un prof, sans savoir que lui-même écoutait par derrière. Il me donnait des leçons.

     

    X

     

    Rollet en 5e appréciait les cours de Moiln'œud, à s'en faire péter l'œsophage de rire. Très difficile à contrôler, mais l'adorant. L'année suivante, la grande mollasse Jomo l'a engueulé : « Madame, c'est pas un cours que vous nous faites. L'année dernière, avec Moiln'œud, ça c'était des cours !... » Quel beau métier. La sécurité de l'emploi. Moiln'œud bien sûr s'est indigné, mais savait bien que ses cours à lui étaient des chefs-d'œuvres de pitrerie. Convenant moins bien sans doute à certains élèves plus effacés. La mère Jomo ? elle avait parfois du mal à comprendre Molière. Indignation bruyante de Korner, brillante collègue – virant sur-le-champ aux amabilités les plus mielleuse dès la survenue de l'autre...

    Garçons que je n'aime pas :

    Varignac : Mon élève s'est tué en septembre, à Mobylette. J'en ai fait tout un roman. Peut-être qu'il m'adorait. Marèk, mon mort. Dont je fis un champion de horse-board sur mon île d'Omma, cent mille exemplaires en Livre de Poche haha. Véritable graine de facho, qui répétait après son père que les chômeurs étaient des fainéants. Tournant la clef de ma portière, j'ai pensé un

    jour très distinctement : Il vaudrait mieux qu'il crève avant l'âge adulte. Je fus exaucé dès septembre : il est mort pour de bon. J'en ai fait Marèk, tiré par son pur-sang sur sa planche à roulettes. Non, tu ne sortiras pas à dix heures du soir. Mon gaillard fait le mur et file à toute allure sur un petit chemin de campagne ; la chaîne tendue à l'entrée du Domaine d'Arzac, le garçon projeté puis retombé de tout son poids sur la chaîne ; perforation de la rate, décès le lendemain matin par lent vidage - toutes mes collègues au comble de l'excitation sexuelle. « Et alors? Et alors ? » D'autres détails suivaient.

    Beulac : Pogoudeau : “Oh Pogoudeaueaueau, Tu es le plus beau des barjots”. Pétoile :”Pétoile des neieieiges...” Ramirez : “Répétez après moi Ramirez : “cer-veau” - allez : “cer-veau” - plus tard avec mes impôts je serai obligé de payer ton chômage. Chevalet, qui voulait devenir pilote de chasse (4 en maths, 4 en techno) et qui ne m'a pas rendu le Iôn d'Euripide - à Chevalet ! un Euripide ! - Pigoudeau, Ramirez, Chevalet, toute la classe a poussé la même exclamation de dépit, lorsque nous nous sommes retrouvés en début de seconde année... Je devais « suivre mes élèves » ! «  Moi non plus je ne suis pas très content ; mais, nous ferons tous de notre mieux pour nous supporter cette année encore. »

     

    Garçons ternes : à Buseville, Surlarive, qui puait de tous ses cheveux ras. Mon appréciation : “Sait lire et écrire” - sous-entendu : “c'est tout” - trente ans plus tard, un compliment...

     

    X

    Bureau, brave garçon épileptique. Le principal prétend qu'il m'a prévenu, alors qu'il ne m'a fait que de pudibondes allusions. Retrouvé sous sa table dans un autre cours  - «  un Bureau sous une table ! Hahahah ! » La fille Taché qui renverse sa chaise en criant  devenez l'amant de ma mère et qu'on n'en parle plus ! - je suis inconscient du vice intense exprimé par mes yeux. – Miss September : “On fait toutes ça”, à propos de la branlette, présentée par Taché en grand mystère, à l'aide de ses doigts entrecroisés. La Bernardos, à qui Moil'nœud avait lancé “Vous riez à vagin déployé” (voir plus haut) et qui lance à Taché : “Tachié... sur les murs ? Tégozmou, dont je n'ai jamais pu déterminer l'origine (« mon toit » en grec?), Baba, à qui je reprends le magazine “Aménophis” consacré au trou (« pas d'histoires ! pas d'histoires ! »), Vangong (gitane ? Vietnamienne ?). Duchien, en latin, que je détestais, (« à peine entré en classe, il hurle, il hurle ! » hurlait Moil'nœud) – le petit Duchien pressentant puissamment, d'instinct, l'amour dépravé dont il était l'objet) ; il adorait cependant Suus cuique crepitus bene olet - « Pour chacun, son pet sent bon ». Lorgel et sa dissertation “Voltaire a-t-il enculé Rousseau ?” « Mais... tu as le droit de donner des sujets comme ça ? » Devenu brillant acteur, brillant danseur bien découplé, brillant chorégraphe et metteur en scène.

    Quant à Taubibec, surnommée toute l'année Bitaubec par l'inévitable Moil'nœud, elle haussait les épaules. Youpi au lycée d'Ankara, transformée en cri de cow-boy, “Yuppie ! » avec lancer de lasso : Kazoglou, fils de détective, et ses menottes en classe dans leur étui de présentation. Je me souviens (à mon tour!) de ces deux infectes connasses qui, pour l'option « informatique », abandonnèrent le grec –avec 18 de moyenne (« vous comprenez, les mauvaises notes, ça décourage... » - connards...) De cette autre abrutie qui abandonnait le latin pour faire de l'italien... parce que ça au moins c'est parlé – tu vas avoir des surprises, pauvre pouffe : en Italie le latin est obligatoire - « nos ancêtres les Latins... ») ... Manou, qui désirait ouvrir un restaurant, et qui s'imaginait, en toute bonne foi et comme 95 % des cons, qu'il suffisait de le vouloir, n'est-ce pas, pour se forger un bon moral et réussir...

    Revue à un carnaval d'établissement, voulait m'embrasser, pensait que je ne le désirais pas ; rattrapée de justesse. Alçeu, d'Ankara, sosie du Tadeusz de Mort à Venise, qui aurait bien cassé la gueule au vieux Moil'nœud si ce dernier s'était avisé de l'embrasser, le frôlant déjà de son sale sourire : Moil'nœud voyait perler la sueur sur le duvet de sa lèvre supérieure : désir ou répugnance ? Moil'nœud s'était doucement éloigné.

    Les sœurs Noiraud, neuf mois d'intervalle - “Bien sûr, Monsieur, avec la même femme” - j'aurais dû dire « la même mère », bien sûr, « la même mère » ! « Le drame est que la cadette voulait toujours faire la même chose que son aînée ; pas assez de différence d'âge » - quand toute la classe chahutait, elles restaient à peu près les seules à suivre. La fille Nara, vicieuse, sournoise, branlette et clito jusque sur la gueule. Son père, un collègue : “Vous en avez de la veine, qu'un prof

    vous fasse chanter Moustaki en classe” - qui devait bien me démolir dans le dos, comme les autres. Je me souviens aussi de cette chafouine, mère fanée d'un sombre con, qui me susurrait avec empressement : « Mais il veut vous garder, vous dis-je » (le Proviseur) « veut vous garder » Je lui ai répondu que non ; j'avais eu en main sa lettres au Concul. Ne voulait-elle pas me faire gober, cette truffe morte (je l'ai cru !) que tous les parents souhaitaient inscrire leur enfant dans ma classe :  « Il faut pourtant bien que je fournisse les autres professeurs ! » déclarait-il - traduction : surtout pas avec M. C.!  Je le lui dis, elle tourne les talons.

    Jamais connu de milieu, d'adultes aussi puérils qu'au Lycée d'A., sauf à l'armée : angoisse, hiérarchie, comportements de gamins. « Chef ! Chef ! J'peux leur montrer ? » MONUMENTS TRAMWAYS LANGUE IMPÉRIALE DU DIVAN– vidée d'habitants par pitié, qu'on la vide.

     

    X

     

    Blaser vient m'assurer qu'elle n'abandonnera jamais le latin : « Vous savez, je vous resterai fidèle, je ne suis pas de celles qui lâchent,». C'est la première à lâcher. Dont le nom s'apparente à “blasen”, « pomper », au sens érotique du terme – d'où son urnom de «Schwanzlutscher“ ou „Ibné“. Voici Nagy, fille de Hongrois réfugiés (prononcer « Notch »). D'après la fille Bataillon, très agressive. Peut-être touchée par son père, et traumatisée paraît-il par mes propos. Mentionner aussi une très brune et authentique Basque, répondant au superbe patronyme de

    Aurreralagunak!, (« Enavantlesamis »?) - jamais je n'aurais abordé une telle splendeur arrogante.

    À présent et pour une année elle se trouve là, à ma merci. Je lui demande un jour le plus négligemment possible : « Comment vont les amours ? » Une petite moue : « Pas mal - monsieur, vous n'avez pas le droit de vous renseigner sur des choses comme ça. » Peut-être, mais je t'ai eue, Panthère. Silencieuse, appliquée, farouche, 10 ½ de moyenne. Isolée : trop flamboyante. Condemont (« Démon Con ») et Buxerolles (Busserolles, comme Brusselles), qui sentaient chacune la branlette à deux, à pleins poumons. En même temps, si belles, si mûres, si sûres d'elles. C'est cela qui me désarçonne chez les filles : cet aplomb, cette solidité, cette certitude. d'obtenir n'importe qui. Depons (à qui je disais, concernant le classique et le rock : « Vous avez tellement bouffé de poivre, que vous ne sentez plus le goût des cerises. - C'est peut-être vrai, monsieur ».) Leroux et ses petits yeux de furet albinos (« Oh monsieur, vous nous faites peur ! ») Strengweiser, se faisant appeler « Tringue-Ouaizé », ce qui me semblait du dernier ridicule. Platte, qui se prenait pour un archéologue pour avoir découvert une omoplate en poussant la brouette sur un chantier mais n'en foutait pas une ; Benchinol fille de rabbin : « Chez moi monsieur il y a un livre comme ça » - eh oui, une Torah.

    Thommeville : mes lunettes cassées (bousculade) et remplacées ; tous les parents se sont cotisés. il ferait beau voir à à présent qu'ils me les remboursassent ! Déva, découvrant que j'étais "maître auxiliaire" : "Je vous disais bien que ce n'était pas un vrai". Trois semaines de suite de colle. Beauvoisis (2020/2021), noms merveilleux du Penthièvre : « Soupedail », « Mémé », le père Martino qui ne s'attendait pas à ce que je dise : « Le latin ça ne sert à rien » - et le fils, triomphant : “Tu vois ! Tu vois bien !” - du coup il l'abandonne. Blaireau lui aussi. Adultes connards qui me barrent la rue sur toute la largeur, pour me dire : "Eh oui ! A l'armée comme à l'armée ! » Pourquoi me suis-je laissé ainsi humilier ?

    ... Kramanlis et son aigreur surjouée. Mlle Lacôte : sa mère est ravie que je demande de ses nouvelles. Une classe de latin bien garnie qui se retrouve à deux l'année suivante, parce que je passais mon temps à faire de la discipline et à réciter, latiniste après latiniste, tel ou tel exemple correspondant à telle faute commise. Varignac, 2021 : je tombe amoureux de toute une classe de filles de troisième. Dès janvier, cela me quitte, d'un coup : « Je ne sais pas ce que j'ai, je ne vous sens plus. Dictée ». Au dernier cours de fin d'année, Mme Bergeron attirait tous les garçons plus une fille, l'homo ; et moi toutes les filles, plus un garçon, l'homo. La jalousie m'a tourné vers la Bergeron, de dos sur une autre table ; mais la greffe n'a pas pris.

    Le jeune Chétif à la fin du cours vient chercher une relation personnelle privilégiée -renvoyé à ses études ; la fille Angélès (« Angélès ! Vous me faites chier !”) - “Tiens, vous vous êtes masturbé ?” Je revenais les chaussures trempées par un pique-nique express. Elle m'a vexé. J'en disais bien d'autres. Milonga à qui j'ai fait croire sur sa bicyclette que si je notais selon la tête, “vous” auriez sans cesse de bonnes notes ; elle l'a pris pour elle, je pensais « vous toutes ». Elle est

    repartie avec un sourire indulgent, méprisant, mais surtout, indulgent. Car je sais prendre ou garder l'air con, à volonté. Ce qui n'exclut pas loin de là mes airs cons involontaires. J'avais aussi pour élève la fille Tchîta Bromo. Très laide, une voix de chimpanzé en plastique ; je l'appelais «Tchîta », elle tenait à « Bromo». Tous les membres de sa peuplade, toute sa famille, étaient surnommés « Tchîta » : quelque chose comme «Bouffe-Merde », ou dans le genre. Plus tard j'ai repensé aux cagots, très laids, qui possédaient dans chaque église une porte séparée, en dépit du baptême ; on les surnommait tous « chrestia », pour bien rappeler que c'étaient des hommes comme les autres, qu'il fallait les respecter.

    On ne le faisait guère. « Tchîta Bromo » remonte aux temps les plus obscurs, avant même l'arrivée des Celtes en Bretagne. Je me souviens de la fille Koah, « Force » en hébreu, qui rêvait de faire du foot ; des sœurs Guéatka, dont l'aînée avait une si charmeuse ouverture de bouche, avec sa petite demi-langue en plancher, des bandeaux noirs d'Esquimaude ; la cadette, frisée, plus vive, moins envoûtante. Je leur fait croire que ”guéatka” veut dire “la cuisse”. Les sœurs Télèphe, qui partent dans un fou rire à l'énoncé d'un groupe de rock : "Étrons Fous" ; les triplés Dinet dont le père s'est aveuglé en nettoyant son arme de service : « Le conseil des parents d'élèves émêêêt le vvœûû »... (voix poussive et geignarde, et poussive) ; plus tard, j'ai retrouvé l'un des trois frères sans me souvenir duquel.

    Il sortait avec la fille Sanglier, surnommée « Bassecour » en raison de ses saccades de tête à la moindre contrariété («rire, ou ne pas rire ? ») La fille Bougry,toujours appelée par son nom de famille – sans que jamais, hélas ! je n'aie songé à la surnommer « Sarah » - pourtant, je la voyais bien confier aux autres à mi-voix je ne sais quoi - sinon je l'aurais bassinée à longueur d'année ; en revanche, Bistrouille eut droit à son « ...qui rit quand elle dérouille », Dieu merci pendant un brouhaha. Bien fait pour sa gueule, elle n'avait qu'à ne pas couiner que je jouais très mal de l'accordéon : du sous-serbe – toute la classe qui se met à scander hoï ! hoï ! hoï ! 

    Même chose pour la délicieuse Letroude, appelée une seule fois « Letrouduc » - elle et moi, Dieu merci, seuls à l'entendre. Elle émet une grimace très jaune. Lavrille, brave blond un peu lent, fils de viticulteur ; les deux Blanque, petit brun et grand blond, pas de la même famille – que j'ai épatés en leur apprenant mon fameux dialecte « morave », tenu de ma mère, que nous étions 70 mille à parler tout au plus  - simple code, consonne suivante, voyelle suivante, à partir du français ; ils étaient écœurés. La fille Cheveuxblonds devenue prof d'esthonien ; Lorda, un cul à la place de la tête – elle enfanta trois ans plus tard à peine. Elle est heureuse et se fait bourrer le plastoc trois fois par semaine. La Dumont s'extasiait avec dégoutation devant mon pouce, carrément, en entier, introduit dans mon nez pour y chercher les crottes. Qui rapportait mes conneries : « Je n'ai jamais vu de langue qui soit plus disgracieuse et plus lourde que le latin » « Un temps », disait-elle. « Sauf l'anglais »...

    Cette fille considérait sans doute l'anglais comme une langue particulièrement harmonieuse. Jaunay-Clan (c'est ce nom poitevin qui me vient à l'esprit), écœuré jusqu'à la vomissure que j'extraie des bouts de papier-cul de ma raie pour les expédier d'une chiquenaude dans la corbeille, ce qui est pourtant n'est-ce pas on ne peut plus hygiénique. Zacaro, qui se scandalisait que j'assommasse un livre à la radio : « Vous alors, quand vous n'aimez pas un livre, vous le démolissez » - tu parles ! les conneries d'un Chochian ! je n'allais tout de même pas me gêner !!!

    Tallien s'excusant de m'avoir jeté une pile de livres à la gueule (je l'avais poussé à bout) ; abandonné par son père à quatre ans, un panneau autour du cou. Indigné que j'eusse appris cela « par l'administration » (j'ai menti) ; se foutant de moi parce que je le doublais très largement, moi en voiture (ma première), lui à Mobylette (sa première). L'apogée de ma carrière, là où je me suis trouvé le plus maître de mes moyens, ce fut Varignac ; en Turquie, je me suis heurté à l'administration et à la pudibonderie. Je pense que de nos jours, je serais poursuivi pour harcèlement.

     

    Ankarada (2025/2029)

    Schäf, connard latiniste, que je veux refiler à Dehaisne, qui refuse, car il n'a que 5 de moyenne. J'avais dit « Il va me pourrir la classe ! » Il me l'a pourrie. Jozs, que j'ai revue à Paris, se désolait que je prononçasse à l'allemande Yosh au lieu de de Yôj... « Je me disais : « Un Français, il va savoir prononcer ! » N'avait jamais voulu me dire “merde “ en hongrois : “Mais, Monsieur, cela ne se dit pas.” Elle m'a rappelé qu'un jour j'avais projeté depuis l'estrade le bureau entier sur le premier rang. Elle s'est rendu compte du point d'exaspération où j'étais : « Le bureau monsieur, vous

    vous rendez compte ? le bureau ! » Düshman, dont la mère, aussi sotte que lui, répétait en trottinant dans les couloirs : « Ah , efendim Zogandin! 125cm), j'en entends de belles sur mon fils ! On m'en met par devant on m'en met par derrière... » - et Zogandin, bonasse : « Eh bien Düshman Hanım, vous en avez de la chance... » Mouhasseum, qui m'offrit (ce fut un grand embarras pour lui, car il m'estimait « musicalement très cultivé ») des sonates de Mozart en hommage à et inspirées par Bach ; dès 19 ans, il publiait, quoique turc, dans la Wiener Zeitung. Merci tonton. Il adorait mon allemand de cuisine ( ich futiere mich davon), adorant ce dernier mot, qu'il soulignait vigoureusement du tranchant de la main : rejet hautain de tout ce dont on se « foutait » (Umurumda değil en turc, car il aimait m'instruire).

    ... « Vous êtes trop bons pour tous ces cons-là, susurrait Chiché özledim, ils ne vous méritent pas, laissez-les donc, repartez chez vous, en France, vers des gens qui puissent vous comprendre, c'est là que vous méritez d' être. » Voyez le fiel. Bitchak, si passionné par les Pensées de Pascal, une heure passée sur cinq lignes de texte. Mais aussi Calvary, proviseur indigne, qui me montre de ses photos en short dans les Alpes. Pour me dire que les Turcs attendent de moi des habits plus corrects, et une braguette fermée (Afghani özledim très embarrassée pour me le murmurer - me confiant plus tard que plus à l'est, certaines se faisaient assassiner sur le chemin de la piscine ; ses parents m'ont offert un flacon doré très précieux, que j'ai toujours trouvé très moche - Calvary, le gros fumier : "Quand un élève vient se plaindre, c'est l'élève que je crois, pas le prof." "M. C., cette fois-ci je vous ai convoqué pour vous engueuler".

    Surnommé le Gros Ppôhorc par Monchemin – je lui faisais répéter « dis encore « Gros Porc » » et il s'exécutait parmi les éclats de rire – tué dans le Taurus par une coulée de caillasses en pleine tête. Sans oublier le Con (seiller) Cul (turel) qui me méprisait, et réciproquement. Il m'a tapé dans la main après m'avoir exclus, mais gêné, tout de même. J'aurais dû la lui foutre en pleine gueule, nous étions seuls. Une mère bien venimeuse s'imaginait en plein conseil de classe qu'il suffisait de dire à chaque élève, un par un, ce que l'on attendait de lui. Nous lui avons dit tout de même que c'était d'une naïveté confondantes. Mais comme la prof incriminée répondait sur un ton doux, humble, quasiment inaudible, nul doute que cette brave merde famille ne s'en fût retournée chez elle plus convaincue encore si possible de l'excellence de sa prestation...

     

    Yossoun attendait anxieusement dans le hall son verdict de redoublement : 18 en maths, nul partout ailleurs : « Surtout, ne lui dites pas qu'il est admis ! » Il croise mon regard, comprend à mon œil niais qu'on a primé sa flemme et sa morgue, et dans son exultation me fout son pied au cul - comme disait mon dentiste (bis) : « ...une journée de dix heures !... » Connard.

     

    X

     

    Evarkada se retourne pour bavarder, je lui dis « La maison est priée de fermer sa porte de derrière » ( Ev », « arkada»), « maison », « derrière »). Son voisin s'appelle Moton, fils de collègue, blond et docile, qui comprend toutes mes blagues. Bwala, Sénégalais, renverse sa table de rage parce que je l'accuse de bavarder. Lefétout, prétendument disparue en avion (les copines sont mythomanes) ; Damassy, le Syrien, déjà grande folle (« Dame Assise » : les filles en sont folles) se demande pourquoi l'on n'étudiait que la “littérature française”. Galli, puant de crasse et de parfum bon marché, se prétendant gallois mais plutôt turco-vietnamien (tout arrive) ; Kanarlouche, qui déchiffrait Tacite mieux que moi ; et sa sœur, qui me l'a dessiné en palmipède ; Chichirel (« main enflée »), dont la sœur se voit retirée du lycée, parce qu' “une jeune fille ne doit pas entendre certaines choses” - le père attaché militaire à l'OTAN - dont le fils déplorait le retour du printemps parce que “ça allait recommencer à bourgeonner, à se reproduire, à suinter”...

    Mard, « l'homme », frère et sœur, à qui je n'ai jamais fait part de mes réflexions étymologiques : la terre, c'est « Erde » en allemand ; l'homme, humus, à une lettre près la merde. Laboratchian, Arménien colossal et placide se réjouissant de tous les attentats. J'apprends après mon départ que le brave gros polis de garde à l'ambassade azérie s'est fait buter à la grenade.

     

    Retour en France

    Yogas, magnifique Lituanienne, dont la mère n'admet pas qu'elle ait pu refuser une pipe au patron pour monter en grade ; Dordubas tondue à ras par son père, au point que de tout le premier trimestre je me garde bien de lui adresser le moindre mot au féminin, crainte de vexer cet étrange garçon roux ; grand-tante ukrainienne, mais repartie de justesse avant Tchernobyl. Seule à

    me poster une carte de prompt rétablissement après ma collision sur route ; placé près de son père au conseil de classe, je lis par-dessus son épaule : « Demander si on gardera le même prof de français l'année suivante ». Il n'ose pas poser sa question. Je me souviens de Rodez, qui pouffe comme une malade à m'entendre répondre aux femmes de ménage : « Qu'est-ce qu'a bien pu devenir mon balai ? » - moi, entre les dents : « T'as qu'à ouvrir les cuisses, il tombera tout seul ». Zanyeh, optimiste forcené, toujours fendu d'un large sourire, devient peintre en bâtiment, jovial sur son échafaudage.

     

    Défilé, suite

    Troupeau, qui empêche carrément une forte Portugaise de parler, en gueulant comme un putois ; reste désormais chez ses parents en "lisant" Ici-Paris... La fille Troupeaux, celle-ci avec un « x », devenue militante de droite dès sa majorité. Moustaca, répétant doucement « Non non...” en hochant la tête ; l'un des seuls dont j'aie une photo, près du grand écrivain Jean Raspail. Le fils Laroute (“Suis ta route, Kohnlili...”) - me prête à enregistrer un disque de Tonton David ; les Delaube, garçon et fille, écrivant déjà dans une feuille de chou locale ; les Grenouil frère et sœur, le frère : “Qu'est-ce que c'est qu'une truie ? - Demande à ta mère”, la classe se fout de sa gueule. De lui également : « Moi pédé ? plutôt me faire enculer ! » Son père, flic fringant, vient à ma répétition, avec sa moto et ses lunettes réfléchissantes ; se triture en parlant sa chaîne de poitrail.

    Leïkoun mime gentiment ma démarche dans la cour : « Ne vous étonnez pas qu'on se foute de vous, avec votre bouche ouverte », et me prédit qu'un jour je regretterais d'avoir si mal parlé de ma mère – j'attends toujours. Je connais sa sœur. Avec les filles Clarinet et Banquier, je les appelle « les trois Grasses ». Elles comprennent “Grâces”, je me garde bien de les détromper. Toutes fières de m'annoncer leurs trois noms : Euphrosyne, Charis et Thalie. Revenons au frère Leïkoun : appréciation du premier trimestre, « pose son sac sur la table, et attend... » ; deuxième : « Se prépare activement un bel avenir de chômeur ». Au troisième, enfin la moyenne : son père l'avait tellement raclé qu'il n'avait pu s'assoir ni sortir de toute une semaine...

    Beulac : La fille Bouquet me flanque sa main au cul et se prend une baffe, puis passe le reste du cours affalée sur sa table la tête enfouie sous son manteau, de honte. Gabelou, qui se reçoit une belle claque par-dessous, pour avoir bruyamment déplacé sa chaise ; m'en fous, son père est boiteux, affublé de cannes anglaises. Je n'ai jamais osé demander à cet homme ce qui lui était arrivé. Le Comorien à qui j'ai foutu, à lui aussi, une tarte, et dont le père, chez lui, refuse de me voir : ce dernier, à travers le verre dépoli, gagne précipitamment l'étage supérieur. Impossible de serrer la main du fils. Theillel m'a fortement déconseillé d'aller m'excuser à domicile : « Vous allez au devant d'une humiliation, Monsieur C. » Je retrouve mon Dzaoudzien

    l'année d'après : "Ça ne vous fait rien de me ravoir ?

    - Non Monsieur au moins avec vous c'est plus humain. - Main sur la gueule ?" Beulac : la fille Civil : "Va te faire enculer", dressée d'un seul coup, en plein milieu de la classe, sans aucun rapport avec la choucroute ; la fille Vorcher que je punis : "Tu peux courir, mec" – Theillel, toujours lui, se précipite pour l'exclure... Dissibourg, que j'ai vue en sanglots ; je la convoque en compagnie de sa meilleure amie : « Si vous êtes enceinte, vous pouvez m'en parler ». Stupeur épouvantée des deux filles : « ...Elle s'est disputée avec ses parents ! » C'était ma fille à moi qui l'était, enceinte, à 15 ans. Cette meilleure amie, Chongau, s'était branlée jusqu'au bout sous ses yeux. Dissibourg, admirative : “Qu'est-ce que c'était saccadé, à la fin !” Chongau revient me vanter son prof de première, « encore plus intéressant que vous - oh pardon », rien de plus normal chère amie.

    Je la vois un soir aux infos régionale, porte-parole de Dieu sait quel mouvement revendicatif ; naguère encore, Dissibourg lui confiait « Je n'ai presque plus d'oreille » (geste vers le bas – frotti-frotta ! Grénolas : je suis amoureux dingue d'Hélène, retrouvée trois ans plus tard engouinée avec une Afghane ; cette dernière m'apostrophe, sans me connaître, sur ces juifs qui veulent retrouver leur pays d'origine : « Et où se trouvaient-ils, les Juifs, avant d'occuper Israël ? ...en Irak… qu'ils y retournent ! » Mon Dieu, que les musulmans peuvent être chiants. La sœur d'Hélène possède, à s'y méprendre, la voix d'Emmanuelle Béart. Leur père ne jure que par Arte, que la famille écoute religieusement tous les soirs.

    Hélène boîte bas. Je lui offre Les fleurs du mal, dédicacées :

    « Même quand elle marche, on dirait qu'elle danse ».

    Je n'ai jamais vu sur un visage féminin se trahir une telle émotion. Je n'ai pu la convaincre de dénoncer une drogue-party ; je devine ensuite qu'elle y a participé. Nicole Dupuits,

    sépharade, que j'avais oubliée pour son épreuve de latin. Elle fonce à ma rencontre sous la pluie battante, à peine sorti de ma voiture. Pour la dédommage, je lui offre plus tard un gros album L'art chinois, tiré des collections paternelles - « si vous me dites, en plus, que ça vient de votre père... » - je l'ai persuadée que ça lui était bel et bien dû, à titre de dédommagement ; elle décline Judéité, alors que les autres l'en pressent - lu et relu par moi, il s'est passablement défraîchi.. Plus tard encore je la retrouve en union libre avec Moshé Biolan, très beau. La fille J. n'aime pas son nom de famille. Elle me méprise de ne pas maîtriser l'italien devant une Italienne ; « Même l'anglais, je suis sûre que vous ne le connaissez pas ».

    Fille d'une collègue. Qui tient absolument (la mère) à rester banale. Comme tout le monde. Ou universelle : « On fait tous cela », quel que soit le scandale du comportement. Nous tous. Les profs d'anglais en tout cas. Je joue sur les planches avec sa fille, en Samuel Parris, elle-même en Mistress Pastor (Les sorcières de Salem). Impeccable, intelligente, souriante, frigide. Novac, les deux frères (Charles, le blond, à présent étudiant en mathématiques, si doué pour l'esprit). Tant d'autres. La fille Cachenoy ayant enfin séduit la Plainchat. J'ai suivi son manège, comme elle la dévorait des yeux, elle toute noire, l'autre aux méplats de lune, et qui se laissa aimer, perdue pour les hommes, tout est si simple pour elles. Je le jure.

    Les frères de Neubourg dont le cadet me traite soudain d'enculé en sanglotant (« C'est vrai que vous êtes un sale enculé » - révélation ? Ils se ressemblent et je les confonds. Ils m'ont confirmé que leur ancêtre avait reconnu les côtes colombiennes. L'aîné, les larmes aux yeux, se refuse à me croire quand je lui affirme que certains ne rêvent que de rééditer la Shoah. Lucie « fai[t] ça tous les deux jours » (je la crois constipée, mais il s'agit de la bonne vieille branlette des filles). Plus tard j'entendrai dans mon dos en librairie « 36 caisses font 18 fûts, la main entre les caisses et le doigt dans le trou du fût », encore elle, qui me surprend en plein feuilletage – mon enseignement l'a marquée.

    La même s'exaspérait de ne pas saisir la différence entre le « jamais » négatif et le positif : « Qui a jamais pensé... » (même en opposant ever à never, rien à faire...) Je revois le fils Périgueux, qui fréquenta mon cours de latin, rien que pour me faire plaisir, une année de plus ; qui disait que chacun de mes cours était un événement. Pour ne pas le faire mentir, j'imprimai mon pied

    tout nu tout transpirant sur le mur de classe. Je l'ai revu plus tard, envieux de son chef parce qu'il avait beaucoup de pognon. Je revois Blanchet coiffé en pétard, retourné vers moi sur la banquette du train, désormais bureaucrate anxieux, capable encore de citer les douze Césars Au-Ti-Ca-Cla-Né-Gal-O-Vi-Ves-Ti-Do-Ner (« Traj-Ad-Anto-Mar-Com »). Ne pas oublier Quentineau, d'ascendance russe, plus ou moins convaincu par sa mère d'étudier cette langue. Il s'était esclaffé quand j'avais déroulé d'un coup ma cravate, exacte reproduction d'un immonde maquereau bleu : « Ce goût ! ce goût ! » hurlait-il, tandis que les filles se récriaient au contraire sur mon originalité. Ce fut Quentineau qui me tendit du bout des doigts le dernier jour, charitable et dégoûté, son adresse d'étudiant, car je m'étais plaint de n'avoir qu'eux seuls pour toute famille, ma femme se signalant par sa constante absence au monde. Je ne me suis jamais comme on pense servi de cette adresse. Je revois Paul Chien, que ses parents avaient sorti des Beaux-Arts parce qu'un prof commençait à le tripoter : « On n'entendait que nous dans l'établissement », me confiaient les parents, plus filiformes l'un que l'autre - « ah ça n'a pas traîné : dans la demi-heure !». Je me souviens de la fille Chamois, Walkyrie passionnée de mécanique auto et de cambouis, orientée selon ses désirs, qui plus tard enjamba les mecs avec une précision de pont-levant.

    De Varlope, soupçonnée de subir la pédophilie (ne parlez pas de soupçons ! me dit la conseillère d'éducation, juste que vous avez été « frappé par son émotivité particulière ») ; cette brave fille de douanier m'avait surpris (« vous parliez de moi ! ») - «...de votre nom de famille en effet, mademoiselle, qui désigne un instrument d'ébénisterie ». Flattée que je mentionne l'origine de son nom ; petite brune piquante. De la Grandin, très moche très jaune, rédigeant des fiches sur les personnages de Dostoïevski - “mais enfin pourquoi nous en voulez-vous ainsi à toutes ?” Même réaction des filles Entommeure et Lapomme : « Je vous en veux par jalousie de ne pas être une fille, comme vous ». Elles se montrèrent soulagées, l'énigme enfin résolue.

    Mon désir était de les pénétrer toutes, afin d'attraper leur sexe, comme par contagion. . Je me souviens du fils Framboise, qui avait poussé très loin la ressemblance avec son patronyme : gras, onctueux, bête et savoureux. Pour Lexcrème, jamais le moindre soupçon de la moindre once d'allusion - mais combien de fois n'ai-je pas répété qu' « il fallait laisser Lucie Fer » - mon Dieu que de conneries... Sa cousine s'extasiait au fond de la salle, après l'un de mes calembours, pillé bien sûr

    BERNARD COLLIGNON

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    à San Antonio  « néanmoins, et oreille en plus... » - je la revois toucher alternativement, vérifier son nez, puis son oreille, puis son nez, pour se pénétrer profondément d'une vérité qu'elle a dû répéter toute sa vie... Thomas Bastonneau, quant à lui, petit, moche, noiraud de St-Malo, me disait posément : « Vous êtes un prof pour bons élèves. Il en faut, mais... vous ne savez pas expliquer. » ...Je ne me souviens plus du chanteur qu'il savait imiter (il se fit prier par ses camarades, mais je m'aperçus, lorsqu'il se décida enfin, qu'il ne le pouvait faire qu'à voix très basse ; et, dans leurs yeux à tous, tant d'espoir...

    Toune, Lucien, devenu un ami épistolaire. Et qui m'a laissé choir (à cheveux), comme il est souhaitable, après tant de conseils à lui prodigués – car il est vain de donner des conseils : on écrit ce que l'on est ; améliorer son style ? changer soi-même – cela ne se décrète pas. La gloire est aléatoire, et ne s'accommode ni des velléités, ni même des grandes volontés.

     

     

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    Alphonse, c'est le garçon qui m'a rossé dans un sac en jouant Scapin. Un très grand sac, parce que je craignais de m'étouffer. Adrienne, c'est la fille si moche, revêche et concentrée dans une salle très sonore de grands couillons ; Brahim, celui qui crachait si lentement par terre, de façon bien répugnante, en me croisant, mais de l'autre côté, comme les Suisses à Saint-Pierre-le-Môtier pour Jean-Jacques ; je le retrouve aux caisses à Mammouth – il n'y a pas de sot métier - “Alors, on ne crache plus ?” Je me souviens de Schiavoni, qui m'inventa et m'écrivit dès la sixième une livraison de piano à roulettes, lequel s'échappe et déclenche une inépuisable série de catastrophes.

    D'un autre qui nous lut à tous les aventures de l'agent Bedebois, car j'animais un cours de théâtre bénévole tous les samedis matin. C'est moi aussi, ce fou, qui pour ma première année complète d'enseignement fus le dernier à lire une liste de distribution des prix, en 68, sous les regards courroucés du principal, qui devait mourir l'année suivante  - « et maintenant, soyez particulièrement attentifs » dit-il à la cantonade, réussissant à me mortifiant jusqu'au dernier jour ; BERNARD COLLIGNON

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    seul en effet de tous mes collègues, qui mettaient un point d'honneur à bâcler cette cérémonie élitiste et – forcément - fasciste, j'ai mentionné tous les prénoms, un par un, d'une voix lente, afin de conférer à ce rite moribond un minimum sinon de solennité, du moins de dignité. J'avais été le seul en mai 68 à mener la classe en cours à l'étage, avant de la relâcher, devant la révolte généralisée des enfants...

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    La fille Démonacci (prononcer à l'italienne!) s'était exclamée spontanément (que c'est sensuel ! ), à lire à haute voix la progression de la pirogue de Senghor déployant son sillage sur le fleuve ; ravie des allusions de Moil'Nœud, l'année précédente, aux attouchements clitoridiens. Cette jeune fille est devenue infirmière ; je lui ai fait dire par sa mère, croisée entre deux caddies, que j'aimerais plus tard être son patient. Je me souviens d'Eulalie Zino, la mienne était blonde – névrosée, géniale, absente incessante mais bachelière haut la main – 18 de moyenne. Tant de fantômes si vifs, désormais sur la pente décroissante de leur propre vie. Tant de visages dont le nom m'échappe - combien de personnes croise-t-on au cours d'une vie ? une nuit dans la ville de Vannes, seul et tous hôtels éteints, je me suis répété à haute voix, sans cesser de marcher, de l'Avenue de la Marne à la rue Martin, de la rue de la Brise à l'Étang du Duc - les identité, noms et prénoms, de toutes les personnes qui avaient croisé mon existence : la liste était inépuisable.

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    Ils ont été bien tolérants, finalement, les pères et mères, de m'avoir supporté comme ça... “Que voulez-vous dire à vos parents ?” me répétait Ingolstadt, psychiatre d'Ankara. Une amie m'a suggéré  me laisser réparer vos conneries, au lieu de me foutre des bâtons dans les roues – par exemple. Mes vieux

    n'ont cessé de hanter mes rêves jusqu'à plus de trente ans. Les parents d'élèves furent pourtant mon cauchemar.. Un article du Monde, avant qu'il ne devienne un torchon islamiste (mais ceci est une autre histoire) m'avait particulièrement réjoui : « Si un passager, disait-il, voulait à toute force diriger l'avion ; si un mari gueulard insistait pour superviser un accouchement difficile - on les

    expulserait sans ménagements pour les renvoyer à leur crasseuse ignorance... Pourquoi n'en fait-on pas de même à l'Éducation nationale ? » J'étais remonté à bloc contre eux... C'est le moment de rappeler Volterreau, qui vint me voir en fin de cours, l'œil tout illuminé, le teint enflammé, me réciter ce que lui avaient seriné ses géniteurs : que j'étais son professeur, que je pouvais paraître bizarre, voire complètement fou, mais que ma fonction professorale exigeait de tous les élèves un respect absolu. Il semblait si exalté de m'informer personnellement de cette vigoureuse mise au point, si soulagé de se voir ainsi recadré, que je m'en déclarai fort satisfait et le renvoyai tout pétant de fierté sous son auréole.

    Il tint parole et bossa de son mieux pendant toute l'année scolaire. En 2014 le père Latuile n'avait-il pas déclaré  : « Les mauvais résultats, ça peut arriver ; mais qu'il soit désobéissant avec vous, Monsieur C., je ne le tolérerai jamais ! » En ce temps-là, on ne venait pas casser la gueule du prof ; c'était le fils Latuile que j'avais laissé baguenauder en fin de dictée, le nez en l'air. À la fin, à une faute par mot oublié, ça lui en faisait 52, aux rigolades de toute la classe, la sienne comprise ; je faisais des farces. "Pas assez sévère pour un prof de français". Et personne ne se jetait par la fenêtre pour une mauvaise note. Pourtant j'ai déconné plein pot. Je leur ai même fait deux fois « permanence », lisant carrément le Canard les pieds sur le bureau ; la Censoresse m'a surpris comme ça.

    On m'a conservé parce qu'on me pensait proche parent d'un inspecteur général homonyme – après tout, la prétendue censoresse était bel et bien la maîtresse du proviseur... - et alors ? ça marchait mieux que maintenant. Mais un jour le vrai censeur est venu dans ma classe, flanqué de l'Inspecteur d'Académie : un rigolo qui faisait son jogging à six heures du mat avec son clebs - un farfelu, un frère. Mon cours s'avéra excellent. Monsieur l'inspecteur est reparti tout guilleret en répétant comme un malade : Que diable allait-il faire en cette galère ? C'est cette même année que j'ai rencontré le « divin frère » O'Storpe, avec ses cheveux longs - quand je dis « cheveux longs » - il ne «leur » fallait pas grand-chose.

    Nous étions les deux seuls. Nous nous sommes d'abord observés, puis abordés. Il en fut de même entre Noirs, au collège de Varignac : « C'est chouette, on a deux profs black ! » Au début, ils se sont évités, puis liés d'amitié. L'un d'eux s'appelait Répétalo. Je lui fis un jour décrocher un

    téléphone imaginaire : et maintenant, répète Allô  Il a raccroché, excédé. Plus tard il récitait à table, à voix basse, ses prières musulmanes. J'ai dit amîn, il a discrètement acquiescé. Il faisait tous ses premiers cours sur la négritude, afin que les élèves appréhendent bien ce que c'était que d'être noir, ou blanc. Je regrette aujourd'hui de n'avoir plus d'ami de couleur. Le père Lageot, blanc, Auvergnat, dit que je fais faire à la maison tout le travail qui n'a pas été fait en classe. Je demande au gosse dans quel village il passe ses vacances en Haute-Loire, il refuse de me le dire crainte de me voir débarquer (crainte justifiée d'ailleurs). C'est lui qui n'obtenait que dix ; ledit père s'inquiétant : « Laissez-le donc à 10, puisque ça suffit » !

    Louverture vient me demander si ma formule « avec les compliments de la direction » n'est qu'une formule, ou si ce fut au premier degré. Je l'ai revu 30 ans plus tard à un coktail, à St-Martial (Notre-Dame du Tapin) ; je fus alors aussi incapable de répondre au fils que jadis au père. Le petit Louverture était devenu œnologue. Prononcer énologue, même si toute la profession va répétant sottement heûheûnologue - je n'y connais rien en vin, rien de rien, je m'incline avec le plus profond respect ; mais en prononciation française, c'est moi le spécialiste, et personne d'autre, et la seule vraie prononciation correcte, n'en déplaise à l'ensemble des professionnels de la profession, c'est ééénologue.

    Car il y a l'usage, certes, mais surtout le Bon usage, celui du Grévisse. Louverture se montra surpris que je me souvinsse de João, le Portugais, dont je ne suis jamais arrivé à prononcer le nom. Et je me souviens, par-dessus le marché, du troisième compère, au front déprimé comme par un coup de masse : Zébra.

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    Figurez-vous qu'un jour mon estimé collègue Esdras me fit croire, d'un matin jusqu'au soir , que les parents d'élèves auraient le droit d'assister aux cours en fond de classe - et j'ai marché, comme un seul homme ! La solution serait excellente : remplacer, progressivement, les professeurs par les parents : il leur serait aisé de venir à bout d'un métier de fainéants, qui ne leur procurerait qu'un petit surcroît d'activité fort bénéfique.

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    Figurez-vous encore - ambiance ! - qu'un autre beau jour, le principal, Gepetto, abject gros porc, me fit dire en début de matinée qu'il me convoquait pour la fin d'après-midi, afin que je marinasse dans mon jus, et recherchasse bien tous mes torts supposés, mettant ma cervelle à la torture, alors qu'il ne s'agissait que de me faire signer un document insignifiant, selon les plus pures méthodes staliniennes ainsi que je l'appris plus tard dans une biographie de l'illustre Djougachvili. L'on écrit à Gepetto, unanimement surnommé Gépété, que je me comporte de façon méprisante, arrogante, avec le personnel de cuisine, que j'écrase en effet de ma morgue - lui jetant les fourchettes à la face devant ses éviers d'aluminium ; de plus, que mes réflexions fines, aux repas, sont particulièrement vomitives.

    Il refuse comme de juste de m'en révéler le signataire, me dérobe le pli prestement : il a bien fait, j'aurais cassé la gueule à l'auteur. Du jour au lendemain j'ai préféré manger seul mon calendos et mes biscuits dans une salle déserte ou l'autre ; je les ai toutes faites, l'une après l'autre, méthodiquement. Le Gepetto nous engueula un jour la Kampfort et moi parce que nous étions arrivés en retard : « Moi Monsieur sur les Hauts-Plateaux algériens, je me suis traîné à pied dans la neige pour arriver à l'heure ! » - Kampfort indignée qu'on nous ait ainsi traités comme des gamins... Gepetto me dit que je suis tantôt trop familier avec mes élèves, les traitant à égalité, tantôt trop raide, exigeant le respect ; me cite l'exemple du père Dubois, qui menace soudain son fils d'une grosse baffe. Attitude en effet incohérente.

     

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    Inénarrable rédaction de Boissonneau, sur le sujet « Une grande frayeur » : quinze lignes griffonnées sur un torchon de papier. « Un soir j'ai ouvert la porte du cabinet au fond du jardin, et j'ai vu deux gros yeux rouges qui me regardaient fixement. J'ai poussé un grand hurlement. A ce moment-là j'ai entendu : « Tu ne peux pas refermer la porte espèce de con ? » C'était ma grand-mère en train de chier. J'avais eu très peur. » Tel quel. Impossible d'engueuler l'élève, toute la classe braillait de rire, et moi avec.

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    J'ai rarement affronté des parents hostiles ; du moins par-devant. Des connards très remontés étaient venus voir Césarem, directeur adjoint ; je ne donnais « rien à faire» à la maison (eh oui…) Césarem, vigneron reconverti, nous avait offert à tous au réfectoire une séance de dégustation ; très en retard, nous sommes allés au devant de nos rangs d'élèves en zigzaguant... Les élèves se marraient... Césarem envoyait promener tous les parents : « Chaque prof a sa méthode ; les uns, c'est par la logique ; Monsieur Kohnlili, c'est par la rigolade. Alors il rigole, et ses élèves apprennent. »Et quand il a convoqué, Césarem, cette fille qui se plaignait qu'on ne foutait rien chez moi, il fit apporter le cahier de textes de la fille Kôah, une bûcheuse : « Et ça, tu l'as noté ? Et ça ? » Et la fille est repartie avec une baffe dans la gueule de la part de son père ; c'était celle qui s'était branlée debout devant ses copines, lesquelles n'avaient pas apprécié l'exhibition – les connes.

    Ankara  Les parents de ce bled sont tout de même spéciaux : ils trouvent tout à fait naturel d'aller cafter au Chef, carrément, au lieu de contacter le subordonné, voire de lui en toucher le moindre mot, lorsque quelque chose ne va pas. Au Lycée d'Ankara règne le culte effréné de la délation. Le père Vitos se permet d'apporter en plein conseil de classe, le cuistre, une copie de sa fille : « L'homme... » « On dit cela dans les débuts de roman » : certes, Vitos Effendi ; mais la suite du devoir n'était pas du niveau de Thomas Mann, tant s'en fallait... Il m'invitera chez lui, car sa fille m'avait foutu son pied au cul (quel beau métier...) Sa femme ne parlait que le turc, nous ne mangions que des assiettes de charcuterie (soudjouk, salami de dinde) mais nous n'avons jamais rendu l'invitation.

    Et que fait cette femme quand elle ne comprend pas ? Elle pense « ourouspour tchodjouk » fils de pute, me fixant dans les yeux avec haine. Son mari était rescapé de Makronissos. Il s'était dit “Je ferai tout pour réussir.” Tous les parents d'Ankara se sont mobilisés pour que je ne sois pas viré. Mais rien n'y a fait. De toute façon même si Arielle me défendait, je sais bien qu'elle n'attendait que de revenir en Franfrance. Nous fûmes aussi invité chez Esforso pour la bat-mitsva ; la fille de treize ans chantait d'une voix suraiguë. J'étais bourré comme un apprenti boucher, j'ai dit  shalom ou vrakha , et le père Vitos : « Peu importe la langue où vous vous exprimez, l'essentiel est d'être sincère ». J'avais un sourire d'ivrogne tellement faux qu'on en lisait mes pensées. Ce soir-là

     

    j'ai surtout parlé avec les enfants (le fils Yazar en particulier). Les Esforso voulurent que je rattrapasse en quatre heures à domicile leur fils qui n'avait rien foutu de l'année. Total : 4 au bac. Je ne peux pas faire de miracles... mais pour trente livres turques seulement. Je me suis fait mépriser. Tel est le résultat d'une recommandation scrupuleuse du regrettable Sofrak. Ce dernier qui avait voulu me faire faire une « remise à plat » en cours, « dites-moi ce qui ne va pas » : je n'ai plus jamais recommencé !!! Mme Tat dénonce tous mes propos de classe. Les parents s'inquiètent que j'aie passé quelques semaines dans un asile de fous (militaire, bande de cons, pour me faire réformer).

    Le père Ferréol prétend que je détruis les fondements de la famille, de la chrétienté, de tout principe d'autorité ! je revois encore son fils et sa sœur bras-dessus bras-dessous à Illiers-Combray, habillés dernier chic 1952, l'air d'un couple façon Musil. Pourquoi pas d'ailleurs. Le connard de Calvary, proviseur sans majuscule, me fait revenir de chez moi parce que j'ai raté l'horaire, et une fois que je suis sur place, annule le conseil et renvoie tout le monde chez soi jusqu'au lendemain huit heures, alors que les autres profs protestent. Le lendemain j'ai présenté mes excuses à tout le monde. Je me souviens de cette institutrice rougeaude qui est venue me dire qu'en sixième on n'a aucune idée de la mort, et je soutiens que je suis là justement pour les initier à des notions inhabituelles.

    Elle repart sans en démordre et drapée dans sa couënne. Les Tapur retirent leur fille, pour grossièretés. Ce sont eux qui ont occasionné mon départ d'Ankara. Parfaitement que j'ai dit son nom: “Une francophone”, disait le Concul (“Conseiller Culturel”) - non française, donc, la Haïtienne ! Je n'allais pas me gêner. La salope a vu son cahier conchié d'immenses zobs. Elle s'était esquivée quelques jours avant la fin de l'année scolaire. Sa meilleure amie n'a plus voulu la voir à Port-au-Prince. Ses parents possédaient l'art diabolique de savoir toujours lui tirer tous les vers du nez. Je fus ignominieusement chassé. Le Conseiller Culturel contre moi, tout le monde. Mais le proviseur , à son tour attaqué, nous saluait obséquieusement de sa voiture, Saint-Ambroise et moi, à la terrasse du café du centre culturel.

    J'aurais dû le dénoncer pour exercice illégal d'autorité. Il s'est fait virer l'année d'après, pour ce même motif, à un an de la retraite. Le Concul Kamsi : même charrette - et moi qui ai serré la main de ce con ! Lequel empêcha Arielle d'exposer ses toiles, pour ne pas avoir

    l'air, disait-il, de  cautionner» ma conduite ! Conseiller Culturel qui s'est foutu dans une rage insensée quand je lui ai dit que je plaisantais sur le cul pour le plus grand bien de mes élèves ! prenant ma rougeur pour de la confusion, alors qu'il s'agissait de forte émotivité ! J'ai dû me faire défendre par des collègues et Saint-Ambroise, le délégué syndical, leur cédant la parole, alléguant que sinon j'allais m'énerver ! et mes collègues : « Il se défend mal ! » C'était vrai. Devant cet imbécile imbu de ses pouvoirs, j'aurais pu plaider avec plus de conviction que la France n'était pas seulement Versailles, mais aussi Villon, Rabelais...

    Qu'est-ce que j'ai entendu comme morale, alors qu'il ne s'agissait que de pognon, puisque certains n'inscrivaient plus leurs enfants à cause « des » éléments peu sérieux (moi) dans l'établissement ! Il était à demi-privé, le Lycée Français d'Ankara ! On ne pouvait pas me le dire plus tôt, avant d'invoquer Dieu sait quelle « éthique » ? Et le Kamsi-Mes-Couilles qui trouvait que je n'aurais aucun mal à trouver en France un lycée laxiste où je pourrais me décadencer tant que je voulais ! J'ai retrouvé plus tard dans le bureau du principal de Beulac un reste de dossier où il était écrit que j'angoissais certains élèves, qui ne savaient « sur quel pied danser ». Tout n'avait pas été détruit...

    Le jour béni où Calvary donna son pot d'adieu, j'étais là, pour profiter au moins de l'apéro. J'en ai refusé un verre, il m'a dit : « Je vous en prie Monsieur Kohnlili... » (« Je sais très bien pourquoi vous êtes venu. ») Je me souviens aussi de cet ambassadeur tout frais nommé qui estimait tout à fait légitime, normal, dans son discours de réception, que les parents voulussent contrôler l'enseignement assigné à leurs enfants... Laissez-les donc chez vous. Ensuite, faites donc jouer vos brillantes relations pour leur trouver un emploi... Que tout cela semble lointain, insignifiant ! M. Sansonnet, de Beulac, n'est pas intervenu contre moi : sa fille lui a dit « Ah non, écoute, pour une fois qu'il y a un prof qui nous fait marrer, tu vas lui foutre la paix ».

    Sa gueule ensuite quand il me revoit aux réunions du P.S.... D'autres viennent protester parce que j'ai affirmé que leur fils, à peine viré, avait pissé sur la porte côté couloir ; je dis à Mme Nochame, principale : « Ecoutez, je n'ai pas vu sortir la pisse de... » - elle m'interrompt avec écœurement – mais, au moins, elle me croit. Mme de Gérond m'enjoint avec une profonde et sincère émotion de ne plus mettre en cause dans mes propos le corps des jeunes filles, je lui prendre la main pour calmer ses tremblements. Son mari reste assis à côté d'elle. Sa fille a fait le pari de ne plus se

    (disons le mot) branler - elle le confiait en d'autres termes à ses camarades – pour redevenir une petite fée très pure, et me sauver ! ...de toujours penser à ça. Au Vigan, la mère vient me regarder sous le nez, stupéfaite que nous puissions nous rencontrer en d'autres lieux qu'en ce collège de Beulac... Mme Passouvant, de son côté, grand-mère, se plaint que je n'aime pas sa petite-fille (dans ses devoirs elle parle comme sa vieille, des hommes dont il faut se méfier, et autres). Mémé n'a pas voulu rapporter les copies, parce que, devant elle, je les lui aurais violemment transformées...

    Mon leitmotiv : « Ça arrive, mais Passouvant ». À a longue, ça lasse.

     

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    Une abrutie vient se plaindre parce que « selon [moi] » Demis Roussos a perdu six kilos, en se faisant circoncire... j'aurais dû dire : « détartrer »... Il y a vraiment des parents qui n'ont que ça à foutre. Mme Diablet, furieuse que je révèle à sa fille des choses «qui devancent son programme d'éducation sexuelle ». Silence pesant de ma part, voire féroce ; je roule des yeux sans m'en rendre compte, n'en déplaise aux adeptes de la Volonté Personnelle qui peut tout. La mère finalement se fait les demandes et les réponses (je n'ai pas dit un seul mot !) et repart en furie contre sa fille « insolente », qui s'est fait engueuler à la maison ! Quant au brillant cousin de ladite, il m'avait sorti « qu'est-ce que vous voulez que j'en aie à foutre de vos passés simples, moi tout ce que je demande c'est de conduire des camions. » D'un autre : « À quoi ça sert d'apprendre à lire, M'sieur, puisqu'il y a des bandes dessinées ? »....

    C'était notre chapitre « les pauvres ont envie de travailler ; salauds de profs qui les entravent ! »

     

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    Le père Colas me demande d'arrêter mon cinéma : lui aussi exerce dans l'enseignement. Mais je continue mes postures de cuistre... Quand un autre enseignant consulte pour les difficultés de son enfant, qu'est-ce que je peux bien lui dire ?... “Comment puis-je améliorer l'orthographe de mon fils ? - Si vous n'y arrivez pas vous-même, cher confrère... » Ankara, encore : Buhar Bey qui

    se marre parce que je gueule contre son fils, excellent élève, pour l'avoir confondu avec Buhran, complètement farfelu (devenu par la suite militant gay). Plus je gueule, plus le père se fend la gueule. L'avocat Müzisven, plus tard, me convainc de ne pas faire redoubler sa fille (5 de moyenne) parce qu'elle est pourrie par sa mère, et que c'est lui à présent, Müzisven Efendi, qui aura la garde de sa fille. L'année suivante, elle passe à onze... Elle se fait baiser par un type qui la méprise : elle est « comme une planche » (kaleup ghibi...)

    De quelques salopards

    1. Sanchez vient m'engueuler pour "les gros mots". Je finis par expliquer que je me laisse piétiner pour remettre en cause le principe d'autorité. Il en avale son râtelier. Ce saligaud est parvenu à obtenir mon dossier rectoral (« Pourquoi vous avez été mis à la porte d'Ankara»). Je n'ai toujours pas consulté mon dossier. Confidentiel. Si je tenais le fumier du Rectorat qui s'est permis de le montrer à un parent d'élève... Ténéré le démagogue, Principal, trop franc pour être honnête - accorde foi cependant à mes dénégations : non, jamais je n'ai traité telle fille de « connasse ». Je m'indigne de toutes mes forces - « comment pouvez-vous seulement imaginer que je sois descendu jusque là ? » - Pourtant, insiste le connard, celui qui m'a rapporté ça est un garçon de toute confiance... » L'accusateur est reparti penaud.

    Trois semaines passent, et soudain, à ma plus horrible confusion, ça me revient : j'ai bel et bien dit « dégage, connasse » - il s'agissait de Mlle Villard, vous savez, celle qui se roulait par terre au fond de la classe pour jouer au viol collectif avec les garçons... Je ne l'avais pas dénoncé, ce truc-là ; il est vrai que ça me serait encore retombé sur le nez. Quoi que je fasse, de toute façon. À Grénolas, la mère Zigne me tient trois quarts d'heure à vitupérer au téléphone parce que je "persécute" sa fille, je lui aurais fait "un doigt" - « vous savez ce que ça signifie,  un doigt ?» Oui madame, comme toutes les femmes – et tous les hommes. Et comme vous-même d'ailleurs. Sa fille manquait systématiquement mes cours, trop dégueulasses pour son clito sans doute.

    Encore un peu la Vieille Vipère me foutait sur le dos tous les faits divers, de Redon jusqu'à St-Malo. Quatre ans plus tard, la petite sœur ne revient plus sur un tournage dont j'étais la vedette, du jour même où elle apprend mon identité. Son l'aînée avait claqué la porte des Langues-O, parce que l'administration l'avait engueulée. Alors elle a boudé. Na. J'espère qu'elle vend des patates dans le Loiret à 5h du matin. Une année, j'apprends par ouï-dire l'opposition de certains parents de terminales à mes « méthodes », en fait à mes manières. Par chance, d'autres me soutiennent. Finalement je n'ai pas su grand-chose de cela, et tant mieux, parce que je ne me serais pas gêné pour renvoyer la claque. Le professorat en France est tout de même bien la seule profession (avec les footballeurs) où tout un chacun s'imagine posséder bien plus de compétence que les spécialistes. Curieux, non ? Mais juste avant ma retraite, une maman est venue me trouver : « Monsieur Kohnlili je voulais vous dire que par rapport aux autres professeurs, eh bien - geste par-dessus sa tête, très haut - vous planez loin, très loin".

    J'ai reçu deux précieux stylos, dont je me suis empressé d'esquinter l'un et de perdre l'autre... Je peux même, devant la mère tout attendrie, faire une bise à la fille en question : j'avais été le seul paraît-il, au premier trimestre, à déceler chez elle non pas de la paresse mais de la fatigue : “Tu vois, il reste tout de même une lueur d'espoir. Alors tu vas t'accrocher” - grâce à moi donc, elle aurait persévéré... Ladite jeune fille estime que mes plaisanteries, loin d'être toutes grossières, sont souvent extrêmement fines, et que bien peu les comprennent. Pure vanité de ma part, je sais, mais merde, on m'a suffisamment humilié pour qu'en fin de carrière je ne fasse pas la fine bouche.

    La condition féminine

    En sixième, j'annonce une série de lectures sur le thème de La condition féminine. Toute la classe, filles en tête, comme un seul homme : « Quoi, encore ! » Je ne me suis aperçu qu'en toute fin de carrière à quel point l'idéologie pouvait imbiber l'enseignement, au point d'en devenir le tremplin du gouvernement, c'est-à-dire des sondages : en ce temps-là, tous les manuels rabâchaient à qui mieux mieux sur l'égalité des chances, des races (qui paraît-il n'existent point, faisant de l'espèce humaine la seule et unique à n'en pas avoir), et surtout, surtout, l'immense culpabilité de la France - colonialisme, xénophobie, racisme, esclavagisme et impérialisme massacreurs. Simple détail : au temps des colonies, pas un bateau de naufragés en pleine Méditerranée...

     

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    Grande composition de thème latin (heureuse époque !) Il faut traduire le mot “plaisir”. Une frêle voix de jeune fille, Pastic, toute timide, dans le silence concentré de tous : “Monsieur,

    qu'est-ce c'est, “le plaisir” ? Alors on a ri. “Voluptas, voluptatis.” (“Est-ce vraiment à moi de vous l'apprendre ?”) A la boulangerie, je fous un coup de pied au cul à Du bonnet qui se paye ma tête : il répétait mon nom de famille en public, en chantonnant d'un air vicieux ; je te lui ai foutu mon pied au fion sur cinq bons centimètres. Au moins celui-là ne serait pas près de se faire enculer. J'ai tenté sur-le-champ de faire partager mon indignation à la boulangère, mais son employée se foutait de ma gueule avec elle, tellement j'avais pris l'air con, n'en déplaise aux adorateurs de la Volonté Personnelle.

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    Tant de bourgades nostalgiques à crever – voir le guide touristique. Plus personne. Je me souviens à Saint-Léon, rue Niel, de la mère Auxitain, de mon refus du gaz butane (« Pas de ça chez moi » - toute l'année toilette, et shampoing, à l'eau froide). De la chambre de N. , bien intimidante, juste à côté, rudoyée par son mec, à mon grand scandale ; ce mec avait raison – je t'en foutrais des airs hautains de pucelle outragée... En son absence, les gosses de la proprio venaient se planquer là pour se commenter le sexe. Ils ont stoppé net en m'entendant déclamer, à travers la cloison, l'Assimil de grec moderne. Souviens-toi du bistrot le K, dont le patron m'appelait « Mendelssohn » parce que j'avais fait mon entrée en battant la mesure. Tout ce que je me serai descendu comme alcool là-dedans…

    Adieu aussi, bistrot de Beauvois, avec son patron surnommé « Piéplu » par ce jeune collègue ivrogne, hugolâtre, flamboyant : Rillon. À St-Blase, je revois la descente « Lapin » vers l'arrêt de bus ; la môme Rieussec, toute blonde, toute vierge, que j'ai suivie à pied sur le plateau tout un kilomètre – tac, tac, ses talons sur l'asphalte, sans ralentir - nous aussi on rigole bien disait-elle – filles entre elles ? - et je ne cachais pas, à l'époque, cette morgue odieuse que je reprochais à toutes. Tous les ans à Noël c'était le même cirque : ils s'invitaient tous entre eux pour les réveillons. Il fallait vraiment beaucoup de surdité pour ne pas entendre ce qui se tramait : pas un seul pour m'inviter moi.

    Trop grossier. Je suis allé une fois chez les U. Je sors à mon voisin de table, correspondant de torchon, progressiste et de goche, une vanne peu ragoûtante il est vrai : Encore deux comme ça, et je fous le camp - total j'ai dû fermer ma gueule et je me suis fait chier tout le repas - c'est bien toi, collègue vertueux, qui draguais toutes les petites nouvelles - « qu'est-ce qu'il pue, l'ovaire », ou plus élégamment « trois coups dans le saignant, deux coups dans le merdeux » ? quelle classe ! Monsieur Bléré ! Parmi les jeunettes, la petite Céline, pendant la grande manif antifas d'après Carpentras ; la Barbounya, magnifique, se demandant sans cesse d'où provenait son nom  («  le turbot », en turc). Mais on lui cachait que sa famille était turque…

     

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    A peine chez moi, j'avais droit aux scènes les plus sordides : “On ne voit jamais personne !” Je me suis même abaissé jusqu'à placarder, en salle des profs, que j'invitais qui voulait chez moi, promettant de ne pas entasser les plaisanteries de cul.... Faut-il vraiment que je sois tombé si bas, au point de supplier autrui de me fréquenter... Un jour Léontine, prof de danse de ma fille, fit étape chez nous, avec un petit groupe de vrais amis, d'où nous étions exclus, bien sûr. Au bout d'à peine un quart d'heure, tous ces blaireaux voulaient plier bagages. Pas un n'avait adressé la parole à ma femme Arielle, qui s'était mise sur son trente-et-un ; je surpris de Léontine un petit geste : “Encore un effort, 5mn de plus !” Ce qui fut fait.

    Pas un regard, ni pour Arielle, ni pour moi. Le seul à m'avoir invité chez lui, Choret, ce fut pour me présenter un tortionnaire d'Algérie : « Elles gueulaient pour pas grand chose, les fatmas : tu parles, du 110V ! fallait bien qu'on se distraie aussi, nous autres, sur le Plateau ; c'était pas drôle tous les jours ! »  J'ai serré la main à ça... plus refoutu les pieds... Il est prouvé que notre cerveau enregistre jusqu'au moindre détail toutes les humiliations de nos vies. Nous avons alors invité un compagnon d'infortune, prof de Travail Manuel – hélas : une vulgarité à couper au couteau ; le genre à se planter jambes écartées dans les pissotières d'élèves pour interpeller de côté tout ce qui passe sans lâcher son bout de zob : « Tu vois la frite, là, dans le plat : même dimension, même forme ».

    Il les avait toutes draguées, une par une, toutes les gonzesses de l'établissement. Toutes se foutaient de sa gueule – ni lui, ni moi, ne pouvions rien changer. Alors j'ai invité un Noir ; quand il est reparti, mais pas avant, je me suis aperçu que je m'étais trompé de Noir. Voilà, c'était ça, mes contacts sociaux. Ça donne envie. J'en reviens toujours au vieil adage : moins je vois de gens mieux

    je me porte. Ce qui est faux. Nous avons fréquenté le couple Commisset - plus maintenant, vu leurs connards de jumeaux qu'ils se trimballent partout - mais avant leur naissance, combien de fois ne sommes-nous pas allés dîner chez eux ? ...après sept heures de cours bien sonnées ? – dentiste, ta gueule, viens les faire. Bien entendu pas question pour mon épouse de tenir le moindre compte de mon total épuisement. Il fallait faire bonne figure, boire, blaguer, briller, hihi, haha, rivaliser d'intelligence et de culture, sous peine de scènes de ménage dès le trajet du retour. J'appréhendais ces soirées. Le lendemain matin 8h., la classe pétait la forme.

     

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    Pipa, professeur de philosophie, (« qui est-ce qui va vouloir acheter ça ? ») vient baver sur la Dédart, trois quarts d'heure appuyé sur mon poteau de stand au salon du livre, sans avoir même l'idée de m'acheter mon petit roman. Pipa, mon seul ami (pas un seul élève, ça ne lit pas, ces choses-là) (on n'est pas des fachos!) Autre ancienne conlègue qui vient me dire que je ne repasse toujours pas mes chemises (c'est exact) ; elle avait dû être amoureuse, sans me le dire - juste une allusion 22 ans après... on est femme ou on ne l'est pas ! Bronville : Une convive émet l'idée que tout le monde, ici, est bien sympa, à l'exception de certains qui se mettent à l'écart en jouant les ténébreux avec des gueules de martyrs - ça ne peut tout de même pas me concerner ! je scrute sous le nez le malheureux laborantin de l'établissement, dans sa blouse blanche, qui n'ose plus avaler le moindre petit pois.

    Le malaise est atroce. Je ne suis pas aimé. Mais ce serait la dernière humiliation de faire le moindre effort. Chez les pions je trouve tout de même plus de camaraderie, de spontanéité : la frangine d'Esdas, rouquine rigolote ; sa copine Céru, cheveux drus, faisant 45 ans, morte sur la route en se sentant mourir ; la fille Marchal, qui me maquillait en plein bistrot ; le couple Létificath, dont le mec buvait tant et plus. Les Chambertain, qui m'ont invité chez eux, croyant que j'allais enfin leur dévoiler ma supériorité cachée : raté. Le pion Gourmand, surnommé Manghyschlack, de la péninsule homonyme de la Caspienne, et la prof de géo bien fofolle. Que de fantômes, et moi, et moi, et moi… à bottillons dont j'oublie le nom. Plus : deux connasses mariées qui s'échangent des recettes : tu te coinces la serviette sous le couvercle, et hop ! 50% de cuisson de nouilles en moins ! ...On s'instruit, salle des profs... Maret, ce vieux con qui me draguait – combien de fois n'ai-je pas pris les autres pour des cons ? Je ne pouvais le dissimuler, le plus sincèrement du monde. On me l'a rendu avec usure. Chaussurier, et sa foutue prétention : je lui flanque dans les pattes un assureur collant qui m'a pris en stop, et que j'envoie chez lui - elles sont mauvaises, tes vannes, Colombin.

    Willemain, du syndicat : "C'est inimaginable, le nombre de calomnies répugnantes que j'entends sur toi". A Tintélian, je fréquente les pions : « Pourquoi tu restes pas avec les profs ?» Ils me mettent à l'épreuve : le dernier au bowling paye la tournée. C'est moi. Je me bourre la gueule, nous allons nous torcher à Redon. J'ai battu le plus con que je vois dégueuler à genoux, verdâtre, dans les chiottes. De retour à Tintélian, au patron du bowling : "Ta gueule, marchand de bromure ! - Ho putain ! tu me paieras une tournée, pour celle-là !” - plus refoutu les pieds - je fais, mais je ne veux pas qu'on me fasse. Me souvenir du pion Lecomte, avec son grand boucroux (Les bronzés font du ski) ; d'un autre, gabarit de pilier : « J'm'en fous d'être pion, j'veux juste faire du ruby ».

    D'une petite sucrée, à table : « Vous ne parlez que de champignons et de rugby, ce n'est pas très intéressant. - ...Tu voudrais peut-être qu'on parle de cul ? » - excellent. Le rouquin racontant que deux gouines se broutaient sur une banquette de bistrot : « Ma bière, elle passait mal ». Il me demande – j'avance courbé - si j'ai perdu quelque chose. Je réponds ça fait longtemps - Par devant, ou par derrière ?” Tout devient confus. Au Sieur Brume, interrompu en pleine envolée : "Mais tu nous embrumes, Lamerde ! » Je l'ai entraperçu un dernier quart de seconde, le temps que deux trains se croisent et que la vie passe. Plus tard, j'ai revu un petit brun sans relief, qui me reconnaissait, lui, avec extase, mais que je ne remettais plus.

    Sans oublier par contre ce petit merdeux qui m'humilie, au point de me faire jeter de rage un verre de vin sans viser sur la tronche de mon voisin de chambre, Mouchic : “Ne recommence plus ce coup-là !” Il paye moins de loyer, pour avoir su apitoyer nos chiens de proprios. Je déménage pour faire plaisir à mes parents : hélas, j'entends, là aussi, ronfler derrière la cloison, ce qui est dégueulasse. Mentionner Puydôme, grande gueule de sciences nat, mais obligé de céder à la principale. Sur le quai de Redon, il répète : « La principale est une vieille salope !

    Tous en chœur après moi : La principale...  - hors de sa vue, pas fou - je ne suis pas à faire grande gueule petit cul... L'assistante anglaise, face de lait saupoudrée d'éphélides, se désole : je viens de lui dire tu ne m'aimes pas alors qu'elle me collait partout. Elle se rabat sur le Bolivien de Cochabamba, bel Amérindien. Je demande au collègue Bousaud comment se dit « la bouse » en espagnol ; il me répond, dressé sur ses ergots ¡ la Bosta ! tandis qu'une collègue me pousse du coude : « Tu exagères... ». Et moi : « Il s'appelle Bousaud, pas Labouse ! » J'étais fou. Un vrai. Souviens-toi, bouffon, du Sieur Héraut, qui donne vaillamment des cours sur le chauffage central au lieu de l'histoire d'Europe, l'année du bac ; bacheliers de se répandre dans les couloirs en gueulant : « Il nous a encore fait un cours sur le chauffage central, le fumier ! » Je le vois sortir le dernier, serein, sous son petit chapeau : M. Héraut prend sa retraite à la fin de l'année. Souviens-toi, Guignol, de la grosse vache gouine et vierge, que tu emmerdes en passant à tue-tête un Mendelssohn à travers les parois - je voulais juste montrer à ma classe ce que c'était que la musique romantique. Et comme j'avais dit que je n'aimais pas recevoir d'engueulades en face, que ça me rendait malade, et que je préférais avoir des échos, des raccrocs, par la bande, elle ne m'a plus laissé passer sans grognasser.

    Ô silhouettes...

     

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    Affaire Russier. Je remets vertement à sa place l'unanimité de mes collègues : « On vous verrait tous venir, tiens, si ça se passait ici... » Et chacun, la main sur le cœur, de protester de sa sincérité. Je me souviens d'Istère, génial auteur d'une tragédie en vers hugoliens, sombré depuis dans l'institutorat et la bibine. Tout le monde n'a pas la chance de rencontrer Nodier aux soirées de l'Arsenal. Istère avait une petite fille, qu'il rudoyait en l'appelant Princesse. Obsèques de Nasser, 1er octobre 70. Je cours tout d'une haleine de chez moi, en pantoufles, jusqu'au bistrot, pour l'annoncer. Comme si c'était moi, comme si je l'avais fait moi-même. La foule déchiquette le cercueil Pourquoi la vie, pourquoi n'empile-t-on pas les strates indestructibles de tous ceux que l'on a connus. Souviens-toi, sous-pitre, du petit porc humain que tu as poursuivi à la course jusqu'au lycée, pour faire poli. Ne me suis jamais vraiment intéressé à personne.

     

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    Mes stages (Nominoë de Rennes, L'Epervier de Paramé) : avec les demoiselles Sentéral et Polissé. Moniteur Poil, au collège, enthousiaste de goche, cong... « Mais je n'en ai rien à foutre de la prononciation de votre famille ; on prononce « No-ël », et pas « Nowêle » - où voyez-vous un w ? » Autre établissement, le vieux montaniste Yodaud, qui me drague (encore !) (il me compare à Lucien de Samosate, « avec votre air de ne pas croire à ce que vous enseignez... » (une classe de Philo à Beauvois se posait la même question : j'ai répondu « Je ne me sens pas le droit de vous communiquer si peu que ce soit mon désespoir – Mais pas du tout, pourquoi dites-vous ça ? » Je les ai accusés en conseil de classe, histoire de dire quelque chose, de lèche-culterie ; ensuite ils ne m'ont plus parlé : vous comprenez, après ce que vous avez dit... ») Polissé, Sentéral, mes costagiaires : toutes deux sexagénaires à présent.

    Lycée Albatros de Paramé - gros proviseur con comme une planche à voile. Mes deux évaporées s'obstinent à franchir la porte de leur classe juste, pile poil, à la fin de la deuxième sonnerie, en même temps que leurs élèves... Sentéral, fille du Gérant des Pompes Funèbres ; ses parents m'avaient invité à table. Je ne sais plus où me mettre. Quelles gaffes commettre et ne pas commettre ? occasions manquées, où êtes-vous ? (...dans ton cul au fond à gauche). Polissé couchait avec deux amoureux à la fois, et me demandait si elle devait le dire ; je l'en ai dissuadée : “Tu perdrais les deux” - heureusement, heureusement ! je ne lui ai pas demandé si l'un des deux était moi.

    Mais d'extrême justesse. Son frère s'est fait longuement étriper dans un accident de moto (« Y en avait partout, sur 50 mètres... »).

     

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    Plus tard, très loin. Mme Huguet, avec son petit tailleur moule-cul bleu ciel, à qui personne n'osait chanter « L'autre jour la p'tite Huguette... ». Elle aurait bien voulu. On peut toujours dire ça. A St-Léard, la directrice me jette oh, celui-là ! même avant que j'ouvre la bouche. Une haine de lesbienne. Je me vire tout seul de la cantine après une vanne very fine sur la soupe aux

    menstrues (je déteste la tomate brûlante). Beulac : Une collègue vient m'avertir que dans sa classe à elle, à côté, on aimerait travailler. « La salope » commente Merlaud. Je dis à la même, en sortie scolaire : “Je vais te montrer un buisson qui n'est pas sur la carte ». Cancer du sein. Six mois. Merlaud, barbu, fielleux, à moi : "Faudrait tout de même pas te figurer que la vie de l'établissement tourne autour de ta personne » - si, justement  : à chaque fois qu'on parle de mon établissement, gueule Climens, Principal, on me demande de vos nouvelles ; il n'y a tout de même pas que vous ici ! " Merlaud, barbu, aigri : «Tous les élèves me prennent pour un vieillard ! à 35 ans ! » Chialant de rire à mon sublime jeu de mots c'est guerre épais (Tolstoï tâtant son steak).

    Merlaud fâché tout rouge qu'on n'ait pas mentionné la méthode latine à Son Papa complétée par Son Fifils : « Il y a une façon très simple de démolir un livre : c'est de ne pas en parler «   - tu découvres l'Amérique, Merlaud ? Comnène (autre barbu, ) de Quévilly, descendant du train ET d'un larbin de Byzance - Andronic ? Jean II ? - Rennes-Rouen, Rouen-Rennes. Je me souviens Du grand Jouy, crâne d'œuf : "Nous irons jusqu'à la grève", crayonné près d'un voilier, sur le préavis syndical. Jouy joue à Valence un « Ravel, ô Drôme ! » - nous arrivons pour la fermeture des portes – aucun auditeur ne sera admis. De Loyson de Moisselles : « Comment nos descendants nous percevront-il d'ici 200 ans ? - ...des hérétiques ! » - n'habite plus chez papa. Gourou aux Indes – belle voisine à Caen, très catholique.

    La grande pulpeuse Necma qui me dévore des yeux, sur la table face à moi, affalée, affamée, effrayante ; amoureuse aussi, follement (deux fers au feu, le feu au cul) du petit caniche Frank Pédol, qui en avait tout l'air. Souviens-toi, Mortecouille, remember, de toutes les chaudasses que tu n'as pas vues – Marie Ming-Nang qui aurait bien voulu mais qui n'a pas osé, à 3cm ½ de tes lèvres. Vespé la détraquée qui s'indigne de mes « tripotages  - outré, je me claque la porte sur le talon. Radino la frisée qui s'efface dans ma tête, Evény qui se presse amoureusement contre Merlaud pour bien me montrer de qui elle est femelle – pas de son mari en tout cas. Lauche qui déclare tout de go à un déconneur : « Vous êtes comme un diplodocus, une petite tête et une grosse queue" : on ne l'a plus entendu, le déconneur.

    Anavour, le petit brun, qui me vante les tartouillades de Motherwell. Je lui réponds : « Dans 500 ans, vous ferez rigoler tout le monde ». Et Raimbaldy

     

    de pouffer dans 500 ans on sera mort, plus rien à foutre – arriviste à deux balles, dont la préoccupation essentielle fut de savoir comment j'avais bien pu me faufiler jusqu'à son atelier d'Hârts Plâstiques mais par où t'es passé mais par où t'as bien pu passer à la cinquième fois je me suis tiré : on recevait du beau linge… C'est pourquoi je suis fier d'annoncer ici que le Grand, l'Immense Raimbaldy se trouve à présent réduit à sa plus stricte condition privée, sans que nul bruit de lui se soit répandu au dehors - pour la mesquinerie, je ne crains personne. Je me souviens aussi d'Ano le Bellâtre, qui me trouvait gâché par mes fréquentations de "goche" : « Mais tu ne vois donc pas qu'ils se foutent de ta gueule ? »( non) « ...et que tu fais partie des nôtres ? » Non plus, Sêu Ano.

    Je te trouve d'ailleurs parfaitement ignoble de dénigrer devant tous et bien blasé ton voyage aux Seychelles (trop chaud, et du poisson à chaque repas) alors que je n'ai pas pu dépasser, moi, Beauvais (30m. sous la voûte, quand même) ; dans le couloir la grande Korner me maintient par la taille pour m'empêcher de revenir lui casser la gueule – elle m'a reçu jadis chez elle pour écouter du Brückner - pour apprendre plus tard et dans un haut-le-corps que oui, j'étais bel et bien monté chez elle dans l'intention de tirer un coup. Les Occupant l'appelaient Kornfeld, « champ de blé ». Je revois Lizarot, alourdie de ses gros nichons, qui se proposait pour m'apprendre l'hébreu ; prédisant le pire avenir de voyou à quiconque ne dépassait pas 5 sur 20 en physique.

    Deballe, matheuse moche prête à me dénoncer au rectorat (elle se proposait pour compléter les dossiers électroniques des collègues ; je m'étais exclamé, pour meubler : « Bravo la discrétion » ; je la revois en sanglots prête à m'arracher les yeux, le principal tentant de l'apaiser. Lamontre, qui m'attendait à la sortie des chiottes, tout congestionné de rire pour m'avoir entendu piauler à travers la porte  voulez-vous lâcher ça ou j'appelle la police. Zinnia le prof d'histoire qui pensait vraiment que je parcourais la cité en faisant ra-ta-ta-ta-ta par la portière : « C'est une blague ! » Le voilà rassuré. La Maquignon, qui n'aime pas "les lèche-cul" – pas du tout : j'étais simplement très aimable avec l'épouse de l'instite de ma fille.

    Je me souviens de la Ducollier, qui s'est bien changée à part en plein air, pour se mettre en maillot de bain ; mais un coup de vent malencontreux m'a tout révélé, à bonne distance - elle rabat précipitamment sa robe - personne n'a rien vu... La Saint-Benoît, laide comme un pou, pitoyable devant sa table de pot d'adieu, et que tout le monde contourne, évite, ignore, sauf moi (quelques phrases par charité...) « Mais enfin, je m'en vais, j'offre un pot ! » - tout le monde s'en fout, ma pauvre.. Plus tard à mon tour j'organise un gigantesque raout pour l'accouchement de ma

    fille, 16 ans 9 mois. Je me souviens de Simonette, qui m'a si souvent reçu chez elle – ô patience ! - à qui je ne savais parler que de moi, et me plaindre, et qui refuse de coucher ; cinq ans après elle change d'avis, d'un ton rêveur, je réplique alors sur le thème des plats réchauffés. Mais je l'ai tant déçue, lors du décès accidentel de son amant : je ne sais rien de plus que les autres, moi, sur la mort... Simonette, ma meilleure amie pendant des années ; est-il possible mon Dieu que je ne trouve rien de plus à dire à son sujet. Je suis sincèrement désolé de déverser mon venin sur les autres, et de ne rien dire de ceux et celles qui m'ont accueilli, soutenu, tel que j'étais, prétentieux, victime supérieure, intolérable peste.

     

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    Desaudeaux pue de la gueule et répète à ses élèves "Faites des maths et foutez-vous du reste" ; il faut vraiment lui parler de biais pour ne pas tomber raide. Un jour je le salue : « Bonjour monsieur Désodorant » - deux ans de gueule, toujours ça de pris. La Moulin épouse d'Arc, raide comme un passe-lacets. Ne prépare ses cours qu'après avoir consulté, sur internet, tout ce que les Aûûûûtres ont pu déjà trouver sur des sujets semblables. J'ai appris, des années plus tard, qu'elle portait deux prothèses mammaires. Est-ce que j'en porte, moi, des prothèses mammaires ? Ali Dubruy affirme sans sourciller que n'importe quel excellent cordonnier peut s'estimer du niveau de Mozart. L'enseignement regorge de ces démaogues, et manque bien sûr de génies tels que le mien. Le même Dubruy engueula somptueusement, au conseil de classe, l'excellent élève Bernardo, coupable de mépriser ses petits camarades ; jamais je n'avais assisté à pareille explosion de haine démocratique, pas même contre le grand Suédents qui avait jadis foutu le feu à l'armoire du fond ; celui-là, n'est-ce pas, c'était un Rebelle, un Insoumis. On lui avait parlé doucement, avec tout le respect qui lui était dû. On est des révolutionnaires, à l'Éducation Nationale. J'épingle aussi Toutdret, syndicaliste bretonnant. Refuse de recevoir sur son courriel mes communications néofascistes. Je réponds : « T'as raison. Fais l'autruche ». Mme Peugot, qui m'a (peut-être, avec les femmes on ne sait jamais) dragué, comme elles disent, mais que j'ai la flemme de suivre sur ce terrain ; elle m'offre une boîte entière de chocolats de luxe, pour avoir accepté de me lever toute une année une heure plus tôt, afin qu'elle puisse mener ses propres enfants à l'école.

    La Bougala s'imagine belle et intelligente, alors que je suis seul, au masculin, à pouvoir y prétendre – cet insupportable jazz en sourdine dans la voiture où elle m'emmène. S'est trouvé un poste, tout près de chez elle, à 40mn d'embouteillage, pas une seconde gagnée, mais « c'est plus près ». Saluons, célébrons cette divine faculté de bien baver sur les travers d'autrui, sans jamais voir les siens. Glorifions ce double jeu, qui permet de brouter aux deux râteliers. Rappelle-toi aussi le petit Lamesse, qui me draguait outrageusement – entre hommes on s'en aperçois toujours mais je ne suis pas pédé faut pas croire  tu pourrais me lâcher la bite quand je te cause ? et se posait toujours, Lamesse, en fin redresseur de torts.

    La fille Duszak, latiniste, compose seule. Mon petit Lamesse, co-surveillant (il ne faut pas être seul ! risque de triche, de baise furtive ?) m'entretient à voix basse et précipitée de ses petits copains roumains, jadis, qui se branlaient mutuellement pour se faire du bien. Deux heures pleines. Notre candidate se surveilla très bien toute seule. Je me souviens de T. femme J., prof de russe au cul rouge vif lorsqu'elle s'est vautrée de tout son long sur la table pour atteindre son casier. Je me souviens de Nina Vangoesten qui me draguait avec enthousiasme, de ses branles flamands à tibias poilus ; de la Boulanger, prof de bulgare, insupportable de bonnes manières, ne parvenant jamais qu'à l'incarnation d'une « évanescence vulgaire », adepte des adieux à répétitions.

    Strelitza, prof de japonais, qui n'avait pas sa langue dans sa poche ; milite toujours pour Amnesty International. M'écrit qu'elle aimerait « faire l'amour avec moi » - se rétracte : «Je n'ai pas voulu dire coucher avec toi ». Des subtilités nippones ont dû m'échapper. Je l'abandonne à sa courte connerie. La môme Furet, sensuelle en diable, rêve d'un trou de gloire avec juste la bite qui dépasse ; sa meilleure amie Minimet, que j'aurais pu m'envoyer - trop garçonnière. La Zitrone, morte d'un cancer. Tout me dérangeait chez « les femmes » : froides, évasives et inconsistante, ou trop explicites, évasées, ridicules. Je suis infiniment con. L'hypothèse, du moins, mérite d'être posée. Je ne saurais manquer, dans mon exceptionnel discernement, le conlègue Duton, prof de maths très beau mais plein de vide – ça se voyait à dix mètres – avec sa tête de veau en gelée.

    Maurias me succède et n'aime pas le latin (« Tu as vu le fossé entre ce qu'ils savent et ce qu'on leur demande ? ») - excellente raison pour ne plus en faire du tout. Tarty, époux d'une Québécoise, interrupteur flamboyant d'une représentation chorégraphique de fin d'année (Les uatre tantes House) au nom de la vertu montréalaise – rien qu'au titre, il aurait pu se demander s'il était bien judicieux d'y amener sa nièce en robe de première communiante. Je lui ai demandé, toujours expert, ce qu'était un nain homosexuel. Un naing culé. Il en rit encore. Martha Depaule née Da Silva, m'ayant dragué (encore !) puis fourré son mari dans les pattes. Juste pour le plaisir de nier. Yaucu, hideuse secrétaire, vieillarde à 40 ans, à qui l'on eût appliqué bien à propos ce mot de Balzac : « Son visage n'eût pas été déplacé sur le corps d'un grenadier de la Garde » ; Munoz, non moins horrible, affligée de surcroît d'un hideux « nam'donc » tout droit sorti des Trois-Maisons de Nancy.

    Munoz me fit horreur dès le premier regard. Qui suis-je. Le pote Camion, sur qui l'on découvrit une tumeur commack au foie, très langoureux, très visqueux de langage ; mort dernièrement ; j'envoie mes condoléances par courriel et ne reçois pas de réponse. Ayez pitié de nous. Manzanilla, babouilleux rondouillard, qui sait ce que sont les écureuils volants et grenouilles palmipèdes. Catalogue, monument aux morts.

     

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    Adieu bourg de Beauvois, de nuit sous les murailles, plus belle cité où j'aie traîné mes guêtres, suivi partout du chat Fritjof Nansen que j'appelais sans cesse à voix basse, en frictionnant bien les consonnes : « Fritjof Nansen, Fritjof Nansen » . Le chien martyr confiné sous son perron creux, saluant l'aube de ses jappements à travers les fentes de sa porte. Plus tard la récolte des noix. Le paysan qui nous renseigne si cordialement sur le peintre hollandais, se renfrognant d'un coup sitôt qu'il s'aperçoit que nous ne le connaissons pas. L'établissement scolaire si pittoresque dédié à Brazza (Savorgnan de), premier Européen au Congo. Sous-directeur : Laforêt. Directeur qui veut me faire avouer que je prends « plus » que des médicaments, parlant de drogues, et à qui je révèle mes balbutiements homosexuels - je ne vous parlais pas de cela - gêné, mais gêné !...

    Adieu, Varignac, pique-nique solitaires vite faits sur les moindres carrés d'herbe à la ronde. Des cadres de vie exigus comme des cerveaux de moines : thurne, bistrot, rings professionnels à six rangées de chaises. Mais j'étais bien vivant. Mes soucis-souçaillons passaient bien avant l'Œuvre – quelle vocation ? Madame Salaise, principale : "Rhâ çui-là alors !" en plein repas ; ses réflexions hargneuses parce que je faisais taire mes élèves au concert, alors que j'en aurais pris bien plus si je les avais laissé faire. Sa surgée s'appelait Salochet. Toutes deux aussi moches, aussi graisseuses, aussi hommasses. Voisines de lit par ordre alphabétique depuis les dortoirs. Et frotti. Et frotta. Cuisse droite, cuisse gauche - « Attends, attends, j'ai pas fini... hmmmpfff... - va-y. Ha ! rrrhhâââ ! - Rhâââ !... - C'était bon... - Ce pied... » Elles ont bien de la veine, les femmes, de pouvoir se gouiner sans remords. On les avait coincées sortant de l'hôtel Diderot bras-dessus bras-dessous rue Jean François. Toutes les deux lorgnant venimeusement sur ma petite mèche : « Si je vous revois comme ça je vous renvoie chez vous » - c'était comme ça, du temps des Élucubrations d'Antoine.

    Mon premier boulot de tous fut de tracer des traits à la règle entre des rubriques manuscrites d'archives. Puis je patrouillais dans les couloirs vides, avec mon petit pupitre portatif. Je cueillais les exclus au vol pour les emmener se faire coller au bureau de la surgée. Je m'emmerdais, avec mon pupitre et mon Gaffiot. D'où ce fameux pas de l'oie « pour se dégourdir ». Le matin je traversais la salle des profs au pas - de charge - et je gagnais le fond de la cour, près des terrains de basket, prenant bien garde de ne pas me faire voir depuis la direction, à cause de la mèche ; ensuite, progressivement, l'air de rien, je surveillais la cour en revenant du fond, de groupe en groupe ; on envoyait après moi : « Si si, je l'ai vu, il est bien là ».

    Lisardot me suivait sur les trottoirs . Il ne faisait pas le même métier que moi, ouvrier je crois, une horreur de ce genre. Il me disait : « Tu ne sens pas qu'il se passe quelque chose, qu'il va se passer quelque chose ? - Et quoi donc ? - Je ne sais pas, « quelque chose ! » - il va toujours se produire quelque chose... Nous ignorions alors que Berkeley commençait à s'agiter. Nous n'aurions pas voulu le savoir. Mais Lisardot, lui, « sentait » quelque chose. Et l'année 67, juste après le mariage, fut une apogée. Mon premier vrai poste fut St-Blase, en banlieue rennaise, où notre ménage s'était piteusement replié, espérant migrer plus tard vers la capitale - mais on n'échappe pas à Rennes : un jour dans la bouse, toujours dans la bouse.

    Dès la rentrée douche froide : les difficultés, c'est ma faute, uniquement ma faute, et l'administration n'est là que pour vous enfoncer, vous d'abord. Et l'année d'après, Soixante-Huit sur la gueule ! – je vous parle d'un temps que les moins de 60 ans ne peuvent pas connaître - ça, ce fut du baptême, ça, c'était du dépucelage. Nous n'avons plus jamais revécu depuis. Plus rien de comparable, jusqu'à la Chute du Mur, pour les Allemands. Mais pour ce qui est de se prendre en pleine chetron ce que c'est que le métier de prof, on n'a jamais rien trouvé de mieux. Enfin j'ai pu « déconner avec les élèves », comme j'en avais exprimé la crainte auprès du Dr Gainsal, psy de mes couilles à Nantes. Je fus le prof dans le vent, démolisseur des rapports profs/élèves, semant sa zone de cul, clitorisant les cours au point que les gonzesses n'avaient plus qu'une envie : vite s'enfermer dans les chiottes à la récré pour se branler à 7 filles par cabines.

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    La principale Bonnegerse prise pour une gouine par mes collègues femelles ; sur quels critères ? à quoi une femme reconnaît-elle une gouine ? ...est-ce que ça se flaire ? La Bonnegerse avait une fille nommée Raymonde. Elle l'a retirée vite fait d'un collège public où les garçons lui présentaient leur zob : « Regarde ça, t'en as pas - tu fermes ta gueule ».

     

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    Je me souviens de l'assistante anglaise, laiteuse, adorable, qui me suivait partout. Je lui dis tu ne dois pas beaucoup me blairer « Pourquoi me dis-tu ça ? » Elle s'est barrée. J'ai toujours su y faire. S'est collée avec un Colombien de Cali – ville qu'il a révélée juste avant moi, juste avant que j'exhibasse mes connaissances géographiques. Je me souviens de Berray, wagnérien convaincu, modèle de l'Usurpateur dans Les enfants de Montserrat en vente nulle part. Il nous propose deux pics-verts en bois, descendant par saccades une tige de métal : l'un très régulier, tac ! tac ! tac ! L'autre, plus mou. Nous avons choisi le mou, tant les yeux de l'homme étincelaient en évoquant le bec brutal de son préféré.

    Ne pas oublier ce détraqué qui m'a gueulé dessus de loin depuis sa cabane dans les joncs en me traitant de PDG ; je portais les cheveux longs. Voir aussi les deux profs de piano, jumelles « mal voyantes », qui auraient bien voulu que je leur rendisse « un petit service », disait D. - j'ai compris, mais quinze ans après. Je n'imaginais pas que des femmes, des aveugles de surcroît, pussent avoir besoin de ça. Ce que voyant - c'est le cas de le dire - la plus moche m'a viré, car de plus, il me répugnait d'être effleuré par une aveugle qui contrôlait mes mains : mais pourquoi donc, vous autres voyants , n'arrivez-vous jamais à faire totalement coïncider votre main gauche et votre main droite ? Elle ne disait pas « je suis aveugle », mais « je n'y vois pas » (pour l'instant, n'est-ce pas, à cet endroit précis.) Elle refusa hautainement tout dédommagement financier : « C'est parce que je n'ai pas le temps ». Ce n'était pas d'argent qu'elles avaient besoin. Jamais je n'aurais pu m'imaginer ça. Je suis un con. Mais sur le piano du lycée, j'improvisais vachement bien ; des filles, assises sous la fenêtre, m'ont applaudi sans me voir. Tous les élèves redoutaient cette prof, qui leur demandait pendant un trimestre de ne pas changer de place ; ensuite, elle repérait pile poil tous les bavards par leurs noms. Le jour où j'ai laissé la porte entrouverte, je l'ai vue se retirer d'un coup en arrière, un millimètre avant le coup. Elle se fût assommée. Quant à moi, encore moi, je suis resté très, très longtemps dans la chambre de pionne de Nicole (par exemple) sans qu'elle m'accorde le moindre signe d'encouragement physique. Elles sont comme ça. Elles ne veulent pas nous forcer. Elles font comme elles voudraient qu'on leur fasse ; il n'y a peut-être pas que moi de con, en définitive. J'aurais peut-être dû lui demander : « Est-ce que je peux te prendre dans mes bras » ?

    J'y ai bien repensé. Je la tenais enfin, la bonne phrase. Trente-sept ans plus tard. Le trois janvier de cette année-là, ma femme Arielle m'a rejoint à mon poste : au pied de la rue Fondaudège, une Maserati Mistral avait défoncé comme un trou d'obus le visage d'une femme un trou rouge me dit-elle je ne voyais plus qu'un trou rouge Ne regardez pas ! criaient les gens Ne regardez pas ! j'ai vu voler une jambe au-dessus de ma tête à quoi bon nous disputer à quoi bon - c'était au retour de Paris quand elle avait rejoint Olive, qui se branlait à grands coups d'ongles Tu as joui toi ? disait Olive Tu te fous de ma gueule ? » C'était « la Chabanou » qui les avait unies, qui devait mourir trois mois plus tard de la douve du foie – un cancer, on n'avait pas voulu lui dire - personne ne se souvient donc plus de nous là-bas, ni à Paris ni à Tintélian ? ...ses bracelets de laine, mes cours époustouflants sur les sangliers, d'après Bosco ? (Le mas Théotime) - ou sur les causes de la guerre

    de 70, restituées par moi avec un tel brio que tout le monde m'a applaudi debout ? La dépêche d'Ems, as-tu vu Bismarc-ke, à qut'patt's sur son cochon, et Napoléon III... Mes enthousiasmes de fou, mes gesticulations, mon incessant seul-en-scène – plus rien ?

     

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    Mon premier poste fut Bronville, pays manceau. A Bronville, Mlle Damble, proviseur, s'est réjouie que mon premier réflexe, lorsqu'elle m'annonça qu'il vaudrait mieux que je me frottasse d'abord à quelques années de pionicat, eût été de m'inquiéter, spontanément. « Et mes élèves ? - Ne vous en faites pas, nous leur trouverons quelqu 'un. » Pour elle, mon exclamation portait à n'en pas douter le signe d'une véritable vocation. Il me fallait une bonne année de pionicat, pour me démontrer que j'étais désormais un adulte – un quoi ? mon Dieu... - qui ne flirtait pas avec ses élèves ; qui ne dessinait pas de croix gammées (« C'était une blague ! ») sur les feuilles d'absence en guise de parafe. (« Dans la région de Châteaubriant, Monsieur, ça n'a pas été particulièrement apprécié ») - mais je me suis fait reprendre à St-Léard juste après, défilant dans le couloir au pas de l'oie en faisant le salut hitlérien ; si on ne peut plus rigoler...

    Putain l'avoinée que je me suis prise devant des parents d'élèves... Qu'est-ce qu'ils aiment humilier, les chefs - je crois que c'est pour ça d'abord qu'on devient chef : pour la joie d'humilier.

     

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    Pourquoi devient-on prof ? de toute évidence également, pour être admiré. Je fus applaudi pour La Mort du Dauphin d'Alphonse Daudet, ça ne vous dit rien non plus ? A 25 ans ! Devant des classes de 25 élèves, et non pas à la télévision ! Jamais célèbre alors ? jamais plus rien ? A tout jamais ? “Ô Ciel, dois-je le crère ? - Il arrive Madame, et tout couvert de glaire ! » A 25 ans vous m'entendez, j'étais génial, génial... Qu'est devenu ce jeune con de prof, si pétulant, si anticonformiste, qui avait renoncé au concours de bibliothécaire, pour cause de limite d'âge à l'inscription (26 ans, bande d'enculés ! 26 ans!) - d'autant plus qu'une dissertation portait obligatoirement sur l'avenir du rôle du livre, que j'estimais devoir s'amenuiser à l'infini ? C'est cela, une carrière de prof : un catalogue d'incidents savoureux ou douloureux, sans aucune vraie rencontre (deux ou trois ?), sans rien de constructif, sans qu'il y ait jamais « progrès » d'une année sur l'autre.

    Du moins ma carrière. Pas une personne célèbre pour tirer de là, pour faire accéder à la notoriété ce dilettante - « Remballez-moi ça », comme dit la Pianiste Isabelle Huppert. Pourquoi donc cette illusion de bel itinéraire en ligne droite, chez tous ces « autres » qui se gobergent de leur réussite ? Moi aussi j'ai roulé en ligne droite : prof-prof-prof. Comme sur des rails - ils le savaient donc vraiment d'avance, les petits génies, à quoi ils consacreraient leur vie, quels chemins, quelle autoroute ils ont suivie, d'étape en étape, sans blague ! sur la voie royale de la réussite ? Et que je suis intransigeant par-ci, et que je ne te fais aucune concession par-là ? disent-ils, Monsieur le Commissaire...

    Et que je te fais la connaisssance d'Untel (Aragon-Breton-Cocteau, au choix), et que je couche avec Unetelle, et que je te monte à Paris avec mes dents à rayer l'asphalte ? C'est donc ça, une destinée ? Et la mienne, alors, c'était de la merde ? Je revois Caqui, le principal farfelu. A notre première entrevue, Monsieur le Principal redescendait de son toit en short, les mains couvertes de plâtre : « Ah, Monsieur C . vous aussi vous avez des emmerdements » - que voulait-il dire ? mon agence immobilière exigeait une indemnité après désistement, et je prétendais au téléphone qu'on m'avait volé mes papiers d'identité ; ils veulent me voir en personne, je réponds que je pars au Nicaragua) (incohérent d'ailleurs : comment aurais-je pu, sans papiers ?) ; puis c'était mon propriétaire à Rostren, ce gros patriarche plein de barbe, qui entendait se faire payer pour un mois de plus (j'étais parti sans préavis), demandant à mon principal de me retenir mon loyer sur mon

    salaire ! D'aucuns l'auraient surpris, le brave monsieur Caqui, à quatre pattes sur la moquette de son bureau, en train de se faire les marionnettes... Suffisamment pernicieux tout de même ce salaud (fonction oblige) pour évoquer en plein conseil d'administration les “cours à la Colombin”, franc bordel organisé. Je me souviens de ce con de Bernais, autre spécimen provisorial, avec sa tronche de traître de mélodrame, dont je redis partout qu'il va m'emmerder afin qu'il ne m'emmerde pas. Il répétait sans cesse : « Mais enfin, c'est moi le chef, ici ! » Au prof de musique, en se rengorgeant : « Et puis vous savez, j'ai une culture musicale, moi ! » Ce fut le même qui s'absenta TRES précisément le jour où je reçus ce couple écossais qui avait adopté une vingtaine d'enfants, avec projection de film et conférence.

    Il n'allait tout de même pas m'accorder le moindre satisfecit... Enfin Climens, qui me supporte tant bien que mal. Vous savez, celui qui avait conservé les restes de mon dossier dans son tiroir... : "A chaque fois que je dis de quel établissement je suis le principal, on me demande de vos nouvelles ! vous n'êtes tout de même pas le seul enseignant du collège ! " - si, monsieur le Principal, si... j'étais fait pour le haut de l'affiche... Aujourd'hui encore, j'étudie soigneusement ma démarche et mon expression quand je déambule dans la moindre rue. J'essaye d'attirer l'attention, tout en le craignanr plus que tout, comme une femme bien tournée, qui ne voudrait pas qu'on la siffle.

    Je m'étonne toujours que personne ne me reconnaisse, ne m'arrête pour demander un autographe. Je ne le fais pas exprès. Mais il faut se surveiller, se regarder du coin de l'œil dans les vitrines, pour ne pas, non plus, en faire trop ; sinon, les moqueries, les sarcasmes, l'agression parfois - ce n'est pas votre expérience ? je m'en fous, c'est la mienne. J'assiste (sur ma demande) à un stage préparatoire aux fonctions de proviseur. Les collègues rigolent ouvertement : « Ce serait un beau bordel dans ton établissement !» Un proviseur se trouve toujours entre le marteau et l'enclume. Il est prié de tout laisser en l'état sans vouloir jouer le moins du monde le réformateur. Notre moniteur nous conseille de ne pas dire « J'ai assez servi de paillasson et maintenant j'aimerais bien m'essuyer

    les pieds ». Il nous conseille enfin, pour l'examen oral, d' « être nous-mêmes ». Je pousse alors un immense ricanement : « Ce coup-là, on me l'a déjà fait ». Notre formateur de rebondir : « Eh bien non, ne soyez pas vous-mêmes ; surveillez-vous, soyez tendus, voyez les pièges partout, soyez en pleine forme et prenez garde à tout. » Je me souviens du grand Tolédano, infiniment classieux. Ces dames l'adorent. Je ne l'aime pas : trop « classe », justement. Les personnalités supérieures ne m'ont pas admis dans leur sacro-saint cénacle ; j'ai toujours haï les personnalités supérieures. Elles me font trop sentir ma médiocrité ; vous savez, messieurs les experts, on ne guérit pas de sa médiocrité. « Connais-toi toi-même » disait l'autre.

    Je me souviens de Madame le Proviseur, Sastrier, adorable coiffure à la « Petite Annie », Journal de Mickey. Je me fais son chevalier servant, mais elle couche avec l'infect Olivier, le gluant laborantin, tout pétri de lacanisme mal digéré... Lui succéda M. Gornet, infect rat de paperasse qui ne connaît qu'une phrase : "Moi, je ne suis pas responsable" – et bien sûr, j'oubliais : « Vous me ferez un petit papier... » Je n'ai jamais su pourquoi, dès le premier regard,  nous nous sommes détestés. C'est lui qui m'a fait venir pour ma dernière rentrée, sans m'avertir que cette fois, je n'aurais pas d'emploi du temps, pour les six semaines qui me restaient. Ce qui importait, c'était que je me dérangeasse depuis chez moi, pour bien écouter le dernier baratin de rentrée, travaux sur le toit, présentations de petits nouveaux tout pleins de bonne volonté. Bonne chance les gars.

    Deux heures de merdouilles. « Je cherche mon enploi du temps. - Ah mais nous n'avons rien prévu pour vous. - Ça ne vous aurait rien fait de me prévenir avant ?

    TEXTES ETUDIES

    Textes et auteurs. Fragments, et œuvres complètes. Sujets saugrenus, sujets faciles, corrigés impossibles à rédiger moi-même (je souffle aujourd'hui sur de lourdes couches de poussière). Je ne laisse pas les élèves découvrir les textes. Ils ne voient rien, les élèves, ou si peu de choses, c'est justement pour cela que ce sont des élèves. Pour eux, tout est chiant, point barre, parce que c'est le prof qui l'a choisi. La seule fois où je leur ai fait choisir un texte, ce fut du Konsalik, le Guy Des Cars germanique . Le roman-feuilleton à la teutonne. Pour finir j'étais seul à me faire l'explication de texte à moi-même, devant toute une classe de bavards. Or il semble à présent, selon les crétins qui nous gouvernent, selon les assassins qui décervellent nos enfants, qu'il ne faille plus jamais rien dire de plus que les élèves. Criminelle conception. Juste le cours, juste les élèves apprenant par eux-mêmes. « Nous ne voulons pas que nos enfants deviennent des singes savants ». Rabelais, Condorcet, Lamennais, étaient des singes savants. Retenez bien ça : Molière, Voltaire, Hugo, des singes savants, des singes savants, vous dis-je !

    J'ai vu accueillir sans murmurer les conneries les plus plates, parce qu'il ne fallait pas cultiver les élèves plus qu'ils ne le sont. Le jour où la guerre éclatera, cachez-vous dans vos bras, rougissez à vous en faire éclater la gueule, inspecteurs généraux, ministricules et vice-sous secrétaires d'Etat : ce sera votre faute, et celle de nul autre. Seul le fils de riche, le saviez-vous ? peut prétendre au niveau de connaissance maximum susceptible d'exister parmi les élèves. Je revois ce ponte pontifiant décrétant à la télévision que l'on « ne pouvait plus enseigner l'histoire au lycée comme on l'avait fait au collège, et qu'il était temps, à partir d'un certain âge, de s'interroger sur le sens de l'HHHistoire ! » - se rengorgeant derrière sa cravate.

    Au nom de ta connerie, de ton incompétence, les élèves de 17 ans, désormais, répondent au journaliste dans la rue : « Napoléon ? Je ne sais pas... Un ancien roi, peut-être ? » Merci, trou du cul cravaté. Enseigner ce qu'on sait aux élèves, ce serait du dirigisme, du fascisme. Pour moi, plus habile, ou plus pernicieux, je précisais dès le début que chaque texte était valable, pourvu qu'il s'apparentât à la littérature, encore qu'il soit difficile de dire ce qui en est, ce qui n'en est pas. Et l'art, chers ignorants de mon métier, le Grand Art ou Grand Œuvre, consiste à orienter les questions de façon qu'ils se figurent à eux tous, et chacun d'eux, avoir tout découvert tout seuls. D'ailleurs la simple observation (je vois tant d'excellents textes obstinément refusés par les marchands de livres - ils ont bien raison) n'avait pas tardé à me mettre la puce à l'oreille : passé un certain stade (la correction grammaticale), toute production de texte peut se revendiquer, plus ou moins, de la

    littérature. Toute production écrite pouvait donc faire l'objet d'une approche pédagogique ; ne révérons-nous pas les moindres relevés de comptes, pourvu qu'ils datent de l'époque sumérienne... Cependant mon fascisme veillait : il me semblait tout de même que Balzac, Chateaubriand, Huysmans, méritaient un tout autre sort que les mémoires d'Anicet Traverson ou Robert Machinaud. Il me fallait bien admettre que certains, visiblement, étaient mystérieusement supérieurs, et d'autres, non : neurones mieux affûtés, puissance de travail accordée de naissance, etc. Ainsi je découvrais, comme Pascal, que seuls en petit nombre les élus seraient sauvés, et je hurlais de peur de ne pas l'être.

    Horreur concrétisée par un petit volume un jour ouvert chez un bouquiniste Choix des meilleurs textes d'auteurs du second ordre. Titre cruel, qui disait tout... Le texte une fois bien choisi (pas Konsalik ! pas Konsalik !), je fais donc étudier systématiquement l'incipit et l'explicit (et non pas l'excipit, collègues ignares, qui imposez ce grossier faux-sens jusque dans vos ouvrages scolaires). Puis nous analysons au quart, à la moitié, aux trois quarts du texte. A la page près, à la scène près - tout se vaut, du moins chez lez génies. J'ai balancé tous mes bouquins de textes choisis. Il y a même des profs qui font composer du rap. Pourquoi pas. Mais n'éliminez pas Corneille je vous en supplie.

    Ni La Fontaine. La classe ne suit pas ? c'est à vous de la faire suivre, héroïquement, comme un capitaine qui saute de sa tranchée sous la mitraille. Tenez : voici une expérience ; j'ai commencé Horace par le vers 1, consciencieusement ânonné par une élève. «Vous y comprenez quelque chose ? » La classe : « Que dalle, m'sieur ! » Je comprends qu'ils ne comprennent pas. Ça les rassure. Alors je reprends le vers, mot à mot, j'explique, je décortique bien tout, puis le vers deux, puis le trois, puis je m'arrête. Là, ils ont compris qu'il s'agissait d'une autre langue. Et pour faire diversion, vite, l'histoire elle-même, les liens de famille. Ça les fait marrer, cette histoire de triplés qui s'entrégorgent, les fameux petits croquis de combat, trois contre trois, puis le petit blessé, le moyen blessé et le grand blessé, 3/4, 1/2, ¼ - Papa Ours, Maman Ours, Bébé Ourson. Horace distance les Curiaces à la course, et se chope le moins blessé, puis le moyen blessé, puis le débris qui se traîne à genoux : mimiques, humour noir à la con, gestes et tout. La classe rit. Sur « Horace » - vite vite, diversion numéro 2, discussion sur la psychologie, sur le « cas limite » : « Mon frère bute mon mec, qu'est-ce que je fais ? », « Qu'est-ce que vous auriez fait à la place - d'Horace, de Camille, du Vieux Père », on discute, on vote... sur la guerre, le fascisme, parfaitement (« L'Etat, la Famille, l'Individu, dans l'ordre) – et c'est lancé ! Débat, 5-6 vers par-ci par-là bien expliqués (vocabulaire d'époque, métaphores d'époque, problématique itou) – et ça marche ! Monsieur, vous avez intéressé mon fils à Horace, c'est un exploit ! Dont acte mon brave, dont acte. Et Marèk – mon mort - dit à mon propre père Monsieur on a le meilleur prof du collège ! Il buvait du petit-lait mon père... mon autre mort... Les premiers vers d'Horace ou du Cid sont d'une fadasserie totale. Corneille encore : un échec éclatants pour Rodogune, acheté en vrac, très difficile ensuite à se faire rembourser par les élèves, et rigoureusement incompréhensible en quatrième, y compris par moi-même. Je confondais les inévitables jumeaux de mélodrame, e tutti quanti. Deux incursions dans le bizarre : La Mort de Pompée, pas si mal accueillie, mais souvent dans l'inattention, et la non-motivation du prof à deux doigts de la retraite ; et Polyeucte, deux fois, que seul ce bigot de Péguy a cru devoir placer au-dessus de tout ; ce Polyeucte et ce Néarque n'étaient que de fanatiques vandaleux, cons comme des talibans pulvérisateurs de bouddhas... MOLIERE : autre gros morceau. Ce n'était que Molière,comme dit l'autre. Il faut tout de même avouer que Fourberies de Scapin mises à part, abordables aux cinquièmes disciplinées (on les fait jouer... et le tour est joué), Le Bourgeois gentilhomme aussi, les autres pièces, L'Avare, Le Malade Imaginaire, ne suscitent qu'un intérêt poli. Le Misanthrope et Tartuffe tirent à peu près leur épingle du jeu, quoiqu'on eût bien intérêt, fatwa ou pas, à remplacer le protagoniste par un imam ! aucun souvenir cependant de réussites particulières. Et qui voudra jouer Alceste en ridicule, à présent que pour l'éternité Rousseau l'a encensé ? J'ai une idée : ridiculiser les hippies... ou les pauvres – fasciiiiste ! fasciiiste !

     

    Quant aux Femmes savantes, le féminisme de Poquelin se résume à « laisser les femmes à leur place », en tant qu'ornements de salons, ou torcheuses de casseroles (même en chef...) Les Précieuses ridicules sont bien accueillies aussi ; mais quand verrons-nous enfin naître le Molière de notre temps, taillant en pièces sanglantes les connasses qui osent afficher à Berlin « Messieurs, pissez assis » (pour ne plus éclabousser les cuvettes), et qu'on ne voit surtout pas manifester devant l'ambassade d'Iran, après l'exécution d'une fille de 16 ans pour « inconduite » ? ...ces imbéciles qui considèrent le voile comme un « instrument de libération », au même titre que l'étoile jaune sans doute ? Quant à Dom Juan, il va trop loin pour les élèves.

    RACINE, Britannicus : élève Racine, assez bien. Phèdre : malgré de très beaux vers, l'héroïne a toujours des intonations de mémère, sans parler d'Andromaque dont les sanglots mamelus constituent à peu près l'unique langage : deux personnages féminins particulièrement repoussants. Esther, même chose, ça se lamente, ça se lamente... mais je n'ai jamais fait étudier cette pièce, non plus qu'Athalie. Iphigénie plaît bien aux jeunes filles, qui se voient volontiers indiquer au bourreau l'endroit où frapper, là, juste entre les jambes. PASCAL : à la trappe ; comment un esprit aussi brillant a-t-il pu sombrer dans la curaillerie la plus sotte ? Passée la première partie, éblouissante, ce ne sont plus que les adorations éplorées d'un certain Jésus-Christ, pur produit de fabrication ectoplasmique, n'ayant jamais existé ni chié ni surtout, beurk ! baisé...

    Sans compter les douteuses analyses du Sieur Blaise sur l'obstination dans l'erreur du peuple juif... LA BRUYERE : un texte par an. BOILEAU : à la trappe. Le Dix-Huitième me fait chier dans son ensemble, sauf Sade. Tous ces philosophes, Montesquieu, Rousseau, qui ont raison, Voltaire, Diderot, qui ont raison, qui ont toujours raison, que dis-je qui ont La Raison, en propriété privée, indéfectible, m'emmerdent. Trop facile de les encenser, à présent que tout le monde connaît la suite... Sauf Candide, qui est poilant. Et Micromégas. Mais Zadig reste un monument d'insipidité Et le XVIIIe siècle exclusivement présenté comme préfiguration de la Révolution française (tu la vois venir, toi, celle qui se profile ?) c'est trop facile, après coup : le Roi, la Religion, allez hop, mauvais ; Voltaire, Rousseau, hop, c'étaient les bons. À se demander pourquoi la Révolution n'a pas éclaté dès le premier janvier 1750. En prime, la vulgarité populacière de Diderot, fils de coutelier, l'Optimiste qui rote qui pète rien ne l'arrête, qui se fout les doigts dans les oreilles et qui, j'en jurerais, pue du cul... ROUSSEAU, les Confessions, presque unanimement condamnées pour la grandiloquence de l’avant-propos. Et ils ne vont pas plus loin, les élèves. « Il ne fait que se plaindre ! » - oui, petit con, c'est en effet la partie émergée de l'iceberg... Rousseau irrigue encore toute la politique de nos jours, mais cela, ils l'ignorent.

    Les profs aussi d'ailleurs. François Rabelais : personne ne partage mon enthousiasme pour Rabelais. J'en viens à lire en français renaissant, m'esbaudissant tout seul aux “débezillages de faucilles” d'un Frère Jean des Entommeures : et aux pillards qui montait à l'arbre, « icelui de son bâton empalait par le fondement » - M'sieu c'est pas drôle”. Je le croyais pourtant, moi, que c'était drôle. Je gloussais comme un malade, entre deux quintes de fou-rire. Ma lecture me semblait argument suffisant. «La vie vaut-elle la peine d'être vécue ? » - avec l'exemple de Cléobis et Bitôn, fils de prêtresse, dont l'un s'endort et l'autre meurt.

    Nouvelles de Barbey d'Aurevilly (Le prêtre marié ). Grénolas : compliments du père d'élève pour Le Dernier des Justes. Je leur avais dit, à mes élèves : « Moi, je suis un goy pur porc. Donc, je dirai peut-être, sans aucun doute même, des approximations et des bêtises. Je vous prie de me les signaler, nous en discuterons. »

     

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    Je suis beau, intelligent et modeste. Cherchez l'erreur – Les trois, M 'sieur ! - Vous voulez dire que je suis moche, con et prétentieux ? - C'est c'là, M'sieur ! »

    Les Fleurs du mal, mon dernier livre : ce qui s'appelle terminer en beauté. Mais une de mes consœurs, à Beulac, avait fait étudier le grand Charles toute l'année - «Notre chère collègue se prend pour un professeur de fac ! » dit l'inspecteur – et pourquoi pas ? Elle en a cependant écœuré toute une classe. Les Nuits de Musset ; un garçon, à mi-voix : « Que c'est beau ! » - oui, un garçon. Le plus beau des supirs. Mme Bovary. Les Illusions perdues. Pierre et Jean de Maupassant : lourdingue. Un recueil de nouvelles (La petite Roques). Tristan et Yseut, trop modulé pour mes troisièmes : ils reprennent à mi-voix mon intonation, mi-gêne mi-dégoût.

    Moi je la trouvais très bien, mon intonation. Tout le monde peut se tromper. Les Éthiopiques de Senghor, découverte et répugnance – trop sensuel, mais la fille Démonacci adorait. La Chute de Camus. Les Châtiments de Hugo. Électre de Giraudoux. Oral du bac, l’inculture des collègues - « Clymnestre » , répétait la candidate, « Clymnestre » - Vous avez entendu cela toute l'année, n'est-ce pas ? » (et pour Agamemnon, « Agaga », je suppose ?)

     

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    Ce que j'ai voulu transmettre, c'est une élève qui me l'a dit : « Ne jamais obéir, sauf à certains principes qui sont au-dessus de l'obéissance. » ...Un prof qui donne un coup de pied à son cartable... A quatorze ans, on est peu sensible aux autres, mais là, j'ai compris quelque chose. Qu'est-ce que j'ai bien pu leur transmettre ? Est-ce à moi de fournir la réponse ? D'abord l'urgence, le danger : vite, au créneau, tirer, tirer sur tout ce qui bouge. Les cons, la classe, tout le monde. Une peur permanente. Le sentiment (bien à tort paraît-il) que le moindre silence va dégénérer en rejet. Ne pas laisser une seconde libre. Et, béquille indispensable, le Texte. Par peur du « métier », qui m'aurait coupé d'eux (« Monsieur ! revenez vite, le remplaçant est un con, il nous prend tous pour des nazes ! ») je me suis affronté au risque permanent de l'humiliation, du contact humain. (« Ça ne vous fait rien de revenir dans ma classe alors que je vous ai donné une baffe l'année dernière ?

    - Non m'sieur : avec vous au moins c'est plus humain » (...main sur la gueule ?). J'aurai tiré sans cesse des feux d'artifices dans des caves. Ainsi parlait un journaliste des Nouvelles Littéraires, à propos... de Nietzsche. Je voulais que chacun vienne faire son numéro ? Non, chère ancienne élève grincheuse (il en faut) : j'avais ouï dire que chacun devait avoir l'occasion de se mettre en valeur... Qui se souvient de moi ? Faut-il que j'évoque tous ceux qui m'ont admiré ou subi ? ou qui se sont tout simplement emmerdés ? ... Qu'est-ce que j'ai pu leur apporter, à tous ? L'incertitude ? Le doute ?

    La dérision ? Pourquoi ai-je abandonné si facilement tout cela ? Ce n'était donc rien, que ma vie de prof ? En sera-t-il de même pour tous les êtres que j'aurai connus ? vie sociale, amoureuse, conjugale ? Toute vie est un champ de bataille. Impossible de rien transmettre. On croit qu' « ils » retiendront ceci, ils ont retenu cela. Transmettre la façon de se servir d'un engin, oui ; de goûter un texte ? rien de moins certain : aucun effet mesurable.

     

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    Les adolescents m'ont toujours attiré. Un jour, très tard, je n'ai plus ressenti que leur jeunesse, leur immaturité, leur côté prévisible, le mien ; de ce jour-là il m'a tardé de prendre ma retraite. Je me suis lassé de tout reprendre, sans cesse, à zéro. Il paraît que c'est pire à présent ; que le racisme, l'antisémitisme, l'intolérance religieuse, ont pris le pas sur toute autre considération : que les livres ne sont plus qu'une immense propagande en faveur de l'antiracisme et de l'accueil de toutes les populations hostiles - d'autres l'ont dit avant moi. Je ne veux plus de ce métier. Je ne veux plus avoir été prof. Voici un souvenir. Je jouais de l'accordéon dans une cave troglodyte, un tout petit accordéon faisait sur mon bidon une bosse de coléoptère ; les enfants dansaient autour de moi, j'étais leur clown bien-aimé - les dernières années, je n'y suis plus arrivé.

    Le fossé s’est creusé d'un coup. Un sol qui se dérobe. Tel ancien instructeur militaire vieux beau, monsieur Dufil, plus âgé que moi, raconta que les filles avaient cessé de l’apercevoir : il avait été avantageux, portant beau ; malgré la différence d'âge, elles pensaient : « Il devait être bel homme  en son temps ». Soudain, d'une rentrée à l'autre, elles n'ont plus levé le nez de leurs classeurs. Il ne vit plus que des têtes baissées prenant notes sur notes - «de ce jour-là », confiait-il, « j'ai compris que j'étais passé de l'autre côté» . Chez les vieux. Pour ma part, ce fut très exactement l'inverse : c'était moi jusqu'ici qui voyais les filles avec intérêt, voire convoitise ; du jour même où je m'aperçus à quel point mes petites, même de 18 ans, n'étaient plus à tout prendre que des gamines, - elles cessèrent sur-le-champ de m'émoustiller : des petites gonzesses, trop vite poussées, qui se grattaient frénétiquement l'air hagard, en se demandant ce qui leur arrivait - j'ai pris ma retraite.

    Reflux du charnel, reflux de vocation. Moi aussi j'étais vieux (jamais elles ne m'avaient trouvé beau  - sauf Dijeau peut-être, qui m'aurait bien sauté - « ça va pas non ? » disait sa voisine – à celle-là, Peinton, j’ai donné trois cours d'allemand ; quand j'eus posé ma main sur la sienne, elle n’est plus revenue ; elle me dit ensuite, devenue fort laide : « Avec les garçons, ça ne marche jamais », d'un air de profonde lassitude alcoolo-lesbiaque. Cet amour des ados tournait parfois au manque de respect mutuel. Je me souviens bien du jeu des soldats dans la cale ouverte du bateau qui nous ramenait du Maroc : un homme de troupe se tenait au centre, où il se faisait subrepticement toucher, puis devait deviner celui qui l'avait ainsi atteint.

    L'autre bien entendu se retirait vivement, dans une feinte bousculade. Si le touché décelait le toucheur, ce dernier prenait sa place. Mais le sergent n’a pas voulu se joindre au jeu : «Pour ne pas perdre son autorité » dit mon père. Moi non plus je ne voulais pas perdre mon autorité. Ami, mais prof. Ma première surprise d'amour se concrétisa pour Noël 2014. J'avais alors 23 ans, avec une classe de sixième. Je posais ma question, l'interrompais par une autre, précipitais mon débit, accordant toujours la priorité au déroulement du cours, au détriment de la discipline : l'art de la pédagogie, chers ignorants de mon métier, le Grand Art ou Grand Œuvre, consiste à orienter les questions de façon qu'ils se figurent avoir tout découvert tout seuls ; mais ce qui m’a le plus démotivé, à la fin, c'était de prévoir sans risque de me tromper les questions, les réactions, les insolences, qui survenaient à point nommé : il ne m'intéressait pas, ou plus, de manipuler des esprits.

    En ces temps reculés, nos proviseurs avaient droit de regard sur la pédagogie de leurs ouailles ; ce temps reviendra peut-être hélas, car il n'est rien de plus humiliant, et la mode est à l'humiliation, au caporalisme. Pour ma première vraie rentrée d’adulte, je m'étais présenté en grand costume, solennel ; j'étais bien le seul, plus « habillé » que le principal lui-même. Une fois je me suis excusé, à l'entrée où il se plaçait pour serrer la main à tout le monde, d'être souvent maladroit dans mes rapports humains. Grand seigneur, il avait laissé entendre que ce n'était rien. Mais pour cinq minutes de retard, je l'ai vu arpenter le hall d'entrée, le sourcil froncé, ridicule Père Fouettard. Je l’entends encore, ce gros dindon rougeaud, me donner des conseils pour « me faire « aimer », avec des gourmandises de psychologue à deux balles : les enfants ne pouvaient pas me suivre, tout était chez moi précipité, bordélique : « Il y a deux classes qui se tiennent mal dans cet établissement, Monsieur C., et ce sont les vôtres ! » - en présence des élèves...

    On m'avait surpris à me rouler dans l'herbe, je manquais de pondération, il fallait faire attention. Ce principal portait le nom d'un boulevard parisien. En ce dernier Noël d'avant 2015, les parents n'estimaient pas incongru de faire un présent au professeur de leurs enfants. Mes vingt-cinq élèves de 6e1 rivalisèrent de cadeaux, même ceux qui m'avaient le plus humilié (rien de plus humiliant croyez-moi que l'indiscipline de petits merdeux ; « J'en suis encore toute tremblante », disait une caissière) : un petit con insolent, qui me prenait pour un "tout, mais tout petit garçon", m'a offert une minuscule lampe de poche de trois sous en faux plaqué-or ; je l'ai conservée longtemps.

    Tous ces enfants natifs de 2003 sont à présent sexagénaires. Je n'avais que douze ans de plus qu'eux. Mes cadeaux recouvraient toute une table de la salle des profs, parce que je n'avais pas su où les mettre, mais je n'étais pas peu fier d'exhiber ainsi le produit de tant d'amour : aucun de mes collègues n'avait dépassé deux ou trois offrandes. Le proviseur, toujours entre deux gueuletons, rubicond, furax, vrombissait autour de ma table-exposition en tâchant de ne rien regarder. Ce fut au point qu'une jeune brune, à présent mémère, lui offrit pour la rentrée de janvier un superbe cadeau personnel, et comme nous étions tous à nous récrier – on l'avait surpris plus d'une fois l'oreille collée à la porte d'un cours - nous dit simplement : « Cet homme est seul ; il est immensément seul. » J'espère vraiment qu'ils ont couché ensemble.

    Le proviseur est mort l'année suivante. Personne ne l'a regretté. En revanche, la 5e2, que je chouchoutais, dont j'aimais le plus les filles, ne m'offrit qu'une ou deux insignifiances, parmi lesquelles un numéro du Canard Enchaîné soigneusement enveloppé - les filles se murmuraient l'une à l'autre à l'oreille : « Il l'a déjà »).

    Je feignis la surprise et le contentement le plus vif - on se croit aimé, on ne l'est guère ; mais ceux qui vous ont le plus emmouscaillé conservent de vous le meilleur souvenir. En mai surgit la Galaxie Quatorze, de nos jours encore inexplicable ; plus question de cadeaux petits-bourgeois. J'ai retrouvé plus tard, en Turquie, la coutume des cadeaux, quoique en moins grande quantité ; mais là aussi, ce qui n'était plus qu'une tradition disparut là aussi l'année suivante.

     

    El Cid Campeador

    En ce temps-là, même les quatrièmes du fin fond du Morbihan pouvaient encore accéder au Cid, avant que les assassins ne condamnassent Corneille pour ringardise, le remplaçant par des articles de foot. « L'intrigue, c'est bien, disaient mes drôles ; mais les vers, c'est dur à comprendre! » Ils étaient bien loin, les pauvres, de l'éblouissement que m'avait procuré la lecture, d'une traite ! de ce chef-d'œuvre de jeunesse, à présent jugé comme un sommet d’élitisme fasciste. Or Le Cid, vous ne l'ignorez pas, se prête admirablement aux parodies. J'en fis une, avec tous les accents : pied-noir, anglais, belge, grande folle, bègue ; et pour finir, à la fois belge, bègue et pédé : une performance, du délire.

    Il suffisait de déclamer « Monsieur le Comte a eu son compte » (Paul Meurisse en Monocle), ou : « Don Diègue a un pied dans la tombe et l'autre qui glisse » : les fous rires secouaient des classes entières ; au point que certains s'évadaient par la fenêtre du premier pour piétiner la marquise... Le collège (on disait céheuhesse) s'étageait le long d'une pente. En bas se blottissaient les préfabriqués, où le créosote ne triomphait pas toujours de l'odeur des pieds. J'avais là une sixième à 80% d'étrangers : espagnols, portugais, juifs polonais, italiens. Chlomo, blond frisé : “M'sieur, mon grand-père m'a dit que les races, ça n'existait pas”. Pauvre Chlomo. Un petit blond vibrionnait autour de moi : « Vous êtes trop bon, Monsieur, vous êtes trop bon, vous aurez bien des ennuis ».

    Un seul ne m'aimait pas. Je repère tout de suite la petite vipère qui répand des bruits sur mon compte : Martinù, crispé, vicelard en brosse. Mais les autres m'adoraient. Moi qui faisais en 4e des cours d'éducation sexuelle. Le cours que personne ne veut faire. Chacun rédige sa question, anonyme, sur un petit bout de papier. Pellucci croyait que les règles coulaient à gros bouillons. Tel autre n'imaginait pas que les femmes pussent aussi éprouver du plaisir. Il paraît que si. Les filles,

    plus au courant, feignaient de moins s'intéresser. Elles posaient pourtant leurs questions. Puis nous discutions. « Ne vous étonnez pas si j'ai l'air gêné, si je rougis. » Personne ne m'en a jamais fait l’observation. Ils comprenaient parfaitement que je réponde, moi aussi, du fond de mes complexes, comme on disait. Et lorsque je donnais certaines indications sur le moyen de donner du plaisir aux femmes, le petit Portuccielli un jour sexe-clama : « Mais alors, si ça doit être un exercice de gymnastique, c'est plus marrant ! » La société laissait faire. Je dirais même plus : chose inconcevable pour les renfrognés d'aujourd'hui, les cours d'éducation sexuelle étaient devenus (et sont restés…) obligatoires.

    Je me suis lancé. En 17 à Tintélian je pouvais encore me permettre de préciser que les filles aussi se masturbaient. « Demandez-leur des précisions. » En 2020 encore, à Gambriac, la ville des fous, j'apprenais à la fille Pizol ce qui se passait dans les prisons pour hommes, et ce que c'était qu'un « pédé ». Jamais je ne vis sur un visage une telle détresse : « Mais alors, il y a des hommes qui n'aiment pas les femmes ? » Et de scruter tous les garçons de la classe pour en convertir un. Pour souffrir. Sa vie a basculé. Que veut dire « faire le bien », « faire le mal » ? Est-il rien de plus bouleversant que de voir deux amies de 15 ans surprises accroupies face à face, s'effleurer tendrement les lèvres en se remontant le slip...

    Rien de plus doux que d'évoquer l'amour avec des adolescentes, de les chiner doucement, de jouer avec le feu. J'ai choqué une fois, dix fois elles m'auront aimé.

     

    X

     

    A Buseville en 16 (je vais chevauchant les années) le nommé Pellucci, petit con insolent fasciné par l'autorité ; je lui demande, sur les marches extérieures, où est le cahier de textes ; il me répond “Ben là-haut, vous n'avez qu'à aller le chercher”. Ses camarades et moi-même le dévisageons avec stupéfaction. Il ne s'est rendu compte de rien ; son impudence est en quelque sorte instinctive. Un autre jour : « Désormais, il y aura deux notes pour les versions, et nous calculerons la moyenne : une donnée par moi, l'autre par vos parents, s'ils sont capables d'aligner deux mots de latin. » En ce temps-là ça suffisait pour leur fermer le clapet. Le lendemain, à mon entrée en classe, c'était mon Pellucci qui se dressait le premier, au garde-à-vous, intimant aux autres, du geste et de l'attitude, d'en faire autant (le même était tout excité par la ville soviétique de Kuybychef - « Les couilles du chef ! Les couilles du chef ! ») - ... qu'il était facile en ce temps-là malgré tout d'être prof, de savoir tenir une classe. J'ai su que mes élèves ne se parlaient que de moi quand ils se revoyaient. Où êtes-vous ? ...une dernière fois, qu'ils n'aient pas tous sombré dans le gouffre. Leur faire cours à tous dans l'autre monde. Pote et maître, indigne et rigolo. Mes cours manquaient d'orthodoxie. Auditoires restreints, mais si fervents... Comment aurais-je pensé à me lancer dans le monde pourri de l'édition ? il ne peut d’ailleurs s’en tirer autrement.

    Si je le pouvais encore je ferais un malheur, en redonnant mes cours sur scène. Parodiques. Ils étaient tous parodiques. Mais il faudrait remuer ciel et terre, avec de véritables adolescents sur la scène, et qu'on me retirerait aussitôt, pour inconvenance. Pour obscénité.

     

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    Un véritable cours ne se conçoit que dans un jeu de questions et réponses, et transgression. Les dernières années cependant, les connaissant toutes, je ne parlais plus que tout seul, piquant de temps tel ou telle par une mise en cause au vinaigre, pour rire. Ils me regardaient. Le point de mire. À présent je ferme ma gueule dans un bureau d'édition. Mon espoir est de tenir. J'écris avec mon sang, ma lymphe. Se souvenir aussi d'Aristide, 18 ans en 3! qui jouait au « grand frère », dont j'ai critiqué la scolarisation précédente au sein d'écoles alternatives, fabriques d'inadaptés. Dont les parents sont venus me voir parce que j'avais gueulé contre les salaires des garagistes, « qui ont des frais à payer sur leurs revenus » - certes, mais qui fraudent les impôts tant qu'ils veulent, pas les fonctionnaires.

    «  D'autre part on ne critique pas les éducations différentes » - ben oui.

     

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    Je me souviens de Chardon vautré sur une table devant celle qui se déshabillait au cours d'une partie de strip-poker - « quand est-ce que tu te... » - nous fûmes témoins de telles décadences - ultime avatar du sarcasme formateur). J'étais pris au sérieux. Sauf par moi-même. C'était plus

    commode. Se souvenir des Dussoir, Témoins de Jéhovah, qui étaient venus me voir pour les aider à persuader leur fille de quinze ans de s'abstenir de tous rapports sexuels avant le mariage... Pauvre fille ! « Pour son bien ! » Elle a dû être dans un bel état, sa vie sexuelle.

     

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    Je me souviens une fois de plus de ces contes d'Alphonse Daudet, en 17, en 48 : Les trois messes basses, Le sous-préfet aux champs – ils connaissaient tous le dénouement, le texte était sous leurs yeux, la dernière ligne aussi, celle que l'on cache du tranchant de la main. Mais ils préféraient m'écouter, avec mes poses, mes intonations. Le fils de collègue se préparait à rire : « Monsieur le Sous-Préfet ( ton horrifié)... faisait des vers » - rires, applaudissements nourris. Je ne veux pas faire ici de vanité. Et puis si ; c'est tout ce qui reste. Parlez-moi. Dites-moi que je n'ai pas été inutile. Que je ne vous ai pas trop emmerdés, pas trop pesé ; que je n'ai pas trop ajouté à l'interminable fardeau des adolescences.

    J'ai lu aussi La Mort du Dauphin. Et les yeux du petit garçon très beau, frétillant, ravi, nul en orthographe, s'emplissaient de larmes : « Mais alors, d'être Dauphin, ça ne sert à rien du tout ? » (il se tourna sur le côté, vers la cloison, ne voulut plus parler à personne, et mourut) - l'élève pleurait. J'ai vu cela. Je ne me souviens plus de son nom. Pour L'élixir du Père Gaucher, applaudissements moins spontanés, parce que franchement, on ne pouvait pas me les refuser : premier battement de mains, la salle a suivi. Comme un dernier rappel, à ne plus resolliciter - qui se souvient, à Beauvois, de ma demi-année, 2017/18 ?

    Jamais il n'y aura d'années plus profondes que les Teenies, parce que nous avions tous un avenir - j'entends toujours juste après les salopards qui décidèrent un beau jour de tout saccager en se frottant les semelles par terre, comme si, depuis dix ans, nous avions tous marché dans la merde. Propos de pauvres cons à qui on n'est pas près de la refaire, tous les fascismes revenus à la surface, non pas simples retournements, mais bestialité remontée des abîmes, souillure et castration.

     

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    Ma carrière n'est pas une ligne, mais un ressassement. Nulle différence, âge à part, entre mes rapports humains : 2005-2051. A présent, dans mes cauchemars, je cauchemardise. Il s'agit de cours, dont je n'ai rien préparé. Les élèves sont là, en amphithéâtre, prêts à se dissiper - je les amuse avec des considérations sur la couverture de leur livre. Quand ils repartent, c'est un soulagement. À Gambriac (son château, ses fous) le principal, Gepetto (des noms!) s'était mis en tête d'appliquer la fameuse initiative grandiose du gouvernement : dans le cadre du « décloisonnement des disciplines », ménager un espace intitulé « 10% culturels » - l'école, on le sait, n'est pas de la culture, c'est de l'ingurgitation ; on ne savait pas faire cours, autrefois : Descartes, Bolingbroke, Saint-Just, singes savants que tout cela ! n'est-ce pas !

    Une matinée par semaine (cela dura deux mois) nous avons réparti les classes autrement, sans distinction de niveau ni d'effectifs, pour leur apprendre d'autres choses autrement. Ce fut la plus gigantesque pagaïe que nous ayons jamais vue. Personne ne s'est retrouvé avec le groupe souhaité. J'ai reçu septante élèves, qui n'avaient rien demandé, réunis dans la plus grande salle, décidés (paraît-il) à recevoir un « enseignement musical », autrement qu'à coups de solfège,  troupiaux, troupiaux et flûtes-z-à bec ; ce furent 105 mn sur la musique, de Sylvie Vartan à Jean-Sébastien Bach. En passant par Aznavour, le rock, le pop, le jazz, Pierre Henry, Stravinsky, Debussy – au bout d'une heure trois quarts soixante-dix élèves écoutant Haydn et Mozart dans un silence religieux...

    Le cours dont je suis de loin le plus fier. Mon plus beau. Mon chef-d'œuvre. La collègue d'espagnol complètement dépassée – ne s'y connaissant même pas en musique espagnole, jota, fandango... Me rappeler aussi ce désamorçage d'une classe entière (“Bande de petits sadiques ! ») qui exécutait cruellement, dans la salle voisine, une pionne ; je la sentais progressivement perdre pied, se noyer, à travers la cloison. Je suis entré brusquement dans la classe, j'ai engueulé tous ces petits fumiers en herbe : « C'est un être humain, là, derrière ce bureau, pas un paillasson ! Je ne veux plus vous entendre ! » Je me suis tourné vers elle : « Excuse-moi », elle m'a dit : « Merci. » J'ai tellement envie d'avoir fait de bonnes actions dans ma vie.

    Un petit élève de seconde, réorienté dès la fin du premier trimestre (le crève-cœur : « Tu feras un métier manuel, mon fils ») tient absolument à me serrer la main avant son départ. Mon auréole me serre la tête...

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    C'est d'ailleurs ce qui attend tous ces réformateurs de bureau qui n'ont jamais, je ne le répéterai jamais assez, jamais mis les pieds dans le cambouis et qui prônent l'abolition des redoublements : l'orientation prématurée de tous leurs petits protégés démagogiques ; car ne vous y trompez pas : jamais nul soutien scolaire n'a démontré la moindre efficacité. Bien moins encore que ce redoublement, deuxième chance que vous vous obstinez à refuser. Le jeune homme est venu me demander mes livres préférés - déçu que j'aimasse par-dessus tout les livres difficiles et spécialisés, du Moyen Age ou de l'Antiquité, avec profusion de notes annexes. Il attendait de moi une bibliothèque, des conseils de lecture...

    Je lui ai conseillé Martin Eden, de Jack London. Ce n’est pas si mal. Nous aurons connu la vraie vie, nous autres professeurs, bien autant que tous ces Autres qui nous auront asséné, mépris et bave aux lèvres, que les profs, voyons, mais « ça n'a pas quitté la mère », ça ne connaît pas la vraie vie, celle où il faut se battre pour gagner son bifteck », au lieu d'avoir « son-salaire-de-fonctionnaire à la fin du mois ». C'est quoi « la vraie vie », tas de fauves au rabais ? ...se casser la gueule à coups de râteaux dans votre bac à sable ? Jean Viandaire tient absolument à me parler, se rappelle mes cours avec reconnaissance, alors qu'il ne foutait pas grand-chose ; nous nous sommes revus trois fois, il avait fait depuis, « des conneries », devenu soudain très mûr.

    Ce que j'ai bien pu leur transmettre ? Est-ce à moi de fournir la réponse ? Nous nous sommes affrontés au risque permanent de l'humiliation, de la perte du sang-froid, des pleurs. Risque du contact humain. (« Ça ne vous fait rien de revenir dans ma classe alors que je vous ai donné une baffe l'année dernière ? - Non M'sieur : avec vous au moins c'est plus humain. - Main sur la gueule ? ») Tout professeur tire en permanence des feux d'artifice dans des caves.

    Pourtant qui ne se souvient d'eux ? Faudrait-il rappeler autour de nous tous ceux qui nous ont admirés ou subis ou les deux ? Je dois me souvenir sans cesse du mot de Thomas Bastonneau : « Vous êtes un prof pour bons élèves. Il en faut, mais vous ne savez pas expliquer. » J'ai ici rappelé 392 élèves, sur près de 3000.

     

     

     

     

     

  • GARDIEN STAGIAIRE

     

     

    C O L L I G N O N

     

    G A R D I E N S T A G I A I R E

     

    À Enki Bilal, auteur de «Bunker Palace Hotel »

     

     

    Radôme : (de »radar » et « dôme » : Voûte transparente à énergie électromagnétique, destiné à protéger une antenne de télécommunication contre les intempéries

     

    Le radôme fut construit pour protéger l’une des premières antennes de télécommunications par satellite. La première liaison fut effectuée le 9 juin 1961. Inutile aujourd’hui de recourir à cette énorme sphère blanche : des antennes paraboliques sont implantées sur le plateau d’Hermès où je vis. Mais le radôme a subsisté ; nous l’avons adopté malgré nos résistances. Il est à lui tout seul un paysage, on y projette des éruptions, des cosmologies. Son globe contiendrait l’Arc de Triomphe. On vend des chocolats-radômes, tout blancs, dans les pâtisseries. Au début, c’est vrai : la population protestait. À présent le pénitencier fait vivre toute la lande d’Arbor, et les confiseries à la gnôle, à la crème ou creuses, consolident les soldes sans éclat des gardes.

    Plus loin au-delà des clôtures du lac de barrage (ça n’a aucun rapport), le soleil est glacé sur les rocs, une permanente criaillerie d’oiseaux prédateurs. En fin de journée ça devient intenable. Le STAGIAIRE a grimpé le fin sentier juste distinct dans l’herbe, et levant les yeux voit au-dessus de lui la sphère surplombante, immaculée, désormais carcérale, du radôme converti : non plus « capteur d’infini » mais signe et repère d’enfermement. Œuf surprise, bombant ses casemates, guettes et logements de gardes, tandis qu’en contrebas disséminés parmi les buissons plats s’étendent les préfabriqués (écoles, un peu de tout, à racheter). Ici s’abolissent toutes perspectives, il a rejoint ses obscurs collègues, battant la semelle sur la neige rase.

    Mains dans les poches, bonnets noirs et cache-cols. Ils toussent, pleins de gnôle ou sans ; toux grasses, ou sèches, ou caverneuses ; enchaînés dirait-on par plaques de cinq ou six… Juste émergé des brouillards du chemin, j’ignore encore (car c’est moi) ce que je dois faire, mais je sais que je n’y ferai. Belle et nouvelle contrée. Granit, habitants fiers dit la notice (maquis décimés, combats d’Hercos en 44 et fusillade de St-Dours dite erreur d’épuration ou Massacre de la noce, ni documents ni preuves, ola ènndaksi, « tout est en ordre ». La Centrale est pleine et les gardiens aussi, et pas au chocolat-liqueur. Frappant le sol à 7h25 parlant de la guerre. Mobilisés sur poste « on ne va pas se faire poignarder dans le dos ». Je vous fais visiter la prison maintenant que je connais : dans la boule blanche, les salles de conférences. Projections vidéo et tout. Les miradors tout autour, décor, bidon, jamais personne dessus. Sinon comme partout ailleurs, Bretagne, Limoges, Krougne-en-Bèze. En tout cas c’est mixte. Enfin c’était : tout le monde bien surveillé, séparé, brimé, les femmes en haut sous la boule, les hommes en bas sur la pente. C’est dur pour les hommes. « Au moins les hommes vous foutent la paix » - les femmes s’arrangent toujours. Pas d’évasions, pas de jonctions, ni en montant, ni en redescendant – vous voyez ça d’ici, baiser dans les cellules ? des cellules reproductrices ? celle-là je l’ai répétée à tout le monde, c’est comme ça que j’ai failli être populaire, puis on m’a remballé « tu fais chier t’es pas là pour rigoler » - Là : CENTRE DE RÉÉDUCATION FERMÉ D’HEMNÈS (CRÉFEM) en tout cas c’est mal chauffé.

    Pour punir un peu, pour que ce soit bien rude, roboratif, rééducatif – rappel question mixité : seulement dans les ateliers. Autrement chacun chez soi, en haut, en bas, verrous, alarmes. Effectivement des viols. Enfin : un viol ; trois jours après, les gonzesses envoyaient une expédition punitive, elles en ont chopé un au hasard la copine aussi elle a morflé par hasard elles ont coupé les couilles et le reste on entendait le mec gueuler, elles ont rapporté le paquet sur un plateau dans leur quartier, ça hurlait de joie elles se sont gouinées toute la nuit, y a pas eu un gardien pour bouger – depuis plus de viols, terminé, basta – méfiance, abstinence, mais je n’y crois pas : il doit bien y avoir des ponts, des tunnels ? ...la chaufferie par exemple, en évitant les gaines avariées…

    Toujours les nonnes qui fabriquent des cierges, toujours les moines le fromage ou la gnôle. Icion ne fabrique rien. Juste des bricoles, des exercices pour reconstruire l’esprit. Je viens d’arriver je ne me mêle trop de rien, on m’a nommé là, maintenant que je n’y suis plus, c’est juste pour vous faire visiter la prison. D’abord expliquer comment j’ai abouti là. Devant la prison. Moi je suis de Ripoll, vous savez, la Catalogne, tout en bas (son cloître, son monastère) (le Centre Fermé, en France, vous ne le trouverez pas sur la carte ; mais les deux pays travaillent la mano en la mano.

    Et précisément ce jour-là, où on n’attend plus que moi, grève à la RENFA (Red naciolan de los Ferrocarriles Españoles, - ¡Todos en lucha! - bien bloqués, les trains, pour des points de carrière ou Dieu sait quels aménagements d’horaires - “sans faute au Centre le (tant) à 7h 20” en grand sur la falaise. Je n’aijamais fait de rencontres.”Ma vie en fut qu’une successions de rencontres” - tu parles ! une succession de rendez-vousarrachés de haute main ! “J’ai eu de la chance” bien planifiée, la chance ! À d’autres ! ¡ cuentaselo a tu abuela ! Juste le 6 novembre j’ai croisé un Portugais, motard, on en s’est plus revus, vous pensez… Il s’arrête place de la Gare pour me demander sa route en portugais (de toute façon, si tu ne parles pas le caralan on t’envoie chier), je lui ressors trois quatre expressions 

    VACHE, émilie,jospin

    d’Assimil on commence à parler, il me prend en croupe et ça tourne et ça vire, l’un portant l’autre sur la Nacional cien cincuenta y dos, falaise à droite, à pic à gauche.

    La physique moi je n’y crois pas. Non plus. Le coup de la “force centrifuge” ou “ pète” à moto, bidon. Que les avions tiennent en l’air si ça leur chante ; un jour on finira bien par s’en apercevoir, que c’est bidon, ce jourlà les zincs se casseront la gueule avec des mecs dedans et le bon sens sera enfin rétabli. Je reste raide sur la selle comme un cierge, la Bugazzi à 30° tout ce que je vois c’est qu’à me laisser pencher dans l’axe comme il n’arrête pas de hurler on va se viander comme deux ronds de flan deixe-se ir ! qu’il me gueule “laisse-toi aller !” - c’est quoi exactement “se laisser aller” ? Trois camions à la file nous dévalent dessus, les baraques en contrebas 3 – 400 m au fond à gauche, et partout : COTO DE CAZA – COTO DE CAZA – qu’est-ce qu’on peut bien chasser là-dessus, ça monte, ça tord, le trou à gauche encore heureux falaise à droite je bande sur son dos c’est réflexe, il me dit “ma gonzesse est comme toi, plus je me penche plus elle est raide on va se tuer qu’elle dit” je braille “Elle a raison”, le vent pleine poire, le Portos ferme sa gueule.

    Moi c’est l’ordre, que j’aime. La logique. Ni la physique, ni les maths, ce défi au bon sens (moins par moins donne plus et autres balivernes - pas besoin de ça pour « faire gardien », reçu 100e et dernier sur 330). Le motard freine en plein lacet : là-bas c’est son village, au bout du zigzag blanc qui plonge dans le crépuscule : « Demain faudra que je tronçonne de l’autre côté » - je m’aperçois que j’avais sa tronçonneuse au cul attachée de biais – ce qui tombe ici ne remonte pas dit-il. Ce sont des amis qui le logent. Je dois attendre ici pour l’autobus du soir, « un peu plus haut dans le virage ». Il commence sa descente frein moteur à bloc (plus le moteur tourne, plus ça freine…) - puis je me recule sous le surplomb, et à mi-gouffre au fond je vois son gros œil qui s’allume plein phare – à gauche, à droite, de plus en plus mince et profond.

    J’ai attendu le bus 40 minutes, c’est long, quand la nuit remonte vous lécher les pieds – il ne s’est arrêté que pour moi - « vous n’avez pas vu le panneau ? » - 10m² de gravier cinquante mètres plus haut, je ne pouvais pas le savoir. La route se creuse, quatre vieilles sur les banquettes de flanc se grognent des conneries de vieilles en sautant dans la ferraille. Je me lève, me rassois, titube d’un bras de fauteuil à l’autre en me donnant des airs de vomir et me laisse tomber sur le siège défoncé derrière le chauffeur. Les vieilles coriaces me remarquent à peine. J’entends dans les cris de tôle que

    les hommes ça ne vit pas vieux, que ça ne tient pas la route - 70Km/h en montée – faudrait arriver pour la soupe qu’est-ce qu’il fout il se traîne ¡ se está arrastrando ! je dégueule DÉFENSE DE PARLER AU CHAUFFEUR – SE PROHÍBE DE HABLAR CON EL CONDUCTOR – je me retourne en m’essuyant les lèvres « Quand est-ce qu’on arrive à Hemmes » - je prononce [émèss] – et la vieille en noir la plus proche me demande quelle langue parlez-vous à la fin c’est un sabir d’espagnol et de catalan, mâtiné d’italo-galicien car je ne connais pas de langue à proprement parler, juste quelques fragments de dialectes pour épater la galerie – para impresionar a la galería.

    Mon motard mousquetaire sera demain matin sur l’autre versant à tronçonner ses arbres. J’ai replacé ma main sur mon estomac, refait le geste de boire, elles m’ont toutes regardé en haussant les épaules et le car virait toujours – c’est un clown / es un original riz safran crevettes y más de gambas ma vieille me fait une proposition : tengo une habitación para alquilar – chambre à louer : micro-ondes plaques électriques mini-four cafetière lava et sèche-linge, vaisselles et ustensiles – génial je dis es genial ce n’est pas très idiomatique. Son prix me convient, elle ne parle plus recroquevillée sur son loyer calculé au plus juste gagnant/gagnant meilleur rapport qualité prix « Cherche étudiant type européen posé, aisé, visites non admises ». « Il ne faudra pas faire de bruit j’habite avec ma sœur vous serez juste au-dessus de chez nous » ça promet.

    J’espère baiser les deux sœurs on m’a déjà fait le coup (la mère, la fille effacée chat coupé vieilles peaux tavelées) mais je n’escompte rien ne rien calculer, juste le tant par mois.Mon motocycliste à cette heure-ci mange du riz andalúz avant d’aller au lit la tronçonneuse dans l’allée le nez dans l’oreiller chacun son métier y las vacas ( ¿ estarán bien custodiadas ? ) - « seront bien gardées » - ça m’étonnerait – surtout les espagnoles. Je ne reverrai plus la tronçonneuse. La logeuse apprécie mon métier, mes revenus, la garantie de l’ordre public. « Dames 65 ans réputation intacte ch. Messieurs âge en rapport p[as] s[érieux] s [‘] a[bstenir] » - où dormir ? Pas d’hôtel à Hemmes, je devrais me couper les cheveux (brushing, extension, coloration) – j’oublie tout c’est ma vie qui s’avance GARDIEN STAGIAIRE.

    La vieille et moi descendons mon bagage entre les jambes à l’entrée du plateau. L’autocar ferraillant disparaît tout gonflé de veuves avec deux gouttes de sang arrière dans le brouillard cochon castré qui se carapate après le coup de bistouc. Ma vieille en noir trace devant elle un huit horizontal en énumérant des lieux-dits chuintants correspondant à un itinéraire. L’autocar public repasse à vide sans s’arrêter. Il repasse mi-plein pour charger ici. C’est absurde. Épuisant. Je m’en fous. Elle se tait, passe devant, quatre cents mètres dans la brume et voici la maison très étroite avec son réverbère tremblant et son sapin qui pique la lune au ciel par là-dessus. « Le sapin donne juste à votre étage ça fera moins seul ».

    C’est la sœur qui m’ouvre avec son doigt crochu, me scrute jusqu’aux tifs et tourne le dos pour se recaler dans le fauteuil pelé, même voix même accent : pas de jeunes filles, pas de bordel (¡ no ruido ! ¡ no batahP ola!)- ni vacarme, « et vous ferez attention de ne pas faire craquer le parquet » - ici : pas d’hôtel ; c’est les vieilles, ou le trottoir. Les sœurs Bandini. Des Corses en Catalogne, on aura tout vu – pas de crucifix dans l’escalier, toujours ça. Sitôt que j’ai fait trois pas pied nu sur faux plafond, j’entends râler comme si j’y étais il fait exprès je ne respire plus je n’écris plus ça fait du bruit sans desserrer les dents pas une miette à terre et pisse en biais sans tirer la chasse et me couche à 9h45.

    Deux ampoules 40watts, l’une au plafond l’autre au chevet des occasions comme ça on les regrette toute sa vie – faudra vous couper les cheveux je me recoiffe raie au centre tifs tirés rien envie d’autre avec la main. Le lendemain service de première nuit c’est dortoir avec tente au milieu, ciel-de-lit courtines, le pion qu’on voit se déshabiller (c’est moi) en ombre chinoise, 10h 10 couvre-feu ; je me suis assis bien innocent au petit bureau sous tente, relu le règlement , dix minutes de Schiller dans le texte, déloquage raide sans « ralenti strip-tease » - oublié d’éteindre la lampe merde et merde. Partout autour de moi de grands corps sales virils. À ma gauche calme plat, six lits à droite que j’entends tirer à touche-touche en d’effroyables grincements j’aimerais penser que c’est autre chose non c’est bien ça, le rythme est bon, jeune et vigoureux façon couilles rabattues c’est mieux côté filles je le jure je le jure – intervenir ? prendre des risques ça me la ratatine,les têtes de lit qui cogne au mur comme des bélier ça béline ferme.

    J’aimerais les rejoindre. Mes larmes montent. La pire destructuration consiste à se persuader qu’on pense autre chose que ce qu’on pense. La psychanalyse je me le récite en boucle consiste à ne pas voir ce qui existe et à voir ce qui n’existe pas. Je te transformerai dit l’amante – à une femme jamais je n’eus l’impression de donner quoi que ce soit.

    La femme part si loin si haut que tu le vois bien, qu’elle est seule. Que tu es seul. L’homme est avec toi. En toi. La femme se sert de toi pour rester seule. Sous ma tente j’ai pleuré sans vraiment savoir pourquoi. Les prisonniers avaient de la chance, les filles, là-bas, de même, par-delà trois salles et six cloisons. Ne pas s’attendrir. Ne pas s’aigrir. Depuis toujours je m’abandonne aux deux. Ce soir je m’endors à l‘horizontale, dans un coin de drap, gorge stricte. J’ignore ce qui coule sur mon visage – cruelle nature. Dans huit semaines mes gars vogueront au large de Valdivia (Republica Argentina)- « la rééducation par la marine en bois », pas de femme à bord, couplets gueulés dans la tempête, pureté du large, loin d’ici, qui est Galère en pleine terre.

    Ils escaladeront les mâts et s’enculeront dans les hamacs, en quête d’équilibre.

    La nuit qui suit j’explore la cour intérieure de l’établissement, quatre étages aveugles au-dessus de moi. J’ouvre la porte de la chapelle désaffectée avec mon passe – tandis que sous la lune dans mon dos mes prisonniers rapprochent à grand fracas leurs putains de lits dans leur putain de dortoir. Je referme sur moi le battant du portail. En rêve à l’harmonium à l’angle du transept où rôde l’écho des ogives : tremblant d’être découvert, viré, tout autour de moi la pierre s’emplit d’harmonie comme un grand ventricule. Lorsque tout est fini je gagne au jugé la porte de la sacristie, en vérité Dieu m’agrippe l’épaule, mon dos se pourrit d’horreur, mon cri bute en fond de gorge, ni le rêve ni Dieu ne s’achèvent jamais.

    Je ne me souviens plus si dans le rêve je fermais ou non les portes en prévision d’une retraite stratégique – jamais je ne l’ai poursuivi au point où me voici ce soir, bien éveillé, avant le dénouement : une ouverture dans le mur du fond donne sur la sacristie aux grandes penderies où bâillent les aubes empesées, sans têtes, surmontées d’impostes pâles et rectangulaires – je pousse d’autres portes dans bien d’autres pièces, poussé dans le dos par le vide. Je vois dans celle-ci des amas de tissus froissés. J’entends de loin une conversation très floue de femmes, et dans l’ultime salle où je me suis glissé ce sont distinctement les sœurs juste derrière cette porte devant moi, dont l’ouverture inopinée au moindre froissement de ma part me piégerait en vêtements de nuit – les sœurs, ce soir, ont oublié de s’enfermer, négligé leur clôture, dont j’ai abusé, compromis, engoncé comme je suis dans leurs murs, en possibilité de tout subir en mes humiliations. Sœurs qui s’entretiennent de lessives ou d’oraisons, parlant comme on prie, en ces lieux où nulle ne s’exprime que ce ne soit qu’en Dieu. Prenez pitié de moi tandis que je décrois, frémissant de m’être imaginé Dieu sait quelle débauche de ces femmes posées sereines au cœur des nuits, sans plus de séparation que cette mince porte d’enfer ; et quatre pièces à retraverser vides dans mon dos, je me paralyse, hagard, priant.

    Je me souviens d’avoir franchi à reculons portes et vantaux jusqu’à cette chapelle obscure que j’ai refermée, devant moi, sans un murmure.Le parfum progressif d’encaustique m’eût guidé sans retour, si j’avais poursuivi, jusqu’à cet atelier où frémissait la potence à mèches trempée dans la cire ,le doux écoulement de la louche d’arrosage. Ou bien j’aurais surpris derrière une cloison les chos d’une prise de voile, bouffées d’orgues, versets et répons latins. J’entendis un matin à Civray, dans l’hôtel où je logeai à 6 heures en été, l’ultime gémissement, sourd, guttural et glaçant d’un assouvissement solitaire de fille. Glaçant parce qu’il m’excluait, parce qu’il m’expulsait. La serveuse sortit, svelte, souriante et pure, délicatement penchée sur les plateaux et les sous-plats d’argent, le liséré du slip dessiné sur la peau blanche, les gros doigts pleins de mouille.

    ...Je l’aurais surprise agenouillé baisant sa main tombée répétant je vous aime pour la vie entière je vous aime vivant les paroxysmes de l’agonie puis en elle j’aurais enfoui ma face entière à m’en coller cils et paupières. Nous aurions fui le plus au sud des îles d’Italie jusqu’aux Sporades ? Elle aurait rabattu vers moi toutes les filles Ça n’existe pas ça n’existe pas disent-elles. Prétendent-elles. Nulle douleur plus irrémédiable que de sonder une femme en son point d’origine, seule de nous autres à ne rien désirer que soi-même. Haussé sur la pointe des pieds dans la chambre où j’étais parvenu après l’enfilade des pièces vides, j’aurais aperçu par l’imposte vitrée le vaste dortoir des nonnes, avec le haut dais blanc de la maîtresse interne.

    Mais loin de s’y enfouir comme aurait fait tout homme équilibré, la surveillante se fût livrée avec toutes à ces plaisirs interdits qui font du mâle une absence désirée. Je rapprochai ce songe par la suite, calfeutré dans mon abri, d’un office religieux où les laïcs, tassé en contrebas d’un contrefort en bois, pouvaient apercevoir en profils perdus les rugbystiques Cisterciennes, autant d’échines inclinées au rythme d’une litanie, dont les voix pure avaient submergé de honte mes imaginations morbides. Un visage parfois se détournait vers nous, près ou loin, comme des moutonnements d’écume : les yeux fuyants, malsains, les joues rougeaudes ou blettes déclinant tous les degrés d’un désir indécis étendu à tous, tout homme que j’étais ; jamais en vérité, dans nulle étreinte ou nuls préliminaires, même précis jusqu’à l’exhibition, je n’avais perçu ni authentifier à ce point le désir féminin, d’en être assuré, d’y croire, comme en cette prise de voile – c’en était une en effet, mais hantée. Je me suis vu aussi confiné en quelque sombre arrière-fond de lingerie, sous les coups de bélier de soixante nonnes lubrifiées, chacune ayant prétexte à repasser en lingerie,jusqu’à la Mère Supérieure qui tantôt dans mes délires chevauchait en selle ou ameutait les flics. Risibles blasphèmes où me couvraient les blâmes autant que les cons. Ajouter ces rendez-vous que nos prenions, Sœur Camille et moi, sur ce raidillon encaissé où donnait en douce un portillon de bois. Elle attendait debout près de sa bicyclette, coiffe baissée, et nous nous serrions fort des épaules aux coudes ; souvent je respirais la pulpe de ses doigts, pensant défaillir.

    À présent nos jurys connaissent à nouveau d’affaires ecclésiales et nous aurions risqué très gros. Cette nuit-là, sous la clôture, tout souffrait, je suis revenu sur chacun de mes pas, suffoquant de bonheur. Le lendemain j’eus les verrous tirés, rien d’autre les autres nuits, semblable étourderie ne se présenta plus. Je suis aujourd’hui allongé sous mes draps. À l’autre bout du dortoir d’hommes où jamais les lits ne se sont attirés vers l’autre, un dingue pousse un cri de coq à cinq heures du matin et se prend une godasse en pleine gueule. À six heures vingt tapantes, je me rue le premier aux cuvettes, deux rangs qui se tournent le dos : décrassage dare-dare, bouillante, glacée.

    Huit minutes. Comment font-ils. Je me passe la main sous la braguette en pliant les cuisses, m’inonde le cul du pyjama. Je suis bien le seul. Mon transistor en équilibre sous le miroir, musique arabe à font – mmechoua – solitude Abdelhalim Hafiz. Vol de pantoufles, des belles, des fourrées ; pied nus sur le carrelage trempé – j’espionne les pieds – larron identifié – la nuit suivante à pas de loups passées les enculades je me les récupère – les pantoufles – à 6h 33 le transistor en pleine tempe – il est mort – moi ça va. Toujours dernier de toilette. Ma chambre en ville plus question : le bruit de ma respiration empêche les filles Bacchiotti de dormir ; et l’encaustique de l’escalier me nique les sinus. Les deux vieilles coincent comme des momies – natron, goudron, viscères – je reste en dortoir.

    Claquemuré sous les draps dès 9h30, les pouces aux oreilles – c’est mieux chez les filles, merde, couvent ou pas. Enfant je m’endormais sous les filles qui pissent,  mes veines fendues en long. J’imaginais ça. Autre chose que toutes ces bitailleries d’ados. Ici les défis sont premièrement de se faire accepter par les hommes, secondairement par les filles, je pleure dans le noir en serrant les dents je ne veux pas être homo je refuse je refuse ce rejet qu’elles m’imposent. Il est quatre heures le dingue pousse le cri du coq et se ramasse trois tatanes ça vise mieux. Je vais l’engueuler fou fétal se ratatine sous le drap il rit ou sanglote ici t’es chez les loufs c’est tout ce qu’ils savent me dire les gardes, chez le filles sûr que c’est plus calme.

    Plus beau.

    Les mecs tu leur parles religion ils répondent on n’est pas des pédés.

    La cantine est mixte, la Cheffe grogne comme un ours. Nadia Kovaltchik. Nous mangeons côte à côte au réfectoire annexe. Neige et beau temps, administration, elle aspire sa soupe, parois vertes repeintes à frais ça résonne à mort personne ne lui a donc appris à bouffer proprement et pas la cuiller en travers comme un gosse ? j’en ai mal aux joues tellement ça me crispe la gueule. Après la crème dessert on se lève elle se détache de la ceinture une clef de son trousseau de taulière : « Clef d’atelier – pour toi » - pas trop tôt – Réinsertion Par le Travail – je l’ai suivie deux jours après bâtiment D : les dingues attachés trois par trois quatre à quatre tous laids hommes et femmes assommés sommeillants.

    Du haut des mezzanines la Kovaltchik veille sur tous. Un jour de garde un jour de RPT rien de précis. Verrocchio, Bellini : jamais entendu parler. Leurs yeux vides. Je leur parle comme à tant d’autres. « Recopiez les modèles ! » On me dit que j’ôte la liberté.

    Justement. Ils osent montrer leurs reproductions. Je t’en foutrais de l’expression libre. Maniérisme, Égypte ancienne, Rembrandt. Mes fous qui sourient. Sans quitter sa mezzanine la Kovaltchik les fait chanter. Danser. Toute la chiourme. En rythme et dans les effluves. Voix souple et grave, nasale ; métallique. Leur odeur âcre.

    NOTE DE SERVICE

    détartrage douches – URGENCE – l’hiver est infini, moisissure du gymnase. Kovaltchik, svelte et droite sur la mezzanine, knout à l ‘aisselle, manche en bois de cormier. Éducation, répression ? 1960 dernier cri,  boîte à dingues sauce Pinel (Philippe) « premier à considérer les fous comme de véritables malades. Il créa les premiers asiles. Fondateur de la psychiatrie moderne. D’abord on fournit des planches et des punaises, des pinces. Mais c’est fini. Comme les viols. Les détenus sainement nourris, en abondance. Douche tiède et savon à volonté. Tout le monde signe ses œuvres.

    De leur vrai nom ou d’un autre : des humains traités comme des humains. Une femme, une prisonnière, attire mon attention (Kovaltchik cependant, la gardienne, bouclée, svelte, présentant mieux (malgré la soupe qu’elle aspire) – Salvadora, c’est son nom, moyennement atteinte, grand front, les yeux attendris la mèche relevée.

    Je l’aime si je veux car nul n’est amoureux Seigneur s’il ne veut aimer Burrhus à Néron peut-on libérer Salvadora la direction élude. Je loge à présentBloc Six, murs camouflés kaki (interminable hiver, noir et froid 13° dans la chambre. Les yeux bruns de les collègues trahissent une commune origine. Je suis détenu dans l’éternité. Qui a besoin de moi ? Dans la salle mixte je n’ai d’yeux que pour Salvadora. Sous les plafonniers les déliquescents lisent courbés avec application. Pour peu que deux d’entre eux se rapprochent la Kovaltchik ou moi-même à demi-soulevés de nos sièges leur intimons l’ordre de se taire.

    Si c’est Kovaltchik je reprends la parole après elle. Parmi les punis le plus brun s’appelle Eilath. Les autres gardes que moi – vivent en ménage dans leur cube. Un matin je suis sorti par temps froid. Je guette en ville au droit d’une porte plein cintre, entre la rue de Hemmes et l’ouest. À six heures il fait noir une herse remonte dans l’épaisseur du mur et tout un flot de cyclistes s’écoule, vareuses, casquettes, sacoches sous le cul, Eilath est engagé facteur viré d’ici, ou bien – promu d’office ? je ne suis pas amoureux je dis « mon cœur » comme on dit « dieu » commodité de langue. Si la télé de l’internat salle basse diffuse championnat patinage il memonte deslarmes à voir ces duos si uniment liés si tendrement, si ardemment que tout sépare sexe homosexualités respectives en si exceptionnelles connivences de corps – parcelle à parcelle, au point que la plus infime inadaptation précipite au sol ; relevés sans délai souriant et tournant sous les yeux humectés d’assistance – un tel parallèle assurément recèle plus d’amour que s’ils s’étaient ici unis charnellement La musique recouvre nos souffles homme et femme soudés – sertis – tout autre chose en vérité que poussée-lubrification

    Je déplore l’absence de couples d’un même sexe

    Je ne dors plus ni au dortoir ni chez les sorelle corsicane je n’imagine plus les filles ahanant sous leurs doigts par-delà les cloisons. L’un des stagiaires aime Vincent Van Gogh il se nomme Le Paon chaque soir je remets le cahier des présences Un jour Le Paon se cache dans l’armoire alors on a ri je crains – qu’on me sépare de Salvadora je suis sûr que c’est mieux côté filles.

    Le facteur Eilath apprend le métier ;

    C’est en taxi que j’ai filé.

    Rien de plus émouvant que deux préposés à vélo se suivant roues chuintantes sur les trottoirs instructrice en tête, vareuse et casquette ; Eilath enregistre chaque mètre, numéro à numéro, recoins, détours et caprices du cadastre (voies qui partent àangle droit sans changer de nom, virages à cheval sur deux communes – chiens – résistance des boîtes à lettres. La voix de l’instructrice est professionnelle, tamisée. Affectueuse. Eilath et elle ont repéré ma planque – mon taxi ; ce sera donc Salvadora, elle seule. Le lendemain, plus tôt, mettons au plein de la nuit, j’erre, j’explore : plateau fortifié, pans de murs sournois, solitude.

    Puissance et détresse. Je me suis mis debout de pied en cap, tandis que les cloportes d’internat se lave à pas d’heure à grands coups de bras devant le lavabo glacé, ou dort, ou se branle. Dans la rue noire un chat me suit dans la rue queue droite, je le caresse à chaque pas, comme une canne à ras de sol qui se dérobe ou se frotte – la main sous le ventre : trop familier. Le chat crache. Se dégage et me resuit. Répond à mon appel, Fridtjof Nansen ! - arctique – Fridtjof ! à voix basse et sifflante, jusqu’à six heures où sous le porche surgit la troupe ponctuelle des petits facteurs frissonnant, juchés sur leurs cadres, grelots et sacoches frémissantes, Nansen s’est enfui – Eilath lève une main gantée, je fais le vœu de ne plus l’épier – toujours fixer le détenu dans les yeux – l’esquiver à bon escient – Salvadora l’emporte – je dois me tirer de là.

    Sous prétexte de prime j’obtiens le quart de nuit chez les Enculateurs et parviens à cacher Salvadora D. sous ma tente intérieure, quatre courtines sur quatre tringles juste avant l’entrée en classe. Après nos ruts et nos chaleurs quand les poumons s’apaisent, le silence devient si grand que nos souffles s’étouffent, nous chuchotons et baisons captifs. Célestes. La veille encore nous pensions impossible qu’une femme pût s’accrocher à ma ferraille – jamais nul ou nulle n’aurait couru un si grand risque.

    Faufilée avant l’aube Salvadora D. rejoint Yozef dont le deux roues motorisé ronfle sourdement 710 DL 02 Salvadora en croupe et lui se sautent au bord du Croll sur la berge, Yozef lui apprend l’ukranien d’abord les mots d’amour indispensables et le plié de couverture en dix secondes. Tu ne penses qu’à ça dit-elle sous la glu qui coule jamais elle n’aurait dit ça sous mes quatre rideaux discrets. J’ai mes sources. Il était une fois deux frères, Cléobis et Biton. Leur prêtresse de mère un jour devant se rendre au temple, les deux bœufs d’attelage moururent, ou furent volés. Cléobis et Biton tirent le char sacré très lourd où elle trône, et la prêtresse arrive à l’heure dite. Une déesse alors paraît dans un nuage, prête au « plus beau cadeau convenable aux humains » comme l’a demandé la mère Prophétesse.

    Hécate protectrice des héros (car c’était elle) aussitôt leur accorde la Mort et le Sommeil, sans qu’on puisse jamais découvrir qui meurt ou qui dort. Mieux vaut en effet dit la déesse pour les mortels de n’être jamais né ». La mère en sanglota longtemps de gratitude. Question : « La vie vaut-elle d’être vécue ?» Je fus chargé même stagiaire d’apprécier les commentaires sur une échelle de 1 à 10. Les réponses reflétèrent une profonde superficialité si nous pouvons risquer l’oxymore (c’était à l’internat de Hemmes une durée de libre nostalgie, dans un obscur hiver de cinq mois pleins – cafardage et promiscuité) les détenus-internes répondirent en toute ingénuité. Dans leur langue hésitante ils opposèrent la Foi aux multiples incertitudes – que pouvait-on attendre d’une société gardée de jour et enculée de nuit.

     

     

     

     

     

  • Fleurs, couronnes, etc.

    DERNIER ÉTAT

     

     

    NE PAS OUBLIER QUE STAVROSKI EST DANS LA MAISON DES SŒURS ET AUSSI

    DANS UN PAVILLON VIDE AU FOND DU JARDIN.

    ANNE ET CLAIRE SONT LES PETITES-FILLES DES VIEUX MAZEYROLLES, DONT L’HOMME, (Robert Marqueton) EST COUSIN DE MYRIAM NÉE MAZEYROLLES DONC COUSIN PAR ALLIANCE DE Stary-Jerzy.

     

    FAIRE UN PLAN AU CRAYON DES HABITATIONS.

     

    hhhhhhhhhhhh

     

    À la mort de sa femme, Jerzy ne fut pas accablé de chagrin. Il resta près du corps, assis au niveau des seins, répétant : Ce n’est pas possible. Une sourdine jouait Good bye stranger. Il regarda les murs verts, le corridor pavé, la serpillière en action. Plus loin les chambres d’où proviennent des bouffées de déjections et de désinfectants. Trois étages de couloirs : portes feutrées, salons, pièces imprécises, chuintements caoutchoutés de chariots et grommellements d’aides-soignantes. Sur le lit gisait Myriam en peignoir, tête calée par un coussin de glace. Ses lèvres ont pris l’aspect de fines cordelettes mauves. Le veuf dit : Je ne veux pas rester au Vieillards’Home ».

    - Vous occupez notre meilleure chambre, dit Claire.

    - Pourquoi nous avez-vous séparés ?

    - Son agonie vous aurait troublé.

    - J’aurais troublé l’agonie».

    Claire glisse dans l’ étui ses lunettes fumées. Un vif éclair de monture blesse l’œil sec de Stavroski. - — Claire, je ne veux pas mourir ici. »

    Good bye stranger fait 7mn 26 : claviers, fausset, tierce et sourdine. Quinze août.

    PUTAIN LA GLACE !

    Les cubes s’entrechoquent, cocktail, la tête qu’on replace. La main de Jerzy sur le bras de Claire : « Montez le son ». Les filles le fixent comme un demi-fou. Hope you’ll find your / Paradise – martellements feutrés indissolublement liés au visage de Claire, aux méplats lunaires de son profil

     

    X

    Stavroski et Claire à titre d’Avertissement doivent visiter cinq domiciles.

    2

    Dans le premier vit une vieille fille parcheminée, voix fausse : « Quelque chose à cacher - ...ce n’est pas l’essentiel Stary-Jerzy – dans un logis envahi de bibelots et de napperons blancs rue aux Juifs je vivais heureuse dit-elle j’ai tout fait repeindre et vernir les meubles sa bibliothèque est garnie de romans portugais Saramago Eça de Queiroz « la circulation » dit-elle « des voitures me gênait beaucoup puis je m’y suis faite, à présent l’été je laisse les fenêtres ouvertes et j’avais fleuri la terrasse sur cour…

     

    Première visite

    Une vieille fille parcheminée à voix de fausset quelque chose à cacher Ce n’est rien Stary-Jerzy juste une manie des doigts – dans un logis envahi de bibelots 36 rue Juiverie « j’ai tout fait repeindre, vernir et retapisser » les rayons sont garnis de romans portugais Eça de Queiroz et Saramago « D’abord la circulation dit-elle me gênait beaucoup, puis on se fait à tout, maintenant je laisse la fenêtre ouverte et j’ai fleuri la terrasse sur cour. La femme se lève, sort d’un tiroir une lettre où sa logeuse évoque un gendre au chômage, une fille aux longues études - le document porte en tête “Sommation de Déguerpir”.

    Claire secoue ses boucles blondes : “À présent Mlle M. s’ankylose, comme vous le voyez,dans une pièce meublée d’un lit, d’une table. Plus une chaise, une coiffeuse à deux rangées de lampes nues.

    - Les toilettes se trouvent au fond à droite, précise la locataire ; Claire la dissuade de se soulever “pour montrer”.

    Il ne s’agit pas d’une spoliation, Jerzy ; mais d’une simple application de la loi. Tout propriétaire est en droit de réagir ainsi.”

    Fin du premier avertissement.

    Stary-Jerzy croit tout ce que dit Claire. Sa confiance en claire est inébranlable. Elle a 23 ans, blonde, pommettes écartées. Que pèse une vieille Portugaise rue aux Juifs ?

    Le lendemain, Claire dit à Jerzy :

    « Tu n’aimes pas les femmes seules.

    - Je me comprends » répond-il.

    - Fermez bien votre porte à clé.

    Claire ne se décide pas, entre le « tu » et le « vous ».

     

    Stary-Jerzy digère mal son expulsion programmée.

     

    Deuxième visite

    Chez Léger. Passe devant.”

    Qui est-ce ?. Le battant se referme et se rouvre, derrière sa chaîne. “On ne peut pas loger une personne de plus”. « Pas de migrants ! » ajoute la femme.

    « Service Social » répond Claire.

    Ce qui est faux.

    Pierre a le cheveu crépu et le teint basané d’un quarteron. Menton lourd, 60 ans. Reinette, longiligne, porte une robe blanche de crêpe doublée satin.

    « ...cas sociaux » murmure Claire.

    - Nous avons nous-mêmes bâti cette maison.

    - Chéri, que dis-tu ? c’est toi qui l’a construite.

    - Pour toi, et nos futurs enfants. »

    - Cinq enfants, dit Reinette ; à présent tous mariés. À chaque naissance, Pierre ajoutait une pièce, en longueur. »

    Pierre avoue qu’il n’avait nul permis de construire ; un beau jour, « les hommes de loi sont venus démolir, « tout remettre en l’état ». Maison longue et basse. Murs blancs zébrés de craquelures, où passe le doigt. Pierre est à la retraite. Reinette, en robe de crêpe, n’a jamais ce qui s’appelle travaillé. Propriété hypothéquée. À leur âge, plus rien à attendre, qu’une cellule acceptable au Vieillards’Home : 24m², dont les enfants réglent les loyers. « Ça alors », dit Jerzy, parfaitement indifférent. « Vous verrez, Pani Jerzy ! » Le vieux Jerzy ne sait pas ce qu’il verra. Ils ressortent à deux du pavillon, Jerzy la bouche ouverte, le front patiné de sueur. « Je ne vois rien qui me convienne », dit-il. « Tout est fait pour me distraire de Myriam, empaquetée sous terre. Je n’arrive plus à la revoir.

    - Eh bien Jerzy, restez donc hanté.»

     

    Tierce visite

    Claire tire Jerzy de sa torpeur. Le nouveau locataire en péril, homosexuel dit « Solange », commence sa litanie : « ...privé de logement » -  ...encore ! dit Jerzy - « ...par les agissements de ma femme… »

    - ...Ne me parlez plus des femmes !

    - ...j’ai pwéféwé abandonner ; la procédure de divowce suit son cours » - Claire laisse échapper un tic agacé ; Solange quitte son accent. C’est un ancien bijoutier. Il n’a pu satisfaire son ex-épouse, qui le hait à fond, et l’a dépouille de son capital. Même le matériel, « les outils », elle les a vendus. « À soixante ans... poursuit Solange, il n’a plus pour ressource qu’un dossier d’admission au Vieillards’Home , où lui seront servis trois repas par jour.

    - Il me restait quelques diamants, dit-il. De tout petits diamants. »

    Un jour sur deux, Claire et Stary-Jerzy inspectent les sexagénaires du crû. Les scènes se déroulent à Troyes. Je n’y suis allé qu’une fois.

    « Je croyais que vous seriez triste, Jerzy.

    - Myriam reviendra, répond-il. Demain ou dans mille ans. » Claire se rajuste une mèche. « Ces gens qui doivent me remplacer, dit Jerzy, n’ont pas de personnalité. Je ne peux pas leur ressembler.

    - Qui vous le demande ?

    - Eux-mêmes, ma biche.

    - Ne m’appelez plus jamais « ma biche ». Elle rajuste sa mèche au-dessus des yeux.

     

    À la Quatrième Porte, le locataire se présente : « Eugène Lokinio. - Alphonsine Turc, épouse Lokinio. - J’étais chef de gare, et ivrogne. - Nous avons eu six enfants, je suis une grand-mère incomprise, je bois du Guignolet-Kirsch ».

    Stary-Jerzy demande s’il va falloir aussi s’apitoyer sur ceux-là. Ce n’est pas nécessaire dit Claire. Eugène Lokinio, barbu sec, précise : « Nous avons bu tous nos revenus. Pourtant nos six enfants nous respectaient.

    - Vous les avez détruits, dit Stary-Jerzy, jusqu’à leur quatrième génération à venir.

    Alphonsine s’emporte : « Deux générations suffiront, je suppose ? ». Lèvres pincées ; nez en couteau  : « Nous nous passons de vos sermons. »

     

    EXPULSION MUSCLÉE DES LOKINIO

     

    « Regardez bien, Stary-Jerzy : nous voici, aujourd’hui, tout à côté de chez Myriam. Où vous habitiez tous les deux ! ...autrefois !… À présent deux vieux y habitent, plus vieux que vous. c’est une maison en fond de jardin, derrière une autre maison. Celle de devant est occupée par des quadragénaires.

    - C’est bien jeune, dit Jerzy.

    - Ces jeunes ont engagé une procédure, dit Claire, pour expulser les vieux.

    - On n’expulse pas les vieux , dit Jerzy.

    - Dix-sept ans de séjour ! ...dans le jardin – disons la friche – entre les deux maisons – les vieux ont entassé deux gazinières, quatre batteries hors d’usage, plus d’autres ordures… Ils disent : « Notre fils viendra dégager tout cela par camionnette » mais les voisins quadragénaires, les Acquatinta, ne les croient plus ; ils ont tout fait virer, d’office : les encombrants, les déchets…

    - Mais ces Stary-là, les Mazeyrolles, sont des cousins de Myriam !

    - D’abord, les Acquatinta leur ont doublé le loyer, car ce sont eux, à présent, les propriétaires.

    - ...Myriam avait perdu ses vieux cousins de vue. Ils habitaient tout près de chez nous. Quelle histoire ! quelle histoire !

    - Puis les Acquatinta les ont persécutés ; pour gagner l’extérieur, sur la rue, les vieux Mazeyrolles devaient longer le jardin. Les Acquatinta, pleins de soleil, déjeunent en plein air ; les Mazeyrolles saluent les Acquatinta, les quadragénaires ne répondent pas, ou s’ils le font, c’est d’un air condescendant. Voire excédé.

    - La Marie-Thérèse, c’était la fille de…

    ...elle n’a plus qu’une dent sur le devant. La lippe qui pend. Les cheveux peroxydés. Coquette hideuse.

    - ...ça fait longtemps que je ne l’ai pas vue ! ...si longtemps !

    1. - Son mari s’appelle Jean-Paul. Lourdaud, Trapu, les épaules arquées. Il traîne des pieds.

    - C’est bien lui ! tout à fait lui !...

     

    X

     

    Après chaque visite, Stary-Jerzy et Claire prennent un lait fraise et un diabolo menthe au bar de L’Entrecôte. Ils échangent leurs impressions. Stary-Jerzy est stupéfait. Il se fait tout expliquer, répéter, rétaler. Ces Mazeyrolles l’intriguent. Il se fait désigner leur ancienne adresse sur un plan de ville. Demande combien d’armoires s’entassent dans cette pièce où l’on ne peut plus mettre un pied. S’il est bien vrai qu’ils ne possèdent plus qu’un petit écran de télévision qui fonctionne, juché sur un grand irréparable. « Je parie » dit Stary-Jerzy « qu’ils sont devenus tout à fait sourds en s’engueulent en occitan de Lodève ».

    - C’est exact, Stary-Jerzy ». Claire éclate de rire, montre ses dents et secoue ses boucles jaunes.

    Stary-Jerzy se tourne vers Claire : « Est-ce que les curés parlent encore de la Bible ?

    - Seulement de ce con de Jésus.

    - Insultez-moi, et je porterai ma croix » psalmodie Eugène.

    - Vous entendez ?... trente-cinq ans que ce chef de gare se prend pour un pasteur. Et ça boit… »

     

    Eugène et Alphonsine commencent à se casser la gueule, ils empestent l’alcool dès qu’ils bougent, le Ricard, pour Eugène. Deux infirmiers surgis d’une camionnette les entraînent sans égards. À travers la porte arrière on entend Alphonsine brailler : Où y a Eugène, y a pas de plaisir.

    - Ils n’étaient pas méchants, commente Stary-Jerzy.

    - Détrompez-vous. Ils ont martyrisé leur troisième fils. Battu chaque jour, sans y manquer, sans laisser de traces. Ils lui ont fait porter les vêtements de ses frères aînés. Ils l’ont placé en internat dans la ville même où vivait la famille. Ils se sont opposés à son mariage.

    - Est-ce qu’ils ont bien traité les deux fils aînés ?

    - Oui. Mais ils n’auraient pas dû s’acharner sur le troisième ».

    Claire lui apprend que ces soûlards aux traits secs avaient tout englouti, que la vente à bas prix de leur logement, à supposer qu’ils en trouvent, couvrirait à grand-peine les frais du Vieillards’Home. Stary-Jerzy répond J’aime tes yeux. Il ajoute que sous la peau du visage de Claire, si exactement remplie par le muscle, s’est incarnée toute la vertu du monde.

    - La vertu, Jerzy ?

    - La justice. L’égalité. Le droit. »

    Claire se met à rire, secoue ses boucles.

    Quinte visite.

    « Regardez bien, Stary-Jerzy : nous voici, aujourd’hui, tout à côté de chez Myriam – votre femme ! ...où vous habitiez tous les deux ! ...dans le temps !… deux vieux vivent là, plus vieux que vous encore ! ...en fond de jardin, derrière une autre maison. Celle de devant est occupée par des quadragénaires.

    - C’est bien jeune, dit Jerzy.

    - Ces jeunes ont engagé une procédure, dit Claire, pour expulser leurs vieux.

    - On n’expulse pas les vieux , dit Jerzy.

    - Dix-sept ans de séjour ! ...dans le jardin (la friche…) entre les deux maisons, les vieux entassaient leurs ordures : deux gazinières, quatre batteries déchargées… Ils disent : « Notre Fils viendra dégager tout cela, par camionnette » mais les jeunes – devant eux - les Acquatinta – ne les croient plus. Ils ont tout fait virer, d’office : encombrants, déchets…

    - Mais, ces Stary-là, des Mazeyrolles ! sont cousins de Myriam... Eh bé ! Eh bé !

    - Les vieux Mazeyrolles n’ont pas supporté ce déblayage intempestif.

    - Eh bé ! ...des cousins de Myriam !

    - Les Acquatinta leur ont doublé le loyer. Puis les ont persécutés.

    - Comment cela ?

    - Pour gagner l’extérieur, sur la rue, les Mazeyrolles doivent traverser le jardin. On appelle cela « une servitude ». Les Acquatinta, quadragénaires, pleins de soleil, déjeunent en plein air ; les Mazeyrolles, au passage, saluent humblement les Acquatinta, qui ne répondent pas, ou d’un ton condescendant. Voire excédé.

    - La Marie-Thérèse, c’était la fille de…

    ...elle n’a plus qu’une dent sur le devant. La lèvre qui pend. Les tifs peroxydés. Coquette. Hideuse.

    Son mari s’appelle Jean-Paul. Trapu, lourdaud, voûté. Il traîne des pieds.

    - Tout à fait lui ...

     

    X

     

    Après chaque visite, Stary-Jerzy et Claire prennent un lait fraise et un diabolo menthe au bar de L’Entrecôte. Ils échangent leurs impressions. Stary-Jerzy est stupéfait. Il se fait tout expliquer, répéter, rétale ; ces Mazeyrolles, anciens voisins, l’intriguent particulièrement. Il se fait confirmer leur ancienne adresse sur le plan de ville. Demande combien d’armoires s’entassent dans cette pièce où l’on ne peut plus mettre un pied. S’il est bien vrai qu’ils ne possèdent plus qu’un petit écran de télé qui fonctionne, juché sur un grand irréparable. « Je parie » dit Stary-Jerzy « qu’ils sont devenus tout à fait sourds et s’engueulent en occitan».

    - Exact, Stary-Jerzy ». Claire éclate de rire, secoue ses boucles et montre ses dents

     

    X

     

    Petite prise de bec Jerzy-Claire p. 13 tapuscrit.

     

    - Comment va Pépère aujourd’hui ? Il a fait un gros crotton le pépère ? il veut ouvrir les rideaux le pépère ?

    - Faites chier.

    - Pas poli le pépère !

    - Je t’ai vouvoyée ».

    Stary-Jerzy ne supporte pas que la très lointaine cousine de sa femme, Claire Mazeyrolles. use et abuse de la badinerie. Tout se joue dans sa contemplation. Près d’elle seule il ne se sent ni vieux, ni père, ni camarade.

     

     

    Apparition dans le récit de Anne p. 14 du tapuscrit

    Chez les vieux Mazeyrolles, ils retournent, en compagnie d’Anne Mazeyrolles, nouvelle soignante, jeune sœur de Claire. Se marier ne semble dans les projets ni de l’une, ni de l’autre , bien qu’il ne soit plus obligatoire d’adopter le nom de son époux. Les deux sœurs ne se ressemblent pas. La plus jeune aura ies cheveux noirs, des yeux noirs. Un menton, un nez insolents. Claire perdrait-elle ses attraits ?

    Les Mazeyrolles apprennent leur réemménagement

    X

    Les Vieux. Plus vieux que lui. Déclinant leur âge et leur identité. Claire, debout, prend des notes. Anne, en retrait, les toise. Derrière eux, les armoires s’entassent, garnies, bâillantes, toute une vie. Le soleil joue entre les battants. Thérèse Mazeyrolles demande :

    « Il faut trouver un nouveau logement ?

    Jean-Paul :

    « On nous promet un rez-de-chaussée, même rue.

    Au retour, hors de leur présence :

    « Les déplanter, ce sera les tuer » dit Anne.

    X

    - Encore un peu de bouillon, Pépère ? ...Jerzy ! On se promène tout seul dans les couloirs à huit heures trente ? Tout le monde éteint les lumières ! Au lit, on dort ! »

    Stary-Jerzy se fait rabrouer. Mais le règlement n’est plus ce qu’il était. Il n’a pas connu ce temps-là. Il quittera ces lieux. Le ton est à l’humour. Mais le cœur n’y est pas.

     

    X

     

     

    Les deux sœurs, Claire et Anne, occupent en ville une vaste demeure, aux chambres profondes : l’une d’elle est inoccupée, en raison de l’absence d’un frère. Les deux sœurs trouvent le vieux « marrant », « sympa ». Le déménagement se fait dans l’austérité, ou la sobriété. Anne vient en visite, elle boîte bas. Le vieux ne l’avait jamais remarqué à ce point. Mais il ne l’en aime que davantage. C’est une jeune femme droite, avec suffisamment de mystère. Elle s’assoit et ne dit pas grand-chose : « bouche grande, bouche close ». Ce pourrait être un proverbe. - Cela fait dix-sept ans que nous vivons ici, disait Marie-Thérèse Mazeyrolles. Anne s’éloigne.

     Même quand elle marche, on dirait qu’elle danse .

    Les deux soignantes et le vieux couple portent le même nom de famille. Leur lien de parenté reste lointain. Stary-Jerzy éclaircira ce point. Ou non. Jerzy les admire. Laquelle susciterait en lui plus d’amour ? d’admiration ? Il aimerait désirer l’une ou l’autre - il tient jusqu’ici la balance - Jerzy est Sagittaire (vingt-quatre novembre)

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    Le lendemain Anne est reveuet. Elle est plus éloquente. Lorsqu’elle rit, son visage reste lisse. Son débit s’affermit, ou bien se précipite, sans que rien ne puisse le laisser prévoir. « Les Mazeyrolles, dit-elle, vivent à nouveau dans un taudis. Leur papier peint se détache en larges copeaux, comme à leur dernière adresse. Sur la télévision j’ai vu tout un poulet à dégeler. La planche à repasser au milieu du salon.

    De répéter deux ou trois prénoms de femmes sans se lasser. D’éprouver sa plénitude dans le vide. Enfin logé. Dignement. Seul. Et ça sent le foin quand il tourne la clef : laine de verre ou rat coincé, crevé ? Toujours en virée, dehors. La lune sort des nuages sur les murs en sommeil. Il longe la « Maison Usher ». Elle demeure froide. Murée, terrible. Stary-Jerzy titube avec bonheur, doucement d’un trottoir à l’autre sans avoir bu. «  Ma chambre est à moi. Elles me l’ont donné. Une arrière odeur de rats.

     

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    Le lendemain Anne est revenue. Elle s’est montrée plus éloquente. Si elle rit son visage reste lisse. Son débit s’affermit, ou bien se précipite, imprévisible. « Les Mazeyrolles, dit-elle, vivent dans un taudis. Leur papier peint se détache en larges copeaux. Sur la télévision j’ai vu tout un poulet à décongeler. La planche à repasser au milieu du salon.

    « Les déménager n’arrangerait rien ; ils portent leur taudis sur le dos.

    - Vous êtes jeune, répond-il. Pourtant, vous aimez l’ordre.

    - Ce n’est pas incompatible. »

    Anne poursuit :

    « Leur friche sert de dépotoir. J’ai compté quatre grille-pain rouillés, d’autres armoires en plein air, pourries sous la pluie.

    - Ce sont des cousins de Myriam. » Jerzy n’en dit pas plus. Myriam, les vieux Maseyrolles et leurs futures soignantes sont donc apparentés. Lafayette (Madame de) en eût pondu vingt pages. « Nous sommes tous cousins » reprenait Anne.

    - L’âge les a bien amochés, disait Stary-Jerzy : « Jean-Paul et Marie-Thérèse  Mazeyrolles». C’était la mode aux prénoms doubles. La vieille dame avait redoublé de laideur. Anne ajoute que Stary-Jerzy s’en est «mieux tiré » : très peu de rides. À quoi Jerzy répond : « J’ai une vraie tête de porc ». Anne se met à rire, sans plus exposer sa pensée : Claire, dit-elle, ne souhaitait pas les expulser. « Comment ! ...de cette laideur !? ...ils ne payaient pas non plus leur loyer ! - Qu’en savez-vous ? - Ne faites pas l’étonné dit-elle ; nous avons annexé, ces deux-là, racheté le terrain des Acquatinta. - Qui mettez-vous à la place ? » Anne se tait et la sœur aînée ne vient pas.

    Une cloche tinte en cuisine : Oncle René appelle à table. Jerzy se lève pour le réfectoire, il parle volontiers de tout de table en table. Claire n’arrive que pour les pâtes, casque auditif en tête : Good bye stranger aux paroles si poignantes adieu femmes étrangères  l’anglais ne dit rien des sexes perdus - good bye Mary, good by Jane aussitôt quittées que séduites, sur une lancinante mélopée dont les mots nous échappent, lesquels sinon nous rempliraient de larmes) « gruyère pour tout le monde ! ».

    X

    Stary-Jerzy respire encore, deux fois, lentement. Ce bâtiment est vaste et sobre, il n’en connaît plus d’autre, n’en sort plus.Myriam lui fait un souvenir de fond, morte jadis au Vieillards’ Home, ailleurs. Claire et Anne donnent toute liberté, laissant leurs chambres personnelles bien fermées. Jerzy erre pieds nus dans le couloir frais. S’assoit dans son propre salon solitaire, face aux cendres froides de son nouvel âtre. Ses oreilles se libèrent lentement, et sa raison revient à mesure. Il passerait des heures à s’écouter se défriper ainsi la tête et les tympans : « Je devenais fou au Quartier des Hommes ». Il parcourt les revues aux toilettes, s’aventure dans le jardin, jusqu’au prunier ; au fond, derrière la haie, passent les nouvelles ombres des vieux Mazeyrolles : lui, voûté, silencieux – elle édentée, volubile – chez eux naguère, ils défilaient de même, derrière une autre haie ; c’est ainsi que se crée la légende.

    Durant tout le repas commun règne en bout de table la télévision. Stary-Jerzy cache mal sa déception ; au moins peut-il se purifier des anciens miasmes du Home et le soir, de profil, contempler à loisir Anne et Claire, nimbés de marbrures lactées.

    « Nous serons bientôt débarrassés d’eux » : l’une ou l’autre sœur se tourne un café. aussitôt quittées que séduites, sur une lancinante mélopée en La bémol dont la plupart ne comprennent pas les larmes. « Pourquoi passez-vous, ajoute-t-il, votre vie, dit-il encore, à observer des personnes âgées ? ... vous les tuez, dit Jerzy. Claire le regarde avec une intensité amusée.

     

    L’oncle René apporte et remporte les plats sans rien dire : c’est de famille. «Ne vous apitoyez pas, Jerzy », dit Claire à voix basse. L’oncle René approuve de la tête et repart en cuisine. « On a brûlé toutes les armoires au centre du jardin ». Les vieux, baveux, contemplent la mise à feu de leurs boîtes vides. Jerzy les revoit monter dans une minuscule ambulance, courbés et désespérés. Ils auront vécu là 17 ans, derrière les Acquatinta, sans que les deux sœurs en subissent le moindre dommage. Des voisins se sont regroupés. Certains font mine d’avertir les pompiers. Mais les crépitations de meubles enflammés retentissent sur fond de réjouissances : plus loin dans le quartier, une foule de noceurs ivres reprend en hurlant mais c’est la mort qui t’as assassinée Macia – Jerzy revient dans son logis indépendant. « On n’a brûlé que les meubles hors d’usage ».

     

    Les rapports d’oncle René et de sa mère constitueraient un immuable sujet d’étonnement ; nièce Claire et nièce Anne, Jerzy lui-même gendre Mazeyrolles, ne s’étonnent plus de rien. La mère et grand-mère est le type même de la Vieille Dame Charmante. Sa lèvre supérieure est striée. La vieille dame est souvent taciturne. Très stricte sur sa chaise, un peu déjetée sur sa canne et courbée, elle reste inséparable de René, son fils, escogriffe jaune et quadragénaire. Assistant sa mère, il la soutient avec des gestes d’antiquaire. Couvert d’amour et parcheminé.

    Il écarte les obstacles et jusqu’aux pierres. Les personnes, s’il l’osait.

    *

    Le soir où l’on pendit la crémaillère, Jerzy les invita tous. Ils occupèrent le long côté des tables. L’oncle et sa mère se comportèrent sans faiblir, poussant à égalité la nourriture dans leurs gosiers. La vieille dame s’endormit entre deux bouchées. Son fils lui avait passé le pain, ôt les os de la viande, essuyé le coin des lèvres.

    Sans doute Stary-Jerzy aurait-il mieux fait d’usurper la nouvelle maison des MAZEYROLLES, derrière la seconde haie, au lieu de rejoindre si vite le Bunker des deux Sœurs. Claire à sa gauche. Anne à sa droite. Elles ne disent rien. Les autres convives ? Il ne les connaît pas. Il n’est pas ici chez lui. Parfois les sœurs, aux places d’honneur, s’inclinent vers lui, lui tendent un verre, un petit four, un sourire, puis répondent de toute part aux invités qui se pressent. En face de lui, de l‘autre côté du buffet à double accès, deux vieilles droit sorties du Vieillards’, qui déglutissent. Une autre vieille mère, Marie-Thérèse et son vieux fils, raides, vides et le nez pendant. Le reste ad libItum. C’est un défaut de débutant : ne voir autour de soi que des individus sans qualités.

    Jerzy lorgne sur son plat, aussitôt vidé que garni, alors que rien ne le convie à festoyer. Il les quitte, glisse au long de la table à chips, tourne sur les hors-d’œuvres ou mezzé, revient par les quiches. Il se bourre et s’occupe. La vie lui suffit. Ne sont venus que des inconnus. On ne nous dit pas tout. Tout le passé reflue en masse. «Mort de Myriam ». N’en peut plus d’observer. Il fait, défait connaissance. Un docteur aux yeux faux bordés de bacon - « l’essentiel chez » un vieux, c’est les jambes ». Stary-Jerzy a repris son circuit. Il revient sur ces deux-là, ses proches parents, disparus jadis des radars. Qui mâchent sans un mot, paupières basses. Le fils guette le pain par-dessous, guette la cuillère, la sauce qu’y a-t-il pour votre service, Mère ? premiers mots du fils.

    Lorsque la vieille Marie-Thérèse plonge morte dans son plat, le nez en avant, le vieil enfant saute sur son siège, retourne la vioque, essuie la sauce, Claire et Anne disent Mon Dieu ce qui ne leur ressemble pas. la tablée jaillit en tous sens, on ne trouve qu’un seul téléphone, René accourt de la cuisine, serre le vieil enfant, son frère ! dans ses bras, l’appelle par son nom Jean-Paul. ...Chacun sait les 3 façons dont s’agitent les convives d’un mort, d’une morte : ceux qui mangent, ceux qui se dressent, ceux qui vomissent. George s’est levé sans précipitation. Il est sorti marcher de long en large dans sa portion de verdure attitrée, devant la haie des Mazeyrolles. Il s’est demandé pourquoi ces deux jeunes soignantes l’ont recueilli.

    Qu’est-ce qui leur a pris. A bien pu leur passer par la tête . Elles acceptent n’importe qui. Cette ivrognesse est venue s’abattre d’un coup… pourquoi la mort le frôle-t-elle sans qu’il s’en émeuve ? Quelles mesures Dieu Créateur, qui n’existe pas, ou tout autrement, a-t-il entreposées dans son âme, derrière sa haie privée ? Quand Jerzy revient s’assoir, le médecin de teint jaune - « Poutzi, Pouzieff » ? - énonce le diagnostic : « Rupture d’anévrisme ».

    Sa voix est nasillarde. Savoir s’il le fait exprès. S’il étudie sa voix sous un casque de retour. Deux infirmiers enlèvent le corps, qui n’a pas encore perdu sa souplesse. Certains invités hurlent encore. Le vieux fils accompagne sa mère à sa dernière demeure, le petit cimetière de l’hôpital. Il ne vivait plus que pour sa mère infirme. Saura-t-il en retrouver une qui boite aussi bien ? « À l’asile, j’étais bien ». Tout s’est passé si vite. Quand l’assemblée s’est dispersée, cercueil et ventre pleins, Jerzy pousse un soupir. Il sort, de nuit, dans les rues désertes. Par ici, des pavillons blancs, gros reflets de bonne carrure.

    Il rentrera bien assez tôt ; possède à présent un domicile honorable c’est bon d’avoir soixante-dix ans marmonne-t-il. De répéter deux ou trois prénoms de femmes sans se lasser. D’éprouver sa plénitude en plein vide. Enfin logé. Dignement. Seul. Et l’odeur de foin quand il tourne la clef : laine de verre ou rat crevé ? La lune est sortie des nuages sur les murs en sommeil. Passe sur la Maison Usher (froide, murée, terrible). Stary-Jerzy titube doucement d’un trottoir à l’autre. Tout est dû aux vieillards. Jusqu’aux anges gardiens. Il se parle seul sur la chaussée, débarrassée d’humains. Si facile de passer pour fou. Stary-Jerzy a trouvé son chez-soi. Son plafond bombé jusqu’au ras du crâne – lattes en pont de navire, étroites et vernies, cognac juste derrière la porte en bois du buffet. Très lourd, venu de la maison du père mort. Vieux meubles, vieux os. 70 années de terreur. Les pleins et des déliés de la vie.

    ...Myriam gagne à être regrettée.… les vieux se guettent en coin. Se jettent des sorts… Myriam n’aura pas traîné – huit jours ? huit ans ? – à croire qu’il n’a rien vécu jusqu’ici. Sa tête décroche. Ces remontées de blocs de sommeil en surface. Tu es paresseux dit Claire.

    Pourquoi ses oreilles, ses yeux qui s’effondrent… quand il s’aperçoit qu’il écrit à Myriam il déchire la lettre il a des absences. Les deux sœurs et Jerzy regardent Le Prussien avec Edmond Beauchamp. L’histoire d’un vieil époux homme qui survit, apparemment indifférent. Les héritiers agglutinés le traitent comme une bûche. Pour l’enterrement de son épouse, comme il marche péniblement, tous les autres le dépassent. Il arrive, seul et bon dernier, sur la tombe. Veux-tu devenir ma femme. Un élan du cœur dense comme un renvoi de malt. Stary-Jerzy : « Si on ne devient pas fou dès le premier choc – on guérit à l’instant.

    «  Voyons Jerzy, étiez-vous amoureux de votre femme ?

    - Non.

    - Pourquoi voulez-vous l’aimer davantage ?

    Il dit :

    - Je me moque d’être apprécié.

    - ...je rêve ! » - Anne bat des mains.

    - Parlez-nous de Myriam, dit Claire.

    Jerzy s’en contrefout. Anne dit «  C’est dommage. Vous auriez pu en pondre deux chapitres. Nous allons vous détacher de vous.

    Tous ces vouvoiements l’indisposent ; ce n’était pas dans leurs conventions

    « Quelles conventions ? dit Anne. Elle regrette déjà de l’avoir accueilli dans « la Maison Mazeyrolles »

    - Mais nous sommes tous des Mazeyrolles. »

    Sur le retour, après séparation, Claire dit : « C’est dommage . Nous ne voulions pas brusquer le dénouement.

    Anne conclut à l’échec. . PAGE 27 SUR PAPIER

    **

     

     

     

    Une conférence à quatre rassemble Claire, Anne, Noël et Stabbs. ...Stary-Jerzy Svarov découvre ce que chacun savait : la liaison, déjà ancienne, de Claire et de Stabbs. Qui est cet homme ? Un petit trou du cul d’Anglais, crépu et maladif, maniéré mais capable de brusques grossièretés. Il parle haut, dans le nez Détache les syllabes. Sa petite taille accroît son côté péremptoire. Il aimait Anne. S’est rabattu sur Claie. Mais tout ne va pas pour le mieux entre Claire et Stabbs.

    Les deux amants s’affrontent, mais rien n’est si grave. Anne, belle-sœur de la main gauche, contemple Stabbs plus souvent qu’il ne faut. La plus jeune est brune, lèvres délicates et paupières fendues. Corps souple et propos fantasques. Stabbs courtise les deux sœurs. Nul ne sait cependant jusqu’où vont « ses audaces », s’il les honore toutes deux, s’ils les déshonore, ou de quelles façons. « Qu’attendons-nous ? » (Stabbs). « Qu’est-ce qu’on attend ? » (Anne).

    Anne et Stabbs ne se cachent plus, et flirtent ouvertement.

    Est arrivé aussi, après sa longue enquête, un certain Noëldieu, qui se prétend fils de Stary-Jerzy et de défunte Myriam ; il se trouve, pour lui, très affecté par la mort de Myriam. Sa taille, déplié, atteindrait les deux mètres. Le nez plus long et la tête basse, dépassant du complet-veston, une voix de tombe. Il ne lui manque plus qu’un chien, s’il ne l’était pas déjà : il les attire dans les rues. Son odeur indispose. Il demande asile et protection, ce qui est impossible. « Suis-je le gardien de ma mère ? » Il pense par livres et par rêves. Il apprend le décès au hasard des raccrocs. Il craint la paralysie, à brève échéance. Il finira cloîtré comme les autres. PAPIER PAGE 29

    Voici le dialogue :

    « Nous ne le jugeons pas sur ses actes...

    - Il ne veut rien faire.

    - ...ni sur ses intentions.

    - Il regrette insuffisamment sa femme.

    - Noël est inconsolable.

    - Qu’en sais-tu ? dit Noël.

    - Claire, pourquoi l’as-tu traîné, de vieux en vieux, d’expulsé en expulsé ?

    - Il aimait les distractions que je donnais. Son fonctionnement m’intéresse.

    - C’est sa maladie.

    - Quelle maladie ?

    Chacun parle de son mieux ; exprime ses sentiments et ses ressentiments.

    Noël se lève, agite son nez de haut en bas : « Ne chassez pas Jerzy. Ne chassez pas Stabbs ».

    - Qui parle de me chasser ? dit Stabbs.

    Noël poursuit sans répondre : « Tout homme devrait être récompensé, juste pour avoir vécu.

    Stabbs répond sans comprendre :

    - Où irait-il ?

    - Dans une boîte à dingues, réplique Anne.

    - ...dans les puanteurs de cantines », poursuit Stabbs. « De pisse… de souvenirs… de mort prochaine… Guettant les premiers tremblements de mains… essentiels ou parkinsoniens… Pour tout spectacle : des grabataires. Des devenus gâteux,morveux. Je suis son fils. Nous sommes tous éveillés, beaux, pleins d’ardeur et d’avenir.

    - On le garde, dit Anne. Il ne dépassera pas la haie, ni en hauteur, ni en largeur.

    - Cependant il dérange, dit Claire.

    Les deux sœurs à présent plaident à fronts renversés, ou intervertis. Stabbs, lui aussi, inverse la vapeur, pour plaire à Claire : « Le spectacle de sa décrépitude doit nous être épargné ». Noël à son tour cède du barrage : « Il se fout de la mort de Myriam. De ma mère. »

    - Je ne l’ai jamais vu manifester, dit Claire, la moindre crainte de la mort » dit Claire.

    - Il se fout de tout ! enchérit Anne.

    - Il acceptera donc l’expulsion, dit Claire.

    Confusion, conclusion.

    X

    De fait, ses mains tremblent. Ses jambes flageolent. Il se mouche bruyamment. Il manque de caractère, à première vue. Il est comme les autres. « Sa femme devait porter la culotte ! » Il se murmure qu’il se laissait battre. Mais tout le monde peut se tromper. Cocufier, c‘est possible. Il ne mérite plus de vivre.

    « Quel désert, dit Stabbs.

    « S’il était là, reprend Claire, nous serions tous à ses pieds ».

    Ils ruminent. Ce débris d’homme leur en impose. Ils se découvrent eux-mêmes très inconstants. Où se tient la scène ? ...autour d’une table basse, dans la partie du bâtiment où Stary-Jerzy, le tremblant, le bubonique, n’a pas accès. Dans une salle de séjour sans tapis, devant l’âtre froid. Le vieillard absent provient d’une première expulsion, celle du Vieillards’ Home. Il échoue ici même, plus près des deux gouvernantes que jamais. Il leur importe plus encore d’être définitivement débarrassées de cette sangsue immortelle. Prélude à tant d’autres.

    L’alcool est indispensable. Une bouteille de cognac, une autre de gin. Au-dessus d’eux court un réseau de poutres torses parfumées de Xylophène, Marque Déposée. Votons.

    Maladroitement, Claire apporte un melon d’homme mort.

    Gauchement, Anne tire d’un tiroir [sic] deux paires d’enveloppes.

    Vainement, chacun dépose en le cachant son bulletin, l’œil rivé sur le voisin. Le vote est NON. Stary-Jerzy exclus par trois voix contre une : celle de Claire. Elle s’est voilée pour clarifier la situation. Pour masquer ses incohérences, elle agite et secoue ses boucles blondes, sans aucun effet sur Stabbs, son ex-amant.

    Elle défait le premier bouton de son corsage. Rien. Tire de son sac à main une lettre :

    Gardez-moi avec vous. La pâleur de vos joues est gage de divinité.

    Stabbs éclate de rire. « Je n’éprouve aucun remords » dit-il « au départ de Stavroski. Ma punition viendra ».

    - Il ne savait rien encore, dit Claire : ma thurne regorge d’ennui..» (le public : « sa thurne » !… - « regorge » !) - lisant la suite : quand vous n’y venez pas ; songez que je suis veuf 

    - Il n’y songe plus lui-même ! dit Anne.

    - Veux-tu l’épouser ? réplique Noël.

    - Qui veut lui annoncer la nouvelle ? demande Stabbs.

    - Toi, dit Anne.

    - ...à quel titre ?

    - Nous en trouverons, reprend Noël. Certains pourtant trouveront un peu fort qu’un Stabbs » - il le toise - « ...se permette d’avoir des visées sur un pavillon sans chauffage, au fond du jardin. Nous irons à tour de rôle annoncer son expulsion. Tout en parlant de choses et d’autres. Le crime de l’Orient-Express.

    - Il sera vite convaincu, dit Claire.

    Pour jouer ce mauvais tour, peu importe qui parle. Il suffira de tirer au sort l’ordre des intervenants.

    Anne demande « pourquoi c’est pas les mecs qui s’y collent ». Anne répond que « les hommes, jusqu’à leur retraite, sont très occupés ».

    - Qu’est-ce qu’il faisait ?

    Pâtissier, tapissier, menuisier. Quelque chose en -ier

    - « Chier » ?

     

     

    x x x x

     

    « Que faites-vous là, Jerzy ?

    - La cuisine. Pour moi, et pour les chats. » Ces derniers n’appartiennent pas à la maison ; ils trouvent des gamelles prêtes, bien disposées.

    Jerzy tient une râpe cylindrique ; il serait étonnants que les félins apprécient le gruyère.

    Claire s’assoit sur une chaise : elle ne peut le sommer de partir tant qu’il se livre à cette activité.

    Il introduit la pâte dans le tambour, la fixe au-dessus par un petit levier, puis tourne la manivelle : il en sort de beaux copeaux blonds, Claire se lisse les cheveux. Dans l’évier la vaisselle forme deux tas : la propre qui sèche, la sale, empilée, sur la gauche.

     

     

    Une goutte tape sur un fond de poêle

    « Vous vous êtes bien habitué, ici.

    Mauvaise entrée en matière.

    - Oui ! (voix volontairement de vieux) - c’est surtout le jardin qui me plaît. »

    Une bande de terre entre deux bords de ciment, qui enserrent un rosier malingre, un hortensia rose et deux aloès. « Il faudra que j’arrache les mauvaises herbes. - Secouez les racines. - Rien à foutre, dit-il en polonais.

    Pousse là aussi un pêcher de deux mètres donnant sept fruits par an, gâtés avant maturité. Plus loin deux appentis en tôle.

    « Vous n’avez pas d’insectes ?

    - J’ai des oiseaux dans la haie, ça croustille. Ce sont des mésanges charbonnières.

    Stary-Jerzy si tu touches mon cul, quel beau prétexte !

    Mais il paye son loyer. Je l’aime bien quand même.

    À ce moment passe un chat sans nom. Il se faufile entre des planches verticales.

    Claire n’aime pas cette palissade. Elle va la démonter, dit-elle, avec Stabbs, « mon ancien».

    - Cette langue n’est pas la vôtre.

    - Je me prends pour Anne...

    -J’en doute. DDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDD

    Sous l’auvent règne un établi pourri, garni de flacons cylindriques bourrés de vis et de boulons. Tous deux visitent ce réduit, Jerzy traîne exprès des pieds, contemple les planches et le chat qui repasse encore. Il ne partira pas. Votre quotidien n’est guère exaltant, Stary-Jerzy ; moi, je travaille.

    - ...Vous visitez les Stary-Expulsés.

    Nous y voilà. Jerzy évoque ses rêves : « Le quotidien, de jour, est morne; le quotidien de nuit peut me passionner. Par exemple : je me trouve dans un vaste établissement aux murs tout blancs. Je passe dans des couloirs, des greniers. De vieilles archives aux portes qui ne ferment plus - le rez-de-chaussée fait hôtel - voulez-vous du café ?

    - ...Vous ne comptez pas un jour sortir d’ici ?

    - « Cadeau repris, cadeau volé ! »

    - Et le monde extérieur ?

    - Un sucre ou deux ?  ...je viens d’arriver, Claire. »

    (...dans ces hôtels, Jerzy est poursuivi ; monte à la course les escaliers. Entrevoit des grands lits défaits. On lui crie : Loyer ! Loyer ! Loyer ! «...j’arrive aux toilettes pour femmes – on secoue les portes ; les toilettes sont un labyrinthe, on aperçoit les chevilles humaines sous les portes, partout des fuites d’eau -

    - Les bibliothèques sont des labyrinthes…

    - ...j’arrive dans un cimetière

    - ...bibliothèques…

    - ...ma tombe n’a pas de nom, juste un cadre de planches de chant dans le sable, qui coule en dessous

    jjjjjjjjjjjjjjjjjjjnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn

    2

    il reconnait, de rêve en rêve, l’entrée du haut, prêt de la route à quatre voies ; l’entrée du bas dans un virage urbain, entre deux gros piliers cannelés – arrivé là dit-il. je ne suis plus poursuivi

    - Je venais vous parler des vieux Mazeyrolles.

    - Les pauvres ?…

    - Vous reprenez du poil de la bête, Stary-Jerzy.

    - ...du moment que je ne suis plus à  l’Asile…

    - Pour eux c’est pire que de mourir, Stary-Jerzy.

    - Arrêtez de m’appeler comme ça.

     

     

    - Nous avons visité dix expulsés. Vous êtes des privilégiés.

    - Je n’entre jamais chez vous sans y être invité. Sans rien vous coûter.

    - Vous ne nous convenez plus.

    - C’est trop brusque.

    - Vous n’avez pas cherché à savoir ce que sont devenus les Stary-Mazeyrolles, vos proches parents ? Deux expulsions en si peu de temps !

    - Ils étaient dégoûtants. Vous m’avez mis à leur place. Nous sommes enfin venus chez vous. Quant aux Lokinio : l’air était irrespirable. En si peu de temps. Le taudis à l’identique. Indécrottables.

    - Et Myriam ? Elle était dégoûtante, Myriam ?

    - ...Vous changez de sujet.

    - C’est votre dureté qui est en cause.

    - Myriam et moi ne nous aimions plus. Dès le Vieillards’Home nous avions cessé toute relation intime ».

    Claire écoute. Elle n’a rien dit mais pouffe ; imagine des scènes.

    - Myriam chez les femmes, et moi chez les hommes. On se donnait rendez-vous aux toilettes, seulement aux toilettes.

    - Pour vous dégoûter l’un de l’autre. Mais ça n’a pas marché.

    - Nous faisions déjà chambre à part autrefois. Le lendemain de notre 55e anniversaire. Mais au Vieillards’Home, nous aurions voulu retrouver notre lit complet.

    - Mais c’est dégueulasse ! s’écrie Claire, qui n’y tient plus.

    - Vous y viendrez, Claire, quand vous aurez goûté du marital.

    - Pourquoi pas,  Jerzy… Parlez-nous seulement des raisons de votre mariage.

    - On ne se marie pas pour des raisons…

    - Je parie que si.

    - Cinquante ans de galère…

    - ...de galère ?! …Jerzy !

    Anne à son tour demande  s’il a des enfants.

    - Les enfants sont la plaie du couple ! » Stary-Jerzy frémit.

    - Cessez de hurler voyons ! Rentrez vos yeux voyons ! Jerzy ! Pani Stavroski ! Vous avez un enfant ! Nous le connaissons ! Noëldieu dit Noël.

    Jerzy grommelle. - Un garçon. Jardinier. Boucher. J’aurais voulu qu’il devienne quelque chose comme ça : bien paisible. Bien gagner sa vie.

    - « Paisible » ?!

    - Pas beaucoup d’impôts.

    - Boucher, «pas d’impôts » ?…

    - Commis boucher [oujenik jejnitchy]

    - Pani Stavroski, qu’est-il devenu, le Fils ?

    - Professeur de littérature américaine à l’Université de Montréal.

    - Eh bien ! Pani Stavroski !

    - Ni bonjour, ni bonsoir ! Les études ! ni femmes ni bistrots ! ni homo.

    Claire éclate de rire.

    - ...un fier-cul ! ...moi aussi,j’ai fait des études ! en français, polonais, anglais !

    - On s’exprimait mieux, de votre temps, monsieur Jerzy.

    - Chez les bourgeois, mademoiselle Claire. Mon père était chef de gare, ivrogne et asthmatique. J’ai six frères et sœurs. J’étais le canard boiteux.

    - Que sont-ils devenus ?

    - Morts ou en retraite.

    - Ce ne sont pas des professions.

    - Il ne faut pas avoir d’enfants.

    - Trop tard.

    * * * * * * * * * * * * * *

     

    Au mois de septembre les deux sœurs ont reçu huit pêches : tavelées, chlorotiques ; arbre rongé par la cloque. Fruits d’arrière-saison, au goût de bergamote. Peau épaisse et veloutée, qui se pèle aisément. Elles remercient. « J’en garde six autres pour moi seul » dit-il. Parviennent à leur tour à maturité les noisettes, qui tombent à terre : le noisetier du voisin passe les branches au-dessus du mur.

    Il ne faiit plus grand-chose, Stary-Jerzy : gratter la terre, ôter les gourmands, déraciner les gerbes d’or en les cognant contre un piquet.

    «...une vie de feignant, dit Claire.

    - ...de nonchalant, reprend Jerzy.

    Il dresse l’escabeau, coupe les rameaux secs.

     

    * * * * * * * * * * * * * *

    Stary-Jerzy possède le privilège de conserver son ancien logis, en fond de jardin. Il s’y rend deux fois par jour. Il conserve là-bas, dans son refuge, une platine ou « enceinte », de grande qualité ; à la demande des deux sœurs et en dépit du froid, il ouvre les fenêtres ; à travers la haie, Claire et Anne, qui ne sont pas frileuses, bénéficient de programmes hors-normes. Elles qui ne connaissent que le soul ou le reggae apprennent Ferré, Tenenbaum dit Ferrat, Manset, soit la floraison des seventeen’s – eighteen’s. Ou encore, la Symphonie celtique, et toute une avalanche de classiques.

    « Il nous ennuie » dit Anne.

    - ...nous instruit », dit Claire.

    Un jour vient où le froid empêche l’ouverture des fenêtres, des chaises longues et des oreilles. Voici quelques répliques réversibles :

    - Il ne reçoit jamais personne.

    - Il est bien calme.

    - Ce n’est pas comme les Mazeyrolles. Qui recevaient d’autres vieux plus vieux qu’eux.

    - Des vieillesses plus dégueulasses…

    - Anne, voyons !

    Il est plus facile d’épier un seul vieux, au rez-de-chaussée, que deux, en fond de jardin.

    Un jour le froid empêche l’ouverture des fenêtres et des chaises longues.

    Stary-Jerzy parle à voix basse – avec Myriam dit Claire.

    « Tout de même… sa mort ne l’a pas rendu fou…

    - Tout le monde parle à sa femme en faisant la poussière.

    Anne émet l’hypothèse que le vieux vit en sursis.

    Elle fait des projets de mariage :

    « Quand je voudrai me promener, il n’exigera pas de conduire. Il ira où je voudrai.

    « Si mon genou me fait mal, il comprendra, et me le frottera du du même onguent que lui.

    «  Jamais de scène : il est en deuil. Il me parlera de ma mère le moins possible, car il est d’une grande délicatesse. Nous irons ensemble à Lencloître. Il jouera de l’orgue à Notre-Dame.

    Claire montre à sa jeune sœur une lettre jadis interceptée : Myriam écrivait La vie avec lui n’est pas de tout repos. Anne a répondu Je suis plus honnête que Mère et toi réunies. Tu es jalouse. Tu introduis ici ce vieux Polak sans même avoir eu le cran de l’expulser totalement de l’ancien pavillon. Mauvais exemple pour tous ; il peut se déclencher d’un jour à l’autre un jeu de chaises musicales incontrôlable. Je veux épouser cet homme.

    - Quand nous étions petites…

    - Nos petits jeux ne suffisent plus.

    - ...Hier soir tu ne t’es pas gênée…

    - ...c’était hier.

    -  Il ne manque pas d’hommes en ville.

    - Plus durs les uns que les autres,

    Claire : « ...avec Jerzy, ce n’est pas la dureté qui est à craindre - va donc le rejoindre».

    Ce jour, Stary-Polak, seul, écoute dans son antre Jean-Sébastien Bach, vitres closes. Les trente pas qui séparent Groszhaus du pavillon entravent les chevilles de Claire. Elle ne sait que faire de ces hommes qui tournent et eollent, et dont le corps pèse si lourd. Vous m’avez bien entendue. Anne veut vous épouser.

    - Mais c’est vous que j’aime ..». Il éclate de rire comme un jeune homme : pourquoi pas avec vous. Il la prend par les mains, la fait assoir à côté de lui. On ne me laisse pas le choix ? Je dois dire merci ?

    - Quelle que soit la femme, Jerzy, soyez réaliste.

    - Il y a trois mois j’étais sur le point d’être expulsé.

    - C’est une autre matière. Pourquoi riez-vous ?

    - Que penserait Myriam ? ...Qui frappe ? »

    C’est Anne, impatiente, anxieuse. Elle parcourt les pièces, celle que Jerzy conserve, de bonne acoustique, et les installations récentes de Stabbs ; les deux messieurs cohabitent à présent sur un pied de respect froid. Anne ferme dans son parcours les portes d’armoires bâillantes. Marque au feutre mauve les plus délabrées. Claire et Jerzy s’interrompent et surveillent ses faits et gestes, anticipant son installation. « Nous viendrons tout débarrasser cet après-midi. - Et Stabbs ? » Claire murmure « qu’il aille se faire foutre ».

     

    * * * * * * * * * * * * * *

     

    « Qu’est-ce que vous nous chantez, Jerzy ? ...on ne vous aurait interné que pour tenir compagnie à votre femme ?

    - Oui, oui…

    - J’ai horreur des sensibleries chez un veuf, dit Anne ; c’est peut-être votre vie commune, après tout, qui a rendu votre femme vulnérable.

    - Peut-être, peut-être ?

    - Et cessez de répéter chacune de vos paroles.

    - Myriam était devenue un vrai sac à larmes. Elle pleurait de pleurer.

    - L’avez-vous aimée au moins ?

    - Je ne m’en souviens plus. C’est Claire que j’aime.

    - Il faudra bien que moi, je vous suffise.

    Elle lui pose un baiser sur le front et détale.

    « Vais-je bander ?  pense Jerzy.

     

    * * * * * * * * * * * * * *

     

    Voici le repas de fiançailles. Il se tient dans le pavillon de Jerzy, qui l’occupe aujourd’hui tout entier. Cela permet de tout mettre au point, au détriment des plats, qu’ils soient engloutis ou jetés à la gueule. Stary-Jerzy en son antre n’a presque plus qu’un buffet brun, avec rosaces sur les portes.

    Première entrée

    Fait son entrée Mme Bove, seule, jeune, tout en rouge. Sa voix perce comme un clairon : « Mes enfants sont à la maison ». « Tant mieux » Claire ajoute que « ça ne fait rien ». Jerzy pense comment, Claire, tu aimes les enfants ? Ce qu’on dit, et ce qu’on pense.  Bove, placez-vous en face du buffet... » - tu en voudrais donc ?  ...vous qui appréciez les beaux meubles…  qui est cette femme que tu vouvoies ? - cesse tes messes basses dit Claire ; tu n’auras pas d’enfants de moi ; et ce buffet digne des Mazeyrolles… - ...il me semble l’avoir toujours eu devant les yeux, dit Jerzy précipitamment, « dès mon enfance.

    - Ta vue baisse ?

    - Mes souvenirs baissent, mieux que moi...

    - Et si vous vous occupiez de moi ? s’exclame Bove. C’est moi, l’invitée… vous permettez que je téléphone ?

    - ...mais comment donc !

    - Claire, je suis chez moi, c’est à moi de l’autoriser.

    - ...tu n’es chez moi qu’autant qu’il me plaira : ton ancien pavillon reste au fond de la friche…

    Stary-Jerzy grommelle sur la facilité d’accès au téléphone d’une parfaite inconnue. « Écoute-moi bien : ce sont tes fiançailles. Si tu t’obstines à faire à mi-voix des commentaires désobligeants…

    - ...je ne suis pas désobligeant…

    - ...ou déplacés…

    - Ce ne sont pas mes amis…

    Bove raccroche et se rapproche :

    « C’est plus facile, dit-elle. Nos enfants sont grands à présent… Nous sommes un peu à l’étroit, au premier ; mais nous pourrons bientôt annexer l’appartement du palier.

    - Rue aux Juifs ? lance Jerzy.

    - ...Quelle intuition ! C’est cela, monsieur Jerzy. J’ai l’air juif ?

    Anne rattrape au vol : Il y en a des rousses, puis c’est l’habituel échange de piques, « vous n’avez pas le nez juif », « qu’est-ce que le nez juif », lubies et bribes obligatoires.. Mrs Bove prend le dé de la conversation : « J’ai repeint les plinthes, le bois des fenêtres ; reverni les meubles.

    « Les meubles ! s’exclame Claire.

    - Toi, lui dit Anne : musique s’il te plaît.

    - Good bye stranger ?

    - Exactly.

    - Mais que se passe-t-il ici? dit Bove ; rajuste sa jupe.

     

    Seconde entrée

    « Anne, c’est à toi – Claire s’absente en cuisine fraîchement repeinte.

    S’introduisent – c’est agaçant – deux masques blancs, « faisant Venise ».

    « Eh bien c’est raté », dit Anne. « Vous portez des capes ? …pas même une épée ?...

    - C’est émouvant tout de même, dit Bove. Moi, je suis émue.

    - C’est que vous n’avez jamais rien vu (tournée vers les masques) vous ne parlerez pas ?

    - Je suis bien sûre, intervient Bove, que vous les reconnaîtriez ; il y en a un grand, et un petit ».

    Le grand masque se dévoile : « Nous n’avons pas été invités »

    C’est Noëldieu. Anne hésite à rire. Jerzy demande ex abrupto à Mrs Bove qui a bien pu l’inviter, elle. « Et l’autre masque » enchaîne Anne, ne peut-être que… - Stabbs ! Je me présente : Stabbs ! »

    Claire revient. Mrs Bove, jouant les superflues, précise à Jerzy que tout bien considéré, elle n’aurait pas dû abandonner ses enfants « là-bas », qu’elle s’est décidée « vite vite », que Claire (à mi-voix) se montre « bien bizarre » en un tel jour - « sans aller jusqu’à dire qu’il faut se méfier d’elle », « mais je ne sais jamais vraiment ce qu’elle veut ; et vous ? » - Stary-Jerzy dans un souffle : moi non plus… Claire s’agite sans but comme une hôtesse qui reçoit, Anne s’exclame sur les faux dominos de Venise, les retourne sur la doublure, les ôte et les suspend, Claire essaye tour à tour les masques. Les replace sur eux, leur ôte à nouveau « ces affreuses larves blanches ». « C’est effrayant » décrète Claire. « Je les confisque. En attendant, servez l’apéritif »/.

    Stary-Jerzy, à voix basse : « Pourquoi sont-ils venus ? même Noëldieu soi-disant mon fils, ne m’aime pas.

    - Et l’autre ?… le British ?

    - Son ami.

    - Pédés ?

    - Non ?

    - Bourrés ?

    - Oui, dit Mistress Bove.

    Stabbs écoute en coin. Il comprend parfaitement le français et le polonais : . « Nous avons bâti de nos mains cette maison où vous êtes ; sans permis de construire. Nous avons tout hypothéqué ».

    Stary-Jerzy, lui-même polonais, pense détecter dans l’accent de Stabbs de lointains accents de Louisiane. « Fausse piste » souffle Bovette. Noëldieu fredonne une assertion proverbiale : « Quand le bâtiment va... » (tout va, tout va). Son fils prend une voix de tante. No comment.Tout le monde se dirige vers le buffet. Stary-Jerzy se trouve un instant seul avec Mrs Bove, qui secoue ses cheveux roux sur son col rouge. Stavroski observe que devant lui, les femmes secouent souvent leurs cheveux ; Bovette, avant de se lever, siffle son fond de Porto. Jerzy aimerait habiter une chambre, sans morte dedans, où rien ne changerait jusqu’à sa mort. C’est le moment que choisit la charmante Lady pour soupirer j’aimerais tellement voyager Jerzy dit c’est cela, passer d’hôtel en hôtel d’une voix sombre, puis tous deux rejoignent le cocktail.

    Fin de la deuxième entrée

    « Que sont devenus les enfants des Noirs ?

    - Tous mariés » grommelle Jerzy.

    - Avez-vous remarqué, fit la rousse, passant d’un sujet à l ‘autre, comment tous nous laissent seuls ?

    - Ils se soûlent à la cuisine.

    - Pourtant je n’éprouve aucun plaisir à rester avec vous.

    - Ni moi, croyez-le bien, Mrs Bove. Je me souviens d’un bijoutier pédé…

    - Parlez donc, monsieur Jerzy – poursuivez vos propos déplacés…

    - ...il s’était fait dépouiller par sa femme. 800 000 francs de biens immobiliers se sont évanouis.

    - Vous n’en aviez aucun souci, en ce temps-là ; vous vouliez une seule chose : entendre parler de votre femme morte. Et vous aviez horreur de l’accent des Antilles.

    - Pourquoi Claire vous a-t-elle confié tout cela ?

    - Votre bijoutier se plaignait sans cesse de ses déboires et mésaventures. Même Claire était fatiguée de lui.

    - Son ancien amant, bijoutier volé, doit demeurer au Vieillards’ Home.

    Mrs Bove éclate de rire : « Où avez-vous pris votre anglais ? Il faut dire Old People’s House. Il est mort, votre bijoutier. C’était le plus encombrant des locataires de Claire.

    - Il a été expulsé, puis mort ? ...Mrs Bove, vous faites l’intéressante avec moi. S’ils nous laissent seuls, c’est pour que nous nous pârlions. Pour nous marier.

    - Mais c’est avec Anne que vous vous fiancez.

    - Vous serez ma maîtresse !

    - Vieil impuissant !… J’ai confié mes enfants à des amis, dans un ,jardin. Ils sont bien couverts. Ils ne risquent pas le rhume. Je ne veux pas vivre avec mes trois fils, plus vous, dans un appartement de trois pièces. Ils sont jeunes. Ils ont tant besoin d’espace !

    - Il me reste quinze ans à vivre. J’ai besoin de TOUT mon espace.

     

    Surviennent les enfants

    « John, Juanita, Soniechka, jouez dans le jardin. » (vers Jerzy : « deux de mes garçons sont des filles » (aux enfants) « restez de ce côté-ci de la haie ; n’arrachez pas la haie ; ne creusez pas de trous dans la pelouse.

    - Claire ! s’écrie Jerzy ; vous voici ! Où étiez-vous tout ce temps ?

    - Nous revenons tous, dit Claire. Sais-tu que le bijoutier est mort ?

    - Tu m’annonces la nouvelle avec le sourire aux lèvres ! il y a longtemps que je le sais.

    - Maman, est-ce qu’il y a de grands jardins après la mort ?

    - Mort, comme Myriam, complète Stary-Jerzy.

    Claire, à Mrs Bove : « Ça lui passera ». Se tournant vers Stary-Jerzy ; « Vous ne nous facilitez pas la tâche aujourd’hui : teigneux, résigné.

    - Pourquoi m’avez-vous abandonné si longtemps pour ces deux masques, mon fils et votre ancien amant, Staabbs et Noëldieu ?. Pourquoi ces enfants libérés dans mes pattes ? Pourquoi ne puis-je pas voir ma fiancée, Anne, ta sœur ? Mrs Bove est charmante – mais pourquoi la lancer sur moi « 

    Faute de mieux, Miss Bove a ri.

    Jerzy l’imite.

    X

    X x

     

    Violents coups de klaxon côté rue. Claire se précipite au pas de charge à travers le jardin, en même temps que Stabbs et Noëldieu disposent à toute vitesse sur la table les charcutailles. Hurlements à l’extérieur, irruption par la porte-fenêtre : Claire tient tête entre deux vieux homme et femme. Stabbs et Noëldieu automatisent leurs gesticulations mortadelles ? mortadelles ? « Qui va nous prendre en charge ? crie le vieux. Il a plein de poil, barbe et moustache, autour de sa bouche ronde. - Mais c’est Eugène ! répond Stary-Jerzy « libéré ? cavalé ? »

    . À partir de là tout le monde s’est mis à crier.

     

    Claire prend Jerzy à part : «Comment peux-tu le reconnaître ? - Je me souviens de tout le monde ». La vieille Alphonsine s’écrie dans le brouhaha qu’ils sont relâchés, sans plus savoir où aller. Réclame de l’alcool, « comme à l’asile – parfaitement ! le personnel nous donnait de l’alcool ! » C’était la prescription pour les intoxiqués. Mais il avait fallu payer le pétrole, et la vieille ne le digérait pas. « C’est un comble », répétait Claire. Ça la calmait. Noëldieu l’invitait ici même, avec son homme Eugène : « Regardez l’heure. On ne peut pas faire autrement » ; Stabbs le Roux, ex-amant, propose plaisamment de les accueillir chez lui. Claire le pousse du coude, il se tait. Oncle René sorti de ses fourneaux l’engueule en sourdine « je t’ai prêté mon pavillon, pas pour y faire venir n’importe quoi.

     

    54 - 29

     

     

    - Ce sont mes amis ! - Quels amis ? » Eugène et Alphonsine se sont tus, bouches bées devant les mortadelles. Claire prend l’oncle par le bras et le ramène bougonnant dans sa cuisine : « Chacun chez soi.

    - C’est ce que je dis » répond René.

    Se mettre à table ne résout rien. Rosette et amuse-gueule. Rôti. Personne ne croit à ce qu’il mange. Eugène et Alphonsine se nourrissent proprement, ne boivent presque rien, oublient leurs griefs comme deux vieux buveurs. Ils verront plus tard où coucher. L’asile est loin derrière eux. Stary-Jerzy leur passe les meilleurs morceaux. Il leur demande s’ils connaissent les Maseyrolles. Eugène rapproche les sourcils, se tord la barbe. Alphonsine déglutit en roulant ses petits yeux.

    « ...Voyons, les cousins de Myriam !

    - Quelle Myriam ?

    - Ma femme ! Celle qui est morte ! »

    - Décrivez-les, ces cousins, annonce Eugène en se curant les dents.

    - ...La vieille n’a qu’une dent, sur le devant. Elle soigne sa chevelure à l’oxygénée vingt volumes. Quand elle gueule ça s’entend. Elle ne parle jamais de la mort.

    - Évidemment dit-il dans sa barbe.

    - Je m’en fous, braille Alphonsine, cette vieille est tout le contraire de moi : brune, piquante, le nez fin…

    - ...qui fut, qui fut, rectifie Eugène.

    - « Qui fut ». Pourquoi voulez-vous nous parler de ces gens ?

    - Ils n’étaient donc pas avec vous ?

    - Où çà ?

    - À l’asile.

    - ...Tu vois, Eugène : le monsieur n’a pas peur des mots ».

    Stary-Jerzy leur confie à l’oreille, même sourde, comment les Mazeyrolles l’ont supplanté, derrière la haie du fond : ils râlaient comme des putois, ils reprenaient leurs sales habitudes de taudis, là, derrière : « Tout mon entretien foutu »… Soudain, précisment, tous sans exception les voient passer en douce, les Mazeyrolles,sortis de leur parcage, à travers toute la salle à manger, haillonneux, graillonneux, longeant subrepticement les dos de fauteuils de table. C’est intolérable.

    TAPUSCRIT 57

    Claire, à gauche, se rengorge dans un contentement inexprimable.Elle vit dans son monde. Elle ressemble à une Vierge dAnnonciation.

    Les Mazeyrolles se crapahutent en boitant vers les pièces du fond.

    « Que veulent-ils ? demande Mrs Bove.

    - S’agiter, s’agiter ! avant disparition prochaine, dit Stabbs la bouche pleine.

    Les Mazeyrolles disparaissent.

    Ils occupent deux pièces encombrée de toutes les armoires qu’ils ont pu posséder ; rien déplacé, rien vendu. Le vieux Mazeyrolles revient seul sur ses pas et bouche toute la porte. Il pèse 100k, il n’a pas ôt son

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    béret. D’une voix sourde et ferme, il précise qu’il est revenu sur ses pas, exprès : il s’est réinstallé, avec sa femme ; la maison du fond sera toujours assez grande ; il a toujours acquitté son loyer, sa part d’eau, de gaz, d’électricité – il mourra d’un coup.

    Il se tourne, redisparaît.

    C’est le moment que choisit Anne, 23 ans, cheveux bruns, teint mat et lèvres rouges, pour s’écrier :

    « J’aimerais un premier rôle ».

    - Ta gueule, dit le vieil Eugène, la bouche pleine (on mange beaucoup pendant les repas).

    Alphonsine lui fait observer ceci : « Tout le monde parle la bouche pleine ici ; ce n’est pas une raison pour t’y mettre ».

    Toute la table insiste en chœur : « Anne, exprime-toi, dis-nous ce que tu as sur le cœur ».

    Anne répond qu’elle est jeune, qu’elle voit trop de vieux à cette table, qu’elle ne veut pas voir défiler

    toute la vieillerie du monde ; « Nous avons le droit et les moyens de virer tous les viocs autant que vous êtes » ( hurlements de rire) - «...de confisquer leurs appartements, et de vous coller tous aux fins fonds de l’asile » (on rit beaucoup moins) – elle ajoute qu’elle était faite pour un destin exceptionnel, avec amour, mystère et respect ; que tout est allé sur la sœur aînée : « Il n’y a ici que des hommes rassis

    É 59

    qui gratteront leurs croûtes sur mon lit de noces ! » (« même si je montrais mon cul, pense-t-elle, personne ne le verrait » ? Le rôti reste dans la gorge de Jerzy. La discussion devient générale et s’embrouille ; par exemple, Jerzy se demande ce qu’il va devenir : « Les vieux veulent me chasser ; or je n’ai que 68 ans – eux, quatre-vingt cinq. Ils sont toujours ici. Jusqu’à la mort. Myriam, de l’au-delà, me les envoie ». Eugène et Alphonsine, qui se sont envoyés tout seuls, dévorent : lèves pincées, nez en couteaux. Eugène porte la barbe, il est chef de gare en retraite, parle comme un pasteur. « Les Mazeyrolles ont occupé, illégalement, une partie de chez moi ». Claire a répondu qu’ils étaient chez eux, et que lui, Jerzy Stavrovski, jouissait d’une faveur… « Nous avons connu les Mazeyrolles, dit Alphonsine entre deux bouchées ; ils menaient un raffut terrible. C’était par-derrière chez nous. »

    - Ils envoyaient leur chèvre brouter entre les voies, dit le chef de gare en lissant sa moustache. Elle a failli faire dérailler le Calais-Bâle.

    - Ils s’introduisaient chez nous, ajoute Alphonsine. La bonne femme soulevait le couvercle des marmites : « Ça sent pas bon, là-dedans. Vous allez manger de ça ? »

    - Ils étaient encore tout jeunes, dans les 55. Ils montaient dans les wagons sans payer. Leur fils a menacé un de mes contrôleurs avec un schlâsse à cran d’arrêt.

    - « Ses » contrôleurs : ça le reprend – pas plus à toi que le reste.

    - Le cran d’arrêt c’est vrai. J’ai balancé le fils sur le ballast. Et le couteau » - il le tire de sa poche - « je l’ai gardé ».

    Un murmure parcourut l’assistance

    - Posez ça, Pépé.

    - On ne me dit pas « Pépé ».

    - D’où tenez-vous ça, dit Mrs Bove, on ne vous l’a pas confisqué à l’asile ?

    - On ne dit pas « asile », dit Jerzy.

    Alphonsine calme ses voisins, se ressert du vin, confirme que les Mazeyrolles ne sont pas des saints, ni personne de leur famille. Myriam non plus, d’ailleurs, n’était pas une sainte. Stary-Jerzy demande pourquoi. Alphonsine s’embrouille, parle d’une rivalité amoureuse, « dans le temps » ; Stary-Jerzy a complètement oublié : « C’est de l’invention ».

    Eugène lui rappelle d’un ton pontifiant que « sous l’Occupation, parfaitement », il avait fourni des listes de réquisitions : tant de bœufs ici, tant de lapins là.

    « Tu confonds avec mon oncle, imbécile, dit Jerzy.Je n’avais que 17 ans.

    - À cet âge-là y en avait qui résistaient.

    - Moi je me cachais.  Et les Mazeyrolles ?

    - Tout ce qu’il y a de plus péainistes, jusqu’au 30 juillet 44.

    Claire : « Eugène, Alphonsine, vous êtes de mauvaises langues. Vous êtes tous vieux, tous du même quartier, avec de la couperose. Je vais tous vous virer de chez moi.

    Alphonsine nasille que les Mazeyrolles y sont bien. Jerzy va leur demander « ce qu’ils pouvaient bien faire, eux, pendant la guerre. Mrs Bove mange. Elle est bien la seule. Anne intervient :

    « Vous arrêtez vos engueulades ? On n’entend que vous, c’est des histoires de vieux, on n’en a plus rien à foutre.

    - Je paye mon loyer.

    - Quel loyer, Stary-Jerzy ? Ça fait trois mois qu’on n’en voit pas la couleur. On ne vous demande rien, notez…

    - Je veux savoir ce qu’ils faisaient sous l’Occupation. Les convois ont bien été transportés par chemin de fer ?

    - J’ai fait de la Résistance, clame Eugène, barbe en bataille. Parfaitement, pour bloquer les départs de trains ». Tout le monde détourne la tête, gêné. Après les avoir favorisés pendant quatre ans.

    - C’est tout ce qu’on a pu faire ! crie Alphonsine, le nez pincé à tout rompre.

    - Vous nous faites chier avec votre guerre ! gueule Anne. Tout le monde se détourne, gêné.

     

    Les Mazeyrolles, énormes, ressortent de leur appartement, titubant sous leur graisse.

    « Qu’est-ce qui se passe ici ? dit la vieille édentée.

    La salle à manger regorge. Toutes les portes intérieures sont ouvertes.

    - Comptez-vous, dit le vieux Mazeyrolles, pas encore mort, béret, des yeux bleus châssieusx.

    - One ! dit Mistress Bove, infoutue de dire « un » en français.

    - Two ! dit Jerzy pour se foutre de sa gueule.

    - Trois ! C’est Claire.

    Anne : « Quatre ! »

    Nicolas : « Cinq! »

    Stabbs : « Six ! »

    On s’arrête là. Sinon on n’en finirait plus. Plus Eugène, plus Alphonsine ! jamais ils ne tiendront tous. L’asile a relâché ses proies.

    «  À Varsovie, nous serions à notre aise ! s’écrie Stabbs ; il regarde en biais Stary-Jerzy, qui dédaigne. Mais le Polack lui souffle : « Vous partez après le dessert, n’est-ce pas ?

    - Il doit à son propriétaire, susurre Claire, trois bons mois de loyer. J’ai mes renseignements. Stabbs n’a rien perdu des commentaires en sous-main. Nicolas Long-Nez : « Il peut loger chez moi ; je ne demande pas grand-chose. - Mais il le demande et l’obtient, murmure Claire. Un grand relent d’homophobie suinte de cette flaque… « Maintenant que ma mère est morte » - Myriam ! - tout est permis ». Claire s’aperçoit qu’il va proférer des énormités. Elle en sort une : « Je suis enceinte ! » Applaudissements. « On ne s’ennuie pas, chez vous » dit Mistress Bove à Stary-Jerzy.

    Le drame se précise. Stabbs disparaît en sursaut, ressurgit avec les desserts. Il est devenu rubicond, Nicolas le fixe avec furie : « Toi ! Toi qui disais que la reproduction est le pire fléau de l’espèce humaine !

    - Je t’explique…

    Anne supplie qu’on cesse de s’expliquer ; sa migraine enfle ; on crève de chaud.

    « Il n’y a rien à expliquer » réplique Nicolas. Il tire trois balles sur son ami qui s’effondre dans les plats de crème. Alphonsine, ravie et malfaisante, se précipite sur le téléphone.

    - Puisque c’est comme ça, dit Claire, je ne le suis plus.

    Eugène et Mazeyrolles, costauds pour leur âge, transportent Stabbs dans une chambre. Il meurt dans la nuit. Claire s’éclipse, pour cacher son indifférence.

    20 août 1991: Nicolas S. arrêté pour meurtre, se rend sans résistance.

    20 février 1992 : déclaré irresponsable au moment des faits, il est transféré à l’hôpital de Cadillac.

     

    « Le patient S. a fait montre d’une bonne volonté exemplaire dans le suivi du traitement proposé. Il s’est toujours comporté avec une grande douceur, serviable, raffiné. Nous envisageons de le faire bénéficier de permissions de 24h.

    Cadillac, le 15 mai 1992

     

    « NICOLAS SGUIERS ? …Regarde-moi bien en face. Tu ne m’as jamais vu. Pourtant je t’attendais. Et si tu me dévisages, ma tête te rappellera quelque chose : la peau rouge, les tifs en pétard, les yeux au fond des trous… rien du tout ? ...allons, petit demi-frère… ?

    - J’ai changé dit Nicolas, beaucoup changé.

    - Lui aussi. Même qu’il est mort.

    - Tu veux que je paye ?

    - Ni argent, ni vengeance – juste curieux

    - Il ne m’as jamais parlé de toi

    - À moi, si. Mon demi-frère à la vie double. Tu ne l’as pas connu. Mais moi je te connais.

    - Je ne me reconnais plus.

    - Un grand calme, qui s’excite d’un seul coup. Il n’a pas de personnalité. Il sème la merde sans crier gare : des farces, des gros repas, puis plus rien. Hétéro. Taré.

    - Je te demande pardon pour ton frère.

    - C’est ce qu’on dit à Cotonou.

    - Pardon ?

    - Rien.

     

    X

     

    Ont commencé trois mois de déménagements incessants. Le demi-frère du mort prend soin de l’assassin. Il met toutes ses relations à son service : nourriture, abri, vêtements.

    Bibatts est lui même un malfrat, rangé des voitures. Il travaille à B., dans une imprimerie. Aux moindres inquiétudes de son protégé, il l’installe dans une autre rue. Bi-B atts possède un bon réseau ; il pourrait repiquer, mais préfère décidément des eaux plus calmes. C’est Nicolas, fils de Jerzy, qui râle. Son long nez, sorti d’on ne sait où, le rend parfaitement reconnaissable. Il ne veut plus passer sa vie dans les couloirs d’asiles. Au milieu de l’été cependant, Nicolas veut revoir sa famille, ses nièces, la maison où il est tombé fou. Bibatts ne le désire pas moins ; pour la forme, il envoie des piques : « Ta mère te manque. La patronne.

    - Je n’aurais jamais dû me confier à toi.

    - Tu n’as pas changé. Mon demi-frère disait - c’est bien toi qui l’as tué, non ? il est à toi, tu le gardes.

    - Je ne l’ai pas fait exprès.

    Bibatts pourrait se fâcher. Il éclate de rire.

     

    X

     

    « C’est le vent » dit Claire.

    Anne dit que c’est Nicolas.

    Nicolas n’est pas venu seul. Avec Bibatts, il enjambe fenêtre du rez-de-chaussée. Il fait nuit, les deuix hommes sont passés par derrière. Bibatts présente pour rire un schlasse. Les filles reculent c’est une blague dit Nicolas juste une blague.

    - Qui est celui-là ?

    - Le demi-frère de Stabbs.

    À l’évocation de son amant, les narines de Claire se pincent. La ressemblance est forte, malgré vingt ans de moins, et sans la moindre distinction. Les répliques sont attendues. Elles s’égrènent comme suit :

    - Vous êtes fous.

    - Nous sommes surveillés ;

    - Ils n’y penseront jamais.

    - C’est trop gros.

    - On vous cachera.

    - Il ne faudra pas sortir.

    - ...Donnez-nous de l’argent monsieur Stabbs…

    - Bibbats ; le Stabbs est mort. Mon demi-frère mort et moi ne sommes pas des assassins. Nicolas est  l’assassin de mon frère. Aux F.D. il se fera nommer « Bériko ».

    - « Fous Dangereux »

    - Nous l’appellerons aussi Bériko reprend Bibbats.

    Quelqu’un : « Pourquoi êtes-vous revenus ici ? »

    Bibbats répond qu’il n’a jamais mis les pieds ici, justement. Il est simplement « curieux de nature ». Anne suppose une « expédition punitive » - Je suis doux comme un agneau réplique Stabbs. Nicolas peut vous le dire. Vous nous accueillerez du mieux que vous pouvez. Ici la place ne manque pas, ni les doubles issues ».

    Tout le monde s’assoit, tout le monde discute (« c’est le genre de la maison » dit Anne). Nicolas, calmé, demande à voir Jerzy, qu’il pense être son père. On lui répond qu’il dort , que les Vieux Mazeyrolles sont revenus dans le pavillon, derrière la haie, qu’ils dorment eux aussi (« les vieux, ça dort »). Alphonsine et Eugène, le chef de gare, n’ont pas voulu repartir non plus, chambre 13. Bibatts ricane en se resservant de scotch. Nicolas : « Vous ne pouvez donc pas vous débarrasser de vos grands-parents, à votre âge ?.

    Nicolas éprouve de grandes difficultés en matière de généalogie.

    Claire fait observer à sa jeune sœur qu’elle a « entretenu » sa mère « jusqu’à sa mort ».

    Anne fait observer à sa sœur aînée que c’est leur mère à toutes deux, mais qu’elle-même, Anne, a « changé ». Claire : « Maman nous changeait, à présent c’est toi qui changes ? » Anne répond « Ta gueule ». Bibbats finit son scotch d’un trait et demande où dormir, « puisque tout le monde dort ». - Nous vivons en vase clos,dit Claire. Nous nous suffisons à nous-mêmes. - Claire, qui a prévenu les flics juste après l’accident ? - ...le meurtre, rectifie-t-elle ; c’est Alphonsine. Sans elle, tout pouvait s’arranger. Entre nous. Mon demi-frère avait bien plus qu’un an à vivre. Anne donne à Nicolas trois jours pour se faire arrêter.

    - Raison de plus pour faire vite.

    Tous se mettent à boire, en silence. Tous vont se coucher. Des ronflements s’élèvent.

     

    BIBATTS ET NICOLAS DANS LE MÊME LIT

    Il n’existe qu’un seul lit.

    « Nicolas, tu dormiras par terre. Tu es l’assassin de Stabbs

    - Pas question. Nous serons sur le même lit, habillés.

    - Nicolas, n’enlève même pas tes chaussures.

    - Je me lave les pieds, je lave mes chaussettes.

    Ils vaporisent du désodorisant.

    Si on les découvre, ils seront habillés, côte à côte, en chaussettes ; bien écartés sur les deux bords du lit, séparés par un traversin. C’est ainsi qu’ils se parlent, doucement, lourdement, dans le noir. D’abord, ils déplorent le bruit de la rue :

    « Même pas moyen d’allumer la veilleuse, se plaint Bibatts.

    - Ne chipote pas. Crève.

    La lumière bleutée de la rue découperait leurs profils.

    « Si tu es revenu, c’est que tu as un plan.

    - Mes nièces n’ont pas d’argent, dit Nicolas.

    - J’ai un plan.

    - Tu veux nous faire passer pour des salauds ?

    - Il nous faut un certain temps, dit Bibatts.

    - Je ne nous donne pas trois jours avant de nous faire arrêter.

    - Pas dit, Biriko. Nous allons d’abord nous planquer dans le pavillon du fond.

    - Il est plein.

    - Eugène et Alphonsine vont vouloir se recaser ici même, sur la rue. Çane va pas traîner. Stary-Jerzy peut conserver le pavillon du fond : il ne sera pas dangereux. Nous sommes dans un asile médical. Indélogeables. Mon plan est celui-ci : tout vendre.

    - Mais… nous ne sommes pas propriétaires !...je n’ai tout de même pas fait exprès de tuer le Bijoutier.

    - Ta froideur m’exaspère.

    - .La tienne aussi. Assassin.

    - Tu vas me faire le plaisir de me filer tout l’argent de mes nièces.

    - Elles n’ont pas d’argent. Stabbs me l’avait dit.

    - Les immeubles me reviennent. Je suis le fils de Georges.

    - Ce qui reste à démontrer.

    - Je te promets de disparaître ensuite avec toi. Napier, New-Zealand. J’ai un réseau. Tout un plan – des coups – appelle ça comme tu veux. Anne est sensuelle. Travaille-la au corps ; ton défunt frère a emballé Claire. Tu peux bien draguer la petite.

    - Tu es dingue Nicolas. Criminel, dingue et dangereux.

    - Je me charge de Claire. Elle le fait sans arrêt. Pour l’instant seule. Peut-être avec sa sœur.

    - Tes cousines…

    - Demande une dispense au pape.

    Bibatts n’est pas convaincu. Il objecte ceci : les deux petite-filles Mazeyrolles voudront expulser jusqu’au dernier des occupants. Surtout Alphonsine. Eugène. Les deux ivrognes. Où qu’ils se trouvent. « Y compris dans cette maison même, où ils ont eu le toupet de revenir prendre part au repas, juste libérés de leur désintoxication ; ils n’ont pas bu une goutte d’alcool. Quant à Stary-Jerzy, il n’est pas à l’abri. Personne n’est à l’abri d’une expulsion. Leurs fonctions de garde-chiourme leur pèsent. ».

    Nicolas change de sujet. Il a tué Stabbs sans préméditation, la chose le hante, il y revient sans cesse. Il se juge sévèrement, mais trouve aussi que les Sœurs exagèrent. Elles empoisonneraient volontiers dit-il tous leurs pensionnaires, en faisant macérer des pièces verrt-de-grisées dans leurs tisanes, comme la mère Cibot pour son mari. Le frère de Stabbs hausse les sourcils, n’ayant jamais ouvert un livre de Balzac. Il vit avec l’assassin de son frère, un vrai Caïn ; tend l’oreille à ses jérémiades et perpétuels remords sans le moindre état d’âme : ayez des demi-frères… Il couche avec lui, sans ôter plus de vêtements qu’il convient. Rabaisse les exagérations fantasmatiques de Nicolas qui voudrait, pour s’alléger sans doute, que les Sœurs couchent ensemble, et nues : « Tu exagères » dit Bibatts.

    Le temps clair contrarie le projet des deux hommes, sur lequel nous manquons d’indications. Ils s’exhibent en compagnie dans le petit parc, de la Maison Mère au Pavillon, puis du pavillon à la maison mère. Et la police ne vient pas, comme si le secret s’était déplacé au bout du monde, où le Noir bijoutier partage la couche du Blanc assassin. Les deux hommes décident enfin d’adopter deux lits différents. Les circonstances peu à peu font chemin dans leurs âmes. Ils méditent une autre complicité, plus active. Il y faut plus de précision que pour une course en haute montagne. Mais ils se montrent. Chacun leur suppose un complot, mais seul aujourd’hui concentre les blâmes leur exécrable exhibitionnisme.

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    Mrs Bove est venue s’acquitter de son loyer. La Maison Mère accueille autant de locataires qu’un hôtel. Les enfants, les animaux, sont encore interdits. Mrs Bove abandonne les siens à des subalternes à deux rues d’ici. Elle les appelle « mes gens », my servants. Cela fait sourire. Il règne ici une grande immoralité, une scandaleuse impunité. Les assassins bientôt s’y feront purificateurs. Parfois ils se dissimulent, mais si mal que chacun les découvre. On y voit la preuve d’un redoublement de perversion. Miss Bove les surveille avec la discrétion qui lui est si particulière. Elle se tient près de leur porte, couloir 3. Quand ils se sont renfermés avec toutes les mimiques précautionneuses possibles, elle colle l’oreille au bois du battant.

    Ce jour de loyer, elle place la bouche au niveau de la serrure, une grosse lucarne à l’ancienne : elle flûte alors par le trou leurs identités successives, leurs domiciles, et la raison qui les leur a fait quitter. C’en est trop. Bibatts dit Biriko et Nicolas sortent d’un coup ensemble et lui font face avec insolence. Miss Bove explique aimablement que le vieil Eugène en remontrerait à deux détective. Elle rit avec embarras : « Votre meilleure protection est la complicité de tout le quartier »

    - Tu noies le poisson, lance Bibatts.

    Le tutoiement la choque. Elle paie sa quote-part du bon repas, rafle ses gosses et s’esquive chez elle. Claire, Anne et les deux clandestins, fils de Stary-Jerzy et Stabbs, noir et bijoutier, se dévisagent. « Vous pouvez aller et venir à votre guise » dit Claire. « Dans le parc, naturellement ». Ils demandent d’une seule voix où est Jerzy. Devant le mutisme des sœurs, ils se dirigent d’un pas décidé vers le Vieillards’Home. À ce moment Jerzy ressort des cuisines : « Croissants ! Croissants chauds pour tout le monde ! » Sa bonne humeur sonne faux. Son domaine, réduit de moitié, le ronge.

    Il assigne à chacun sa place, joue les bourrus, dispose les croissants. C’est lui le plus jeune de tous. Il bouscule les vieux couples assis. Sa gêne disparaît. Il se répète intérieurement je suis seul et légitime occupant mais qui le lui conteste ? « Manque de place » d’après elles. Il serait bien de s’équiper à huit, huit vieillards bien décidés pour expulser « en bonnet de forme » il n’a jamais bien compris – ces sœurs faussement vertueuses et répartisseuses de paquets de vieillerie. De quel droit se sont-elles arrogé le privilège d’accueillir ou refuser, faire danser ou précipiter ces corps perclus d’une chambre, d’un pavillon, d’une pièce à l’autre ? Il en faut huit - pourquoi huit ?

    Saurait-il compter jusqu’à huit ? Les énergies restent virtuelles. Les Mazeyrolles, sœur et beau-frère, opinent et ne décident rien, Alphonsine picole et gueule, Eugène fait chorus entre deux fonds de ballon.

    Croissants ! Thé ! Lait, café…

    Il passe d’une pièce à l’autre ensoleillée, deux ou trois familles par pièce, l’ambiance est telle.

    « Bonjour.

    - Vous êtes Nicolas ?

    - Votre fils.

    - Paraît-il ». Georges, tasse et soucoupe en main, le considère par-dessous : « Mais non, Biriko, ou Bibatts : nom et surnom. Si vous prenez en plus celui de votre ami, je ne peux plus m’y retrouver. Vous êtes le frère de Stabbs le Noir, que mon soi-disant fils a estourbi ».

    Nous n’avons jamais vu chez Vieux-Georges la moindre trace d’émotion. Heureux homme. Pourtant cette fois la tasse et la soucoupe tremblent dans sa main. Il les pose : « Que revenez-vous faire ici ? » À son tout Nicolas paraît dans l’embrasure. Bibatts est fondre. noir et toujours bijoutier. Il était impossible de les confondre. Vieux-Georges est p lus troublé qu’on ne pense, Plus retors peut-être. Les deux nouveaux venus debout échangent un regard : ils se savaient attendus, non pas méconnus. Méconnus exprès. « jJ ne vous attendais pas » prétend Gorges, Qui reprend tasse et soucoupe. Qui s’empresse à l’abri thé chocolat café Biriko le saisit par le bras :

    « Qui vous commande ici ?

    - Je sers le café du matin… je suis le plus valide » s’excuse-t-il.

    - Réfléchissons, dit le Noir. Ils vous ont mis sur la touche. Même à l’article de la mort – de votre mort.

    - Je ne le fais pas exprès.

    - C’est le mot, papa. Ces quatre vieux pensionnaires vous rongent l’espace, à leur service.

    - Mon fils » (pour la première fois), j’ai 71 ans, le temps fait son œuvre.

    - Nous ne te sauverons pas, ni moi, ni le survivant (montrant Bibatts).

    - Que voulez-vous ?

    Les deux hommes repartent en se tenant par les épaules. Il entend Nicolas demander que voulait-il dire ? En face de lui se trouvent à présent les deux sœurs, Anne et Claire, bâillantes et sortant de leurs deux chambres en chemise de nuit. Comme si chacune et chacun défilaient devant lui, pour la revue. Il restait là, faux maître d’hôtel, mains tremblantes. Menaces des hommes, menaces des femmes. Qui sont ces êtres sortant de ma lampe. Que s’est-il passé pendant son absence ? Pourquoi lui demandent-elles s’il a vu « le vieux schnoque et ses bêtes » ? ...en existe-t-il un semblable ? ...il ne connaît personne qui s’enferme avec ses chiens. Le cerveau joue des tours. L’humour aggrave les incohérences. Pour la première fois l’aînée reproche à se propre sœur des moqueries cruelles. Tu ne sais plus ce que tu dis. Anne, en lui tu sèmes le doute. Vois comme il tremble. « Prenez place. Thé, café ».

    Bibatts le Noir est revenu. Un grand Noir cauchemardesque. Commande une banane. Les Noirs n’aiment pas les bananes. Pas forcément. Anne demande au Bijoutier s’il veut écouter Good Bye strangers sur les haut-parleurs de salle. Claire lui répond Garde ça pour ton Vieux-Georges. Elle reproche à l’autre ce qu’elle fait elle-même. La faiblesse attire les tirs groupés.

    Voici deux hommes, et deux femmes. Qui à présent se reconsidèrent. Lâchent prise sur Georges le remarié.

    Nicolas Long-Nez revient sur ses pas. S’il pouvait fuir, poser tasse et soucoupe, laisser s’accomplir toutes les séductions, les répulsions. Claire dit des mots sans suite. Il est malaisé pour qui n’est pas dans son crâne de saisir ce qu’elle fait entendre : « Ton langage est le même que celui de ton compagnon de cellule ». Or Nicolas fils de Georges n’a jamais été incarcéré. Bibatts l’a été, parce qu’il est noir, et parce qu’il est bijoutier. Nicolas précise que Bibatts est en permission de taule. « Vous ne vous êtes pas assassinés », dit Anne.

    - Quelles nouvelles ?

    Nicolas fixe les sœurs du fond des yeux. Elle dit que les Mazeyrolles n’ont jamais accepté leur expulsion. Qu’ils ont été remis, par elles deux, là où ils vivaient avant l’asile.

    - De fous ?

    - De fous. Ils sont revenus comme un rot. Nous les avons remis chez eux. Nous avons pensé que Vieux-Georges aiderait à virer tous ces gens, ces ivrognes, ces fous de la tête. Il a préféré ses remords. Il les a aidés à survivre. Ils se cachent encore ici.

    Bibatts prend la parole : « Nous sommes là tous les deux. Nous vous débarrasserons de tous les assiégeants. Vous pourrez vendre le fond du parc – reclassement cadastral.

    - Je ne peux pas remettre ces gens à la rue. Mes parents, ces gens.

    - Des vieux.

    Nicolas intervient :

    - Bibatts exagère. Il n’est pas chez lui. Monsieur dispose. Monsieur tranche ».

    Bibatts commet des insolences. Sa demi-fraternité défunte ne l’autorise pas à décider de tout. Claire le dévisage. Comment cet homme a-t-il pu partager quoi que ce soit avec son ancien, très ancien amant. Ses joues se colorent. Sa tête se penche, Bibatts approuve du menton Dieu sait quel plan de l’assassin. Les gestes seuls sont francs, les gestes parlent vrai. Les deux hommes devant elle ne veulent pas simplement vider les pavillons privés en fond de parc : ils veulent le tout. Ils les pousseraient, elle et sa propre sœur, dans une haute tour de cité, au loin. Claire et Anne faisaient justement cela. Juste retour des choses.

    Il n’y a pas d’autres retours que celui-là. Pour elles. Bibatts et Nicolas partiront en Nouvelle-Zélande, fortune faite – adieu, fils putatif ! De qui vont-ils revendre la maison ? et à quel vil prix ? n’ont-ils pas d’autres moyens de payer leur voyage ? Doivent-ils ou non former un couple ? Ne vont-ils pas, aux antipodes, fuir sans cesse de location en location, de refuge en refuge ? Comme en Europe, comme en France… le monde est plus petit qu’on pense… l’assassin de Batts peut-il vivre en sûreté, au sud-est de l’Australie ? Où avaient-ils disparu, avant leur forfait, juste après lui, barbouillés blanc sur blanc, sur noir, ils ne peuvent revendre qu’après la mort de tous les héritiers, dans un délai notarial de trois mois, la police dès la semaine les aura capturés.

    To wkurze. C’est chiant.

    Tout leur quartier les couvre. « Anne, ça ne peut pas durer. - Claire, on ne tue pas pour rien. Si Nicolas-Long-Nez dit vrai, c’est ton cousin qui aura tué ton… - ...ex, un mou, un vrai mou du lit à deux places. - Tu n’as jamais voulu me le présenter. Mon beau-frère. - Jamais je n’aurais épousé ça. Jamais cet homme. Jamais lui. Pédé à nègre. Assassin du frère de son ami. - ...demi-frère… - Assassin complet ».

    La bâtiment du fond où se succèdent les épaves pue comme un chancre, la mouche et le tombeau. « C’est à nous de partir dit Anne ; nous sommes la branche héritière - vendre vite et filer – on étouffe –

    - Je n’étouffe pas dit Claire.

     

    Dès l’après-midi, le Noir et Long-Nez, Bibatts et Nicolas, indécollables, investissent et visitent

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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  • Fleurs, couronnes, etc.

    DERNIER ÉTAT

    NE PAS OUBLIER QUE STAVROSKI EST DANS LA MAISON DES SŒURS ET AUSSI

    DANS UN PAVILLON VIDE AU FOND DU JARDIN.

    ANNE ET CLAIRE SONT LES PETITES-FILLES DES VIEUX MAZEYROLLES, DONT L’HOMME, (Robert Marqueton) EST COUSIN DE MYRIAM NÉE MAZEYROLLES DONC COUSIN PAR ALLIANCE DE Stary-Jerzy.

     

    FAIRE UN PLAN AU CRAYON DES HABITATIONS.

     

    hhhhhhhhhhhh

     

    À la mort de sa femme, Jerzy ne fut pas accablé de chagrin. Il resta près du corps, assis au niveau des seins, répétant : Ce n’est pas possible. Une sourdine jouait Good bye stranger. Il regarda les murs verts, le corridor pavé, la serpillière en action. Plus loin les chambres d’où proviennent des bouffées de déjections et de désinfectants. Trois étages de couloirs : portes feutrées, salons, pièces imprécises, chuintements caoutchoutés de chariots et grommellements d’aides-soignantes. Sur le lit gisait Myriam en peignoir, tête calée par un coussin de glace. Ses lèvres ont pris l’aspect de fines cordelettes mauves. Le veuf dit : Je ne veux pas rester au Vieillards’Home ».

    - Vous occupez notre meilleure chambre, dit Claire.

    - Pourquoi nous avez-vous séparés ?

    - Son agonie vous aurait troublé.

    - J’aurais troublé l’agonie».

    Claire glisse dans l’ étui ses lunettes fumées. Un vif éclair de monture blesse l’œil sec de Stavroski. - — Claire, je ne veux pas mourir ici. »

    Good bye stranger fait 7mn 26 : claviers, fausset, tierce et sourdine. Quinze août.

    PUTAIN LA GLACE !

    Les cubes s’entrechoquent, cocktail, la tête qu’on replace. La main de Jerzy sur le bras de Claire : « Montez le son ». Les filles le fixent comme un demi-fou. Hope you’ll find your / Paradise – martellements feutrés indissolublement liés au visage de Claire, aux méplats lunaires de son profil

     

    X

    Stavroski et Claire à titre d’Avertissement doivent visiter cinq domiciles.

    2

    Dans le premier vit une vieille fille parcheminée, voix fausse : « Quelque chose à cacher - ...ce n’est pas l’essentiel Stary-Jerzy – dans un logis envahi de bibelots et de napperons blancs rue aux Juifs je vivais heureuse dit-elle j’ai tout fait repeindre et vernir les meubles sa bibliothèque est garnie de romans portugais Saramago Eça de Queiroz « la circulation » dit-elle « des voitures me gênait beaucoup puis je m’y suis faite, à présent l’été je laisse les fenêtres ouvertes et j’avais fleuri la terrasse sur cour…

     

    Première visite

    Une vieille fille parcheminée à voix de fausset quelque chose à cacher Ce n’est rien Stary-Jerzy juste une manie des doigts – dans un logis envahi de bibelots 36 rue Juiverie « j’ai tout fait repeindre, vernir et retapisser » les rayons sont garnis de romans portugais Eça de Queiroz et Saramago « D’abord la circulation dit-elle me gênait beaucoup, puis on se fait à tout, maintenant je laisse la fenêtre ouverte et j’ai fleuri la terrasse sur cour. La femme se lève, sort d’un tiroir une lettre où sa logeuse évoque un gendre au chômage, une fille aux longues études - le document porte en tête “Sommation de Déguerpir”.

    Claire secoue ses boucles blondes : “À présent Mlle M. s’ankylose, comme vous le voyez,dans une pièce meublée d’un lit, d’une table. Plus une chaise, une coiffeuse à deux rangées de lampes nues.

    - Les toilettes se trouvent au fond à droite, précise la locataire ; Claire la dissuade de se soulever “pour montrer”.

    Il ne s’agit pas d’une spoliation, Jerzy ; mais d’une simple application de la loi. Tout propriétaire est en droit de réagir ainsi.”

    Fin du premier avertissement.

    Stary-Jerzy croit tout ce que dit Claire. Sa confiance en claire est inébranlable. Elle a 23 ans, blonde, pommettes écartées. Que pèse une vieille Portugaise rue aux Juifs ?

    Le lendemain, Claire dit à Jerzy :

    « Tu n’aimes pas les femmes seules.

    - Je me comprends » répond-il.

    - Fermez bien votre porte à clé.

    Claire ne se décide pas, entre le « tu » et le « vous ».

     

    Stary-Jerzy digère mal son expulsion programmée.

     

    Deuxième visite

    “Chez Léger. Passe devant.”

    Qui est-ce ?. Le battant se referme et se rouvre, derrière sa chaîne. “On ne peut pas loger une personne de plus”. « Pas de migrants ! » ajoute la femme.

    « Service Social » répond Claire.

    Ce qui est faux.

    Pierre a le cheveu crépu et le teint basané d’un quarteron. Menton lourd, 60 ans. Reinette, longiligne, porte une robe blanche de crêpe doublée satin.

    « ...cas sociaux » murmure Claire.

    - Nous avons nous-mêmes bâti cette maison.

    - Chéri, que dis-tu ? c’est toi qui l’a construite.

    - Pour toi, et nos futurs enfants. »

    - Cinq enfants, dit Reinette ; à présent tous mariés. À chaque naissance, Pierre ajoutait une pièce, en longueur. »

    Pierre avoue qu’il n’avait nul permis de construire ; un beau jour, « les hommes de loi sont venus démolir, « tout remettre en l’état ». Maison longue et basse. Murs blancs zébrés de craquelures, où passe le doigt. Pierre est à la retraite. Reinette, en robe de crêpe, n’a jamais ce qui s’appelle travaillé. Propriété hypothéquée. À leur âge, plus rien à attendre, qu’une cellule acceptable au Vieillards’Home : 24m², dont les enfants réglent les loyers. « Ça alors », dit Jerzy, parfaitement indifférent. « Vous verrez, Pani Jerzy ! » Le vieux Jerzy ne sait pas ce qu’il verra. Ils ressortent à deux du pavillon, Jerzy la bouche ouverte, le front patiné de sueur. « Je ne vois rien qui me convienne », dit-il. « Tout est fait pour me distraire de Myriam, empaquetée sous terre. Je n’arrive plus à la revoir.

    - Eh bien Jerzy, restez donc hanté.»

     

    Tierce visite

    Claire tire Jerzy de sa torpeur. Le nouveau locataire en péril, homosexuel dit « Solange », commence sa litanie : « ...privé de logement » -  ...encore ! dit Jerzy - « ...par les agissements de ma femme… »

    - ...Ne me parlez plus des femmes !

    - ...j’ai pwéféwé abandonner ; la procédure de divowce suit son cours » - Claire laisse échapper un tic agacé ; Solange quitte son accent. C’est un ancien bijoutier. Il n’a pu satisfaire son ex-épouse, qui le hait à fond, et l’a dépouille de son capital. Même le matériel, « les outils », elle les a vendus. « À soixante ans... poursuit Solange, il n’a plus pour ressource qu’un dossier d’admission au Vieillards’Home , où lui seront servis trois repas par jour.

    - Il me restait quelques diamants, dit-il. De tout petits diamants. »

    Un jour sur deux, Claire et Stary-Jerzy inspectent les sexagénaires du crû. Les scènes se déroulent à Troyes. Je n’y suis allé qu’une fois.

    « Je croyais que vous seriez triste, Jerzy.

    - Myriam reviendra, répond-il. Demain ou dans mille ans. » Claire se rajuste une mèche. « Ces gens qui doivent me remplacer, dit Jerzy, n’ont pas de personnalité. Je ne peux pas leur ressembler.

    - Qui vous le demande ?

    - Eux-mêmes, ma biche.

    - Ne m’appelez plus jamais « ma biche ». Elle rajuste sa mèche au-dessus des yeux.

     

    À la Quatrième Porte, le locataire se présente : « Eugène Lokinio. - Alphonsine Turc, épouse Lokinio. - J’étais chef de gare, et ivrogne. - Nous avons eu six enfants, je suis une grand-mère incomprise, je bois du Guignolet-Kirsch ».

    Stary-Jerzy demande s’il va falloir aussi s’apitoyer sur ceux-là. Ce n’est pas nécessaire dit Claire. Eugène Lokinio, barbu sec, précise : « Nous avons bu tous nos revenus. Pourtant nos six enfants nous respectaient.

    - Vous les avez détruits, dit Stary-Jerzy, jusqu’à leur quatrième génération à venir.

    Alphonsine s’emporte : « Deux générations suffiront, je suppose ? ». Lèvres pincées ; nez en couteau  : « Nous nous passons de vos sermons. »

     

    EXPULSION MUSCLÉE DES LOKINIO

     

    « Regardez bien, Stary-Jerzy : nous voici, aujourd’hui, tout à côté de chez Myriam. Où vous habitiez tous les deux ! ...autrefois !… À présent deux vieux y habitent, plus vieux que vous. c’est une maison en fond de jardin, derrière une autre maison. Celle de devant est occupée par des quadragénaires.

    - C’est bien jeune, dit Jerzy.

    - Ces jeunes ont engagé une procédure, dit Claire, pour expulser les vieux.

    - On n’expulse pas les vieux , dit Jerzy.

    - Dix-sept ans de séjour ! ...dans le jardin – disons la friche – entre les deux maisons – les vieux ont entassé deux gazinières, quatre batteries hors d’usage, plus d’autres ordures… Ils disent : « Notre fils viendra dégager tout cela par camionnette » mais les voisins quadragénaires, les Acquatinta, ne les croient plus ; ils ont tout fait virer, d’office : les encombrants, les déchets…

    - Mais ces Stary-là, les Mazeyrolles, sont des cousins de Myriam !

    - D’abord, les Acquatinta leur ont doublé le loyer, car ce sont eux, à présent, les propriétaires.

    - ...Myriam avait perdu ses vieux cousins de vue. Ils habitaient tout près de chez nous. Quelle histoire ! quelle histoire !

    - Puis les Acquatinta les ont persécutés ; pour gagner l’extérieur, sur la rue, les vieux Mazeyrolles devaient longer le jardin. Les Acquatinta, pleins de soleil, déjeunent en plein air ; les Mazeyrolles saluent les Acquatinta, les quadragénaires ne répondent pas, ou s’ils le font, c’est d’un air condescendant. Voire excédé.

    - La Marie-Thérèse, c’était la fille de…

    ‘ ...elle n’a plus qu’une dent sur le devant. La lippe qui pend. Les cheveux peroxydés. Coquette hideuse.

    - ...ça fait longtemps que je ne l’ai pas vue ! ...si longtemps !

    1. - Son mari s’appelle Jean-Paul. Lourdaud, Trapu, les épaules arquées. Il traîne des pieds.

    - C’est bien lui ! tout à fait lui !...

     

    X

     

    Après chaque visite, Stary-Jerzy et Claire prennent un lait fraise et un diabolo menthe au bar de L’Entrecôte. Ils échangent leurs impressions. Stary-Jerzy est stupéfait. Il se fait tout expliquer, répéter, rétaler. Ces Mazeyrolles l’intriguent. Il se fait désigner leur ancienne adresse sur un plan de ville. Demande combien d’armoires s’entassent dans cette pièce où l’on ne peut plus mettre un pied. S’il est bien vrai qu’ils ne possèdent plus qu’un petit écran de télévision qui fonctionne, juché sur un grand irréparable. « Je parie » dit Stary-Jerzy « qu’ils sont devenus tout à fait sourds en s’engueulent en occitan de Lodève ».

    - C’est exact, Stary-Jerzy ». Claire éclate de rire, montre ses dents et secoue ses boucles jaunes.

    Stary-Jerzy se tourne vers Claire : « Est-ce que les curés parlent encore de la Bible ?

    - Seulement de ce con de Jésus.

    - Insultez-moi, et je porterai ma croix » psalmodie Eugène.

    - Vous entendez ?... trente-cinq ans que ce chef de gare se prend pour un pasteur. Et ça boit… »

     

    Eugène et Alphonsine commencent à se casser la gueule, ils empestent l’alcool dès qu’ils bougent, le Ricard, pour Eugène. Deux infirmiers surgis d’une camionnette les entraînent sans égards. À travers la porte arrière on entend Alphonsine brailler : Où y a Eugène, y a pas de plaisir.

    - Ils n’étaient pas méchants, commente Stary-Jerzy.

    - Détrompez-vous. Ils ont martyrisé leur troisième fils. Battu chaque jour, sans y manquer, sans laisser de traces. Ils lui ont fait porter les vêtements de ses frères aînés. Ils l’ont placé en internat dans la ville même où vivait la famille. Ils se sont opposés à son mariage.

    - Est-ce qu’ils ont bien traité les deux fils aînés ?

    - Oui. Mais ils n’auraient pas dû s’acharner sur le troisième ».

    Claire lui apprend que ces soûlards aux traits secs avaient tout englouti, que la vente à bas prix de leur logement, à supposer qu’ils en trouvent, couvrirait à grand-peine les frais du Vieillards’Home. Stary-Jerzy répond J’aime tes yeux. Il ajoute que sous la peau du visage de Claire, si exactement remplie par le muscle, s’est incarnée toute la vertu du monde.

    - La vertu, Jerzy ?

    - La justice. L’égalité. Le droit. »

    Claire se met à rire, secoue ses boucles.

    Quinte visite.

    « Regardez bien, Stary-Jerzy : nous voici, aujourd’hui, tout à côté de chez Myriam – votre femme ! ...où vous habitiez tous les deux ! ...dans le temps !… deux vieux vivent là, plus vieux que vous encore ! ...en fond de jardin, derrière une autre maison. Celle de devant est occupée par des quadragénaires.

    - C’est bien jeune, dit Jerzy.

    - Ces jeunes ont engagé une procédure, dit Claire, pour expulser leurs vieux.

    - On n’expulse pas les vieux , dit Jerzy.

    - Dix-sept ans de séjour ! ...dans le jardin (la friche…) entre les deux maisons, les vieux entassaient leurs ordures : deux gazinières, quatre batteries déchargées… Ils disent : « Notre Fils viendra dégager tout cela, par camionnette » mais les jeunes – devant eux - les Acquatinta – ne les croient plus. Ils ont tout fait virer, d’office : encombrants, déchets…

    - Mais, ces Stary-là, des Mazeyrolles ! sont cousins de Myriam... Eh bé ! Eh bé !

    - Les vieux Mazeyrolles n’ont pas supporté ce déblayage intempestif.

    - Eh bé ! ...des cousins de Myriam !

    - Les Acquatinta leur ont doublé le loyer. Puis les ont persécutés.

    - Comment cela ?

    - Pour gagner l’extérieur, sur la rue, les Mazeyrolles doivent traverser le jardin. On appelle cela « une servitude ». Les Acquatinta, quadragénaires, pleins de soleil, déjeunent en plein air ; les Mazeyrolles, au passage, saluent humblement les Acquatinta, qui ne répondent pas, ou d’un ton condescendant. Voire excédé.

    - La Marie-Thérèse, c’était la fille de…

    ‘ ...elle n’a plus qu’une dent sur le devant. La lèvre qui pend. Les tifs peroxydés. Coquette. Hideuse.

    Son mari s’appelle Jean-Paul. Trapu, lourdaud, voûté. Il traîne des pieds.

    - Tout à fait lui ...

     

    X

     

    Après chaque visite, Stary-Jerzy et Claire prennent un lait fraise et un diabolo menthe au bar de L’Entrecôte. Ils échangent leurs impressions. Stary-Jerzy est stupéfait. Il se fait tout expliquer, répéter, rétale ; ces Mazeyrolles, anciens voisins, l’intriguent particulièrement. Il se fait confirmer leur ancienne adresse sur le plan de ville. Demande combien d’armoires s’entassent dans cette pièce où l’on ne peut plus mettre un pied. S’il est bien vrai qu’ils ne possèdent plus qu’un petit écran de télé qui fonctionne, juché sur un grand irréparable. « Je parie » dit Stary-Jerzy « qu’ils sont devenus tout à fait sourds et s’engueulent en occitan».

    - Exact, Stary-Jerzy ». Claire éclate de rire, secoue ses boucles et montre ses dents

     

    X

     

    Petite prise de bec Jerzy-Claire p. 13 tapuscrit.

     

    - Comment va Pépère aujourd’hui ? Il a fait un gros crotton le pépère ? il veut ouvrir les rideaux le pépère ?

    - Faites chier.

    - Pas poli le pépère !

    - Je t’ai vouvoyée ».

    Stary-Jerzy ne supporte pas que la très lointaine cousine de sa femme, Claire Mazeyrolles. use et abuse de la badinerie. Tout se joue dans sa contemplation. Près d’elle seule il ne se sent ni vieux, ni père, ni camarade.

     

     

    Apparition dans le récit de Anne p. 14 du tapuscrit

    Chez les vieux Mazeyrolles, ils retournent, en compagnie d’Anne Mazeyrolles, nouvelle soignante, jeune sœur de Claire. Se marier ne semble dans les projets ni de l’une, ni de l’autre , bien qu’il ne soit plus obligatoire d’adopter le nom de son époux. Les deux sœurs ne se ressemblent pas. La plus jeune aura ies cheveux noirs, des yeux noirs. Un menton, un nez insolents. Claire perdrait-elle ses attraits ?

    Les Mazeyrolles apprennent leur réemménagement

    X

    Les Vieux. Plus vieux que lui. Déclinant leur âge et leur identité. Claire, debout, prend des notes. Anne, en retrait, les toise. Derrière eux, les armoires s’entassent, garnies, bâillantes, toute une vie. Le soleil joue entre les battants. Thérèse Mazeyrolles demande :

    « Il faut trouver un nouveau logement ?

    Jean-Paul :

    « On nous promet un rez-de-chaussée, même rue.

    Au retour, hors de leur présence :

    « Les déplanter, ce sera les tuer » dit Anne.

    X

    - Encore un peu de bouillon, Pépère ? ...Jerzy ! On se promène tout seul dans les couloirs à huit heures trente ? Tout le monde éteint les lumières ! Au lit, on dort ! »

    Stary-Jerzy se fait rabrouer. Mais le règlement n’est plus ce qu’il était. Il n’a pas connu ce temps-là. Il quittera ces lieux. Le ton est à l’humour. Mais le cœur n’y est pas.

     

    X

     

     

    Les deux sœurs, Claire et Anne, occupent en ville une vaste demeure, aux chambres profondes : l’une d’elle est inoccupée, en raison de l’absence d’un frère. Les deux sœurs trouvent le vieux « marrant », « sympa ». Le déménagement se fait dans l’austérité, ou la sobriété. Anne vient en visite, elle boîte bas. Le vieux ne l’avait jamais remarqué à ce point. Mais il ne l’en aime que davantage. C’est une jeune femme droite, avec suffisamment de mystère. Elle s’assoit et ne dit pas grand-chose : « bouche grande, bouche close ». Ce pourrait être un proverbe. - Cela fait dix-sept ans que nous vivons ici, disait Marie-Thérèse Mazeyrolles. Anne s’éloigne.

     Même quand elle marche, on dirait qu’elle danse .

    Les deux soignantes et le vieux couple portent le même nom de famille. Leur lien de parenté reste lointain. Stary-Jerzy éclaircira ce point. Ou non. Jerzy les admire. Laquelle susciterait en lui plus d’amour ? d’admiration ? Il aimerait désirer l’une ou l’autre - il tient jusqu’ici la balance - Jerzy est Sagittaire (vingt-quatre novembre)

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    Le lendemain Anne est reveuet. Elle est plus éloquente. Lorsqu’elle rit, son visage reste lisse. Son débit s’affermit, ou bien se précipite, sans que rien ne puisse le laisser prévoir. « Les Mazeyrolles, dit-elle, vivent à nouveau dans un taudis. Leur papier peint se détache en larges copeaux, comme à leur dernière adresse. Sur la télévision j’ai vu tout un poulet à dégeler. La planche à repasser au milieu du salon.

    De répéter deux ou trois prénoms de femmes sans se lasser. D’éprouver sa plénitude dans le vide. Enfin logé. Dignement. Seul. Et ça sent le foin quand il tourne la clef : laine de verre ou rat coincé, crevé ? Toujours en virée, dehors. La lune sort des nuages sur les murs en sommeil. Il longe la « Maison Usher ». Elle demeure froide. Murée, terrible. Stary-Jerzy titube avec bonheur, doucement d’un trottoir à l’autre sans avoir bu. «  Ma chambre est à moi. Elles me l’ont donné. Une arrière odeur de rats.

     

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    Le lendemain Anne est revenue. Elle s’est montrée plus éloquente. Si elle rit son visage reste lisse. Son débit s’affermit, ou bien se précipite, imprévisible. « Les Mazeyrolles, dit-elle, vivent dans un taudis. Leur papier peint se détache en larges copeaux. Sur la télévision j’ai vu tout un poulet à décongeler. La planche à repasser au milieu du salon.

    « Les déménager n’arrangerait rien ; ils portent leur taudis sur le dos.

    - Vous êtes jeune, répond-il. Pourtant, vous aimez l’ordre.

    - Ce n’est pas incompatible. »

    Anne poursuit :

    « Leur friche sert de dépotoir. J’ai compté quatre grille-pain rouillés, d’autres armoires en plein air, pourries sous la pluie.

    - Ce sont des cousins de Myriam. » Jerzy n’en dit pas plus. Myriam, les vieux Maseyrolles et leurs futures soignantes sont donc apparentés. Lafayette (Madame de) en eût pondu vingt pages. « Nous sommes tous cousins » reprenait Anne.

    - L’âge les a bien amochés, disait Stary-Jerzy : « Jean-Paul et Marie-Thérèse  Mazeyrolles». C’était la mode aux prénoms doubles. La vieille dame avait redoublé de laideur. Anne ajoute que Stary-Jerzy s’en est «mieux tiré » : très peu de rides. À quoi Jerzy répond : « J’ai une vraie tête de porc ». Anne se met à rire, sans plus exposer sa pensée : Claire, dit-elle, ne souhaitait pas les expulser. « Comment ! ...de cette laideur !? ...ils ne payaient pas non plus leur loyer ! - Qu’en savez-vous ? - Ne faites pas l’étonné dit-elle ; nous avons annexé, ces deux-là, racheté le terrain des Acquatinta. - Qui mettez-vous à la place ? » Anne se tait et la sœur aînée ne vient pas.

    Une cloche tinte en cuisine : Oncle René appelle à table. Jerzy se lève pour le réfectoire, il parle volontiers de tout de table en table. Claire n’arrive que pour les pâtes, casque auditif en tête : Good bye stranger aux paroles si poignantes adieu femmes étrangères  l’anglais ne dit rien des sexes perdus - good bye Mary, good by Jane aussitôt quittées que séduites, sur une lancinante mélopée dont les mots nous échappent, lesquels sinon nous rempliraient de larmes) « gruyère pour tout le monde ! ».

    X

    Stary-Jerzy respire encore, deux fois, lentement. Ce bâtiment est vaste et sobre, il n’en connaît plus d’autre, n’en sort plus.Myriam lui fait un souvenir de fond, morte jadis au Vieillards’ Home, ailleurs. Claire et Anne donnent toute liberté, laissant leurs chambres personnelles bien fermées. Jerzy erre pieds nus dans le couloir frais. S’assoit dans son propre salon solitaire, face aux cendres froides de son nouvel âtre. Ses oreilles se libèrent lentement, et sa raison revient à mesure. Il passerait des heures à s’écouter se défriper ainsi la tête et les tympans : « Je devenais fou au Quartier des Hommes ». Il parcourt les revues aux toilettes, s’aventure dans le jardin, jusqu’au prunier ; au fond, derrière la haie, passent les nouvelles ombres des vieux Mazeyrolles : lui, voûté, silencieux – elle édentée, volubile – chez eux naguère, ils défilaient de même, derrière une autre haie ; c’est ainsi que se crée la légende.

    Durant tout le repas commun règne en bout de table la télévision. Stary-Jerzy cache mal sa déception ; au moins peut-il se purifier des anciens miasmes du Home et le soir, de profil, contempler à loisir Anne et Claire, nimbés de marbrures lactées.

    « Nous serons bientôt débarrassés d’eux » : l’une ou l’autre sœur se tourne un café. aussitôt quittées que séduites, sur une lancinante mélopée en La bémol dont la plupart ne comprennent pas les larmes. « Pourquoi passez-vous, ajoute-t-il, votre vie, dit-il encore, à observer des personnes âgées ? ... vous les tuez, dit Jerzy. Claire le regarde avec une intensité amusée.

     

    L’oncle René apporte et remporte les plats sans rien dire : c’est de famille. «Ne vous apitoyez pas, Jerzy », dit Claire à voix basse. L’oncle René approuve de la tête et repart en cuisine. « On a brûlé toutes les armoires au centre du jardin ». Les vieux, baveux, contemplent la mise à feu de leurs boîtes vides. Jerzy les revoit monter dans une minuscule ambulance, courbés et désespérés. Ils auront vécu là 17 ans, derrière les Acquatinta, sans que les deux sœurs en subissent le moindre dommage. Des voisins se sont regroupés. Certains font mine d’avertir les pompiers. Mais les crépitations de meubles enflammés retentissent sur fond de réjouissances : plus loin dans le quartier, une foule de noceurs ivres reprend en hurlant mais c’est la mort qui t’as assassinée Macia – Jerzy revient dans son logis indépendant. « On n’a brûlé que les meubles hors d’usage ».

     

    Les rapports d’oncle René et de sa mère constitueraient un immuable sujet d’étonnement ; nièce Claire et nièce Anne, Jerzy lui-même gendre Mazeyrolles, ne s’étonnent plus de rien. La mère et grand-mère est le type même de la Vieille Dame Charmante. Sa lèvre supérieure est striée. La vieille dame est souvent taciturne. Très stricte sur sa chaise, un peu déjetée sur sa canne et courbée, elle reste inséparable de René, son fils, escogriffe jaune et quadragénaire. Assistant sa mère, il la soutient avec des gestes d’antiquaire. Couvert d’amour et parcheminé.

    Il écarte les obstacles et jusqu’aux pierres. Les personnes, s’il l’osait.

    *

    Le soir où l’on pendit la crémaillère, Jerzy les invita tous. Ils occupèrent le long côté des tables. L’oncle et sa mère se comportèrent sans faiblir, poussant à égalité la nourriture dans leurs gosiers. La vieille dame s’endormit entre deux bouchées. Son fils lui avait passé le pain, ôt les os de la viande, essuyé le coin des lèvres.

    Sans doute Stary-Jerzy aurait-il mieux fait d’usurper la nouvelle maison des MAZEYROLLES, derrière la seconde haie, au lieu de rejoindre si vite le Bunker des deux Sœurs. Claire à sa gauche. Anne à sa droite. Elles ne disent rien. Les autres convives ? Il ne les connaît pas. Il n’est pas ici chez lui. Parfois les sœurs, aux places d’honneur, s’inclinent vers lui, lui tendent un verre, un petit four, un sourire, puis répondent de toute part aux invités qui se pressent. En face de lui, de l‘autre côté du buffet à double accès, deux vieilles droit sorties du Vieillards’, qui déglutissent. Une autre vieille mère, Marie-Thérèse et son vieux fils, raides, vides et le nez pendant. Le reste ad libItum. C’est un défaut de débutant : ne voir autour de soi que des individus sans qualités.

    Jerzy lorgne sur son plat, aussitôt vidé que garni, alors que rien ne le convie à festoyer. Il les quitte, glisse au long de la table à chips, tourne sur les hors-d’œuvres ou mezzé, revient par les quiches. Il se bourre et s’occupe. La vie lui suffit. Ne sont venus que des inconnus. On ne nous dit pas tout. Tout le passé reflue en masse. «Mort de Myriam ». N’en peut plus d’observer. Il fait, défait connaissance. Un docteur aux yeux faux bordés de bacon - « l’essentiel chez » un vieux, c’est les jambes ». Stary-Jerzy a repris son circuit. Il revient sur ces deux-là, ses proches parents, disparus jadis des radars. Qui mâchent sans un mot, paupières basses. Le fils guette le pain par-dessous, guette la cuillère, la sauce qu’y a-t-il pour votre service, Mère ? premiers mots du fils.

    Lorsque la vieille Marie-Thérèse plonge morte dans son plat, le nez en avant, le vieil enfant saute sur son siège, retourne la vioque, essuie la sauce, Claire et Anne disent Mon Dieu ce qui ne leur ressemble pas. la tablée jaillit en tous sens, on ne trouve qu’un seul téléphone, René accourt de la cuisine, serre le vieil enfant, son frère ! dans ses bras, l’appelle par son nom Jean-Paul. ...Chacun sait les 3 façons dont s’agitent les convives d’un mort, d’une morte : ceux qui mangent, ceux qui se dressent, ceux qui vomissent. George s’est levé sans précipitation. Il est sorti marcher de long en large dans sa portion de verdure attitrée, devant la haie des Mazeyrolles. Il s’est demandé pourquoi ces deux jeunes soignantes l’ont recueilli.

    Qu’est-ce qui leur a pris. A bien pu leur passer par la tête . Elles acceptent n’importe qui. Cette ivrognesse est venue s’abattre d’un coup… pourquoi la mort le frôle-t-elle sans qu’il s’en émeuve ? Quelles mesures Dieu Créateur, qui n’existe pas, ou tout autrement, a-t-il entreposées dans son âme, derrière sa haie privée ? Quand Jerzy revient s’assoir, le médecin de teint jaune - « Poutzi, Pouzieff » ? - énonce le diagnostic : « Rupture d’anévrisme ».

    Sa voix est nasillarde. Savoir s’il le fait exprès. S’il étudie sa voix sous un casque de retour. Deux infirmiers enlèvent le corps, qui n’a pas encore perdu sa souplesse. Certains invités hurlent encore. Le vieux fils accompagne sa mère à sa dernière demeure, le petit cimetière de l’hôpital. Il ne vivait plus que pour sa mère infirme. Saura-t-il en retrouver une qui boite aussi bien ? « À l’asile, j’étais bien ». Tout s’est passé si vite. Quand l’assemblée s’est dispersée, cercueil et ventre pleins, Jerzy pousse un soupir. Il sort, de nuit, dans les rues désertes. Par ici, des pavillons blancs, gros reflets de bonne carrure.

    Il rentrera bien assez tôt ; possède à présent un domicile honorable c’est bon d’avoir soixante-dix ans marmonne-t-il. De répéter deux ou trois prénoms de femmes sans se lasser. D’éprouver sa plénitude en plein vide. Enfin logé. Dignement. Seul. Et l’odeur de foin quand il tourne la clef : laine de verre ou rat crevé ? La lune est sortie des nuages sur les murs en sommeil. Passe sur la Maison Usher (froide, murée, terrible). Stary-Jerzy titube doucement d’un trottoir à l’autre. Tout est dû aux vieillards. Jusqu’aux anges gardiens. Il se parle seul sur la chaussée, débarrassée d’humains. Si facile de passer pour fou. Stary-Jerzy a trouvé son chez-soi. Son plafond bombé jusqu’au ras du crâne – lattes en pont de navire, étroites et vernies, cognac juste derrière la porte en bois du buffet. Très lourd, venu de la maison du père mort. Vieux meubles, vieux os. 70 années de terreur. Les pleins et des déliés de la vie.

    ...Myriam gagne à être regrettée.… les vieux se guettent en coin. Se jettent des sorts… Myriam n’aura pas traîné – huit jours ? huit ans ? – à croire qu’il n’a rien vécu jusqu’ici. Sa tête décroche. Ces remontées de blocs de sommeil en surface. Tu es paresseux dit Claire.

    Pourquoi ses oreilles, ses yeux qui s’effondrentquand il s’aperçoit qu’il écrit à Myriam il déchire la lettre il a des absences. Les deux sœurs et Jerzy regardent Le Prussien avec Edmond Beauchamp. L’histoire d’un vieil époux homme qui survit, apparemment indifférent. Les héritiers agglutinés le traitent comme une bûche. Pour l’enterrement de son épouse, comme il marche péniblement, tous les autres le dépassent. Il arrive, seul et bon dernier, sur la tombe. Veux-tu devenir ma femme. Un élan du cœur dense comme un renvoi de malt. Stary-Jerzy : « Si on ne devient pas fou dès le premier choc – on guérit à l’instant.

    «  Voyons Jerzy, étiez-vous amoureux de votre femme ?

    - Non.

    - Pourquoi voulez-vous l’aimer davantage ?

    Il dit :

    - Je me moque d’être apprécié.

    - ...je rêve ! » - Anne bat des mains.

    - Parlez-nous de Myriam, dit Claire.

    Jerzy s’en contrefout. Anne dit «  C’est dommage. Vous auriez pu en pondre deux chapitres. Nous allons vous détacher de vous.

    Tous ces vouvoiements l’indisposent ; ce n’était pas dans leurs conventions

    « Quelles conventions ? dit Anne. Elle regrette déjà de l’avoir accueilli dans « la Maison Mazeyrolles »

    - Mais nous sommes tous des Mazeyrolles. »

    Sur le retour, après séparation, Claire dit : « C’est dommage . Nous ne voulions pas brusquer le dénouement.

    Anne conclut à l’échec. . PAGE 27 SUR PAPIER

    **

     

     

     

    Une conférence à quatre rassemble Claire, Anne, Noël et Stabbs. ...Stary-Jerzy Svarov découvre ce que chacun savait : la liaison, déjà ancienne, de Claire et de Stabbs. Qui est cet homme ? Un petit trou du cul d’Anglais, crépu et maladif, maniéré mais capable de brusques grossièretés. Il parle haut, dans le nez Détache les syllabes. Sa petite taille accroît son côté péremptoire. Il aimait Anne. S’est rabattu sur Claie. Mais tout ne va pas pour le mieux entre Claire et Stabbs.

    Les deux amants s’affrontent, mais rien n’est si grave. Anne, belle-sœur de la main gauche, contemple Stabbs plus souvent qu’il ne faut. La plus jeune est brune, lèvres délicates et paupières fendues. Corps souple et propos fantasques. Stabbs courtise les deux sœurs. Nul ne sait cependant jusqu’où vont « ses audaces », s’il les honore toutes deux, s’ils les déshonore, ou de quelles façons. « Qu’attendons-nous ? » (Stabbs). « Qu’est-ce qu’on attend ? » (Anne).

    Anne et Stabbs ne se cachent plus, et flirtent ouvertement.

    Est arrivé aussi, après sa longue enquête, un certain Noëldieu, qui se prétend fils de Stary-Jerzy et de défunte Myriam ; il se trouve, pour lui, très affecté par la mort de Myriam. Sa taille, déplié, atteindrait les deux mètres. Le nez plus long et la tête basse, dépassant du complet-veston, une voix de tombe. Il ne lui manque plus qu’un chien, s’il ne l’était pas déjà : il les attire dans les rues. Son odeur indispose. Il demande asile et protection, ce qui est impossible. « Suis-je le gardien de ma mère ? » Il pense par livres et par rêves. Il apprend le décès au hasard des raccrocs. Il craint la paralysie, à brève échéance. Il finira cloîtré comme les autres. PAPIER PAGE 29

    Voici le dialogue :

    « Nous ne le jugeons pas sur ses actes...

    - Il ne veut rien faire.

    - ...ni sur ses intentions.

    - Il regrette insuffisamment sa femme.

    - Noël est inconsolable.

    - Qu’en sais-tu ? dit Noël.

    - Claire, pourquoi l’as-tu traîné, de vieux en vieux, d’expulsé en expulsé ?

    - Il aimait les distractions que je donnais. Son fonctionnement m’intéresse.

    - C’est sa maladie.

    - Quelle maladie ?

    Chacun parle de son mieux ; exprime ses sentiments et ses ressentiments.

    Noël se lève, agite son nez de haut en bas : « Ne chassez pas Jerzy. Ne chassez pas Stabbs ».

    - Qui parle de me chasser ? dit Stabbs.

    Noël poursuit sans répondre : « Tout homme devrait être récompensé, juste pour avoir vécu.

    Stabbs répond sans comprendre :

    - Où irait-il ?

    - Dans une boîte à dingues, réplique Anne.

    - ...dans les puanteurs de cantines », poursuit Stabbs. « De pisse… de souvenirs… de mort prochaine… Guettant les premiers tremblements de mains… essentiels ou parkinsoniens… Pour tout spectacle : des grabataires. Des devenus gâteux,morveux. Je suis son fils. Nous sommes tous éveillés, beaux, pleins d’ardeur et d’avenir.

    - On le garde, dit Anne. Il ne dépassera pas la haie, ni en hauteur, ni en largeur.

    - Cependant il dérange, dit Claire.

    Les deux sœurs à présent plaident à fronts renversés, ou intervertis. Stabbs, lui aussi, inverse la vapeur, pour plaire à Claire : « Le spectacle de sa décrépitude doit nous être épargné ». Noël à son tour cède du barrage : « Il se fout de la mort de Myriam. De ma mère. »

    - Je ne l’ai jamais vu manifester, dit Claire, la moindre crainte de la mort » dit Claire.

    - Il se fout de tout ! enchérit Anne.

    - Il acceptera donc l’expulsion, dit Claire.

    Confusion, conclusion.

    X

    De fait, ses mains tremblent. Ses jambes flageolent. Il se mouche bruyamment. Il manque de caractère, à première vue. Il est comme les autres. « Sa femme devait porter la culotte ! » Il se murmure qu’il se laissait battre. Mais tout le monde peut se tromper. Cocufier, c‘est possible. Il ne mérite plus de vivre.

    « Quel désert, dit Stabbs.

    « S’il était là, reprend Claire, nous serions tous à ses pieds ».

    Ils ruminent. Ce débris d’homme leur en impose. Ils se découvrent eux-mêmes très inconstants. Où se tient la scène ? ...autour d’une table basse, dans la partie du bâtiment où Stary-Jerzy, le tremblant, le bubonique, n’a pas accès. Dans une salle de séjour sans tapis, devant l’âtre froid. Le vieillard absent provient d’une première expulsion, celle du Vieillards’ Home. Il échoue ici même, plus près des deux gouvernantes que jamais. Il leur importe plus encore d’être définitivement débarrassées de cette sangsue immortelle. Prélude à tant d’autres.

    L’alcool est indispensable. Une bouteille de cognac, une autre de gin. Au-dessus d’eux court un réseau de poutres torses parfumées de Xylophène, Marque Déposée. Votons.

    Maladroitement, Claire apporte un melon d’homme mort.

    Gauchement, Anne tire d’un tiroir [sic] deux paires d’enveloppes.

    Vainement, chacun dépose en le cachant son bulletin, l’œil rivé sur le voisin. Le vote est NON. Stary-Jerzy exclus par trois voix contre une : celle de Claire. Elle s’est voilée pour clarifier la situation. Pour masquer ses incohérences, elle agite et secoue ses boucles blondes, sans aucun effet sur Stabbs, son ex-amant.

    Elle défait le premier bouton de son corsage. Rien. Tire de son sac à main une lettre :

    Gardez-moi avec vous. La pâleur de vos joues est gage de divinité.

    Stabbs éclate de rire. « Je n’éprouve aucun remords » dit-il « au départ de Stavroski. Ma punition viendra ».

    - Il ne savait rien encore, dit Claire : ma thurne regorge d’ennui..» (le public : « sa thurne » !… - « regorge » !) - lisant la suite : quand vous n’y venez pas ; songez que je suis veuf 

    - Il n’y songe plus lui-même ! dit Anne.

    - Veux-tu l’épouser ? réplique Noël.

    - Qui veut lui annoncer la nouvelle ? demande Stabbs.

    - Toi, dit Anne.

    - ...à quel titre ?

    - Nous en trouverons, reprend Noël. Certains pourtant trouveront un peu fort qu’un Stabbs » - il le toise - « ...se permette d’avoir des visées sur un pavillon sans chauffage, au fond du jardin. Nous irons à tour de rôle annoncer son expulsion. Tout en parlant de choses et d’autres. Le crime de l’Orient-Express.

    - Il sera vite convaincu, dit Claire.

    Pour jouer ce mauvais tour, peu importe qui parle. Il suffira de tirer au sort l’ordre des intervenants.

    Anne demande « pourquoi c’est pas les mecs qui s’y collent ». Anne répond que « les hommes, jusqu’à leur retraite, sont très occupés ».

    - Qu’est-ce qu’il faisait ?

    Pâtissier, tapissier, menuisier. Quelque chose en -ier

    - « Chier » ?

     

     

    x x x x

     

    « Que faites-vous là, Jerzy ?

    - La cuisine. Pour moi, et pour les chats. » Ces derniers n’appartiennent pas à la maison ; ils trouvent des gamelles prêtes, bien disposées.

    Jerzy tient une râpe cylindrique ; il serait étonnants que les félins apprécient le gruyère.

    Claire s’assoit sur une chaise : elle ne peut le sommer de partir tant qu’il se livre à cette activité.

    Il introduit la pâte dans le tambour, la fixe au-dessus par un petit levier, puis tourne la manivelle : il en sort de beaux copeaux blonds, Claire se lisse les cheveux. Dans l’évier la vaisselle forme deux tas : la propre qui sèche, la sale, empilée, sur la gauche.

     

     

    Une goutte tape sur un fond de poêle

    « Vous vous êtes bien habitué, ici.

    Mauvaise entrée en matière.

    - Oui ! (voix volontairement de vieux) - c’est surtout le jardin qui me plaît. »

    Une bande de terre entre deux bords de ciment, qui enserrent un rosier malingre, un hortensia rose et deux aloès. « Il faudra que j’arrache les mauvaises herbes. - Secouez les racines. - Rien à foutre, dit-il en polonais.

    Pousse là aussi un pêcher de deux mètres donnant sept fruits par an, gâtés avant maturité. Plus loin deux appentis en tôle.

    « Vous n’avez pas d’insectes ?

    - J’ai des oiseaux dans la haie, ça croustille. Ce sont des mésanges charbonnières.

    Stary-Jerzy si tu touches mon cul, quel beau prétexte !

    Mais il paye son loyer. Je l’aime bien quand même.

    À ce moment passe un chat sans nom. Il se faufile entre des planches verticales.

    Claire n’aime pas cette palissade. Elle va la démonter, dit-elle, avec Stabbs, « mon ancien».

    - Cette langue n’est pas la vôtre.

    - Je me prends pour Anne...

    -J’en doute. DDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDD

    Sous l’auvent règne un établi pourri, garni de flacons cylindriques bourrés de vis et de boulons. Tous deux visitent ce réduit, Jerzy traîne exprès des pieds, contemple les planches et le chat qui repasse encore. Il ne partira pas. Votre quotidien n’est guère exaltant, Stary-Jerzy ; moi, je travaille.

    - ...Vous visitez les Stary-Expulsés.

    Nous y voilà. Jerzy évoque ses rêves : « Le quotidien, de jour, est morne; le quotidien de nuit peut me passionner. Par exemple : je me trouve dans un vaste établissement aux murs tout blancs. Je passe dans des couloirs, des greniers. De vieilles archives aux portes qui ne ferment plus - le rez-de-chaussée fait hôtel - voulez-vous du café ?

    - ...Vous ne comptez pas un jour sortir d’ici ?

    - « Cadeau repris, cadeau volé ! »

    - Et le monde extérieur ?

    - Un sucre ou deux ?  ...je viens d’arriver, Claire. »

    (...dans ces hôtels, Jerzy est poursuivi ; monte à la course les escaliers. Entrevoit des grands lits défaits. On lui crie : Loyer ! Loyer ! Loyer ! «...j’arrive aux toilettes pour femmes – on secoue les portes ; les toilettes sont un labyrinthe, on aperçoit les chevilles humaines sous les portes, partout des fuites d’eau -

    - Les bibliothèques sont des labyrinthes…

    - ...j’arrive dans un cimetière

    - ...bibliothèques…

    - ...ma tombe n’a pas de nom, juste un cadre de planches de chant dans le sable, qui coule en dessous

    jjjjjjjjjjjjjjjjjjjnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn

    2

    il reconnait, de rêve en rêve, l’entrée du haut, prêt de la route à quatre voies ; l’entrée du bas dans un virage urbain, entre deux gros piliers cannelés – arrivé là dit-il. je ne suis plus poursuivi

    - Je venais vous parler des vieux Mazeyrolles.

    - Les pauvres ?…

    - Vous reprenez du poil de la bête, Stary-Jerzy.

    - ...du moment que je ne suis plus à  l’Asile…

    - Pour eux c’est pire que de mourir, Stary-Jerzy.

    - Arrêtez de m’appeler comme ça.

     

     

    - Nous avons visité dix expulsés. Vous êtes des privilégiés.

    - Je n’entre jamais chez vous sans y être invité. Sans rien vous coûter.

    - Vous ne nous convenez plus.

    - C’est trop brusque.

    - Vous n’avez pas cherché à savoir ce que sont devenus les Stary-Mazeyrolles, vos proches parents ? Deux expulsions en si peu de temps !

    - Ils étaient dégoûtants. Vous m’avez mis à leur place. Nous sommes enfin venus chez vous. Quant aux Lokinio : l’air était irrespirable. En si peu de temps. Le taudis à l’identique. Indécrottables.

    - Et Myriam ? Elle était dégoûtante, Myriam ?

    - ...Vous changez de sujet.

    - C’est votre dureté qui est en cause.

    - Myriam et moi ne nous aimions plus. Dès le Vieillards’Home nous avions cessé toute relation intime ».

    Claire écoute. Elle n’a rien dit mais pouffe ; imagine des scènes.

    - Myriam chez les femmes, et moi chez les hommes. On se donnait rendez-vous aux toilettes, seulement aux toilettes.

    - Pour vous dégoûter l’un de l’autre. Mais ça n’a pas marché.

    - Nous faisions déjà chambre à part autrefois. Le lendemain de notre 55e anniversaire. Mais au Vieillards’Home, nous aurions voulu retrouver notre lit complet.

    - Mais c’est dégueulasse ! s’écrie Claire, qui n’y tient plus.

    - Vous y viendrez, Claire, quand vous aurez goûté du marital.

    - Pourquoi pas,  Jerzy… Parlez-nous seulement des raisons de votre mariage.

    - On ne se marie pas pour des raisons…

    - Je parie que si.

    - Cinquante ans de galère…

    - ...de galère ?! …Jerzy !

    Anne à son tour demande  s’il a des enfants.

    - Les enfants sont la plaie du couple ! » Stary-Jerzy frémit.

    - Cessez de hurler voyons ! Rentrez vos yeux voyons ! Jerzy ! Pani Stavroski ! Vous avez un enfant ! Nous le connaissons ! Noëldieu dit Noël.

    Jerzy grommelle. - Un garçon. Jardinier. Boucher. J’aurais voulu qu’il devienne quelque chose comme ça : bien paisible. Bien gagner sa vie.

    - « Paisible » ?!

    - Pas beaucoup d’impôts.

    - Boucher, «pas d’impôts » ?…

    - Commis boucher [oujenik jejnitchy]

    - Pani Stavroski, qu’est-il devenu, le Fils ?

    - Professeur de littérature américaine à l’Université de Montréal.

    - Eh bien ! Pani Stavroski !

    - Ni bonjour, ni bonsoir ! Les études ! ni femmes ni bistrots ! ni homo.

    Claire éclate de rire.

    - ...un fier-cul ! ...moi aussi,j’ai fait des études ! en français, polonais, anglais !

    - On s’exprimait mieux, de votre temps, monsieur Jerzy.

    - Chez les bourgeois, mademoiselle Claire. Mon père était chef de gare, ivrogne et asthmatique. J’ai six frères et sœurs. J’étais le canard boiteux.

    - Que sont-ils devenus ?

    - Morts ou en retraite.

    - Ce ne sont pas des professions.

    - Il ne faut pas avoir d’enfants.

    - Trop tard.

    * * * * * * * * * * * * * *

     

    Au mois de septembre les deux sœurs ont reçu huit pêches : tavelées, chlorotiques ; arbre rongé par la cloque. Fruits d’arrière-saison, au goût de bergamote. Peau épaisse et veloutée, qui se pèle aisément. Elles remercient. « J’en garde six autres pour moi seul » dit-il. Parviennent à leur tour à maturité les noisettes, qui tombent à terre : le noisetier du voisin passe les branches au-dessus du mur.

    Il ne faiit plus grand-chose, Stary-Jerzy : gratter la terre, ôter les gourmands, déraciner les gerbes d’or en les cognant contre un piquet.

    «...une vie de feignant, dit Claire.

    - ...de nonchalant, reprend Jerzy.

    Il dresse l’escabeau, coupe les rameaux secs.

     

    * * * * * * * * * * * * * *

    Stary-Jerzy possède le privilège de conserver son ancien logis, en fond de jardin. Il s’y rend deux fois par jour. Il conserve là-bas, dans son refuge, une platine ou « enceinte », de grande qualité ; à la demande des deux sœurs et en dépit du froid, il ouvre les fenêtres ; à travers la haie, Claire et Anne, qui ne sont pas frileuses, bénéficient de programmes hors-normes. Elles qui ne connaissent que le soul ou le reggae apprennent Ferré, Tenenbaum dit Ferrat, Manset, soit la floraison des seventeen’s – eighteen’s. Ou encore, la Symphonie celtique, et toute une avalanche de classiques.

    « Il nous ennuie » dit Anne.

    - ...nous instruit », dit Claire.

    Un jour vient où le froid empêche l’ouverture des fenêtres, des chaises longues et des oreilles. Voici quelques répliques réversibles :

    - Il ne reçoit jamais personne.

    - Il est bien calme.

    - Ce n’est pas comme les Mazeyrolles. Qui recevaient d’autres vieux plus vieux qu’eux.

    - Des vieillesses plus dégueulasses…

    - Anne, voyons !

    Il est plus facile d’épier un seul vieux, au rez-de-chaussée, que deux, en fond de jardin.

    Un jour le froid empêche l’ouverture des fenêtres et des chaises longues.

    Stary-Jerzy parle à voix basse – avec Myriam dit Claire.

    « Tout de même… sa mort ne l’a pas rendu fou…

    - Tout le monde parle à sa femme en faisant la poussière.

    Anne émet l’hypothèse que le vieux vit en sursis.

    Elle fait des projets de mariage :

    « Quand je voudrai me promener, il n’exigera pas de conduire. Il ira où je voudrai.

    « Si mon genou me fait mal, il comprendra, et me le frottera du du même onguent que lui.

    «  Jamais de scène : il est en deuil. Il me parlera de ma mère le moins possible, car il est d’une grande délicatesse. Nous irons ensemble à Lencloître. Il jouera de l’orgue à Notre-Dame.

    Claire montre à sa jeune sœur une lettre jadis interceptée : Myriam écrivait La vie avec lui n’est pas de tout repos. Anne a répondu Je suis plus honnête que Mère et toi réunies. Tu es jalouse. Tu introduis ici ce vieux Polak sans même avoir eu le cran de l’expulser totalement de l’ancien pavillon. Mauvais exemple pour tous ; il peut se déclencher d’un jour à l’autre un jeu de chaises musicales incontrôlable. Je veux épouser cet homme.

    - Quand nous étions petites…

    - Nos petits jeux ne suffisent plus.

    - ...Hier soir tu ne t’es pas gênée…

    - ...c’était hier.

    -  Il ne manque pas d’hommes en ville.

    - Plus durs les uns que les autres,

    Claire : « ...avec Jerzy, ce n’est pas la dureté qui est à craindre - va donc le rejoindre».

    Ce jour, Stary-Polak, seul, écoute dans son antre Jean-Sébastien Bach, vitres closes. Les trente pas qui séparent Groszhaus du pavillon entravent les chevilles de Claire. Elle ne sait que faire de ces hommes qui tournent et eollent, et dont le corps pèse si lourd. Vous m’avez bien entendue. Anne veut vous épouser.

    - Mais c’est vous que j’aime ..». Il éclate de rire comme un jeune homme : pourquoi pas avec vous. Il la prend par les mains, la fait assoir à côté de lui. On ne me laisse pas le choix ? Je dois dire merci ?

    - Quelle que soit la femme, Jerzy, soyez réaliste.

    - Il y a trois mois j’étais sur le point d’être expulsé.

    - C’est une autre matière. Pourquoi riez-vous ?

    - Que penserait Myriam ? ...Qui frappe ? »

    C’est Anne, impatiente, anxieuse. Elle parcourt les pièces, celle que Jerzy conserve, de bonne acoustique, et les installations récentes de Stabbs ; les deux messieurs cohabitent à présent sur un pied de respect froid. Anne ferme dans son parcours les portes d’armoires bâillantes. Marque au feutre mauve les plus délabrées. Claire et Jerzy s’interrompent et surveillent ses faits et gestes, anticipant son installation. « Nous viendrons tout débarrasser cet après-midi. - Et Stabbs ? » Claire murmure « qu’il aille se faire foutre ».

     

    * * * * * * * * * * * * * *

     

    « Qu’est-ce que vous nous chantez, Jerzy ? ...on ne vous aurait interné que pour tenir compagnie à votre femme ?

    - Oui, oui…

    - J’ai horreur des sensibleries chez un veuf, dit Anne ; c’est peut-être votre vie commune, après tout, qui a rendu votre femme vulnérable.

    - Peut-être, peut-être ?

    - Et cessez de répéter chacune de vos paroles.

    - Myriam était devenue un vrai sac à larmes. Elle pleurait de pleurer.

    - L’avez-vous aimée au moins ?

    - Je ne m’en souviens plus. C’est Claire que j’aime.

    - Il faudra bien que moi, je vous suffise.

    Elle lui pose un baiser sur le front et détale.

    « Vais-je bander ?  pense Jerzy.

     

    * * * * * * * * * * * * * *

     

    Voici le repas de fiançailles. Il se tient dans le pavillon de Jerzy, qui l’occupe aujourd’hui tout entier. Cela permet de tout mettre au point, au détriment des plats, qu’ils soient engloutis ou jetés à la gueule. Stary-Jerzy en son antre n’a presque plus qu’un buffet brun, avec rosaces sur les portes.

    Première entrée

    Fait son entrée Mme Bove, seule, jeune, tout en rouge. Sa voix perce comme un clairon : « Mes enfants sont à la maison ». « Tant mieux » Claire ajoute que « ça ne fait rien ». Jerzy pense comment, Claire, tu aimes les enfants ? Ce qu’on dit, et ce qu’on pense.  Bove, placez-vous en face du buffet... » - tu en voudrais donc ?  ...vous qui appréciez les beaux meubles…  qui est cette femme que tu vouvoies ? - cesse tes messes basses dit Claire ; tu n’auras pas d’enfants de moi ; et ce buffet digne des Mazeyrolles… - ...il me semble l’avoir toujours eu devant les yeux, dit Jerzy précipitamment, « dès mon enfance.

    - Ta vue baisse ?

    - Mes souvenirs baissent, mieux que moi...

    - Et si vous vous occupiez de moi ? s’exclame Bove. C’est moi, l’invitée… vous permettez que je téléphone ?

    - ...mais comment donc !

    - Claire, je suis chez moi, c’est à moi de l’autoriser.

    - ...tu n’es chez moi qu’autant qu’il me plaira : ton ancien pavillon reste au fond de la friche…

    Stary-Jerzy grommelle sur la facilité d’accès au téléphone d’une parfaite inconnue. « Écoute-moi bien : ce sont tes fiançailles. Si tu t’obstines à faire à mi-voix des commentaires désobligeants…

    - ...je ne suis pas désobligeant…

    - ...ou déplacés…

    - Ce ne sont pas mes amis…

    Bove raccroche et se rapproche :

    « C’est plus facile, dit-elle. Nos enfants sont grands à présent… Nous sommes un peu à l’étroit, au premier ; mais nous pourrons bientôt annexer l’appartement du palier.

    - Rue aux Juifs ? lance Jerzy.

    - ...Quelle intuition ! C’est cela, monsieur Jerzy. J’ai l’air juif ?

    Anne rattrape au vol : Il y en a des rousses, puis c’est l’habituel échange de piques, « vous n’avez pas le nez juif », « qu’est-ce que le nez juif », lubies et bribes obligatoires.. Mrs Bove prend le dé de la conversation : « J’ai repeint les plinthes, le bois des fenêtres ; reverni les meubles.

    « Les meubles ! s’exclame Claire.

    - Toi, lui dit Anne : musique s’il te plaît.

    - Good bye stranger ?

    - Exactly.

    - Mais que se passe-t-il ici? dit Bove ; rajuste sa jupe.

     

    Seconde entrée

    « Anne, c’est à toi – Claire s’absente en cuisine fraîchement repeinte.

    S’introduisent – c’est agaçant – deux masques blancs, « faisant Venise ».

    « Eh bien c’est raté », dit Anne. « Vous portez des capes ? …pas même une épée ?...

    - C’est émouvant tout de même, dit Bove. Moi, je suis émue.

    - C’est que vous n’avez jamais rien vu (tournée vers les masques) vous ne parlerez pas ?

    - Je suis bien sûre, intervient Bove, que vous les reconnaîtriez ; il y en a un grand, et un petit ».

    Le grand masque se dévoile : « Nous n’avons pas été invités »

    C’est Noëldieu. Anne hésite à rire. Jerzy demande ex abrupto à Mrs Bove qui a bien pu l’inviter, elle. « Et l’autre masque » enchaîne Anne, ne peut-être que… - Stabbs ! Je me présente : Stabbs ! »

    Claire revient. Mrs Bove, jouant les superflues, précise à Jerzy que tout bien considéré, elle n’aurait pas dû abandonner ses enfants « là-bas », qu’elle s’est décidée « vite vite », que Claire (à mi-voix) se montre « bien bizarre » en un tel jour - « sans aller jusqu’à dire qu’il faut se méfier d’elle », « mais je ne sais jamais vraiment ce qu’elle veut ; et vous ? » - Stary-Jerzy dans un souffle : moi non plus… Claire s’agite sans but comme une hôtesse qui reçoit, Anne s’exclame sur les faux dominos de Venise, les retourne sur la doublure, les ôte et les suspend, Claire essaye tour à tour les masques. Les replace sur eux, leur ôte à nouveau « ces affreuses larves blanches ». « C’est effrayant » décrète Claire. « Je les confisque. En attendant, servez l’apéritif »/.

    Stary-Jerzy, à voix basse : « Pourquoi sont-ils venus ? même Noëldieu soi-disant mon fils, ne m’aime pas.

    - Et l’autre ?… le British ?

    - Son ami.

    - Pédés ?

    - Non ?

    - Bourrés ?

    - Oui, dit Mistress Bove.

    Stabbs écoute en coin. Il comprend parfaitement le français et le polonais : . « Nous avons bâti de nos mains cette maison où vous êtes ; sans permis de construire. Nous avons tout hypothéqué ».

    Stary-Jerzy, lui-même polonais, pense détecter dans l’accent de Stabbs de lointains accents de Louisiane. « Fausse piste » souffle Bovette. Noëldieu fredonne une assertion proverbiale : « Quand le bâtiment va... » (tout va, tout va). Son fils prend une voix de tante. No comment.Tout le monde se dirige vers le buffet. Stary-Jerzy se trouve un instant seul avec Mrs Bove, qui secoue ses cheveux roux sur son col rouge. Stavroski observe que devant lui, les femmes secouent souvent leurs cheveux ; Bovette, avant de se lever, siffle son fond de Porto. Jerzy aimerait habiter une chambre, sans morte dedans, où rien ne changerait jusqu’à sa mort. C’est le moment que choisit la charmante Lady pour soupirer j’aimerais tellement voyager Jerzy dit c’est cela, passer d’hôtel en hôtel d’une voix sombre, puis tous deux rejoignent le cocktail.

    Fin de la deuxième entrée

    « Que sont devenus les enfants des Noirs ?

    - Tous mariés » grommelle Jerzy.

    - Avez-vous remarqué, fit la rousse, passant d’un sujet à l ‘autre, comment tous nous laissent seuls ?

    - Ils se soûlent à la cuisine.

    - Pourtant je n’éprouve aucun plaisir à rester avec vous.

    - Ni moi, croyez-le bien, Mrs Bove. Je me souviens d’un bijoutier pédé…

    - Parlez donc, monsieur Jerzy – poursuivez vos propos déplacés…

    - ...il s’était fait dépouiller par sa femme. 800 000 francs de biens immobiliers se sont évanouis.

    - Vous n’en aviez aucun souci, en ce temps-là ; vous vouliez une seule chose : entendre parler de votre femme morte. Et vous aviez horreur de l’accent des Antilles.

    - Pourquoi Claire vous a-t-elle confié tout cela ?

    - Votre bijoutier se plaignait sans cesse de ses déboires et mésaventures. Même Claire était fatiguée de lui.

    - Son ancien amant, bijoutier volé, doit demeurer au Vieillards’ Home.

    Mrs Bove éclate de rire : « Où avez-vous pris votre anglais ? Il faut dire Old People’s House. Il est mort, votre bijoutier. C’était le plus encombrant des locataires de Claire.

    - Il a été expulsé, puis mort ? ...Mrs Bove, vous faites l’intéressante avec moi. S’ils nous laissent seuls, c’est pour que nous nous pârlions. Pour nous marier.

    - Mais c’est avec Anne que vous vous fiancez.

    - Vous serez ma maîtresse !

    - Vieil impuissant !… J’ai confié mes enfants à des amis, dans un ,jardin. Ils sont bien couverts. Ils ne risquent pas le rhume. Je ne veux pas vivre avec mes trois fils, plus vous, dans un appartement de trois pièces. Ils sont jeunes. Ils ont tant besoin d’espace !

    - Il me reste quinze ans à vivre. J’ai besoin de TOUT mon espace.

     

    Surviennent les enfants

    « John, Juanita, Soniechka, jouez dans le jardin. » (vers Jerzy : « deux de mes garçons sont des filles » (aux enfants) « restez de ce côté-ci de la haie ; n’arrachez pas la haie ; ne creusez pas de trous dans la pelouse.

    - Claire ! s’écrie Jerzy ; vous voici ! Où étiez-vous tout ce temps ?

    - Nous revenons tous, dit Claire. Sais-tu que le bijoutier est mort ?

    - Tu m’annonces la nouvelle avec le sourire aux lèvres ! il y a longtemps que je le sais.

    - Maman, est-ce qu’il y a de grands jardins après la mort ?

    - Mort, comme Myriam, complète Stary-Jerzy.

    Claire, à Mrs Bove : « Ça lui passera ». Se tournant vers Stary-Jerzy ; « Vous ne nous facilitez pas la tâche aujourd’hui : teigneux, résigné.

    - Pourquoi m’avez-vous abandonné si longtemps pour ces deux masques, mon fils et votre ancien amant, Staabbs et Noëldieu ?. Pourquoi ces enfants libérés dans mes pattes ? Pourquoi ne puis-je pas voir ma fiancée, Anne, ta sœur ? Mrs Bove est charmante – mais pourquoi la lancer sur moi « 

    Faute de mieux, Miss Bove a ri.

    Jerzy l’imite.

    X

    X x

     

    Violents coups de klaxon côté rue. Claire se précipite au pas de charge à travers le jardin, en même temps que Stabbs et Noëldieu disposent à toute vitesse sur la table les charcutailles. Hurlements à l’extérieur, irruption par la porte-fenêtre : Claire tient tête entre deux vieux homme et femme. Stabbs et Noëldieu automatisent leurs gesticulations mortadelles ? mortadelles ? « Qui va nous prendre en charge ? crie le vieux. Il a plein de poil, barbe et moustache, autour de sa bouche ronde. - Mais c’est Eugène ! répond Stary-Jerzy « libéré ? cavalé ? »

    . À partir de là tout le monde s’est mis à crier.

     

    Claire prend Jerzy à part : «Comment peux-tu le reconnaître ? - Je me souviens de tout le monde ». La vieille Alphonsine s’écrie dans le brouhaha qu’ils sont relâchés, sans plus savoir où aller. Réclame de l’alcool, « comme à l’asile – parfaitement ! le personnel nous donnait de l’alcool ! » C’était la prescription pour les intoxiqués. Mais il avait fallu payer le pétrole, et la vieille ne le digérait pas. « C’est un comble », répétait Claire. Ça la calmait. Noëldieu l’invitait ici même, avec son homme Eugène : « Regardez l’heure. On ne peut pas faire autrement » ; Stabbs le Roux, ex-amant, propose plaisamment de les accueillir chez lui. Claire le pousse du coude, il se tait. Oncle René sorti de ses fourneaux l’engueule en sourdine « je t’ai prêté mon pavillon, pas pour y faire venir n’importe quoi.

     

    54 - 29

     

     

    - Ce sont mes amis ! - Quels amis ? » Eugène et Alphonsine se sont tus, bouches bées devant les mortadelles. Claire prend l’oncle par le bras et le ramène bougonnant dans sa cuisine : « Chacun chez soi.

    - C’est ce que je dis » répond René.

    Se mettre à table ne résout rien. Rosette et amuse-gueule. Rôti. Personne ne croit à ce qu’il mange. Eugène et Alphonsine se nourrissent proprement, ne boivent presque rien, oublient leurs griefs comme deux vieux buveurs. Ils verront plus tard où coucher. L’asile est loin derrière eux. Stary-Jerzy leur passe les meilleurs morceaux. Il leur demande s’ils connaissent les Maseyrolles. Eugène rapproche les sourcils, se tord la barbe. Alphonsine déglutit en roulant ses petits yeux.

    « ...Voyons, les cousins de Myriam !

    - Quelle Myriam ?

    - Ma femme ! Celle qui est morte ! »

    - Décrivez-les, ces cousins, annonce Eugène en se curant les dents.

    - ...La vieille n’a qu’une dent, sur le devant. Elle soigne sa chevelure à l’oxygénée vingt volumes. Quand elle gueule ça s’entend. Elle ne parle jamais de la mort.

    - Évidemment dit-il dans sa barbe.

    - Je m’en fous, braille Alphonsine, cette vieille est tout le contraire de moi : brune, piquante, le nez fin…

    - ...qui fut, qui fut, rectifie Eugène.

    - « Qui fut ». Pourquoi voulez-vous nous parler de ces gens ?

    - Ils n’étaient donc pas avec vous ?

    - Où çà ?

    - À l’asile.

    - ...Tu vois, Eugène : le monsieur n’a pas peur des mots ».

    Stary-Jerzy leur confie à l’oreille, même sourde, comment les Mazeyrolles l’ont supplanté, derrière la haie du fond : ils râlaient comme des putois, ils reprenaient leurs sales habitudes de taudis, là, derrière : « Tout mon entretien foutu »… Soudain, précisment, tous sans exception les voient passer en douce, les Mazeyrolles,sortis de leur parcage, à travers toute la salle à manger, haillonneux, graillonneux, longeant subrepticement les dos de fauteuils de table. C’est intolérable.

    TAPUSCRIT 57

    Claire, à gauche, se rengorge dans un contentement inexprimable.Elle vit dans son monde. Elle ressemble à une Vierge dAnnonciation.

    Les Mazeyrolles se crapahutent en boitant vers les pièces du fond.

    « Que veulent-ils ? demande Mrs Bove.

    - S’agiter, s’agiter ! avant disparition prochaine, dit Stabbs la bouche pleine.

    Les Mazeyrolles disparaissent.

    Ils occupent deux pièces encombrée de toutes les armoires qu’ils ont pu posséder ; rien déplacé, rien vendu. Le vieux Mazeyrolles revient seul sur ses pas et bouche toute la porte. Il pèse 100k, il n’a pas ôt son

    É 57

    béret. D’une voix sourde et ferme, il précise qu’il est revenu sur ses pas, exprès : il s’est réinstallé, avec sa femme ; la maison du fond sera toujours assez grande ; il a toujours acquitté son loyer, sa part d’eau, de gaz, d’électricité – il mourra d’un coup.

    Il se tourne, redisparaît.

    C’est le moment que choisit Anne, 23 ans, cheveux bruns, teint mat et lèvres rouges, pour s’écrier :

    « J’aimerais un premier rôle ».

    - Ta gueule, dit le vieil Eugène, la bouche pleine (on mange beaucoup pendant les repas).

    Alphonsine lui fait observer ceci : « Tout le monde parle la bouche pleine ici ; ce n’est pas une raison pour t’y mettre ».

    Toute la table insiste en chœur : « Anne, exprime-toi, dis-nous ce que tu as sur le cœur ».

    Anne répond qu’elle est jeune, qu’elle voit trop de vieux à cette table, qu’elle ne veut pas voir défiler

    toute la vieillerie du monde ; « Nous avons le droit et les moyens de virer tous les viocs autant que vous êtes » ( hurlements de rire) - «...de confisquer leurs appartements, et de vous coller tous aux fins fonds de l’asile » (on rit beaucoup moins) – elle ajoute qu’elle était faite pour un destin exceptionnel, avec amour, mystère et respect ; que tout est allé sur la sœur aînée : « Il n’y a ici que des hommes rassis

    É 59

    qui gratteront leurs croûtes sur mon lit de noces ! » (« même si je montrais mon cul, pense-t-elle, personne ne le verrait » ? Le rôti reste dans la gorge de Jerzy. La discussion devient générale et s’embrouille ; par exemple, Jerzy se demande ce qu’il va devenir : « Les vieux veulent me chasser ; or je n’ai que 68 ans – eux, quatre-vingt cinq. Ils sont toujours ici. Jusqu’à la mort. Myriam, de l’au-delà, me les envoie ». Eugène et Alphonsine, qui se sont envoyés tout seuls, dévorent : lèves pincées, nez en couteaux. Eugène porte la barbe, il est chef de gare en retraite, parle comme un pasteur. « Les Mazeyrolles ont occupé, illégalement, une partie de chez moi ». Claire a répondu qu’ils étaient chez eux, et que lui, Jerzy Stavrovski, jouissait d’une faveur… « Nous avons connu les Mazeyrolles, dit Alphonsine entre deux bouchées ; ils menaient un raffut terrible. C’était par-derrière chez nous. »

    - Ils envoyaient leur chèvre brouter entre les voies, dit le chef de gare en lissant sa moustache. Elle a failli faire dérailler le Calais-Bâle.

    - Ils s’introduisaient chez nous, ajoute Alphonsine. La bonne femme soulevait le couvercle des marmites : « Ça sent pas bon, là-dedans. Vous allez manger de ça ? »

    - Ils étaient encore tout jeunes, dans les 55. Ils montaient dans les wagons sans payer. Leur fils a menacé un de mes contrôleurs avec un schlâsse à cran d’arrêt.

    - « Ses » contrôleurs : ça le reprend – pas plus à toi que le reste.

    - Le cran d’arrêt c’est vrai. J’ai balancé le fils sur le ballast. Et le couteau » - il le tire de sa poche - « je l’ai gardé ».

    Un murmure parcourut l’assistance

    - Posez ça, Pépé.

    - On ne me dit pas « Pépé ».

    - D’où tenez-vous ça, dit Mrs Bove, on ne vous l’a pas confisqué à l’asile ?

    - On ne dit pas « asile », dit Jerzy.

    Alphonsine calme ses voisins, se ressert du vin, confirme que les Mazeyrolles ne sont pas des saints, ni personne de leur famille. Myriam non plus, d’ailleurs, n’était pas une sainte. Stary-Jerzy demande pourquoi. Alphonsine s’embrouille, parle d’une rivalité amoureuse, « dans le temps » ; Stary-Jerzy a complètement oublié : « C’est de l’invention ».

    Eugène lui rappelle d’un ton pontifiant que « sous l’Occupation, parfaitement », il avait fourni des listes de réquisitions : tant de bœufs ici, tant de lapins là.

    « Tu confonds avec mon oncle, imbécile, dit Jerzy.Je n’avais que 17 ans.

    - À cet âge-là y en avait qui résistaient.

    - Moi je me cachais.  Et les Mazeyrolles ?

    - Tout ce qu’il y a de plus péainistes, jusqu’au 30 juillet 44.

    Claire : « Eugène, Alphonsine, vous êtes de mauvaises langues. Vous êtes tous vieux, tous du même quartier, avec de la couperose. Je vais tous vous virer de chez moi.

    Alphonsine nasille que les Mazeyrolles y sont bien. Jerzy va leur demander « ce qu’ils pouvaient bien faire, eux, pendant la guerre. Mrs Bove mange. Elle est bien la seule. Anne intervient :

    « Vous arrêtez vos engueulades ? On n’entend que vous, c’est des histoires de vieux, on n’en a plus rien à foutre.

    - Je paye mon loyer.

    - Quel loyer, Stary-Jerzy ? Ça fait trois mois qu’on n’en voit pas la couleur. On ne vous demande rien, notez…

    - Je veux savoir ce qu’ils faisaient sous l’Occupation. Les convois ont bien été transportés par chemin de fer ?

    - J’ai fait de la Résistance, clame Eugène, barbe en bataille. Parfaitement, pour bloquer les départs de trains ». Tout le monde détourne la tête, gêné. Après les avoir favorisés pendant quatre ans.

    - C’est tout ce qu’on a pu faire ! crie Alphonsine, le nez pincé à tout rompre.

    - Vous nous faites chier avec votre guerre ! gueule Anne. Tout le monde se détourne, gêné.

     

    Les Mazeyrolles, énormes, ressortent de leur appartement, titubant sous leur graisse.

    « Qu’est-ce qui se passe ici ? dit la vieille édentée.

    La salle à manger regorge. Toutes les portes intérieures sont ouvertes.

    - Comptez-vous, dit le vieux Mazeyrolles, pas encore mort, béret, des yeux bleus châssieusx.

    - One ! dit Mistress Bove, infoutue de dire « un » en français.

    - Two ! dit Jerzy pour se foutre de sa gueule.

    - Trois ! C’est Claire.

    Anne : « Quatre ! »

    Nicolas : « Cinq! »

    Stabbs : « Six ! »

    On s’arrête là. Sinon on n’en finirait plus. Plus Eugène, plus Alphonsine ! jamais ils ne tiendront tous. L’asile a relâché ses proies.

    «  À Varsovie, nous serions à notre aise ! s’écrie Stabbs ; il regarde en biais Stary-Jerzy, qui dédaigne. Mais le Polack lui souffle : « Vous partez après le dessert, n’est-ce pas ?

    - Il doit à son propriétaire, susurre Claire, trois bons mois de loyer. J’ai mes renseignements. Stabbs n’a rien perdu des commentaires en sous-main. Nicolas Long-Nez : « Il peut loger chez moi ; je ne demande pas grand-chose. - Mais il le demande et l’obtient, murmure Claire. Un grand relent d’homophobie suinte de cette flaque… « Maintenant que ma mère est morte » - Myriam ! - tout est permis ». Claire s’aperçoit qu’il va proférer des énormités. Elle en sort une : « Je suis enceinte ! » Applaudissements. « On ne s’ennuie pas, chez vous » dit Mistress Bove à Stary-Jerzy.

    Le drame se précise. Stabbs disparaît en sursaut, ressurgit avec les desserts. Il est devenu rubicond, Nicolas le fixe avec furie : « Toi ! Toi qui disais que la reproduction est le pire fléau de l’espèce humaine !

    - Je t’explique…

    Anne supplie qu’on cesse de s’expliquer ; sa migraine enfle ; on crève de chaud.

    « Il n’y a rien à expliquer » réplique Nicolas. Il tire trois balles sur son ami qui s’effondre dans les plats de crème. Alphonsine, ravie et malfaisante, se précipite sur le téléphone.

    - Puisque c’est comme ça, dit Claire, je ne le suis plus.

    Eugène et Mazeyrolles, costauds pour leur âge, transportent Stabbs dans une chambre. Il meurt dans la nuit. Claire s’éclipse, pour cacher son indifférence.

    20 août 1991: Nicolas S. arrêté pour meurtre, se rend sans résistance.

    20 février 1992 : déclaré irresponsable au moment des faits, il est transféré à l’hôpital de Cadillac.

     

    « Le patient S. a fait montre d’une bonne volonté exemplaire dans le suivi du traitement proposé. Il s’est toujours comporté avec une grande douceur, serviable, raffiné. Nous envisageons de le faire bénéficier de permissions de 24h.

    Cadillac, le 15 mai 1992

     

    « NICOLAS SGUIERS ? …Regarde-moi bien en face. Tu ne m’as jamais vu. Pourtant je t’attendais. Et si tu me dévisages, ma tête te rappellera quelque chose : la peau rouge, les tifs en pétard, les yeux au fond des trous… rien du tout ? ...allons, petit demi-frère… ?

    - J’ai changé dit Nicolas, beaucoup changé.

    - Lui aussi. Même qu’il est mort.

    - Tu veux que je paye ?

    - Ni argent, ni vengeance – juste curieux

    - Il ne m’as jamais parlé de toi

    - À moi, si. Mon demi-frère à la vie double. Tu ne l’as pas connu. Mais moi je te connais.

    - Je ne me reconnais plus.

    - Un grand calme, qui s’excite d’un seul coup. Il n’a pas de personnalité. Il sème la merde sans crier gare : des farces, des gros repas, puis plus rien. Hétéro. Taré.

    - Je te demande pardon pour ton frère.

    - C’est ce qu’on dit à Cotonou.

    - Pardon ?

    - Rien.

     

    X

     

    Ont commencé trois mois de déménagements incessants. Le demi-frère du mort prend soin de l’assassin. Il met toutes ses relations à son service : nourriture, abri, vêtements.

    Bibatts est lui même un malfrat, rangé des voitures. Il travaille à B., dans une imprimerie. Aux moindres inquiétudes de son protégé, il l’installe dans une autre rue. Bi-B atts possède un bon réseau ; il pourrait repiquer, mais préfère décidément des eaux plus calmes. C’est Nicolas, fils de Jerzy, qui râle. Son long nez, sorti d’on ne sait où, le rend parfaitement reconnaissable. Il ne veut plus passer sa vie dans les couloirs d’asiles. Au milieu de l’été cependant, Nicolas veut revoir sa famille, ses nièces, la maison où il est tombé fou. Bibatts ne le désire pas moins ; pour la forme, il envoie des piques : « Ta mère te manque. La patronne.

    - Je n’aurais jamais dû me confier à toi.

    - Tu n’as pas changé. Mon demi-frère disait - c’est bien toi qui l’as tué, non ? il est à toi, tu le gardes.

    - Je ne l’ai pas fait exprès.

    Bibatts pourrait se fâcher. Il éclate de rire.

     

    X

     

    « C’est le vent » dit Claire.

    Anne dit que c’est Nicolas.

    Nicolas n’est pas venu seul. Avec Bibatts, il enjambe fenêtre du rez-de-chaussée. Il fait nuit, les deuix hommes sont passés par derrière. Bibatts présente pour rire un schlasse. Les filles reculent c’est une blague dit Nicolas juste une blague.

    - Qui est celui-là ?

    - Le demi-frère de Stabbs.

    À l’évocation de son amant, les narines de Claire se pincent. La ressemblance est forte, malgré vingt ans de moins, et sans la moindre distinction. Les répliques sont attendues. Elles s’égrènent comme suit :

    - Vous êtes fous.

    - Nous sommes surveillés ;

    - Ils n’y penseront jamais.

    - C’est trop gros.

    - On vous cachera.

    - Il ne faudra pas sortir.

    - ...Donnez-nous de l’argent monsieur Stabbs…

    - Bibbats ; le Stabbs est mort. Mon demi-frère mort et moi ne sommes pas des assassins. Nicolas est  l’assassin de mon frère. Aux F.D. il se fera nommer « Bériko ».

    - « Fous Dangereux »

    - Nous l’appellerons aussi Bériko reprend Bibbats.

    Quelqu’un : « Pourquoi êtes-vous revenus ici ? »

    Bibbats répond qu’il n’a jamais mis les pieds ici, justement. Il est simplement « curieux de nature ». Anne suppose une « expédition punitive » - Je suis doux comme un agneau réplique Stabbs. Nicolas peut vous le dire. Vous nous accueillerez du mieux que vous pouvez. Ici la place ne manque pas, ni les doubles issues ».

    Tout le monde s’assoit, tout le monde discute (« c’est le genre de la maison » dit Anne). Nicolas, calmé, demande à voir Jerzy, qu’il pense être son père. On lui répond qu’il dort , que les Vieux Mazeyrolles sont revenus dans le pavillon, derrière la haie, qu’ils dorment eux aussi (« les vieux, ça dort »). Alphonsine et Eugène, le chef de gare, n’ont pas voulu repartir non plus, chambre 13. Bibatts ricane en se resservant de scotch. Nicolas : « Vous ne pouvez donc pas vous débarrasser de vos grands-parents, à votre âge ?.

    Nicolas éprouve de grandes difficultés en matière de généalogie.

    Claire fait observer à sa jeune sœur qu’elle a « entretenu » sa mère « jusqu’à sa mort ».

    Anne fait observer à sa sœur aînée que c’est leur mère à toutes deux, mais qu’elle-même, Anne, a « changé ». Claire : « Maman nous changeait, à présent c’est toi qui changes ? » Anne répond « Ta gueule ». Bibbats finit son scotch d’un trait et demande où dormir, « puisque tout le monde dort ». - Nous vivons en vase clos,dit Claire. Nous nous suffisons à nous-mêmes. - Claire, qui a prévenu les flics juste après l’accident ? - ...le meurtre, rectifie-t-elle ; c’est Alphonsine. Sans elle, tout pouvait s’arranger. Entre nous. Mon demi-frère avait bien plus qu’un an à vivre. Anne donne à Nicolas trois jours pour se faire arrêter.

    - Raison de plus pour faire vite.

    Tous se mettent à boire, en silence. Tous vont se coucher. Des ronflements s’élèvent.

     

    BIBATTS ET NICOLAS DANS LE MÊME LIT

    Il n’existe qu’un seul lit.

    « Nicolas, tu dormiras par terre. Tu es l’assassin de Stabbs

    - Pas question. Nous serons sur le même lit, habillés.

    - Nicolas, n’enlève même pas tes chaussures.

    - Je me lave les pieds, je lave mes chaussettes.

    Ils vaporisent du désodorisant.

    Si on les découvre, ils seront habillés, côte à côte, en chaussettes ; bien écartés sur les deux bords du lit, séparés par un traversin. C’est ainsi qu’ils se parlent, doucement, lourdement, dans le noir. D’abord, ils déplorent le bruit de la rue :

    « Même pas moyen d’allumer la veilleuse, se plaint Bibatts.

    - Ne chipote pas. Crève.

    La lumière bleutée de la rue découperait leurs profils.

    « Si tu es revenu, c’est que tu as un plan.

    - Mes nièces n’ont pas d’argent, dit Nicolas.

    - J’ai un plan.

    - Tu veux nous faire passer pour des salauds ?

    - Il nous faut un certain temps, dit Bibatts.

    - Je ne nous donne pas trois jours avant de nous faire arrêter.

    - Pas dit, Biriko. Nous allons d’abord nous planquer dans le pavillon du fond.

    - Il est plein.

    - Eugène et Alphonsine vont vouloir se recaser ici même, sur la rue. Çane va pas traîner. Stary-Jerzy peut conserver le pavillon du fond : il ne sera pas dangereux. Nous sommes dans un asile médical. Indélogeables. Mon plan est celui-ci : tout vendre.

    - Mais… nous ne sommes pas propriétaires !...je n’ai tout de même pas fait exprès de tuer le Bijoutier.

    - Ta froideur m’exaspère.

    - .La tienne aussi. Assassin.

    - Tu vas me faire le plaisir de me filer tout l’argent de mes nièces.

    - Elles n’ont pas d’argent. Stabbs me l’avait dit.

    - Les immeubles me reviennent. Je suis le fils de Georges.

    - Ce qui reste à démontrer.

    - Je te promets de disparaître ensuite avec toi. Napier, New-Zealand. J’ai un réseau. Tout un plan – des coups – appelle ça comme tu veux. Anne est sensuelle. Travaille-la au corps ; ton défunt frère a emballé Claire. Tu peux bien draguer la petite.

    - Tu es dingue Nicolas. Criminel, dingue et dangereux.

    - Je me charge de Claire. Elle le fait sans arrêt. Pour l’instant seule. Peut-être avec sa sœur.

    - Tes cousines…

    - Demande une dispense au pape.

    Bibatts n’est pas convaincu. Il objecte ceci : les deux petite-filles Mazeyrolles voudront expulser jusqu’au dernier des occupants. Surtout Alphonsine. Eugène. Les deux ivrognes. Où qu’ils se trouvent. « Y compris dans cette maison même, où ils ont eu le toupet de revenir prendre part au repas, juste libérés de leur désintoxication ; ils n’ont pas bu une goutte d’alcool. Quant à Stary-Jerzy, il n’est pas à l’abri. Personne n’est à l’abri d’une expulsion. Leurs fonctions de garde-chiourme leur pèsent. ».

    Nicolas change de sujet. Il a tué Stabbs sans préméditation, la chose le hante, il y revient sans cesse. Il se juge sévèrement, mais trouve aussi que les Sœurs exagèrent. Elles empoisonneraient volontiers dit-il tous leurs pensionnaires, en faisant macérer des pièces verrt-de-grisées dans leurs tisanes, comme la mère Cibot pour son mari. Le frère de Stabbs hausse les sourcils, n’ayant jamais ouvert un livre de Balzac. Il vit avec l’assassin de son frère, un vrai Caïn ; tend l’oreille à ses jérémiades et perpétuels remords sans le moindre état d’âme : ayez des demi-frères… Il couche avec lui, sans ôter plus de vêtements qu’il convient. Rabaisse les exagérations fantasmatiques de Nicolas qui voudrait, pour s’alléger sans doute, que les Sœurs couchent ensemble, et nues : « Tu exagères » dit Bibatts.

    Le temps clair contrarie le projet des deux hommes, sur lequel nous manquons d’indications. Ils s’exhibent en compagnie dans le petit parc, de la Maison Mère au Pavillon, puis du pavillon à la maison mère. Et la police ne vient pas, comme si le secret s’était déplacé au bout du monde, où le Noir bijoutier partage la couche du Blanc assassin. Les deux hommes décident enfin d’adopter deux lits différents. Les circonstances peu à peu font chemin dans leurs âmes. Ils méditent une autre complicité, plus active. Il y faut plus de précision que pour une course en haute montagne. Mais ils se montrent. Chacun leur suppose un complot, mais seul aujourd’hui concentre les blâmes leur exécrable exhibitionnisme.

    X

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    Mrs Bove est venue s’acquitter de son loyer. La Maison Mère accueille autant de locataires qu’un hôtel. Les enfants, les animaux, sont encore interdits. Mrs Bove abandonne les siens à des subalternes à deux rues d’ici. Elle les appelle « mes gens », my servants. Cela fait sourire. Il règne ici une grande immoralité, une scandaleuse impunité. Les assassins bientôt s’y feront purificateurs. Parfois ils se dissimulent, mais si mal que chacun les découvre. On y voit la preuve d’un redoublement de perversion. Miss Bove les surveille avec la discrétion qui lui est si particulière. Elle se tient près de leur porte, couloir 3. Quand ils se sont renfermés avec toutes les mimiques précautionneuses possibles, elle colle l’oreille au bois du battant.

    Ce jour de loyer, elle place la bouche au niveau de la serrure, une grosse lucarne à l’ancienne : elle flûte alors par le trou leurs identités successives, leurs domiciles, et la raison qui les leur a fait quitter. C’en est trop. Bibatts dit Biriko et Nicolas sortent d’un coup ensemble et lui font face avec insolence. Miss Bove explique aimablement que le vieil Eugène en remontrerait à deux détective. Elle rit avec embarras : « Votre meilleure protection est la complicité de tout le quartier »

    - Tu noies le poisson, lance Bibatts.

    Le tutoiement la choque. Elle paie sa quote-part du bon repas, rafle ses gosses et s’esquive chez elle. Claire, Anne et les deux clandestins, fils de Stary-Jerzy et Stabbs, noir et bijoutier, se dévisagent. « Vous pouvez aller et venir à votre guise » dit Claire. « Dans le parc, naturellement ». Ils demandent d’une seule voix où est Jerzy. Devant le mutisme des sœurs, ils se dirigent d’un pas décidé vers le Vieillards’Home. À ce moment Jerzy ressort des cuisines : « Croissants ! Croissants chauds pour tout le monde ! » Sa bonne humeur sonne faux. Son domaine, réduit de moitié, le ronge.

    Il assigne à chacun sa place, joue les bourrus, dispose les croissants. C’est lui le plus jeune de tous. Il bouscule les vieux couples assis. Sa gêne disparaît. Il se répète intérieurement je suis seul et légitime occupant mais qui le lui conteste ? « Manque de place » d’après elles. Il serait bien de s’équiper à huit, huit vieillards bien décidés pour expulser « en bonnet de forme » il n’a jamais bien compris – ces sœurs faussement vertueuses et répartisseuses de paquets de vieillerie. De quel droit se sont-elles arrogé le privilège d’accueillir ou refuser, faire danser ou précipiter ces corps perclus d’une chambre, d’un pavillon, d’une pièce à l’autre ? Il en faut huit - pourquoi huit ? 

    Tulle,boudin, Célestin

     

    Saurait-il compter jusqu’à huit ? Les énergies restent virtuelles. Les Mazeyrolles, sœur et beau-frère, opinent et ne décident rien, Alphonsine picole et gueule, Eugène fait chorus entre deux fonds de ballon.

    Croissants ! Thé ! Lait, café…

    Il passe d’une pièce à l’autre ensoleillée, deux ou trois familles par pièce, l’ambiance est telle.

    « Bonjour.

    - Vous êtes Nicolas ?

    - Votre fils.

    - Paraît-il ». Georges, tasse et soucoupe en main, le considère par-dessous : « Mais non, Biriko, ou Bibatts : nom et surnom. Si vous prenez en plus celui de votre ami, je ne peux plus m’y retrouver. Vous êtes le frère de Stabbs le Noir, que mon soi-disant fils a estourbi ».

    Nous n’avons jamais vu chez Vieux-Georges la moindre trace d’émotion. Heureux homme. Pourtant cette fois la tasse et la soucoupe tremblent dans sa main. Il les pose : « Que revenez-vous faire ici ? » À son tout Nicolas paraît dans l’embrasure. Bibatts est fondre. noir et toujours bijoutier. Il était impossible de les confondre. Vieux-Georges est p lus troublé qu’on ne pense, Plus retors peut-être. Les deux nouveaux venus debout échangent un regard : ils se savaient attendus, non pas méconnus. Méconnus exprès. « jJ ne vous attendais pas » prétend Gorges, Qui reprend tasse et soucoupe. Qui s’empresse à l’abri thé chocolat café Biriko le saisit par le bras :

    « Qui vous commande ici ?

    - Je sers le café du matin… je suis le plus valide » s’excuse-t-il.

    - Réfléchissons, dit le Noir. Ils vous ont mis sur la touche. Même à l’article de la mort – de votre mort.

    - Je ne le fais pas exprès.

    - C’est le mot, papa. Ces quatre vieux pensionnaires vous rongent l’espace, à leur service.

    - Mon fils » (pour la première fois), j’ai 71 ans, le temps fait son œuvre.

    - Nous ne te sauverons pas, ni moi, ni le survivant (montrant Bibatts).

    - Que voulez-vous ?

    Les deux hommes repartent en se tenant par les épaules. Il entend Nicolas demander que voulait-il dire ? En face de lui se trouvent à présent les deux sœurs, Anne et Claire, bâillantes et sortant de leurs deux chambres en chemise de nuit. Comme si chacune et chacun défilaient devant lui, pour la revue. Il restait là, faux maître d’hôtel, mains tremblantes. Menaces des hommes, menaces des femmes. Qui sont ces êtres sortant de ma lampe. Que s’est-il passé pendant son absence ? Pourquoi lui demandent-elles s’il a vu « le vieux schnoque et ses bêtes » ? ...en existe-t-il un semblable ? ...il ne connaît personne qui s’enferme avec ses chiens. Le cerveau joue des tours. L’humour aggrave les incohérences. Pour la première fois l’aînée reproche à se propre sœur des moqueries cruelles. Tu ne sais plus ce que tu dis. Anne, en lui tu sèmes le doute. Vois comme il tremble. « Prenez place. Thé, café ».

    Bibatts le Noir est revenu. Un grand Noir cauchemardesque. Commande une banane. Les Noirs n’aiment pas les bananes. Pas forcément. Anne demande au Bijoutier s’il veut écouter Good Bye strangers sur les haut-parleurs de salle. Claire lui répond Garde ça pour ton Vieux-Georges. Elle reproche à l’autre ce qu’elle fait elle-même. La faiblesse attire les tirs groupés.

    Voici deux hommes, et deux femmes. Qui à présent se reconsidèrent. Lâchent prise sur Georges le remarié.

    Nicolas Long-Nez revient sur ses pas. S’il pouvait fuir, poser tasse et soucoupe, laisser s’accomplir toutes les séductions, les répulsions. Claire dit des mots sans suite. Il est malaisé pour qui n’est pas dans son crâne de saisir ce qu’elle fait entendre : « Ton langage est le même que celui de ton compagnon de cellule ». Or Nicolas fils de Georges n’a jamais été incarcéré. Bibatts l’a été, parce qu’il est noir, et parce qu’il est bijoutier. Nicolas précise que Bibatts est en permission de taule. « Vous ne vous êtes pas assassinés », dit Anne.

    - Quelles nouvelles ?

    Nicolas fixe les sœurs du fond des yeux. Elle dit que les Mazeyrolles n’ont jamais accepté leur expulsion. Qu’ils ont été remis, par elles deux, là où ils vivaient avant l’asile.

    - De fous ?

    - De fous. Ils sont revenus comme un rot. Nous les avons remis chez eux. Nous avons pensé que Vieux-Georges aiderait à virer tous ces gens, ces ivrognes, ces fous de la tête. Il a préféré ses remords. Il les a aidés à survivre. Ils se cachent encore ici.

    Bibatts prend la parole : « Nous sommes là tous les deux. Nous vous débarrasserons de tous les assiégeants. Vous pourrez vendre le fond du parc – reclassement cadastral.

    - Je ne peux pas remettre ces gens à la rue. Mes parents, ces gens.

    - Des vieux.

    Nicolas intervient :

    - Bibatts exagère. Il n’est pas chez lui. Monsieur dispose. Monsieur tranche ».

    Bibatts commet des insolences. Sa demi-fraternité défunte ne l’autorise pas à décider de tout. Claire le dévisage. Comment cet homme a-t-il pu partager quoi que ce soit avec son ancien, très ancien amant. Ses joues se colorent. Sa tête se penche, Bibatts approuve du menton Dieu sait quel plan de l’assassin. Les gestes seuls sont francs, les gestes parlent vrai. Les deux hommes devant elle ne veulent pas simplement vider les pavillons privés en fond de parc : ils veulent le tout. Ils les pousseraient, elle et sa propre sœur, dans une haute tour de cité, au loin. Claire et Anne faisaient justement cela. Juste retour des choses.

    Il n’y a pas d’autres retours que celui-là. Pour elles. Bibatts et Nicolas partiront en Nouvelle-Zélande, fortune faite – adieu, fils putatif ! De qui vont-ils revendre la maison ? et à quel vil prix ? n’ont-ils pas d’autres moyens de payer leur voyage ? Doivent-ils ou non former un couple ? Ne vont-ils pas, aux antipodes, fuir sans cesse de location en location, de refuge en refuge ? Comme en Europe, comme en France… le monde est plus petit qu’on pense… l’assassin de Batts peut-il vivre en sûreté, au sud-est de l’Australie ? Où avaient-ils disparu, avant leur forfait, juste après lui, barbouillés blanc sur blanc, sur noir, ils ne peuvent revendre qu’après la mort de tous les héritiers, dans un délai notarial de trois mois, la police dès la semaine les aura capturés.

    To wkurze. C’est chiant.

    Tout leur quartier les couvre. « Anne, ça ne peut pas durer. - Claire, on ne tue pas pour rien. Si Nicolas-Long-Nez dit vrai, c’est ton cousin qui aura tué ton… - ...ex, un mou, un vrai mou du lit à deux places. - Tu n’as jamais voulu me le présenter. Mon beau-frère. - Jamais je n’aurais épousé ça. Jamais cet homme. Jamais lui. Pédé à nègre. Assassin du frère de son ami. - ...demi-frère… - Assassin complet ».

    La bâtiment du fond où se succèdent les épaves pue comme un chancre, la mouche et le tombeau. « C’est à nous de partir dit Anne ; nous sommes la branche héritière - vendre vite et filer – on étouffe –

    - Je n’étouffe pas dit Claire.

     

    Dès l’après-midi, le Noir et Long-Nez, Bibatts et Nicolas, indécollables, investissent et visitent

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • La femme, le prêtre et le psychiatre

    C O L L I G N O N

     

     

    L A F E M M E , L E P R Ê T R E  E T  L E  P S Y C H I A T R E

     

    Le jour de mes cinquante-six ans je me suis pris une grosse claque dans la gueule.

    Je reviens du travail et qu'est-ce que je trouve chez moi, deux arnaqueurs du genre à m'emprunter sept briques remboursables au compte-gouttes en criant misère tous-les-mois-quand-j'y-pense, total c'est encore moi le blaireau qui râle, ma meuf me dit j'avais pensé tu penses ma conne ? que ça te ferait plaisir d'avoir des invités putain c'est tes amis pas les miens, ton idée pas la mienne, ce prêt à la con dans le dos pendant que je bosse et que t'as rien à foutre at home à part glander, ni talon de chèque ni reconnaissance de dette merci bobonne t'es l'amour de ma vie, bon anniversaire et bonne soirée jusqu'à deux heures du mat' à 7h je repartais bosser ma femme toujours au lit et d'un seul coup d'un seul j'ai plus voulu voir personne plus parler ni boulot ni famille, ma carte bleue le train jusqu'à St-Flour et me v'là.

    Ceux qui me disent que c'est pas le bout du monde Bordeaux-Clermont par St-Germain je les emmerde parce qu'ils ne sortent pas de leur trou franchement qu'est-ce que j'irais foutre à Sucre à Mexico à me chier la tourista sur les grolles Rapatriement Europe-Assistance vos gueules. Avant j'avais l'avenir derrière, pension des vieux et agagah parce qu'en ce temps-là y avait pas les progrès de la médecine la longévité tout ça c'était 65 70 et la mort porte en face au fond du couloir où qu'il est passé ce foutu couloir et j'encule tous les magazines et les campagnes de presse et les papy-mamies qui se traitent de jeune homme en se tapant sur l'épaule t'es bien conservé pour ton âge. Moi je me vois bien dans ma glace mon menton qui s'affaisse et le cuir sur les joues comme des plaques de rhinocéros, 24h sans rasage ta joue vire blanc-lichen, les blonds prennent du bide.

    Tout ce que j‘ai pu faire ç’a été de stopper la clope,la boisson, je flaire la sèche tout le long du papier puis le vin qu’on remue au fond du verre le bouquet plus que le vocabulaire bientôt le fumet des femmes T’as jamais pu les sentir quel esprit

    mon gendre. Le prof en retraite dégaine d’épagneul avec le pull tout mou sur braguette et les épaules en dedans, la tête dans les épaules comme un taureau cherchez l’erreur, les plis du falze niveau jarrets plus la godasse qui bâille et 

    Jules,Corrèze,mort

    la chaussette qui retombe. Aujourd’hui ça va mieux je me suis lavé au lavabo de l’hôtel après le déjeuner sur plateau, chambre à cent balles au rez-de-chaussée, patronne aimable et qui m’a vu au lit moitié à poil.

    J’ai enfilé ma chemise et mon futal, coup de peigne et coup de rasoir, dans les toilettes toutes sortes de livres, Le Cid – Horace, Mickey-Parade (je chipe), plus un Carlos Fuentès, la chambre impec derrière moi - respect pour l’entretien.

    Dehors sois fier dresse bien la tête et le corps, pas trop les pieds non plus, la chapka sur la tronche avec les oreillettes mais sans les nouer, un tour sur Chanturgue et back to my room, je voulais foutre le feu au monde entier on m’appelle Va-de-bon-cœur, grand, chauve et voûté plus près de 60 que de 50.

    Il se retaille le poil dans les oreilles, méfiez-vous de l’eau qui dort et du héros qui râle. Si c’est la parano c’est incurable a dit la psy « j’ai beaucoup exigé de la vie je n’ai jamais pensé tomber si bas ». Si nous sommes le regard de l’autre comme dit l’autre, c’est pas grand-chose.

    Je t’en foutrais du Sartre.

    Dix minutes de gloire à 0h 30 avec PPD pour mon bouquin Le tas bourré au deuxième rang quand Bittbander t’a passé le micro, on n’entendait que lui t’as eu dix secondes il faut pas te plaindre tout le monde t’a vu remuer la bouche en gros plan. Plus à 8h du mat un samedi sur France-Q toute la France est au garde-à-vous onle samedi à 8h10 « c’est vachement facile à France-Cul suffit de demander » même que la zentatrice te faisait du genou sous la table à la verticale du micro tu ne peux pas oublier ça faut pas être ingrat envers la vie. Le guignol qui se poussait du col qui voulait diriger la revue à c’était moi on n’entendait que moi one more time avant l’émission putain comment que le dirlo t’avait remis à ta place derrière la vitre en débitant ses boniments d’une belle voix grasse et caverneuse Le but et les finalités la Déontologie parfaitement de Sa revue à Soi tout seul et tant mieux.

    Parce que tu sais les petits castors qui prennent le train en marche dans un Com’ de Rédac faut les remettre au pas clac sur la gueule ou tu les retrouves vite fait en train de tirer la couverture et tu te fais niquer par un petit merdeux qui te choisis ses disques et qui te pousse son édito comme une merde en se foutant de ta gueule quand c’est toi putain toi qu’avait tout prévu construit lancé - la haine merde molle neuf mois pour le virer qu’on n’entendait que lui cétait Ton émission Ta revue Ta vie Tes risques phynanciers faut comprendre aussi tu t’es retrouvé comme un con côté technique parce qu’on n’allait pas lui refaire le coup à lui l’autre…

    Les guignols faut les scratcher tout de suite autrement c’est à eux qu’on s’adresse donc pas un article pas une ligne pas une photo dans la presse même à Sud Ouest même « Trouville-Plage » bien fait pour ma gueule, l’autre là bien pro bien modeste la conférence et la pleine page Médaille en Chocolat de la Bonne Ville des Eyres et du Club Clitoridien réunis – ah !…

    ...c’est qu’il en connaissait du monde c’est ça la gloire tu l’l ‘a connue qu’il répétait (lambdacisme) au fond de ton secrétariat premier guichet à ta vraie place 18m3 « trois par trois  par trois » disent les analphabètes au 19 quai Badegerce entre Clermont et Montferrand. Tu sors le soir tu ne vois personne ni chat ni chatte le couvre-feu, le froid la pluie la nuit la neige, fondue ; coups de pied du vent au pied des tours de St-Wandrille rue des Gras rue des Chaussetiers. Des restaurants des fenêtres au premier avec des rires entre gens qui se fréquentent à 50 ans fini la chasse aux femmes la tienne t’avait viré on se marie trop jeune on ne connaît rien de la vie 30 ans de vie commune c’est de l’amour qu’ils disent les autres qui vous décorent vite fait, trois gosses partis dans la nature informaticiens ct cons comme leurs pieds.

    Tu revois ton ancienne maîtresse qui t’écrit « si j’avais su » et toi toujours fidèle à celle du Maire et du Curé putain 30 ans de vie commune à ne même plus avoir l’instinct de ce qui te branche ou non, même plus le réflexe de draguer la patronne à l’entresol d’ici et même plus de taches au drap, tu peux laisser le lit tout ouvert avant la balade du matin…

    Et pas de voyage non plus, sa première émotion c’était Coconut Globe-Trotters, le Pélican le Chimpanzé copain-copain « autour du monde » papa Singe et Maman Singe avec la pipe et le tablier pour la maman qui pleure c’était ça qui l’avait séduit, les parents qui pleurent à leur tour : le voyage, seul moyen de revanche – sa rage d’apprendre que le Père Noël, les Cloches de Pâques et la petite souris c’étaient les parents : cerné, raplati, toute cette petite métaphysique à portée de gosse – l’enfance était sans issue.

    Il vit un jour dans le ciel un aqueduc de nuages, parole, avec de vrais piliers très hauts très fins, des messagers de l’au-delà venus le délivrer, il dansa dans la cour, puis les nuées ou les fumées d’avion se dissipèrent. Il imagina que les hirondelles – heureux temps ! - se canardaient en formations serrées aux trajectoires zigzagantes, se mitraillant à bout portant de leurs postes exigus – partir – partir – partir et revenir toujours comme une balle au bout d’un élastique de Jokari après laquelle il s’essoufflait avec sa petite raquette, et sa cousine gagnait toujours. Ici le temps serrait toujours ailleurs, il se déroulerait toujours au-delà de sa vie – mais sans jamais rompre les ponts : juste les chemins creux du Limousin les départementales corréziennes sous l’orage ou le cagnard ou le brouillard et le petit hôtel du soir, pas cher et confortable, la bonne table et la bouteille à soi seul juste boire, voir et fuir.

    Bien sûr c’était les femmes qui l’avaient fait souffrir, les femmes, lui rognant le fric, les ailes, le sexe, se refusant sans cesse, flairaient l’homme bizarre, le pas net, le névrotique et fuyaient, le repoussaient dès le premier pincement de cœur mais ne versons pas dans la vulgarité tu ne me sauteras pas pensaient-elles « on sait à quoi tu penses » «tu t’es regardé » « tes fringues et tes cheveux et la tête » alouette « et tes conneries, les conneries que t’arrêtes pas de dire « ah çui-là » « ce guignol » coucher ça va pas non ? Variantes pour plus tard : Je veux bien mais laisse tomber celle que tu as celle que j’ai, celle que j’ai fini par obtenir de haute lutte quinze mois de résistance – même folle même grosse (« Laisse-la tomber et je te donnerai tout « là-haut sur la colline » - jamais jamais je n’abandonnerai ma femme malade – la rancune avait tourné haine.

    Tuer n’importe quelle femme surtout sans aucun rapport avec nulle de celles qu’il avait connues possédant toutes d’excellentes raisons de ne pas coucher de ne pas aimer – ou bien « en camarades » comme avait dit sa femme les premiers temps camarades : « qui partagent la même chambre » - non, une femme abstraite, une blanche, un écran – avaient-elles eu de la pitié, elles ? « Quelle homosexualité disait le psychiatre ? vous ne me parlez que de femmes, uniquement de femmes ! plus tard le ciel s’ouvrira » Manuel du Parfait Dragueur (MPD) envoi discret 320F votre conscience accrue vous ouvrira les culs tout ira bien votre comportement suivra, « l’action l’action vous dis-je, vous serez guéri vous aurez de l’argent des femmes et des voyages » plus de peur de la mort adieu bordels je suis venu j’ai vu j’ai vaincu niquée la reine » - les psy fond des promesses – j’ai cru.

    Non tenues. « Sauver les autres. Aider les autres. Écouter les autres. » Six psy en 18 ans. Marie-Antoinette notait dans mon dos. Vous ne faites que des va-et-vient sur la feuille. Le bruit s’arrête net. .Puis une autre. Puis un autre. Une autre. Plus de femmes que d’hommes. Les mecs plus pontifiants. Plus solennels. Cons. Reste un personnage à tuer. J’hésite. Un Prêtre. Un quatorze cent soixante Villon pris de boisson c’était lui ou moi poignarde un prêtre – et si je me contentais d’un sacrilège ? Souvent dans les églises je prie le vent, j’écoute les sermons, exemple :

    nous fêtons saint Hubert en ce jour de septembre parce qu’en novembre il fait moins beau, saint Hubert aimait la solitude ah c’est pas bien ça, la souffrance nous révolte et nous ne l’acceptons pas à moins que la Vierge Marie ne nous conduise par la main vers Dieu comme des enfants (Vayres Gironde29 septembre 1997, Limoges cathédrale 30 12 2000) ôte la souffrance imbécile et le christianisme n’a plus lieu d’être, je revois ce fameux petit garçon des « Hommes de bonne volonté » qui du haut de son impériale « a fait le tour de la condition humaine » et «considère de haut toutes ces touchantes petites misères de l’adulte » (impôts etc.) - « Dieu veut que nous soyons heureux » à d’autres, nous ne sommes pas sur terre pour être heureux mais avec le devoir d’être dignes « dans le christianisme il faut en prendre et en laisser Pharisien Pharisien « pardonnez-nous parce que nous sommes pécheurs » quand j’entends ça en début de messe j’ai la bouche pleine de gerbe je vous salue cuisine pleine de graisse le cuistot est avec vous / vous êtes vomie entre toutes les tables – ô dolorosisme ô culpabilisme ô flagestionnisme y a-t-il quelque part nom de Dieu d’être à la fois chrétien et digne ?

    Bouddha : « Ne souffrez plus mes frères » « La vie c’est souffrance donc mourez » (« tous morts aux désirs ») les Autres la Compassion les Autres on te dit tu te laisses bouffer tu fermes les yeux au mendiant qui te tend la main ça fait le septième tu es bouddhiste qu’est-ce que tu fais «ah faut savoir se défendre ne pas se laisser marcher sur les pieds quand même et accomplir son destin dans le courage et dans Bouddha « en prendre et en laisser » chacun pour soi et Dieu pour tous pas la peine de nous les casser avec vos doctrines à la voisin de palier Bouddhiste va chier.

    Tuer nous disons donc un prête un catholique pas un juif - hors sujet – s’avancer vers l’autel crâne ras crâne bas, claquer des talons saluer Sieg Heil ! résonance garantie, prêtre indigné surgi de la sacristie, dégainer le Mauser et Paf l

    ae chien. Une femme, un psy, un prêtre. Dans l’ordre.

    Femme, promesse d’amour : non tenue.

    Psy, promesse de paix : non tenue.

    Prêtre, promesse de Dieu, non tenue.

    Aaaah ! je suis puéril…

    Aaaah ! je suis morveux...

    Je t’en foutrais du morveux.

    PAN. PAN. PAN.

    Une psy prêtresse ?

    Trop facile. On va fignoler. Trois cibles bien distinctes, bien dé-tail-lées.

    Pour les femmes, s’exercer. Ça ne se tue pas comme ça, une femme. « C’est comme les sangliers. Quand on veut les tuer, faut pas les rater ». Balzac. Partir des images. La femme est une image. Eïdolonn, l’idole. <la femme ça s’imagine, ça s’idolâtre. Balancer son foutre dans la gueule ou dans le con d’une photo ou foutre son poignard – nul, archinul. Jeu des phosphènes : tu fermes les yeux, et sous tes paupières avant de dormir, tu t’appuie sur les globes, tu vois des lueurs, des éclairs, et si tu modifies la pression, le doigt, l’intensité, la partie de l’œil – tu multiplies à volonté le kaléidoscope interne : formes, couleurs, dimensions.

    C’est la masturbation des yeux.

    Tout le jour comme une fille tu attends le moment d’écraser tes globes oculaires, pour entrer dans le monde inépuisable des fantasmes à l’état le plus brut, le plus pur. C’est tout de même moins voyant que de se gratter les berles ou le clito. Dangers pour les yeux : larmoiements, conjonctivite – ne pas frotter. Même phénomène que la persistance rétinienne.

    La persistance rétinienne a permis d’inventer les comics, le cinématographe. Si dans la rue tu croises un homme, une femme ; aussi indifférents que tu leur paraisses, il t’est toujours possible, à la dérobée, de les enregistrer tous à l’intérieur de ta muqueuse et de fermer tout de suite les paupières – prends garde à ne pas heurter qui te précède ou te suit – tu conserves à son insu la personne sur l’écran velouté de ta conjonctive comme un vivant phosphène, jusqu’au grain de sa peau, jusqu’aux nuances de l’iris, aux crevasses les plus intimes de ses lèvres – tu domines et la décortiques – te l’incorpores.

    Mieux qu’un viol.

    Même ignoré, transpercé, insolenté – ce pli de mépris que les femmes ont toutes à la bouche – tu peux, quelques secondes, immobile en pleine rue, frôler ta vision peu à peu effacée, recouverte – la fixer, l’aimer toute une vie (tu veux ma photo pauvre type ? variante : je te fais bander, connard ?) tu peux te la faire, des yeux, la dévorer, tout ce qui te restera vieillard, t’abîmer dans la contemplation, jeux de puceau, jeux de vieux con.

    Puis tu leur parles, tenue là de la vulve à la tête et de la vulve aux pieds sous ta muqueuse palpébrale. L’âge aidant toutes sont belles, de 12 à 82 ans, tu les tiens dans les yeux sous ton bras et ce n’est pas de cul que je parle à mes prisonnières mais du temps qui passe et de l’amour, de maints replis imaginés dans leurs âmes de phosphènes, avec qui je ferais l‘amour, qui me répondent avec subtilité, jamais elles ne me trompent et nous faisant valoir l’un l’autre afin d’avoir vécu, expérimenté pour de vrai la plus infime pointe de l’amour ici même créé.

    Voilà comment se gâche un style.

    Impossible, impensable et plat que tout se résolve à quelques branlettes que ce soit : nous avons exploré ces contrée »s de Haute Adolescence (Haut Moyen Âge et temps des invasions)

    Reprenons :

    ...quand on fait ses premières armes entre garçons, en remontant sa main contre sa cuisse jusqu’aux boules (13 ans, 16 ans) contre un pilier du cimetière…

    ...ça ne me fait rien disait l’aîné désormais dans le cimetière sous la terre

    Effondrement du tunnel de Vierzy 102 morts

    ce bond du portail à la tombe avec aujourd’hui la petite photo sépia triste et craintive 30 ans dont la sœur se faisait mettre par le fils du fermier désormais sur fauteuil roulant tant de souvenirs lugubres très haut sur la carte de France -

    * * * * * * * * *

     

    J’avais ma petite amie, nous échangions nos recettes et des renseignements sur nos sexes, j’ignorais alors que les filles aussi comme nous se

    Chaque érection vécue comme une honte et je me détournais pour ne pas la vexer, c’était le temps où l’on trouvait dans le courrier de « Elle », de « Marie-Claire » il ne m’aime pas, il a demandé à coucher avec moi c’est bien la preuve qu’il ne même pas et chroniqueuses d’acquiescer

    ...où je lisais dans Au bonheur des dames (de mémoire « elle lui était reconnaissante de ce qu’il ne demandât pas ces mêmes chienneries que les autres » je me rabattais donc sur le fils du fermier sans même imaginer séduire la sœur que j‘emmenais pourtant dans la chambre aux parents (lits jumeaux 1950) aux couvre-pied rouges mon Dieu modifiez mon passé trop tard et vogue la galère

    * * * * * * * * *

     

    et d’autres filles entre elles dans les buissons – ce qu’on est déluré à 13 ans sans compter la fille au fermier dont je touchais la chatte sous la table en me penchant bien à fond pendant les parties de Monopoly on était tous gênés disaient mes vieux verts paradis des amours enfantines qui devaient rater à tout jamais

     

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    L’amour de moi au fond des chiottes dans l’odeur du ciment frais le foutre sur le slip c’est quoi ces taches c’est la bougie et je me roulais par tere à poil pendant qu’on m’agitait mon Petit Bateau sous le nez.

    Au lycée mixte de T. tout de suite tu choisis la plus belle plus fière plus pute plus vierge tes échecs fabriqués de toutes pièces on te dit, et tu ne comprends rien tu t’inventes des mines et des moues des regards filtrants « cahiers personnels » « à ne pas ouvrir » toujours à côté de ta mère qui se fout de ta gueule « Pas normal à 14 ans tu ne te rends pas compte allô Docteur mon fils se touche » la préhistoire on vous dit même le toubib croyait bien faire.

    J’affichais des airs misérables « cet air malheureux qui plaît tant aux femmes » j’avais oublié de lire « et digne », page après page notant scrupuleusement le moindre indice qui me confirmait perdant, plus le moindre souvenir de ces filles qui me recevaient chez elles une fois faisant semblant de s’être évanouie au lit dites-moi à qui je m’adresse tu fais fausse route tu vas dans le mur y’a qu’à mon vieux y’a qu’à

    - la haine les autres et l’enfance A BAS LES FEMMES écrit sur le poignet se branler sur les lingeries noir et blanc du catalogue quand à l’autre bout du fil ton amour t’attend pour que tu le touches, que tu le redresses dans les draps où elle fait semblant d’être assoupie elle t’aurait enlacé tu serais l’époux d’une juive car tu l’avais dit écrit en toutes lettres La première qui veut et qui ne soit pas une pute je l’épouse.

     

    Chapitre 2 § b3 ça s’intitule De quelques (cuisantes) expériences et tu précises « n’en a pas eu » - tu nous fais le film et le making off jamais une femme ne t’a dit « va chier » - pardon il y a eu Mussidan tout de même je ne l’ai pas inventé ce bled, qu’il me fasse un procès si ça lui chante, puisque maintenant les écrivains se font condamner pour « délit de ressemblance ». Ce n’est tout de même pas la faute de la municipalité de Mussidan si elle a abrité un connard en son sein.

    Trois expériences

    Moi, lourd : « On marche un peu ensemble ? »

    Sylvie qui minaude : « Ah non, on attend les autres. »

    Moi,balourd : « Pourquoi ? » (oui, pourquoi ? qu’on envenime, qu’on ferraille – vite, qu’on me refuse, d’emblée) - elle : « Arrête de me caresser » -

    Te souviens-tu d’Anxionzov ? (digression). Juste après La princesse de Clèves avec Marina Vlady. Et Porel. C’était beau. Et l’autre con. Anxionov. Qui t’arrive par le travers. Moche et con. Qui voulait se confier. « T’es toujours seul Coli. T’es comme moi. Les filles nous trouvent trop cons. »

    Et tu lui aurais bien parlé. Vous seriez même devenus les meilleurs potes du monde. Des confidents. Seulement voilà. Juste après La princesse de Clèves, avec Marina Vlady. Tu lui as battu froid. Pas le moment. Plus jamais le moment et tu le savais. Déménagement. Un de plus. Redoutable, à dix-huit ans. d’un continent à l’autre. On ne revoit personne dans la vie. Cela vaut mieux. Paraît-il.

    Mais dans le rêve Marina Vlady te répondait. Plus la petite Stuart, noiraude, maladive, qui devait mourir peu après le tournage. Tu revivais le film. Avec la femme, les femmes en toi. Anxionzov dans la rue, l’anxieux, sa tête de caniche battu, pas lui, pas maintenant. Il pouvait bien aller se faire foutre, pour le restant de ses jours, à tout jamais.

    À dix-huit ans on largue à mort, les amarres, le temps, l’amitié, l’amour, tout ça, par-dessus bord, et toi aussi on t’avait aimé, attendu, laissé entendre, mais trop rougeaude, trop joufflue, qu’est-ce qu’on aurait de toi avec ce boudin, il te fallait des fières, des pur-sang, des qui se cabrent, alors t’avais personne et tu te branlais sur ta cuvette à chiottes.

    ...La grande A… ! qui te dessinait l’Autre, sur la table, la concurrente, qui ne pouvait pas te blairer ! « Tu la préfères ? c’est celle-là ? » Toi aussi tu choisis, toi aussi tu exclus, qu’est-ce que tu nous chantes avec tes « avanies », comme la Colette (prénom d’époque…) - qui se frotte pour danser (deuxième expérience) – tu ne bandes pas pourtant ça se fait, ça n’engage à rien, et Colette (ce nom!) se met à gueuler « Eh ! le Bernard il est impuissant ! » et les autres n’avaient pas rigolé, cette fois la Colette elle exagère – et la fois où (troisième expérience) les six filles, les six garçons devaient se choisir, la sixième n’avait plus que toi pour s’assoir sur tes genoux , elle faisait semblant de chercher partout, de ne pas te voir, et celle qui (quatrième!) finit par t’accepter et te lâche bien fort « Pauv’ Bernard » - attends ! Attends ! Une à qui tu plaisais, qui te dit, devant tous, qu’elle aimerait faire l’amour avec toi, et toi qui réponds « J’préfère les putes au moins c’est net parce que toutes les femmes sont lesbiennes tu as déjà vu un sexe de femme bien sûr oui mais pas le tien bien sûr tu vois bien mais c’est idiot – toutes les garanties, tu les avais – fiancé marié dans l’année tu étais bien décidé la première qui veut bien je me marie tellement tu paniquais de ne plus jamais en retrouver une autre parce que tu ne concevais pas les choses autrement la première devait être la bonne, forcément – c’est alors que survient ton ami amoureux fou de la même aboyant, suppliant, larmoyant, pitoyable, écœurant, rampant, canin, queue basse, puant, puéril, tu le lâches sur elle qui rigole, qui s’étonne, qui s’écœure, que tu abandonnes à l’ami par pitié, tu lla regrettes encore, tu l’as regrettée toute ta vie, tu l’as aimée toute ta vie, tu l’aurais emmerdée toute ta vie, en conflit, pour toujours, comme tu l’as fait pour la suivante, dont tu ne parles pas, pas ici, parce que toutes les femmes sont interchangeable étant donné ton niveau de connerie, de ton – comment disent-ils – comportement pulsionnel.

    ...Plus haut, plus fort, plus loin ! Maggy fille de flic, baiser à bouche fermée ne tremblez donc pas comme ça elle me vouvoyait - sous l’arche du pont sur l’Isle, flirt jusqu’à la ceinture plus le cul trente-deux jours sans branlette mon recours (elle tous les soirs), le plus con, la plus moche ! disaient les autres, les autres que je fais le serment de haïr jusqu’à mon dernier souffle – Maggy couverte de cicatrices de varicelle, aujourd’hui je comprends pourquoi sa mère nous encourageait - « une fille de flic » disait ma mère « rends-toi compte » et je pensais très fort au moins celle-là n’est pas juive ils étaient chouette mes parents.

    J’ai revu Maggy trois ans plus tard en train face à face incapable de lui parler la bouche tordue de dégoût (vous contrôlez sans doute vous autres sans problème et en permanence les expressions de votre visage) tandis qu’elle tentait de ne pas pleurer puis descendait en sanglotant morte au champ d’honneur de ma connerie et j’en passe et j’en saute.

    En ces temps-là de 18 à 21 ans tu restais mineur c’est l’âge disent-ils où se ravivent les névroses psychoses nécroses ils en savent des choses les psys faut les tuer tuer tu es sais-tu ce que c’est que tuer ?

     

    De quelques mésaventures (fin)

    Longtemps après je rencontre F. pied-bot chaise roulante metteur en scène j’aurais voulu Alceste ou Trissotin tu remplaces en vitesse quinze jours pour le rôle trac de dingue un four pas possible t’as fait la totale expression crispée six pages sautées répliques inversées j’ai rencontré des femmes des filles à foison maquillées changées devant moi je ne suis pas jaloux Fergus le gnome en fauteuil sa canne et ses gueulantes tu joues le jeune premier tu discutes pas je suis amoureux tout de suite Hannah Stahlberg même quand elle marche on dirait qu’elle danse les yeux dans les yeux lèvres frôlées sur le plateau pas en coulisse j’éclate de rire amer le rire – je ne sais pas je ne peux pas jouer ça l’Amour pour moi c’est l’adoration les yeux dans les yeux de merlan frit mais les femmes quand on les regarde comme ça elles se foutent de toi on n’est pas dans les magazines mais enfin dit Fergus tu n’as jamais été amoureux ? ...comment tu faisais pour tomber les filles dis-moi ce qu’il faut faire – je ne sais pas tu fais comme d’habitude Mais je n’ai pas d’habitude – Tu te fous de moi ? - FERGUS MA PAROLE MA FOI JURÉE JE LES ENGUEULAIS PARCE QU’ELLES NE M’AIMAIENT PAS

    et toi Fergus tu fais comment d’habitude depuis ta chaise roulante. J’ai suivi ses indications à la lettre mais si c’était moi le moi de la ville elles se foutraient de moi Fergus elles se foutraient de moi et ce qui est plus grave je suis réellement amoureux de Hannah

    Dans Les vignes du Seigneur de Flers et Croisset se trouve une scène d’homos complètement bourrés je revois Rochegrosse pédé comme un phoque impossible pour lui de jouer tune peux pas à la fois éprouver un sentiment et le jouer Hannah s’en rendrait compte elle lirait à livre ouvert

    (…)

    ...J’ai appris, à frôler le milieu du théâtre une chose : même, même si je recommençais de A à Z tout reviendrait dans ma vie pareil entends-tu exactement pareil impitoyablement, les mêmes émotions les mêmes pincements de cœur les mêmes légères souffrances et leurs yeux jetés de biais le même rire le même mépris tout exactement pareil, épagneul répulsion tu perds. Il était une fois la nouvelle de Christian Congiù. Excellente. Je cite le nom. Je cite le titre Cinquante-neuf Madame cinquante-neuf c’est l’histoire d’un dragueur. Qui se fait remettre en place. « Mais enfin » dit la jeune infirmière « pourquoi » - le doute entretenu, soigneusement, jusqu’au bout - « pourquoi n’essayez-vous pas plutôt de draguer des femmes de votre âge, mettons, soixante ans ? »

    Et le dragueur, mortifié, drapé dans sa superbe : « Cinquante-neuf, Madame, cinquante-neuf ». Au-delà de cette limite… « À soixante ans sonnés – de mémoire – les Vieux se dandinaient par deux sur les marches au pas cadencé puis basculaient sur la ligne d’horizon, décérébrés ».

    *

    Dans tous les bras avec ses pulls jacquard. Ses cheveux d’épagneul. Au Windsor de Bragéra, « Club Junior », « Club Senior » à chacun sa musique ici des septua qui giguent sur Elvis P., des vieilles juteuses archivautrées sur Only you – plus jamais ça – je tente Junior juste la piste et les projos ma vieillesse on ne voyait que ça

    Hilare je m’dandinais Le bide en évidence Le sourire pointe en bas fer à cheval et la jouissance à bloc

    toutes les cinq minutes une avalanche de jeunes beaux cons virevoltants la jeunesse crèvera les vieux sont éternels Mozart encule Marlay

    On le laisse s’assoir il baisse baisse les yeux reprend son souffle en fixant la moquette juste un pied de fille dans le rayon rasant du nez-de-marche, vite – au bar trop vieux trop con déjà tout jeune à peine un mot à peine en confiance il sortait des conneries tu la voyais bien là dans le coin la lueur d’amusement c’est un clown les filles pouffaient de toi – moins grave aujourd’hui juste un rappel un exercice une preuve -

    - tant de propagande films-romans-photos l’homme défonce bousille et souille, ça salit ça féconde 6000 ans de terreur la femme y passe rien ne passe ni ne se dissipe après soixante années de féminisme ça reste là au fond no pasarán no pasarán

    Qu’est-ce qui ment chez moi qu’est-ce qui fait du mal me pousse au mal elles désirent à crever juste mes larmes rien qu’à voir sur la glace en pas de deux la femme l’homme qui s’accordent courbe après courbe, se comblent, fusionnent – abolissent la baise – j’avais démontré qu’un vieux ne peut pas emballer dans les bars l’honneur était sauf c’était juste une question d’âge et j’étais seul à savoir que « de tout temps » je n’avais su « m’y prendre » - je me suis senti vide avec l’obsession de partir non pas mourir mais partir au bout du monde NARBONNE par exemple CITÈ INCONNUE vous ne pouvez pas comprendre nous ne comprenons jamais. Comblée de monuments. Inondable et remontant la suite du temps, Narbonnaise Première, Seconde, ses hôtels 34000 habitants son vent son chômage et ses moustiquaires aux fenêtres.

     

    X

     

    Je suivais de près à lui frôler le coude l’hôtelière qui me précédait dans le couloir chambre 6 petit cube très propre à la chaux, serrer la main sur un bras provoque la tarte ou l’extase – fantasmes de clients

    Je me suis promené le soir en ville passant de vestige en vestige et ce canal désaffecté qui servait dans le temps des tissages ce sont toujours les coins sinistres surtout en plein soleil sans touristes ces enclaves que j’affectionne – cette écluse aux vantaux mal fermés laissant filtrer de gros jets d’eau rouillée – paysage soudain nordique et brumeux où l’on enfermait les enfants où régnaient aussi ces trop hautes façades aveugles des manufactures. Au « Terminus » je joue La Drague à la serveuse : « Tu promets, tu fais l’aimable avec la clientèle, mais moi tu me laisses tomber ».

    Elle à mi-voix : « Je ne t’abandonne pas ».

    J’absorbe mon demi-litre de blanc Maccabeo, puis dans une torpeur de somme si bien qu’au matin je ne pus savoir si nous avions baisé ou pas, puisque l’intégrité du drap dans ce cas ne prouve rien. Les femmes comme à tout autre m’ont apporté autant de bien que de mal, dût ma personne en souffrir, désespérément poursuivie. Il voyagea (Flaubert – L’Éducation). Narbonne. Navarre. Très loin du Venezuela. La neige en Navarre. Il faut l’avoir vécue. « Plus grosses chutes en avril depuis trente-et-un ans ». De nuit, bloqué sur la pente d’un col en lacets. Demi-tour au péril ridicule. Pas un hôtel. Cuistot en bras de chemise par la fenêtre ouverte et telle haute et déserte demeure indiquée logement chez l’habitant - alojamiento en familia où je passe la nuit pas de famille aval hôtesse au sourire fané robe de chambre entrebâillée la main n’ose suivre les yeux le fils ? le frère absents ? Attendant le premier geste et la neige tombe et la règle précise de ne jamais entreprendre une femme qu’elle ne soit sur son territoire à présent je mourrai sans jamais en plus rien savoir.

    Derrière la première porte venue m’aurait attendu ce lit grand ouvert sur deux étages désertés mes amis disaient Tu as du succès mais la femme restait muette, engageante et sans révélation. Attente excessive débranchement de la fonction. Lassitude vers la vallée la Navarre croule sous la neige, et j’ai lu dans le journal que très loin vers le sud, dans les marais de Huelva en las marismas, on avait découvert flottant entre deux eaux la tête coupée d’une fillette de neuf ans.

    On n’a jamais retrouvé l’assassin.

    *

    La séduction tient de l’assaut feutré en vue d’un attendrissement mutuel de muqueuses. Je l’entends dire sans certification car je n’ai jamais eu que films et frictions, car l’homme encore, désirant, s’expose à la sottise involontaire du regard d’un autre monde.


     

     

     

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