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  • Voir les comédiens

     

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    Destructurer le langage, « parler par langues », reviendrait à déstructurer la pensée. Dessiner des cartes, à celle de l'espace. Mieux vaut donc si je crains cela dire la vie de certains personnages imaginaires. A quatorze ans j'ai eu le réflexe salutaire d'aligner le temps de ma planète sur celui de la terre elle-même et ne puis donc présumer de ce qui se serait passé par la suite. Nul doute que mon personnage, moi-même, n'eût poursuivi sa vie en asile, avec de douloureux épisodes de confusion mentale. Au lieu de me documenter, inventer moi-même une suite. Reprendre Arkhangelt. Trop compliqué. Trop de souffrance. J'estime avoir payé. Déjà payé. Paradoxe du comédien.

     

    Ne rien ressentir et faire ressentir. Tel le compositeur de « Heilbronn ». Ou commenter l'actualité. Toujours à chercher des modèles, à 60 ans... Hier nous sommes allés voir Molly avec Terzieff, Catherine Silhol et Fabrice Lucchini. Voici le paradoxe du spectateur : se sentir élu, et en même temps, se demander cyniquement pourquoi donc on se sent ému, de quelles sottises on rit ou de quelles pauvretés l'on se sent bouleversé. J'ai vu Terzieff passer devant moi, voûté, traqué. Je ne l'aurais pas ennuyé. Il devait se reposer. Remontant dans le temps, selon un procédé familier, je le revois à 50 cm, par une fente entre deux battants. Il avait un sourire radieux. Anne était avec lui. Il lui a serré la main trois fois m'a-t-elle dit, a reçu le catalogue du Bord de l'Eau et... son CD-Rom de peintures.

     

    Voici un argumentaire : « Il n'y a plus besoin d'une de mes biographies. » Réponse : « Que vous le vouliez ou non, il y a désormais chaque fois que vous entrez en scène une double aspiration cruelle de la part du spectateur : comment va-t-il à la fois correspondre à mes fantasmes sur lui et s'en dégager ? » Avec double danger pour le dompteur de se faire bouffer : être trop Terzieff, insuffisamment Terzieff. Par là, chacun ne peut faire autrement que de se reconstituer son propre Terzieff : il existe donc autant de bioggraphies fantasmées de vous que de spectateurs.

     

    La seule condition préalable je ne dis pas à la vérité (que vous et vos intimes êtes seuls peut-être à savoir), mais à la véracité, à la plausibilité, à la déontologie biographique fictionnelle, est votre aval

    La tortue de la Victoire.JPG

  • Mon gendre, ce poète...

     

    Lyon n'est que ruine et murailles noircies. Le chien lèche la main qui le frappe. La lance d'Achille guérit celui qu'elle a frappé. Puisque nous fûmes pour vous l'occasion d'un triomphe, notre ruine même nous plaît, ipsa ruina placet. C'est pousser loin la veulerie. Nous ne parvenons plus à descendre aussi bas sans encourir le mépris.

     

    Nous compatissons, dans les Lettres, aux accablements du vaincu, mais nous n'admettons plus les chienneries. Romains bien étranges, si proches et lointains. A présent l'on pardonne, les transfuges s'ébattent sans états d'âme et nous préférons le cynisme, orné de nos sarcasmes. Change de camp, Sidoine, mais sans ramper. Tu ne connais pas l'impudence, qui rachèterait tout, est-ce une raison de te complimenter ? Quand vous monterez sur votre char de victoire et que, selon l'usage des ancêtres, les couronnes murales, vallaire, civique, muralis, uallaris, civica, noueront leurs lauriers sur votre chevelure sacrée – respirons. L'élan est donné, le ressort se détend, c'est le moment d'expliquer aux disciples l'énigme des trois couronnes : j'apprenais aux miens en cachette que le premier soldat à franchir le mur assiégé recevait une couronne "murale", à sauter le retranchement une couronne "vallaire".

     

    Tout soldat sauvant la vie d'un citoyen romain recevait la "couronne civique". Les trois seraient en possession de Majorien. De même le général d'aujourd'hui arbore-t-il sur sa poitrine les décorations méritées par ses subordonnés. L'empereur rassemblait sur sa personne tous les honneurs. À se faire si souvent remplacer, pouvait-il recevoir autant de respect que ses glorieux prédécesseurs, Trajan, Marc-Aurèle ? Concentrait-il sur lui autant de rayons ? Sidoine est-il le seul à s'aveugler sur ce point, pathétique dans sa foi sans restriction ? Est-ce pour cela qu'il finit par se tourner vers Dieu, qui bien sûr ne décevra pas ? Et là, je suis bon ? quand le Capitole doré regardera les rois enchaînés, quand vous vêtirez Rome de dépouilles guerrières, quand vous ferez modeler divite cera dans une cire précieuse les gourbis captifs du nouveau Bocchus africain – quand nos banlieues déclameront Racine ou Marivaux, quand ma tête pensive dominera le monde, quand le miracle éclatera – qui es-tu, moulineur de phrases, que penses-tu, quels vœux pieux alignes-tu, crois-tu vraiment que le vieux cou de la divine Rome portera tant de colliers, que ta renommée littéraire dépassera les frontières de ta province, alors que les Barbares portent l'Histoire et le nouveau sens du monde...

     

    Résister aux flots, ou se faire emporter, rappeler ses victoires d'avant ("Bocchus était le beau-père de Jugurtha" comme chacun sait, de qui Genséric le Vandale a-t-il épousé la fille, est-ce de Galla Placidia ?), de quoi nous sert l'Histoire ici à la rescousse de la préciosité, nous croulons sous tous ces casques, casse lui donc la gueule au Vandale Majorien Maximus, gonfle tes pectoraux, moi-même, à travers les foules massées sur votre passage et leurs acclamations enrouées, je vous précéderai et mes faibles chants, comme aujourd'hui, diront que vous avez dompté les deux Alpes et les Syrtes et la Grande Mer – tu te ferais fusiller, Sidoine, pour foutage de gueule, dans notre siècle. Nul n'accepterait tant de bassesse jointe à tant de grandiloquence. Nul n'accepte que le critique ne suive pas la voie juste, qui est de donner congé à ses préjugés, d'expliquer à l'ignorant l'âme de ces siècles d'autrefois, alors que je me contente et me gargarise de ma petite stupéfaction – le texte ou l'annotation venant à point soutenir ma faiblesse : les deux Alpes, ce sont les deux hautes montagnes, dont les Pyrénées... redescendre sur terre... se bloquer... les détroits et les hordes lybiennes, mais qu'auparavant vous avez vaincu pour moi. Le bouffon se déchaîne, le pitre étonne... V, 596, 59 11 23.

     

    Nous ne voyons hélas les derniers vers du Panégyrique "Maioriano", s'éloignant cahotant tels ces derniers wagons de marchandises dandinés sur la voie, que pour pressentir d'autres flagorneries à venir. Je laisse éclater ma joie - boum ! - à vous voir maintenant tourner les yeux vers les malheureux et leur montrer un visage serein – cui cui !" Faisons bon visage aux tristes occupés de l'Afrique du Nord : Gros-Bras viendra cum exercitu suo, avec son armée, il vous délivera du gros, du concupiscent Genséric, et tout rentrera dans l'ombre. Il me souvient que vous aviez le même visage, quand vous consentiez à me faire grâce : il y a le reste du monde, et il y a Moi, Sidoine, ou moi-même, en parallèles constants.

     

     

    La roue et les chevaux.JPG

    Tout est personnalisé, moins dans une perspective poétique ou même politique qu'en perspective sociale. Vous m'avez fait grâce, alors que je luttais contre vous. La vie d'un homme, d'un empereur, d'un évêque, ne pesait pas lourd. Les glaives avaient du poids et tombaient sous les coups. "Cette douceur pleine de charme est d'un bon signe – mitis dat signa venustas. On flatte le tyran jusqu'en son aspect physique. Devais-je adopter ces attitudes ? Sidoine, es-tu préoccupé de toi ? Risques-tu beaucoup ? Tu as reçu des assurances, grouououpâmâ, je suis marié avec toi, les strates commentarielles se parasitent, écoutez ma prière et vos trophées rendront la vie à Byrsa, voilà, tapez sur Carthage pour la ressusciter, bien loin qu'il faille à présent la détruire, note 100 ! le Parthe s'enfuira tout de bon, bien loin de décocher "la flèche du Parthe" en se retournant sur la selle, et le Maure s'en ira blanc de crainte, tu vas blanchir les nègres là dis donc, ce bon goût ! ce bon goût !

     

    Ah ! mariage de merde ! Union forcée ! Poétaillon ! Grande gueule et petit péteux ! Suse tremblera et Bactres, déposant à vos pieds ses carquois, car, quoi ? elle se tiendra désarmée auitour de votre tribunal. Et dans la foulée, Majorien conquerra la Chine et le Japon, et plus si affinités. Les jaunes et les bariolés se prosterneront devant cette petite butte sur laquelle le dux harangue ses troupes et reçoit les enseignes foulées aux pieds ! Ô sinistre impuissance des Hollande, Le Foll et autres petits saints, alors que Ricimer-le-Marché encule le monde à tout va, et que nul n'enraye la spirale ! Et l'on me dit que Sidoine, tout simplement imitait Claudien, le facteur de pianos, zongoran, ignorant de plus la géographie de "tous ces pays lointains" ! Il fut récompensé, le poète, il devint préfet de Rome, responsable de l'annone, id est l'approvisionnement en pain et en vin ! Une émeute le refroidit, le dégoûta de ces honneurs désormais efficaces ! Plus tard, il donnera du pain aux pauvres, sur les chemins d'Auvergne.

     

  • Philippe Grimbert, suite et fin

     

    « Un matin » poursuit le narrateur sur la page d'en face, « peu avant mon dix-huitième anniversaire, le téléphone a sonné. Après avoir répondu mon père a raccroché, le regard absent, la main encore appuyée sur le récepteur » - guère original, le style. C'est du Noullet, c'est du Vitoux. « Il nous a annoncé la nouvelle d'une voix calme, puis s'est penché pour caresser Echo venu se coucher à ses pieds » - tiens, le nouveau chien porte le nom de la vie du jeune homme : un écho de son frère mort... mais c'est que je deviens bon ! Bon, et sec, comme l'auteur). « Il est resté incliné un bon moment, sa main ébouriffant la fourrure de son chien, puis s'étant enfin redressé il est parti enfiler son manteau », cet obsédé. « Il a accepté que je l 'accompagne.

     

    « La voisine qui aidait Joseph pour ses courses et son ménage nous a fait entrer. Sur la table recouverte d'une toile cirée » oui je sais il faut «faire banal  « j'ai vu une assiette vide, un verre à demi rempli, une serviette chiffonnée. Mon grand-père reposait dans son lit, la tête rejetée en arrière, le teint cireux, la bouche ouverte », avec des asticots dans les oreilles (pour surprendre un peu l'auditeur, tout de même). « Mon père l'a contemplé puis s'est tourné vers moi pour me dire qu'il était heureux que son père soit mort dans son sommeil » - ce qui ne va pas tarder à me donner peur de m'endormir. « La plus belle façon de quitter ce monde, a-t-il ajouté » - évidemment, par rapport à une chambre à gaz. «Je me suis approché du visage de Joseph, j'ai touché sa joue du dos de ma main, sa peau était glacée » - banal, banal. Moins banal ce qui suit : « Quel rêve l'avait emporté ? Avait-il su qu'il disparaissait ?

     

     

     

    « Nous avons enterré Joseph au Père-Lachaise » - on a les moyens ou ne ne les a pas. « On se donne les moyens », comme disent les sarkozystes. « Nous nous sommes dirigés vers le carré juif » - mais oui, il y a des juifs pauvres, nous connaissons l'objection ; et celui qui me traite d'antisémite, je lui fais bouffer la Torah page à page et sans sel « où mon grand-père allait reposer à côté de sa femme. J'ai découvert la tombe de Caroline,» - qui c'est ? - « à deux pas de l'appartement de Joseph, à quelques minutes de l'avenue Gambetta. Encore une question que je n'avais jamais posée. Lors de nos balades parisiennes mon père m'avait souvent emmené rendre visite aux morts les plus célèbres du Père-Lachaise, mais jamais nous n'avions fait le détour par le carré juif. Pourquoi serait-il allé se recueillir devant la dalle où était gravé le nom de sa mère ? Il portait ses morts en lui : ceux qui lui avaient été les plus chers n'avaient pas de sépulture, leur nom n'était inscrit sur aucun marbre. A plusieurs reprises, lorsque nous étions passés devant le bâtiment du columbarium, il m'avait fait part de sa volonté d'être incinéré. Maintenant seulement je pouvais comprendre la véritable raison de son choix. » Il est vrai comme je l'ai lu que d'autres pourraient aussi éprouver le besoin de se faire enterrer, pour changer.

     

    « A peine arrivé à la maison mon père a saisi Echo dans ses bras et s'est approché de la fenêtre » - jettera, jettera pas ? « Il l'a ouverte et s'est avancé sur le balcon pour rester un long moment à contempler la rue puis il s'est enfermé comme à son habitude dans le gymnase. »

     

    Pudeur ? Assurément, monsieur l'auteur, mais banalité à la Sylvie Vartan, aussi.

     

     

    la petite princesse.JPGLa petite princesse par Anne Jalevski - www.anne-jalevski.com

    « A l'oral du bac, j'avais tiré un papier sur lequel était inscrit le sujet à traiter, qui se résumait à un nom : Laval. Paralysé, j'avais bredouillé une phrase sur la collaboration, une seule, qui avait mécontenté mon examinateur. Persuadé d'avoir affaire à un nostalgique de Vichy » - ça existe ces bêtes-là ? - « je m'étais muré dans un mutisme qui m'avait valu de redoubler ma terminale. »

     

    Je ne sais que dire. Ce n'est pas mal, mais cela ne suffit pas. Il faut plus de moyen, plus de souffle, plus de distance avec le bon style de bon élève. Un secret de Philippe Grimbert est assurément une histoire bouleversante de sincérité, de pudeur, de justesse, mais.

     

  • Le bombardement de Tolède

     

    La roquette heurte la vasque et pète. Un certain Halis, client de l'hôtel, dit « L'Espagnol », retient soudain à la main sa mâchoire, et partout comme de juste retentissent les cris, s'épaissit la poussière, et Zoubeïd est indemne, le standardiste a éclaté, les poutres de la véranda se sont tordues. Les pots de fleurs sont ravagés. Les vitres au pied du mezzanine forment une pyramide, entourée par des corps saupoudrés d'éclats de verre. La rampe en faux bois présente de profonds éclatements, et des veines de pierre grosses comme un poignet, tandis que les marches, sur trois mètres, ont sauté. La vasque enfin, creusée en entonnoir jusqu'au centre de la cave, où saigne à gros bouillons la conduite d'eau. Je suis évacué. Je sens tout le pourtour de mes paupières moucheté de particules de verre. Serai-je en lieu sûr à l'hôpital ? Le troisième jour, au premier étage, un infirmier m'a remis un message, « de la part de [mon] fils ».

     

    « Comment est-il ? - L'œil n'est pas atteint. - Mon fils viendra m'achever. - N'ôtez pas le bandeau. Je vous lis sa lettre. - A qui adressée ? - L'adresse en blanc. » L'infirmier lit en souriant : « Article Premier : Mort aux Pères. » Suivi d'autres paradoxes, habituels aux adolescents. « D'habitude, me dit l'infirmier, il porte autour de la tête un foulard gris, enroulé trois fois – ce sont d'autres qui l'ont vu ajoute-t-il précipitamment. Et tout recommence, puisqu'un obus éclate dans la cour, que j''entends aussitôt les sirènes, il fait beau, ma seule inquiétude reste celle d'être achevé sur mon lit.

     

    Pourquoi ces imbéciles m'ont-ils allongé ? mes larmes coulent avec difficulté. J'ai passé là sans bouger toute la nuit suivante, sursautant au moindre bruit à l'intérieur du bâtiment. Je m'endors bercé par un bombardement lointain : de vagues flammes parcourent les rideaux tirés. Au petit matin, le frôlement de la blouse blanche m'éveille en sursaut : « Passez par le couloir B. Vous aboutirez Impasse Toumaliel. – O.K. Je fonce. » Mes jambes sont intactes. Je débouche à l'endroit indiqué, puis Boulevard Descroges, désert. L'hôpital dans mon dos est touché de plain-fouet, le bloc opératoire s'enflamme, un avion s'éloigne dans un bruit de soupir. « Viens avec nous ! » C'est un groupe de fugitifs qui court devant moi, hommes, femmes, enfants, maladroitement couverts par six combattants « Saadi » parfaitement paniqués : ils tirent au jugé, derrière eux.

     

    Un enfant tombe. Passé le coin, nous nous aplatissons, nous dominons « Check Point Tcharâl » : vus de haut, dans des chicanes face à face, deux factions se canardent en rampant. Les femmes autour de moi leur crient : « Défendez nos enfants ! » Un soldat se redresse, me désigne du doigt : « Qui est cet homme ? » Je montre doucement mes bandages, il se tait. Je m'aperçois que les chicanes, de part et d'autres, sont faites de pierres tombales redressées : le Check Point » se trouve en plein Cimetière Abdesrafieh. Le soldat quitte son poste, sans être vu. Par un sentier montant il remonte auprès de nous. « Venez chez moi. Pas toi » dit-il à mon adresse ; abandonné de tous, je regarde. Les deux partis, en contrebas, continuent à se flinguer : accroupis, redressés, replaqués au sol. D'en haut, je vois de l'œil gauche un grand jeune homme qui vient par derrière, agitant un tissu blanc, un uniforme beige. Il ne songe nullement à se dissimuler. Tous les fusils se taisent.Mon fils? Il porte sur le front un bandeau gris. Les deux partis se relèvent, méfiants, les fusils se rabaissent, les hommes affichent une totale exténuation. A ce moment un coup de feu perdu abat l'homme en plein cou. Tous ceux qui l'instant d'avant s'entretuaient s'enfuient en tous sens. Je m'aplatis au sol et contemple d'en haut ce mort, quatre mètres sous moi.

    La petite Némésis Tableau d'Anne Jalevski (www. anne-jalevski.com) (avec pantoufles)

    La petite Némésis, avec pantoufles.JPG

     

    Puis je me dresse et fuis au hasard. Tel est le sort des espions. Je me répète cette phrase, de plus en plus vite, en trébuchant droit devant – tel est le sort – des espions. Savoir si Kréüz a péri dans l'hôpital, ou bien – s'ils l'ont évacué dans la cour, juste après l'explosion - un timbre d'ambulance à l'est, je ne reconnais plus les rues

     

    ICI S'ELEVAIT LE WAZOUF ASARGAH

     

    SIX ETAGES D'HOTEL CIVIL

     

    PASSANT RECUEILLE-TOI

     

    je ne peux pas me recueillir – l'année dernière ou l'année précédente les gros balcons gris se sont effondrés l'un sur l'autre en pâte feuilletée  - nous voici au quatrième jour, une fumée s'élève au nord, j'espère, j'espère encore que ce n'est pas mon fils qui incendie la Bibliothèque, et que ce n'est pas lui qui trouva la mort au Cimetière d'Abdesrafieh. Pas de sauveteur au voisinage de l'hôtel, une couche de gris, une couche de blanc, marbre et gravat « ...le cimetière musulman d'Abdesrafieh, dit un journal qu'un coup de vent me plaque sur le pied – constitue l'unique point de passage entre l'Est et l'Ouest- » - j'ai passé la nuit sur de le sol, dans des chicanes de camions.

     

    Tout change d'une nuit sur l'autre. Faut-il souhaiter – stratégiquement ? humainement ? - le rétablissement d'un front stable ? Je pousse le journal du pied – comment s'appelait cet homme abattu ? Avec un bandeau gris au front – revenir sur les lieux du crime - je peux cette fois, redressé,

     

    descendre la Rampe aux Boules. Je me suis avancé dans l'allée déserte - tous ont déguerpi (le passage est à qui le prend : le mort ou moi) - les yeux des fuyards sont proches, jamais ils n'ont vu un homme se courber, seules les femmes et les mouches prient sur les corps. L'arme dressée, ils m'observent en s'abritant, de biais – le cimetière s'étend sur ma droite, j'ai devant moi le ressaut de terrain où je m'étais planqué, je ne fouille pas de corps, je repars, serrant sur moi les pans de mon vêtement occidental, ressors par la porte d'Antalyah – des rues, des rues aux stores éternellement baissés, ruines, ruines, odeur de soufre ; je me souviens bien que Paziols, très loin en France, devait

     

    lui aussi tuer pour s'évader. Motché assiégée du dedans – que nul ne parle de folie ; on pouvait, on peu très bien refaire ces meurtres en plus simple. En plus ordonné. Selon leur rite. Exemple : à l'école de Safrajieh, quarante enfants morts empilés méthodiquement, avant d'y mettre le feu - après cela nul ne tuait de trois jours – on vidait son chargeur sur les murs.

     

  • "Un secret", de Philippe Grimbert

     

     

    Un secret, de Philippe Grimbert, c'est, nécessairement, l'un de ces cadavres que les familles ensevelissent toujours au fond d'un profond placard : vous en avez forcément un. Ici, les cadavres sont deux : une femme et son enfant, dont le nom s'écrivait G-r-i-n-b-e-r-g, soit « la Montagne Verte » en yiddisch. Et la façon dont ils sont morts, vous l'avez devinée tout de suite. L'auteur s'appelant Grimbert, en orthographe francisée, ce qui est le nom du blaireau dans le roman de Renart, vous en conclurez qu'il peut s'agir d'un roman autobiographique, ce que j'ignore. Et c'est enfant, c'est le grand frère qui a précédé le narrateur : vous savez qu'il n'y a rien de plus déstabilisant que d'avoir un frère aîné mort, auquel vous serez toujours comparé, voir Salvador Dali.

     

    Je ne vous dis pas tout, intentionnellement, car le livre se lit volontiers, mais s'oublie vite aussi. C'est qu'il existe désormais une catégorie d'écrits que l'on pourrait appeler « romans de Shoah ». Ou témoignages, modifiés, je ne vais pas dire « embellis». Seulement, si c'est sous une forme romancée, le lecteur est en droit d'attendre une composition, un style, une émotion, impeccablement maîtrisés. Ici, de crainte sans doute d'en trop faire, Philippe Grimbert ne me semble pas en avoir fait assez. Trop court. Pas assez d'analyse, ce qui est paraît-il superflu (« oiseux », tel est en effet le mot juste). Pas assez de précisions non plus concernant les liens familiaux : nous ne savons pas toujours très bien qui est l'épouse, la sœur ou le cousin.

     

    Nous ne sommes que des lecteurs, c'est-à-dire de modestes voyeurs, non concernés pour la plupart. Mais pour que l'on puisse s'intéresser, littérairement, à des personnages, il faudrait qu'on nous les eût présentés autrement qu'à grands traits, qu'on se fût attardé sur leurs caractéristiques et leurs comportements. Certains auteurs décrivent cela par le menu, si bien que leur personnage, dès qu'il bouge un pouce ou l'index, paraît à la lettre soulever des montagnes. Ici c'est sec. Le dilemme n'a pas été jusqu'à présent résolu : « écrire après la Shoah ». Ou bien le document pur, ou bien la déploration lyrique. Ou bien le silence, face à l'indicible même. Quelle que soit la véracité des faits, ou l'émotion profonde de l'auteur, il n'en transparaît rien ou presque. Même la sobriété, la sécheresse, provoquent un effet de trop, ou de trop peu.

     

     

    La petite fille à l'arrosoir.JPG

    C'est le fameux style « passe-partout », sujet-verbe-complément, qui peut aussi bien convenir pour une déception amoureuse, ou l'exposition d'une situation politique ou syndicale. Nous comprenons qu'il s'agit de pudeur. Nous comprenons que nos exigences esthétiques paraissent dérisoire, voire inconvenantes. Mais l'empathie, je ne l'ai pas ressentie. Il ne s'agit pas en effet de décrire ce qu'il y avait à l'intérieur d'un camp, où il n'y « avait » rien, justement ; il faut nous transmettre les recherches angoissées d'un enfant pressentant qu'il y avait quelque chose, quelqu'un, des gens tout proches de son père, avant sa naissance, doublement adultérine (il l'apprendra plus tard). Et cela pouvait se faire, à condition que la manière d'écrire dépassât sensiblement l'étiage moyen de notre maigre écriture contemporaine. C'est appliqué. Ça ne veut pas « faire de vagues » ni « tirer des larmes ». Autrement, cela peut attirer des commentaires odieux, comme celui d'un jeune homme à la fin d'une conférence de Sollers : « Il suffit » (parfaitement, « il suffit ») d'avoir été dans les camps, et forcément, l'histoire sera intéressante et bien accueillie par les éditeurs ».

     

    Sollers avait déjà débranché son micro, et tourné les talons, fatigué. Tant mieux. Botter les culs demande de l'énergie. Mais enfin, force est bien d'admettre que le style de Pierre Grimbert n'est pas à la hauteur de l'indignation, de l'émotion, de l'implication sollicitées. Ce roman sec ne m'est donc pas resté longtemps sur l'estomac. La lecture va suivre, en compagnie du narrateur-enquêteur, ce qui se rapproche des situations à la Modiano. Mais Modiano, c'est une atmosphère; ici, nous ramons à sa recherche . Le jeune homme a retrouvé le petit chien en peluche de son grand frère, utilisé par lui aussi : n'a-t-il donc été qu'un enfant de substitution ?

     

    « Lorsque j'étais remonté dans la chambre de service pour y rendre Sim à son lit de couvertures, j'étais tombé sur un album de photographies, à peine visible sous la poussière, au milieu d'une pile de magazines. J'y avais contemplé Maxime et Hannah » (son père et sa première femme) « en tenue de mariés, j'avais vu la jaquette noire et le chapeau haut de forme de mon père, j'avais fait connaissance avec le visage inquiet de sa jeune femme, aussi pâle que son voile, tournant vers son époux ces yeux clairs qui allaient si vite se ternir. Les pages cartonnées s'étaient ouvertes sur des scènes de famille, des groupes d'inconnus posant devant des maisons ensoleillées, des plages, des parterres de fleurs. » Rien que de très ordinaire, à la sauce Shoah pour relever. Il est vrai que la Shoah est survenue au sein des existences les plus calmes. « Une vie en noir et blanc, des sourires aujourd'hui éteints, des morts qui se tenaient par la taille. » (ça, pas mal). « Enfin j'avais vu Simon, » (le grand frère disparu, jamais grandi), « dont les photos remplissaient plusieurs pages. Son visage m'avait paru étrangement familier. Je m'étais reconnu dans ces traits, à défaut de me retrouver dans ce corps » (bien vu). « J'avais glissé dans ma poche l'une des photos de l'album qui s'était décollée, au dos de laquelle une date était inscrite : on l'y voyait en short et en maillot, au garde-à-vous devant un champ de blé, plissant les yeux face au soleil de son dernier été » (émotion facile ? version édulcorée du bouleversement ? me l'être demandé serait un élément de la réponse).

     

  • Jordanès, alias Jornandès

     

     

    Bénie l'intuition qui nous vint de consulter l'encyclopédique moteur de recherche Google et de découvrir enfin l'inaccessible Jordanès alias Jornandès, traduit par l'ineffable Nisard ; estimable érudit qui n'eut que le tort de triompher de Musset à l'Académie française ; il fut brocardé, couvert d'insultes, et certes, il ne se montre pas tendre : « les érudits », affirme-t-il, « n'ont pas besoin de traduction ». Me plongeant donc, m'ébrouant, dans le texte élémentaire de Jordanès, je dois penser que Mon Erudition frôle les sommets ; mais j'en suis encore à deux ou trois contresens par page... L'éminent Jordanès copie et vulgarise Cassiodore, Pomponius Mela Bienprofond, « en les gâtant », précise le féroce Nisard, « ignoramment », bel adverbe. Jordanès énumère les tribus de Scanzia, la Scandinavie, que l'on prenait pour une île : Granii, Aganziae, Unixae, Ethelrugi, Arochiranni. On ne sait rien de ces peuplades; peut-être les Éthelruges étaient-ils une tribu de Ruges : ethel veut dire noble, et parait être une épithète mise avant le nom de Rugi. Déjà saute aux oreilles internes ces noms prestigieux, juste tirés du rien pour y retourner s'évanouir : les tribus, gothes ou autres, se mêlaient, se redispersaient, changeaient de nom, se recomposaient, ce qui rend extrêmement hasardeuse leur identification.

     

    Une preuve d'érudition réside aussi dans les aveux d'ignorance : à ce titre, Nisard y participe. Il traduit le chapitre III comme suit, phrase à phrase : Revenons, redeamus, à l'île Scanzia, que nous avons tantôt abandonnée. Les Anciens avaient de ces bonhomies, qui leur faisaient reconnaître leurs digressions. C'est ici le ton de la conversation, tandis que d'autres sombrent dans la préciosité, voire administrative : il n'est que de lire, du moins de déchiffrer, les circulaires administraves des contemporains de Clovis. Mais revenons, à notre tour, à Jordanès, traduit par la belle plume nisardienne : C'est d'elle que fait mention, au second livre de son ouvrage, in secundo sui operis libro, l'illustre géographe Claudius Ptolémée – portant le nom des derniers pharaons, cité ici nommément, quand il dit : "Il y a dans l'Océan du nord une grande île qui s'appelle Scanzia". Mais notre Egyptien, qui s'exprimait en grec, n'avait guère dépassé le sud de la Scandinavie pour les témoignages qu'il avait recueillis.

     

    Ce sont les Arabes qui nous l'ont fait connaître, et les Byzantins, à ne pas confondre avec les bites en zinc. Nous croyons aborder à des contrées désertes, où surnagent çà et là de vagues documents et des ombres de peuples : mais ce sont des grouillements, comme sous les pierres détalent les cloportes ; ces régions, ces époques, ont été aussi abondantes que la nôtre, et l'on s'y submerge, au point de ne plus voir qu'elles, au point de s'étonner que nos contemporains ignorent Bède le Vénérable ou Isidore de Séville, pour ne parler que des plus fameux. Hermagoras ne sait point qui est roi de Hongrie. Parquets au point de Hongrie. Apostrophe polie d'un voisin de train, me voyant lire François Rabelais et s'étonnant à haute voix que je lusse Cervantès. Je répartis que Rabelais était fort moderne, mais j'eusse pu aussi exciper de l'ancienneté d'icelui : je me fous et contrefous de ce dont les fausses informations nous abreuvent, des âneries économiques débitées par les crânes chauves de la télévision, et de tous ces problèmes insolubles, de toutes ces impuissances que l'on nous étale en pleine face comme de la merde – à moins de s'engager, n'est-ce pas Jean-Paul, du fond de ton purgatoire... La perruque.JPG

     

    Combien il se foutait des asticots qui écumaient les cimetières et se repaissaient de morts ! Mais il en faut, Monsieur Sartre ! Je ne le dirai jamais assez : "Dans la rue y avait la guerre / dans les classes on lisait Molière" – paroles de Gainsbourg je crois ? Et que vouliez-vous donc faire, ô Serge, ô Jean-Yves Simon ? Leur distribuer des kalachnikovs, aux gosses ? Rassurez-vous, certains Africains l'ont fait. Vous êtes fiers, je suppose, de vos "engagements" ? Ou de vos assemblées dans lesquelles Mlle Aulonbec s'engueule avec Philippe Duroy au sujet du budget de l'asso ? Dans lesquelles se distillent les calomnies venimeuses à l'égard des Israéliens, qui sont comme chacun sait les néonazis du siècle, pires que les précédents ?

     

    ...Mais revenons, redeamus, à Jordanès. Ce que c'est pourtant que de se laisser emporter. Elle figure, cette Scandinavie, la feuille du cèdre, après forte tempête du moins ; ses côtes se prolongent au loin, et puis se resserrent pour l'enclore ; l'Océan s'introduit sur ses rivages. Père Okéanos, dont les algues géantes et les encalminements font obstacle aux explorations. Tu regardais l'horizon, tu pressentais l'abîme, et non pas l'Amérique, l'Océan donnait sur la mort comme ces vagues enroulées, à vingt pas du rivage, indiquent le ressaut où l'on n'a plus pied. Elle est située vis-à-vis le fleuve de la Vistule, qui sort des montagnes de la Sarmatie, et qui, en regard de l'île de Scanzia, in conspectu Scanziae, se jette dans l'océan septentrional par trois embouchures séparant la Germanie de la Scythie. Comme aurait dit M. Perrichon, "pensez, mes enfants, qu'il y a plus de 1500 ans la Vistule coulait déjà ici, à nos pieds".

     

    Ajoutons, comme Mac Mahon, Que d'eau ! Que d'eau ! et nous aurons sinon fait le tour, du moins payé le tribut de notre connerie : Nizard, tu fis des émules, depuis le pharmacien Homais jusqu'à nos jours. Autant plaisanter de nos insuffisances profondoriales au lieu de nous récrier sans convaincre personne. Empruntons, de plus, nos faibles lumières à l'ouvrage récemment lu, pour signaler que les Sarmates et les Scythes ont beaucoup vagué, se sont fait localiser tantôt en tel endroit tantôt en tel autre, au gré de leurs divagations certes, mais aussi des fantaisies géographico-historiques de l'époque.