"...de Navarre", suite
Près de huit ans plus tard, j'y suis encore, tant je traîne après moi mes fétiches. Nos hypocrites et bigots conversent toujours et pour l'éternité dans leur village de Sallanches, bloqués par les eaux. Nous avons ouï parler de ces trois gentilshommes, identifiés, qui se tinrent l'un après l'autre « dans une garde-robe », à chacun sa semaine, pour en ressortir en faveur d'une dame qui se les enfilait, bien vaillamment. De ce duc d'Urbino, qui fit pendre une servante juste coupable de transmettre des lettres. De tel avocat ramassant par grand gel un étron dans du papier, en le prenant pour un pain de sucre roux. Et tout notre beau monde se récrie, parlant le plus volontiers de la vertu ou du vice des femmes et des hommes, sujet inépuisable autant que les enquêtes du Journal de Mickey. Ne nous moquons pas trop. Nous lisons bien des ouvrages sur l'orgasme clitoridien.
La présence constance de Dieu dans les cœurs et les quotidiens n'empêche pas les soucis d'amour. Une dame ainsi se trouvait fort contente que son mec s'adressât à telle autre de haulte vertu, pour ce que cela élevait son âme de pécheur. « Ceste amitié dura longuement, en sorte que en tous les affaires de la dicte Neufchastel le prince de Belhoste s'employoit comme pour les siens propres, et la princesse sa femme n'en faisoit pas moins. » « Affaires » est au masculin, mais cela ne gêne guère. Et, de grâce, ne prononcez pas les « s » ni les « c » suivis de consonnes. Nous connaissons la femme par son nom, mais « Belhôte » reste inconnu, probablement un Italien nous dit une note.
N'est-il pas touchant de voir l'épouse consolider l'inclination de son mari, dans un noble dessein, et de reconnaître tels services rendus aussi par moi jadis ou naguère... « Mais, à cause de sa beauté, plusieurs grands seigneurs et gentilzhommes cherchoient fort sa bonne grace, les ungs pour l'amour seulement, les autres pour l'anneau ; car outre la beauté, elle estoit fort riche. » L'anneau du mariage bien entendu. C'est un avant goût de La Princesse de Clèves. Noter que la vie s'arrêtait très tôt en ce temps-là, et que l'amour, le sexe, l'argent, la merde, étaient les ingrédients avoués par tous. Mais combien les femmes ne faisaient-elles pas de signes de croix en entendant parler de tant d'ignominies...
Je n'y comprends rien : « « Entre aultres, il y avoit ung jeune gentilhomme, nommé le seigneur des Cheriotz, qui la poursuivoit de si près, qu'il ne failloit d'estre à son habiller et son deshabiller, et tout le long du jour, tant qu'il pouvoit estre auprès d'elle. » « Ung » s'écrivait avec un « g », pour bien marquer la nasalisation, et ma propre grand-mère, jurassienne, ne manquait pas de bien faire sonner différemment « un » et « chien ». Voilà d'autre part une demoiselle bien entourée : deux seigneurs, mâme et femelle, qui lui font ses affaires, un autre « des Cheriotz », dont « l'identité n'a pu être décelée jusqu'ici », lequel se tient à son lever comme à son coucher : car tout noble se lève et se couche en public, tant qu'il est décent toutefois ; et Louis XIV éleva ce rite à sa perfection . Ce sont des mœurs bien singulière, et nous sommes bien loin des curés et des greniers qui leur servent de cachette. Mais tout est véritable: nos conteurs se sont promis de ne raconter que de l'authentique, en déguisant les noms. N'oublions pas qu'ils puaient tous du cul comme ce n'est pas permis. Comment faisait-on dans tous ces siècles pour ne pas empester et coller de partout. Bref ! « Ce qui ne pleut pas au prince de Belhoste pour ce qu'il lui sembloit que ung homme de si pauvre lieu et de si mauvaise grace ne meritoit poinct avoir si honneste et gratieux recueil : dont souvent il faisoit des remonstrances à ceste dame ».
Qui recueillait, c'et-à-dire acueillait, si bien ce gentilhomme sans fortune. La concurrence était rude. L'homme marié apportait bien plus d'honneur à cette vierge qu'un freluquet désargenté. Il avait le culot de le lui dire à elle. Être un seigneur impliquait une forte conscience de son propre mérite. « Mais, elle, qui estoit fille de duc, s'excusoit, disant qu'elle parloit à tout le monde generallement et que pour cela leur amytié en estoit d'autant mieulx couverte, qu'elle ne parloit poinct plus aux ungs que aux aultres ». Voyez la malice. Feindre un intérêt pour en couvrir un autre.
Toutes les femmes fuiraient de nos jours. Mais nous sommes libres, n'est-ce pas, et eux, là-bas, dans ce lointain siècle, devaient tenir compte de tout un entourage obsédant. Les gens se tenaient bien plus les uns aux autres, se fréquentaient, s'embarrassaient, bien plus qu'en nos temps d'« individualisme ravageur » comme l'écrivent nos plumitifs. On se sentait de près, on se frôlait de bête à bête en son étable à nobles. Nous ne savons pas de quel duc cette Neufchastel descendait. «Mais, au bout de quelque temps, ce sieur des Cheriotz feit telle poursuicte, plus par importunité que par amour, qu'elle luy promist de l'espouser, le priant ne la presser poinct de déclairer le mariage jusques ad ce que ses filles fussent maryées. » Madame est veuve !
Ce qui ne signifie pas matrone, ni grosse et grâce. On mourait tôt, que Dieu prenne pitié. Les femmes étaient assaillies d'hommes comme merdes de mouches. Alors, elles promettaient à tire larigo, quitte à ne point tenir. Les « filles d'Eve » se défendaient, le jeu était plus fort, les hommes opiniâtres, la confusion régnait entre cœur et cul, autant que maintenant, mais aussi entre amour et fric, amour et noblesse ; cela joue-t-il enore ? Sans doute souterrainement.
Les dissimulations se sont déplacées. Notons qu'ici le délai est grand. Les hommes tenaient grâe aux putes, pour les femmes, je l'ignore - valets et branlettes ? Mais quel âge ont les filles de la veuve Neufchastel ? « A l'heure, » (« alors »), « sans craincte de conscience, alloit le gentil homme à toutes heures qu'il vouloit à sa chambre ; et n'y avoit que une femme de chambre et ung homme qui sceussent leurs affaires. » Mais ils ne couchaient point. Dans une foule, il est plus facile de dissimuler. Mais aussi plus facile d'épier. Le scandale, découvert, est immense.
De nos jours les foules s'écoulent comme autant de grains sortis d'une bonde...