Proullaud296

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Le bombardement de Tolède

 

La roquette heurte la vasque et pète. Un certain Halis, client de l'hôtel, dit « L'Espagnol », retient soudain à la main sa mâchoire, et partout comme de juste retentissent les cris, s'épaissit la poussière, et Zoubeïd est indemne, le standardiste a éclaté, les poutres de la véranda se sont tordues. Les pots de fleurs sont ravagés. Les vitres au pied du mezzanine forment une pyramide, entourée par des corps saupoudrés d'éclats de verre. La rampe en faux bois présente de profonds éclatements, et des veines de pierre grosses comme un poignet, tandis que les marches, sur trois mètres, ont sauté. La vasque enfin, creusée en entonnoir jusqu'au centre de la cave, où saigne à gros bouillons la conduite d'eau. Je suis évacué. Je sens tout le pourtour de mes paupières moucheté de particules de verre. Serai-je en lieu sûr à l'hôpital ? Le troisième jour, au premier étage, un infirmier m'a remis un message, « de la part de [mon] fils ».

 

« Comment est-il ? - L'œil n'est pas atteint. - Mon fils viendra m'achever. - N'ôtez pas le bandeau. Je vous lis sa lettre. - A qui adressée ? - L'adresse en blanc. » L'infirmier lit en souriant : « Article Premier : Mort aux Pères. » Suivi d'autres paradoxes, habituels aux adolescents. « D'habitude, me dit l'infirmier, il porte autour de la tête un foulard gris, enroulé trois fois – ce sont d'autres qui l'ont vu ajoute-t-il précipitamment. Et tout recommence, puisqu'un obus éclate dans la cour, que j''entends aussitôt les sirènes, il fait beau, ma seule inquiétude reste celle d'être achevé sur mon lit.

 

Pourquoi ces imbéciles m'ont-ils allongé ? mes larmes coulent avec difficulté. J'ai passé là sans bouger toute la nuit suivante, sursautant au moindre bruit à l'intérieur du bâtiment. Je m'endors bercé par un bombardement lointain : de vagues flammes parcourent les rideaux tirés. Au petit matin, le frôlement de la blouse blanche m'éveille en sursaut : « Passez par le couloir B. Vous aboutirez Impasse Toumaliel. – O.K. Je fonce. » Mes jambes sont intactes. Je débouche à l'endroit indiqué, puis Boulevard Descroges, désert. L'hôpital dans mon dos est touché de plain-fouet, le bloc opératoire s'enflamme, un avion s'éloigne dans un bruit de soupir. « Viens avec nous ! » C'est un groupe de fugitifs qui court devant moi, hommes, femmes, enfants, maladroitement couverts par six combattants « Saadi » parfaitement paniqués : ils tirent au jugé, derrière eux.

 

Un enfant tombe. Passé le coin, nous nous aplatissons, nous dominons « Check Point Tcharâl » : vus de haut, dans des chicanes face à face, deux factions se canardent en rampant. Les femmes autour de moi leur crient : « Défendez nos enfants ! » Un soldat se redresse, me désigne du doigt : « Qui est cet homme ? » Je montre doucement mes bandages, il se tait. Je m'aperçois que les chicanes, de part et d'autres, sont faites de pierres tombales redressées : le Check Point » se trouve en plein Cimetière Abdesrafieh. Le soldat quitte son poste, sans être vu. Par un sentier montant il remonte auprès de nous. « Venez chez moi. Pas toi » dit-il à mon adresse ; abandonné de tous, je regarde. Les deux partis, en contrebas, continuent à se flinguer : accroupis, redressés, replaqués au sol. D'en haut, je vois de l'œil gauche un grand jeune homme qui vient par derrière, agitant un tissu blanc, un uniforme beige. Il ne songe nullement à se dissimuler. Tous les fusils se taisent.Mon fils? Il porte sur le front un bandeau gris. Les deux partis se relèvent, méfiants, les fusils se rabaissent, les hommes affichent une totale exténuation. A ce moment un coup de feu perdu abat l'homme en plein cou. Tous ceux qui l'instant d'avant s'entretuaient s'enfuient en tous sens. Je m'aplatis au sol et contemple d'en haut ce mort, quatre mètres sous moi.

La petite Némésis Tableau d'Anne Jalevski (www. anne-jalevski.com) (avec pantoufles)

La petite Némésis, avec pantoufles.JPG

 

Puis je me dresse et fuis au hasard. Tel est le sort des espions. Je me répète cette phrase, de plus en plus vite, en trébuchant droit devant – tel est le sort – des espions. Savoir si Kréüz a péri dans l'hôpital, ou bien – s'ils l'ont évacué dans la cour, juste après l'explosion - un timbre d'ambulance à l'est, je ne reconnais plus les rues

 

ICI S'ELEVAIT LE WAZOUF ASARGAH

 

SIX ETAGES D'HOTEL CIVIL

 

PASSANT RECUEILLE-TOI

 

je ne peux pas me recueillir – l'année dernière ou l'année précédente les gros balcons gris se sont effondrés l'un sur l'autre en pâte feuilletée  - nous voici au quatrième jour, une fumée s'élève au nord, j'espère, j'espère encore que ce n'est pas mon fils qui incendie la Bibliothèque, et que ce n'est pas lui qui trouva la mort au Cimetière d'Abdesrafieh. Pas de sauveteur au voisinage de l'hôtel, une couche de gris, une couche de blanc, marbre et gravat « ...le cimetière musulman d'Abdesrafieh, dit un journal qu'un coup de vent me plaque sur le pied – constitue l'unique point de passage entre l'Est et l'Ouest- » - j'ai passé la nuit sur de le sol, dans des chicanes de camions.

 

Tout change d'une nuit sur l'autre. Faut-il souhaiter – stratégiquement ? humainement ? - le rétablissement d'un front stable ? Je pousse le journal du pied – comment s'appelait cet homme abattu ? Avec un bandeau gris au front – revenir sur les lieux du crime - je peux cette fois, redressé,

 

descendre la Rampe aux Boules. Je me suis avancé dans l'allée déserte - tous ont déguerpi (le passage est à qui le prend : le mort ou moi) - les yeux des fuyards sont proches, jamais ils n'ont vu un homme se courber, seules les femmes et les mouches prient sur les corps. L'arme dressée, ils m'observent en s'abritant, de biais – le cimetière s'étend sur ma droite, j'ai devant moi le ressaut de terrain où je m'étais planqué, je ne fouille pas de corps, je repars, serrant sur moi les pans de mon vêtement occidental, ressors par la porte d'Antalyah – des rues, des rues aux stores éternellement baissés, ruines, ruines, odeur de soufre ; je me souviens bien que Paziols, très loin en France, devait

 

lui aussi tuer pour s'évader. Motché assiégée du dedans – que nul ne parle de folie ; on pouvait, on peu très bien refaire ces meurtres en plus simple. En plus ordonné. Selon leur rite. Exemple : à l'école de Safrajieh, quarante enfants morts empilés méthodiquement, avant d'y mettre le feu - après cela nul ne tuait de trois jours – on vidait son chargeur sur les murs.

 

Commentaires

  • Pan ! pan ! t'es mort ! eh ?... pourquoi tu ne te relèves pas ?

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