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Fragments d'un discours amoureux

La fille au bonnet.JPG

 

Eh bien, me dis-je, c'est donc ainsi qu'ils pensent, et ressentent, les autres ? Certains autres ? Et finalement, je me sens intelligent en lisant cela, je fais la moitié du livre, comme il est prescrit au bon lecteur, je complète les exemples cités, j'ai même écrit des notes en marge, « ça me rappelle Untel, ça me rappelle moi, ça me rappelle telle fille, tel garçon », je complète par de vagues souvenirs de mes amours défuntes – ou si inconsciemment présentes. Grâce à Barthes, j'ai pu me rendre compte, vous pourrez vous rendre compte, que j'ai, ou vous avez passé toute vie dans un état proche de l'amour. Evidemment, Barthes n'est pas la Bible, mais, tout de même, il y a des coïncidences bizarres ; du moins, vous croyiez peut-être vivre l'amour, et vous n'étiez pas amoureux; ou bien vous croyiez ne pas l'être, et puis vous l'avez été.

 

Barthes de toute façon a tissé sa toile, tout à l'heure je parlais de carottage, maintenant de la toile qu'il a tissée autour de vous, il a emprunté partout et n'y a mêlé que fort peu de son obscurité légendaire, car il s'agit d'une légende, sur laquelle je voudrais bien revenir, parce que ça m'énerve. Je vais lancer un petit coup de griffe, moi : Barthes parfois est obscure, oui ; en tout cas il est lisible, ce n'est pas Hegel. Bon. Cela prouve tout simplement que je suis assez crétin pour ne pas comprendre Hegel. D'accord. Barthes est peut-être obscur, mais il n'est jamais malhonnête, il ne joue jamais sur les mots, comme un Finkielkraut ou un Baudrillard, ça y est, je l'ai dit. Barthes se montre d'une clarté naïve et même niaise, comme un amoureux qu'il fut.

 

Oui, d'hommes, bon, et après ? Nous comprenons tout avec ravissement. L'ordre, faussement alphabétique, donc faussement arbitraire, vous promène d'une sensation, d'une douleur, d'une petite joie à une autre, c'est un pointilliste, c'est de ce pointillisme revendiqué comme tel que naît, comme du relevé des points sur une statue à reproduire, une figuration plausible, et même convainvante, de l'état d'amour. « C'est bien cela », se dit-on à la lecture de Roland Barthes, Fragments d'un discours amoureux, comme à la lecture d'une page deProust. « Ah, c'est donc cela », et l'on repart instruit et libéré vers une page suivante, et l'art extraordinaire de Roland Barthes consiste à faire de petites remarques banales, et à glisser immédiatement avant de s'apesantir. Parce que si vous vous apesantissez sur les observations ou sur les raisonnements, eh bien vous allez abolir le premier instant de surprise, le premier éblouissement, au sens de vertige de la compréhension, pour y substituer les habituels bourbiers conventionnels des soi-disants spécialistes.

 

Parfois le raisonnement se rompt, la phrase suivante semble n'avoir aucun rapport avec ce qui précède, il y a quelques mots savants, il y a quelques jargonnages, qui vous rappellent que, quand même, vous lisez du Barthes. Voici un exemple : « La température moyenne du mois de mai est de 18,60 ° centigrades, et c'est pourquoi l'hippopotame a la peau verte ». Non, il n'a jamais dit ça, mais moi j'ai caricaturé pour vous montrer l'effet que ça fait. Il y a des phrases comme ça dans Barthes, clic, plof... Ça dure un paragraphe – qu'est-ce qu'il dit ? Passons. En tout cas on passe. On est curieux de la suite. Et puique vous êtes vous-mêmes curieux de ce que c'est que cet ouvrage si modeste, et si efficace, nous vous en livrons quelques extraits, p. 47 comme de juste : c'est au chapitre « Attente » - l'attente, l apostrophe, hein, je vous en prie...

 

« Le décor représente l'intérieur d'un café. Nous avons rendez-vous. J'attends. Dans le prologue, seul acteur de la pièce, et pour cause, je constate, j'enregistre le retard de l'autre. Ce retard n'est encore qu'une entité mathématique computable. Je regarde ma montre plusieurs fois. Le prologue finit sur un coup de tête : je décide de me faire de la bile. Je déclenche l'angoisse d'attente. L'acte un commence. » Alors ? Il est occupé par des supputations, s'il y avait un malentendu sur l'heure, sur le lieu, etc. Page 141 : article « Fou ». « Définition : Le sujet amoureux est traversé par l'idée qu'il est ou devient fou. » Et il développe. Page 188 : c'est, je crois, sur la correspondance amoureuse, la déclaration par lettre. « La lettre pour l'amoureux n'a pas de valeur tactique. Elle n'essaie pas de convaincre. Elle est purement expressive, à la rigueur flatteuse, mais la flatterie n'est ici nullement intéressée, elle n'est que la parole de la dévotion. Ce que j'engage avec l'autre, c'est une relation et non une correspondance. La relation met en rapport deux images. « Vous êtes partout, votre image est totale », écrit de diverses façon Werther à Charlotte. » Et en bas de page, Goethe cité par Freud. Je termine sur la page 235. Comme un historien latin, Barthes s'est renseigné

 

aussi auprès des conversations qu'il a pu tenir avec tel ou tel et le cite en référence. On ne saura jamais qui est ce « R.H. ». A un moment donné j'ai bien cru que J.L.B. c'était Jean-Louis Bory. Eh bien non, c'est quelqu'un d'autre. Ça ne peut pas être Jean-Louis Bory. Ce sont de petits mystères, des coquetteries, des artifices d'écrivain. Il nous livre une pensée qui est présentée sous forme de mémoire universitaire, on voit encore les « petit 1 », les « petit 2 », les paragraphes, les titres, c'est un peu comme les tableaux où se lisent encore, très grossièrement, et volontairement, les coups de fusain préparatoires, qui sont intégrés au « vouloir dire » de la toile.

 

Si vous êtes amoureux vous apprenez pourquoi et comment, si vous ne l'êtes pas vous lisez Fragments d'un discours amoureux de Roland Barthes aux éditions du Seuil afin d'apprendre que – bizarrement vous l'êtes, ou que vous pouvez en reconnaître et même plus fort en provoquer à l'avenir les signes. Je ne devais pas le faire mais je vous le fais quand même, en dernière page voici les articles – quelques-uns - « s'abîmer » donc, « absence », « adorable », « affirmation », « altération », « angoisse », « annulation », « ascèse », « atopos » - ça doit vouloir dire que c'est « une façon » - et vous en avez d'autres, « habits », « identification », « image », « inconnaissable », « induction » - ce qu'il y a de merveilleux dans ce livre, c'est qu'on aurait envie de le refaire pour soi-même, avec tout à fait une autre expérience, avec tout à fait d'autres têtes de chapitres, d'autres têtes d'articles.

 

En tout cas c'est un livre qui m'a beaucoup frappé, c'est donc de Roland Barthes Fragments d'un discours amoureux, collection « Tel Quel » aux éditions du Seuil.

 

Commentaires

  • Comme disait l'une des connaissances éphémères de ma femme, "Je ne vais pas me prendre la tête", agagah... ("Agagah", c'est de moi).

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