Proullaud296

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  • Fragments d'un discours amoureux

    La fille au bonnet.JPG

     

    Eh bien, me dis-je, c'est donc ainsi qu'ils pensent, et ressentent, les autres ? Certains autres ? Et finalement, je me sens intelligent en lisant cela, je fais la moitié du livre, comme il est prescrit au bon lecteur, je complète les exemples cités, j'ai même écrit des notes en marge, « ça me rappelle Untel, ça me rappelle moi, ça me rappelle telle fille, tel garçon », je complète par de vagues souvenirs de mes amours défuntes – ou si inconsciemment présentes. Grâce à Barthes, j'ai pu me rendre compte, vous pourrez vous rendre compte, que j'ai, ou vous avez passé toute vie dans un état proche de l'amour. Evidemment, Barthes n'est pas la Bible, mais, tout de même, il y a des coïncidences bizarres ; du moins, vous croyiez peut-être vivre l'amour, et vous n'étiez pas amoureux; ou bien vous croyiez ne pas l'être, et puis vous l'avez été.

     

    Barthes de toute façon a tissé sa toile, tout à l'heure je parlais de carottage, maintenant de la toile qu'il a tissée autour de vous, il a emprunté partout et n'y a mêlé que fort peu de son obscurité légendaire, car il s'agit d'une légende, sur laquelle je voudrais bien revenir, parce que ça m'énerve. Je vais lancer un petit coup de griffe, moi : Barthes parfois est obscure, oui ; en tout cas il est lisible, ce n'est pas Hegel. Bon. Cela prouve tout simplement que je suis assez crétin pour ne pas comprendre Hegel. D'accord. Barthes est peut-être obscur, mais il n'est jamais malhonnête, il ne joue jamais sur les mots, comme un Finkielkraut ou un Baudrillard, ça y est, je l'ai dit. Barthes se montre d'une clarté naïve et même niaise, comme un amoureux qu'il fut.

     

    Oui, d'hommes, bon, et après ? Nous comprenons tout avec ravissement. L'ordre, faussement alphabétique, donc faussement arbitraire, vous promène d'une sensation, d'une douleur, d'une petite joie à une autre, c'est un pointilliste, c'est de ce pointillisme revendiqué comme tel que naît, comme du relevé des points sur une statue à reproduire, une figuration plausible, et même convainvante, de l'état d'amour. « C'est bien cela », se dit-on à la lecture de Roland Barthes, Fragments d'un discours amoureux, comme à la lecture d'une page deProust. « Ah, c'est donc cela », et l'on repart instruit et libéré vers une page suivante, et l'art extraordinaire de Roland Barthes consiste à faire de petites remarques banales, et à glisser immédiatement avant de s'apesantir. Parce que si vous vous apesantissez sur les observations ou sur les raisonnements, eh bien vous allez abolir le premier instant de surprise, le premier éblouissement, au sens de vertige de la compréhension, pour y substituer les habituels bourbiers conventionnels des soi-disants spécialistes.

     

    Parfois le raisonnement se rompt, la phrase suivante semble n'avoir aucun rapport avec ce qui précède, il y a quelques mots savants, il y a quelques jargonnages, qui vous rappellent que, quand même, vous lisez du Barthes. Voici un exemple : « La température moyenne du mois de mai est de 18,60 ° centigrades, et c'est pourquoi l'hippopotame a la peau verte ». Non, il n'a jamais dit ça, mais moi j'ai caricaturé pour vous montrer l'effet que ça fait. Il y a des phrases comme ça dans Barthes, clic, plof... Ça dure un paragraphe – qu'est-ce qu'il dit ? Passons. En tout cas on passe. On est curieux de la suite. Et puique vous êtes vous-mêmes curieux de ce que c'est que cet ouvrage si modeste, et si efficace, nous vous en livrons quelques extraits, p. 47 comme de juste : c'est au chapitre « Attente » - l'attente, l apostrophe, hein, je vous en prie...

     

    « Le décor représente l'intérieur d'un café. Nous avons rendez-vous. J'attends. Dans le prologue, seul acteur de la pièce, et pour cause, je constate, j'enregistre le retard de l'autre. Ce retard n'est encore qu'une entité mathématique computable. Je regarde ma montre plusieurs fois. Le prologue finit sur un coup de tête : je décide de me faire de la bile. Je déclenche l'angoisse d'attente. L'acte un commence. » Alors ? Il est occupé par des supputations, s'il y avait un malentendu sur l'heure, sur le lieu, etc. Page 141 : article « Fou ». « Définition : Le sujet amoureux est traversé par l'idée qu'il est ou devient fou. » Et il développe. Page 188 : c'est, je crois, sur la correspondance amoureuse, la déclaration par lettre. « La lettre pour l'amoureux n'a pas de valeur tactique. Elle n'essaie pas de convaincre. Elle est purement expressive, à la rigueur flatteuse, mais la flatterie n'est ici nullement intéressée, elle n'est que la parole de la dévotion. Ce que j'engage avec l'autre, c'est une relation et non une correspondance. La relation met en rapport deux images. « Vous êtes partout, votre image est totale », écrit de diverses façon Werther à Charlotte. » Et en bas de page, Goethe cité par Freud. Je termine sur la page 235. Comme un historien latin, Barthes s'est renseigné

     

    aussi auprès des conversations qu'il a pu tenir avec tel ou tel et le cite en référence. On ne saura jamais qui est ce « R.H. ». A un moment donné j'ai bien cru que J.L.B. c'était Jean-Louis Bory. Eh bien non, c'est quelqu'un d'autre. Ça ne peut pas être Jean-Louis Bory. Ce sont de petits mystères, des coquetteries, des artifices d'écrivain. Il nous livre une pensée qui est présentée sous forme de mémoire universitaire, on voit encore les « petit 1 », les « petit 2 », les paragraphes, les titres, c'est un peu comme les tableaux où se lisent encore, très grossièrement, et volontairement, les coups de fusain préparatoires, qui sont intégrés au « vouloir dire » de la toile.

     

    Si vous êtes amoureux vous apprenez pourquoi et comment, si vous ne l'êtes pas vous lisez Fragments d'un discours amoureux de Roland Barthes aux éditions du Seuil afin d'apprendre que – bizarrement vous l'êtes, ou que vous pouvez en reconnaître et même plus fort en provoquer à l'avenir les signes. Je ne devais pas le faire mais je vous le fais quand même, en dernière page voici les articles – quelques-uns - « s'abîmer » donc, « absence », « adorable », « affirmation », « altération », « angoisse », « annulation », « ascèse », « atopos » - ça doit vouloir dire que c'est « une façon » - et vous en avez d'autres, « habits », « identification », « image », « inconnaissable », « induction » - ce qu'il y a de merveilleux dans ce livre, c'est qu'on aurait envie de le refaire pour soi-même, avec tout à fait une autre expérience, avec tout à fait d'autres têtes de chapitres, d'autres têtes d'articles.

     

    En tout cas c'est un livre qui m'a beaucoup frappé, c'est donc de Roland Barthes Fragments d'un discours amoureux, collection « Tel Quel » aux éditions du Seuil.

     

  • Montherlant

     

    C'est être médiocre que d'aimer la vie, que d'aimer une femme, que de vouloir se reproduire sottement comme de petites gens, que de s'émouvoir d'une odeur, d'un printemps. La seule vérité âpre et impitoyable est la présence de la mort et du néant. Montherlant met à nu la condition humaine. Il dresse les forces du néant contre les forces de la vie : « Un enfant ! un enfant ! Cela ne finira donc jamais ! » C'est le vieux septuagénaire royal qui est resté le plus adolescent de tous. C'est à quatorze ans qu'on dit « J'attends la mort avec impatience ». Mais lorsqu'à partir de quatorze ans d'âge un roi découvr een son fils une âme banale, c'est alors qu'il se met à le haïr. L'héritier du trône est disposé à vivre une vie ordinaire, juste vouée au bonheur : une femme, des enfants, l'amour de son peuple... Toujours cette question : la vie vaut-elle la peine d'être vécue – quand je vous disais qu'on ne sortait pas de l'adolescence...

     

    Réponse non, in abstracto, mais réponse oui quand on est l'auteur bien évidemment. Nous en sommes tous là : prêts à tous les mouvements de menton en fierté intime, quoique prêts à toutes les compromissions dans notre vie quotidienne. Car hélas ! il y a le quotidien. Or il est par conséquent absurde, celui qui reproche à Montherlant ou à Corneille d'avoir eu un quotidien. « Laissez-moi me regarder vivre ! » dit je crois Malatesta, autre héros montherlantien. « Sinon, pourquoi vivrais-je ? » Tout est dans l'attitude, comme le fait si bien observer Jean Raspail. Tout est dans notre Weltanschauung, autrment dit notre vision du monde. Le monde est le même pour tous, et nul d'entre nous ne possède le même instrument de mesure que son voisin.

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    Puisque nous devons tous vivre à genoux, id est aimer, chier et souffrir, pourquoi ne pas tous nous figurer que nous vivons debout, dans la dignité, en route vers la gloire ? Transformant ces dérisions, cette condamnation, cette animalité, ce péché originel d'exister, en notre plus grande gloire ? Quoi d eplus beau que de proclamer : « Tu veux me plier ? Eh bien, je plierai dans l'orgueil. Je déclamerai que la vie est une nullité, qu'elle ne vaut pas un fétu de paille, mais je prendrai pour moi l'attitude, je ferai le fier clowm à la face du néant.... » L'adolescence, vous dis-je. Corneille, Mishima. Les petits garçons héroïques de Raspail qui ne savent vivre que sur les sommets de l'Illusionisme, et que les adultes fusillent.

     

    Je vous avais dit : « Nous allons parler de littérature », et je vous ai resservi la soupe des lieux communs. Il me fait du bien, à moi, de resservir ces lieux communs-là. Et si l'on me dit qu'ils font le lit du fascisme, que l'orgueil et le mépris du genre humain dans sa dimension banale mène ua fascisme, je répondrai que se forcer à l'amour au mépris de ses pulsions secrètes mène à une sorte de rage contre sa propre faiblesse, que les chers humains que vous aimez tant se retournent contre vous et vous prennent pour des vaches à fric, vous pompent votre temps et votre énergie, puis vous méprisent pour votre mollesse. Les hippies, les marginaux ? Ils ne m'acceptaient parmi eux que sije leur payais tout. C'est ça, l'idéal de fraternité ? Bon, je n'ai encore rien compris. Montherlant a écrit des chefs-d'œuvre, où les bidons de gloire et d'honneur s'entrechoquent en lançant de grandes étincelles, où la vanité humaine se pare des feux de la cruauté. L'homme n'est pas bon, il n'est pas que bon, il est aussi grand. L'auteur, non, tout petit, l'auteur. Mais à travers le vermisseau nomme Montherlant est passé le message de l'épée divine et flamboyante, et tant pis pour l'incohérence de la métaphore. Voici pour l'anecdote, merci Roméo et Juliette : Inès et le roi Ferrante parlent.

     

     

     

    « INES

     

    Seigneur, le voudrais-je, je ne pourrais dénouer ce que Dieu a noué.

     

     

     

    FERRANTE

     

    Je ne comprends pas.

     

     

     

    INES

     

    Il y a près d'une année, en grand secret, à Bragance, l'évêque de Guarda...

     

     

     

    FERRANTE

     

    Quoi ?

     

     

     

    INES

     

    ...nous a unis, le Prince et moi...

     

     

     

    FERRANTE

     

    Ah ! malheur ! Marié ! Et à une bâtarde ! Outrage insensé, et mal irréparable, car jamais le pape ne cassera ce mariage : au contraire, il exultera, de me voir à sa merci. Un mariage ? Vous aviez le lit : ce n'était pas assez ? Pourquoi vous marier ? »

     

     

     

    Le ton est donné. Qui aimez-vous le mieux, de la femme amoureuse, ou du vieillard tonnant ?

     

     

    Dialogue entre Inès et l'Infante, qui n'est pas sans rappeler celui entre l'Infante et Chimène, précisément, dans Le Cid :

     

     

     

    « ...Ce n'est pas un arrêt de mort... Le Roi, dans toute cette affaire, m'a traitée avec tant d'ouverture...

     

     

     

    L'INFANTE

     

    Mon père dit du roi Ferrante qu'il joue avec sa perfidie comme un bébé avec son pied.

     

     

     

    INES

     

    « J'y réfléchirai »... Il a peut-être voulu se donner du champ.

     

     

     

    L'INFANTE

     

    Doña Inès, doña Inès, je connais lemonde et ses voies. »

     

     

     

    Non. Doña Inès sera exécutée, avec l'enfant qu'elle porte, en raison jsutement de sa complicité avec le roi. Ferrante lui a donné espoir, et la trucidera, en raison de cette communion entre le bourreau et sa victime, parce qu'il faut que ces deux-là soient unis par un lien terrible et métaphysique. Le bourreau se tue lui-même, n'est-ce pas, il tue cet être en lui qui a la foi. L'ennui, c'est qu'il en tue un autre...

     

  • Joachim Du Balai

     

    Bonjour, auditeurs dormeurs de la mi-après-midi. Vous allez entendre au travers des poils de vos oreilles une série de réflexions sur Les Antiquités de Rome d'un certain Joachim Du Bellay, dont vous ne vous souvenez plus que d'un vers :

     

    « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage ».

     

    Travaillez ferme, passez trente-sept ans d'une vie passionnée, enrage »z, démenez-vous, faites une tripotée de sublimes sonnets, et voilà ce qu'il reste de vous : un seul vers, ânonné par des enfants sous la férule d'un satané instituteur. Donc ma méditation décevra les érudits, elle rasera les profanes. Elle nous éloignera de l'actualité Dieu merci. Du Bellay, arrivé à Rome en 1553 comme secrétaire de son puissant cousin, fut frappé par l'état de délabrement où se trouvait la vieille cité antique. A Rome en effet, l'on avait bâti par-dessus les ruines, un sac effectué par Charles-Quint avait eu lieu récemment, et d'insolents prélats, cardinaux papables ou non papables, étalaient leur magnificence insolente de princes d'Eglise.

     

    Joachim se plongea dans les ruines et dans la poussière avec de profondes délices et de grands soupirs. Il savait le latin au point, comme beaucoup de son temps et son cousin lui-même, de composer des vers en cette langue. Il était tout pétri d'histoire antique. Il savait mieux qu enous ce qu'il regrettait. Il évoquait un peuple de fantômes, et tant de grands noms. Il le faisait dans des sonnets avec toutes les ressources de la rhétorique déjà baroque : oppositions de contrastes et grands balancements de manches. Et autour de lui, dans la campagne où de maigres troupeaux de moutons noirs paissaient des friches sous le vent ou dans la pestilence des marais, dans ce Latium funèbre, avaient défilé ces légions romaines défiant le monde entier.

     

    Inépuisable source de méditation sur le néant et l'éternité à la fois de la grandeur humaine. Nous ne pouvons voir Rome qu'à travers sa légende, forgée par les historiens de Rome eux-mêmes. Si l'on considère les conquêtes au seul moment où elles furent faites, l'on s'aperçoit que « Rome a conquis le monde, moins pour la gloire que pour le profit » - je cite, mais qui ? Les expéditions romaines n'ont été en fait qu'une vaste opération financière, le déclenchement d'un flux de richesses à sens unique : tout dans les caisses romaines. Cependant, très tôt, le poète, Ennius pa rexemple, et l'historien, ont transfiguré cette réalité sordide, et les généraux, du haut de leur tertre de gazon, haranguaient les soldats en leur parlant de gloire, d'honneur et d'orgueil.

    Tableau d'Anne Jalevski - www.anne-jalevski.com

     

     

    Jean Dépont.JPG

    Et c'est cet orgueil qui est parvenu jusqu'à nous, c'est lui qui foudroyait Du Bellay méditant, sur le néant des enflures humaines, dont il doit bien subsister quelque chose, dont il est obligatoire,moralement oblligatoire, qu'il subsiste quelque chose en de sublimes vers eux aussi destinés à disparaître. Dans le destin de Rome passe le souffle de toute l'Histoire de l'homme. Dieun'apparaît pas dans cette série de sonnets :il n'est pas question de christianisme hors de propos, pas plus que de Jupiter d'ailleurs. Car le Romain ne songe à la religion que pour échanger des prières, ou mieux des formules, et des sacrifices, contre des bienfaits. La seule véritable déesse du Romain, c'et Rome elle-même.

     

    La ville morte, morts tous les dieux... Du Bellay s'interroge sur la ruine du monde en philosophe et in abstracto, indépendamment de toute Providence ou destin préécrit du monde... Rome n'a pas été punie par les Barbares, ne s'est pas effondrée sous des coups du dehors : les Barbares étaient peu nombreux, et ne songeaient qu'à fuir d'autres Barbares derrière eux. Ils ne souhaitaient pas que Rome s'effondrât, mais voulaient simplement jouir de ses richesses. Un jour, il se trouva qu'ils les avaient pillées.

     

    Mais quel dommage. Ils n'avaient pas voulu l'abattre. Et Du Bellay de revenir sans cesse sur la véritable cause du déclin de Rome : il intervint très tôt, dès l'instant où les diverses factions, entendez si vous voulez « partis politiques » - ou plutôt la lutte des riches contre les pauvres, terminée à l'avantage des premiers – qui pourait en douter – sont parvenus à substituer à ce premier magnifique brouillon de démocratie que fut la République Romaine la dictature millitaire de l'Empire. Il y eut de bons empereurs, tels Vespasien, Titus, Nerva. Mais combien de fous, combien de simples brutes épaisses, tels ce Caracalla qui dit à son successeur en mourant : « Enrichis le soldat, et moque-toi du reste. »

     

    Alors, vidée de son esprit civique, le citoyen n'ayant plus qu'à la fermer depuis des siècles, Rome s'écroula de l'intérieur sans même se regretter. L'on vit même des populations aller au-devant des Barbares les clés de la ville en mains pour se rendre à ceux qu'elle considérait comme des libérateurs. Avec les Barbares, au moins, on ne payait plus tant d'impôts.

     

  • Courage, Simone

     

    Plus tard, cette jeune fille se dessalera, se dévergondera, boira, sortira dans les bars de Saint-Gerrmain des Prés sans perdre de trop bonne heure son pucelage, considérant jusqu'à un âge avancé que le sexe était quelque chose de très inconvenant, surtout sans amour. Voyons ce que nous dit l'œuvre directement, p. 47, sur la situation coloniale qui est faite aux enfants :

     

    « Les adultes me tenaient à leur merci. Si je leur extorquais des louanges, c'était encore eux qui décidaient d eme les décerner. Certaines de mes conduites affectaient directement ma mère, mai sans nul rapport avec mes intentions. »

     

    ...Où l'on voit que, semblable à bien des enfants, la petite Simone avait bien envie qu'on la regardât, qu'on la complimentât, mais se rendait bien compte que les réactions de l'entourage ne correspondaient pas avec celles que l'on voulait en tirer. Ce cauchemar m'a très, très longtemps poursuivi... Voici à présent un retour de vacances – toujours mon bon conseil : si vous voulez monter dans la société, habitez Paris. Page 94 :

     

    « Aucune promesse ne fut tenue. Je retrouvai dans les jardins du Luxembourg et les rousseurs de l'automne : elles ne me touchaient plus ; le bleu du ciel s'était terni. Les classes m'ennuyèrent ; j'apprenais mes leçons, je faisais mes devoirs sans joie, et je poussais avec indifférence la porte du cours Désir. »

     

     

    Jean Bedouret, la pomme d'Adam.JPGJEAN BEDOURET, ACTEUR

    Pas Harlem. Ce nom désigne un cours pour jeunes filles bien éduquées, où l'on n'était pas trop exigeant sur le niveau des maîtresses, mais sur celui de leur moralité. A noter u npoint extrêmement important, qui rapproche Simone de son commentateur, et je l'espère de bien de ses auditeurs : la vie de Simone, ce sont autant ses lectures que les événements de sa vie extérieure. Nous avons affaire à présent à une jeune fille véritable. Elle nous dit, p. 141 :

     

    « Je le lus en anglais, à Meyrignac, couchée sur la pousse d'une châtaigneraie. Brune, aimant la lecture, la nature, la vie, trop spontanée pour observer les conventions respectée par son entourage, mais sensible au blâme d'un frère qu'elle adorait, Maggie Tulliver était comme moi divise entre les autres et elle-même : je me reconnus en elle. Son amitié avec le jeune bossu qui lui prêtait des livres m'émut autant que celle de Joe avec Laurie : je souhaitai qu'elle l'épousât. »

     

    Vous voyez bien qu'elle nous raconte ce qu'elle lit comme ce qu'elle vit. Personne ne raconte ce genre de choses d'habitude. Plus tard il sera de bon ton de traiter Simone de Beauvoir de « bas-bleu ». Futurs autobiographes, ne nous épargnez pas ce que vous aurez lu. Autre extrait, nous fournissant des lueurs sur le père de Simone :

     

    « Mon père répétait souvent qu'il faut avoir un idéal, et tout en les détestant, il enviait les Italiens parce que Mussolini leur en fournissait un : cependant il ne m'en proposait aucun. Mais je ne lui en demandais pas tant. Etant donné son âge et les circonstances, je trouvais son attitude normale et il me semblait qu'il aurait pu comprendre la mienne. »

     

    Et voilà comment Simone de Beauvoir n'est pas devenue mussolinienne, et comment son père, s'il avait été italien, le serait devenu. Quant à Simone, petite jeune fille déjà bien décidée, elle ne faisait que se heurter avec son père, qui la jugeait sans doute insuffisamment soumise comme enfant et comme future femme... A propos de femmes, justement, comment la future autrice du Deuxième Sexe se forma-t-elle à la question féministe ? Ecoutez la p. 235 :

     

    « Je fus bien perplexe. L'égalité des sexes, j'étais pour ; et en cas de danger, ne fallait-il pas tout faire pour défendre son pays ? « Eh bien », dis-je quand j'eus lu le texte du projet, « c'est du bon nationalisme. »

     

    Courage Simone, il y a encore du chemin à faire ! Question : pourquoi les femmes ne doivent-elles pas faire leur service militaire ? Réponse macho : parce qu'elles sont déjà assez connes comme ça. Bon, Simone ne me l'aurait pas pardonnée, celle-là. Mais je ne susi qu'un animateur de radio pas sérieux, et non pas un universitaire qui passe à France Culture. Dois-je vraiment vous rappeler que Simone de Beauvoir ne doit guère être suspectée d'avoir évolué vers le militarisme ? Grande honnêteté de sa part d'ailleurs de nous communiquer toutes ses bourdes, afin de nous éclairer sur les errances de son cheminement intellectuel.

     

    Pour finir, Simone réussit tous ses examens, comme une jeune fille rangée, justement :

     

    « Quel soulagement d'en avoir fini ! Mon père me conduisit le soir à la Lune Rousse, et nous mangeâmes des œufs au plat chez Lipp. Je dormis jusqu'à midi. »

     

    C'est la grâce matinée que je vous souhaite, et vous quitte sur cette piètre pirouette, en vous demandant d'une part de vous méfier des jeunes filles rangées dont on ne sait jamais ce qu'elles cachent, et d'autre part de lire ce vieux, une fois de plus très vieux livre, Mémoires d'une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir, paru chez Gallimard en 1958. Roulez jeunesse !