Proullaud296

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  • Roumazières et bandes dessinées

     

    On ne commence pas sa série au n° 7... Sous mon manteau à deux boutons je suffoque ; le troisième a sauté. Certains albums soignent leurs couvertures, mais le dedans reste conventionnel, graphisme et disposition sommaires, une héroïne blondasse qui ne peut présider à tant d'aventures et de décisions sous son masque de gamine au miel. Un autre album présente d'épatants dessins, mais gâche tout par ses textes verbeux. Enfin, Tome I de Ténèbres, collection Soleil. Je dis exprès très fort qu'il faut que je sorte, avec mon cadeau. Et je marche. Je marche. Ma fille au téléphone me dit qu'elle a juste le temps de manger : ménage cet après-midi, couture – comment fait-elle ?

    SI L'ILLUSTRATION CI-DESSOUS COMPORTE DES DROITS DE PUBLICATION, PRIERE DE ME CONTACTER D'URGENCE AU LIEU DE DECHAINER PAR DERRIERE LES FOUDRES DE LA JUSTICE. MERCI.

     

     

    Chien qui chie.JPG

    Nous ne connaissons rien de ceux que le métier absorbe, sans voyages, sans imprévu. Cécité paternelle. Sur les bancs, surabondance de lycéens. Des jeunes filles de 14 ans comme s'il en pleuvait, leurs lamelles au creux des jambes, leurs exigences d'amour pur. Le lycée Guez de Balzac déborde sur le terre-plein comblé d'un parking pathétique et cerné d'un gros mur de soutien. De là-haut ce serait aussi bien Aurillac ou Privas. Jusqu”à mi-chemin du coteau vis-à-vis ce ne son que quartiers pavillonnaires au petit bonheur. Ici s'est arrêté en 31 Paul Valéry pour admirer le paysage et faire pipi sournoisement contre le parapet.

     

    Les lettres sont à demi-effacées. Partout ça blague et ça bouffe, à l'abri du vent derrière les véhicules stationnés, veinards et plein vent si souvent cotoyés filles et garçons, abreuvés d'histoires de cul bientôt illégales. Parvenu rue d'Epernon de Nogaret de la Vallette, chez qui servirent leurs aïeux vers les seize cent cinquante ! Voûtes de la cathédrale Madame, c'est trop beau, trop beau ! je veux petits merdeux bien aimés, même qu'il existe une salle Bandes Dessinées chrétiennes ! “Les Familières”, “Le pélerin”, “Shaoul” et la vie de saint Paoul je présume ? Tout pour enfants, la Bible à la lettre près, Shaoul, pourquoi me persécutes-tu ? Puis il se mit à converser avec le Christ, le Christ cet ectoplasme, de Paul naquit toute la tradition latine et médiévale du repentir, et l'on meurt sans avoir vécu – vous savez, ce fameux “examen de conscience” avant de s'endormir, à ne plus pouvoir s'endormir.

     

    Errances sous d'autres tentes à stands plus cloisonnés, “Jeunes talents”, le nonagénaire de beau-père atteint de sommeil constant puis définitif, nous n'aurons tous que des souvenirs, insolvabilité manigancée de longue date et vaine réconciliation : est-ce qu'on a des gueules de captateurs d'héritage ? Franchement ?... Puis je me suis dirigé vers la gare, lentement, yavaş, yavaş, bancs de bois et filles de treize ans, partout, partout – la vie, voyez-vous, la vie comme tout le monde, m'aura bien plus tourmenté, taraudé, que le désir de gloire. Je lis une vie de Néron, qualis artifex, quel artiste... piaulements de pucelles... respectables, vénérables, Maud avec o fermé, etc. D'autres enfants encore inondent le wagon, et se tiennent disciplinés ; parents inquiets sur le bord du quai, je voudrais les complimenter, cela sonnerait si faux, si inapproprié, c'est à tout cela que je pense en vivant – pardons, que “nous pensons”, parce qu'il y a toujours un connard en embuscade pour me taxer de “nombrilisme” - ta gueule.

     

    Revoici Roumazières + Lambert, son hôtel, sa “journée fatigante” lancée au tenancier de clés, puis le remagasin, la caissière ne veut plus rendre service aux ingrats qui se mettent à l'éviter ; elle me passe tout de même un Sopalin pour ma goutte au nez : Vous ne me reverrez plus non plus ! - Pourquoi ? - Parce que je retourne à Bordeaux où j'habite” - pas de cheval ici. En redescendant la pente à pied, je manque rouler sous un camion Toi aussi, petit-fils ? m'aurait dit le grand-père.. Ce 30 au soir, nouveau tour de piste des 19 chaînes, toutes vulgaires à souhait. ARTE seul m'apaise, une fille seule se fait draguer par un vieux lourd, stà hellinikà. Elle feint de dormir. Puis parvient sur une plage déserte et danse dans les vagues avec son chien.

     

    Grâce à l'universelle lenteur, nous avons le temps de laisser autour de nous se former une résonnance, un puits foré vers l'intérieur. Le film se termine ainsi. Lui succède une série californienne, avec hystérique folle menaçant une femme enceinte (de son propre partenaire !) avec un couteau de cuisine. Ça larmoie ferme, et les flics éprouvent des états d'âme. Ils s'aimeraient même, d'un sexe à l'autre, est-ce possible ? Deux Lexomils, un Doliprane et au lit. Le matin, s'extraire. Comme un grand. Montesquieu d'abord, départ à pied (valises confiées sous le comptoir), première à droite après le passage à niveau. Depuis ma confusion du nord et du sud, méfiance : une fois de plus, les directions indiquées ne correspondent pas à ma carte.

     

    Je photographie l'eau sale sous les branches, les dégradés de frondaisons, la Charente vers l'amont. Deux chevaux bien vieux. Une école communale à l'écart de tout, par effet d'un remembrement de communes. Je me hisse aux Essarts, juste après les Landes de la Commanderie (les templiers faisaient ici des friches au XIIe s.), et d'un seul coup m'aperçois que, si je veux profiter du restaurant sans rater l'autocar, j'ai intérêt à presser le pas. Bien s'immobiliser dès qu'une voiture s'avance, bien regarder derrière soi pour se remettre en marche, le patron m'avait oublié : poisson, c'est vendredi. Cabillaud fade, petit chausson aux pommes, 13€ et mes compliments pédants : “C'est mon métier Monsieur”.

     

    Le métier implique également d'imprimer 31 pour 13, ou bien, déjà ce matin, de me compter 4 petits-déjeuners au lieu de 3 : bien repérer les têtes de gogos, et tenter sa chance - “mais je ne suis pas du genre à porter plainte” et toc mon gars, je récupère la plus belle courbette de Roumazières avec mention de mon nom de famille !... ainsi que mon bagage, “la porte n'est pas fermée-z-à clé !” Me voici derrière la conductrice, quinqua flamboyante, quel effet ça fait d'appartenir au sexe désiré, doigts longs, fins et forts sur le volant, l'air noble sans hauteur ne pas parler au conducteur. Pare-brise panoramique, La Rochefoucauld et Ruelle. Je perds mon foulard violet. Seize heures trente en gare.

     

  • Certitude, incertitude

     

     

    G.décline les modalités de la certitude. Pour moi, je me contente de batailler avec le doute. Que Mozart soit un génie ne semble pas faire de doute pour G. Pour moi, si. Qu'est-ce qu'un génie ignoré par 99% de la populace ? La populace se contrefout de Mozart, du tiers comme du quart. Je veux, moi, la rédemption de tous et de tout. Le légume d'Alcmène. Et cette proximité, cette équivalence de tout autorise, suppose, et cautionne le blasphème.

    Le regard sombre.JPG

     

     

    Tout me semble éloigné dans un nuage de poussière. Il m'est impossible de prendre au sérieux toutes ces élucubrations de membres actifs, s'imaginant que la volonté ou la persévérance puisse produire quoi que ce soit, prêts à remettre en cause l'intensité de votre volonté, en cas d'échec ; ils s'imaginent que tout échec implique une défaillance de la volonté, sans tenir compte de l'imprévisibilité de l'impuissance. Tous à s'imaginer qu'on peut bander à volonté. Quelle dérision, de les voir ainsi enfiler leurs clichés...

     

    Ce qui m'étreint, c'est un grand détachement, qui me libère en même temps : comme en spéléologie ; maintenu de tout côté par la terre, dans l'impossibilité absolue de tomber. Quelque chose m'enlève dans ses bras, qui est la naissance d'une grande distance, due à l'âge (les bienfaisances de l'âge). L'édition n'est qu'une activité annexe de la littérature, et la réalisation, le contentement de soi-même au sens de plénitude du soi passe presque nécessairement hors des chemins de l'industrie. Pour les impuissants du moins. Ceux qui ne se sont pas commis avec le Démon de l'Efficace. Rejoins-toi et fous-toi du reste. Alors on viendra te saluer avec respect - «on » ?

     

    ...Ils s'imaginent qu'il faut « trouver le bon lieu et le bon moment ». Pauvres cons, avec leur réussite... Ma faute serait de vouloir convaincre qui que ce soit...

     

  • Transistoriana

     

    TRANSISTORIANA

     

    J'écoutais les voix de la nuit

     

    une chanteuse arabe criait, criait

     

    voix trouant la nuit

     

    Comme une soie qui se déchire

     

    Et modulait sa peine interminable Visions de Julia.JPG

     

    Amour - crieuse frêle - ta vie ta gorge de

     

    soie déchirée

     

    (mon âme vers toi par-dessus les ondes

     

    ton souffle sur mon oreille - Souffle éternel)

     

    d'Arabie

     

    Voix du Monde

     

    Et me voici vingt ans plus tôt

     

    Nuits brûlantes indétachables de Tanger

     

    Membres écartés l'oreiller au transistor neuf

     

    faisant glisser l'aiguille

     

    "I BUDA-PEST" - "OUNA TANGER" - "ICI PEKIN"

     

    Voix du monde

     

    Jazz tchèque informations

     

    incompréhensibles voix si proches

     

    (les stations portugaises, espagnoles, celles

     

    qu'on entend le plus)

     

    Consolation nocturne des exilés

     

    Disques dédicacés

     

    " Y ahora, a continuaciòn de nuestro programa

     

    de discos dedicados..."

     

    oû al-illah Mohammed

     

    oû al-illah Khifa

     

    Bribes classiques andalûs hachées de fadings

     

    Crêtes aiguës, retombées aux trous nets

     

    "point zéro"

     

    (injections d'avenir anxieux "même l'amour ne

     

    pourra me combler")

     

    Les voix chères qui s'en vont...

     

    "La solitude, ça n'existe pas"

     

    proximité nocturne

     

    des étouffés

     

    gémissements chuintants de dauphins échoués des stations mortes

     

    Indicatifs désespérément jetés de dix secondes

     

    en dix secondes comme un phare en éclats "Human

     

    people here... Human people here... We won't die,

     

    won't die, won't die, tâ-ti-ti-tâ,

     

    tah-tee-tee-tah- - -

     

    De quels rêves seront-nous

     

    poursuivis dans la mort

     

    : Nous sommes le centre du monde !

     

    Serrons-nous, l'extérieur est immense

     

    Indicatif en carillon liquide "Ave Maria" de

     

    Radio Vatican

     

    Je tends l'oreille - Frères, que nous sommes

     

    loin

     

    Mon antenne d'insecte pivote vers vous

     

    L'alphabet morse au chapelet mitraille - - noyaux

     

    d'olives

     

    Lents endormissements épuisés d'aube

     

    Clarté dans la poitrine, puissance, certitude

     

    illuminée

     

    Et

     

    Les premiers moteurs s'enfoncent en titubant

     

    dans la nuit

     

    Glissent de l'horizon, me susurrent à

     

    l'oreille

     

    et s'éloignent dans un bruit de soie qu'on

     

    déchire

     

    soie refermée

     

    soie retissée

     

    à Valéry

     

    à Valéry Larbaud

     

    Valéry le soufflé

     

    Valéry l'apeuré, Valéry le cireux

     

    Valéry Larbaud l'asthmatique

     

    ILLUSTRATION : VISIONS DE JULIA par ANNE JALEVSKI

     

  • Julien Gracq met en scène une femme

     

    Il se pourrait que mes deux amants eussent été des malentendants. Ils sont insolents, impudents, naturels. La fille possède la voix grave de Louise. Je ne sais ce qui subsistera de ces épluchures de morale. La vieille Agenaise se renfrogne, car à présent le jeune amant ne lui parle plus. "Ses reins ramenés vers l'avant de la banquette, la tête un peu renversée secouant l'averse des cheveux clairs par-dessus le dossier du siège" – tu fus donc amoureux, Julien, ou bien tu l'imagines du fond de tes cours de géo. Alleluiah fin.

     

    60 08 01

     

    « A la fin je suis las... » de ce vieux Juli-en. Monsieur Comme. Comme. Pareil à. On aurait dit. C'était comme si. C'était comme ça. Et le vocabulaire recherché. L'écriture poétique. Les comparaisons toujours inattendues : les feuilles qui se plaquent sur le pare-brise « comme un as de carreau ». Que va-t-il dire. Que va-t-il falloir admirer. L'homme roule, et c'est la première fois que paraît en littérature cette poésie de l'automobile qui vous emmène comme en rêve, sans ceinture, au sein d'une Bretagne marécageuse, la nantaise : si l'on rattache la Loire à la Bretagne, c'est toute la ville de Rennes qui se videra au profit de Nantes, et la péninsule ne sera plus qu'une lande dévastée. La randonnée du narrateur se tient dans les années 60, en leur début, les maisons se faisant encore remarquer par leurs antennes de télévision. Tout fut saccagé depuis dans nos paysages. Puis cela reviendra, la campagne sera protégée, neuve, soignée, comme un parc. Et Gracq d'enchaîner de senteurs de marais en barres de haies, d'églises laides en bocages étroits, de sinuosités en grand-route où courent les voitures comme des scarabées. Il rejoint, en gare, Irmgard, qui retrousse ses jupes et se sent aise d'être aimée, désirée.

     

    Mais qui peut-être ne sera pas là au rendez-vous du train. Le ciel aujourd'hui sera une fournaise ; là-bas, dans le récit, il se change aux approches de l'automne, accumulant les gris et les bleus délavés. Sans trêve on s'approche de la mer, les noms de lieu considérés depuis Proust inroduisent non plus à de vraies villes, Vitré, Coutances, mais aux libertés de l'imaginaire, pressentant quelques vétilleries d'observateur dit réaliste, d'inspecteur des réalités, laissant entrevoir quelque inexorable évaporescence des paysages engloutis par le moderne et le renfrognement : « De l'argent ! De l'argent ! » A la fin je refuse tout ce monde qui me bouffe par les yeux. Si je te perds je ne vivrai plus qu'au sein d'un champ de ruines, et je m'éveillerai de nuit en hurlant parce que je rêvais de toi.

     

    Que ce jour n'arrive pas, que je ne le considère pas dès aujourd'hui trop longuement. « Tout en roulant, il clignait des yeux malgré lui sous la mitraille des feuilles qui grossissaient follement, soufflées l'une après l'autre du néant contre son œil, dans la sarabande des flocons de neige. » Traversée des saisons, parcours d'une vie, d'un amour absent qui parfois s'incarne contre sa cuisse, avec douleur. Fin de l'été, bourrasques de feuilles, annonciatrices des neiges, et ce si bizarre emploi de la troisième personne. J'attendais Je. Julien parle si bien d'amour. Sa femme ne le quittait point. Nulle question d'une aventure dans sa vie, ou bien sa biographie reste discrète. Homme qui n'a jamais quitté la France, qui n'a voyagé que des Flandres à Marseille, des Alpes à la Vendée.

     

     

    Le sous-bois triste.JPG

    Si j'ai bonne mémoire. Qui trouvait en France suffisamment matière à contemplation de strates synclinales ou de peuplements bocagers. « Il regardait sans joie cette débâcle précoce de l'automne qui cognait à sa vitre. » Facilités, exactitude, avec ce je ne sais quoi de juste un peu trop viril, que certains n'auront jamais apprivoisé en eux. L'emploi du « il » probablement. Mais la virilité amère d'un Maurice Ronet. Le sexe vécu comme absence : l'homme, le sexe qui n'existe pas. Le sexe absent. Ni triste ni joyeux, mais « sans joie ». L'homme morne. Viril, mais morne. Tout entier dans sa tête et ses yeux, là où se trouve le sexe de l'homme. Je crois qus nous ne serons véritablement libérés que du jour où nous ne nous sentirons plus dans l'obligation de bander. Le véritable homme est le moine. Les jeunes moniales morigénées par Jérôme devenaient maigres, à cheveux courts, peu à peu dépourvues de règles. Perdant leur sexe de femme et leurs fonctions physiologiques de femme, elles ne devenaient pas hommes pour autant, comme l'imaginait Onfray, pouorvues de verges et de couilles, mais se dépouillaient de tous attributs sexuels, devenant moines d'esprit, vouées à la neutre virilité des orants.

     

    Je ne sens pas ce voyageur en homme, parce que j'en suis un, que seules mes femmes ont un sexe, et que je ne rends pas compte du mien, de même qu'un campagnard se demande avec ironie ou exaspération ce que tous ces citadins, ces Parisiens réduits à leurs numéros d'arrondissement, peuvent bien trouver de si exaltant dans ces herbes qui mouillent et ces branchages indiscrets qui vous fouettent la gueule : ce n'est que de la campagne, un sexe masculin, on voit cela tous les jours. Le paysan de Basse-Loire qui sent les feuilles et le crachin sur le visage ramène son col sur son nez en grommelant sur ses patates qui pourrissent ; il ne compose pas des vers. « La terre semblait se vider de sa chaleur ».

     

    Mélancolie de bon aloi, si constante sur cette longue route de Presqu'île, ou dans les infinies errances de Peter Rosei. De Jean Raspail. Ou Delaby-Dufaux. Notes en bas de page. « La route tournait sous cette jonchée pâle à un violet froid ; il y lisait on ne sait quel présage triste et frileux ». Allons, du nerf, de la virilité ! Cet homme si mélancolique, si enclin à l'abandon à cause, à cause d'une femme ! Si prompt à rendosser les habits de René-François, les théorisations d'Honoré de Balzac, ou d'Amiel, qui le premier déclara « le paysage est un état d'âme » (jedes Landschaftsbild ist ein Seelenzustand) - « Comme il finissait de gravir une côte, il s'arrêta un moment dans un bois qui s'était refermé sur la route : » (belle image) « une éclaircie entre les arbres l'avait intrigué ; il revint sur ses pas en marchant le long de l'accotement. » Lui aussi s'arrête, médite.

     

    Sommes-nous si nombreux encore à nous arrêter ainsi, pour voir ? Nous le sommes. Les livres ne parlent plus de nous, mais je ne veux plus voir que nous. Je veux ignorer tout ce peuple ignare et rationnel qui court autour de nous et se brise à nos pare-brise pour nous empêcher de rouler dans nos bulles. Je ne me noierai plus dans leurs multitudes.

     

  • Plus chiant que la télé, tu meurs (au cerveau)

     

     Deux adultes, qui jadis jouaient aux billes se révèlent les dessous de l'Histoire, qui sont de l'Histoire à deux balles. Et le commentateur d'observer à la loupe la vie de ces insectes décideurs : "Il observe que PAL et NIR ont quasiment les mêmes composants" (aussitôt, en bas de page, ibid, p. 1). Et à chaque bribe de propos, ce sera la même confirmation par note, car tout doit se prouver. Quelles austérités. Dire que c'est grâce à de tels pinailleurs que notre pays a remporté le marché mondial de la télé couleur. Pour être efficace, il faut négocier, se contredire, céder, mais, en coulisses, agir. Au lieu de s'exalter au pied des tribunes. "La seule différence que serait parvenu à déceler l'ingénieur Fagot, dont Peyroles se fait l'écho, réside dans la ligne à retard exigée par le NIR, qui devrait être de deux à trois fois plus précise que celle du PAL".

     

    59 11 24

     

    Et comme il faut bien prolonger le combat ou la "séquence plaisir", nous nous retrouvions quatre mois plus tard page 119 de ce redoutable monument de négociations franco-soviétiques. L'année 68 ancien style (2015) ne fut point tant marquée par de certains événements turbulents que par une certaine tension entre nos deux grands pays : les Soviétiques voulaient une exonération des taxes de brevet concernant la télé couleur pour les pays satellites d'Europe de l'Est, et d'autres concessions qui nous auraient floués ; il est vrai que la France prenait du retard dans la commercialisation des premiers appareils, hors de prix pour commencer, dans les trois femmes trois femmes et demie.

     

    Alors, les réunions s'enchaînent, rencontres qui avaient réuni les représentants de France-Couleur et ceux des organismes soviétiques, à Paris d'abord, en juillet 1968, à Moscou ensuite, en septembre, puis à Paris, en novembre. Il est bien entendu que nul n'aborda la question de l'invasion praguoise, totalement hors sujet. Soyons assurés que les affaires continuent entre les participants les plus opposés sur les plans idéologiques voire militaires, malgré les scandales que tentent d'irriter les journaleux de tout poil : non, les Français et les Soviétiques ne sont pas entrés en conflit à propos de la télévision, en dépit d'un titre virulent de la presse britannique. Le principal négociateur soviétique s'étant remis d'une maladie, les contacts s'assouplissent : la commission mixte prend acte enfin de la décision de la société France-Couleur : au singulier, car on a "la couleur" en général, et non pas "les couleurs" – la production en série des tubes débuterait en son usine dès le premier semestre de 1971.

     

    Des tubes plats je présume. Car les Russes avaient écopé, ou failli écopé, de tubes bombés, d'ores et déjà obsolètes. Il s'agit des écrans eux-mêmes, fonctionnant comme des tubes très aplatis. Souvenons-nous en effet que les premiers présentaient une forte convexité. Mais alors intervient dans le texte une de ces fameuses notes à rallonges, censée fournir aux chercheurs (s'il est envisageable qu'il y en ait) toutes les références nécessaires. Sachez cependant, comme disait Balzac, que vous pouvez vous identifier à moi, tandis que s'identifier à ces tubes s'avère totalement impossible. Sachez également, comme disait Honoré, que les historiens désormais croulent sous la documentation, ce qui peut nuire, paradoxalement, à la vérité, mais, à coup sûr, au rêve ; d'autre part et néanmoins, que l'auteur, Olivier Chantriaux, possède l'art, tout de même, de conférer à son ouvrage une grande solidité, en raison justement de ses répétitions incessantes : en effet, tout est tellement complexe, voire touffu, que de tels rappels demeurent indispensables. Notre auteur connaît son affaire, tant analytiquement que synthétiquement. Il arrive même au lecteur, s'il veut bien se concentrer, d'adhérer aux passionnantes perspectives de rapports humains consacrés aux négociations concrètes, au lieu de se noyer sans cesse dans la psychologie de bazar, avec amours, haines, jalousies, soif de gloire et autres fariboles. En un mot, cela nous change, comme les épinards de la glace au champagne.

     

     

    Eglise quelque part en Charente.JPG

    Et ce livre nous montre une fois de plus notre incapacité de louvoyer entre de tels icebergs, l'intransigeance, la négociation, les revirements, les concessions et marchandages, qui font aussi partie, ma foi, de l'âme humaine. Nous ne pourrions pas, nous autres, encombrés de raideurs égotistes, nous couler dans les moules, toujours mouvants, de la diplomatie industrielle. Ne nous déprécions pas, mais admirons de loin les fonctionnements imprévisibles de ces mathématiques relationnelles, et de ceux qui, par vocation parfois, s'y livrentavec succès. C'est qu'ils sont nombreux, ces bougres. Adoncques : Ce protocole définit de façon claire les tâches à accomplir pour pouvoir industrialiser le tube. Les détails techniques nous seront épargnés.

     

    Cela ressemble, aussi, à de la médecine : entre le remède et la maladie s'insère toujours, au niveau de la recherche, un élément intermédiaire qu'il faut d'abord traiter ; une fois cet intermédiaire surmonté, intervient alors un autre intermédiaire, entre le remède et lui, voire un autre, entre lui et la maladie. C'est un gymkhana, une accumulation constante, un binômage ou polynômage, en médecine comme en diplomatie. Suivons le guide ? Il en ordonne la répartition, rendant du même coup improbable toute contestation. Ne laisser aucune faille où s'immiscerait la fouinasserie d'un partenaire toujours prêt à jouer au plus fin pour grappiller quelques roubles ou quelques grammes de prestige... C'est que nous aussi, Français gaulliens, prétendions aux mêmes avantages. L'Angleterre et l'Allemagne avaient les yeux sur nous ! L'Antifrance veillait ! L'Antirussie aussi ! Et [ce protocole] fixe à l'ensemble de ces travaux un terme précis, puisque la société France-Couleur, dans une déclaration, annonce que la production en série des tubes débuterait, dans son usine, au début de 1971. Eh oui : en cette glorieuse année de service militaire, nous n'avions pas encore la télé en couleur, tout est allé si vite, etc.

  • Alejo Carpentier - Le royaume de ce monde

     

    Alejandro Carpentier est un écrivain cubain, ayant passé onze années de sa vie à Paris, lié au mouvement surréaliste, surtout Artaud et Prévert. Il publie en 1949 Le royaume de ce monde que nous analyserons ce soir, et en 1953 Le partage des ombres. Il mourut en 1980. Vous pouvez refermer vos classeurs. À présent ouvrez bien vos esgourdes. Vous allez entendre une histoire de révolte d'esclaves qui rapprocherait assez du Bug-Jargal de Victor Hugo s'il n'était garanti par un cachet d'authenticité. Là où Victor fait de la littérature exotique, Alejo expose les faits crus. Le héros, c'est Ti-Noël, esclave, ennemi du sang, plongé dans les massacres jusqu'au cou. Il est nonchalant.

     

    Il attend comme tout son peuple le retour du Grand Nègre, exécuté lors d'une révolte précédente. Le Jésus-Christ noir, fortement foncé de vaudou. Les superstitions vont bon train, les nouvelles se propagent à la romaine. Je veux dire que partout l'on voit des présages, l'on imagine des prodiges. Le travail éreintant persiste, mais dans le moindre signe l'on veut voir la main de la Providence des Nègres, qui ne les abandonne pas. Chaleur. Attente. Bruits qui courent. Et par-dessus tout ça non pas le désespoir, mais une confiance en la cause de la justice. L'Ancêtre mythique ne peut délaisser ses fidèles. Ecoutez cette traduction de l'espagnol par René L.F. Durand. J'ai entre les mains l'édition originale de la Croix du Sud, patronnée par Roger Caillois. Voyez la clarté, le classicisme, l'antigongorisme, et dites-moi si vous ne vous sentez pas solidaires :

     

    pp. 47-48 – "Menées à présent avec indolence, coupées de siestes et de goûters à l'ombre des arbres, les battues contre Mackandal s'espaçaient. Plusieurs mois s'étaient écoulés sans que l'on sût rien du manchot. Certains pensaient qu'il avait dû se réfugier au centre du pays, sur les hauteurs brumeuses du Morne des Crochus, là où les nègres dansaient du fandango au son des castagnettes. D'autres affirmaient que le houngan, transporté sur une goélette, opérait dans la région de Jacmel, où de nombreux hommes qui étaient morts travailleraient la terre tant qu'ils ne pourraient manger du sel. Les esclaves cependant étaient d'une bonne humeur insolente. Jamais ceux qui étaient chargés de rythmer l'ensemencement du maïs ou la récolte de cannes n'avaient frappé leurs tambours avec plus d'ardeur. La nuit, dans leurs cases, les nègres se transmettaient avec beaucoup de joie les nouvelles les nouvelles les plus extraordinaires : un iguane vert s'était chauffé au soleil sur le toit du séchoir à tabac ; quelqu'un avait vu voler, à midi, un papillon de nuit ; un grand chien, aux poils hérissés, avait traversé la maison à toute vitesse, emportant un gigot de chevreuil ; un pélican s'était épouillé – si loin de la mer ! - secouant ses ailes sur les treilles de l'arrière-cour." Après la bataille, curieuse observation du groupe opposé : conquérants, créoles, exploitants, exploiteurs, autant de synonymes, se retrouvent à Cuba, enchantés finalement, à quelques vies humaines près, de cette diversion. Il y a tant d'ennui dans la vie des repus que même une révolte d'esclaves apporte du piment. On sait que l'on retrouvera sa propriété, son indolence et les conversations de sa caste : les jacqueries des Noirs sont faites pour se noyer dans le sang, riche mélange de couleurs. Ils le savent bien, les riches planteurs, que ce sont toujours les mêmes qui gagnent. Mais votre critique fait de la morale : Carpentier, lui, raconte, clairement, laissant se dégager le jugement de lui-même, à travers une prose limpide et pittoresque – pp. 93/4 :

     

    "Le soir de son arrivée à Santiago, M. Lenormand de Mézy alla directement au Tivoli, le théâtre au toit de palmes construit tout récemment par les premiers réfugiés français, car il avait une répulsion pour les estaminets cubains, avec leurs attrape-mouches et les ânes attachés à l'entrée. Après tant d'angoisses, de peurs, de si grands changements, il trouva dans ce café-concert une atmosphère réconfortante. Les meilleures tables étaient occupées par de vieux amis, propriétaires qui comme lui avaient fui devant les coutelas aiguisés avec de la mélasse. Mais le plus curieux était que, dépouillés de leur fortune, ruinés, la moitié de leur famille perdue et les filles convalescentes de viols des nègres – ce qui n'est pas peu dire – les anciens colons, loin de se lamenter, semblaient avoir rajeuni. Tandis que d'autres, plus prévoyants, avaient retiré leur argent de Saint-Domingue, et passaient à la Nouvelle-Orléans ou mettaient en valeur de nouvelles plantations de café à Cuba, ceux qui n'avaient pu rien sauver se complaisaient dans le désordre, dans l'absence d'obligations, esssayant pour l'instant de trouver du plaisir à tout."

     

     

     

     

     

     

     

    ...Bien sûr l'apparition d'un chef rempli d'orgueil qui réesclavagise les délivrés, en les faisant participer à l'érection d'un palais-citadelle. Ainsi trouvons-nous une prémonition de ce que deviendront certains Etats africains libérés du joug du Blanc. La démocratie est désormais le cadeau du Blanc. Mais née dans le sang, la libération aboutit à une domination plus tenace encore : ces individus nous ont le culte du chef comme ils avaient celui de l'ancêtre. Les canons sont hissés – p.141 :

     

    "Souvent un nègre disparaissait dans le vide, en entraînant une auge pleine de mortier. À l'instant un autre le remplaçait sans que nul ne pensât plus à celui qui était tombé. Des centaines d'hommes travaillaient dans les entrailles de cette immense construction, sans cesse épiés par le fouet ou le fusil ; ils achevaient des ouvrages qui jusque là n'avaient été vus que dans l'architecture imaginaire du Piranèse. Hissés par des cordes sur les escarpements de la montagne, les premiers canons arrivaient ; on les montait sur des affûts en cèdre le long de salles voûtées, plongées dans une éternelle pénombre, dont les meurtrières dominaient tous les passages et défilés du pays. Il y avait là le "Scipion", l' "Hannibal", l' "Hamilcar, bien lisses, d'un bronze presque doré, près de ceux qui avaient été construits après 89, avec la devise encore incertaine de Vieux cheval.JPG

     

    "Liberté, Egalité".

     

    Et toujours pas de Ti-Noël. Bel escamotage. Beaucoup plus tard, Pauline Bonaparte et Athénaïs se distraient à Rome. Et Ti-Noël a vieilli, comme tout le monde, sans s'en apercevoir. Et le monde continue de rouler. La page 188 est blanche. Tout s'apaise dans la chaleur, et d'Antilles et d'Europe. C'était une belle histoire dont je me contrefous, mais que j'ai lue d'une traite à Tournus, en Bourgogne. Elle m'a semble claire et m'a coulé dessus comme de l'eau. Nous avons connu plus fort et moins élémentaire. Plus sale et plus ambigu. Toutefois, retenez bien la leçon : il n'y a ni bon Noir ni méchant Blanc. Dieu et le Temps contre tous.

     

    Le royaume de ce monde, d'Alejo Carpentier.