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  • Les terribles hémorroïdes d'Otto Weininger

     

    C O L L I G N O N

     

    LES EFFROYABLES HÉMORROÏDES

    D’ O T T O W E I N I N G E R

    « Chef-d’œuvre d’inexactitude et de mauvais goût »

     

    « ...dans le grouillant faisandage de la Vienne 1900, où se décompose le compost le plus putréfié de ce que la conscience européenne a généré de plus putride, s’épanouissent aussi bien les efflorescences les plus prestigieuses que les moisissures les plus pestilentielles : Adolf, Musil, Schnitzler, von Teleff. Or ce cadavre gonflé comme une outre devait également, tel le ventripotent Guillaume le Conquérant qui explosa dans son cercueil en un certain mois d’août 1075, inondant de sanie les assistants épouvantés – ensevelir l’Europe sous les débris de son Empire, en un non moins certain mois d’août 1914. Mais la pétarade la plus plate de cette charogne avant qu’elle n’explosât fut le coup de pistolet tiré dans cet immeuble de la Schwarzspanierstrasse le 13 octobre 1903 et dans le cœur du plus illustre (et du plus oublié) représentant de la faisanderie viennoise, OTTO WEININGER.

    « Cette obscénité propulsa le brûlot le plus nauséabond de nos bibliothèque, loin devant Mein Kampf. Cela s’intitulait Au cul les bonnes femmes (Réf. ACLBF). Ce qui se joue à Bourignac avec JÉRÔME LADOUILLE, autant qu’avec OTTO à Vienne, c’est, mutatis mutandis (et non pas « mutate mutande »), cet instant précis, cet horrible instant où le bébé, en équilibre sur la planche à bascule, va dégringoler dans son bain, ou son bac à merde, et s’y engloutir : encore immobile, mais déjà son centre de gravité s’est imperceptiblement, irrévocablement décalé. Or, la masse d’insanités entassées par Jérôme Ladouille en sli peu d’années d’existence n’a d’égale que le prodigieux fatras

    de connaissances ingurgitées, à la même vitesse, par OTTO WEININGER.

    D’où une bouleversante similitude de pensée :

    « Les bonnes femmes, c’est toutes des truies quand a sont vieilles, et des limaces quand a sont jeunes. Les unes qu’a puent de la gueule, les autres qu’a puent du cul. Faudrait que tous ces trous y soyent bouchés », à rapprocher d’OTTO WEININGER :

    « ...les femmes – tantôt des hyènes : les mères, tantôt des soit-disant chatons : les filles. Les unes sont laides, les aures portent des jupes serrées aux fesses. Est-ce que toi aussi cette partie dela femme ne te dégoûte pas ? La nature a incarné là l’impudicité même ».

    (Lettre à Gerber du 17-08-1902) (Traduction Jacques Le Rider, Juriste).

    (Nous ne possédons pour l’instant aucun document précis concernant la santé d’Otto Weininger ; en revanche, un certificat médical nous révèle fort opportunément, sur Jérôme L., ce qui suit :

    « Au repos, 3cm ; en activité [sic] 5 1/2 cm. Testicules : Ø = 1cm ».

    Loin de nous l’idée d’exploiter ce document à des fins démonstratives…

    !

    ! !

     

    ...Voici le moment de prendre en compte, enfin, trop tard sans doute, les indignations de la lectrice (les hommes ne lisent plus : ils « étudient » l’informatique) : « Pourquoi diable » (s’écrierait-elle) vous appesantissez-vous, fille de plombier juif ! sur ces deux personnages rebutants ? » (misogynie, antisémitisme, démangeaisons crurales) – sans oublier leur disparate : un bourgeois raffiné, un inculte parlant cul. Expliquons :

    Par un sombre après-midi de janvier, égaré loin des bibliothécaires en blouse, j’ai découvert dans une crypte un couple de volumes étroitement maintenus par un ruban de tissu gras. Je les empruntai pour quelque temps (deux ans ne sont rien dans la vie d’un livre), et les ayant parcourus, puis lus attentivement, je fus saisie par les rapprochements de ces biographies : c’était en vérité un seul homme en deux formes : ou l’Ancien et le Nouveau Testament. C’étaient des correspondances d’oppositions si indissolublement suturées : aisance du premier, fausse aisance du second ; culture crasseuse de l’un, encyclopédique ignorance de l’autre ; entregent d’Otto, irrémédiable enfouissement de Jérôme. Pourtant, même délires, semblables haines, suicide précoce pour les deux (Weininger avec succès, sombrant dans le ridicule pour le sieur Ladouille). C’était au point qu’on pouvait légitimement se demander si le plus misérable n’avait pas délibérément décalqué dans sa vie obscure les félicités dont le plus avantagé fut comblé, sans toutefois parvenir à ces dernières, faute d’extraction…

    « En relisant, je trouvai toutes les raisons de confirmer et d’affiner cette improbable théorie. Si improbable que cela puisse paraître, il semblait de plus en plus plausible que la biographie d’Otto Weininger fût tombée entre les mains de Jérôme Ladouille, que ce dernier l’eût déchiffré ou se la fût fait lire. Constatant alors leur folie commune, assaisonnée de coïncidences anecdotiques stupéfiantes, il avait résolu de poursuivre de son propre chef ce que le sort avait agencé jusqu’ici, allant même jusqu’à pressentir, du fond de sa boue, l’éventuelle réincarnation de Deux en Un.

    « Ma voie se trouvait tracée : féministe, et femme, ce qui ne gâche rien, je me sentis le devoir de plonger, justement, au sein même de la misogynie, tel un vidangeur dans son scaphandre, afin de racheter ces mâles en inspirant à fond l’épaisseur de leurs miasmes. Pourquoi étions-nous tant haïes ? À quoi bon nous être époumonées à extirper de nous tout le bien-être de la féminité ? l’Ancienne et la Nouvelle Ève se retrouvaient de toute façon traînées dans la même ordure…

    X

    Des parents de Ladouille, père et mère, nulle autre mention que l’alcool, et pour le père, le Bordel, comme nous le verrons. Les gens de cette espèces ne laissent en tradition que des grommellements interchangeables dans l’obscur.

    Nous nous dispenserons (pour les deux familles) des assommants préliminaires généalogo-gynécologiques prétendument éclaircissants dont nous abreuvent les universitaires du commun, ne nous faisant grâce d’aucun protêt devant notaire.

    Les études de Ladouille (Jérôme) se bornèrent à leur plus simple expression. Otto en revanche, excella dans les matières littéraires : les maths et les sciences provoquèrent chez lui d’épouvantables migraines. Hélas, fasciné par la Catastrophe, il devait plus tard s’en servir pour étayer de façon grotesque ses délires de pré-nazillon.

    Fils de bonne bourgeoisie, il posséda le fric et l’entregent de sa classe : sans labeur extérieur, il lui est tout loisible d’accumuler des connaissances, dans la double acception, scientifique et sociale, du terme. Beau cursus en vérité.

    Nous béâmes.

    X

     

    Jérôme, à l’opposé, profitait des rondeurs populaires d’un prolo frotté de gros esprit. Au cours de l’année 1964 (Da-dou ron-ron) il affirme sa position sociale et son éducation en participant au défrichage de 3 (trois) champs de pommes de terre.

    Sans vouloir passer sous le joug universitaire de l’établissement des sources et influences, nous avons établi cependant que Ladouille fut successivement employé chez Graubier, Moulineuf et Compagnargues-Souzibousses.

    En décembre intervint une déchirante révision de perspectives socio-professionnelles : au terme de vingt longues minutes d’angoisse, il abandonne la pommedeterriculture pour le triage des œufs.

    Son patron, Émile Grangeamouches, se félicite de sa ponctualité, de son ardeur pour un travail auquel rien, dans sa formation universitaire, ne l’avait préparé, tant il est vrai que l’intelligence prédestinée sait s’adapter aux circonstances, quand elle ne les provoque pas pour l’enrichissement personnel et protéinique.

    Pour Albert Fudefioul (Mémoires d’un casseur d’œufs p. 28) Jérôme Ladouille est un « brave mec », appréciation louangeuse autant que laconique.

    X

     

    Le choix des œufs forme une une transition tout indiquée vers l’essentiel de ce qui unit et préoccupe nos deux héros : la Misogynie. D’aucuns veulent en trouver l’origine dans telle ou telle attitude désastreuse de la mère. Les génitrices de Jérôme LADOUILLE et d’Otto Weininger peuvent se couvrir très exactement, coïncidence qui ne prouve rien : le propre cousin de JÉRÔME LADOUILLE eût pu contresigner ces lignes révélatrices de Richard, frère d’Otto :

    « Ma mère consacra toute sa vie aux tâches de maîtresse de maison. Elle faisait la cuisine et s’occupait des enfants, malgré sa santé le plus souvent défaillante (…) Mon père la considérait uniquement comme la gardienne du foyer. Mes parents n’avaient pas une vie conjugale intime. Ma mère n’avait ni le temps ni l’envie de mener une activité créatrice ou artistique hors du foyer » - bien sûr, est-il besoin de le rappeler, la merde l’un faisait traîner la serpillière, tandis que la merde l’autre la traînait elle-même… Cela dit, que les Mères ne se mettent pas martel en tête : quoi qu’elles fassent, douces ou rêches, actives ou paillassonnes, elles auront engendré un misogyne ; donc, la misogynie est un instinct, et par là même entièrement justifiée.

    Je laisse à mes lectrices le soin de déterminer le degré auquel je m’exprime. Certains esprits profonds (les mêmes) ne manqueront pas d’objecter que la misogynie provient d’un manque de succès avec les femmes (sous-entendu : « faut vraiment être con »), sans s’apercevoir d’une évidence qui crève les yeux : c’est la misogynie qui empêche le manque de succès.

    ÉTAIT-IL BEAU ?

    « Stéfan Zweig conserve de Weininger une image peu flatteuse :

    « Il avait toujours l’air de quelqu’un qui vient de passer trente heures dans un train, sale, fatigué, les vêtements froissés ; sa démarche était mal assurée, il déambulait le dos voûté, rasant pour ainsi dire un mur invisible, la bouche tordue sous sa fine moustache par une sorte de grimace douloureuse. » - cité et traduit par Jacques LE RIDER, in Le cas Otto Weininger, P.U.F.

     

    ÉTAIT-IL LAID ?

    Lisons le témoignage de Jean Dugond-Grinçault sur Jérôme LADOUILLE :

    « Sa silhouette trapue était pleine de fausse aisance. Son béret bloqué sur les oreilles, ses pantalons à chier dedans, ne le distinguait pas des indigènes. On le voyait aligner les pas de canard, les joues tournées au ciel, ou se vautrer comme un phoque devant les trois vitrines.

    Il avait le front bas et des yeux de cochon.

    Il était on ne peut plus laid. Son rire était d’une connerie mozartienne. »

    (cité et traduit du parisien par B. KOHN-LILIOM in Les effroyables hémorroïdes d’OTTO Weininger, que vous avez d’ailleurs entre les mains.

    ...qui poursuit :

    « ...Il avait toujours l’air de quelqu’un qui vient de se rouler trois quarts d’heure dans le fumier le plus gluant. « Puisqu’on ne m’aime pas » m’avait-il dit, J’ferai chier tout le monde ». Et déjà son père ne pouvait pas le saquer. Un jour ils se sont rencontrés au bordel. Jérôme LADOUILLE en tira un poème, que voici en exclusivité de la Rue du Cule :

    Salut papa

    Commenksava [sic]

    Tu tires ton coup

    Cht’aime pu beaucoup

    Vu qu’cé la même

    Que toi que j’aime

    La prochaine fois

    J’rai aux chiottes »

    Vers émouvants et combien prometteurs, en dépit de l’imperceptible manquement à la rime finale. Déjà cependant son dernier instite, Pierre Caporal, l’accuse de plagiat. On reconnaît en effet

    Ô lac, suspends ton viol

    Et vous, heures pro-pisse…

    Le thème invoqué par LADOUILLE ne manque pas non plus de certaines affinités verlainiennes.

    Nous prions instamment nos lecteurs (et trices) de bien vouloir nous pardonner l’effort élitiste, fasciste et pédophile requis par notre ouvrage, dans lequel, faute de savoir s’il faut rire à vagin déployé ou se monter du col, nombre d’entre vous risquent fort le collapsus hystérocérébral. Mais la vérité vaut bien quelques nausées. Considérons à présent, je vous en conjure, les aspects les plus déplaisants du dénommé OTTO WEININGER ; Nous nous inspirerons largement du volume de LE RIDER Le cas Otto Weininger, P.U.F., 1982, bis.

    ...Otto Weininger vivait seul, et de ce fait eût dû selon le cas nous disons bien selon le cas

    1) se masturber un peu moins

    ou bien

    2) se masturber davantage ( à noter que s’il eût été une femme, seul le premier point eût été envisageable ; certains records sont en effet mécaniquement insurpassables).

    Cependant, chez un homme, si rien ne baise, tout pèse. Le coinçage de la gent féminine d’époque (la nôtre aussi bien) ne permet pas d’autre perspective que le bordel aux premières giclées de purée :

    « Regardez-moi raser anxieusement les murs, le dos voûté, le pas mal assuré, épier jambes et gorges, au mépris de tout commandement moral » - cité et traduit pas Jacques LE RIDER, opere citato.

    ...Hélas, OTTO WEININGER, notre héros à toutes, hélas ! comme nous le pressentions, s’est fourvoyé : Baudrillard assène d’emblée l’axiome de la laideur des organes génitaux. Il est hors de doute que notre auguste Rémois n’ait pris en pleine tronche la fulgurante révélation du Message (inexprimé pourtant !) de l’universel Jérôme LADOUILLE, dont le silence est d’autant plus éloquent : la répugnance du génie pour le coït, « acte animal, répugnant et sale ».

    ²

    ² ²

    Après avoir subi sans broncher leur destin biologique XY, où ils se sont tous deux heurtés à la théorie du doigt pardon du choix féminin, nos héros vont à présent se mesurer à l’Acte Volontaire.

     

    Tout acte volontaire s’accomplit en fonction d’une conséquence, voire d’un retentissement.

    Nous verrons ensemble comment le Poids Sociologique écrabouille l’étincelle, en fonction du milieu d’où elle jaillit. Moi aussi, anch’io, je règle mes compte. Malgré tous ses efforts pour grenouiller au sommet de la pyramide, mon indigne personne retombe à son rang, éternellement, ontologiquement médiocre ; la « coalition », la « conjuration » des hommes n’explique pas tout. Il manque à l’autrice de ces lignes l’aptitude aux rapports sociaux, le salonnisme, mais pis encore ce pognon et ce réseau de relations huppées trouvées toutes cuites dans le berceau des nantis. J’éprouve une profonde pitié pour ce misérable, condamné, sans motif, à pourrir dans sa bourgade périgourdine.

    Il me faut, à moi seule, venger le bas peuple. Mëme si Dieu a besoin de ce dernier pour faire croire au génie. Or ce peuple, je ne l’aime pas. Les hommes, je ne les aime pas. Problème insoluble : sauver l’humanité, par la culture, la littérature, le paradis ? ...la résorption de la Masse en Dieu ? Mais avant d’en arriver là – pouâh ! - tout remuer, tout agiter, surtout s’abstenir de toute solution. Démolir, exalter. Cracher sur les Riches, les Supérieurs, qu’ils disent, de tout mon jet de bave, en Haute Jacquerie. Car il serait tout de même temps de se rendre compte – que tout finit dans le même trou. Or, il se trouve que notre nazillon spermeux se tourmente sur le génie. Le génie ? c’est le Travail.

    Et certes il a travaillé le petit Weininger. L’infirmière aussi travaille. Le manœuvre aussi travaille. Mais le Génie, le seul, le vrai, celui qui réussit, il n’a pas de famille pour le faire chier, ni de gosses pour le faire chier, ni de boulot pour le faire chier. Mais de préférence chez Otto une bonniche pour éplucher les légumes, on la retourne on l’encule, ne pas se tromper - pon ! - un petit coup de surhomme de Nietzsche, un petit coup de Schopenhauer : Chacun trouve en soi cette volonté en laquelle consiste l’ordre du monde (…) - or ce qui m’intéresse, voyez-vous, ce n’est pas le Génie c’est la Recette. Les hommes à qui d’emblée tout fut donné, fric et puissance de travail, les Génies de naissance, si je peux oser ce pléonasme, ne m’en imposent pas. Peut me chaut de connaître la structure anatomique des ailes de l’oiseau, né avec ses ailes, le gros porc ; ce que j’aimerais, ce serait qu’on m’apprenne à voler, à moi qui n’en ai pas, d’ailes. (Subsidiairement, qu’on ne vienne pas, sous prétexte que chacun peut s’élever au génie, me rebattre les oreilles du « génie immanent des masses ». Schopenhauer a dit « chacun », il n’a pas dit « tous ».) Ce qui nous mène tout droit à la question de base, angoissante – die beängstige Frage : Jérôme Ladouille était-il un génie ? Ou bien : aurait-il pu, ou aurait-il dû, le devenir ?

    Ou encore : existe-t-il un génie de la connerie ?

    Qu’est-ce qu’un génie méconnu ?

    C’est un génie sans fric.

    « Mais ne te monte pas comme ça, mon vieux. Otto Weininger n’était pas un génie. Cette notion est d’ailleurs totalement dépassée, dérisoire même. Otto a publié, voilà tout ! ...qu’est-ce qu’un auteur non publié ? C’est un auteur sans fric !

    Je dirai même plus :

    « Qu’est-ce qu’un être nul ?

    - Allô ? Docteur Lévy, psychiatre à Bergerac ? Allô ?…

    * * * * * * * * * * *

     

    Pour Jérôme Ladouille, ce 26 fébriembre, c’est la catastrophe : de retour du marché, où les ventes ont baissé de 0, 54 % (Statistiques commerciales de Bourignac, 1965, t. XIV), Jérôme Ladouille, exaspéré, tire de sa camionnette un panier d’œufs frais, et bombarde, l’inconscient ! une troupe de six femmes largement quinquagénaires devisant sur le trottoir construit à cet effet. Il accompagne son geste insensé d’une apostrophe, restée aussi glorieuse que celle de Bonaparte au pied des Pyramides : « Les bonnes femmes, je les ai au cul ! » (Les Échos du Sarladais semi-septentrional, n° 1204 du 18-4-1965). Malgré sa formulation quelque peu outrancière, déplorée par la rapiéceuse du curé, Madeleine Aubeaufrère, le fond de la pensée reçoit – enfin la glaire ! - l’approbation vigoureuse de Marcel, gérant du « Sarlat-Tapetting-Club », et les félicitations flatteuses – quoique teintées d’une certaine réserve, du second adjoint au Maire, Florian Foutilot, témoin de la scène. « Ça, c’est parlé ! » se serait-il exclamé.

    Certains, et non des moindres, comme Charbon, cantonnier-chef de Pézérac-en-Bauques, affirmèrent avoir entendu ça, c’est tapé. Julien Baisençon, secrétaire de mairie, propose la version à ça, c’est envoyé ! en référence à l’ « envoi » effectif d’œufs (plus ou moins) frais sur les caracos des personnes du sexe. Mais si la deuxième formule porte plutôt l’emprunte d’une vulgarité paysanne assez éloignée de l’univers communicationnel du Sieur adjoint, la troisième, par son amphibologie amphigourique, renchérit de façon outrancière sur les capacités subtiles du locuteur. Nous nous en tiendrons à la formule number one : « Ça, c’est parlé ». Les lectrices dont ces problèmes terminologiques suscitent l’intérêt pourront toujours se reporter à la TCE (Thèse Collective d’État) L’a-t-il dit ? Ne l’a-t-il pas dit ? par A.K. Kreuzenstein, Olybrius Judenmacher et F. U. Kyoushtarbé, quoique certains paragraphes laissent à désirer par leurs aspects un tantinet polémiques.

    Pour JÉRÔME LADOUILLE, c’est la gloire : le maçon Pédemouille l’invite à boire au café des Deux Gonds, 26 rue Burtechouque. Il y consomme un Jus de Fruit.

     

    *

    Hélas, la Parque Lakhésis déroule avec célérité le fil de notre héros. Déjà se profile à l’horizon la douloureuse perspective du Verdebière de JÉRÔME LADOUILLE ;

    Pour échapper à l’équivoque (et imméritée) réputation que lui vaut désormais l’inconditionnelle approbation de l’immortel animateur du Tapetting Club, JÉRÔME LADOUILLE entreprend un long périple en terre ferme, puisant dans les réserves de son salaire : on le voit à Barbac, on l’aperçoit aux Peaubazines-de-Bradeaux, et jusqu’à Souillac, où il découvre les bords de la Borrèze universellement chantés.

    « Ces connards n’ont rien capté » note-t-il dans son journal (dont nous francisons l’orthographe). « À côté de la teub que je trimballe, j’ai deux glaouis, trois autres que tu connais pas » (rapprocher de la lettre d’O.W. du 5 août 1902 à Gerber (Guerbeur, évidemment) :

    À côté de la vie que tu connais, j’en ai deux autres, trois autres que tu ne connais pas (Trad. Jacques Le Rider).

    D’aucuns prétendent qu’une crevaison du pneu avant (dit « pneu moteur »), jointe à l’épuisement rapide de ses liquidités (il payait cash) l’empêcha de pousser jusqu’à Bouyssougnougues. En fait, il s’y serait rendu à pied, aggripé au plongeur-guidon, mais ne parvint pas à contacter Ludwig Trompagnac, le fameux Savetier Fasciste, parti aux bains de mer. Il revint par Trebzac et Calonquevie-les-Bourcradelles. La dépression fut son inséparable compagne de voyage.

    Ainsi Weininger voyagea-t-il également, mais à travers l’Europe – on a du pèze ou on n’en a pas – de Munich à Christiania via Berlin et Stralsund. Le facho, c’était Knut Hamsun. Hélas, la conjonction n’eut pas lieu. Le voyage fut morne : « Je traverse une très mauvaise période, la pire que j’aie connue » (Le Rider, Le cas Otto Weininger).

    Cantat JÉRÔME LADOUILLE , il revint de son équipée dans les sauvages contrées du Lot Boréal dans un état de complet délabrement. Quel changement à son retour ! Plus le moindre salut, plus une allusion à la glorieuse Journée des Œufs.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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  • OMMA

    PHOTO PRISE AU CHATEAU DE CAEN JUIN 2013 JE NE CONNAIS PAS LE NOM DE L'ARTISTE ME CONTACTER POUR LES DROITS MERCI

    C O L L I G N O N

     

     

    OMMA

    Omma. Prononcez ôm-ma. « L’œil, le regard ». Génitif « ommatos ». Ȋle d’Omma, cent wercz de diamètre. Iris aveugle – bouclier d’Iliade.

    Omma flotte sous les brouillards arctiques. Sa pupille est un lac, que perça l’éclat détaché de quelque planète errante ; le choc a fendu l’œil comme une vitre – qui s’est fissurée d’interminables fjords, écartelées de longs golfes aux eaux troubles, et qui désagrégeraient sa circonférence, si l’on tranchait les ponts qui le suturent comme autant d’agrafes.

    Au sud-est l’iris s’est crevé, boursouflant une épaisse presqu’île : le Plateau des Yeux-Morts.

    Oui, je n’ai que dédain pour ceux qui ne sont pas d’ici – qui n’ont pas planté jusqu’au roc leurs racines dans cette terre si peu profonde. Il faut à mon estime des quartiers de noblesse – quartiers de terre.

    Et moi non plus je ne suis pas d’ici – mais j’ai très vite, fût-ce à mon corps défendant, poussé mes attaches, suffisamment pour rattraper l’acquis de plusieurs générations, au point qu’il me semble qu’Omma n’est plus qu’une boule que je puis serrer à volonté dans mes circonvolutions cérébrales.

    Je suis de loin de très avant sur le Continent, où l’on n’a jamais vu la mer. C’est un vaste creux d’argile et de craie où les vignes mûrissent dès septembre.. Un pays chaud et humide où le bonheur suffoque comme une vapeur.

     

    OMMA 3

    Un jour je suis parti pour ce doigt de grès tendu sur la carte vers Omma, cette île projetée au loin d’une simple chiquenaude.

    Là, pas de routes ; on se rend d’un village à l’autre en barque, si la mer le permet. Aussi dit-on « aller en Pélédie » comme «aller au diable » ; les pères en menacent leurs enfants, et les bureaux, leurs fonctionnaires. Un port, autrefois grand, s’ouvre à la base de la presqu’île : un chancre tapi sous un os. Nous devions longer tout un jour cette presqu’île pour voguer vers Omma – c’est au cours du trajet que j’avais fait connaissance d’un garçon de dix-neuf ans, qui fuyait : Léÿnn. Tandis que derrière nous la machine rebroussait chemin sur sa voie en cul-de-sac, nous découvrions notre vaisseau. La rouille en recouvrait le nom. C’était son dernier trajet : après nous, toute liaison maritime avec Omma serait supprimée.

     

    Le premier jour, Léÿnn et moi n’avons pas quitté la rambarde, voyant défiler à lente allure le gigantesque tumulus de cailloux que longeait notre nef poussive. Au droit des hameaux nous voyions les pêcheurs tirer leurs barques plates sur les galets, entre leurs cahutes basses.

    Le soir nous avons relâché à Kyzralèk. Léÿnn se porta volontaire pour décharger les caisses. Je le suivis dans un café de planches, où se trouvaient quelques pêcheurs velus assis sur des billots. Léÿnn s’adressa a eux en une espèce de langage sémaphorique, des doigts, des mains et des avant-bras, scandé de grognements syllabiques. Quand nous eûmes perdu de vue, dans le crépuscule, l’extrémité redressée vers le nord du grand doigt décharné du Cap sur les cartes, un soulagement malsain s’empara de nous tous. Quinze jongleurs, bateleurs, baladins, funambules – des fruits, des cris, de la musique. Le bateau faisait eau de toute part, la pompe fonctionnait jour et nuit. Pendant quarante-huit heures, de panne en avarie, nous avons circulé, flairé l’île, courant d’un arc de cercle à l’autre.

    Onze hommes et quatre femmes en état d’ébriété, lâché dans le navire comme des rats – nous avons galopé, sifflé, hurlé le long de toutes les cursives. Nous avons arraché, bouteille en main, la barre à son pilote, et le navire dérivait. Nous avons embrouillé les cartes, aimanté le compas, et toujours le rhum blanc et les chants fous grand train, les farandoles – et la farine… Six chaises passèrent par-dessus bord. À ce moment, nouvelle voie d’eau… Ça nous faisait rire. Nous formions barrage pour empêcher les marins de descendre pomper. L’un d’eux a brandi sa hache pour nous menacer.

    « Le capitaine est cocu ! À poil ! »

    Le soleil se levait. Les plus ivres ronflaient à même les planches.

     

    Sur le pont, je me suis réveillé le premier. Je me suis mis sur mon séant. L’équipage, les yeux bouffis, avait repris le travail. On balayait les détritus entre les corps étendus par de savants détours de serpillières. Sous moi, machines relancées, le pont vibrait. Le soleil était haut. Je me levai péniblement jusqu’à la lisse.

    Je voyais Omma pour la première fois.

     

    Une immense falaise noire déchiquetait le ciel de ses aspérités, se précipitant dans l’eau par de grands éboulis. Léÿinn vint me rejoindre d’un pas titubant. Nous nous taisions, pénétrés de sensations indicibles, contemplant cette gigantesque muraille couleur de fer, aux clivures acérées, aux pans coupés de failles noires.

    Par vastes cicatrices la roche s’éventrait sur des hectomètres carrés. Une arête plongeait sous notre étrave son tranchant ébréché. Des oiseaux sombres se distinguaient à peine, planant silencieusement comme un vol de vermine. La marche ralentie de notre vaisseau révélait de loin en loin des effondrements en forme de V s’interrompant net, où les moutons gris en équilibre grignotaient des touffes couleur de fer. Deux bergers hirsutes nous lancèrent des quartiers de pierre. Instinctivement, nous nous reculâmes.

    Chacun de mes compagnons se portait à son tour en direction de la falaise. Un oiseau noir rasa les têtes avec un sifflement sourd.

    Nous longeâmes la falaise jusqu’aux premières heures de l’après-midi. Les machines, avariées, ne pouvaient fournir une vitesse supérieure ; des râles mécaniques montaient de l’entrepont.

    « J’entends de la musique » dit Léÿnn.

    Je tendis l’oreille, incrédule ; c’était exact. Le son, faible encore, et intermittent, par-dessus les vagues, ne pouvait provenir que de la côte. En même temps se rapprochaient les premières silhouettes de Wreggen, port principal et seule ville d’Omma – de hauts bâtiments de pierre à ras de l’eau, comme des blocs détachés de la falaise.

    La musique se fit plus précise, indubitable : c’était une fanfare de gros cuivres, où passaient des éclats de cymbales.

    Le front des immeubles ne tenait qu’une faible distance – la ville s’étendait en profondeur, sur les deux rives d’un fjord. Une embarcation nous montra une douzaine de passagers, hâves et déguenillés, qui tendaient les mains vers nous.

    « Ils veulent gagner le Continent, dit un officier, mais ce sont des moutons que nous devons ramener, pas des hommes !

    Léÿnn leur jeta une bouteille de vin qu’ils ne purent atteindre et qui coula – une vedette de gendarmerie vira vers eux – de la barque surchargée montaient des imprécations – la police maritime la remorqua de force vers la côte. Une femme à genoux tirait en vain sur le câble pour le rompre.

    « Bienvenue à Omma », ricana un matelot qui passait derrière nous.

    À mesure que nous avancions la musique se faisait plus triomphale. Une salve de sirènes salua notre entrée dans le port.

    Nous accostâmes. Au pied des murs noircis, le quai étroit grouillait d’une foule en habits vert et brun, aux yeux inexpressifs de poissons morts, poussant des exclamations et tendant des bouquets de plastique.

    Le matelot repassa près de nous en haussant les épaules :

    « Ils n’ont pas changé, à Wreggen !

    Il avait hâte de repartir.

    Devant ces manifestations disproportionnées, nous avions compris, dès de jour-là, que les Ommides étaient à la fois, ou alternativement, les plus sinistres et les plus exubérants qui soient.

    X

     

    Il y a longtemps de cela. Et j’ai tant bu depuis ce soir-là qu’il me semble avoir rêvé. Ainsi dans ma mémoire la salle apparaît-elle longue et basse, alors que nous avons tous pu sans difficulté nous tenir debout sur les tréteaux disposés au centre et sauter tout notre soûl sans heurter le plafond. Mais qu’elle était immense, j’en suis certain.

     

    Nous avions pris place. Léÿnn à présent m’évitait. Il se tenait à l’autre extrémité, au sein d’un groupe où dominait la haute taille brune d’une Ommide vêtue d’émeraude, - je ne pensais pas la revoir. Qu’il était loin ce temps où je l’avais rencontrée, elle, Jrinka, sur le « Stella Maris ». Car c’était elle. Taille d’anguille, sourire aigu, aussi troublante qu’en ces heures de fusillante mutinerie sur cette autre embarcation, et où je l’entraînais par les coursives, tout effilochée de peur, vers la cabine passagère…

     

    Jrinka, je sais que tu te souviens de moi…

    Sous cette apparence que je te vois, je sais que tu n’as pas oublié. Je sais aussi qu’il n’en faudra rien dire.

    Mais quel est ce gnome qui pose sur toi ses doigts courts et spatuleux ?

     

    Assez vite l’espace s’était empli d’une épaisse et tenace fumée de tabagie : fumées de cigares et de rhum, directement importés des tropiques à 5 000 milles juste en dessous d’Omma, sans terre intermédiaire.

    Nous voyions sur l’estrade au niveau de nos têtes à travers les exhalaisons des piments d’importation s’empourprer les paillasses, chanteurs, énergumènes de profession, brassant l’air épais à grands coups d’accordéon, cavalcadant sur les tréteaux parmi de grands essoufflements de saxophones.

    Nous frappions dans nos mains, perdant toute cadence, puis l’un, puis l’autre, avalant de gros bols de punch ; alors, les jongleurs épuisés ressautaient par dessus les tables, et c’était à nous, c’était à toit, à moi, de monter dans les brumes rougies.

    Et nous chantions, nous tournoyions dans les fumées rousses des longues pipes en zinc d’Omma, faisant courir en gigues nos cuisses tremblantes d’échouer.

    J’ai sauté sur les planches. J’ai amusé et j’ai vu s’esclaffer. J’ai vu s’ouvrir les abîmes voraces des gueules pleines de viande et de glace au café. J’ai fait hurler les vieilles et leurs princes, les gigolos d’acier aux profils de poissons, j’ai fait trembler les goitres et craquer les baleines autour des longues tables rapprochées.

    J’ai succédé aux danseurs de tango, aux travestis, aux claqueteurs, aux strip-teaseurs et -seuses – tous parfaitement ivres, je dis parfaitement. Jrinka, la haute femme brune, souriait en face de moi. J’invitai Léÿnn à venir me rejoindre. Il eut un double geste de dénégation et d’encouragement. Je crus comprendre qu’il danserait plus tard.

    Jrinka me racontera mon numéro : ç’avait été mon tour encore, et j’avais composé un résumé fumeux de tant de contes et de pantomimes que ma mémoire n’avait pas résisté : je ne me souvenais que de Jrinka.

     

    Il ne fallait pas que je réfléchisse ; chaque tour entraînait l’autre sans autre règle que la pente de l’ivresse.

    Je devais être le seul sélectionné. Le seul qui ait survécu, « surnagé », comme ils disent – je ne me souviens plus que de leurs noms, parfois du numéro qu’ils donnaient ce soir-là.

    C’étaient des hommes du sud, des hommes de mon pays, amenant avec eux par-delà l’océan ce parfum de vin sucré qui devait sur moi s’éventer si vite – cette odeur que je cherche encore chaque fois que je pousse la porte d’un nouveau bouge – je leur avais tout volé sans vergogne, cousu tous leurs tours bout à bout. Les grimaces seules étaient de moi – et plus que je n’aurais cru.

     

    Quand je fus rassis parmi vous, Ommides, vos faces avaient l’aspect de museaux de tanches. Et même,on ne voulait plus tant rire. Tous désormais s’amusaient entre eux,pour eux seuls. Nous étions les jouets de nos sombres vies.

    Il y avait sur mon assiette de la viande et des pommes. J’avais commandé la boisson d’Omma, cire et cidre mêlés : l’outcham. Je sentais pour la dernière fois dans mes côtes les coudes de mes compagnons, de part et d’autre. Nous avions beaucoup fumé l’herbe dOmma, si âcre et enivrante – un tabac de lin. Et m’inclinant un peu je voyais le visage de Jrinka, animé par l’outcham, et qui levait pour boire sa corne montée sur deux tiges de fer. À mon tour je brandis ma coupe, Jrinka ne m’aperçut pas, je ne parvins qu’à faire jaillir l’alcool crémeux sur l’épaule de mon voisin, qui d’un regard expressif me montra, écrasé dans la fumée parmi la foule, ce petit homoncule à côté de Jrinka, dont il ceignait la taille du bras – une espèce de gnome, au front énorme et chauve.

    Derrière ses lunettes de fer, ses yeux ne me quittaient pas, chargés d’ironie. Ce qui me répugna surtout, ce fut son menton – rond comme une boule d’ivoire, tout aussi glabre, tout aussi luisant, suintant de quelque sauce malpropre.

    Ses yeux n’étaient qu’intelligence – il me fut impossible de le mépriser – il fallut me hausser dès le premier instant jusqu’à la haine.

    Un mouvement se produisit sur ma gauche, N. se décala, remplacé par l’Ommide, je ne revis jamais N. :

    « Tu veux savoir. Moi dirai à toi.

    L’Ommide écorchait le djungo avec un épouvantable accent noriilsk – je vidais alors une quatrième coupe d’outcham.

    « Eux mariés, lui très jaloux, me dit l’Ommide.

    Je me tournai vers lui, il avait un profil de poisson, je les confondais tous – seslèvres épaisses dégageaient,mêlée à l’outcham, une haleine d’algue. Je lançai vers Jrinka un coup d’œil soupçonneux.

    « Combien ? ai-je demandé, depuis combien de temps sont-ils mariés ?

    L’Ommide écarta plusieurs fois ses phalanges palmées: douze ans d’union ?

    - Dhan, oui.

     

    Autour de nous le vacarme atteignait des proportions sauvages. À l’autre bout de la tablée, très loin, un chœur d’Ommides scandait sur le bois un lourd cantique à la vinasse d’importation.

    « Le nom de lui, Glomod. Lui très jaloux.

    Glomod porta un toast dans ma direction, accompagné d’une grimace qui se voulait affable. Il me montrait sa femme semblait-il, puis me désignait avec un clin d’œil horrible, et cependant je distinguais sur le sein de Jrinka ses doigts de crapaud aux boules glaireuses, il tenait, en levant sa corne, un discours interminable et parfaitement inaudible, Jrinka me regardait.

    « Lui, guérir.

    - Médecin ? Doktior ?

    - Il n’y a pas de médecins à Omma.

    Léÿnn m’avait rejoint. Il n’avait pas bu :

    « Il n’y a que des guérisseurs.

    - Guérissûr, dhan, dhan ! Hospitall !

    Quatre gaillards en bottes avaient escaladé les tréteaux devant nous. J’y reconnus un certain R. T. Ils lui apprenaient le Pas des Basaltes d’Omma.

    La trépidation était telle, parmi les hurlements scandés et les battements de mains, que les cornes d’outcham sautaient sur leurs hampes doubles tout au long de la rangée de tables.

    L’Ommide se versa un plein cruchon d’outcham, qu’il avala dans un gloussement :

    « Eux guérir bergers.

    Je me tournai vers Léÿnn avec exaspération : il avait disparu.

    « Dhan, dhan ! hurlait l’Ommide, toi compris – il but le verre d’un voisin ivre-mort qu’il fit tomber du coude sous la table - nous, avoir langue autrefois, vous, du Continent, l’avoir prise ! Glomod pas d’accent !

    - Il a l’accent nain, hoquetai-je.

    - C’est ça, c’est ça, beuglait l’Ommide hilare – il s’abattit sur ma poitrine en sanglotant, me faisant des serments d’amitié : Glomod, spétsialist, cœur, siertsé, sauf le cœur il ne sait rien, tu m’entends Djungo, rien – mais tu peux avoir besoin de lui.

    On n’avait plus rouvert les fenêtres. L’air était devenu irrespirable. Près des toilettes, une vingtaine de personnes des deux sexes attendaient leur tour en braillant, tambourinant sur les portes – Glomod sur son siège se dandinait d’une fesse sur l’autre, il semblait chantonner, son bras n’avait pas desserré son étreinte sur le torse de Jrinka.

    « Tu peux avoir besoin de lui » répétait l’Ommide, d’une voix sifflante – le climat n’est pas bon pour un Continental – pour un Djungo comme toi. « 

     

    Il lâcha prise enfin, mon nouveau voisin me tendait une cigarette atrocement amère - à présent je sens l’algue et le lin brûlé, comme tous. Quand je revins à moi, c’était l’aube, sans doute, ou bien le crépuscule,  c’est-à-dire qu’on avait éteint les lumières, puisqu’on ne pouvait signaler autrement, sous ces latitudes, le lever du soleil, le commencement légal d’un autre jour.

     

    X

    Je sentis qu’on m’appelait par mon nom, mais ma tête semblait définitivement collée au bois de la table. Au prix d’un effort surhumain je parvins à la soulever. La salle était déserte.

    Un balai s’agitait vers le fond.

    - Djennaïm ?

    Je me redressai. Jrinka et le gnome se tenaient debout près de moi, Glomod souriait de toutes ses dents, qu’il avait jaunes, petites et pointues. J’eus un moment de recul, son sourire s’accentua horriblement, je me redressai sur mes coudes, ils se mirent à rire.

    - Endormi ? grimaça Glomod.

    - Désigné, disait Jrinka – vos camarades vous ont élu, à l’unanimité.

    J’avisai derrière moi, sur le sol, une caisse percée de trous d’où sortait par intervalles un vagissement mécanique. Jrinka suivit mon regard :

    - À l’unanimité, reprit-elle. Vous serez affecté aux Zones-Vertes.

    - Et pendant vos loisirs, préposé à l’inspection et à l’entretien des ponts ; très important!chuinta le gnome.

    En fait, il n’était guère que d’une tête plus petit que son épouse. Je ne pus m’empêcher de contempler l’énorme bague d’émeraude qu’il exhibait au médius de la main droite. À ce moment la caisse manqua basculer. Glomod le gnome pencha vers elle son corps bossu – fit glisser le couvercle.

    - À ce propos dit-il nous voudrions vous présenter – tirant du coffre un corps tout replié – le jeune Nourlik.

     

    Il le dressa sur ses béquilles dépliées – c’était un garçon de douze-treize ans, surchargé de chandails. Vers le haut du visage, au-dessus de la couenne des joues, fendus comme les lunettes en bois des Samoyèdes, les yeux avaient ce bleu gris doux des lacs d’Arkhangelsk où flotte le givre avant la prise des glaces.

     

    La créature me sourit.

    Épaules soulevées jusqu’au mitan des oreilles, jambes nues ballant dans le vide – grêles – glaireuses – directement ramenées sous l’abdomen comme des pattes atrophiées d’insecte – il tient sans aide en équilibre sur ses béquilles aux embouts aplatis – Glomod a claqué le couvercle. J’ai sursauté.

    - Voici ton fils, dit Jrinka. J’ai répondu c’est faux, c’est faux. J’ai ôté mon coude de sur la table – j’avais dormi longtemps – la salle affreusement briquée, et toutes les fenêtres ouvertes dispensant une infinité de courants d’air.

    - Avoir un enfant, Djennaïm – dit Jrinka – est quelque chose d’absolument horrible…

    Glomod essuya une larme.

    - ...ces soins obsédants, cette attention sans trêve, tout cet amour obligatoire et qui détruit…

    À ces mots elle pâlit atrocement.

    - ...Sur cet échafaudage de trahisons, poursuivit-elle, se bâtit la mort et pour finir, l’enfant vous hait à son tour. L’enfant s’en va et ne vous laisse que vos propres ruines…

    Glomod pleurait. De grosses larmes convergeaient vers son menton graisseux.

    - Or sachez-le, reprit Jrinka, il n’est chez nous, à Omma, si petit employé, si fruste, qui n’ait compris la leçon des leçons : que la Fonction de Reproduction constitue pour l’Humanité la Malédiction Suprême.

    - Le peu de naissances qui parvient à franchir les innombrables barrières de la contraception – ce peu-là – dix pour cent de la population, dit Glomod

    - ...nous l’exilons, nous le parquons en Zone-Verte.

     

    L’infirme avait tout écouté sans sourciller, les mains clenchées sur les béquilles, oscillant dans son sourire couenneux et illisible.

    - Vous serez chargé de la couverture de ces Zones-Vertes, dit Glomod, seul de votre espèce, hors de toute hiérarchie.

    Le visage de Jrinka s’était progressivement décomposé tandis qu’elle ne cessait de regarder l’infirme à la dérobée – son fils – le mien peut-être.

    - À vos côtés, dit-elle, ses atrophies, ses excroissances, témoigneront de notre impitoyable Révélation. Car nous aussi, il y a très longtemps, nous avons été détestés.

     

    X

     

    Pour inspecter les ponts, Léÿnn vient avec moi.

    Quand nous avons fini d’éprouver la solidité des passerelles qui agrafent l’une à l’autre les côtes dentelées des fjords, nous montons vers les Serres de Basalte, ou sur le Plateau des Yeux-Morts.

    Léÿnn ne respire qu’au souffle des vents forts. Il a souvent parcouru l’itinéraire unique de la Ligne Maritime, celui qui cerne l’île comme un bord de paupière, mais aussi toutes les lignes désaffectées qui cherchent les derniers moutons du fond des fjords et les déposent, celles que l’on commande plusieurs jours à l’avance à la Capitainerie de Wreggen – et l’on embarque alors sur un rafiot qui fait eau et que pilote un marin taciturne au profil de poisson.

    À terre, Léÿnn reconnaît la pierre taillée à la mesure du poing, parmi les éboulis des anciennes moraines. Il se dirige avec exactitude au sein du vieux réseau des vallées sèches, jusqu’au ras de l’eau grise et morne.

    Il herborise. Il se courbe et recueille la pierre ou l’herbe dans un sac de toile blanche compartimenté qu’il porte à l’épaule.

    - Silex articulé, dit-il.

    J’arrête ma Jeep au sommet de l’escarpement. Tout en bas le pont luit dans l’eau, traînée de bave brodée par l’écume. La route sans bitume s’enfonce en tournant au cœur de la déchirure.

    Nous courons sur la pente qui coupe les lacets. Léÿnn dérape et se reçoit sur ses bras tendus en arrière. Je voudrais baiser chaque écorchure de sa peau blanche. Nous tombons en nous étreignant au milieu des pierres dévalantes.

    Ou bien la route abandonnée s’achève en éventail au ras de l’eau sur les galets.

    Nôus marchons sur les troncs couleur d’ocre ou d’ivoire, tendant les bras en balancier.Le plancher arrondi respire au gré des vagues, on perd l’équilibre, le cœur se décroche. C’est l’occasion encore de lui saisir la main ou l’épaule – du sel attaque la peau des paumes – je compare au froncement félin du tigre blanc disparu des plateaux les plis délicats de son nez. Il faut franchir ainsi cinquante à cent mètres sur l’eau.

    Devant nous l ‘océan soulève les troncs lourds. Nos pas les renfoncent et l’eau gargouille sous nos bottes.

    Au bout des passerelles nous amarrons les troncs à des pitons rouillés. Il y a près des rives une provision de pitons neufs dans des cabanes. Léÿnn maintient la tige, que j’enfonce à coups de pierre. Si la mer est trop forte nous restons au sommet des falaises ; le pont tangue d’un bord à l’autre, long serpent crucifié.

    Au niveau des Yeux-Morts les ponts s’interrompent. Jamais la route n’a suivi ces bords escarpés.

    Depuis les Longues-Pentes la vue plonge sur un éventail de serres noires et vertes où rocs, prairies, forêts alternent en déchirures désolées. Un banc de brumes évoque la Saignée, qui sépare le Plateau du reste de l’île, et plus loin encore, plus haut que nous, par-dessus les nuages, le rebord continu des Yeux-Morts.

    Léÿnn me conduit vers les près les plus exposés. Il cueille les ramyes, les stessilores, observe les élytres d’un ptéral fossile, retrouve, dit-il, au creux de sa paume l’exact contour de la pierre des paumes de ce temps-là – puis il dresse la tête, prend le vent.

    Parfois, nous montons aux Yeux-Morts. Le paysage le plus nu de l’île. Une table d’herbe et de roc, des avens qui s’évasent traîtreusement sous les touffes d’enkystes. Des ronces. Des moutons. Du vent.

    Le sol se dérobe à l’emporte-pièce : d’un pas sur l’autre, un trou d’eau circulaire, d’une centaine de doughs de diamètre, profonds de dix dès le bord. On ne retrouve jamais les corps. Dans la section sud-ouest, des panneaux de métal neuf, incongrus, signalent : ATTENTION, GDOURS.

    Ce sont ces trous d’eau noire qu’on appelle « les Yeux-Morts ». Les quatre plus grands dépassent dix kilomètres de circonférence, et possèdent un déversoir naturel : au nord le Tchviek, au sud l’Odmarsoum. Le Tchviek se précipite dans la mer par une cascade ; l’Odmarsoum se reperd. On lui soupçonne une résurgence sous-marine.

    Léÿnn possède la prescience des gdours. Il sait indiquer leur distance et leur direction. Je le suppose capable de capter de très loin l’odeur de l’eau : jamais un mouton ne tombe dans un gdour. Les accidents humains restent rares : les bergers ne quittent guère leurs gourbis, qu’ils appellent hezzevoud. Léÿnn tient parfois avec ces représentants d’une civilisation déchue de longues conversations, à base de signes e d’onomatopées, qu’il ne traduit jamais.

    Nous repérons, sous les herbes, les vestiges circulaires de ces abris de pierre d’où les Ommides du Xe siècle tiraient à l‘arc le mouton noir : la flèche entraînait une corde, on ramenait la bête, puis on l’achevait à la pierre – crainte des loups.

    Les loups et les moutons vivaient alors en parfaite symbiose. Mais les ovins, pousse à pousse, ont dévoré les forêts ; les loups, faute d’abri et de nourriture, ont disparu.

    Les derniers bergers, plus clochards que pasteurs, subsistaient sous leurs huttes de quelques fromages, pris sur la vingtaine de bêtes qu’ils pouvaient reconnaître. On ne les acceptait pas à Wreggen. Leur marché se tenait à Bilama, près des portes sud-est. Ils ne harponnaient plus, dépensant en gros tabac les bénéfices de leurs schilboms crayeux.

    Quelques hameaux crayeux souillaient le flanc sud-ouest du plateau. Les bêtes de ce coin restaient chétives, souvent traites, souvent tondues. Les chiens, galeux et veules, ne connaissaient que les six pas menant du feu de crottes à leur écuelle.

     

    Nous rencontrions parfois Glomod sur la route ; il assurait la consultation des femmes à l’odeur de chèvre. Les enfants eux-mêmes refusaient de suivre leurs pères sur le plateau, lorsqu’ils se décidaient à traire. Glomod leur apportait la nourriture dans une camionnete. Il emmenait avec lui Nourlik, l’infirme, à qui ces déshérités adressaient des signes de connivence. Puis il gagnait, dans son véhicule au cul carré, les chemins pierreux des hauteurs.

    C’est là qu’un jour Léÿnn et moi fûmes témoins d’une scène extravagante : Glomod contourna la camionnette pour tenir la porte à son fils. Nourlik descendit péniblement, appuyé sur ses béquilles, que son père soudain faucha d’un revers de son pied bot. La plaisanterie leur parut drôle. Ils se mirent ainsi à se poursuivre, Nourlik propulsé comme un crapaud sur ses membres antérieurs arqués, le père boitillant en cercles autour de lui, l’agaçant de son pied crochu. Cruauté folâtre !

    Les bras du fils formaient avec le corps deux angles droits rigides comme les articulations d’un jouet à ressorts. Son rire grinçant nous parvenait à travers le vent. Nous ne pouvions détourner les yeux.

    Puis ils se sont promenés, reprenant haleine, en regardant la mer au bas de la falaise, Nourlik bondissait avec raideur, Glomod boitant à son côté.

    Avant de disparaître dans un creux de terrain, Glomod se retourna pour nous faire un signe du bas. Nourlik ne nous regarda pas.

     

    Nous les avons revus : près des gdours, sur les crêtes, au fond des prairies déprimées. Glomod nous saluait toujours avant de partir. Le moteur de la camionnette retentissait : Glomod reprenait sa tournée parmi les Bergers. Ils ne se comprenaient que par gestes : l’ommadhi passait mal entre leurs dents atteintes. Glomod leur portait des fruits et du grain.

     

    X

     

    Les Zones-Vertes occupent une inclination des prés, qui montent en ondulant vers le bord des falaises. Les enfants accourent vers moi, levant les bras, agitant sur leurs têtes une oriflamme. Leur troupe rabat ses ailes sur moi, s’abat devant mes pneus – je reçois près des yeux une touffe d’herbe humide.

    Ils me reconnaissent.

    Ils me font triomphe.

    L’ovation se prolonge : ils jouent.

    Le sentier s’achève, les ornières s’effacent, mes roues dérapent sur l’herbe, et je me sens poussé plus loin, je suis extrait, porté par tant de mains fragiles dont la multiplication me maintient par-dessus la prairie.

    On me relâche.

    On s’éloigne.

     

    Honteusement cachés dans les crèches et dans les écoles, ils circulent en autobus clos ou serpentent par deux au pied des gratte-ciel. À dix ans, ils sont expédiés aux Zones-Vertes, où leurs parents ne les visitent plus.

    « Djennaïm ! Djennaïm !

    Ceux-ci viennent pour moi ; ils glissent et dévalent sur les bosses d’herbe.

    Ils me tirent par la veste.Dans le coffre j’ai apporté une peau d’ours, un Zorro du Continent, trois masques de danseuses.

    - Attendez !

    Trop tard. Ils ont trouvé mon Grand Masque à deux jambes. Ils se poursuivent à demi-costumés sans m’attendre. L’herbe trempe leurs pieds. Le masque bipède chavire. J’installe mes tréteaux.

    J’improvise. Il y a des morts, parfois de l’amour.

    Quand ils sont fatigués, je leur montre les marionnettes – je déteste les marionnettes.

    Je chante. J’imite. Ils s’asseyent sur l’herbe qui fume au soleil, je leur parle du Roi Arthur et de son sanglier magique, je leur récite du Claudel, qui a toujours un grand succès comique.

    Je comparais devant leur tribunal. Ils comparaissent chaque jour devant moi. De la voix, du geste, je cherche à les capter – sources, gibier. Ils se livrent tous plus qu’ils ne pensent, moins à coup sûr que je m’imagine. Bien sûr, je suis le prisonnier. Leurs dents rient sous leurs lèvres rouges. Le vent frissonne sur les herbes. Les enfants n’ont pas froid.

    Je fais Tarzan. L’hippopotame. Le Roi Noir.

    Voici la contrebasse et la trompette.

    « Saute, Djennaïm, fais-nous Mozart, fais-nous Beethoven !

    Je plisse le front, gonfle un menton beethovénien. L’électrophone à piles tourne sur l’herbe, les pit-pit pépient sur la Petite Musique de Nuit, le vent traîne ses pieds au milieu du Credo. Ils applaudissent et se renversent, trempant leur torse de rosée. Ils rient, et c’est de moi. Je suis au comble de la joie.

    Mais j’aime aussi tous ceux qui rêvent. Ce sont les mêmes. Ils suffit qu’ils me voient remonter à longs pas le talus vers l’autel au bord de la mer. J’ai revêtu la cape noire désuette qui fait s’envoler les corneilles ; le vent rebrousse mes cheveux. Rien de plus respectable, de plus ridicule. Rien de plus véritable que la scène.

    « Djennaïm, l’ours, encore l’ours !

    Je danse devant eux. Ils éclatent de rire.

    J’écarte gauchement les bras, leur grogne en langue ourse mes grognements perplexes.

    « La tyrolienne, Djennaïm !

    Je lance éperdument mes coups de glotte, pousse un gros rot : ils rient. Le vent frémit sur l’herbe bleue. Les enfants n’ont jamais froid. Ils sont devant moi comme l’Amérique, en cette terre verte et lointaine où les enfants ne représentent plus, comme l’a dit Glomod, que dix pour cent de la population.

     

    Wreggen déporte ses enfants ; ses murs noirs et luisants plongent dans la fange des canaux.

    « L’air est malsain », disent les habitants.

     

    Le Continent nous a abandonnés, confirmant le phénomène de dérivation. Nous sommes devenus en fait indépendants, face à notre lente immersion ; les Continentaux ne nous en imposeront pas.

     

    Je n’ai pas brisé la ronde. J’ai pris avec moi cinq ou six spectateurs apitoyés. Nous avons tourné en rond de notre côté, les autres se sont progressivement arrêtés. Je crois bien que j’étais ivre ce matin-là, ayant pris l’habitude de ne pas conduire sans ma flasque d’abricot.

    Je dansais tête renversée, et tous m’imitaient. Tous riaient.

    - Qu’est-ce qui te fait le plus rire, Djennaïm ?

    Mon indignation eût été bien plus grande si les éducateurs avaient voulu eux-mêmes initier les enfants aux Danses de la Conquête.

    Il me semble les entendre d’ici, les éducateurs, avec leurs injonctions débiles :

    « Placez les bras… Allez les filles… on sourit les museaux ! » ...en langue prÿ-lê !

    Auraient-ils seulement pu s’imaginer, « Jérôme » et « Louise » - ! - que les prêtres de ce temps-là tenaient à honneur de ne point prononcer une syllabe durant les leçons d’attitude ? On rectifiait les pas sans mot dire, avec une baguette de gandhu.

    ...Quant à Nourlik, il ne s’est toujours pas présenté.

    J’espère qu’ils oublieront.

     

    Un coup de sonnette me jette à bas du lit. Je me précipite, j’ouvre, la rue est noire. Je manque buter sur une caisse : c’est lui.

    En jurant, je le tire au centre de la pièce.

    Nourlik fait lui-même coulisser le couvercle et se trouve debout devant moi, ballottant sur ses béquilles et parfaitement éveillé, béat. Je me gratte furieusement le cuir chevelu, je tourne les talons :

    « Attends-moi. »

    Effondré, je me lave, je m’habille, je mange. Il n’a pas bougé.

    Il se balance.

    Il me suit de lui-même, traînant sa boîte au bout d’une corde reliée à sa béquille, et s’accroupit près de moi sur le siège comme un chien, le nez haut, babines retroussées.

     

    L’assistance ce jour-là fut particulièrement fournie et hilare. Léÿnn se tenait à distance.

    - Je ne pensais pas qu’ils oseraient, me dit-il.

    En fin de journée, comme j’invitais Nourlik, en détournant les yeux, à reprendre sa place, il refusa obstinément. Je m’installai, embrayai – en vain. J’allais, surmontant ma répugnance, l’empoigner de force, me promettant de me doucher longuement à l’arrivée, lorsque Jrinka surgit au volant d’une quelconque voiture de sport. En un clin d’œil, Nourlik se laissa retomber tout replié dans sa caisse, dont il referma sur lui le couvercle. Elle l’eut rapidement soulevée sans effort apparent et replacée dans le coffre arrière. L’automobile s’éloigna en virant, creusant l’herbe boueuse.

     

    Le lendemain, je me lève dès six heures. Je me tiens près de la porte, un livre à la main. J’attends une heure, sans comprendre ce que je lis. Sept heures, rien. J’ouvre la porte, et manque recevoir dans l’œil le doigt de Jrinka pointé vers la sonnette. Je m’aperçois alors que j’ai négligé de me vêtir. Jrinka me jette un regard méprisant et me plante là :

    « Vous allez être en retard, M. Djennaïm.

    Je rentre la caisse. Il pleut à verse. Nourlik accepte un bol de chocolat, qu’il oublie plein au bord de la table.

    Aucune cuite n’avait jamais dépassé en intensité celle que je m’administrai ce dimanche-là dans les bars souterrains les plus mal famés de Wreggen.

     

    Le lundi matin, je suis prêt.

    Jrinka cette fois-ci m’attend, un large sourire aux lèvres.

    « Voulez-vous m’aider à transporter la caisse ?

    Je la lui avais vu soulever sans effort. Je m’exécutai posément.

    Quand Nourlik se fut dégagé avec son habileté coutumière, Jrinka s’assit dans un fauteuil et croisa les jambes fort haut avec décontraction :

    « Vous avez bien un quart d’heure ?

    - Je n’en peux plus.

    La phrase m’échappe.

    - Nous vous devons une explication.

    Nourlik acquiesce en accentuant, s’il est possible, son air béat.

    « Montre-lui, Nourlik.

    Il dégringola plutôt qu’il ne se laissa glisser de ses béquilles, et déjà s’affairait autour de sa caisse, sautant de tous côtés comme un crapaud, tirant et poussant des manettes. Au fur et à mesure, je voyais sortir de la boîte une quantité de compartiments fermés sur le dessus, prenant le jour par des carreaux de Plexiglas latéraux, émettant même une forte luminescence.

    Je reculai mes pieds sous mon siège.

    L’ensemble avait pris la forme d’une espèce d’araignée de plastique aux membres brisés, qui étirait ses pattes dans toutes les directions.

    « Il peut lui donner d’autres formes à volonté ».

    Nourlik s’exécute : c’est à présent une sphère translucide – un anneau horizontal. Nourlik se hisse prestement et disparaît.

    « Jetez un coup d’œil à l’intérieur.

    Je m’accroupis sur l’orifice du dédale, scrute les parois immaculées. Partout des miroirs, des cadrans de télévision. Des sièges à quarante centimètres du sol, des portes coulissantes, un appartement tout entier à sa taille.

    Un rire dans mon dos : Nourlik est ressorti par une porte dissimulée. Il se tient debout sur ses béquilles : un tentacule de la boîte magique est passé sous ma chaise. En guise d’allégresse, Nourlik pivote sur ses poignets, accomplissant une rotation parfaite.

    « Vous voyez ? me dit Jrinka en se levant, nous ne sommes pas des bourreaux.

    Elle nous laisse seuls.

    Le monstre, à présent en confiance, replie son habitacle et s’y glisse en me lâchant d’une voix de flûte fêlée :

    - Je ne suis pas non plus si bête que j’en ai l’air.

    « C’est papa Glomod qui a tout fabriqué, ajoute-t-il. Tu m’emmènes ?

    - Bien sûr.

    - Je ne mange pas.

    - Tu ne manges pas ? …

    - ...Aux Zones Vertes, dit-il en plissant les yeux.

    - Tu n’es pas mon fils.

    - Tu n’as jamais connu ma mère, dit-il.

    Nourlik referme le couvercle coulissant.

     

    Pendant le trajet, j’enclenche à toute force une radiocassette de musique de danse.

     

    Désormais, mes représentations se ressentaient de la présence de Nourlik. Je devais me surpasser. J’enchaînais les numéros avec un brio désespéré. L’auditoire frappait dans ses mains. Nourlik, à mes côtés, multipliait grimaces et tours d’adresse : sauts, équilibres, rotations – il atteignit les dix-sept tours sur lui-même, se rattrapant à ses poignées : les béquilles n’avaient pas bougé d’un millimètre.

    Léÿnn se tenait à l’écart, muet, laissant échapper aux meilleurs moments un rire mécanique.

    Ensuite, Nourlik n’avait plus d’yeux que pour moi. Mes moindres gestes et intonations, je les sentais épiés, couvés, accaparés par ces deux fentes bleues à demi-recouvertes de couenne. Il restait là à me toucher, je sentais son odeur grasse, la sueur de ses poings toujours crispés montait vers mes narines. Jrinka avait eu le tact de ne plus me le confier qu’à mi-chemin, dans un bistrot faiblement éclairé au néon, en plein brouillard ; c’était encore trop. Je devais obtenir peu après de le trouver seulement sur place, où on le déposait chaque matin.

     

    Bientôt Léÿinn n’assista plus à toutes les séances.

    Par crainte de désobliger l’infirme, je lui avais laissé prendre des libertés. Désormais il émettait ses jugements à haute voix, se mouchait d’une main, donnait le signal des applaudissements ou des sifflets.

    À une réflexion de ma part, cela devint bien pis : il se laissa glisser au sol, prenant à mes pieds l’aspect d’un crachat. Levant la main pour me prendre la cuisse, il resta sur mes talons avec des mines d’amant. Ses larges oreilles charnues et cartilagineuses de porc captaient les moindres soubresauts de ma voix – si bien qu’un jour, de l’espace occupé par Nourlik – les autres s’écartaient de lui d’un bon mètre – j’eus l’horrible surprise d’entendre un ricanement :

    « Change, Djennaïm, change !

    Il donne le signal du départ.

     

    Je me douche tous les jours. (Je vis désormais dans l’appréhension de ce verdict, qui devient de plus en plus fréquent). À quatorze heures du soleil, Léÿnn, courbé, plié, le maillet de métal en main, ausculte et casse le sol de son île ; je le suis ; il veut les pierres pour son clan, 10 000 förin par mois, plus la prime au caillou : prisme, pyramide, tronc de cône.

    Cependant ma haine s’accroît. Je m’en ouvre à Léÿnn, que j’aime. Il dit :

    « Je fournirai un aliment à ta haine. Écoute : tous les deux jours les chevaux d’Omma disputent les honneurs au Grand Hippodrome de Wreggen. Là tu rencontreras le prêtre et la victime. D’autres instructions te seront données.

    Je demande alors à Léÿnn ce qu’il faisait sur le Continent.

    - D’où venais-tu quand je t’ai rencontré ?

    Silence.

    Je lui demande avec insistance s’il est mon fils. Il répond, avec un rictus :

    « C’est impossible, Sidi Djennaïm. Vous le savez parfaitement.

     

    X

     

    Marèk ! Marèk !

    Voici celui dont la photographie tenait sans légende toute la première page du « Wreggen-Nouz ».

    « Qui est-ce ? avais-je demandé.

    L’Ommide m’avait regardé avec indignation avant de lâcher d’un ton dégoûté :

    - Niè to kennsitt ? Vous ne connaissez pas ?

     

    C’est un sport de fous.

    On se laisse tirer sur deux planches à roues par un cheval au galop – une ceinture au creux du dos, des rênes, des gants de peau ; depuis peu, un casque de cuir.

    Marèk lève un pied, prend les guides aux dents, salue des deux mains – la foule scande son nom.

    Le peloton surgit en désordre, Marèk se déhanche, pousse, ricoche en tête – en cas de chute, décranter la sûreté, se recevoir en boule au milieu des sabots. La horde gronde. Ni prix ni victoire. Les Hippagomènes roulent sans répit.

    Marèk porte un plastron de soie noire ; du bas des cuisses aux chevilles, ses tibias sont recouverts de cnémides d’argent. L’acclamation redouble. Marèk bousculé fléchit sur ses planches, et de ses bras alternatifs, au sein de l’ovation, mène la charge.

    « Il n’y a pas de ligne d’arrivée, me dit Jrinka derrière moi.

    Elle est serrée dans un fourreau fendu de biais sur le devant. Sa bouche et son nez sont pris dans la même ogive, et le front lui aussi est fuyant.

    Je demande pourquoi ces estrades, ces tentures.

    « Les Hippagomènes, dit-elle, s’arrêtent à leur guise. Le Tribunal les orne suivant leurs mérites : chacun reçoit successivement tel honneur, puis tel autre, et les fixe sur lui. Quand l’assistance a cessé d’acclamer, il redescend du fhodd. Il ne doit plus courir pendant trois jours.

     

    Le public s’est tu. Les planches roulent avec un bruit de train. Cris, hennissements brefs.

    Marèk passe à nos pieds, tendu sur ses rênes.

    Jrinka déploie un triangle de tissu ferreux ; Marèk est passé sans la voir.

    « Que fait cet homme, là, sur le fhodd non loin de nous ?

    - Ce que j’ai dit : on lui passe à la taille une chlamyde aux pans raidis ; le public le plus proche l’acclame. On fixe alors l’acier à ses mollets.

    Un autre, plus loin subit le même « honneur ».

    Je m’explique à présent ces acclamations croisées qui éclatent en dehors de toute logique, par exemple, devant la piste encore vide.

    « Ils ne revêtent pas tous le même équipement. Et ne va pas t’imaginer qu’il existe une hiérarchie des honneurs. Avant la Centralisation nous étions libres, et chacun portait ses couleurs. Chaque Hippagomène se devait d’arborer la tenue la plus éclatante.

    La ronde tourne. Sur le ciment les patins claquent. Un Hippagomène repousse l’Ornement ; il se dépouille du Casque d’Exception ; c’est qu’il a senti, dans l’ovation, une réticence. Il ne s’estime pas au-delà.

    Le mouvement s’accélère. Marèk fend les rangs, repousse les Coinceurs à coups de hanches, les écarte de ses poings bandés. Bientôt il court en tête, les fhoddati eux-mêmes l’acclament, debout sur leur piédestal pour être vus.

    Marèk se dévêt, car seul il porte en permanence les marques de valeur : ce sont, aux bras et sur le sexe, de larges bandes de cuir aux clous de fer, ainsi que sur l’épaule droite ; l’autre talon chaussé d’une crépide ; et, brandi, le sceptre d’argent. (Chaque fois qu’à Wreggen j’ai dû, chaussé de lourdes bottes, franchir place couverte de marée, sa dureté m’a saisi les talons, est montée à mon cœur).

    Il descend de son socle.

    Il se frotte les bras.

    Il a laissé sa manche relevée pour exhiber le cuir de son poignet.

    Alors, près de lui, je découvre une très jeune fille attachée à l’autel des honneurs – le fhodd -

    pendant toute la course. Il l’ôte de l’anneau comme un cheval et se passe au poignet la seconde menotte d’or.

    Jrinka frémissante me nomme Ferencza, sœur de Marèk.

    Ses cheveux sont blonds.

    Le frère et la sœur gagnent la sortie. La foule s’écarte. Nous nous enfonçons sous les gradins pour les rejoindre. Dans les charpentes au-dessus de nous le public bat des pieds.

    À l’extérieur se croisent les files des entrants, des sortants, Marèk salue, Marèk tend ses deux poings serrés, Ferencza, liée, salue avec lui, la chaîne d’or se distingue à peine, Marèk est passé près de nous, le regard dut, les lèvres retroussées.

    Les terrasses font sur le trottoir un front continu garni d’Hippagomènes tête nue ou casqués, Marèk et Ferencza s’assoient non loin de nous. Ferencza pose sur moi sans me voir ses yeux délavés. Sa main liée double les gestes explicatifs de son frère, qui capte toute l’attention, mimant ses esquives. Les yeux de Ferencza indifférente aux mouvements de son bras demeurent fixes, perdus devant elle. Les voix grondent.

    Un groupe d’Hippagomènes en khalam gris traverse la place. Marèk se retire. Il monte à présent une motocyclette sans aspect, la jeune fille en croupe, comme un enfant.

     

    Je me tourne vers Jrinka. Une lueur brille dans ses yeux, sa poitrine se lève. Mon cœur aussi se gonfle de désir, et de haine.

     

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    PAGE 38 DU VOLUME IMPRIMÉ

     

     

     

     

     

     

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