En eaux profondes
Entonner la Complainte des Preux du temps jadis, ou ricaner, ou rouvrir les livres poussiéreux, notre choix n'est guère vaste. "Et Coriolan qui massacra le Volsque en fuite, et le dictateur sorti d'exil qui mit en déroute les Sénons ?" Et quand c'est non, c'est non. Les exploits de ces grands hommes, tous militaires, tous vertueux, spartiates en quelque sorte, étaient enseignés aux enfants romains comme autant d'articles de foi. En bas de page, on me souffle : Camille (oui, le second Romulus, grâce à qui Rome fut fondée une seconde fois). Toutes ces gloires s'éloignent, et que sera le monde s'il ne reste plus que moi, post bombas atomicas, pour ânonner à des savants éblouis le peu qu'il me reste d'Histoire romaine dans ma calebasse de prof ?
J'ânonne déjà. "Je voudrais revivre", dit Rome, "la vie de Fabricius, la mort des Decius" (Decius Mus, la Souris, Mickey Mouse des Romains) – "Fabricius refusa de faire empoisonner son ennemi Pyrrhus"... VII, 69 – 6 04 19... "Je voudrais ces victoires ou ces nobles défaites", bel alexandrin ma foi, comme il devrait s'en échapper plus souvent sous la plume de notre si souvent prosaïque traducteur, André Loyen. Nous sommes en effet passés du catalogue botanique à l'énumération chronologique, l'un et l'autre tant aimés des périodes qui n'ont plus rien à dire : ainsi fleurissent les dictionnaires de notre nouveau millénaire. Nous commémorons à tout va : "rends-moi mes enfances", redde mihi principia, fort bien dit, vas-y Sidoine.
"Il s'échappe de toi des bonheurs d'écriture", en dépit des jaloux qui dénigrent ton style ; à moins que tu ne les aies chipés à Claudien ou à quelque autre : avec toi, qui peut savoir. "Hélas ! où sont maintenant les pompes et les riches triomphes du consul pauvre ?" est-ce de Cincinnatus (le Bouclé") qu'il s'agit ? ce riche propriétaire qui jamais de sa vie ne toucha les mancherons d'une charrue ? Que les ressorts humains sont pauvres, qui lui font admirer la simplicité, lorsque de puissants riches la manœuvrent en sous-main ? Waluliso, faux pauvre prédicant, Jeanne d'Arc dans la manche du roi et répétant la scène de sa réception de Chinon ? Cela console d'avoir échoué, cela ne consolera jamais. Rome pleure ses légendes : "La pointe de ma lance a porté l'effroi sous le ciel lybien" – moins désertique qu'il paraît, puisqu'en arrière s'étendent des terres fertiles, un des "greniers à blé" de Rome ; et la géographie d'Apollinaire souffre bien les imprécisions, puisque pour illustrer cette Lybie, c'est Carthage que l'on invoque : "au perfide Carthaginois j'ai imposé trois fois le joug, posui juga tertia". C'est bien à Rome de parler de perfidie, elle qui n'accepta la paix que sous la condition que la ville vaincue se reconstruisît 40km à l'intérieur des terres, belle position en vérité pour un port maritime !
Tant de mensonges ne portent en eux leur consolation que par le néant de la chose humaine. Plus difficiles à effacer sont les tortures infligées aux humains, et que rien ne pourra recoller. Laissons la vieille Rome ululer : "Le Gange de l'Inde, l'Araxe d'Arménie, le Ger d'Ethiopie et le Tanaïs des Gètes ont tremblé devant mon Tibre". Franchir un fleuve était domination sacrilège si forte qu'on offrait des sacrifices aux dieux fluviaux ainsi surmontés et violés. Encore maintenant, quand je franchis le Rhône en train, ou la Garonne sur mes quatre roues, je prie ou je contemple, pour ne pas franchir vainement ce fleuve que tant de cons passent sans même y penser, à moins qu'ils ne fassent comme moi, ou moi comme eux.
En toute ignorance en effet, jamais les eaux n'auraient dû former des vallées, courant ainsi sur les rocs sans les entamer, ou croupissant dans les Okavango du monde. Ainsi le Houang-Ho ne vient-il plus dans son delta, et s'enfonce-t-il sous les sables bien avant la mer. Peut-on le cultiver ? Remonte-t-il du fond pour les inondations ? Nous franchissions ainsi le Rhin, nous autres Welsches, qui dépasse le kilomètre de large. Et Rome énumère ses triomphes, dans une mélancolie bien plus forte que les amateurs de déclin d'aujourd'hui, car de nos jours la bêtise pense, impose sa démocratie dans l'opinion, oppose toujours aux déplorations évidentes ses arguties inverses ornementant les débats : je suis pour, je suis contre, et cependant la vérité, l'univoque vérité, poursuit son règne austère. À vous, Rome ! "Ecrasé jadis avec ton allié Teuton, tu subis ma loi, Cimbre, et ton bras, qui étais jusqu'alors chargé du poids des épées (gladiisque gravatas), sur mon ordre, ne porta plus que des chaînes" – forza Roma ! Qui dira qu'il n'y a pas d'énergie dans Sidoine ? qui parlera de pauvreté de la pensée (certes, et alors), d'enflure, de pompe et de sottise ?
Le moment n'est plus là, le sera-t-il plus au temps de Corneille ? Ces formules sont creuses, inadaptées : n'ont-elles aucune grandeur ? De quels soubresauts notre agonie ne sera-t-elle pas soulevés, au rappel de nos triomphes et de nos adversités ? Les Teutons ou Teutsch, les Cimbres ou Kimmériens, n'apprirent-ils pas à Aix ou à Verceil que la terre qu'ils exigeaient en conquérants se trouvait justement sous leurs pieds, où il faudrait les enterrer ? Sidoine et ses contemporains, et tout Rome, étaient lucidement convaincus de leur plus profond déclin, nul démocrate contradicteur ne venait leur démontrer qu'ils étaient en pleins progrès et que le noir était blanc : ça se voyait, et tout le monde y acquiesçait. L'illusion venait d'un chef magnétique, immense, qui reviendrait remettre de l'ordre. Là gisait le rêve, le déni pathétique : "Hélas ! poursuit-elle, quelle était ma puissance lorsque Sylla, Asiagenes ou Scipion l'Asiatique, Curius, Paulus, Pompeius "imposaient à Tigrane, Antiochus, Pyrrhus, Persée, Mithridate, la paix, l'abdication, l'exil, la rançon, les chaînes, le poison." Soyez assurés que chaque souverain, dans l'ordre, a subi le châtiment correspondant : à Tigrane la paix, l'abdication à Antiochus, IIIe du nom, souverain de Syrie, et ainsi de suite, en de belles énumérations, comme on lit les victoires sur l'Arc de Triomphe.