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  • Blatte, blattes, récit

    C O L L I G N O N

     

    B L A T T E S , B L A T T E S  récit

    1

     

    I Regarde-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux - Baudelaire – Les aveugles

    La poussière dans l'oeil b.JPG

     

     

    1. a) Détail de la reptation, dans les angles, le long des plinthes.
    2. b) Le couple effaré, serré l'un contre l'autre, musique de Schubert.
    3. c) Vision élargie à l'ensemble de la cuisine et de la boucherie de Fort-St-Jacques

     

    II L'héritage

     

    1. a) Ils lisent, effarés,le document descriptif
    2. b) L'obligation de résidence alla Ponzia
    3. c) Ils prennent possession des lieux en se déplaçant, toujours l'un contre l'autre – musique

     

    III Les lieux

     

    1. a) Les aubergistes, sur leurs talons, expliquant.
    2. b) Montée de l'escalier, les douches, les chambres merdiques
    3. c) Le puits des miliciens, retour aux blattes

    Tout être qui se sent persécuté est réellement persécuté MONTHERLANT Le cardinal d'Espagne

     

    A I a

    Les blattes sont de petits insectes dégueulasses, hétérométaboles et dictyoptères. Ils trottent dans les lieux obscurs en faisant cra-cra-cra et se nourrissent de Nos débris.

    Les voici en pleine lumière, au plafond, sur les murs. Partout. Non pas en files ou queue-leu-leu comme les cafards noirs et ramassés, non, la blatte longue et brune a son identité, son autonomie. Elles sont toutes là en positions différentes, éblouies par l'ampoule à 100W qui les fusille aux yeux, les aplatit dans l'illusion qu'elles ont d'être invisibles, elles font les mortes sans penser encore à se contracter d'un coup les six pattes sur le ventre pour se laisser tomber et filer, sans pressentir encore leur extermination à grands coups de savates à même les parois et le plafond nu. Et paf à deux tatanes chacun ça fait quatre taloches qui tapent et tapent sur les blattes qui tombent.

    La mort la plus simple pour l'organisme le plus simple. Ce n'est pas compliqué, un 2 rectangle brun qui craque à peine. Éviter de coller le cadavre au mur en claquant trop fort.

    A I b

    Sur les blattes les babouches à la main, carnage en dépit du grand nombre de planqués par tous les angles et toutes les fissures, deux humains crâne rasé, roux pour la femme :

    - Vingt-cinq dit l'homme.

    - Quarante-quatre dit la Marquise, rase, rousse, en sarrau bleu. Elle s'est acharnée la vache. Total 69. "C'est un hasard – Fait chier tes obsessions Pascal, cherche un balai." Pascal cherche au hasard vers le fond, là où c'est le plus sale, où trouvent les placards normalement, dans un appartement qu'on ne connaît pas.

    Les cadavres s'empilent sur la pelle et ça fait penser à Auschwitz c'est au tour de Pascal de gueuler T'en as pas non plus toi des obsessions dégueu? Donc ils débouchent leurs oreilles et coupent le son C'était quoi pour toi dit la femme Schubert comme d'hab répond Pascal Passe-moi la poudre à lessiver dans la bagnole il est tout pâle. Il jette les cadavres dans un grand sac en plastique.

    A 1 c

     

    Ils sont arrivés mains dans les poches, le reste suit par autocar. Les écouteurs au fond des oreilles, bonne provision de cassettes dans le sac, pendu dans le dos comme une couille arrière. Ici c'est une ex-boucherie, désaffectée désinfectée, avec des grilles serrées serrées de droite à gauche de la vitrine. Des barres creuses, étroites et rondes impossible à frotter sauf à la brosse à dents modèle enfant, semi-cylindres maculés de minium et de sang séché. Odeur fade et vague qui donne la sensation de mâcher du steak juste assez salé limite avarié. Une espèce d'arrière-goût dans la bouche, dont on veut d'abord s'assurer, puis se débarrasser en miappant dans le vide, et qui précisément s'accentue, dans la salive, là, juste au-dessous du creux de la langue.

    A l'arrière, non pas aveugle ni privée de fenêtre, l'arrière-boutique, le boyau-cuisine où se cache un vieux réchaud à gaz tout poreux, une table sous toile cirée. Très grasse. Et si, tout de même, une fenêtre aux volets clos qu'on ouvre à ras du sol de la ruelle latérale (dans un grondement d'espagnolette oxydée) avec vue sur le goudron, le caniveau cimenté mais fendu (ses eaux sales) ainsi que le plâtre du mur d'en face, où s'ouvre une fenêtre de chez les autres avec rideaux plus le cul d'un appareil TV.

    A II a)

    "...soit, pour les époux Schongau-Schongauer" (Marquise Arielle et Pascal Papier) "en propriété indivise un bâtiment sis au six, rue des Puniques sur trois niveaux dont une Boucherie désaffectée plus arrière-boutique, chambres et dégagement sur le premier étage" (toilettes et point d'eau), chambres et point d'eau, combles, le tout 3

    " - constituant immeuble de rapport dit "hôtel désaffecté" pour insalubrité par décision préfectorale du 20 juillet 84, chaque chambre pourvue d’une literie, de meubles hôteliers adéquats et de tous tuyaux, robinetterie, lavabos et bidet en bon état de marche, à charge tôt ou tard obligation pour les époux de réaménager à leur gré exclusif tout ou partie, intérieur ou extérieur des bâtiments décrits susdits – sous réserve d’habitation et occupation domiciliaire constante et définitive des lieux sous peine d’expulsion en vertu de l’article (etc).

    Jeanne de Schongau et Pascal Schongauer dit Papier, unis par cousinage impliquant bâtardise de branche et par liens de mariage, ont reçu et accepté le Six rue des Puniques à Fort-St-Jacques à charge d’habitation et d’ « occupation bourgeoise » des lieux » suite à condamnation par contumace de Blatt-Oliver Blattstein en poste puis destitué au Consulat français de Montevideo (Uruguay). »

    Pour trafics illicites Blatt-Oliver croupit dans les prisons dorées de Punta del Este sans extradition possible : c’est du gouvernement uruguayen lui-même qu’il est justiciable.

    « Que mes cousins » écrit-il « occupent cet immeuble. Tout, plutôt que l’Administration

    des domaines ; les Schongau-Schongauer, au moins, n’ont pas les moyens de transformer l’hôtel de mes ancêtres en minable palace de luxe ».

    Accord entre les parties.

    Dont acte.

    « Eh bien… répète Pascal en relisant les textes additionnels.

    - Parcourons, dit Jeanne, Marquise de Schongau.

    Pascal replie lentement le document, et, main dans la main, écouteurs pendants, tous deux s’engagent sur le raide escalier de bois noir qui monte là-haut.

     

    A II c)

     

    A la douzième des vingt marches, Pascal s’arrête net : « Douzième marche de ma vie ; à 4 ans par marche, me voici à 48 ans sur 80 ».

    Jeanne de Schongau ricane.

    Ils poursuivent épaule contre épaule, jusqu’à ce que leurs chaussures sentent la blatte. Ils débouchent, à quatre-vingts ans de marches, sur le grand palier, qui comprend : une pierre à eau (« évier », de « l’ève » ou «eau ») ; un coin douche, dont les deux parois, dans l’angle, n’atteignent pas le niveau du plafond.

    Et autres choses disgracieuses, armoires, coffres, et tout se qui se désaffecte, le tout affligé de poussière. Des bruits grinçants. C’est éclairé par une vue sur un boyau extérieur d’entre-deux-murs. 4

    Comprenant de surcroît : un corridor tordu au plancher traître, plus, au bout à droite, une chambre en parfait état d’abandon d’un coup.

    « C’est la plus belle.

    - Sûr ! dit Pascal, qui n’en a pas vu d’autres.

    La cheminée grasse de poussière, une brochure d’histoires belges dans le tiroir de la table de nuit. Couvre-pied lourd, sol déprimé au centre, l’envie poignante d’habiter là, nulle part, à tout jamais, puis de peaufiner des premières phrases tout le reste de sa vie.

     

    *

     

    « La meilleure chambre » dit l’aubergiste. Et comme on ne l’a pas entendu venir, il frappe sur l’épaule de Pascal.

    «  Je vous ai suivis. Demandez les clés. Vous penchez pas trop. Votre fenêtre donne juste au-dessus de la porte au boucher. Ça c’est de l’étage : 4,50m. »

    La femme de l’aubergiste, sur ses talons, .prend la parole :

    « C’est lui qui vous a installé la pompe sur l’évier dans le dégagement. Et des toilettes dans le boyau. Vous avez pas vu les toilettes ?

    - Il y a des blattes, observe Jeanne, de Schongau.

    - Vous aurez du produit. »

    La femme souffle à cause de l’étage. Le mari aussi. Ils sont tous les deux très typés, sans intention d’être drôles, mais vraiment gros, très essoufflés. La femme plus que l’homme. À la regarder dans les yeux, on sent une jeunesse éternelle, poignante et poignardée, qui donne envie de la baiser, vers la quinzième marche sur vingt, par derrière, ou sur une table de son auberge. En même temps, le mari non plus ne porte pas à rire : très gros et grand, une forte carcasse d’Alsacienne, avec des bretelles, un Schnurrbart et des restes de blond sur les favoris. Les deux couples se contemplent avec intérêt.

     

    A III c)

    Les aubergistes habitent à l’auberge, en face. Ils détiennent les clés d’ici, la gestion de l’hôtel leur a été retirée : « Insalubre » dit l’homme, « insalubre ».

    - Il faudrait des frais énormes, dit l’épouse, qui rougit.

    Ces deux personnes suivent Schongau-Schongauer, Jeanne et Pascal, de chambre en chambre, matelas roulés sur les sommiers, volets mal clos, donnant sur des portions de rues étroites, dans ce bourg mort classé « médiéval » : très haut directement sur le goudron, 5m 50. « Et tout là-haut, poursuit la femme, juste au-dessus de chez vous » (elle monte avec eux) « une dernière 5 chambre » - tandis que le mari, bricoleur et masculin, prétexte «j’ai à faire , Maud vous expliquera » et regagne le rez-de-chaussée. Maud explique au retour, une fois de plus, les délicatesses de la chasse d’eau, surtout ne pas en mettre trop, toujours sans intention d’être drôle. Récapitulation des avantages et des inconvénients, habile glissade sur les prix gros frais d’entretien et les blattes dit Jeanne ?

    - Passez prendre un produit. Les repas sont à 19h, et plus tard. »

    *

    A III c)

    Pascal Papîr Schongauer, bon prince, consent à prendre le repas du soir - « ...et sous l’escalier ?

    - Vous avez remarqué ? » - la Maud semble vivement flattée :

    « Nous avons ici un authentique puits intérieur » - elle tire une planche vers elle, descend deux marches en soufflant, et montre une ouverture d’abord horizontale, comme un enfeu d’église, puis, les yeux s’accoutumant, la margelle d’un puits obscur et vaguement fétide, grillagé. « Les gens d’ici disent qu’en quarante-cinq, des miliciens ont été jeté dedans.

    • - Par d’autres miliciens ? » Pascal n’avait pas l’intention d’être drôle. Maud se pique : « Il faudrait un vieux du pays pour tout vous expliquer ». C’est comme en bien des bourgs, « il y a eu des tas d’histoires à la Libération, je n’étais pas née, on s’est installé depuis quatre ans.

    X

    1. I) II) III)

    Entrée au restaurant Carlos et Cie à table Révélations et propositions

     

    1. a) La salle et les dîneurs a) Entrée de Carlos et a) Propositions de vol

    Sophie, subjugués par sur ce prodigieux appareil

    l’appareil sonore

     

    1. b) Le sexe de Caroline et b) Passent progressive- b) Révélations sur les identités :

    son couple niais ment du tapage bon « Vous, vous n’avez pas de Casier

    enfant à la discrétion Judiciaire ; faisons semblant de

    chafouine nous être connus. Associez-vous

    à nous »

    1. c) Le magnifique appareil c) Leurs manœuvres c) Mélange de sympathie et de

    à musique. d’approche chantage affectif (Jeanne y est

    sensible, mais Pascal est réticent.

    Pas envie de dîner dans ce trou à rats dit Jeanne. 6

    - Il faut se faire bien voir.

    - Toujours aussi savonnette ? »

    Rien ne bouge dans ces maudits villages classés. Les bistrots restent comme avant-guerre, bouseux, royaux, avec leur planchers boueux, leur arrière-salle restaurant : six tables de quatre à nappes à carreaux serrées comme couilles en broche, plus l’odeur. Ceux qui bouffent sont sympa, représentants miteux sauf la cravate, trois touristes paumés remontés du camping inondé, deux camionneurs qui roulent. Toilettes en haut de l’escalier derrière la porte vitrée verre « cathédrale », mais pour y atteindre, il faut repasser dans la salle à boire et traverser la cuisine, où l’Alsacien s’avale une soupe en face de sa petite télé privée. Pascal redescend l’escalier vous prendrez bien l’apéro dit Maud j’en offre un à Madame aussi dites-lui de revenir, vous avez bien dix minutes…

    Une aubergiste causante :

    ...qu’il n’y a pas de clients, que les impôts…

    aujourd’hui, il y a du monde ; mais d’habitude…

    Les phrases habituelles.

    Pascal les écoute.

    B II b

    « Caroline, trois Marie-Brizard ! » - c’est sa fille. D’une sveltesse. D’une grâce. D’une fé-mi-ni-té. Suivie d’un roquet humain coiffé en oreilles, qui court où elle dit, fait le beau et remue la queue. An-gé-lique.

    « Son fiancé.

    - Bonjour Monsieur, Bonjour Madame. » Il est poli.

    La relève donc, mâle et femelle, reste accorte. Le mec est mièvre toutefois : toujours à trottiner derrière le cul moulé de sa belle. Laurent. Il s’appelle Laurent – car ! ...la Caroline !… elle a pris sur elle toute l’harmonie corporelle de la famille, la fille des gros.

    C’est elle qui commande. Qui décidera – ou qui décide – si elle couche et quand, ou non.

     

    B II c

     

    « Voulez-vous de la musique ? demande le minet, le roquet, Laurent, on s’y perd.

    Il met en route, en branle, un appareil de toute antiquité, constitué d’un corps de buffet vertical et plat, et d’un cercle de métal blanc sous vitre. Cet entonnoir plutôt, très évasé, présente une multitude d’aspérités semblables aux picots suisses de tambours cylindriques, où de fines 7 lamelles égrènent de frêles mélodies.

    Un Polyphonn dit Laurent fiancé à DEUX balles.

    Tous les clients regardent.

    Cinq sous dans la fente et tout se déclenche

    Il glisse un Napoléon III tout lisse et conservé

    L’ancêtre du juke-box

    S’élève dans le bar une musiquette aigrelette et forte, où l’on reconnaît, détachée grain à grain comme un kilo de riz, La Marseillaise soi-même. Les représentants sont venus de la salle à manger, tout le monde écoute debout en s’essuyant les coins de lèvres avec la serviette.

    - Qu’y a-t-il sur l’autre face ?

    - La marche des petits Pierrots, répond le patron qui sort de sa cuisine en se torchant les moustaches ; c’est toute une histoire pour changer ça, il faut enlever la vitre, etc. »

    L’appareil date de 1910. Il en existe cinq en France. Le son est celui d’une harpe, pincée très fort.

     

    B II) a)

    Deux touristes surviennent à ce moment-là, des touristes pas comme les autres, mais qui s’arrêtent d’abord sur le seuil dans l‘émerveillement la surprise et l’émerveillement le plus total.

    « C’est très chouette ! dit l‘homme, et ce sont ses premières paroles. Très important, les premières paroles d’un homme.

    Sa femme renchérit, et ils ne sont pas fringués comme les miteux du parking inondable, mais élégants d’une façon bizarre, le type, bien gros, bien opulent, la barbe mal mais savamment taillée de Zapatero contemporain, elle en organdi à volants de vingt ans minimum en retard sur la Mode. Puis commanda d’une voix flûtée hors de propos deux repas « très simples ».

    - Ici nous n’avons, dit la patronne, que du très simple », tandis que le Mexicain écoute religieusement La Marseillaise jusqu’au dernier frémissement de lamelle.

    Ils prennent place. L’homme commande deux apéros, puis trois ou quatre. Finalement, personne ne mange plus, et les écoute : le nouveau venu raconte des histoires à la Gaudissart, détend l’atmosphère. Il s’appelle Carlos, et plus personne ne pense à manger, mais à boire.

    B II) b)

     

    Carlos propose enfin de passer à table, « la vraie ». Tous repassent, à sa suite, dans la petite salle à manger aux relents de graillou. Le couple se place face à face, à la table qui jouxe très précisément celle des Schöngau-Schöngauer. Très vite alors, et de façon très agréablement inattendue, l’éclat des nouveaux venus (l’homme, comme il est de règle…) s’estompe, au profit d’une discrétion de bon aloi. Les voix retombent à leur diapason ordinaire, et Pascal Intello est le 8 seul à entendre commander le menu du jour, comme tout le monde. Les Schöngau-Schöngauer redeviennent aussi observateurs que discrets, sans rien perdre de l’éclat des bagouses et des lunettes noires de comédie. De son côté, la nouvelle venue, compagne du Mexicain, répond au nom de Sophie, envoie des œillades discrètes, pour inviter, sans autre obligation, à nouer plus ample connaissance. Sophie fait dans les trente ans, porte un petit nez retroussé, peau laieuse, et sensualité partout répandue (ou feinte, les femmes y excellent) tout au long de Sa Silhouette Assise.

    Le 24 août 2041, je passe à 60mn.

     

    B II) c)

     

    ...Ainsi donc, tables différentes mais contiguës, disposition éminemment favorable aux palpations d’antennes, sourires de proximité, passages de sel. Au thon à l’huile on s’échange des considérations gustative, et le poulet au riz s’avère on ne peut plus propice aux points e vue sur le tourisme. « C’est la première fois que nous venons dans la région » dit le nouveau couple avec un sens aigu de la banalité. Tous quatre conviennent de l’extrême « radicalité » du Périgord (de radix, la racine). Avec parfois, vu les lenteurs du service (Maud et sa fille s’activent à grands renforts de rebondissements lourdauds sur plancher plastique), des silences, des apartés instinctifs, afin que nul ne se sente obligé de pérenniser le quadrille convivial. -

    Loi : chaque homme trouve à la femme de l’autre un goût de séduction sournoise, une prometteuse chafouinerie, de vice peut-être, sous cheveux blonds bouclés, roux coupés ras. Les femmes soupesées se laissent percer par la basse du gras zapatero, ou les trous du cul de furet, jaunes et rapprochés, servant d’yeux au Pascal.

    Ce sont là des pensées d’avant-dessert.

    Hommes et femmes s’estiment supportables, riches en devenir, tous autant qu’ils sont ; au pluriel, le masculin fait neutre. 9

    B III a

     

    Au premier petit café Carlos parles des vieilles pierres et du trésor de l’abbé Saulnières ; puis des Templiers, des Cathares et des Néo-nazis de Norvège.

    « Même en Norvège ? dit Jeanne.

    Sa naïveté excite.

    Sophie, fausse timide,  aborde ses peintures :

    « Moi je fais sur soie des Signes du Zodiaque et des symboles maçonniques.

    Pascal prend la parole pour sa femme comme il fait toujours : « Parfois c’est l’horoscope sexuel : les signes du ZoBiaque ».

    Oui bon.

    « ...elle attend cent quatre-vingt six (186) parfums en flacons d’échantillons, par le prochain car de Bajac.

    «  Et sur les murs, nous exposerons des miniatures d’instruments » Jeanne complète de musique. Carlos parle bas à l’oreille de Pascal en étouffant un gras fou-rire. Pascal trouve l’hispanique sympathique. En tout cas sans façons.

     

    B III) b)

     

    « Faisons semblant de bien nous connaître et depuis longtemps » murmure-t-il encore à l’osseux Pascal. Je suis un envoyé de d’Oliver Blatt-Blattstein. Ne me regardez pas avec ces yeux de grands brûlés ; faites venir de la crème (poursuivant ses confidences) : Sophie est mon alter ego.Elle peint réellement d’incroyables choses, sur toile, sur bois. Nous exposerons ensemble, je trouverai toujours quelque chose à faire.

    - Pas de police surtout, pas de police ! intervient Jeanne de Schongau.

    - Cessez de murmurer. Patronne ! Trois cognac. !

    - Quatre ! crie Jeanne.

    Ils se regardent tous dans les yeux, pour voir. Autour d’eux, représentants et dîneurs divers ont pris le ton de laisser-aller qui suit le deuxième pousse-café, la « rincette ». On mange bien dans le Périgord, à mi-distance du Chanturgue et du Madiran.

     

    B III c)

     

    Il est inimaginable, mais vrai, qu’à la fin d’un repas l’envie vous prenne de tout confier à des 10 individus dont on ne soupçonnait pas l’existence avant d’avoir bu. Carlos venait espionner l’éphémère nichée de l’hôtel déclassé ; déjà pesait sur tous le malaise des situations fausses.

    Mais Jeanne voyait avec horreur la solitude partagée avec un époux épuisé, au fond d’un petit village ; mais Pascal éprouvait le besoin de se sentir en porte à faux, pour l’équilibre d’expier. Il laissa pressentir qu’il n’était pas exempt de quelques taches pénales , afin d’attirer la louche bienveillance de semi-malfrats métèques.

    « Je fais ce qu’on me dit de faire », répétait le gros dans sa barbe grasse. Vous n’aurez pas d’ennuis avec les flics aussi longtemps que je serai là.

    - On appelle ça un condé fit observer Jeanne de Schongau.

    - La petite dame est bien dessalée ! s’exclama Carlos.

    Sophie sortit d’un sac à main des reproductions qu’elle fit admirer. Des convives représentants eurent bientôt retourné ses photographies dans tous les coins gras du local à manger, échangeant des soupirs gavés d’admiration.

    C

     

    1) Les Carlos s’impatronisent II) Déprime de Pascal III) Scrupules des Bidochon

     

    1. a) Discours emphatiques a) L’épicerie a) Vidage de la bouteille

    d’attaque La vieille et la jeune

    à peu près à poil b) Lamentations ridicules

    d’ivrogne

    1. b) Engueulades pour le b) Le Margnat-Village

    nettoyage et la peinture en plastique et le

    cinéma qui s’ensuit c) Scène puérile de part

    1. c) Râleries beaufiques sur c) Pascal y retourne et d’autre, considérée

    « ces intellos » et c’est pas beau avec effarement

     

     

     

     

    C I) a)

    Discours emphatique d’attaque

     

    « Messieurs, dit Carlos, revenus en Boucherie qu’ils étaient – puis s’apercevant du seul Pascal et se rectifiant : « Monsieur, Mesdames, nous voici tous en Mission d’Art, chargés…

    - … et éméchés dit Jeanne.

    - ...chargés de faire luire en cette basse bourgade les Arts et leurs supports. La tâche sera malaisée, car ils ne font pas différence entre foulards imprimés à la chaîne et chefs-d’œuvres manuels, et nul ici à Fort-St-Jacques ne voit l’intérêt d’acquérir un flacon, une clarinette miniature, ou que sais-je ; il nous faudra conquérir les populations.

    « Pour cela, présentation : soyons toujours soignés, ivrognons-nous élégamment, montrons notre entente et notre soudage.

    «  Puis, préparons bien les lieux, lessivons, repeignons, vernissons.

    - D’autres activité ? propose Pascal.

    - Nous avons une vraie religion du passé, dit Sophie, en aiguisant son museau de fouine.

    - J’aurai enfin de la compagnie, soupire Jeanne avec résignation.

    - Répartissons-nous les tâches, reprend Carlos en titubant. Les Hintzelstein, ou « aubergistes », fournissent lessive, peinture, brosses et seaux.

     

    - Et les rouleauxs, susurre Sophie.

    C I) b)

    Pour être bandit colombien, on n’en est pas moins mesquin : déjà Carlos a pris le meilleur pinceau, la plus large cuvette, et gueule d’abondance aux moindres maladresses de ses trois partenaires, ses « co-peintres » dit-il.

    Tout retentit de ses cris. Les parois du caveau que c’est retentissent de jurons pleurards – car le bandit prenait de tels accents – que les deux femmes, accroupies près des plinthes, accompagnent finement de leurs plaintes : l’ivresse se dissipe pour tous, douloureux moments, et Pascal ne dit rien.

    Pascal en effet peignait avec minutie un angle de plafond tout embubonné de moignons de tuyaux, pour ne plus avoir à se soucier d’ensembles, et tout là-haut, sur son escabeau, son chef tournait dans les effluves.

    Si Carlos gravissait à son tour les planchettes et se répandait en mépris sur ce « gâchis de bureaucrate », Pascal se sentait profondément découragé, parfaitement inutile, et cætera. Qu’il est incongru ma foi d’avoir un malfrat bricoleur, admirateur de beau bricolage bricolé !

    (rester à 50mn, 41 08 29)

     

    C I) c)

     

    Pascal rejette et hait sans pardon ceux qui ne lisent pas, reconnaissables à ceci : leur amour du bricolage, du nettoyage, et des moteurs. ; les certitudes qu’ils ont, tous, de tout ce qu’il y a de plus con, en politique en particulier, mais surtout, à leur attachement au méticuleux : une couche de peinture mal passée, une poussière mal alignée :; capables de raboter quatre minutes montre en main le petit bout d’on ne sait quoi qui procure l’étincelle en extrémité de bougie, capables de se passionner jusqu’à l’excitation sanguine et d’éclater, pour peu qu’un pédé de liseur ne parvienne pas à accomplir ce qui bon Dieu de merde n’est tout de même pas si difficile pour un mec qui a fait des études.

    Pascal détestait définitivement cette engeance de diarrhée.

    « Et j’étais à sa merci, racontait-il. Je devais faire tout ce que cet abruti m’ordonnait dans les rugissements ou le mépris, alors que je n’avais strictement rien à foutre de ce réaménagement de boucherie. Il fallait bien aussi que je jette le masque, que je sorte de mes gonds, etc. Carlos finit par tout faire lui-même en pestant, mais quelle jouissance de l’entendre pester. Plouc illettré, démerde-toi donc, puisque tu es si génial de la pogne.

     

    C II) a)

     

    La différence entre l’Intellectuel et le Bricoleur, différence essentielle c’est-à-dire d’essence même, c’est que le Bricoleur sera toujours en tout temps et en tout lieu de son absolu et irrémédiable bon droit.

    L’Intellectuel en revanche sentira toujours qu’il lui manquera quelque chose,

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  • TI SENTO

    TI SENTO

    1. Presque toutes les fictions ne consistent à faire croire d'une vieille rêverie qu'elle est de nouveau arrivée.
    • André MALRAUX Préface aux Liaisons dangereusesLES MOIGNONS B.JPG
    • Collé au mur Boris Sobrov tend l'oreille, ce sont des frôlements, des pas, un robinet qu'on tourne, une porte fermée doucement - parfois, sur la cloison, le long passage d'une main. Le crissement de l'anneau sur le plâtre. Un froissement d'étoffes, presque un souffle - une chaleur ; puis une allure nonchalante qui s'éloigne, vers la cuisine, au fond, très loin, des casseroles. Un bruit de chasse d'eau : une personne vit là seule, poussant les portes, les tiroirs – il glisse plus encore à plat, à la limite du possible, sa joue sur le papier peint gris, mal tendu au-dessus de l'oeil droit : il voit d'en bas mal punaisées une vue gaufrée de Venise, « La Repasseuse » à contre-jour.
    • Boris habite un deux pièces mal dégotté, au fond d'une cour du 9 Rue Briquetterie sans rien de particulier sinon peu de choses, des souvenirs de vacances posés dans l'entrée sous le compteur et soudain comme toujours la cloison qui vibre plein pot sous la musique le tube de l'été OHE OHE CAPITAINES ABANDONNES toute la batterie dans la tronche il est question de capitaines, d'officiers trop tôt devenus vieux abandonnés par leurs équipages et voguant seuls à tout jamais, suivra inévitablement LA ISLA ES BONITA en anglais scandée par Madona - les plages de silence sur le vinyl ne laissent deviner ni pas de danse ni son d'aucune voix parole ou chant.
    • D'autres Succès 86 achève la Face Un, Boris a le temps de se faire un café, d'allumer une Flight ; la tasse à la main, il fait le tour de son deux pièces, jette un œil dans la cour, le jour baisse, ce n'est pas l'ennui, mais la dépossession, comme de ne pas savoir très bien qui on est. Sur la machine à écrire une liste à compléter. Boris s'est installé à Paris depuis quinze ans, il s'y est marié, y a divorcé, n'a jamais donné suite aux propositions des Services. La naturalisation lui a donné une identité : né le 20-10-47, 1,75m - petit pour un Russe - , teint rose, râblé, moustache intermittente.
    • - Les exilés attendent beaucoup de moi.
    • - Tu es Français à présent.
    • Un jour Macha je t'emmènerai en Russie.
    • Mon frère m'écrit d'Ivanovo.
    • - Je ne l'ai jamais vu.
    • - Moi-même je ne le reconnaîtrais pas.
    • Boris tire sur sa cigarette. Le mur de la chambre demeure silencieux. D'ici la fin de la semaine il aura trouvé un logement pour un dissident. Ici ? Impensable. Trois ans écoulés depuis ce divorce. Où est Macha? ...trois ans qui pèsent plus que ces vingt-cinq lourdes années de jeunesse, grise, lente, jusqu'à ce jour de 73 où il a passé la frontière, à Svietogorsk Le voici reclus rue de M., à deux pas de Notre-Dame de Lorette., tendant l'oreille aux manifestations sonores d'une cloison - qui habite l'autre chambre? il n'y a pas de palier ; ce sont deux immeubles mitoyens ou plutôt, car le mur est mince, deux ailes indépendantes qui se joignent, précisément, sur cette paroi.
    • Pas de fenêtre où se pencher.
    • Ce n'est pas un chanteur, ce n'est pas un danseur, ce n'est pas un écrivain, il ne fait pas de politique et ne sait pas taper à la machine.
    • C'est une femme.Un homme roterait, pèterait. C'est une jeune fille, qui fait toujours tourner le même disque. Elles font toutes ça : quand un disque leur plaît, elles le passent toute la journée. Les mêmes rengaines, deux fois, dix fois. Boris n'ose pas frapper du poing sur la cloison : A, un coup, B, deux coups, le fameux alphabet des prisonniers - il ne faut pas imaginer. «Je ne connais pas le sexe de cette personne » répète Boris. « Capitaines abandonnés ». « La Isla es bonita ». Et pour finir, toujours, en italien, « Ti sento ». "Ti sento tisento ti sento" sans reprendre souffle - la Voix, voix de femme, la ferveur, le son monté d'un coup, « ti sento - je t'entends - je te comprends"- ti sento - la clameur des Ménades à travers la montagne, le désespoir - la volupté - l'indépassable indécence - puis tout s'arrête – la paroi.grise - le sang reflue.
    • Déperdition de la substance.
    • Mais cela revient. Cela revient toujours. TI SENTO c'est toi que j'entends toi qu'à travers ta voix je comprends tu es en moi qui es-tu. Il est impossible. Boris frappe au mur, se colle au plâtre lèvre à lèvre, mais on ne répond pas, mais on ne rompt pas le silence, Boris halète doucement, griffe le mur : « C'est la dernière fois. » Il se rajuste plein de honte, se recoiffe, jette un œil en bas dans la cour : c'est l'heure où sur les pavés plats passe en boitant une petite fille exacte aux cheveux noirs, son cabas au creux du bras ; Boris renifle, se lave les mains, se taille un bout de fromage, la fillette frappe et entre.
    • - Bonsoir Morgane dit Boris la bouche pleine.
    • - Tu le fais exprès d'avoir toujours la bouche pleine?
    • Elle pose le cabas sur la table : « C'est des poireaux, des fromages, une tarte aux pommes, un poulet ; des bananes. Ça ira? »
    • C'est une gamine de dix ans, la peau brune, la frange noire et les dents écartées. « Comment va ta mère? - C'est pas ma mère, c'est la concierge. Aide-moi à décharger. Tu te fous l'estomac en l'air à bouffer ce que tu bouffes. » Boris fait semblant de se vexer. Marianne (c'est son nom) passe toujours le cinq-à-sept chez la mère Vachier, à la loge, en attendant que sa mère sorte du travail. La gamine fait les courses en échange d'une heure de maths. Voilà qui est convenu. « Qu'est-ce que tu m'apportes aujourd'hui?
    • - Le quatre page cent.
    • - Vous avancez vite!
    • - La prof a dit "Ça vous fera les pieds".
    • Boris se plonge dans les maths et dans la cuisine, à même la table – à chaque fois le même jeu, la vue de la bouffe lui met les crocs. «  Tu ne peux pas éplucher tes poireaux ailleurs ? ça pique les yeux.
    • Soit un carré A B C D , une sécante x, une circonférence dont le centre... « c'est horrible, tu es sûre que c'est au programme?
    • - Punition collective. Moi j'ai rien fait.
    • - Ca m'étonnerait.
    • Marianne attaque une banane. Boris prépare une vinaigrette, tache le bouquin , jure en russe, écrit d'une main et s'enfonce la fourchette de l'autre.
    • - Tu pourrais fermer la bouche quand tu manges.
    • - Un peu de poireau?
    • - Après ma banane?
    • Boris s'étrangle de rire.
    • - T'es franchement dégueulasse, Boris. T'as fini au moins?
    • - Sauf la troisième question.
    • - Tant mieux, elle croira pas que j'ai pompé.
    • Boris ne comprend toujours pas pourquoi Marianne tient absolument à lui proposer des problèmes de maths.
    • Et tes quatre en français? - Je sais tout de même mieux le français qu'un Russe.
    • Même pas. »
    • Marianne engloutit un yaourt. « Pour une fois » pense Boris « elle ne m'a pas dit T'es pas mon père" pense Boris.
    • Marianne se penche sur l'ordinateur : « Qu'est-ce que c'est que tous ces noms à coucher dehors? - C'est la liste de tous les émigrés russes de Paris. - A quoi ça te sert ? - L'association verse de l'argent aux plus nécessiteux. - Aux plus pauvres?...C'est tous des pauvres? 
    • J'appuie sur le bouton? - elle appuie sur le bouton. Deux heures de travail perdues. Boris l'engueule. Ils se séparent fâchés comme d'habitude.
    • X
    • Le travail à domicile permet de choisir l'heure de son lever. Boris ne dépasse jamais huit heures - la robe de chambre, les bâillements, la barbe qui tire ; le placard, le bol, la cafetière, le réchaud. Un yaourt pour commencer, surtout pas de radio. Les biscottes, le café bu bruyamment, ramassage de miettes, envie de pisser - un homme très ordinaire, en Russie comme à Paris. A huit heures et demie, de l'autre côté du mur, il, ou elle, s'éveille. Pas de bâillement, pas de chanson, pas de jurons, juste des pieds qui se posent, des pantoufles qui s'agitent, un pas léger vers les toilettes.
    • Comme la porte est fermée, on ne peut pas distinguer si c'est le jet d'un homme ou d'une femme. Les coups de balai, dans les plinthes, ne prouvent rien non plus : il existe des petits nerveux, soigneux comme des femmes, qui font le ménage tous les jours. Sans oublier la toilette du matin, sans exception, même le dimanche : eau chaude, eau froide ; puis le petit-déjeuner : cette personne mange après s'être lavée. Logique. Le bol, la cuillère, le raclement dans le beurrier en fin de semaine, jusqu'à la fermeture caoutchoutée du réfrigérateur : aucune différence d'une cellule à l'autre ! ces bruits-là passent les murs. Pas les voix. Puis le claquement exaspérant des quatre pieds de chaise. Mais il y a des femmes brusques.
    • Et le déclenchement des crachouillis du transistor. Indifféremment des infos, de la pub, de la musique de bastringue, du boniment de speaker. Inutile de coller l'oreille au mur. D'un coup tout s'éteint, la vaisselle dans l'évier d'alu, les chaussures qu'on enfile - pas de hauts talons - pas de clé qui tombe, pas de juron - pas de monologue – pas de sifflotement - la porte claque. Boris peut enfin procéder à ses ablutions. Un soir, Boris perçoit un cliquetis étouffé‚ la clé tourne, le battant s'ouvre, des voix se mêlent dans le vestibule - ce doit être un vestibule – vite un bloc-notes : un homme, une femme.
    • Qui invite l'autre?
    • Chacun ôte son manteau ; que se disent-ils? des choses gaies, des choses quelconques. Boris s'appuie si fort que son coeur doit s'entendre, ou le plâtre se fendre. Les répliques se chevauchent, un homme, une femme, peut-être homosexuels tous les deux, Boris ne désire rien d'autre qu'une conversation banale, mais enfin compréhensible - « Je ne suis pas un espion soviétique » - répète-t-il entre ses dents. Les intonations sont franches. Il existe entre les deux êtres une forte intimité. Mais toujours un bruit parasite (chaise heurtée, glaçon frappant le verre) embrouille les phrases à l'instant précis où les syllabes se détachent.
    • L'homme et la femme se séparent. L'homme répond en mugissant du fond des toilettes; il ssont décidément très intimes - la femme répond de la cuisine. Puis l'homme se lave les mains, la voix de femme plus étoufée répond d'une chambre. Voilà une disposition de pièces facile à déduire : de l'autre côté du mur, ce serait la cuisine, plus au fond donc - les toilettes (bruit de chasse d'eau), la chambre à gauche avec son petit cabinet de toilette (des flacons qui s'entrechoquent). Boris esquisse un plan. Au nombre de pas, le logis mitoyen ne doit pas être beaucoup plus grand que le sien ; quand le couple élève la voix, Boris comprend qu'ils se tutoient ; il se félicite de n'avoir jamais introduit de femme chez lui – à présent ils se sont rejoints dans la chambre. Le reste va de soi. Tout cependant n'est pas si facile. Il y a discussion. L'homme exige des preuves. La femme proteste et veut se laisser convaincre. C'est la première fois qu'ils couchent ensemble. Dans ce cas de figure c'est la femme qui reçoit ; mais elle peut être venue sans préméditation. Quoique. Le ton monte. On se bat. « Suffit! » gueule Boris. On ne l'entend pas. Bon sang ils se foutent dessus. C'est un viol. Par où entre-t-on chez ces gens-là ? Il passe la main sur le combiné - des rires, à présent. « J'aurais passé pour un con ».La lutte s'affaiblit.
    • Ça devient autre chose. Evidemment. Mais le lit a beau lancer du fond de son appartement toute une rafale de grincements, les deux salauds peuvent bien se tartiner des couches de gueulements à travers la gueule, la quique à Boris continue à pendouiller. Quand ils se sont relevés, lavés, rhabillés, quittés, Boris bande d'un coup, se précipite à la vitre et se reprend juste à temps pour ne pas soulever le rideau. De sa fenêtre il n'aperçoit que la cage d'escalier de l'autre aile d'immeuble : d'en bas, les jambes - de face, le buste sans la tête, d'en haut, les crânes. Le soir (la scène se répète le lendemain, mais impossible de savoir qui de l'homme ou de la femme, reste sur place...) il faut compter avec les irrégularités de la minuterie, réglée très serrée ; ce n'est pas facile.
    • D'après la disposition des lieux, l'Occupant Contigu tient donc dans un deux-pièces au troisième, avec un retour peut-être sur la droite ; même en passant la tête et tout le torse par la fenêtre, l'alignement du mur interdit toute vision. Boris imagine un invraisemblable jeu de miroirs, de périscopes, de potences orientables. En tout cas le vingt-quatre avril, dans l'immeuble d'à côté, la loge sera vide ; tout fonctionnera au Digicode - bientôt il faudra réintroduire les concierges dans Paris comme les lynx dans les Vosges. La mère Vachier fait la gueule à tout hasard, garde la petite Marianne et refuse toute collaboration : « A côté? c'est l'interphone. » Démerdez-vous. « Code BC24A. » Boris n'a rien demandé.
    • Il n'a même pas posé de questions sur la petite fille. « C'est une voisine, comme ça. ». La portière a besoin de se confier. De l'autre côté de la cour se trouve une deuxième cage d'escaliers aux vitres encore plus sales encore. Moins animée. Boris n'y regarde jamais. « Tu as peut-être tort » suggère Marianne- Boris aussi a besoin de se confier. Tous les soirs avant la télé- on n'entend plus rien,a-t-il – a-t-elle – déménagé ? - Boris s'assoit devant la fenêtre la tête dans l'ombre et observe le défilé des locataires ou visiteurs. Ça monte, ça descend, avec des arrêts dans le trafic, des reprises, des précipitations,des temps morts ; des crânes sautillent de marche en marche, des mollets s'embrouillent, des jupes, des pantalons, des profils : graves, riants, tendus, le plus souvent sans expression. Il y a des hommes qui se grattent le cul, des femmes qui se sortent la culotte de la raie ; personne ne se raccroche du bras, ni ne s'arrête pour bavarder. Normal. Les clients de la psy du troisième se succèdent exactement dans le même ordre. Notaire au deuxième droite. Une manucure, le détective - au n° 26 donc, juste à droite en sortant – là où précisément l'inconnu ou toute nue fait son nid - il ou elle est revenu(e), les habitudes sont les mêmes, les disques aussi : « "Ti sento", le rock italien, à intervalles réguliers.
    • Peut-être un peu moins souvent. Boris guette. Il note dans le noir sur ses genoux. Le carnet comprend une feuille par nom : "A-X", « Tête à l'Air", "l'Oignon Bleu". Ou bien  François Debracque, Aline Aufret, Gérard Manchy : les symboliques, les sobriquets, les noms communs. Pas un russe. Plus de femmes que d'hommes , aucune vraiment qui plaise. « Tu connais bien des bonnes femmes à ton boulot, dit Marianne. Pourquoi tu ne les dragues pas? » Boris a du mal à expliquer que ces femmes-là, justement, à l'Institut Pouchkine, ne se soucient pas de flirter ; elles suspendent leurs organes génitaux aux patères. Ou c'est tout comme. Maintenant c'est Marianne qui mate ; elle soupèse les femmes : « ...Pas mal..Un peu forte. - Et les hommes ? - Tu deviens pédé ? - Je veux savoir qui habite à côté ; il n'y a plus de concierge. » Marianne redouble d'attention. « Mais tu connais tout le monde, Marianne – non ?
    • - Pas du tout - ce cul ! - eh, mes maths?
    • - Plus tard.
    • - Je reprends le cabas.
    • - Garde un éclair pour toi, n'oublie pas l'huile la prochaine fois.
    • - Ciao.
    • Boris joue le tout pour le tout. Il va se poster, sans se montrer, sur le trottoir, tout près de la porte ; le code est faux ; alors il se glisse derrière un locataire qui lui tient la porte. Il voit tous les noms d'un coup sur les boîtes aux lettres : des Italiens, des Français de Corse, des Bretons. Un certain Dombryvine. Abdelkourch. Lornevon. Le courage lui manque ? non, l'idée même de monter au troisième – "bon sang, c'est trop stupide, j'y vais" - mais dans le couloir, là-haut, les portes sont anonymes ; la minuterie allume sur le bois des lueurs de montants de guillotine. Boris redescend très vite dans le noir en s'insultant ; il aura mal retenu la disposition des lieux. Mais le lendemain, il récidive. La rue grouille. Le même homme lui tient la porte. Cette fois il s'attarde : au troisième – ni médecin donc, ni voyante, rien de ce qui se visite – il distingue vers le fond une fenêtre sale : exactement dans l'angle mort de sa fenêtre à lui. Impossible de voir ; de retour au 24, Boris fait son croquis : appartement 303.
    • Manque l'âge, le nom, le sexe. Le sexe manque. Ne pas lâcher prise. “Qu'est-ce que tu lui veux à Madame Vachier ? - Juste parler avec elle. Tu vas aussi lui demander ce qu'elle pense de moi, d'où je viens, qui c'est ma mère... - Ce ne serait peut-être pas inutile. Tu veux savoir qui habite à côté  ? Tu manques de femme?... - Il y a toi. - Cochon. - Je ne veux pas que tu ailles chez la concierge. - Moi aussi je manque de femme. - Elle est grosse, elle est moche, elle est mariée, dit Boris. Il va voir le mari de la concierge. C'est un Alsacien à gros ventre et bretelles, loucheur, boiteux ; Boris met au point une histoire à dormir debout : « Je suis fonctionnaire à l'immigration ; la locataire - il choisit le sexe - du 237 n'est pas en règle. » Monsieur Grossmann - il ne porte pas le même nom que sa femme - est l'honnêteté même. « Pourriez-vous me prêter dit Boris votre passe ? je suis sûr d'avoir oublié mon portefeuille chez Madame Schermidtau 237...
    • - Vous connaissez son nom?” Le souffle coupé, Boris voit le concierge détacher du clou le grand anneau qui tient les trente clés plates. «.C'est elle gui remplace M. Laurent ?” Boris acquiesce, la boule dans la gorge. « Je vous accompagne. » Grossmann est bavard. Il faisait partie des "Malgré Nous" sous le Troisième Reich. Il en est miraculeusement revenu. Il aime bien raconter. Le portail vitré du 26 s'ouvre sans effort : « J'ai le même passe que le facteur » dit Grossmann.Boris monte les étages avec le boiteux. « Dix ans qu'on attend l'ascenseur...Regardez l'état de la moquette... - Il faut bien que les escaliers servent à quelque chose." Vous dites des conneries, Monsieur Grossmann. Voici la porte ouverte. Boris écarquille les yeux et grave tout dans sa tête : le corridor de biais, très court, très étroit, vers la gauche ; trois portes ouvertes, la salle à vivre claire, avenue Gristet, bruyante; la chambre au fond, sombre, retirée - « salle de bain, cuisine » dit le portier - « je vois bien » dit Boris. Difficile après cela d'imaginer, de l'autre côté, son propre foyer, solitaire – il ne ressent pas son appartement – où est-ce qu'il colle-t-il son oreille? Très exactement ? ...Ça n'a pas du tout la forme d'un L... Boris ne cherche rien. Il ne bouge pas. Grossmann comprend ; il reste en retrait, muet. Trop d'immobilité, trop de respect dans le corps du Russe lorsqu'il s'approche enfin des étagères et lit les titres lentement, le "Zarathoustra" de Nietzsche, "l'Amour et l'Occident", « Deutsches Wörterbuch », « A Rebours" de Huysmans, un Traité de Diététique – une Bible - quelques ouvrages sur le vin.
    • Une collection de "Conférences" des années trente - dis-moi ce que tu lis...? La penderie est restée ouverte ; ils y voient une proportion égale de vêtements féminins et masculins - chacun sa moitié de tringle : des habits soignés, sans originalité excessive. Revenant au salon à pas précautionneux Boris aperçoit contre son mur un tourne-disque. J'aurais dû commencer par-là. Sur la platine "Ti sento", rock-pop italien. Boris coupe le contact; le voyant rouge s'éteint. Qui relèverait mes empreintes ? La pochette, luisante, à l'ancienne, représente une femme fortement décolleté‚ cuisses nues, décoiffée, en justaucorps lamé. «Madame Serschmidt ne vit pas seule, dit le concierge. Boris a inventé ce nom. Il s'informe gauchement (« Reçoit-elle des visites ») - Vous devez le savoir, Monsieur Sobrov.» Boris repère encore la Cinquième de Beethoven, la Celtique d'Alan Stivell, René Aubry et un double album de folklore maori.
    • Plus la Messe en si mineur, BWV 232. Jamais il n'a rien entendu de tout cela. Le concierge propose de manger un morceau. Boris refuse, effrayé. « Mais elle ne revient pas avant six heures ! » Boris se retient si visiblement de poser des questions que l'Alsacien précise malignement : « Je reçois les loyers au nom de Monsieur Brenge". Il prononce à l'allemande, "Brenn-gue". - C'est peut-être son frère qui paie ? ...Serschmitt est son nom d'épouse, elle a divorcé... » Grossmann ne confirme rien. Il se dirige vers le réfrigérateur : « Vous saurez toujours ce qui se manche ici ! » - des oeufs, des pots de crème de langouste, un rôti froid en tranches et trois yaourts. « A la myrtille », dit le concierge ; il se sert, rompt du pain, choisit du vin. “Tant pis pour la langouste”, dit Boris - ils s'empiffrent - Boris veut faire parler le gros homme. Seulement, il n'y a plus rien à ajouter. Le portier tente d'en faire croire plus qu'il n'en sait. Il prétend que "tout le monde défile » dans ce studio. « N'importe qui tire un coup ici, puis s'en va. » Ils se défient du regard en mâchant. Rien ne correspond aux longues attentes, aux exaltations de Boris dans son antre – à moins qu'il ne s'agisse d'une autre chambre ? « Gros porc » dit Marianne le lendemain ; « Tu y es allé. Je sais que tu y es allé. Je ne voulais pas que tu y ailles. Saligaud. Vulgaire. Je t'ai vu entrer dans l'immeuble avec le mari de la mère Vachier. « Tout le monde y vous a vus monter la cage d'escalier. Même que tu es entré dans l'appartement, et que tu as regardé partout, fouillé partout, dans les livres, dans les disques, même entre les robes. Et vous avez bouffé du saucisson et du pâté de langouste et ça c'est dégueulasse. Au goût j'veux dire.
    • - C'est chez toi ? - Ça ne te regarde pas. Déjà que tu me fais reluquer les grosses qui descendent les escaliers, et quand il y a de la musique tu arrêtes la leçon de maths même si j'ai rien compris et tu colles ton oreille au mur comme un sadique.
    • - C'est ta mère qui habite là ? - Dans ton quartier pourri ? on est riches nous autres, on a une BMW, on va aux sports d'hiver et c'est pas toi qui pourrais te les payer pouffiard. - Tu veux une baffe ? - .Je le dis à maman et tu ne me revois plus et tu seras bien emmerdé parce que tu es amoureux de moi mais tu peux courir et si tu me touches j'appelle les flics.
    • - Tu t'es regardée? - C'est dégoûtant d'espionner les gens t'as qu'à te remarier ou aller aux putes. - Ça suffit Marianne merde, c'est chez toi oui ou non ?” Marianne prend son souffle et lâche tout d'une traite «Avant c'était chez moi maintenant on a déménagé mais c'est pas une raison t'as pas le droit d'entrer fouiller partout avec tes pattes de porc pour piller dans le frigo et si on avait su que tu devais habiter là on se serait tiré encore plus vite - C'est le concierge qui... - Parfaitement que c'est le concierge - Et pourquoi tu ne vas pas l'engueuler lui ? - Parce qu'il est pas tout le temps à me chercher.Tu ne m'as pas encore tripotée mais c'est dans tes yeux. » Boris Sobrov demande pourquoi le concierge éprouve le besoin de raconter tout ce qu'il fait;
    • Marianne répond que sans ça il ne serait pas concierge, elle ajoute encore qu'elle préfère s'amuser avec Grossmann que de rester à faire des maths avec un vieux grognon - "chez toi il n'arrive jamais rien ». Puis ça s'arrête, la petite fille aux cheveux noirs revient le lendemain avec les provisions. Boris s'est arrogé le droit de contrôle sur tous les résultats scolaires de Marianne ; il consulte le carnet de notes, il joue au père, l'exaspération croît de part et d'autre. Boris lui dit qu'elle a les mêmes yeux noirs que sa fille à lui, qu'il n'a pas revue depuis longtemps. « Elle faisait les mêmes fautes que toi. - Elle est dans ma classe.” Boris est bouleversé. Il demande doucement, comme on tâte l'eau, la manière dont elle se coiffe, si elle travaille bien. Si elle parle de lui...Marianne se rebiffe. « Elle est dans une autre section, ta fille, on se voit aux récrés, ce n'est pas ma meilleure copine, ma copine c'est...
    • - Je m'en fous - attends, attends ! - comment elle s'appelle ta meilleure amie ? - Ah tout de même! Carole.” Boris demande si Carole travaille bien, si Marianne et elle ne se sont pas disputées, si elles ne pourraient pas venir travailler ensemble... « Je ne l'amènerai jamais ici ; tu nous forcerais à faire des choses.” Boris pousse un soupir d'exaspération.
    • Il la laisse en plan, passe à la cuisine pour bouffer du fromage blanc, à même les doigts. Il est bien question de leçon de maths. Quand il revient Marianne de l'air de se payer une tête. Boris fouille dans une pile de dossiers, les dossiers s'effondrent, il les reclasse. Récapitulons. « Tu n'es pas mon père". Elle ne me l'a pas encore faite celle-là. « Tu n'es pas ma mère ». « Tu ne sais rien de moi" - ne pas raisonner. "Intuiter". J'ai divorcé depuis six mois. Cette fillette est déposée chez les concierges par une femme qui n'est pas sa mère. Marianne ressemble à sa fille qu'il n'a pas vue depuis six mois – putain de juge – une femme. Marianne connaît Carole Sobrov. Non seulement c'est sa meilleure amie, mais elles sont devenus demi-sœurs par remariage – sa femme s'est remariée avec le père de cette petite guenon de Marianne.
    • Il se cache le front dans la main. “J'ai très mal à la tête. - Je m'en vais, ciao”.
    • X
    • A peine Marianne et sa tignasse ont-elles tourné le coin du palier que Boris dévisse la minuterie. Panne. « Merde » dit l'enfant. Boris se faufile en chaussons derrière elle dans l'escalier. Juste la lumière du puits de cour. Il dérape sur les marches. La rampe est encaustiquée. Devant lui, Marianne s'arrête dans le noir, relève la tête. Au premier, elle réussit à renclencher la minuterie. Boris la suit toujours. Au rez-de-chaussée, la loge forme l'angle dans la cour. Les vitres laissent tout voir. Boris, dans la cour profonde, se colle contre un mur entre deux poubelles. Comme dans un film. Dans les couples, ce que Boris déteste, c'est le mari : il n'a rien d'intéressant entre les jambes. Tant de femmes raffinées collées à des butors. Le père de Marianne, c'est pareil. Trop grand, trop fort, la voix désagréablement masculine. Ses gestes sont brusques. Il ressemble à une bite. Tous les hommes ressemblent à des bit es.
    • La petite fille pleure, à présent. Même si c'est une teigne Boris se sent bouleversé. Tout le monde s'engueule, le père et le concierge se menacent mais c'est Marianne qui se prend une claque. Boris bondit, arrache presque la porte et se mêle au tas. Le beau-père le prend à partie : « Vous laissez traîner vos pattes sur la petite. Vous faites espionner un appartement privé par l'intermédiaire de cet individu. Vous êtes un fouille merde. Je vous en foutrai des cours de maths. » Tout le monde se quitte pleurant, gueulant, Boris s'en remonte chez lui, brouillé avec Grossmann et sans espoir de fillette à venir.
    • A ce moment "Ti sento" se déclenche dans la pièce voisine, et cette fois, on danse.
    • X
    • "Chère, Lioubaïa Tcherkhessova !
    • "Je souffre à crever parce que le voisin ou la voisine fait gueuler un tube infect en italien, "Ti sento". C'est pire qu'une rage de dents et je ne peux pas m'en passer. Je ne sais toujours pas si c'est un homme ou une femme qui passe le disque, et qui danse. Ce qui chante, c'est féminin, ça crie toujours les mêmes voyelles avec chambre d'écho, mes cours d'arménien vont bien, je m'embrouille encore dans le tatar. "Ti sento" est le meilleur morceau, les autres braillent le rock à la sauce Eighties', je suis sûr qu'on le fait exprès pour m'emmerder, si tu n'habitais pas à l'autre bout de Paris ce serait toi.
    • "D'ailleurs j'y suis allé l'autre jour avec le concierge et son passe-partout. Je n'ai rien fouillé, rien dérangé du tout. D'après le père Grossmann ce serait une sorte de chambre de passe, une fois j'ai surpris des baiseurs à travers le mur mais ce n'était pas toi. Le concierge ment. Il y a là quelqu'un. Qui paye son loyer. Qui n'emmerde que moi. Un jour je le coincerai. Le ou la. Si c'est une femme, ça va chier. Terminé les petites astuces : Marianne c'est ta fille, enfin, celle de ton homme, un vrai, un gros porc - pour l'insolence, la morveuse, impeccable. Elle a craché le morceau.
    • C'est vous qui me l'envoyez depuis trois mois pour espionner. Il n'y a rien à espionner. Il n'y a pas de femme ici. Pas d'homme. Pas d'argent. Comme un moine. Et je suis en règle avec les services d'immigraiton si tu tiens à le savoir. Et je suis sûr qu'elle cache autre chose, ta Marianne. Elle me cache ma fille. La vraie. Elle sait quelque chose sur l'appartement d'à côté. Elle a pleuré quand elle a su ma visite avec Grossmann. Elle est allée se répandre comme une poubelle à la loge devant ton mari de mes couilles, qui a failli me taper dessus.Elle raconte que je la tripote.
    • "Toi, ça fait un temps que je ne t'ai pas vue. La dernière fois c'était au grand bureau. Soixante-dix ordinateurs. A devenir fou. Je ne sais plus comment ça a commencé. Tu as toujours une engueulade de réserve. Moi aussi. Ce n'était pas la même. Petit à petit les soixante-neuf têtes se sont levées, les ordinateurs se sont tus, nos paroles se perdaient dans l'épaisseur de l'air, tu t'es fait virer puis aussitôt réintégrer pour "bons antécédents", pour moi c'était définitif, je travaille pour la misère, tu crois que ‡a m'intéresses de vérifier des listes, de faire le compte des morts, vérifier les adresses , les patronymes : «Ivanovitch » ou « Pavlovitch? »
    • ...Sagortchine a-t-il reçu sa pension ? Que devient Berbérova? A-t-elle trouvé un
    • emploi en rapport avec sa formation ? A quels cours sont inscrits les frères Oblokhine ? Pourquoi Sironovitch a-t-il divorcé ? de quoi est morte la Bibliskaia ? Quel nom portait-elle en Espagne ? Le KGB a-t-il relâché Dobletkine ? Pourquoi tous ces gens-là n'adoptent-ils pas définitivement un nom bien français ? toi au moins tu ne t'es pas remariée avec un Russe. Mais ton Léon Nicolas, dont je viens de faire la connaissance, c'est just un gros tas de vulgarité - le Russe, c'est un prince, ou un moujik. Je sais comment ça va finir : toujours la faute de l'homme ! Je ne suis tout de même pas le seul éjaculateur précoce de France et de Russie Blanche réunies !
    • "Avant l'informatisation nous travaillions ensemble. Avec de vraies fiches, dans les vraies mains. Tu dictais, j'écrivais. Maintenant je travaille seul. J'ai une carte de Paris et de l'Ile-de-France où je peux lire qui, et à quelle heure, dort dans quel lit, et en quelle compagnie. Je te promets de t'aider à la cuisine, j'essuierai mes pieds, je ne te tromperai plus sans en avoir vraiment envie, je ne ramasserai plus de chiens dans la rue, en ce moment je n'en ai pas. Nous écouterons autre chose que de la musique classique, tu pourras aller seule au ciné, tu ne peux pas savoir à quel point ces vingt-cinq semaines m'ont transformé‚ reviens." Le surlendemain Boris reçoit un télégramme ainsi conçu :
    • "VA CHIER. "
    • "Ti sento" se déclenche, Boris prend le métro jusqu'à La Râpée, pour visiter la rue Brissac : il la remont‚ il la redescend, la rue est à lui, il en est à la lettre B. Il hume le parfum du métro, il trace dans les couloirs carrelés, bifurque sans ralentir sous les plaques bleues, suit des épaules, un cul, des talons, s'accroche aux barres, marque ses doigts sur le chrome, invente les coucheries des femmes, note les rides de fatigue, évite les haleines, joue avec son reflet sur la vitre noire et le tunnel qui court, tâte son portefeuille, ne cède jamais sa place. Dans Paris, Boris prend la première à gauche puis à droite et ainsi de suite, ça le mène parfois très loin, il voit des maisons, des trottoirs, des voitures ; des crottes, des gouttières avec les petites annonces collées dessus, la pierre des immeubles, des vitrines de coiffeurs, de bouchers, d'ordinateurs ; des prismes Kodak, des servantes en carton "Menu à 60 F" "Menu à 120 F" – et des gens.
    • Des gens comme s'il en pleuvait, comme s'il en chiait, mal fringués, super-chic, soucieux, d'âge moyen, noirs, enfants, groupés, par couples qui s'engueulent, qui s'aiment, en débris, "alors j'ui ai dit", "pis elle a répondu", "forcément » - les oreilles qui traînent, les narines à l'essence, et le grondement continu de marée montante qui fait Paris.
    • Comme au débouché de sponts, ou sur les places circulaires, il est difficile de trouver "la première à gauche", "la première à droite", Boris s'immobilise, tend les bras dans la foule indifférente, se décide pour un cap. Derrière la Bastille, en un quartier cent fois parcouru, voici qu'il découvre un quartier - "...j'aurais pourtant juré..." - où jamais ni lui, ni personne, n'a mis le pied. Il s'avance en flairant , deux murailles, un trottoir déjeté, une vitre fêlée, « CREPERIE », plus bas en biais « en faillite » et des pavés. Un petit vent. Un caniveau qui pue. Peut-être un vieux qui crochète une poubelle avec application. Peut-être un chien.
    • Et là-haut, dans les étages, "Ti sento ti sento ti sento » - Boris immobilisé - sur le tuyau de gouttière un papier périmé "La Compagnie de l'Oreille » joue "La Cerisaie"- le soleil ne perce pas, un pigeon pique du bec, le chien nez au sol, le pigeon s'envole, fin du disque, le portail s'ouvre, le heurtoir retombe, une femme jeune, vive, sur le trottoir en cape orange ; peut-être que là-haut chez elle les fenêtres donnent sur (le bassin de l'Arsenal ?) Boris lui laisse une bonne distance d'vance, la suit (la cape orange !) place Mazas, à la Morgue au Pont d'Austerlitz. Il baptise la femme "Ysolde", au-dessus de la Seine l'odeur de l'eau emplit les narines ou le devrait, un jeune homme dépasse Boris en rejetant son foulard sur son dos.
    • Place Valhubert, face au jardin des Plantes, il la suit de très près, de feu rouge en feu rouge, la cape orange court et court dans le déferlement des roues, un grondement continu remonte par le Quai d'Austerlitz, les voici côte à côte.
    • Elle a très exactement le nez de Paris, les cheveux bouclés, le sac à main est vert – il la perd – bouche de métro – figure obligée - couloirs d'Austerlitz. Chacun sa voiture. Station, station - près de la porte – montant de chrome - pivote, s'efface - pivote, redescend, remonte – bienfaisante affluence - le nez dans les cheveux d'autres femmes ou sur les calvities, les pellicules - « Place d'Italie » - facile - la cape orange force - Boris lourd et vif contourne les épaules, les hanches, passe de biais, trébuche devant le dos des vieilles.
    • Une autre rame et même jeu. C'est elle, la rockeuse latine – mais à la station vide, enfin, où elle descend, la femme fait volte-face, l'insulte, le frappe avec son sac à main - « Attendez! Attendez ! » - Boris court, trébuche. Ils débouchent tous deux à l'air libre [Nuit, Pluie] :
    • « Qu'est-ce que tu me veux ?
    • - Vous parler.
    • - Me parler, me voir, me toucher, me sauter, dégage!
    • - "Ti sento, ti sento , ti sento"!
    • Ils crient, ils courent [pluie renforcée] - Votre nom? Votre prénom?
    • Un portail lui claque au nez. 26 rue de M. Le même disque aux deux adresses. Boris s'essuie la joue, tourne le dos, s'engouffre dans son propre escalier, tourne la clef de son enclos – aussitôt le disque se déclenche, très fort – alors Boris danse, comme un ours, comme un boeuf sous électrochoc ; le lendemain il se demande pourquoi le père de Marianne amène sa fille à la loge. Soit pour le narguer. Hypothèse exclue : le divorce fut aux torts exclusifs de Boris. Soit pour se débarrasser de Marianne - haine réciproque. Possibilité de récupérer l'affection de sa femme = ? Boris lutte cinq minutes contre la nostalgie. « A moins que » poursuit-il « le nouveau mari ne dépose Marianne chez le concierge que pour se rendre chez une maîtresse - Mauricette » - il l'appelle Tcherkessova - me reviendrait - ah non ! »
    • Le concierge est suspect : parfaitement, Grossmann. Impossible à filer. « Il s'introduit là-dedans comme il veut ; il se sert en saucisson , il prétend que l'appartement sert de chambre de passe ; il déclencherait lui-même « Ti sento" sans parler - quand le disque se déclenche Boris ferait mieux de lorgner par-dessus la loge depuis là-haut plutôt que de courir s'écraser l'oreille au mur, Grossmann lit dans sa chaise longue, bientôt dans son fauteuil roulant – ce n'est pas lui. A moins qu'il ne tienne une télécommande sous le journal ? "Acheter des jumelles".
    • Boris se plaque au mur, haletant, les lèvres sur la peinture sale, soudain le disque ralentit, la voix vire au grave en pleurant, c'est la panne, c'est grotesque. Silence. La cour est noire. Grossmann est rentré. Dans le ciel la rougeur de Paris, les meubles se découpent peu à peu, Boris se déplace avec des précautions de poisson-chat. Les autres cours résonnent, lointaines, aquatiques. Un faisceau mobile sous la verrière de la loge. Et voici les fenêtres partout qui s'éclairent. Fin de la panne. « Sauf chez moi ». Le disque ne reprend pas. XXX 64 06 30 XXX
    • Boris frappe à la cloison. C'est la première fois. Dans l'épaisseur du mur en dessous une tuyauterie transmet un message , la minuterie des cages d'escaliers se rallume. A côté, personne. Pénombre. Inquiétude. Boris téléphone : « Concierge ! Concierge !
    • - Vous êtes obstiné, M. Sobrov.
    • On a trouvé en Chine centrale une touffe de poils n'appartenant ni à l'espèce animale, ni à l'espèce humaine.

    ILS Y RETOURNENT.

    • Le concierge souffle au deuxième palier ; il resserre ses bretelles . -...Vous n'avez jamais vu de petite femme blonde, frisée?...Nez en trompette, cape orange ?
    • - Les femmes changent souvent de vêtements. Je ne sais pas ce que vous trouvez à cet appartement. Il est loué. Personne n'y habite. Vous feriez mieux de consulter les petites annonces.
    • - Je ne veux pas déménager.
    • - Les annonces matrimoniales.
    • Vous me prenez pour un cinglé.

    ILS ATTEIGNENT LE TROISIEME ETAGE

    • - Le r'v'là votre appartement...C'est ouvert. Il y a de la lumière. »
    • En bleu de travail à même le sol, un coffret d'électricien entre les jambes, les yeux levés la bouche ouverte, le père de Marianne. Il dit : «J'installe. - J'installe quoi ? » Il se redresse. Un mètre quatre-vingt dix. Des cheveux gris blanc. Boris ne lui serre pas la main. L'Alsacien est de la même taille. « Vous ne m'avez pas dit que vous étiez électricien, dit Grossmann.
    • - A l'occasion.
    • Le concierge sort trois bières du frigo. « C'est petit ici dit-il. Je me suis trompé dans les branchements l'année dernière. Moi aussi je bidouille de temps en temps." Il prononce « pitouille ». Boris demande lâchement au père de Marianne ce qu'il tient dans la main. L'autre appuie sur les touches d'une espèce de boitier blanc ; chacune d'elles correspond à un bruit particulier. Il fait entendre successivement : l'ouverture d'une porte, le déclenchement de la radio, la chasse d'eau, une baise. Tout cela sort d'une bonne dizaine de haut-parleurs habilement dissimulés dans tous les angles des plafonds.
    • - Je peux aussi allumer ou éteindre les lumières, lever ou baisser les stores.
    • Ses doigts pianotent avec désinvolture, c'est un vrai tonnerre de stores.
    • « Vous pouvez mettre un disque en route ?
    • - Je n'y ai pas encore pensé.
    • "Ti sento" trône sur le tourne-disque, noir, insolent .
    • X
    • Les trois hommes se retrouve au « Rétro" pour de bons instants de gueule. On a les amis qu'on peut. Les garçons portent des tabliers blancs, des moustaches en crocs et des rouflaquettes. Décor ordinaire, prix modérés. L'Alsacien picore des moules en faisant des grâces, , Boris ne quitte pas des yeux le grand Auguste, père de Marianne, second mari de sa femme, qui décortique l'os de son petit salé. « Tu comprends Boris dit Auguste en mastiquant – ce tutoiement me souille l'estomac - nous sommes quatre à louer cet appartement ; Heinrich - il montre l'Alsacien qui empile ses valves au bord de son assiette - nous a signalé une belle occase.
    • "En revanche il ne paie rien et peut baiser à deux pas de chez lui - tu ne manges pas ? » Boris enfourne précipitamment sa fourchette de nouilles : « Je ne crois pas ce que vous dites, fait-il la bouche pleine.Grossmann avale d'un trait un verre de Traminer. « T'entends ça Heinrich, v'là l' Russkoff qui se la joue fleur bleue. Mais y a personne là-dedans, mon vieux, rien que des couples de passage, comme toi et moi! » L'Alsaco rit très fort. Boris : « Connaissez-vous une femme blonde avec une cape orange ? avec un sac à main. » J'aurais bien revu ma femme ; Auguste me protégerait contre les rechutes.
    • A haute voix : « Je peux venir avec vous ? » Auguste devient dur. Il dit que c'est trop tôt. L'Alsacien bien rempli devine tout. Il se rejette en arrière, repousse les moules : « Ma femme ébluche des patates à la loge - tranquille! La sienne vient souvent au 126 faire des passes. » Et Boris ne bondit pas. « Vous êtes tous montés sur ma femme ? ...On ne peut pas satisfaire une femme en la faisant pute !... Est-ce qu'elle va bien ? - Comme une pute dit Auguste. - Vous mentez. » Le ton monte. Boris dit qu'on lui vole un amour immortel, juste au-delà du mur ; que c'est une jeune femme isolée qui vit là, chaste, mystérieuse, attirante, d'origine italienne, et silencieuse. « Quant à la connasse qui partage ton lit maintenant, elle ne mérite pas tant de recherches. »
    • De retour chez lui Boris, calmé, examine la situation. Il avait failli
    • nouer des liens : ces hommes indignes ne
    • l'impressionnaient plus.
    • X
    • Ce que se disent les petites filles
    • - Je vois ton père tous les jours dit Marianne.
    • - Plus maintenant dit Sandra.
    • - Tu t'appelles Sandra dit Marianne c'est naze.

     

     

    • Sandra souffre de son prénom : une idée qu'elle a. Sa mère la couve ou l'engueule, c'est selon : « Tu ne verras plus ton père. - C'est pas juste. - Il me tirait par les cheveux. - Pourquoi Marianne elle peut le voir, papa ? » C'est Marianne qui répond, un soir, sous les draps : « Un jour il me tripotera, et comme ça il aura des emmerdes ; les étrangers, c'est tous des anormaux. - Pourquoi tu fais ce qu'il te demande alors ? - Ça m'intéresse de me faire tripoter. - Il le fait ? - De toutes façons je ne peux plus y aller. - Tu lis que des cochonneries. - Toi aussi. - C'est pas les mêmes livres.
    • X
    • Lettre d' Irène (“Tcherkhessova”) à son ancien mari
    • Cher Boris,
    • Auguste nous laisse de plus en plus tomber. Il s'absente, et ne boit pas. Son humeur est de pire en pire. Tu m'as parfois claquée mais après on s'embrassait, lui, c'est ni l'un ni l'autre. Je m'ennuie tellement que je me mets à lire. Marianne, c'était pour avoir de tes nouvelles, mais elle ne dit que des méchancetés, Auguste ne veut plus qu'elle te revoie, il a peur que je te rencontre, il nous boucle toutes les trois, il revient à deux heures du matin, il ne sent même pas la femme, on peut dire que je n'ai pas de chance.
    • L'après-midi va sur sa fin, il y a encore du soleil. Sandra lit beaucoup. Je t'embrasse.
    • Irène.
    • X
    • Suite
    • Une femme blonde en cape orange, très à la mode en ce temps-là, Sandra, et Marianne, en jupe vert crado, se faufilent dans l'appartement mystérieux ; les pièces ne conservent aucune trace d'occupation : murs propres, meubles d'hôtels, fringues bon marché sur les cintres, autant d'hommes que de femmes ; Sandra déchiffre les titres sur l'étagère : « Ainsi parlait Zarathoustra », "Vieux crus de Bourgogne", les "Fables" de La Fontaine, qu'elle ouvre sur un canapé bleu, les genoux bien droits. « Qu'est-ce qu'on est venues foutre ici ? » dit Marianne. La tête plate d'Irène (une idée qu'elle a) pivote à la recherche des judas décrits par Auguste. Marianne se dirige à pieds joints vers le tourne-disque. "Ti sento", qu'est-ce que ça veut dire ? - "Je t'entends", "je te sens", dit Clotilde.
    • Elle applique son oeil au viseur : juste aux dimensions de son orbite. Sandra, qui lève les yeux, ne voit de sa mère que la tresse blonde remontée en crête, à l'indienne - "Ti sento ti sento ti
    • sento..." - Marianne ! Qu'est-ce que tu fais dans mon dos ? » La rhytmique passe d'un baffle à l'autre (échos stéréo, effets de vagues, caisse claire – "ti sento ti sento") - « Les Italiennes crie Marianne faut que ça gueule ! »
    • Irène voit tout par l'œilleton : Boris qui danse avec des grâces d'ours, qui se balance,qui tourne sur soi-même, puis d'un seul coup fonce droit sur le judas. La perspective déformée fait voir une grosse tête de tétard avec un petit corps et des petites pattes derrière. Si Irène se retire, il verra la lumière, il se saura observé – deux yeux de part et d'autre se fixent de trop près pour se voir, c'est Boris qui recule, qui montre le poing, qui prend un gros cendrier puis qui le repose, pour finir il se tourne et se dégrafe la ceinture, sa femme s'enlève du trou, le disque continue à gueuler.
    • Quand le silence est revenu, les trois espionnes se sont regroupées sur le canapé, elles se parlent tout bas, un verre se brise de l'autre côté de la cloison – "et s'il s'ouvre les veines ?" dit Sandra, "Tu connais mal ton père" répond sa mère. « Ce qu'il faudrait dit Marianne ce serait de faire venir ici une femme très jeune et très blonde. Moi j'aimerais devenir une jeune femme blonde. - Ça m'étonnerait ricane Irène. Marianne dit d'une voix bizarre qu'elle en connaît une qui lui plairait bien, qui serait prête à emménager ici ; elle n'a qu'un seul défaut : « Elle a voulu me tripoter. - Tu ne penses qu'à ça dit Sandra. - Où as-tu connu cette femme ? Dit sa mère.
    • De l'autre côté une porte claque, une clef tourne dans la serrure, Marianne n'a pas répondu, « Il s'en va » dit Clotilde. Elles quittent précipitamment toutes les trois le 127 et descendent quatre à quatre les escaliers. « C'est papa ! C'est papa ! » crie Sandra . Elle saute contre le carreau sale ; en face dans la cage vitrée symétrique Boris tête basse - « vite ! » - Sandra fait le tour, pousse le vantail du rez-de-chaussée, reçoit son père dans ses bras, Boris chancelle, Marianne et sa femme se sont rejetées à l'intérieur, Auguste rapplique sur le trottoir les deux hommes se gueulent dessus en même temps Qu'est-ce que vous foutez là ? - Sandra s'enfuit en pleurant, on l'entend courir dans la rue de l'autre côté du vantail.
    • « Elle remonte vers le métro dit la mère, pour une fois elle se prend Marianne dans les bras - « tu trembles ? » A voix contenue les deux hommes continuent à se quereller, ils ne veulent pas se battre, ils n'ont rien à se reprocher, rien de bien précis - « Le judas ! » crie Boris – puis tous s'enfuient, Marianne et Irène repassent la porte cochère en retenant leur souffle, Sandra est sur le quai, elle n'a pas osé prendre le métro toute seule.
    • X
    • Boris viole des domiciles
    • Boris tient à la main une lampe sourde. Il a juré qu'il finirait bien par savoir « ce qui se passe ailleurs ». Au moins savoir « ce qu'il y a » : des objets, des profils de vases dans la lumière,
    • des coins de meubles, des coudes de fauteuils. Et puis la peur, l'envie d'être surpris, d'être abattu : les intestins, le coeur. L'intérieur. Il a eu l'idée d'envelopper ses souliers. Il voit des.piles de livres, un bureau, un miroir où il se reconnaît avec sang-froid - pourquoi ces portes intérieures ouvertes ? qui est-ce qui bouge dans l'armoire ? - autant de sourdes palpitations. Déjà Boris aimait de jour longer les murs où les fenêtres au rez-de-chaussée se défendent sous leurs jalousies de bois ; il regardait furtivement, par-dessus, la préparation du repas et les lèvres qui remuent dans le vacarme des voitures, la blême électricité du jour qui tombe ; plus au premier étage, parfois, des têtes coupées par des larmiers, des bras levés dans des armoires, qui ferment des volets.
    • Ce qui instruit aussi c'est de se porter en avant des passants, pour capter leurs propos tronqués, insensés, « alors je lui dis... » - « et elle a répondu... » - Boris choisit les appartements momentanément vides, c'est toute une enquête, toute une filature, il épie les femmes seules mais toutes se méfient, instinctivement, se retournent à l'improviste, il se rabat sur la loge du concierge, un soir qu'ils sont au cinéma – rien d'exceptionnel : des tiroirs, des ficelles, des cartons, des rideaux champêtres et la Bible en allemand. Il flotte une odeur de loge. Non, le bon plan, ce serait d'entrer juste sur les pas d'une femme mariée, sans viol, avec des enfants bruyants, un mari dans un fauteuil qui demanderait "Qu'est-ce qu'il y a au programme à la tévé ?" - les gens auraient laissé la porte ouverte.
    • ...Il s'est introduit par la cuisine, s'est glissé dans le vestibule‚ aplati dans l'allée du lit, la peur au ventre et la retraite coupée, s'est dévoilé. « J'aimerais qu'on viole mes intimités », c'est ce qu'il a dit, le mari a gueulé «Appelle la police ou les dingues », il s'est enfui d'un bond. L'étape suivante est de surprendre un couple pendant son sommeil. Il dort deux heures à l'avance. Plusieurs fois il s'enfuit sous les signaux d'alarme. Il acquiert une grande dextérité dans le maniement des clés plates. La marche à l'aveuglette : silence absolu, retraite assurée. Les doigts sur la lampe, translucides et rosâtres, l'ombre des os – des sens d'aveugle – aucun heurt. et ne heurte rien.
    • Les enfants n'entendent rien. Eviter les chiens, à tout prix éviter les chiens. Mais parvenu sur place : jamais - les gens ne ferment leurs portes intérieures. Boris hésite, sent s'épancher l'onde mixte d'un couple, devine formes, souffles, parfois le néon de la rue - la veilleuse - ou la lune – qui surlignent un profil ou modèlent un visage entier – sur les lits de doux mouvements de dessous l'eau. Les couples aux yeux fermés se regardent ou se tendent le dos, jamais ne font l'amour, ni ne s'éveillent. Boris ensuite redescend à pied la rampe du parking souterrain, sans arme, sous le plafond trop bas la lumière et la forte musique où se fondraient les cris de victimes, sur fond de vrombissement d'extracteurs d'air.
    • Le sol est noir semé de paillettes, les voitures de longs corbillards aux chromes troubles, Boris ne sent pas le danger. Il ouvre les portes, ne trouve qu'un parapluie télescopable qu'il jette sous de grosses roues, plus loin. Il couche dans le duvet vert qu'il tenait sur son dos et s'allonge place 27 ou 30, à 7 h une équipe de réanimation le tire à demi asphyxi », il doit se présenter chez un psychiatre commis d'office, il maigrit, ne parle plus, reste en liberté, ressort plus fréquemment - ti sento ti sento ti sento" – chaque soir de plus en plus fort, la cloison tremble il n'en parle pas pour éviter de passer pour fou - ses déplacements ne sont pas encore sous contrôle, une nuit, mouvant paisiblement ses doigts en coquille rose, il se sent soudain saisi au- dessus du coude : « Qui t'a mis sur le coup ? »
    • - Personne, personne, dit Boris.
    • Le cambrioleur fait main basse sur tout ce qu'il trouve avec une banalité de toute beaut‚ le Couple sur sa Couche sommeille dans la présence, Boris suit le voleur sur le palier, le frappe et le laisse évanoui, il a le coeur qui bat à se rompre, c'est à présent une nécessité : repérer l'immeuble et les allées et venues, s'introduire de jour dans l'escalier, chercher refuge dans des coins très exposés, les concierges n'existent plus, les siens sont les derniers ; il reconnaît volontiers qu'il lui serait totalement impossible de travailler en banlieue.
    • Cela devient de plus en plus monotone, de plus en plus excitant. Un homme seul soudain sortit de son sommeil, ouvrit les yeux, se dressa, le fixa sans frayeur. Boris sortit à reculons, heurtant une chaise, ce n'est rien murmura l'homme à sa femme qu'il n'avait point vue. Aussi les jours suivants Boris se livra à une frénésie d'effractions, perdit toute maîtrise, mangeant peu, ne buvant plus une goutte de vin. Il s'engagea dans une interminable suite de pièces de plus en plus profond devant une file de - fauteuils, tables, dressoirs, houssés de blanc, et comme une lueur l'attirait il se trouva auprès d'une veilleuse comme on en voit souvent au chevet des enfants.

    Le mort est sur le dos, nez découpé, bras le long du corps, femme à son côté les yeux grand ouverts, boucles noires détachées sur le blanc cassé de l'oreiller. Un souffle passe ses lèvres entrouvertes et la femme sourit, découvre sa poitrine et son bras jaune, Boris éclate en sanglots et se retire au pas de charge à travers tous les meubles, dévale les étages et sur le trottoir lâche une clameur de victoire. Il se barricade chez lui jusqu'à midi. Il a dormi sans rêve, sa bouche n'est pas sèche, vérifiant son haleine au creux de la main il la trouve très pure, le soleil donne à travers un trou du rideau.

    • Tirant du lit son bras gauche il observe à présent l'étrange phénomène de la terreur, un frisson dressant chaque poil au sommet d'une minuscule pyramide, quoiqu'il éprouve une intense irradiation de paix. Il respire profondément, rejette le drap des deux jambes et se prépare un café‚ des chansons plein la tête, il se fait des grimaces en se rasant. Il sait qu'il ne retournera plus dans les appartements obscurs où s'endorment les spectres. Il change tous ses habits de la veille. En promenade il s'achète des chocolats et des pralines pour vingt francs‚ et, l'estomac délicieusement barbouillé, passe rue Broca, traverse Port- Royal, son pas est vif, l'atmosphère encore matinale, je suis heureux de vivre seul..
    • Il se tient droit, respire le trottoir fraîchement arrosé, se perd place Censier, remonte vers la Mosquée, repère une affichette contre l'invasion du Tibet, voit sortir de Jussieu une marée d'étudiants. Puis Boulevard Saint-Germain, le pont, rue Chanoinesse le cœur neutre, indolore à présent, rue Massillon, puis le métro. Il se récite des vers, personne ne fait attention aux fous dans le métro. Demain – trois mois depuis le divorce – finies les scènes de soixante-douze heures – nuits comprises - bénie soit la solitude, la solitude, la solitude. Il revient chez lui, chez son disque, chez une femme imaginée dont il est fier de se passer.
    • Il jette sa veste sur le lit, court se coller à la cloison et frappe au mur, c'est la première fois qu'il ose, que ça lui vient à l'esprit, les solutions les plus simplistes vous surprennent comme ça, d'un coup, de taper comme les prisonniers de partout - un coup pour A , deux coups pour B, c'est l'illumination, c'est l'évidence, il tape 17, 21, 9 ; 5, 20, 5,19 ; 22, 15, 21, 19 « QUI-ETES-VOUS ? » ça répond "M-O-N-I-C-A" puis le mur dit « 21, 5, 14, 5, 26 » - « Venez me voir » - cest un appartement de passe pas vrai dit une voix ce n'est pas vrai TI SENTO TI SENTO TI SENTO chant de cristal tout en écho tout en feed-back « estatua spaventosa, io son la tua schiava, ti sento ti sento ti sento" - « statue effrayante je suis ton esclave car je t'aime perchè ti amo et Boris danse, danse, depuis Monteverdi, Gesualdo, Lulli, toujours, toujours dans l'opéra italien la modulation en finale "perchè ti amoooo" - Boris danse, danse, "this is a long-playing record" - l'amour est d'être l'écho de l'Autre l'infinie répétition de miroirs face à face à l'infini qui se recourbent il est sûr qu'elle aussi danse de l'autre côté du mur il sait qu'ils s'effondreront haletants sur les divans exactement symétriques il sait que ce moment ne devra pas cesser.
    • Viens dit le mur vien me voir - et la voix,la voix du disque interminable crie, vivante, en boucle, fend le plâtre et bat dans l'aorte, dans l'occipitale – ils sont bien habillés tous deux, pâles, très pâles, calmes. Elle a souri la première, il a ouvert les bras, il ne la connaît pas mais c'est comme
    • si l'on se revoyait, se remerciait – vous avez tous connu cela - dans les deux sens du mot reconnaissance : le vrai désir vient des traits du visage « j'ai pensé à vous Ne me regarde pas comme tu as tardé » peu importe qui parle, ils s'assoient loin l'un de l'autre.
    • X
    • A quatre rues de là une famille unie regarde la télé un captivant programme : ce sont deux captifs en effet, l'homme, la femme, tournant dans un petit appartement, frappant les portes et fenêtres, sondant les murs, balançant leurs gros plans de gueule sur les caméras repérées hors d'atteinte et les insultent, cherchant sous l'évier des pots de peinture et de n'importe quoi, s'étreignent désespérément ; juste à l'instant où ils s'exclament "s'ils veulent du spectacle ils en auront", Auguste tourne la tête vers son épouse en larmes qui éloigne les enfants, deux filles sans expression, qui se tiennent par les épaules : « Vous avez assez regardé. Sandra, Marianne, on part en promenade » et les filles cherchent le plus longtemps possible leurs vêtements de pluie.
    • Auguste dit alors qu'il faut en finir, sort de sa poche un téléphone, Sandra pose la main sur le poignet de son beau-père, atteint la télévision avec de grandes difficultés respiratoires.
    • Boris et Monica, nouvelles connaissances, se trouvent déjà rendus aux dernières extrémités de leurs adieux : allongés sur le petit lit de reps rouge, ils se sont pris aux épaules, par la taille, la bouche et les larmes, et se sont placés côte à côte, sans se toucher. Le pli de leur bouche s'est effacé, puis ils se sont souri, se sont pris la main, se sont relevés pour vérifier posément la fermeture des portes, ont adopté le comportement le plus ordinaire.
    • Ils ont attendu. Monica s'est levée pour passer le disque, ils ont dansé en se serrant, la harpe électronique dans les oreilles comme une armée en marche ; à quatre rues de là Sandra et Marianne réconciliées dévalent l'escalier : « Je ne peux pas supporter dit l'une d'elle qu'on tue, qu'on torture, il y a trop longtemps que l'école est finie, que les seuls événements sont ceux des parents et des beaux-parents. » C'est à peu près ce qu'elles se disent. «  Nous allons vivre ensemble ajoute Sandra, et Marianne sous ses cheveux raides se moque d'elle : « Il faudra chercher des hommes, comme les grandes ! »
    • Les deux filles donnent l'adresse au Commissaire le plus proche. Elles parlent de « torture ». « Séquestration » rectifie le Commissaire. Pendant ce temps, Auguste le Nouveau Mari et Irène la Nouvelle Femme décident pour Boris (et Monica, qu'ils ont recrutée dans la rue) un châtiment pire que la mort, la Perpète :
    • Marions-les. As-tu vu comme ils s'aiment ?
    • Tu as laissé sortir les filles ?
    • Monica sera comme un taureau qui survit à la corrida : irrécupérable ; tomber amoureuse de sa cible ! Je n'aime pas la banalité.

     

    • - Tu te rends compte de ce qui peut leur arriver seules dans la rue ?
    • - Elles sont déjà au Commissariat.
    • - On va leur rire au nez. Je ne veux pas que mon ancien mari – que Boris soit tué.
    • - Ne t'en fais pas. Tout le monde comprend tout au moment de mourir.
    • X
    • Dans l'appartement 127, Boris prend une résolution : armé d'une paire de ciseaux, il tranche tous les fils qui se présentent. Le disque s'interrompt, le silence tombe comme une masse, Boris parle dans un micro qu'il a découvert sous un pot ; peut-être sa voix débouche-t-elle dans un gros mégaphone au milieu d'une pièce vide : plus la peine de l'écouter. (il crie à s'en péter les veines). Derrière une armoire qu'il fait pivoter s'enfonce un escalier, où s'entassent des journaux, des cageots, de la poussière ; descendant plusieurs étages, il parvient au niveau des caves – quatre étages exactement - "Ti sento" se déclenche « Qu'ils y viennent, qu'ils y viennent » dit-il ; Auguste et Irène font alors irruption au 127 abandonné, baissent le son. Ils sont accompagnés d'une demi-douzaine de gabardines grises mettant à sac tout ce qu'ils trouvent dans les deux appartements, dans les deux immeubles.
    • « Regarde, crie Auguste en brandissant des disquettes : rien n'est plus à jour ! Il ne foutait plus rien, du tout ! »
    • Les filles sont ravies.
    • Il règne un tumulte hors de toute mesure ; tous se bousculent dans le boyau qui mène aux caves, on s'interpelle en français, en itlaien, en russe, pas un coup de feu n'est tiré, cependant, Boris s'est faufilé dans un dédale. Partout règnent des portes à claire-voie, des planches verticales, des dos d'armoires en biais. La sciure, et la pénombre qui descend des soupiraux. Les couloirs se retournent sur eux-mêmes. Le tapage des poursuivants permet d'abord très bien de fuir sans discrétion, puis le silence s'établit. On n'entend plus, là-haut près des trottoirs, que les passages espacés des voitures. Boris est cerné, dans un labyrinthe de bois. Sa main serre une solive hérissée d'échardes, il est assis sur une cuisse, s'il dégage son pied le couvercle d'un seau (par exemple) s'écroulera. Sa respiration courte soulève sous son nez la poussière d'un abat-jour et les sbires se rapprochent. Ils écartent les obstacles avec la précision
    • des joueurs de jonchets  Mikado. Les deux filles arrondissent les yeux et mettent le doigt sur la bouche, Boris se minimise - « Il nous le faut vivant » - et lorsqu'il s'aperçoit que sans l'avoir senti sa manche imperceptiblement glisse contre un vieil étui de violon, Marianne pointe exactement sur lui son doigt et souffle à mi-voix : « Ti sento ti sento ti sento ».
    • COLLIGNON HARDT VANDEKEEN

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  • Singe vert t. VI pages 3 sqq jusqu'à la citation 697

    « QUI EST-CE QUI VA VOULOIR ACHETER ÇA ? » 60 - 3

    ci-dessous :TOILE DONT J'IGNORE L'AUTEUR, PRIERE DE ME CONTACTER AU LIEU DE ME FOUTRE COURAGEUSEMENT UN PROCES RUINEUX DANS LE DOS, MERCI.

    696.Bientôt ce serait fini. Mais quand il se demandait : pourquoi au juste meurs-tu ? Il ne trouvait pas de réponse.   TOILE dont j'ignore l'auteur b.jpg

    Arthur Koestler “Le Zéro et l'Infini”

    La Fiction grammaticale – II

     

    ...Devisant un jour avec un de mes amis, lequel s'était délecté d'un de ces ouvrages dont je suis l'auteur de renommée universelle, j'eus l'écarquillante surprise del'entendre proférer, en toute innocence : Mais qui est-ce qui va vouloir acheter ça ? Tel quel. D'accord il s'est repris. L'air “second degré”, ironique, consterné. Mais tout de même, il l'avait dit. Même si j'ai appris par la suite qu'il sortait d'un entretien privé avec un artiste obsédé par son propre rendement. Ça lui avait échappé. Comme ça. Brut de décoffrage. Sans enduit, sans vaseline.

    Bien sûr j'eus beau jeu, comme disait Anne (1461-1522), de lui remontrer qu'il y avait de bien pires conneries, et qui trouvaient preneur. Mais le Ver tarauda en moi sa Galerie : “...acheter ça!” Ainsi donc, d'un mot (d'enfant) superbe, monstrueux, désintéressé, gratuit (pour le coup), tout à trac, le fin fond (du trou du fion) d'une époque m'avait-il été dévoilé, exhibé, sans fard, avec l'impudence (toute proportion gardée), au sein d'une œuvre géniale (mon ami est très cultivé, très intelligent) – d'une bordée carrément antisémite de Céline : “...vouloir acheter ça !” Ou si vous appréciez la comparaison, tout comme ces bancs de sable dont Virgile (Qui ça ? - Ta gueule, va faire du rap) – entrevoit les tourbillons lorsque la vague immense se fend – dehiscet – jusqu'à eux.

    Mon ami, mon propre ami, de la façon la plus ingénue, la plus naïve, la plus spontanée, la plus pure, avait livré le fin mot de la plus ébouriffante, de la plus décadentielle turpitude contemporaine. Ainsi donc une œuvre, quelle qu'elle fût, grande ou petite – là n'est pas la question – circonstancielle ou issue du plus profond, du plus douloureux de l'âme – et Dieu sait que celle-ci, ce que celle-ci m'avait coûté d'approfondissement, de râclage jusqu'à l'os de moi-même (Noubrozi, l'histoire intime de mes rapports avec mon père) – à quelque partie de l'art qu'elle appartînt, musique, peinture, dont les rapports puants avec l'argent, la Cote (que certains orthographient “la côte”, comme les bœufs, les incultes), le Mmarché, sont désormais admis, partie prenante de l'estime, de l'estimation qu'on en peut faire, du prix, pour parler cul, qu'on y peut mettre, une œuvre, littéraire cette fois, ne tirait sa justification, sa valeur, qu'à proportion du mouvement de coude nécessaire et suffisant pour extraire son portefeuille, et en tirer le montant d'un prix d'achat. A quelle profondeur d'abîme, quelle science énorme et résolument ignoble, au sens de manquant de noblesse, quelle vilenie, de “villain”, le paysan, le pèsant, le glébeux, repose, gît, s'incruste, se sertit, s'illustre, s'incarne ce véritable mot d'enfant, d'enfant du siècle où nous sommes : Qui est-ce qui va vouloir acheter ça ? Fallait-il que mon ami (car il est hors de question que notre Amitié pâtisse, soit affectée le moins du monde par ce renvoi, par ce rot, par ce pet, cette diarrhée, cette souillure) (cette giclure d'instinctive lucidité (ils appellent cela de la lucidité) – l'ami n'ayant fait fonction que de réceptacle à ce trait véritablement de génie, du puant Génie de toute une Epoque) eût été perméable à, imprégné de, possédé, envoûté, incubé, par l'ignominieux mercantilisme qui imbibe toute action, toute velléité de pré-action dans tous les domaines artistiques : avant de prendre le pinceau ou la partition, il nous faudrait donc désormais et à tout jamais, en fonction d'une déshonorante et bâtarde notion de ce progrès déjà fustigée par Baudelaire, que tout artiste se demande, préalablement à toute sincérité : Qui est-ce qui va bien vouloir ACHETER ÇA ?

    Leiris va s'imaginant que “toutes les choses ont un prix” ; il s'en fait un scrupule. Il s'assimilerait volontiers à un torero, qui “risque sa vie, le coup de corne, l'émasculation”. Nous sommes en 1945, pleine époque du magistère de Sartre. Fallait-il là aussi que l'époque fût simple, simpliste, et les remords vivaces, pour qu'on s'imaginât que l'artiste dût être en permanence responsable. Imagine-t-on cela de nos jours – qui ont tout de même cela de bon : décréter, que dis-je : baver (c'est Sartre qui pérore) – que Flaubert, que Baudelaire (du haut de sa petite chaire de professeur du Havre) étaient responsables, entendez-vous, responsables - ce dernier même après sa

    mort - des massacres de la Commune, parce qu'ils n'avaient rien fait pour les empêcher ! -Voir l'affiche de Bernard-Henry Lévy (que j'admire par ailleurs) : “Qu'avez-vous fait pour la Bosnie ? Rien !” Douloureuse imposture... Et Leiris in fine de découvrir, le bon apôtre, ou de feindre de découvrir, l'inanité de la littérature (A quoi sert...) - écris, “saint” Michel, écrit, et ferme donc ta gueule de saumon... Et pourtant vous voyez on l'a bien acheté, le livre de poche de Monsieur Leiris... Le Singe Vert ? Ça ne s'achète pas. Ça n'évite pas les conflits sociaux. Ça ne sert rigoureusement à rien. C'est banal, même. C'est là, ça se jette, ça s'ignore. Ça crève d'orgueil, assurément. Mais c'est son problème.

    Pas le vôtre. J'espère. Tiens, la preuve que je n'en ai rien à foutre, de la valeur marchande, ni même de la cohérence et de l'engagement : au mépris de toutes les règles de composition de revue,

    NOUS CHANGEONS TOUT A FAIT DE SUJET. CHAPITRE DEUX. Certains s'imaginent sans doute (bon, personne ne me lit ; je vais dire “je” ; “une certaine partie de moi”) - ...s'imagine sans doute que je suis à fond opposé au port du voile par ces dames. MAIS une autre partie de moi (allez : de vous) (jouons sur les deux tableaux ; les adversaires (où vois-tu des adversaires ? ...nous te sommes tout acquis, par Toutakis ! - mettons les adversaires que je me suscite y jouent bien, eux, sur les deux tableaux : quand je parle des autres, c'est tout imaginaire ; j'invente ! mais que je parle seulement de moi : je vanitise ! Ils ont donc toujours raison, ces cons de bourrins d'Aûûûûtres...) ) - une autre partie donc de qui vous voudrez SERAIT POUR, TOUT A FAIT POUR le port du voile. Cette autre partie, que j'appellerais l'Islamiste, ou bien mieux : le Frustré, tiendrait “à peu près ce langage”:

    “La vue d'une belle femme suscite en moi (dirait-il) le désir de la prendre dans mes bras, de la convaincre, de la posséder, puis de l'aimer, de souffrir, de vivre avec elle pour le restant de mes jours. Il s'agit de bien autre chose, de bien plus que de la posséder physiquement (la petite secousse). Mais d'abord de cela, en effet. Les hommes (que je prétends représenter à moi seul) sont ainsi fait (dirait-il) : d'abord la contemplation (dès que tu regardes uen femme à présent, elle te renvoie à la gueule un beau méprisQu'est-ce qu(il me veut ce connard ?), puis la douceur, puis la possession mutuelle (qu'on l'appelle “pénétration” ou “englobement”). Mais ces êtres de prétention, de raideur, de fermeture (les Phphphâmes), de regards détournés, de sentiment intense de sa supériorité (masquant l'embarras ? je n'en ai rien à foutre, je suis un Frustré) ne font que m'exciter la rage. NOUS CHANGEONS TOUT A FAIT DE SUJET. CHAPITRE TROIS (c'est quoi ce torchon ? - Ta gueule...)

    LE CHAT FANTÔME DE COMBOURG, postface

    J'avais écrit (tout comme vous) toute une twipotée de womans coincés dans mon gwand placaw lââ-dis donc. Et je les relis. Enculé c'est pas triste. C'est mauvais ! C'est mauvais ! Incohérent, pédant, avec de gros paragraphes bien compacts, imprimés à la va comme j'te pousse. C'est terrible de se relire. Au moins aussi terrible que le petit bruit de l'œuf dur sur le comptoir en zinc. Voilà : j'ai visité le château de Combourg. Et tout le temps de la visite, j'ai été pris d'une folle envie d'intervenir dans le laïus de la guidesse, qui nous parlait du fameux chat fantôme (vous savez, on vous montre le squelette d'un pauvre chat coincé dans le mortier au XVIIIe siècle pendant Dieu sait quels travaux de réfection.) Et moi je pouffais de rire sans oser prendre la parole : ce chat était en réalité une chatte, portant un collier de diamants autour du cou, c'est pourquoi on l'avait appelée “La Chatte aux Brillants”, merde elle est bonne merde merde...

    Je n'ai pas osé. Si l'un d'entre vous pouvait se lancer, s'il vous plaît, rien que pour moi : vous allez visiter le château de Combourg (...) - bon j'arrête. J'avais donc imaginé (à quoi tient l'inspiration) un gnome, qui monterait sur un chat, comme à cheval. Puis je l'ai rapetissé, lui donnant cette fois les dimensions d'une puce. De chat. C'est vachement gros une puce de chat ; proportionnellement, sur un homme, la taille d'une musaraigne. Alors il lui arrive toutes sortes de choses dont tout le monde se fout – vous en lisez, vous, de la fiction ? j'entends contemporaine, française. Vous non plus ? Qu'est-ce que vous voulez que ça leur foute, aux lecteurs, les élucubrations d'un gogol sur une puce de chat... Alors qu'il y a le Moyen-Orient, Mahmoud Abbas, Hollande, tout ça, tellement plus graves et tout et tout pour notre avenir. Et passionnant .Seulement la situtation internationale, en général, je m'en fous. Nationale aussi d'ailleurs. Tiens par exemple : je croyais que Sarkozy était un surhomme, le futur sauveur de la Francez : patatras, le voilà qui veut construire des mosquées avec l'argent de l'Etat... Eh meeeerde !

    Notez que ce serait pour des églises je trouverais ça aussi con. A-BAS, A-BAS, TOUTES-LES-RELIGIONS ! C'est vrai, on ne parle jamais des incroyants ! Nous aussi on est respectables ! Bref ! LE CHAT FANTOME DE COMBOURG ! C'est le titre ! Nous connaissons ce fantôme qui selon C. - ”C”, pour Chateaubriand, tout le monde a compris – parcourait les venteux escaliers du château de “C“ - bourg damné (“con-bourg”), où les châtelains manquaient de richesse. Ce revenant, ce fantôme, fut capitaine, et coula en octobre 1655 au large de Saint-Malo avec sa cargaison de diamants (rien que ça). Borgne et unijambiste, affligé d'un souffle court. Sa jambe de bois, made in Brasil, faisait retentir les voûtes. UN CHAT l'accompagnait, qu'on oyait miauler sinistrement : meurrrhâououüüüh ! Le capitaine disparut un jour (j'aurais bien mis “disparaissa”, mais je ne suis pas sûr que tout le monde aurait vu la faute) - dans quelque repli de l'éternité, ce qui est typique d'un roman mal foutu : on pose un personnage intéressant, et comme on ne sait pas quoi en faire, hop, à la trappe, dès la première page. Il est vrai que c'eût été un héros ultra-convenu ; il n'empêche ! “Tout fut abandonné au chat” (c'est lui qu'on montre aux visiteurs en effet, avec ses mâchoires béantes jusqu'à la démantibulation, témoignant d'une mort atroce dans le mortier ; Jeann Cocteau portait une mentonnière sur son lit de mort (la super-contre-pub pour Co-Re-Ga) ; quelle panique pour les visiteurs, si la bouche ouverte et malodorante du Poète...) - savez-vous qu'en des temps reculés, pour qu'un château, une ville, fussent imprenables, un homme était fondu dans l'intérieur des murs ? agonie atroce, mais imparable.

    Un clochard se fit ainsi prendre dans un chantier souterrain de Paris : vingt ans plus tard son squelette voûté déboula sans crier gare, without shouting station, d'une alcôve de ciment sec. Bref, ça incohère un max : un capitaine (c'est toujours comme ça, dans mes euh romans: un personnage disparaît, comme si je devais tuer le père avant de m'y mettre).

    Le chat, je vais en faire un vrai, un vivant, contemporain de François-René. Un chat chevauché (dirait Giscard) par un gnome appelé Briand, qui mesurera un mètre quatre-vingt dix (“leurs mètres sont plus petits que les nôtres”), avec des yeux rouges et des cheveux rouges, un gnome qui se grattait le crâne “sous un épais bonnet pointu de couleur rouge” (c'est dans le texte). Description du chat : une vieille chatte revêche et rhumatisante ; qui ne peut se passer la patte qu'au-dessus de l'oreille droite. La chatte à Briand. De plus en plus drôle. On dirait du Roubaud. Une vieille chatte acariâtre (pas “Hortense”...) qui capture les mulots.

    Quand il voit ça, le gnome frémit. Son front se ride. Sa bouche sinue. Il a un cheveu sur la langue: le français, l'allemand, l'anglais, deviennent méconnaissables. Sa barbe rase couvre sur le menton un champ de dartres douloureuses. Le corps du gnome a des culottes trop grandes, et des bas rouges collants. Tout ce qu'il y a de plus gnome. Ses bras furent jadis très musclés : il avait confectionné une bride perdue sous les poils, et le chat comme les rennes tournait à droite quand on

    tirait à gauche et lycée de Versailles. A cinquante ans, le nain a considérablement rapetissé (qu'est-ce que je vous disais) (mais je ne sais plus si je l'ai dit). Nous ne saurions dire s'il a pris du ventre, ne l'ayant vu que sur son chat. Les fesses enfin, les roubignolles de l'avorton appartiennent au domaine conjectural. Supposons-lui le postérieur marbré d'escarres, et quelque sexe ordinaire. Pour se coucher, le gnome ôte son bonnet. Ses cheveux rouges se déroulent. Il se peigne et fait sa prière : Seigneur pardonnez les péchés que je vais commettre. Et le chat bave en secouant la tête ; mais le petit cornac tient bon, serre les jambes, s'agrippe. Il faut un certain équilibre, un aplomb, un sacré toupet, pour prier un Dieu plus petit que le nôtre. Le nain range ses bottillons dans l'oreille du chat, tant qu'il ne secoue pas la tête.

    La chatte donc s'appelle L'Hextrine. Ne pas dépasser la dose prescrite. Pour faire sa toilette du soir, le gnome dit : “L'Hextrine, lèche-moi !” et c'est ce que la bête fait. C'est chiant, non ? De toute façon un peu plus, un peu moins... Il y en a bien qui crient au génie devant les textes de Jacques Roubaud (et un ami, un !) Adoncques le chat / la chatte L'Hextrine s'ébat dans les couloirs du château de C. , aussi bien que dans la grande pièce du bas, où marchait de long en large le père de François-René, ex-négrier ruiné par l'abolition de la traite, en chemise de nuit. Blanche. Les héritiers l'ont coupée d'un mur (la grand-salle). Le château est carré, c'est majestueux, avec quatre tours : au Nord, au Sud, à l'Est et à l'Ouest.

    D'autres châteaux présentent une aile perpendiculaire au milieu exact d'un grand corps de logis. On appelle ça un château en T. Pour ce soir, L'Hextrine et Briand n'ont pas envie d'abandonner la protection des murailles (question d'être chiatique, vous avez Dannemark qui n'est pas mal non plus dans le genre) : il fait froid, le vent souffle – hououou ! - et les quatre girouettes grincent. Le gnome sur le chat prend ses quartiers de nuit. C'est à la Tour Nord, où se trouvait la chambre du Jeune Homme ; si le fils, les nuits de grand vent (souvenez-vous–ouh-ouh) manifestait

    (t'moi l'nœud) quelque inquiétude, son père lui disait Monsieur le Chevalier aurait-il peur ?

    Le gnome n'avait pas peur. Je vais vous raconter une anecdote sur Combourg (non ! non! Pitié ! - Ta gueule.) Etrange ville que Combourg. Osons le mot : antipathique. Du vivant de Chateaubriand, un ramassis de bicoques sentant le Phûmier, de paysans sans joie et purinolâtres. Et c'est dans le parc du château qu'Allah fin du siècle dernier je fis la connaissance d'une rousse des “Lions de Juda” sans “s”. Cette femme m'aborda lisant sur un tronc d'arbre, où s'étant assise à ma droite elle sentit soudain la présence du Christ “ouha putain je me sens pénétrée PAS VOUS ? - Ben non.” Elle s'est mise à murmurer des prières incoimipréhensibles (“incompréhensibles”) en me tenant la main.

    Je me suis crus entrepris (c'était en 88) (aucun rapport) : fatale erreur ! Je l'ai invithée dans un salon du même, je lui ai placé dans la bouche des morceaux de pâtisserie piqués sur une fourchette à dessert ! Et quand j'ai repris le train, la Lionne de Juda est restée sur le quai, la tête tournée, indifférente à mes signes d'adieu ! je m'en souviendrai de mes dragues... Tenez Combourg (pour en revenir...) - de nos jours, c'est en venant de la gare une longue avenue sans caractère, avec des bâtiments 1905-1910 jusqu'au château, où l'on vend les cartes postales.

    N'importe quel nain qui se respecte avec une belle chatte pas trop pourrite ferait de ce bourg miteux une ville enchantée ! Quand le nain se réveillera, Combourg tremblera ! Revenons en 1786 (c'est embrouillé, non ? ...le gnome et L'Hextrine vivent en 1786. Le jeune vibran de Chateau-Quieuton a 18 ans à tout casser. S'il n'y avait pas le chat, le gnome voyagerait à tire-larigo. Sans lui cependant, il ne pourrait pas plus vivre qu'une puce isolée. Vous voyez ça d'ici, une puce isolée ? Hmmm? Briand est le parasite de ce chat ; il n'en saute à bas que pour s'y raccrocher fiévreusement sitôt que la bête esquisse un mouvement. Hein que c'est nul à gerber ? Les rêves du gnome sur son chat sont de trois sortes : les Souterrains, les Greniers, les Cimetières. Les rêves lui permettent de se livrer aux délices de l'anachronisme : par exemple il débouche sur un quai de métro à Tel-Aviv, mal éclairé, bondé d'une foule Mossad.

    Les lumières tressautent : une rame passe tout éteinte, cahotante, comble-bourrée-bourrée ; on pressent que passé le premier virage immédiat du tunnel, c'est l'eau qui attend, bien haute, clapotante ; nul ne pourra s'en sortir. Et tu vas nous entrôler longtemps avec tes conneries, dis, tu vas la fermer ta gueule ?

    Bon ben tant pis on s' arrête là , on ne va pas en chier une pendule , amis romantiques , bonsouaiaiaiaiaire ...

     

    JE SUIS FACHO

     

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  • ROSWITHA

    C O L L I G N O N

     

    R O S W I T H A

     

     

    Moi.

    Roswitha.

    vienne,WIEN,terrorisme68 ans. Murée dans mon passé.

    Condamnée.

     

    Certains de mes papiers portent mon nom : Stiers.

    Il n’est pas trop tard pour régler mes comptes. Je ne me suis fixé aucun but.

    Toute ma vie derrière moi. J’ai agi aussi absurdement dans mon ménage qu’Alexandre sur ses champs de bataille.

    (Ce débat ne m’intéresse plus).

    Veuve.

    Domicile Blumgasse 40, WIEN, 1er étage. La fenêtre de la cuisine donne droit sur la Brigitenauer qui mène au Pont du Nord, qui mène à Prague. La pièce éblouissante tremble au niveau des quatre voies de circulation surélevées. J’aime ce grondement continu. Ma circulation est parfaite.

    Je ne peux me défaire d’aucun souvenir. Leur valeur marchande est nulle. Au mur, une carte des capitales européennes où se fixent les reproductions en plastique des divers monument : j’ai conservé St-Paul de Londres, l’Escorial et le Hradschin. Mon lit a des colonnes torses.

    Je me n’ennuie jamais.

    Je possède des étagères et des Figürchenmöbel (meubles à bibelots) surchargés de poussière. J’essuie deux statuettes nues, l’une en position fœtale, l’autre sur le flanc, « offerte », comme ils disent : de mon doigt recouvert de tissu, je suis les plis des figurines, aines, seins, nombril.

    À 68 ans tout continue : j’évolue et me questionne ; ce n’est pas du tout ce repos, cette résignation que j’avais imaginée. On m’a menti : les humains ne sont pas tous semblables.

    II

     

    Je n’ai commencé à vivre que fort tard, après le mort de mon mari, c’est-à-dire après son départ avec Annette, qui l’a nettoyé en dix-huit mois.

    À son retour, je l’ai vu dormir, dormir, dormir : devant la télévision, au lit, le matin jusqu’à dix heures, l’après-midi de deux à quatre, jusqu’à cinq en été.

    ...Lorsque mon père se penchait sur moi pour m’embrasser dans mon lit, sans qu’il y prît garde ma vue plongeait par le décolleté de sa chemise de nuit.

    À dix-huit ans, je suivais mon père.

    Diplomate, désœuvré, il m’emmenait partout. Nous sommes arrivés à Puigcerda par la route de Ripoll. En 1933, l’Espagne était encore calme, et mon père passait toutes mes fantaisies. Nous sommes descendus de nos mulets, le dos scié du cul aux omoplates. L’alcade en personne m’a soulevée de la bête pour me déposer, jambes raides, face au panorama.

    Après le dîner de fonction, j’ai entraîné mon père par le bras et nous avons tourné par les rues de Puigcerda, enroulées sur leur butte comme autour d’un sombrero.

    Le lendemain matin, je suis sortie sur la terrasse, il était déjà neuf heures, et les chasseurs tiraient dans la vallée.

     

    III

     

    Arrigo

    Je mens. Je m’appelle Arrigo Sartini et je mens. Mon âge est de 35 ans, j’étouffe, je veux me venger de tout et ma dignité est grande. Je vis avec Nastassia, depuis 60 mois que j‘ai comptés . Nastassia est la petite-fille de Roswitha.

     

    L’humanité : la tenir en réserve, comme du fumier pour les fraises, sans l’admettre à sa table – et qu’ils n’aillent pas faire, les hommes, d’une solitude, que j’ai choisie, une solitude imposée.

     

    IV

     

    Nastassia

    C’est la petite-fille de Roswitha. C’est le troisième personnage de l’histoire. Elle vit à Bordeaux, elle est folle, elle peint. Son langage est très littéraire, très fleuri, très ridicule. Non, je ne laisserai pas le lecteur se rendre compte par lui-même. Oui, je prends le lecteur pour un imbécile. Elle s’adresse aux personnages qu’elle a représentés sur ses toiles. Elle dit :

    « Accourez, fantômes bien-aimés. Fantômes éclatés, pulvérisés sur ces murs. Sur mes murs il y a des tentures. Des éclats de ma tête sur les tentures. Vous êtes dans la poussière que je respire.

    « En 1823, un homme, ici, s’est suicidé. Il s’est tiré dans la bouche. Son crâne s’est ouvert. Le revolver est tombé en tournant, sur ce guéridon nacré, au milieu des boucles et du sang.

    «  C’était mon ancêtre.

    «  J’aurai aussi des descendants. Des successeurs. Je profère à voix basse vos noms sacrés.

    «  Il y a celui qui me pousse, physiquement, aux épaules, et me force à sortir.

    «  Celui qui dérive, évanoui, nu, renversé, sur sa barque.

    «  À présent je suis toute à vous. Je vous ai constitués. Vous m’avez façonnée jusqu’à l’intérieur de mes paupières.

    «  Tenez-vous prêts. Nous ne sommes plus seuls. Plus jamais seuls. Je suis l’épouse d’ARRIGO.

    « Je resterai toujours avec vous. »

    Ici, Nastassia ajoute une phrase apprise :

    «  Je m’agripperai au cou de la dernière Girafe en peluche que mon père, le Para, veut m’arracher. »

    Puis :

     

    « Fantômes, voici : très loin, à l’est des Alpes, à Vienne, ROSWITHA nous appelle, ROSWITHA nous convoque. J’arrive. Nous arrivons, chargés de bombes. Pas un de nous ne manque à l’appel.

     

    V

     

    Retour à Roswitha (Vienne).

    Lettre à Nastassia, en allemand, anglais, et français :

    «  Liebe Nastassia !

    «  Komm Dū mein liebes Kind, komm !

    (« J’ai besoin de tes lèvres fraîches » : cette phrase a été raturée. )

    «  Here comes the plane

    « The hand that takes

    (« Voici l’avion / La main qui prend » - L. Anderson)

    « Nastassia, c’est moi qui t’ai élevée, moi ta grand-mère - deine Großmutter, et ta mère, Deine Mutter, traînait d’asile en asile.

    « Les souvenirs me font mal, c’est pourquoi, itaque, je ne veux plus que tu m’abandonnes.

    " Arrigo, Nastassia, ne m'abandonnez pas.

    " Songe à ma vengeance, qui est la tienne, souviens-toi de tes jeux sur la plage du lac, à Neusiedl.

    " Souviens-toi de tes dessins d'enfant, et du crayon toujours à retailler.

    " Le complot portera mon nom : R.O.S.W.I.T.H.A. Signé Roswitha"

     

    La vieille dame pense qu'ils règneraient tous les trois, NASTASSIA, ARRIGO, "et moi, tous trois indécelables et frappant partout, sur les despotes mous.

    " Post-scriptum : Emportez tout avec vous. Tout ce qui vous retient, afin de l'avoir à vos côtés, toujours présent, pour le combattre de toutes vos forces.

    "Nastassia, tu es partie à l'autre bout de l'Europe, au sud-ouest de la France, chez les Welsches. Tu t'es calfeutrée dans les tentures, tu t'es barricadée dans les toiles que tu as peintes : il ne faudra rien oublier. Je ne sais rien de cet Arrigo.

    Ta Grand-mère qui t'aime,

    Roswiha

     

    VI

     

    Nous revenons à Nastassia (Bordeaux). Elle peint, elle est folle, elle dit :

    "Fantômes - "

    ...encore !...

    "...dans la discipline, regagnez le bois lisse de vos cadres ; revenez dans vos propres portraits. Nous partons.

    "Derrière les tableaux que je décroche court une araignée. Arrigo, mon époux, court la ville afin de rassembler une montagne de papiers, documents, passeports.

    " Prenez place sur les toiles, dans les toiles, faceà face, ou dos àdos, car je ne verrai plus vos traits - et vous roulerez dans mon dos dans vos cercueils plats, cercueils vitaux, mon ventre, en épaisseur, à plat."

    Fin de citation.

    " J'en ferai d'autres ! j'en ferai d'autres ! Faro gli altri !" criait Francesca da Rimini en tapant sur son ventre, à la mort de ses fils.

    Arrigo répliqua :

    " Nastassia n'est pas seule à trancher des racines. A mon père mourant, je réserve au milieu de mon coeur une place de choix".

    Ils partirent.

     

    VII

     

    Roswitha (Vienne) pense :

    ...Ils sont en route.

    Chaque semaine, ma petite-fille, Nastassia la folle, me rendra visite. Elle feuillettera les journaux sur la table de nuit, il y aura "Hör Zu" ("Ecoute"), "Kurier", "die Krone".

    Elle s'assoira au bord du lit, étalera la revue sur la courtepointe. Arrigo, son époux, restera debout, il fera quelques pas dans la pièce. Il regardera pour la centième fois la carte au mur des capitales d'Europe. Il touchera un objet, s'informera de sa provenance, le soulèvera. Le replacera sur sa place de poussière.

    Je lui répondrai, il m'ennuiera, il sera correct.

    ...............................................................................................................................................

    " J'aurai appris du moins à ne plus geindre. il y a dix ans que je ne geins plus. C'est fort peu. Depuis la mort de mon mari très exactement, nettoyé en dix-huit mois par sa grue (von seiner Gimpelhure) ; vers la fin je l'ai vu dormir :le matin jusqu'à dix heures, l'après-midi de deux à quatre.

    " Cinq heures en été.

    " J'ai brûlé des kilos de jérémiades.

    " J'écris à Nastassia.

    Wien den 26. Juni 198*

    "Liebe Nastassia,

    " Heute bist Du 22 - vingt-deux ans - tu liras très agacée mais je revois cette petite fille de huit ans que j'avais emmenée sur le Neusiedlersee en 1962 - godu tu me parlais sans cesse tu réclamais à boire à manger, une balle, un crayon. J'acordais tout, j'étais ravie.

    " (...) et puis viens. KOMM.

     

    VIII

     

    ...et retorne l'estoire a reconter de Nastassia et de sa folle compaignie...

    Nastassia dit que des lambeaux de rêves resteront ici à tout jamais, qu'ils ont dit (les déménageurs) "N'en prenez que 40 !" - et que dos à dos, ventre à ventre, une fois de plus, en voyage, le Nu, la Bombe, la Fille au Couteau, l'Egorgé Nocturne et l'Homme de Théâtre, tous tableaux NOCTURNES sauf

    les Fils de l'Aube et

    le Trépané

    Le camion roule, roule, tous les cadres s'entrechoquent.

     

    Roswitha, femme deVieille, attendant sa petite-fille

     

    Sie sagt:

    "Dieu merci, je suis parvenue à soixante-huit ans sans devoir porter de lunettes. Je mis sans fatigue. J'ai connu les exécutions, les pogroms. Je n'éprouve plus de plaisir, les mots croisés m'engourdissent sur le fauteuil, parmi le bienfaisant vacarme des automobiles.

    " Nous autres, les Habsbourg, nous n'avons pas cédé aux vertiges de l'épuration. Je peux recevoir sans encombre tel ex-secrétaire de Seyss-Inquart.

    « Le sang a séché – taches de vieillesse sur mes mains, nécrose des tissus.

    «  Il m’apporte, cet ex-secrétaire, de bien belles grilles à compléter.

    «  Il me laisse des exemplaires du Völkisches Blatt. Chacun peut le lire à la demande chez tous les restaurants du XIIIe arrondissement.  

    «  Cet homme s’appelle Martino.

    «  Martino voudrait que je distribue des tracts : « Toi qui connais bien Vienne... »

    «  J’en ai une pile sur la table. Mais, par ordre alphabétique, ça fait 11 900 rues.

    Au téléphone :

    « Non, Lieber Martino ; ce n’est pas parce que je suis « aryenne », comme vous dites… Passez me voir quand vous voudrez. »

    * * *

    Nastassia, petite-fille de Roswitha, peintre, folle, raconte

    C’est le trajet vers Vienne. Nastassia dit :

    « Depuis Genève, j’éprouve une peur sourde. Arrigo se tient près de moi, silencieux, les mains serrées sur le volant. Ses mains ressemblent à des serres. Il me dit : « Je pense à mon père, qui est en train de mourir ». Nous roulons vite. La voiture, surchargée, prend les virages trop larges, le ciel baisse, la nuit tombe. Rapidement c’est une muraille, grise, devant nous. Arrigo accélère :

    «  - C’est la neige. » Ses mains tremblent. Les flocons se jettent à l’horizontale. À droite, un talus qui s’abaisse, se relève, et se rabaisse, comme une ouate qu’on déchire. Je vois aussi du néon, nous avons quitté l’autoroute, je vois encore, des feux de position, qui s’enfoncent, qui se perdent – Arrigo se guide sur les ornières et se met à rire.

    «  Il s’arrête.

    «  Il descend courir tête basse vers les néons.

    « Sur le pare-brise la neige monte, grain à grain, s’édifie. Nuit noire, dix-sept heures Il reste une chambre !

    «  Au restaurant, sous le toit surchargé de neige, Arrigo s’épanouit, commande un menu d’une voix forte et décharnée, je ne l’ai jamais entendu mastiquer l’allemand de la sorte – avec des contractions de doigts, des trismes mandibulaires…

    «  Je devrai vivre dans cet hiver des mots. »

    «  Dehors, lever de tempête – ici les menus cartonnés, rouges, savonneux, les Mädchen couleur ketchup et bas blanc ». Le lendemain après l’amour ils ont tous les deux affronté la plaine blanche et crue, le ciel et le sol deux plaques d’amiante. La route a disparu, on roule au jugé sur la neige rase.

    «  Le terrain monte. Devant eux un camion-remorque contre-braque et zigzague à reculons.La remorque part en travers.

    « Zusmarshausen. Je ne sais pas prononcer ce nom. Arrigo se paie ma tête. Sapins. Moins seize. Ça dérape. Sur le plateau j’aperçois les premiers chasse-neige. Le premier gros sel gris.

    Nastassia appelle :

    « Arrigo ! Arrigo ! »

    Arrigo ne répond pas. Il pense en allemand.

    Le froid descend malgré le jour. Il ne neige plus. Nastassia se souvient confusément du chuintement du radiateur, sous les tentures du motel. Nastassia serre ses deux poings dans ses deux gants. À mesure que ses bronches se bloquent, elle entend près d’elle Arrigo respirer plus profondément, enfoui dans sa Germanie.

    Nastassia ferme les yeux.

    Ses cils brûlent. Elle tremble.

    - Kannitzferstehn – tu peux pas comprendre – une langue dure comme une lame, les joues d’Arrigo dures comme un rasoir.

    Le ciel gris.

    Le peu de jour qui est passé.

    À Salzbourg il est quinze heures. La lumière baisse. À l’abri, sous les portiques, un thermomètre indique – 18. Les douaniers se penchent :

    - Rien à déclarer ?

    Un officier ricane :

    « Französisch Bazaar ».

    Les deux doigts à la visière.

    Salzbourg se rapproche. Arrigo ne manifeste aucun étonnement . Un petit homme ouvre la portière. Il ressemble à Charlot, trait pour trait. Il baragouine avec conviction. Arrigo veut l’aider à porter les valises. Charlot refuse.

    « Nous sommes dans un palace.

    Le petit sexagénaire chaplinien gravit l’escalier en heurtant les valises qu’il dépose au seuil de la chambre en plein monologue.

    « Je vois des dorures, des plafonds immenses. Arrigo veut refermer la porte – le petit homme est toujours là.

    - Vielleicht sol ich Ihnen etwas geben ? Peut-être dois-je vous donner quelque chose ?

    - Jawohl ! répond le petit homme avec solennité.

    ...Arrigo se jette sur le lit tout habillé :

    « Lis-moi du Claudel.

    - En allemand ?

    - En français.

    Le froid glisse sous les doubles-fenêtres. La neige s’est remise à tomber, et, dans la nuit, il tonne, des éclairs bavent entre les flocons.

    Nastassia, épouse d’ARRIGO, note ses impressions :

    « Nous sommes sortis dans les rues. Il fait si froid que nous devons alternativement

    «  fourrer une main dans une poche, frotter notre nez ; main droite, main gauche.

    « Nous contournons la cathédrale par le nord à travers une place glacée, l’orage vire « lentement, nous suivons une pente raide tout au long de la falaise.

    «  À même le roc de la Citadelle un panneau métallique aveuglé de néon :

    « E R O S C E N T E R »

    - C’est ça que tu veux visiter à Salzbourg ?

    «  Je sais qu’il va répondre : « Oui, les putes ».

    « Il répond : « Oui, les putes ».

    « Deux maisons à angle droit s’engagent sous les rocs. De grandes femmes tristes font des signes. « La plus âgée parle français. Arrigo disparaît au premier. On m’apporte des triangles de fromage

    « cuit, de marque « Edelweiss ». J’ai bien changé, oui, bien changé.

    « J’obtiens de l’eau. Je grimpe l’escalier sous les cris allemands – je suis poursuivie. Je «  pousse une porte, Arrigo est de dos, tout habillé. Je vois qu’il fume. Trois prostituées nues

    «prennent des poses qu’il leur indique en tudesque. La taulière est montée derrière moi. Arrigo se « retourne d’une pièce :

    - Je ne les touche pas.

    - Je ne t’ai rien demandé.

    « Il leur dit de s’embrasser. Elles s’embrassent/ D’écarter les jambes. Etc. La taulière dit : «Il a payé ». Je réponds : « Ça suffit ».

    Retour à l’hôtel. Le petit Charlot nous refuse l’entrée : « Il est déjà dix heures ». Nous lui donnons 25 öS.

    « Lis-moi du Claudel.

    « Dans le réfrigérateur nous trouvons du Sekt, des triangles « Edelweiss », du bourbon. « Du tokay. Arrigo me parle en dialecte, je fais observer qu’en Autriche on ne parle pas si raide. « Dans la salle d’eau la baignoire est verte et les parois vert et or. L’étroitesse de la « pièce donne au plafond une hauteur obsédante.

    « Nous prenons le dîner au rez-de-chaussée. Personne ne s’aperçoit que nous sommes « ivres.  

    « Clientèle polyglotte.

    « Un télégramme sur un plateau d’argent :

    « PÈRE DÉCÉDÉ »

    Nous remontons immédiatement dans notre chambre. Arrigo se montre fébrile :

    - Pas question de rebrousser chemin.

    « Il ajoute :

    - C’est un piège.

     

    « Sur-le-champ je dois improviser une oraison funèbre. Elle n’est jamais assez « élogieuse, jamais assez sobre…

    « J’ai connu le père d’Arrigo : un homme grand, ridé, qui parlait du nez. C’était un ostréiculteur. Ses seuls voyages : Marennes, Arcachon. Il entretint toute sa vie des polémiques avec « les savants ses confrères : allemands, hollandais, anglais. Des lettres d’insultes en toutes les « langues.

    - Retravaille la péroraison, dit Arrigo. Et puis, apprends l’allemand.

    - Hai dimenticato l’italiano ?

    - Je ne veux plus entendre cette langue de portefaix.

    - Je te traite de con, en français. »

    « Le discours est achevé/ Il reste du gin. Arrigo vomit dans la baignoire :

    - Pour ce prix-là on peut tout saloper.

    - Je ne suis pas d’accord.

    Le lendemain la note s’élève à öS 1200. Arrigo comprend 120. Grimace du caissier. Grimace « d’Arrigo en flagrant délit d’oubli de langue. Le caissier nous toise mit Arroganz.

    « Vienne est encore loin. Le ciel s’est dégagé. Moins treize à quatorze heures quinze. « Nos haltes se multiplient. La radio de bord hurle, sirupeuse.Nous écumons toutes les stations-service. Café, café. Les clients s’expriment avec mesure : ils sont ivres.

    « À seize heures, la forêt, la pente, la neige au sol ; les coups de vent sur les viaducs, la sensation de rouler au sommet d’un ballon qui se dérobe.

    « La taïga.

    « Puis la route qui se creuse, les talus dénudés, frangés de toupets de sapins, la route qui redescend, les remblais qui s’espacent – soudain, une meule lumineuse de fils tissés, entrecroisés, saupoudrés d’un fouillis d’éclats, comme un ciel reversé en contrebas : Vienne, illuminée, dédalique, arachnéenne et déliée – svastika déglinguée - Rosenhügel dit Arrigo.

     

    XI

     

    À présent Roswitha, 68 ans, reprend la parole

     

    ...H’ai appris sur Arrigo de certaines précisions.

    Il tiendrait un « Emploi du temps ».

    Nastassia m’écrit :

    « Je t’en apporte un exemplaire ».

    Il en change à peu près chaque mois :

    « Mercredi 18h : Lecture. 18h.26 : Correspondance. 18H 53 : W.C. »

    - Fait-il l’amour à heures fixes ?

    Nastassia l’en soupçonne.

    J’ai l’idée de fabriquer à mon tour, moi, Roswitha, un « Emploi du temps ».

     

     

     

    XII

     

    Arrigo, terroriste au service du R.O.S.W.I.T.H.A

     

    Il dit :

    « Je suis convoqué au 26e étage de la Tour de Verre Circulaire.

    « Il y a des barrages aux 10e et 20e étages.

    - Même les chefs d’État se font contrôler, M. Sartini.

    « Le Bureau, pour me recevoir, adopte la position de « tir groupé ».

    «  Il y a :

    El-Hawk, Seisset, Laloc, Roïski.

    « El-Hawk » (« le Faucon ») me fixe par dessous ses lunettes. Ses phalanges craquent.

    « Seisset le Français porte une monture en or et la moustache en brosse oxygénée.

    « Les mots sortent tout ronds de sa bouche étroite et rose.

    « Laloc est basané, Roïski myope.

    « Ils devront tous disparaître.

    «Il faut toujours éliminer le plus de personnes possibles avant de vivre.

    « P.S. : J’espère tout de même vivre quelque chose de bien plus exaltant qu’une stupide histoire d’ « espionnage »!Hi hi !

    - Vos responsabilités (disent-ils) sont écrasantes. Nous vous fourniront la Liste, l’Arme et l’Alibi ».

    « On me fournit aussi une villa badigeonnée de jaune au fond d’une cour d’auberge.

    « Au premier », dit mon guide, « un nid conjugal : immense cuisine, mansardée chambre, une quantitude de recoins et le palier interne sur mezzanine. Téléphone, balustrade en bois clair ».

    Nastassia, brune, compagne d’ARRIGO, parle de « chrysalide qui s’enterre », en effet :

    - les murs sont profonds

    - les fenêtres creuses

    - au milieu du jour, il faut l’électricité

    - les clématites obscurcissent les vitres

    - etc.

    ...  « Suprême raffinement » (dit le guide) : « une grille différente ferme chaque fenêtre, avec une serrure différente, prête à bondir d’un angle à l’autre sur ses losanges de ferraille coulissante.

     

     

     

    Arrigo,

     

     

    Arrigo, époux de Nastassia, continue d’écrire :

     

    « Su nous

     

    « Si nous étions frère et sœur, nous ôterions nos organes génitaux pour la nuit. Nous les enfermerions sous plastique dans un tiroir de table de chevet.

     

     

    « La moquette du premier étage répand, sur toute sa surface, une moiteur magnétique.

    « Les motifs du papier peint sont d’horribles gros yeux empilés.

     

    Nastassia, brune, épouse d’Arrigo, prend la parole

     

    « Le premier soir « de la villa », une puanteur précise nous guide vers le four, où pourrissait dans un pot jaune – un ragoût de vieux bœuf.

    « J’ai descendu l’escalier de bois en tenant les deux anses à bout de bras, l’estomac chaviré. Tout a disparu corps et biens dans la poubelle de l’auberge. J’ai respiré sous le ciel noir, observé le bâtiment du Heuriger, c’est ainsi qu’on nomme les auberges de ce pays.

     

    « Le hangar de bois faisant suite à l’auberge, vers nous, vers notre « villa », ; bruissait de lumières comme un Boeing aptère où flageolaient des ombres d’incendie. J’écoutais le violon, le hautbois, la caisse claire. J’écoutais cogner les poings et les culs de chopes, et le micro gras où les lettres « p » tapaient comme des pouf de tambours.

    « Quand la baie s’est ouverte entre les planches, j’ai vu l’orchestre courbé, tordu sur ses instruments.

    HOY ! HOY !

     

     

    - hurlait la noce - ma parole ! Moi même, Nastassia, je criais avec eux comme des chiens ».

    Nastassia – dit le narrateur – a remonté le perron vers chez elle, perron couvert de feuilles recroquevillées, frisées, par le gel. Au 123 bientôt, de l’autre côté de la rue, des quatre rails en creux de la Straszenbahn - « c’est ainsi qu’on nomme les tramways dans ce pays »- Nastassia, folle, peintre, exposera ses toiles, dans une chapelle à demi-souterraine au badigeon jésuite, avec au fond d’une voûte à berceau une croix plate, en stuc, à même le mur.

    « Je pense », dit Nastassia, « à ces crochets de fer auxquels Adolf H. fit suspendre ses propres officiers ».

     

    XIII

     

    Premier rêve d’Arrigo, petit-gendre de Roswitha

    « Sous les yeux empilés du papier peint, je me débats au sein d’inextricables foules encombrant la salle d’attente d’un dispensaire : formes allongées ou accroupies, appuyées l’une à l’autre.

    « On en trouve jusque dans le cabinet du cardiologue où l’on s’assoit et où l’on parle fort. La prescription est inaudible et Frau Doktor élève la voix. Elle porte une tignasse rousse et m’envoie, à moi, Arrigo, malade – une plaisanterie.

    « Ses deux voisins rient très fort. La consultation est terminée. Deux femmes jusqu’ici effondrées se lèvent soudain pour prendre leur tour, la cardiologue se nomme

    ROSWITHA

    - et n’est pas cardiologue mais neurologue.

    « Je suis admis à m’allonger sur un divan d’angle – quatre femmes à présent exposent leur cas toutes ensemble avec animation. Je sens ROSWITHA de plus en plus attentive, de plus en plus lasse. Puis elle referme les rideaux, demande d’une voix éteinte qu’on n’admette plus personne et se détend sur un fauteuil à bascule.

    « Quand elle se redresse, c’est mon tour. Et quand je me suis levé, j’étais banalement nu. Roswitha se trouve à table, face à moi, dans un restaurant de luxe bon-dé où règne le sans-gêne d’une cantine.

    « Des clients debout attendent nos places. ROSWITHA se penche au travers de la table, mais sa voix domine à peine le vacarme. Elle est très rajeunie. Lorsque nous nous sommes levés sans avoir pu achever les gâteaux, un gros homme les a saisis, puis avalés dans un rire vulgaire. Il est satisfait d’avoir pris nos places.

     

    XIV

     

    Nastassia, peintre, brune, folle, se confie – s’exhibe : SA HAINE DU PEUPLE. Se fait menerE par son mari dans cette halle où des Tchécoslovaques boivent, fument et pètent. Elle s’est vêtue pour cela d’un bustier violet, d’un diadème sur son chignon vieux jeu. Elle a commandé ein Gespritzt et contemple les tablées d’ivrogne.

    Le jeu consiste à fixer un Slave immigré dans les yeux jusqu’à les lui faire baisser.

    Arrio s’est enivré peu à peu, ils ont gagné un lièvre au loto, ils l’ont relâché dans la cour : à moins de gagner le Mauerpark tout proche, cet animal ne survivra pas. Les tourtereaux (Nastassia et Arrigo) rempochent toute leur monnaie, sans le moindre pourboire.

     

    XV

     

    Nastassia contredit cette version

    « J’aî donné öS 20 au violon, dans sa casquette doublée rouge »/

    Ajoutons que la neige est revenue, suivie d’un froid féroce.Il faut boire un schnaps de prune appelé Slibowitz, très parfumé, à même le goulot.

    Pour en revenir à la neige : ce sont d’abord des mouchetures sur le côté des marches, et, le matin suivant, les marches sont couvertes comme des tombes, bosselées, que Nastassia castre à la bêche. Les pelletées flottent, et retombent. Le ciel reste plombé, les gens disent :

    « Nie war es so finster, il n’a jamais fait si sombre.

    La nuit vient avant quatre heures. La nuit, ils ne sortent pas (Nastassia et Arrigo). La neige s’écroule du toit ; ils croient qu’on secoue la porte d’entrée. Arrigo, blême, a tiré au hasard dans le noir. Des clients de l’auberge rôdaient dans la cour. Nastassia ajoute :

    « Je décroche le linge séché par le gel, le tissu se déchire, les dos des chemises, les mouchoirs, avec un bruit de papier. Le premier décembre, le thermomètre atteint moins vingt ».

     

    XVI

     

    Roswitha revoit toute sa famille. Elle écrit :

    Observer, sans agir. Sans railleries. Vivre comme une vieille – comme les autres vieilles -

    qui m’a donné le modèle de la vieillesse ?

    Je fais exactement tout ce qu’elles font.

    Personne ne se méfie.

    CE DÉBAT NE M’INTÉRESSE PLUS – il ne faut plus que ce débat m’intéresse.

     

    XVII

     

    Nastassia, brune, folle, peintre, prenant possession de sa nouvelle (éphémère) demeure

    Elle dit :

    « La salle de bain se trouve à l’angle le plus sombre de la maison. La pièce est dépourvue de radiateurs. Les carreaux émaillés, mauves, ajoutent à l’impression de froid. La baignoire fuit.

    «  J’utilise la machine à laver des locataires précédents, des Suisses. Les fils électriques traînent sur le pavé de la salle de bain, dans l’eau. Hier, de grandes étincelles claquaient sur le carrelage dans une enivrante odeur d’ozone.

    « Arrigo et moi faisons souvent l’amour dans la baignoire.

    «  Je ne suis pas retournée à la galerie de peinture : l’autre côté de la rue, au-delà des rails de la Straszenbahn, me semble aussi éloignée que l’autre côté de la ville. »

     

    XVIII

    Arrigo, espion sans envergure, reçoit enfin ses « Premières Instructions »

    Il dit :

    « Premières instructions : attirer Tragol, mâle, et N., femelle, jeunes. Les peindre nus (cf. Nastassia). »

    Ils se tiennent par les épaules sur le canapé, ils se voient dans un miroir, Nastassia les peint à la lumière d’un spot. Derrière le dossier, une tenture leur masque ARRIGO armé d’un revolver à silencieux. ARRIGO observe leur reflet.

    Il attend que l’esquisse au fusain soit tracée.

    Tragol et N. (« Nouchka ») se retournèrent, ARRIGO, démasqué, se montra. Ils éclatèrent de rire. Nastassia prépara, parce que c’était l’heure, une salade de fruits de mer, avec du poulpe, au sépia. Les betteraves ajoutaient dans les sauces de petites îles violettes, un fort poisson gisait dans ces liquides.

    L’appréhension fit glisser les mains de Nastassia et la jatte s’écrasa au sol. Tragol, mâle, Nouchka, femelle, tous deux jeunes, aident au ramassage des débris.

    « Attention de ne pas vous couper ! »

    ARRIGO se fait traiter de comique au téléphone, par une voix parfaitement blanche.

    Il dit :

    « Mes proies m’échappent. J’ignore pourquoi je devrais les abattre. Je crois plutôt que : Rien.

    «  J’éprouve les tranchants de la jatte contre mes lèvres : si je presse, mon sang coulera. Nastassia pousse un cri ; je me suis entaillé. Elle suce ma plaie dont elle recrache le jus violacé.

    «  Je lis dans les journaux (poursuit Arrigo) qu’un groupe de forcenés (mâles), u crâne parfaitement rasé, se sont introduits mitraillette au poing dans une Institution Scolaire. Poussant la porte d’une salle de classe, ils ont menacé les élèves et leur professeur ».

    À cet endroit du récit (poursuit le Narrateur), les comptes-rendus divergent. Les uns disent que les Salopards ont arrosé l’ensemble, abattant les corps parmi les tables renversées, dans un bruit atroce. D’autres journaux affirment :

    - que le maître, se glissant le long du mur en direction de la seconde porte, a désarmé les Hommes par derrière et les a mitraillés avec leurs propres armes, jusqu’au bout du couloir.

    - que le maître s’est enfui, sans plus.

    - que le seul terroriste survivant serait parvenu dans le bureau de Sir A. Zery, président de sept sociétés fictives. Celui-ci aurait sévèrement réprimandé le  survivant pour le caractère expéditif du commando, mais ne lui en aurait pas moins remis une somme important.

    (« Cette dernière affirmation, dira ultérieurement Arrigo, ne m’a pas été communiquée par voie de presse et je me refuse à en révéler la source ».)

     

    XIX

    Martino, Quatrième Personnage de l’Histoire

     

    Il dit :

    « Il faut les supprimer tous les deux, ARRIGO et sa femme !

    «  Je crains que mon poids, mes bras courts, ne me permettent pas une efficacité maximale. Mais ce couple d’incapables revient chaque soir de nuit, à pied, en remontant la Lainzerstrae. Le fracas des tramways sera mon plus précieux auxiliaire.

    « La Lainzerstrae vire sans cesse à gauche, en montant. Les lumières y sont faibles.

    «  Le couple se faufile, l’un suivant l’autre, le long des murs, sur le trottoir rétréci. Ils rentrent tous les deux la tête dans les épaules, à leurs pieds la neige est silencieuse.

    «  Le couple prend des chemins de traverse : tout un système de ruelles à angles droits parmi les murs bas des maisons de plaisance, où se faufilent des passages enneigés menant à des jardins privés.

    «  Balançoires ankylosées par le gel, buissons. En bas des pentes s’ouvrent des portières de grillage, ils pourront s’enfuir, les rats : entre les bancs et les stères de bûches.

    «  La crosse glacée du Lüger me brûle la peau.

    (ARRIGO dit à NASTASSIA :

    «  Nous avons bien fait. Les chiens sont couchés, les propriétaires ont perdu les clés de leurs portillons. L’Autriche présente, au sein de son cadastre, des espaces rigoureusement inextricables.

    «  Tu feras ce soir un bon tour de cour avec ta carabine. Et puis, Nastassia, lis bien les petites annonces. Achète « Krone Zeitung » au premier Indien transi que tu verras dans les rues marcher à reculons à six heures du matin, entre les voitures, aux feux rouges sans chaleur. Ils touchent 1 öS par exemplaire vendu ».

    XX

    Roswitha, vieille, commanditaire supposée. Elle dit :

    « Je suis restée allongée huit heures de suite. Beaucoup trop pour mon âge. Des pensées noires sont venues. J’ai revu mon père, et sa fâcheuse manie de (…)

    « Je me suis retirée là, entre deux meubles, derrière les fenêtres sur sur. Patience. Patience dans le tumulte.

    Réflexion :

    « Les Empereurs de l’industrie, comment sont-ils fabriqués, à l’intérieur ?

    ...et et abruti d’Arrigo qui répète je veux me venger…

    - C’est vrai, confirme Arrigo. Et quel tort m’a-t-on fait ?

     

    XXI

    Roswitha, vieille et folle, parle de Martino, vieux nazi

     

    Elle dit :

    « Les tracts sont toujours sous l’armoire.

    «  Hier, réunion politique. Vingt personnes, âgées, ou des gamins. Je me suis assise sur une chaise très raide.

    « En 1945, MARTINO et moi plongeons à bicyclette dans les fossés, sous les alertes.

    - Vous allez vous faire tuer !

    - Oui, mais en plein air !

    « Les bombardiers battaient des ailes. Un jour ils nous ont visés. Nous avons ri tous les deux, sous les herbes au ras de l’eau, mourant de peur. Je me souviens aussi de la débandade des Hitlerjugend Bergmanngasse…

    « Hier Matino faisait son discours sur une estrade de classe. Il portait un ciré vert, déchiré d’en bas par un chien. Le bouton du milieu manquait. Martino manquait d’éloquence. Ses mains pendaient au niveau du sexe. Il les a regardées puis de sa main gauche il a saisi son poignet droit, pour l’immobiliser.

    « Le public suivait les mouvements de ses mains, tandis qu’il répétait : « Auschwitz n’est qu’un montage hollywoodien ; les victimes sont de faux disparus.

    XXII

    Arrigo, petit-gendre de Roswitha, brun, fou, parle

     

    « Nous sommes traqués. On a ENCORE frappé sur notre porte l’autre nuit : l’armature en fer tremblait sur le verre cathédrale ».

    « Il neige encore. Dans la cour, les déménageurs :

    ZIGEUNER U SOHN »

    « Nos meubles et nos caisses descendent le perron. Deux Yougo glissent sur leurs talons. Ils disent, dans leur langue :

    - Plus à droite. Lève. Attention.

    « Les Yougo portent des cartons cubiques. Ils respirent fort. Un troisième, invisible, dispose le chargement dans le camion. Les voici qui manœuvrent sous la voûte, nous quittons la cour du Heuriger.

    «  - Nous serons très bien chez mon oncle », dit Nastassia – quel oncle ?

    «  Il fabrique de la poudre. Quelque chose de tout à fait artisanal. Juste au-dessus de chez nous ».

    « Une vieille de vieille vient de crever, après trente-huit années de séjour. L’appartement est libre.

    «  Le camion passe la voûte. Le chargement mal arrimé balle dans les virages. Les Yougo s’arc-boutent : pavés, tramways, aiguillages. Par le bas du cul laissé béant, nous voyons des pavés pâtissés dans l’asphalte, la neige boueuse, les pare-chocs, les calandres. Nous sommes secoués dans la pénombre, accrochés aux meubles, avec des sourires contraints ».

    ARRIGO ne veut rien dire à NASTASSIA : il éprouve l’impression absurde absurde, mais très nette, que les Yougo les comprendraient, même en hébreu. Surtout en hébreu.

    Le camion s’est glissé en marche arrière dans une haute galerie traversière en stuc, qui le gaine, juste au-dessus de la bâche. La galerie débouche dans une arrière-cour.

    Vienne regorge d’arrière-cours.

    C’est là, dans des bâtiments opaques et bas, qu’on fabrique la Poudre.

    Juste avant la cour dans la galerie monte un escalier tournant. La rampe, en spirale, gêne les mouvements. Les coudes s’éraflent. Les Yougo ahanent, s’effacent, obséquieux.

    Le fils de Roswitha - !!! - porte une tête rousse, toute en poils. Les poings sur les hanches, il casse le cou, du haut de son mètre 55, pour nous voir trimer :

    « Si vous fumez, crie-t-il à travers sa barbe, ne jetez pas de mégots par la fenêtre!BOUM !

    Il se marre.

    Ce con.

    Les Yougo craignent leur employeur ; pourquoi faut-il donc que j’en frotte un, dit Arrigo, ventre à ventre ? » dans l’escalier à vis trop étroit ?

    ...Quand la vieille de vieille est morte, elle venait d’acheter une baignoire. Une baignoire toute neuve, rose, avec l’étiquette encore au fond.

    L’appartement est dégueulasse.

     

    XXIII

    MARTINO , vieux nazi corpulent, se confie

    Il dit :

    « J’ai vécu moi-même dans cet appartement, au-dessus de la poudrerie. Moi j’aimais bien ma tante. Il y avait la cave, où ces imbéciles se réfugiaient en 45 : la rampe de fer encore au mur pour descendre, et le couloir, sous la terre, sous la poudre, avec ses soupiraux étirés comme des yeux de Chinoises.

    « Au fond, c’était me réduit à brouette ; je la tirais dans l’escalier. Ce qu’elle pesait !

    «  Il y avait des portes en fer rouge, ouvrant sur des pyramides de gaines à cartouches. On n’entrait pas, à cause des rats. » (« der Rattten wegen »).

    « Et plus profond, trois autres caves.

     



     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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  • Les quêteurs de beauté

    COLLIGNON

    LES QUÊTEURS DE BEAUTÉ

     

    LE VIOL D'UN JEUNE HOMME ESPAGNOL

     

    ARENKA 6

     

    LE TEST 21

     

    VENTADOUR 10 P.

     

     

    LE CHEMIN DES PARFAITS 7 P.

     

     

    LE BUCHER D ELISSA 12 P.

     

     

    LES QUETEURS DE BEAUTE 13 P.

     

     

    LE VIOL D'UN JEUNE HOMME ESPAGNOL 4 P

     

     

    MACCHABEE 17 P.

     

     

    LÉGITIME DÉFENSE

     

     

     

     

     

     

    L E V I O L D ' U N J E U N E H O M M E E S P A G N O L 3

     

     

     

     

    "Ce que vous dites sur les prostituées de terrain vague ne me surprend pas. Ainsi -

    penchez-vous un peu - dans cette encoignure, sous ma fenêtre, on a violé un jeune homme

    espagnol.

    - N'avez-vous pas appelé la police ?

    - Que pouvions-nous faire ? "

     

    ...Tanger en pointillé : sur le plan, une quantité de rues, de places, de ronds-points,

    baptisés et disposés selon les canons de l'urbanisme. Seulement, depuis le rattachement

    de la zone franche au Royaume, l'argent manque. Entre les rues Vermeer et Tolstoi,

    au centre ville, s'étend un terrain vague oublié. On y pénètre par un trou du mur d'enceinte.

    Dès l'entrée, le sol se gonfle de bosses de terre, craquantes de tessons de verre.

     

    - Ils l'ont violé à sept, à sept ils s'y sont mis. Sous ma fenêtre. Ou en face, je ne sais

    plus.

     

    Le jeune homme espagnol un soir descend la rue sans méfiance, avec trois

    camarades. La discussion est animée. On rit de tout. Mais leur façon de rire est différente. Deux

    autres, puis deux, par hasard, des cousins, de vingt à trente ans. Les lampes brillent. Les

    plaisanteries tournent mal, les coudes se heurtent, l'Espagnol comprend qu'on tourne ses

    bons mots en dérision.

    C'est un jeune homme de quinze ans, brun, les joues mates et pleines, il a de grands yeux

    et les cheveux plaqués. Les autres, des grands Marocains secs, l'entraînent par la brèche

    avec des mots durs et il se défend, il repousse les bras, il menace en forçant la voix. Il croit qu'on veut lui casser la gueule.

     

    "...et il criait ! et il pleurait ! il en faisait, une histoire ! "

    On lui maintient les bras dans le dos, et puis on se ravise, on les tire en avant, il lance des

    ruades dans le vide. Quand on l'a fait basculer, quand ils ont immobilisé ses jambes,

    il a commencé à crier, car il a compris ce qu'ils veulent. Ce sont d'indignes sanglots, des

    L E V I O L D ' U N J E U N E H O M M E E S P A G N O L 4

     

     

     

     

    supplications - les autres, excités par les cris, s'exhortent dans leur langue et couvrent sa voix, l'insultent, halètent et le dénudent.

     

    "...et il appelait sa mère ! il appelait sa mère ! " Madre ! "...et il appelait sa mère ! il appelait sa mère ! "Madre ! " - le pauvre jésus ! comme il était mignon ! " ¡ Madre ! ¡ Madre ! La mère ne vient pas. Elle n'est pas de ce quartier. Les cris s'étouffent entre les murs des cinq étages. L'enfant pleure. Les autres hurlent, se disputent les présé‚ances :

    à qui tiendra les jambes, à qui le tour, certains préfèrent l'étroitesse, d'autres le confortable,

    le jeune homme pleure. Il a cessé de supplier, il ne se débat plus. Ce n'est plus drôle.

    Il n'entend plus que les pensées qui se battent dans sa tête en une seule immense

    sensation confuse de chute et d'une mère qui ne viendra plus Dieu merci, à qui jamais plus il ne se

    confiera surtout ce plaisir ressenti, ce destin sans fissure où l'enfoncent encore à

    l'instant ces coups sourds qu'il ne sent plus l'atteindre et la boue apaisante coulée dans son

    corps.

     

    "Vous avez regardé tout ça sans broncher, penchés à vos balcons sur cinq étages, sans

    intervenir ? À vous rincer l'œil ?

    "Viens voir ! qu'est-ce qu'ils lui mettent ! pauvre enfant

    "Mais qu'est-ce que tu crois ? Qu'est-ce qu'elle aurait donc pu faire, ta police ? Tu

    t'imagine qu'en téléphonant tu l'aurais fait venir plus vite ?"

     

    "...Chaque seconde durait des siècles... »

     

    "...On voit bien que tu ne connais pas ces gens-là ! Ils se soutiennent tous, va ! Tu penses

    bien qu'on n'aurait jamais retrouvé personne.

     

    ...Je jure que je les aurais tous reconnus, tous les sept, dix ans après...

    "...On serait passés pour quoi, nous autres ? Encore heureux si on ne s'était pas fait

    enculer! "

     

     

     

    L E V I O L D ' U N J E U N E H O M M E E S P A G N O L 5

     

     

     

     

    Ils me gueulent dessus, les adultes, à même le corps, ils me dépassent de deux têtes, leurs yeux sont injectés de sang, jamais je n'ai vu à ce point la haine de près, la véritable pulsion du meurtre, s'ils n'y avait pas mes parents leurs amis me tueraient, ils me font taire, mes parents, il est jeune, il ne comprend pas, il faut l'excuser, on est en visite, ce n'est tout de même pas un petit merdeux de quinze ans qui va gâcher la soirée, pour une fois que les Chardit nous invitent (...)

     

    ...Pedro Vasquez, homo à Lérida, l'extrême nord de l'Espagne, le plus loin possible, avec

    tout un passé de vieille tante - la cinquantaine aux tempes argentée - bien ri, bien bu au bar, beaucoup aimé, frappé les putes qui ne sont jamais, jamais venues à son secours, qui ne lui ont jamais donné ce plaisir qu'elles éprouvaient jadis peut-être, quand elles étaient femmes...

     

    ARÈNKA 6

     

     

     

     

    Pour les enfants qui lisent,

     

    espèce en voie de disparition...

     

    ARÈNKA 7

     

     

     

     

    Pourquoi chercher dans les rénèbres ?

    Je suis là, moi, Georges-Emmanuel Clancier,

    Resplendissant chercheur drapé d'obscur,

    Alambic cérébral des céréales d'or.

    Pour moi, prends ce balai de caisse claire

    Et conduis-le au sein du tambour,

    Frotte de sa paillette la peau de l'âne mort.

    Un rien suffit à Dieu : tout s'effondre,

    Et le seul fait d'être regardé (...)

     

     

     

     

     

     

    ARÈNKA 8

     

     

     

     

    Il était une fois une planète toute ronde et toute brillante, comme une de ces grosses billes appelées "biscaïens", que les garagistes recueillent pour leurs enfants dans les vieilles roues des voitures.

    Il n'y avait rien de solide à la surface de cette planète, ni continent, ni petite île, mais un immense océan sans vagues, et luisant. C'était peut-être du mercure, comme celui des thermomètres : on ne pouvait ni en boire, ni s'y baigner.

    Pourtant, la planète Arènka (c'est ainsi qu'on l'appelait) possédait des habitants. Ils ne vivaient pas dans le liquide, car aucun poisson ne peut respirer dans le mercure, ni sur le liquide, car personne n'aurait eu l'idée de se promener en barque. Non. Les habitants d'Arènka, ou Arènkadis, vivaient en l'air, au-dessus du Grand Océan, dans d'immenses pyramides suspendues la tête en bas au-dessous des nuages.

    Comme il est dangereux de sniffer des nuagesde mercure, ces hommes avaient inventé des filtres pour ne laisser passer que le bon air, et toutes sortes de merdicaments.

    Bien sûr, ils avaient aussi inventé le moyen de maintenir en l'air ces pyramides creuses, qui grouillaient de galeries à la façon des fourmilières, et une multitude d'Arènkadis. Lorsqu'ils avaient découvert la planète, bien longtemps auparavant, voyant qu'il n'y avait nulle part où se poser avec leuurs pyramides, ils avaient envoyé vers la surface du Panocéan des colonnes d'air très efficaces, afin de rester ainsi suspendus. Mais ces colonnes d'air creusaient de fortes vagues, et tout le monde perdait l'équilibre à cause des remous et vomissait parles fenêtres, ce qui formait de très vilaines taches en surface.

    Ils eurent alors l'idée d'envoyer des vibrations électro-magnétiques sur le Grand Océan. Cela fonctionne comme deux aimants : parfois ils s'attirent et se collent, parfois au contraire ils se repoussent, et tu ne peux les joindre. C'est ce qui se passait entre les pointes des pyramides et l'Océan.

    Ils avaient inventé cela. Mais souvent, des orages très violents éclataient, des éclairs démoniaques frappaient la planète ou les pyramides, et tout le monde devenait sourd à cause

     

     

     

    ARÈNKA 9

     

     

     

     

    du tonnerre, ou recevait des décharges électriques. Alors on avait eu l'idée que voici : les Arènkadis étaient très savants et très intelligents. Ils croyaient beaucoup aussi en leur Dieu, qui leur donnait une grande force quand on le priait très fort et sans penser à autre chose. Ce n'était pas une force des muscles, mais une force de l'esprit. Les habitants de chaque pyramide, c'est-à-dire de chaque ville, choisirent parmi eux les dix personnes les plus intelligentes et les plus croyantes : cinq hommes et cinq femmes.

    Ils fabriquèrent au centre de chacune des pyramides une pièce aux murs de métal, toute blanche, toute vide. Ils y placèrent une de ces dix personnes et lui demandèrent de se concentrer très fort, de prier leur Dieu sans penser à autre chose, pour que la lourde masse restât suspendue, pointe en bas, au dessus du Grand Océan.

    L'homme ou la femme pouvaient rester assis au centre de la pièce, les jambes repliées, pendant dix jours sans boire ni manger ni remuer, parce que le Dieu les aidait. On disait "l'odek est en méditation", et tous étaient rassurés. Odek est un mot arènkadi, signifiant à peu près "maître" ou "maîtresse".

    Tous les dix jours, ils se relayaient, pour ne pas être fatigués, et aussi pour que chacun d'eux n'ait pas la tentation de se croire supérieur aux autres. Les neuf qui ne méditaient pas, en attendant leur tour, s'occupaient ensemble du gouvernement de la Cité. Chaque pyramide restait ainsi en suspension au-dessus du Panocéan, toujours à la même altitude, et pourtant si lourde que le vent ne pouvait la mouvoir.

    C'était comme de grandes villes, où l'on trouvait exactement ce qu'il y a dans nos villes à nous, mais en plus propre : des rues, des galeries, des ascenseurs pour ceux qui n'avaient pas peur. Et des tapis roulants. Chaque famille avait son appartement à soi, mais plusieurs familles pouvaient vivre dans un seul grand appartement, et les enfants s'occupaient des adultes tous ensemble. Bien entendu, chaque enfant devait se coucher de bonne heure et apprendre ses leçons, car il y avait beaucoup d'écoles dans ces pays-là, pour que tout le monde devienne très savant. Les adultes se croyaient naturellement les plus savants de tous, parce qu'ils avaient inventé des machines très efficaces et parfaitement silencieuses, qui savaient même se réparer toutes seules.

    Elles savaient se fabriquer de la nourriture, meilleure que la naturelle ; à soigner rapidement les quelques maladies qui restaient encore ; à prolonger la vie jusqu'à plus de cent cinquante ans ; à ARÈNKA 10

     

     

     

     

    purifier l'air, à fabriquer de l'eau. On exerçait d'abord les enfants avec de petits jeux électroniques, où des personnages rigolos faisaient sauter des crêpes ou échappaient à des requins. À partir d'un certain âge, les enfants apprenaient à se servir de vraies machines, qui fonctionnaient à peu près de la même façon, et on leur interdisait de jouer à des jeux de bébés. À dix-sept ans, personne ne jouait plus : c'était interdit. On était un peu triste, mais on s'y faisait très bien. En tout cas, on aurait bien fait rire les adultes en leur disant que les enfants étaient plus savants qu'eux. La vie continuait dans les pyramides sur pointe, parfaite, pas trop fatigante, un peu ennuyeuse parfois.

    Tellement ennuyeuse même qu'un beau jour, le chef de la plus grande pyramide, qui commandait à tous, réunit ses conseillers, hommes et femmes, pour une discussion exceptionnelle. "Voici ce que j'ai à dire, commença le chef, qui s'appelait Fézir. Nous avons tout ce qu'il nous faut. Nos enfants naissent dans des hôpitaux, et nos cinémas ne désemplissent pas. Tout le monde fait du sport et de la gymnastique. Il n'y a plus ni fous, ni malades. Mais moi, le chef, je m'ennuie, et j'ai appris que beaucoup de personnes parmi vous, et dans toutes les pyramides, s'ennuyaient comme moi.

    - Il faut ouvrir des maisons de jeux, dit un conseiller.

    - Je vais écrire d'autres livres, proposa une conseillère.

    - Nous avons des salles de jeux ouvertes toute la nuit, dit le chef. On peut s'amuser à perdre de l'argent autant qu'on veut. Quant aux bibliothèques, elles débordent. Non, c'est autre chose qu'il nous faut, quelque chose qui ne se trouve pas sur notre planète.

    - Mais puisque nous avons de tout ! s'écria le conseiller en écartant les bras.

    - Il faut croire que c'est quelque chose que nous n'avons pas, dit un deuxième conseiller.

    - Tu est très intelligent d'avroir trouvé cela tout seul ! dit Fézir. Nous allons envoyer une expédition dans l'espace.

    - Formidable ! s'écria le deuxième conseiller. Je veux piloter une fusée.

    - Tais-toi.Tu es tout juste capable de maintenir la pyramide en équilibre, et la dernière fois, au lieu de méditer, tu avais dormi, et nous étions la tête en bas. Nous enverrons dans l'espace des gens capables, des marchands. Leurs vaisseaux spatiaux sont spacieux, ils peuvent transporter des tonnes de marchandises aux quatre coins de la galaxie.

    - Mais, chef, la galaxie n'a pas de coins !

    ARÈNKA 11

     

     

     

     

    Fézir foudroya l'imbécile d'un air si furieux que celui-ci rentra la tête dans ses épaules comme une tortue, et se tut. Les marchands acceptèrent volontiers : ils allaient voir du pays, ça les désennuierait, eux ; surtout, ce qui est bien souhaitable pour des marchands, il feraient des échanges de marchandises, et une grande quantité de bénéfices. Trois fusées partiraient le même jour de trois pyramides différentes, si longues et si larges qu'on aurait plutôt dit des immeubles de quarante étages... Il y avait dans chaque pyramide un conduit spécial, commme un tuyau de canon, qui s'ouvrait au centre de la terrasse d'en haut. La chaleur dégagée par le décollage était emmagasinée dans des radiateurs à retardement, pour améliorer le chauffage des habitants et faire mûrir les fruits artificiels.

    Vous voyez, tout était très bien organisé.

    Les marchands naviguèrent très longtemps, chaque groupe dans une direction différente. Ils visitèrent de nombreuses planètes habitées tantôt par des hommes tantôt par des animaux de toute sorte, très intelligents et qui savaient fabriquer une quantité d'objets utiles et précieux. Leur voyage dura des années.

    Sur chaque planète, ils proposaient leurs marchandises et en obtenaient d'autres en échange. Pendant de temps, sur Arènka, des guetteurs observaient le ciel avec impatience, car le premier à signaler le retour d'un vaisseau recevrait une forte récompense. Enfin les marchands revinrent, rapportant plus de choses qu'ils n'en avaient emporté.

    Il y avait des tissus précieux, d'une matière inconnue sur Arènka. Le chef s'en fit tailler des vêtements pour lui et toute sa famille. Il y avait des fruits énormes, des diamants géants, des bijoux sculptés. L'un des vaisseaux ramena même des esclaves, hommes et femmes. Les marchands rapportèrent des machines à prédire l'avenir, mais les Arènkadis ne surent pas s'en servir. Les cales des vaisseaux semblaient inépuisables. On mit des semaines à les vider. Pourtant, lorsqu'on eut déchargé le dernier tonneau de vin de chenilles et la dernière machine à se laver les mains, force fut bien de constater que les gens d'Arènka s'étaient tous enrichis, au point que nul ne paya d'impôts pendant trois ans, mais que l'ennui pesait toujours, et même de plus en plus.

    Le chef Fézir avait un fou, le fou du chef, nommé Zirfé. Un jour, Zirfé dit à Fézir :

    "Avez-vous remarqué cet enfant ?

    - Ce quoi ? dit Fézir.

    ARÈNKA 12

     

     

     

     

    - Ces petites choses qu'on aperçoit là, à travers la longue-vue...

    Zirfé avait dirigé l'appareil sur une cour d'école, une espèce de trou confortable et lumineux, bien à l'abri des regards adultes.

    Fézir appliqua son œil contre le verre, d'un air renfrogné. Un petit garçon lui apparut. Il jouait aux osselets, les lançant, les ramassant, en laissant certains sur le sol, apparemment au hasard.

    "Je suis certain, dit le fou du chef, qu'il ne s'ennuie pas, lui.

    - C'est un hasard ! cria le chef du fou en s'écartant de la lunete. Nous n'allons pas retomber en enfance, j'espère. Ordonne qu'on se prépare...

    - Je ne suis que Zirfé, modeste fou. Je ne peux rien ordonner...

    - C'est bon ! Fais venir le général Albotchi, nous discuterons sérieusement, lui et moi... Quant à toi, le dingue, tu peux rejoindre le dingue dans sa cour de récréation si tu le désires.

    Zirfé obéit, et s'amusa beaucoup avec le petit garçon. Pendant ce temps, le chef et le général discutaient sérieusement, les yeux et les doigts sur une carte du ciel. Ils décidèrent une vaste et triple expédition contre les trois planètes les plus riches : Bezda, Gonzalès et Varaké.

    "Ces marchands nous rapportent des soies magnétiques, de l'or naturel et des diamants de fiente d'autruche : techniques remarquables, certes, mais qui ne nous rapportent rien, que ce que nous avions déjà. Les marchands de ces pays-là sont aussi rusés que les nôtres. Ils ne donnent que ce qu'ils veulent. Ils gardent leurs secrets.

    "Envoyons donc nos armées, pour les forcer à tout donner. Je compte sur vous, général Albotchi !

    Le général cogna son poing de fer sur sa poitrine, ce qui était le salut militaire d'Arènka, et sortit en pétant de façon réglementaire.

    Le départ des soldats fut grandiose. Le bruit des fusées couvrit la musique militaire. Elles tournèrent plusieurs fois autour des pyramides, en faisant des boucles et des loopings de garenne, et jusque sous les pointes des pyramides. Pendant ce temps, les odeks méditaient de toutes leurs forces, pour que l'équilibre ne fût pas rompu.

    Les soldats firent de l'excellent travail. Ils ne portaient ni armes ni armures, mais une espèce de couverture électrique invisible, appelée "champ magnétique". Par une opération de leur volonté, ils augmentaient l'action de ce champ magnétique, et les ennemis ne pouvaient plus faire un geste, ARÈNKA 13

     

     

     

     

    ou bien se mettaient à leur obéir. On voit que ce n'étaient pas nécessairement des brutes sanguinaires.

    Arènka, au début, ne commandait qu'à elle-même. Bientôt les conquêtes s'ajoutèrent aux conquêtes. Lorsqu'une planète possédait des métaux plus précieux ou des esclaves plus bronzés, l'armée d'Arènka cernait la planète et déclenchait ses rayons paralysants.

    Quand les indigènes se réveillaient, les officiers d'Arènka étaient partout, et il fallait obéir au nouveau gouvernement. Fézir recevait tous les mois les ambassadeurs vaincus. Ils apportaient des cadeaux, on les logeait dans de somptueux appartement près du centre de la pyramide centrale, puis on les renvoyait faire régner l'ordre chez eux.

    Les habitants d'Arènka furent fiers d'appartenir à un peuple si puissant. Ils s'habituèrent aux cérémonies militaires, aux remises de drapeaux de couleurs si diverses. On se pressait dans les salles d'exposition pour admirer les trésors rapportés par les soldats, les prises de guerre de tous ces pays inconnues. Pendant plusieurs années encore on ne paya pas d'impôts. Chaque fois qu'un soldat rentrait dans sa famille, c'était la fête chez lui pour une semaine. Avec tout l'argent que devaient les contrées soumises, on rénova toutes les galeries. Les couloirs et les places commerciales gagnèrent en clarté, les appartements en couleurs vives.On éleva dans les cavités de vastes monuments de métal, et plusieurs pyramides furent entièrement recouvertes, même par-dessous, de feuilles de platine, plus précieux que l'or.

    Les gens d'Arènka furent encore plus fiers d'être de Arènkadis. On fit changer le drapeau, en y mettant plus de rouge et d'or. Le salut militaire remplaça la poignée de mains, et les enfants jouaient aux soldats comme ils auraient joué à autre chose, parce que, de toute façon, tout les amusait.

    C'est ce que fit remarquer le fou à son chef, Zirfé à Fézir :

    "Les enfants ne s'ennuient toujours pas. Mais nous autres, que ferons-nous, s'il ne nous reste plus de planètes à conquérir ?

    - Tu dis des sottises, Zirfé : il y a toujours une planète après une aure planète.

    - Bien sûr, Votre Immensité. Cependant nos conquêtes intéressent de moins en moins nos Arènkadis: le dernier défilé n'a pas attiré beaucoup de monde, juste des enfants, qu'on avait forcés à venir, et qui se moquaient très forts des chars inerplanétaires.

    ARÈNKA 14

     

     

     

     

    - C''est bien la preuve que les enfants sont des imbéciles. Moi, on nem'a jamais forcé à rien. Les enfants n'ont pas de secret.

    Le fou du chef dit au chef que le chef répétait souvent cette dernière phrase ces derniers temps, parce qu'il n'en était pas sûr. Alors le chef se fâcha. Il décida sur-le-champ d'expédier, sur toutes ces planètes conquises, des cargaisons entières d'ethnologues. Les ethnologues sont des savants, et des savantes (".e.") très curieux.ses tout : ils s'introduisent dans votre village, dans votre famille, et vous posent des tas de questions indiscrètes : pourquoi vous êtes blancs, ou noirs, ou jaunes, et quel effet ça fait d'être de telle ou telle couleur ; pourquoi vous prenez votre fourchette de la main droite, alors que votre sœur utilise sa main gauche ; pourquoi il y a une grand-messe le dimanche, et seulement une petite les autres jours ; pourquoi on tue les poules, alors qu'on laisse les bébés vivants, mais pas les insectes qui font "vrrr" ou bien "cra-cra-crac".

    Bref, un ethnologue se rend chez les peuples lointains et tentent de leur prendre leurs secrets de vie.

    - Parmi tous ces peuples que nous avons soumis et contrôlés, nous en trouverons bien un qui soit plus heureux et plus équilibré que le nôtre, dit Pourvina, la cheffe des ethnologues, car les Arènkadis confondaient encore le bonheur avec l'équilibre, et adoraient tout ce qui était "chef" ou "en chef". Les expéditions découvrirent donc des gens bizarres, aux coutumes bizarres : certains enterraient même les gens jusqu'à ce qu'ils meurent. Enfin je n 'ai pas très bien compris. En tout cas les planètes les plus lointaines n'éaient pas les plus intéressantes : les plus proches étaient les plus drôles !

    "Après tout", dit Vargo, le sous-chef : "si nous nous étudiions nous-mêmes, peut-être que nous nous trouverions extraordinaires nous aussi'.

    Cette phrase déplut en haut lieu, et Vargo se fit virer comme un malpropre.

    L'ont partit donc étudier les planètes. La plupart ne possédaient pas de fusées : personne ne les avait inventées, ou bienles gens croyaient que ça n'aurait pas été près de servir à quelque chose, et ils n'avaient pas tout à fait tort. Mais il connaissaient, au moins de vue, les Arènkadis, parce qu'ils avaient aperçu des points lumineux se déplaçant très vite dans leur ciel.

    Bien entendu, l'idéal pour un ethnologue est de circuler dans la foule sans se faire remarquer. Rapidement, au lieu d'atterrir sur la planète à étudier en faisant beaucoup de bruit, de capturer des ARÈNKA 15

     

     

     

     

    habitants pour les ramener sur Arènka, la commandante en chef préféra laisser tourner la fusée extrêmement haut, envoyant un ou deux hommes directement vers la planète, après les avoir rendus invisibles par une nourriture soigneusement élaborée.

    Les Arèenkadis découvrirent toutes sortes de coutumes et de loins étranges ; et chaque peuple disait son nom à l'explorateur, et il y avait un grand nombre de peuples par planète. Les Tapados se peignaient en vert totu le côté gauche, "afin" disaient-ils, "d'avoir de quoi pleurer agréablement". Les femmes Plig partaient à la chasse avec de grandes jattes à fond plat, remplies d'eau ; les oiseaux y buvaient, elles se jetaient sur eux, leur pelaient le croupion et se servaient des plumes pour écrire.

    Les Komsomols et les Autard-Auvistes, toujours en guerre depuis 325 ans, fêtaient chaque année la victoire, alternativement. Il se tenait un grand banquet, où l'on servait du thon plat ; mais une assiette était empoisonnée, au hasard, pour que la guerre puisse reprendre. On s'amusait bien. Dans le pays Chiliam, les bâtons des sucettes étaient les doigts secs des morts. Au Dripdom, les enfants fessaient leurs parents tous les 31 du mois. En Polgag, les gens faisaient semblant de s'aimer le jour ; la nuit, c'étaient les disputes, lescoups. Un petit enfant tout seul, Canalom,dirigeait une planète entière ; on ignorait s'il était satisfait, ou non, de voir des vieux mentir ainsi, car son visage restait immuable.

    Ces deux derniers exemples troublèrent Pourvina, la Commandante en chef, car les enfants tenaient un rôle important dans ces pays-là, et comme tous les Arènkadis, elle les croyait incapables. Mais elle pensa vite à autre chose.

    Il fallait transmettre toutes sortes d'informations par radio et par satellite. Tous ces peuples avaient des façons de vivre si étranges ! Des savants, sur Arènka, se mirent à composer d'énormes livres. D'autres savants, appelés philosophes, tirèrent de ces premiers livres d'autres livres plus compliqués, avec beaucoup de théories nouvelles.

    Tout cela fut enseigné dans les écoles, et les élèves apprirent qu'il fallait être libre, mais on continua à les punir quand ils arrivaient en retard, ce qui était très hypocrite. Quant aux adultes, comme d'habitude, ils se disputèrent pour savoir s'il valait mieux vivre comme les Gabas, par exemple, qui mangeraient presque exclusivement du yaourt, ou les Douzics, qui faisaient frire les souris ; comme les Chiliams (décidément), qui adoraient les morts et leur faisaient des prières, ou ARÈNKA 16

     

     

     

     

    les Italophobes, qui ne croyaient ni en Dieu ni en Diable. Et justement, à propos de ces deux peuples-là, il vint une idée au grand Fézir :

    "Nous avons besoin, s'écria-t-il, d'une religion nouvelle, qui rende à tout le monde ce que nous avons perdu sur Arènka. Personne ne croit plus en rien ni à rien sur notre planète, et les prêtres sont au chômage.

    Le fou du chef observa que les Italophobes non plus ne croyaient rien, et que pourtant, d'après les statistiques, ils se trouvaient parfaitement heureux.

    "C'est parce qu'ils n'ont jamais connu de religion, dit le chef. Un aveugle de naissance ne regrette pas de ne rien voir, mais celui qui a perdu la vue au milieu de son existence regrette le temps où il y croyait. Nous avons perdu la foi en notre religion, elle nous sert juste à tenir nos pyramides en équilibre sur la pointe.

    "Il nous faudrait une religion universelle, et qui soit au-dessus d'elle, une sorte de super-religion.

    - On l'appellerait le syncrétisme,dit le fou, qui n'était pas crétin.

    Fézir le considéra avec étonnement, car c'était bien la première fois que Zirfé employait un mot si savant sans se tromper.

    Le chef demanda que tous les prêtres de toutes les pyramides se réunissent, et décidassent d'envoyer dans l'espace un vaisseau tout rempli de prêtres, qui feraient une enquête sur toutes les religions possibles, car les informations des ethnologues manquaient singulièrement de précision. Puis on choisirait la meilleure religion, ou bien on en fabriquerait une autre à partir de celles qu'on connaîtrait.

    Bien entendu les vaisseaux ne rapporteraient pas d'argent : ce seraient des vaisseaux sans gains.

    ...Mais à la place du chef, nous autres, nous nous serions méfiés : en effet, les enfants d'Arènka, malgré les claques, ne cessaient de rigoler dans tous les coins des deux cent cinquante pyramides, ce qui faisait beaucoup de coins, beaucoup de claques et beaucoup de rigolades. L'idée d'une expédition de prêtres leur semblait complètement idiote.

    "Ils n'ont pas trouvé Dieu dans leurs têtes, disaient-ils, et ils s'imaginent le découvrir entre deux planètes comme une bite dans un trou de balle !"

    ARÈNKA 17

     

     

     

     

    - Un enfant ne pense pas à ces choses-là ! leur disaient les parents, et les privaient de dessert.

    - Mais si ! Messie ! répondaient-ils.

    - N'oubliez pas, reprenaient les parents, que sans eux nous n'aurions ni la sagesse, ni l'équilibre au-dessus des mercures !

    On avait laissé trois prêtres par pyramide.

    À quoi les enfants moins bornés répliquaient :

    "C'est un truc de magie ! Ce n'est pas la preuve de Dieu !

    - Ces enfants, dit le chef, nous fatiguent. Larguez l'expédition !

    Sic factum est, ce qui signifie en latin "ainsi fut fait". Les prêtres voyagèrent bien, mangèrent beaucoup de steaks en caramel, burent beaucoup de jus de groseille alcoolisé, ou Risibel, et tous les matins, tous les midis, tous les soirs, n'oubliaient pas de dire leurs prières, bref, ils s'exerçaient, et la fusée volait, mais sans consommer de kérosène.

    Les prêtres non plus n'étaient pas des imbéciles :on apprit bientôt grâce à eux, par radio-télévision, la totalité des religions et des philosophies du monde. Pour les habitants de la Terre, ils y renoncèrent : il y en avait trop. D'ailleurs, notre espèce humaine avait été reléguée par les prêtres dans une sous-classe.

    Sur l'insistance du chef, ils finirent tout de même par se pencher sur notre fouillis, à condition de prolonger d'un an leur mission aux frais de l'État. Quand enfin ils revinrent, les Arènkadis étaient bien avancés :toutes les religions de l'univers étaient déjà sur fiches depuis un siècle, par colonnes et catégories : à undieu, à deux dieux, à trois dieux, etc.

    "Nom de Dieu ! s'écria le chef. Qu'on me balance tous ces prêtres en prison. Ils sont encore plus incapables que les professeurs ! ceux-là, grommela Fézir, ce n'est même pas la peine de les envoyer en expédition. Envoyons le Grand-Prêtre-En-Personne !

    - Moi je veux bien, dit Zirfé, qui décidément se prenait de plus en plus pour le Premier Ministre ; mais si on enlève le Grand-Prêtre-En-Personne, il ne pourra plus émettre les ondes antigravitationnelles a-x 24 wc² 44 bis et demi, et les pyramides se casseront la...

    - Et alors ! beugla le Chef en tapant du poing sur sa table transparente (mais il la croyait plus haute, si bien que son poing descendit plus bas, et qu'il se contusionna une couille) – comment faisait-on au début ? On va ramer ! Ressortez les vieux avirons du LXXXIIIe siècle !

    ARÈNKA 18

     

     

     

     

    - Le courroux vous égare, ô Votre Cheftainerie.

    - Possible, mais ça m'occupe.

    - Nous pouvons utiliser les échasses flottantes du LXXXVIe siècle, ce sera tout de même plus moderne, et nous n'aurons plus besoin de ramer.

    - Raison tu as, dit Fézir. Et convoque-moi le Grand-Prêtre-En-Personne.

    Le Grand-Prêtre etc. fit son entrée en titubant. Ce n'était pas un mauvais homme, simplement la religion lui était un peu montée à la tête : il se grattait toujours le nez en commençant par la gauche. Quand il apprit sa mission, il sauta de joie, et la pyramide fit une $

    embardée :

    "Je vais partir en voyage ! Je vais partir en voyage !

    Fézir et Zirfé se regardèrent en haussant les sourcils. Mais le Grand-Prêtre reprit une allure sérieuse.Il écouta le détail de sa mission avec une grande concentration.

    - Ce sera facile, dit-il. Jai le pouvoir de me transporter en plusieurs endroits à la fois."

    Il fit mieux : il rencontra personnellement les dieux de chaque religion connue, s'assit à leur table et discuta avec eux, pour connaître leurs intentions sur le monde. Il s'éleva jusqu'aux profondeurs insoupçonnées du ciel. Il se tint même au point d'où l'on aperçoit l'univers tout entier, comme une lointaine spirale.

    En même temps, il continuait à diriger, sur Arènka, toute la vie religieuse, et devenait de loin presque aussi important que le Chef en Chef. Et pendant ce temps les enfants se battaient dans la rue, pour rire. Ils écoutaient la télévision en direct de Dieu-le-Père. Ils étaient heureux comme des séchoirs à cheveux. Pourquoi les séchoirs à cheveux ne seraient-ils pas heureux ?

    Un jour le Grand-Prêtre etc. se dégonfla et reprit dimensions humaines. Il se grattait le nez, à présent, des deux côtés à la foi(s), avec et sans "s". À toutes les questions sur son voyage spirituel, il ne répondait que par un haussement d'épaules très fatigué, très majestueux. Le Chef en Chef conlut que le Grand-Prêtre connaissait un secret tellement grave que ce devait être là, précisément, le vrai Secret.

    On cessa de l'interroger. On organisa des sessions de méditation collective : chacun sur Arènka se concentrait à la même heure , le mieux possible. Le résultat fut que des pyramides se heurtèrent, d'où un grand nombre de blessés.

    ARÈNKA 19

     

     

     

     

    ...Fézir et Zirfé, longtemps plus tard, se promenaient ensemble, les mains dans le dos, tête basse.

    "Qu'allons-nous faire ? se disaient-ils. Pourtant nous sommes riches, et, mieux encore, nous savons tout.

    À ce moment ils passaient près d'un enfant, dont on ne pouvait savoir si c'était un garçon ou une fille. L'enfant traçait dans le sale un cercle avec un bâton, puis un carré autour du cercle, puis un triangle autour du carré, puis un ovale autour du triangle qui était autour du carré qui était aurout du cercle (c'était un très gros tas de sable).

    Les deux adultes reçuren un choc électrique dans le cerveau.

    "Où as-tu appris ces signes ? demanda le chef.

    - À votre école.

    - Je veux dire, cette façon de les imbriquer l'un dans l'autre ?

    - J'ai trouvé tout seul. Beaucoup d'autres enfants l'ont trouvée aussi, et nous jouons ensemble à celui qui aura trouvé le plus grand nombre de dessins possible.

    - Regardez, Chef" disait Zirfé, le bouffon : "le triangle de Dieu, les points cardinaux, le cercle du Serpent qui se mord la queue..."

    Ils se turent. Au lieu d'admirer, ils devinrent jaloux, et le chef regretta que les prisons fussent abolies sur Arènka : il y aurait fait jeter l'enfant, garçon ou fille, pour insolence. Mais celui-ci ou celle-ci continuait à tracer des signes dans le sable artificiel : cela formait à présent comme un labyrinthe, et malgré soi l'on était forcé à le suivre des yeux.

    On ne pensait plus à rien, mais on se sentait merveilleusement calme et intelligent.

    "Nous connaissons cela, dit Fézir. Ces dessins s'appellent des mandalas. Nous les utilisons pour méditer : il faut suivre un par un tous les détours du labyrinthe avec les yeux. Quand on arrive au centre du mandala, l'esprit du Dieu descend en vous. Cet enfant n'a rien inventé.

    Cependant le fou du chef avait réussi à parcourir des yeux le mandala à toute vitesse. Il se sentit très fort et très intelligent. Il pensa qu'il ferait lui-même un excellent Chef en Chef. Il foutit son poing sur la gueule de celui qui se trouvait précisément à côté de lui, et après quelques manifestations de tunnels (il n'y a pas de rues sur Arènka) devint chef lui aussi.

    L'enfant devint son premier ministre, ce qui fit beaucoup rire. Les lois qu'ils faisaient tous les deux n'étaient pas si mauvaises. Ainsi, les horaires d'école ne furent plus obligatoires, mais comme ARÈNKA 20

     

     

     

     

    les élèves avaient davantage envie de travailler, ils apprirent davantage. On fit en sorte que tout pût fonctionner sans chef ni sous-chef.

    Tout le monde était heureux, grâce aux enfants, qui avaient le droit de faire ce qu'ils voulaient, et qui pourtant ne commettaient pas trop de bêtises, puisque ce n'était pas interdit. Et puis un jour on s'aperçut que tout le monde, hommes et femmes, commençaient d'avoir les cheveux bouclés ; puis ils se voûtaient ; puis ils prenaient une voix de mouton !

    Bientôt ils ne savaient plus dire que "bêêê" et marchaient à quatre pattes, ce qui n'est pas commode pour tenir un cornet de glace. Mais les nouveaux moutons n'aimaoent pas l'herbe artificielle. Les enfants qui n'avaient pas été transformés en moutons heureux s'aperçurent que quelque chose s'était déréglé.

    "Bon, dit l'enfant, plus personne ne s'ennuie, mais tout le monde est devenu bête. Inventons autre chose". Il réfléchit beaucoup avec l'ancien fou du Chef, et ils imaginèrent de remettre en route les pyramides, l'une derrière l'autre, pour quitter la planète et son grand océan de mercure, et visiter toutes les autres, qui avaient déjà reçu les marchands, les militaires, les ethnologues et même le Grand-Prêtre, avec des majuscules, à présent Grand-Bélier au Parc 33.

    Décidement, les Arenkadis les avaient bien fait rire, tous ces habitants d'ailleurs.

    Le voyage durerait très longtemps, puisqu'on connaissait déjà trois cent quarante-six planètes et qu'on en avait découvert cinq cent soixante-huit autres, soit 914 en tout ! Que de fêtes, que de réceptions, que de soirées théâtrales en perspective !

    La planète de mercure, Arènka, resta toute seule. C'est là qu'on va maintenant s'approvisionner pour les thermomètres médicaux du monde entier, et les fusées pour Arèenka ont une forme de thermomètre pour mieux glisser entre les planètes. Les enfants et les adultes d'Arènka visitent tout le monde.

    Quand ils ont fini, ils recommencent leur tour. Il n'y a plus de moutons. On les a mangés. Quand les pyramides volantes descendent l'une après l'autre, on dirait une écharpe qui se pose doucement sur le sol. On mange ce qu'il y a sur l'autre planète, on donne en échange tout ce qu'on a rapporté des longs voyages d'esploration.

    Regardez bien dans le ciel : on dit que les habitants d'Arènka viendront bientôt sur la terre.

    17-6 / 10-8 2031

    LE TEST 21

     

     

     

     

     

    Le rideau est levé.

    Il règne la tension d'une assistance profondément avertie.

    Le spectateur n'est-il pas cet homme assis sur scène à son bureau de fer ? dans un carré de lumière. Il a cinquante ans, le front austère et rogue.

    Les placeuses introduisent le dernier acteur. Des égards lui sont témoignés, puis elles remontent, de part et d'autre, vers les portes dont elles font soudain claquer les verrous. La lumière s'éteint dans la salle.

    L'homme sur scène a baissé les yeux, tiré puis repoussé le grand tiroir central, prend un dossier. Face à lui l'accessoiriste dispose un fauteuil gris, avachi sur ses tubes.

    Sort l'accessoiriste.

    Entre côté cour un secrétaire apportant par le dos une chaise à pieds clairs, pinçant lui-même des lèvres trois feuillets, écartant à bout debras son stylo ouvert : son nom parcourt la salle. Il est très grand, voûté, coiffé court et le front bas. Ses lèvres sont serrées sous les moustaches. Il a un rictus.

    Il ne porte pas de cravate. Mais un chandail gris fer, douteux.

    Il s'est assis près d'un haut fichier à glissière, a posé sa liasse sur les genoux, remplit un imprimé à petits coups.

     

    X

    X X

     

    Le président sort un cigare du gros tiroir latéral, puis se tourne vers les coulisses.

    Bredouillis provenu des coulisses :

    "Vous attendiez ? Qu'est-ce que vous attendiez ? Qui vous a dit d'attendre ?

    Le président range son cigare. Le tiroir se referme avec un bruit mou. Le bredouillis se fait chaotique.

    " Pas du tout Monsieur, pas du tout ! "FRAPPEZ, PUIS ENTREZ". C'est écrit sur l'écriteau.

    Bruit de battant côté cour. Un homme entre de dos, titubant, les genoux lâches. Le public

    LE TEST 22

     

     

     

     

    rit à contreremps. L'inconnu se tourne, les rires cessent. "Nous allons voir" soupire une riche femme. Les murmures s'éteignent. L'homme s'assoit de trois-quart arrière. On le voit mal. Le fauteuil étant éloigné du bureau, il s'appuie des coudes sur les cuisses.

    "Mettez-vous à l 'aise. Un verre d'eau ?

    - Non merci.

    - Nous connaissons votre dossier. Nous vous épargnons "identité, âge, profession"...

    Le fonctionnaire balaie le bureau de ses mains ouvertes, tripote un tampon.

    "Supposons que vous ayez là – il désigne un écran – une forêt".

    Apparition à l'écran d'arbres secs, parallèles, charbonneux.

    "Forêt", répète le secrétaire. Sa voix est nasillarde.

    L'individu s'exclame imprudemment que ce n'est pas là une forêt, mais plutôt des rangs d'oignons, un plant de tulipe... "Un dessin d'enfant !"

    Le président sourit, dédaigneux. "Une forêt, ça respire, ça prolifère..."

    Sur l'écran, tout se passe comme il a dit : une explosion d'émeraude imprégné de soleil, zébré de rameaux torses, jusqu'aux bords de l'écran.

    - Et avant la forêt ?

    L'homme se tasse :

    "J'avance. Un champ labouré monte vers l'horizon. Je marche dans la terre. Au bout, c'est la forêt. J'entends déjà son grondement. Je me hâte.

    " C'est une palissade de troncs blancs serrés...

    - "Blancs" ?

    Le greffier lève la tête :

    - Pourquoi ?

    Il replonge dans son dossier.

    - Poursuivez, dit le Président.

    - "...comme des incisives. Je crois pouvoir franchir – à ce moment, des buissons me barrent l'accès – de hautes ronces, en barricade d'un tronc à l'autre."

    Un spectateur se lève. Il tient son registre au creux du bras :

    "Je voudrais savoir si Monsieur possède une vue d'ensemble de cette forêt. S'il ne peut pas voir, de très haut...

    - Rien dit l'homme, je suis au ras du sol.

    - A-t-elle des limites ? demande le président.

    - Ma forêt ne finit pas. Je ne conçois pas, je n'imagine pas ses limites. La Forêt m'est donnée.

    " J'entre."

    Le Président s'impatiente.

    - C'est très touffu. Les ttoncs se battent dans le vent./

    - Tout à fait normal. La forêt est un lieu sombre; illimité. C'est ainsi qu'elle nous apparaissait.

    Ou bien, dit l'homme, je me redresse le buste d'un seul coup, je me jette les bras tendus, j'ai peur des ronces, qui me griffent, je coupe des lianes, du bois mort coupe mes pieds. J'écarte les coudes, j'étreins les épines.

    L'écran le montre qui perd l'équilibre, reçoit des balafres, un animal passe au premier plan, le public rit.

    Le greffier tend un verre d'eau, l'homme boit puis se renverse sur son fauteuil. Il se cramponne. Reprend une gorgée puis rend le verre. "Entrer en forêt" dit-il. "Entrer en religion".

    Le Président ne répond pas, se tient près de lui, lui prend le pouls. Le patient ajoute :

    "J'ai fanchi le talus. J'entends la forêt qui se referme. Je vais mieux.

    Le Juge passe dans son dos, pose le verre, se rassoit.

    - Je débouche dans un sous-bois. Les arbres sont mal disposés. Des fourrés vont encore à hauteur d'homme d'un tronc à l'autre. Des viornes bombent leurs hernies au niveau du cou.

    "J'entends des guêpes.

    "Je vois des troncs couchés pourris, des fondrières, des champignons glissants. Le regard bute sur les fûts, se perd dans les profondeurs.

    L'homme prend une inspiration :

    "J'ai trouvé ce que je vais faire.

    - Vous auriez pu... - le Président ouvre les bas – découvrir une plantation, bien alignée...

    - Non, non...

    - ...entre des sapins rouges, sur un tapis d'aiguilles... (inscription sur l'écran de ce paysage, le public flaire).

    - Non.

    Le Président tourne entre ses doigts une règle d'ébène aux arêtes de cuivre.

    - Il y a beaucoup de feuilles, dit l'homme.

    Il est soulagé d'un grand poids. L'écran se couvrant de feuilles naïves avec un oiseau, chantant sur une tige, la salle éclate de rire.

    Temps mort.

    Le Président hausse les épaules :

    - Vous débouchez sur un chemin.

    - Je ne savais pas qu'il existait un chemin." L'homme croise les jambes et se met à fumer :

    - Juste un sentier à suivre... (il le trace en l'aur du bout de sa cigarette).

    - Conformiste, dit l'assistant.

    L'homme se retourne :

    - On ne vous entendait plus, le sous-fifre.

    - Seu Ilhães ! tonne le Président. De la tenue !

    L'assistant incline la tête.

    - J'ai inventé ce sentier, dit l'homme.

    - Taisez-vous. Le clope.

    Il l'abat d'un revers de main.

    - Sur ce sentier, bien visible" – inscription sur l'écran – "une clé."

    - Une clé ?

    - C'est bien encombran, Seu Ilháes. Ni petite, ni rouillée – non ! Énorme. Étincelante.

    - J'hésite.

    Au premier rang la riche femme s'indigne.

    - Vous n'avez pas d'idée, fait le Président ? Craignez-vous une décharge électrique ?

    - Précisément, dit l'homme.

     

     

     

     

     

     

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  • La maison du jouir et Para-Conspuation

     

    C O L L I G N O N 1

    É D I T I O N S D U T I R O I R

    Semper clausus

     

    C O L L I G N O N 1

    A R T I C L E S

    É D I T I O N S D U T I R O I R

    Semper clausus

    LES ÉGRÉGORES - LE MAÎTRE DU JOUIR

     

     

    Remarquable contrepied conceptuel dans l'utilisation du matériau théâtral : les Ègrégores, dans Le maître du jouir, représenté pour Sigma en fac de Lettres à Talence, se sont livrés à une démonstration particulièrement convaincante de leur capacité à inverser leur projet scénique.

    Alors que dans Jules César de Shakespeare ils avaient servi avec générosité un texte aussi luxuriant dans sa problématique explicative que dans son foisonnement poétique, La Maison du jouir (c'était celle de Gauguin aux Marquises) met en scène une dramaturgie d'où la phrase et le mot ont été aussi délibérément éliminé que dans le cinéma muet.

    Vêtu d'un improbable costume de marin-explorateur fin de siècle à la Francis Garnier, le protagoniste, rompu à la pratique des arts martiaux, construit dans son espace une relation au corps particuiièrement expressive, dans un effarement permanent. Or cet espace est celui d'une Asie fantasmée, avec ses femmes européennes ou indigènes aux faces resserrées dans des bas de soie remaquillés, son étincelant dragon au corps intérieur hérissé de perches, ses béquillards clopinant qui défilent devant la providentielle pharmacie de campagne de l'Homme Blanc – ses marionnettes géantes ou phalliques.

    Qu'il s'agisse ou non de Victor Segalen importe peu, dans la mesure où nous autres Longs-Nez reconnaissons nos fascinations pour l'incompréhensible Asie, nos attirantes frayeurs : l'Asie est une femme qui s'offre et se refuse, une pelote griffue qui s'agrippe et qu'on viole, entre fumerie d'opium et cimetière au sol trop vert, trop fluo, et ineffablement spongieux.

    Nous assistons de l'intérieur, de notre intérieur, au déploiement inévitable et envahissant de notre quincaillerie sexuelle occidentale, sans pouvoir échapper à nos délicieuses terreurs, hétéro- ou homosexuelles, imbibés que nous sommes par les délices du pays de Chine tout autant que pollueurs par le fait même de nos imaginaires projetés comme un venin délétère.

    Ce qui constitue l'originalité de ce spectacle consiste en un remarquable travail d'expression

    LES ÉGRÉGORES - LE MAÎTRE DU JOUIR 2

     

     

     

     

    corporelle, à un niveau qui s'apparente à la chorégraphie : ce que l'on appelle "construire un masque", ou une "figure" : chacun maîtrise un répertoire à la fois précis et variable à l 'infini à partir de schémas soigneusement caractérisés.

    Utilisation parfaitement pertinente aussi dans le décor des couleurs flashantes – enfin omniprésence inséparable, consusbstantielle, d'une bande musicale et parlée transportant l'auditeur dans une Asie refantasmée jusque par l'oreille – La maison du jouir présentée par la troupe des Égrégores a su démontrer dans l'irrévérencieuse continuité de son inspiration la capacité de surprendre et de captiver un auditoire, qui exprima in fine sa très vive reconnaissance.

    HARDT VANDEKEEN PARA-CONSPUATION 2043 3

     

     

     

     

    Conspuation : beau titre. L'hiatus en [üa] figure si bien le mouvement des lèvres pouor "sputer", pour mollarder, que l'on se prend à regretter la bonne vieille langue des huées : "Cons-puez Tar-dieu ! Cons-puez Tar-dieu !" - dans Les Thibault, je suppose ?

    Beau titre. Mais ensu-ite, bien des choses se gâtent ou s'approfondissent. Les maux sont bien vus, les causes à mon sens mal dégagées.

    Qu'il soit bien vrai que la littérature se meure est à démontrer : la chose se dit depuis qu'il y a des littératures, et Voltaire et Goncourt s'en sont plaints à leur tour et à leur époque ; cependant j'y inclinerais davantage, considérant l'abandon de la lecture, qui n'est pas, comme les commentateurs en chipotent, un phénomène de mode, mais de masse, et sans qu'il soir besoin d'attendre sur x décennies les données de Dieu sait quelle extrapolation statisticienne...

    Rappelont tout de même que Diderot tirait à 700 exemplaires dans un pays d'illettrés... Moi aussi j'ai crue morte la littérature, tant que je n'étais pas publié ; à présent que je le suis, elle me semble se porter beaucoup mieux. Quoique...

    Le fléchissement des mœurs littéraires (et non de la quantité des publications) semble procéder, comme dit Christophe Manon, d'un excès de commentaires ; la littérature étouffe sous la glose. Mais il ne s'agit là que d'un phénomène universitaire ! Quel texte n'a pas été, dès l'origine, glosé ? J'aimerais bien qu'on me glosât... Tout crève plutôt de ce que le critique est aussi, pour sa part, un littérateur – ce qui ne serait encore que moindre mal, si ne venait se greffer là-dessus un jeu de renvois d'ascenseurs...

    Ce qui semble bien plus grave, déjà relevé par Loyen dans La littérature latine tardive, c'est que désormais des professeurs écrivent pour des étudiants et vice-versa, reconstituant le cercle infernal non seulement de la basse latinité, mais de toute la littérature en latin du Moyen Âge. Nous sommes un futur Moyen Âge. Ne l'oublions jamais.

    Le drame est que le peuple, par essence, ne saurait s'intéresser à la littérature. Et qu'il n'existe pas de bon vieux temps – sauf peut-être dans l'Athènes classique. Que celui qui a des yeux, lise, et après nous le Déluge.

    Qu'il nous soit permis pour finir de soigneusement distinguer, chez BHL et chez Sollers, ce qui ressortit au masque médiatique et ce qui relève de la littérature. Que BHL fasse le clown à Sarajevo n'enlève rien à l'excellence de son style oral – Les derniers jours de Baudelaire, sauf le chapitre trois, où la patte du nègre est bien visible, forme un pénible contraste avec les embrouillaminis de je

    HARDT VANDEKEEN PARA-CONSPUATION 2043 4

     

     

     

     

    ne sais quoi "à visage humain" et de la Défense des intellectuels. Bizarre, non ? Même observation chez Sollers, bien qu'il crache dans la soupe, c'est-à-dire sur les femmes – quelle platitude... Il n'aurait plus manqué que Duras, pour parfaire la trilogie des Cibles Obligées. Mais ces trois-là ôtés, qui reste-t-il ?

    Car s'il fallait vraiment taper sur les masques médiatiques de Breton, de Sartre ou de Malraux,une bibliothèque n'y suffirait pas...

    C'est tout pour aujourd'hui, Manon, Yann Houry, mais nous aurions tant de choses à nous dire... Poursuivons au marteau-piqueur, pas toujours au même endroit, mais hardi, bicepsons, bicepsons...

    LES ÉGRÉGORES - LE MAÎTRE DU JOUIR

     

     

    Remarquable contrepied conceptuel dans l'utilisation du matériau théâtral : les Ègrégores, dans Le maître du jouir, représenté pour Sigma en fac de Lettres à Talence, se sont livrés à une démonstration particulièrement convaincante de leur capacité à inverser leur projet scénique.

    Alors que dans Jules César de Shakespeare ils avaient servi avec générosité un texte aussi luxuriant dans sa problématique explicative que dans son foisonnement poétique, La Maison du jouir (c'était celle de Gauguin aux Marquises) met en scène une dramaturgie d'où la phrase et le mot ont été aussi délibérément éliminé que dans le cinéma muet.

    Vêtu d'un improbable costume de marin-explorateur fin de siècle à la Francis Garnier, le protagoniste, rompu à la pratique des arts martiaux, construit dans son espace une relation au corps particuiièrement expressive, dans un effarement permanent. Or cet espace est celui d'une Asie fantasmée, avec ses femmes européennes ou indigènes aux faces resserrées dans des bas de soie remaquillés, son étincelant dragon au corps intérieur hérissé de perches, ses béquillards clopinant qui défilent devant la providentielle pharmacie de campagne de l'Homme Blanc – ses marionnettes géantes ou phalliques.

    Qu'il s'agisse ou non de Victor Segalen importe peu, dans la mesure où nous autres Longs-Nez reconnaissons nos fascinations pour l'incompréhensible Asie, nos attirantes frayeurs : l'Asie est une femme qui s'offre et se refuse, une pelote griffue qui s'agrippe et qu'on viole, entre fumerie d'opium et cimetière au sol trop vert, trop fluo, et ineffablement spongieux.

    Nous assistons de l'intérieur, de notre intérieur, au déploiement inévitable et envahissant de notre quincaillerie sexuelle occidentale, sans pouvoir échapper à nos délicieuses terreurs, hétéro- ou homosexuelles, imbibés que nous sommes par les délices du pays de Chine tout autant que pollueurs par le fait même de nos imaginaires projetés comme un venin délétère.

    Ce qui constitue l'originalité de ce spectacle consiste en un remarquable travail d'expression corporelle, à un niveau qui s'apparente à la chorégraphie : ce que l'on appelle "construire un masque", ou une "figure" : chacun maîtrise un répertoire à la fois précis et variable à l 'infini à partir de schémas soigneusement caractérisés.

    Utilisation parfaitement pertinente aussi dans le décor des couleurs flashantes – enfin omniprésence inséparable, consusbstantielle, d'une bande musicale et parlée transportant l'auditeur dans une Asie refantasmée jusque par l'oreille – La maison du jouir présentée par la troupe des Égrégores a su démontrer dans l'irrévérencieuse continuité de son inspiration la capacité de surprendre et de captiver un auditoire, qui exprima in fine sa très vive reconnaissance.

    HARDT VANDEKEEN PARA-CONSPUATION 2043

     

    Conspuation : beau titre. L'hiatus en [üa] figure si bien le mouvement des lèvres pouor "sputer", pour mollarder, que l'on se prend à regretter la bonne vieille langue des huées : "Cons-puez Tar-dieu ! Cons-puez Tar-dieu !" - dans Les Thibault, je suppose ?

    Beau titre. Mais ensu-ite, bien des choses se gâtent ou s'approfondissent. Les maux sont bien vus, les causes à mon sens mal dégagées.

    Qu'il soit bien vrai que la littérature se meure est à démontrer : la chose se dit depuis qu'il y a des littératures, et Voltaire et Goncourt s'en sont plaints à leur tour et à leur époque ; cependant j'y inclinerais davantage, considérant l'abandon de la lecture, qui n'est pas, comme les commentateurs en chipotent, un phénomène de mode, mais de masse, et sans qu'il soir besoin d'attendre sur x décennies les données de Dieu sait quelle extrapolation statisticienne...

    Rappelont tout de même que Diderot tirait à 700 exemplaires dans un pays d'illettrés... Moi aussi j'ai crue morte la littérature, tant que je n'étais pas publié ; à présent que je le suis, elle me semble se porter beaucoup mieux. Quoique...

    Le fléchissement des mœurs littéraires (et non de la quantité des publications) semble procéder, comme dit Christophe Manon, d'un excès de commentaires ; la littérature étouffe sous la glose. Mais il ne s'agit là que d'un phénomène universitaire ! Quel texte n'a pas été, dès l'origine, glosé ? J'aimerais bien qu'on me glosât... Tout crève plutôt de ce que le critique est aussi, pour sa part, un littérateur – ce qui ne serait encore que moindre mal, si ne venait se greffer là-dessus un jeu de renvois d'ascenseurs...

    Ce qui semble bien plus grave, déjà relevé par Loyen dans La littérature latine tardive, c'est que désormais des professeurs écrivent pour des étudiants et vice-versa, reconstituant le cercle infernal non seulement de la basse latinité, mais de toute la littérature en latin du Moyen Âge. Nous sommes un futur Moyen Âge. Ne l'oublions jamais.

    Le drame est que le peuple, par essence, ne saurait s'intéresser à la littérature. Et qu'il n'existe pas de bon vieux temps – sauf peut-être dans l'Athènes classique. Que celui qui a des yeux, lise, et après nous le Déluge.

    Qu'il nous soit permis pour finir de soigneusement distinguer, chez BHL et chez Sollers, ce qui ressortit au masque médiatique et ce qui relève de la littérature. Que BHL fasse le clown à Sarajevo n'enlève rien à l'excellence de son style oral – Les derniers jours de Baudelaire, sauf le chapitre trois, où la patte du nègre est bien visible, forme un pénible contraste avec les embrouillaminis de je ne sais quoi "à visage humain" et de la Défense des intellectuels. Bizarre, non ? Même observation chez Sollers, bien qu'il crache dans la soupe, c'est-à-dire sur les femmes – quelle platitude... Il n'aurait plus manqué que Duras, pour parfaire la trilogie des Cibles Obligées. Mais ces trois-là ôtés, qui reste-t-il ?

    Car s'il fallait vraiment taper sur les masques médiatiques de Breton, de Sartre ou de Malraux,une bibliothèque n'y suffirait pas...

    C'est tout pour aujourd'hui, Manon, Yann Houry, mais nous aurions tant de choses à nous dire... Poursuivons au marteau-piqueur, pas toujours au même endroit, mais hardi, bicepsons, bicepsons...

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