Proullaud296

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Alejo Carpentier - Le royaume de ce monde

 

Alejandro Carpentier est un écrivain cubain, ayant passé onze années de sa vie à Paris, lié au mouvement surréaliste, surtout Artaud et Prévert. Il publie en 1949 Le royaume de ce monde que nous analyserons ce soir, et en 1953 Le partage des ombres. Il mourut en 1980. Vous pouvez refermer vos classeurs. À présent ouvrez bien vos esgourdes. Vous allez entendre une histoire de révolte d'esclaves qui rapprocherait assez du Bug-Jargal de Victor Hugo s'il n'était garanti par un cachet d'authenticité. Là où Victor fait de la littérature exotique, Alejo expose les faits crus. Le héros, c'est Ti-Noël, esclave, ennemi du sang, plongé dans les massacres jusqu'au cou. Il est nonchalant.

 

Il attend comme tout son peuple le retour du Grand Nègre, exécuté lors d'une révolte précédente. Le Jésus-Christ noir, fortement foncé de vaudou. Les superstitions vont bon train, les nouvelles se propagent à la romaine. Je veux dire que partout l'on voit des présages, l'on imagine des prodiges. Le travail éreintant persiste, mais dans le moindre signe l'on veut voir la main de la Providence des Nègres, qui ne les abandonne pas. Chaleur. Attente. Bruits qui courent. Et par-dessus tout ça non pas le désespoir, mais une confiance en la cause de la justice. L'Ancêtre mythique ne peut délaisser ses fidèles. Ecoutez cette traduction de l'espagnol par René L.F. Durand. J'ai entre les mains l'édition originale de la Croix du Sud, patronnée par Roger Caillois. Voyez la clarté, le classicisme, l'antigongorisme, et dites-moi si vous ne vous sentez pas solidaires :

 

pp. 47-48 – "Menées à présent avec indolence, coupées de siestes et de goûters à l'ombre des arbres, les battues contre Mackandal s'espaçaient. Plusieurs mois s'étaient écoulés sans que l'on sût rien du manchot. Certains pensaient qu'il avait dû se réfugier au centre du pays, sur les hauteurs brumeuses du Morne des Crochus, là où les nègres dansaient du fandango au son des castagnettes. D'autres affirmaient que le houngan, transporté sur une goélette, opérait dans la région de Jacmel, où de nombreux hommes qui étaient morts travailleraient la terre tant qu'ils ne pourraient manger du sel. Les esclaves cependant étaient d'une bonne humeur insolente. Jamais ceux qui étaient chargés de rythmer l'ensemencement du maïs ou la récolte de cannes n'avaient frappé leurs tambours avec plus d'ardeur. La nuit, dans leurs cases, les nègres se transmettaient avec beaucoup de joie les nouvelles les nouvelles les plus extraordinaires : un iguane vert s'était chauffé au soleil sur le toit du séchoir à tabac ; quelqu'un avait vu voler, à midi, un papillon de nuit ; un grand chien, aux poils hérissés, avait traversé la maison à toute vitesse, emportant un gigot de chevreuil ; un pélican s'était épouillé – si loin de la mer ! - secouant ses ailes sur les treilles de l'arrière-cour." Après la bataille, curieuse observation du groupe opposé : conquérants, créoles, exploitants, exploiteurs, autant de synonymes, se retrouvent à Cuba, enchantés finalement, à quelques vies humaines près, de cette diversion. Il y a tant d'ennui dans la vie des repus que même une révolte d'esclaves apporte du piment. On sait que l'on retrouvera sa propriété, son indolence et les conversations de sa caste : les jacqueries des Noirs sont faites pour se noyer dans le sang, riche mélange de couleurs. Ils le savent bien, les riches planteurs, que ce sont toujours les mêmes qui gagnent. Mais votre critique fait de la morale : Carpentier, lui, raconte, clairement, laissant se dégager le jugement de lui-même, à travers une prose limpide et pittoresque – pp. 93/4 :

 

"Le soir de son arrivée à Santiago, M. Lenormand de Mézy alla directement au Tivoli, le théâtre au toit de palmes construit tout récemment par les premiers réfugiés français, car il avait une répulsion pour les estaminets cubains, avec leurs attrape-mouches et les ânes attachés à l'entrée. Après tant d'angoisses, de peurs, de si grands changements, il trouva dans ce café-concert une atmosphère réconfortante. Les meilleures tables étaient occupées par de vieux amis, propriétaires qui comme lui avaient fui devant les coutelas aiguisés avec de la mélasse. Mais le plus curieux était que, dépouillés de leur fortune, ruinés, la moitié de leur famille perdue et les filles convalescentes de viols des nègres – ce qui n'est pas peu dire – les anciens colons, loin de se lamenter, semblaient avoir rajeuni. Tandis que d'autres, plus prévoyants, avaient retiré leur argent de Saint-Domingue, et passaient à la Nouvelle-Orléans ou mettaient en valeur de nouvelles plantations de café à Cuba, ceux qui n'avaient pu rien sauver se complaisaient dans le désordre, dans l'absence d'obligations, esssayant pour l'instant de trouver du plaisir à tout."

 

 

 

 

 

 

 

...Bien sûr l'apparition d'un chef rempli d'orgueil qui réesclavagise les délivrés, en les faisant participer à l'érection d'un palais-citadelle. Ainsi trouvons-nous une prémonition de ce que deviendront certains Etats africains libérés du joug du Blanc. La démocratie est désormais le cadeau du Blanc. Mais née dans le sang, la libération aboutit à une domination plus tenace encore : ces individus nous ont le culte du chef comme ils avaient celui de l'ancêtre. Les canons sont hissés – p.141 :

 

"Souvent un nègre disparaissait dans le vide, en entraînant une auge pleine de mortier. À l'instant un autre le remplaçait sans que nul ne pensât plus à celui qui était tombé. Des centaines d'hommes travaillaient dans les entrailles de cette immense construction, sans cesse épiés par le fouet ou le fusil ; ils achevaient des ouvrages qui jusque là n'avaient été vus que dans l'architecture imaginaire du Piranèse. Hissés par des cordes sur les escarpements de la montagne, les premiers canons arrivaient ; on les montait sur des affûts en cèdre le long de salles voûtées, plongées dans une éternelle pénombre, dont les meurtrières dominaient tous les passages et défilés du pays. Il y avait là le "Scipion", l' "Hannibal", l' "Hamilcar, bien lisses, d'un bronze presque doré, près de ceux qui avaient été construits après 89, avec la devise encore incertaine de Vieux cheval.JPG

 

"Liberté, Egalité".

 

Et toujours pas de Ti-Noël. Bel escamotage. Beaucoup plus tard, Pauline Bonaparte et Athénaïs se distraient à Rome. Et Ti-Noël a vieilli, comme tout le monde, sans s'en apercevoir. Et le monde continue de rouler. La page 188 est blanche. Tout s'apaise dans la chaleur, et d'Antilles et d'Europe. C'était une belle histoire dont je me contrefous, mais que j'ai lue d'une traite à Tournus, en Bourgogne. Elle m'a semble claire et m'a coulé dessus comme de l'eau. Nous avons connu plus fort et moins élémentaire. Plus sale et plus ambigu. Toutefois, retenez bien la leçon : il n'y a ni bon Noir ni méchant Blanc. Dieu et le Temps contre tous.

 

Le royaume de ce monde, d'Alejo Carpentier.

 

Les commentaires sont fermés.