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Carré de dames Théâtre

C O L L I G N O N

C A R R É D E D A M E S

dédié à Anne Sylvestre

 

 

ACTE UN, Tableau unique

 

Une cuisine traditionnelle, avec cheminée. Une grande table sur le devant, un buffet au fond à jardin. TROIS VIEILLES DAMES debout ou assises tout autour. UN REPRÉSENTANT, UNE AUTRE VIEILLE DAME dans un fauteuil roulant, près d’une fenêtre côté cour, sous un amoncellement de couvertures.

Prévoir un écran, un prompteur.

 

 

PREMIÈRE VIEILLE DAME (JEANNE)

WATSON’S INTERNATIONAL ENCYCLOPEDY…

DEUXIÈME VIEILLE DAME (FITZELLE), accent naturel de Toulouse

Tell on… Very exciting…

LE REPRÉSENTANT, petit brun frisé, style taurillon. Les paumes écartées bien à plat sur la table

Alors ? Décidées ?

JEANNE

C’est dit !

FITZELLE, Alsacienne à l’accent toulousain, démerdez-vous

Un petit whisky !

LE REPRÉSENTANT

Si vous le dites…

JEANNE ouvre le buffet, sert un verre de whisky ; FITZELLE verse deux verres de Porto.

C’est du porto.

DEUXIÈME VIEILLE

Et du bon .

Le Représentant boit posément. Les deux vieilles avalent ensemble, côte à côte, cul sec (éclairage:soleil couchant)

LE REPRÉSENTANT, grimaçant

L’Encyclopédie Watson, chef-d’œuvre de la conscience professionnelle anglo-saxonne...

JEANNE

Aryenne…

LE REPRÉSENTANT se choque

JEANNE

Vous n’êtes pas spécialement nordique, non ?

LE REPRÉSENTANT

Niçois.

FITZELLE

Arabe ?

LE REPRÉSENTANT

Tout de même pas.

Silence. Le tas decouverturesur le fauteuil respire doucement.

LE REPRÉSENTANT

Dites-moi…

JEANNE

Oui ?

LE REPRÉSENTANT

Il va où, cet escalier ?

FITZELLE

Il ne va nulle part cet escalier.

JEANNE

Il reste ici.

LE REPRÉSENTANT

Ah bon.

FITZELLE

Porto ?

Elle le ressert d’office.

LE REPRÉSENTANT, la main sur le volume

Une somme incomparable…

JEANNE

Il est bon le Porto ?

FITZELLE

Nous sommes l’Encyclopédie.

LE REPRÉSENTANT

Tout est là-dedans.

JEANNE ET FITZELLE lui tendent la bouteille

Là-dedans.

Il empoigne la bouteille et la vide en roulant des yeux.

De l’âtre surgit la TROISIÈME VIEILLE,accroupie, tisonnant le foyer

LA TROISIÈME VIEILLE, MARCIAU

Pas d’accord !

Un coup de pétard dans le feu, éclairant les visages dans les mouves rougeoyants ; une lueur inquiétante, au-dessous de l’escalier.

MARCIAU, brandissant son tisonnier :

Je ne veux pas acheter L’Encyclopédie Watson.

LE REPRÉSENTANT, tourné vers les deux autres :

Vous étiez d’accord, vous deux. Ça fait trois quarts d’heure qu’on discute.

FITZELLE

Au moinsse…

LE REPRÉSENTANT

Ah tout de même…

Il se dirige en titubant vers la sortie, heurte du genou sur la chaise le tas de couverture qui pousse un cri.

Affolé :

Y a quelqu’un ?

LA QUATRIÈME VIEILLE, SOUPOV, de sous ses couvertures

Imbécile !

LE REPRÉSENTANT se retourne lentement. Il hausse le front, passe son index recourbé sur ses lèvres. Ton doctoral :

« Imbécile » ? Soit. Mais comment l’entendez-vous ?

Il referme le tome sur son doigt. Il en appuie fortement le dos sur la table.

Vous pensez que j’en suis la parfaite illustration.

Les quatre vieilles approuvent vigoureusement de la tête.

Vous n’avez pas de miroir ?

Elles se regardent en ricanant ; MARCIAU, tournée vers la flamme, essuie ses lunettes de fer.

SOUPOV

Tί δ’ἂν αὐτῷ χρώμεθα ; [ti dann autô khrôméta] ?

LE REPRÉSENTANT

Ce que vous en feriez ? Ô courte sagesse, ô sexe imbécile ! c’est folie de courir aux miroirs ; bien plus grande encore de les avoir brisés !

JEANNE

Proxima mors mox auferet nos (sur un prompteur : « Une mort proche bientôt nous emportera ».)

MARCIAU

Sind wir mal noch Frauen ? (Prompteur : Sommes-nous seulement toujours des femmes?)

JEANNE

Noli deridere. (Prompteur : ne te moque pas de nous).

LE REPRÉSENTANT les considère et se rassied lentement(à part) Pas de pitié… (déclamant) « On a vu la vieillesse la plus décrépite et l’enfance la plus imbécile courir à la mort comme à l’honneur du triomphe ».

MARCIAU

Je prends ce tome-là.

SOUPOV, à MARCIAU

Crève.

LE REPRÉSENTANT, se rengorgeant

Georges Bénigne Bossuet...

FITZELLE

On sait.

LE REPRÉSENTANT

...qui n’était pas un imbécile…

JEANNE

Une ganache.

SOUPOV

Et qui puait du cul.

LE REPRÉSENTANT

Que de science !

FITZELLE, très vite

Une buse.

JEANNE, même jeu

Une couenne.

MARCIAU, même jeu

Une croûte.

SOUPOV, même jeu

Un fourneau, une gourde

FITZELLE, accélérant

Manche.

JEANNE, même jeu

Moule.

MARCIAU, même jeu

Noix.

SOUPOV, même jeu

Une tourte.

LE REPRÉSENTANT, fouillant dans sa mallette

J’ai là aussi une estampe. À vendre.

Du plat de la main il la déroule sur la table et se recule vivement. Les têtes des vieilles (sauf SOUPOV) se rejoignent. Ces dernières soulèvent l’estampe.

FITZELLE

Je vois une faux.

JEANNE

C’est faux.

SOUPOV, qui a rapproché son fauteuil

C’est une huître.

JEANNE

Je vois un texte en vers.

MARCIAU

On ne voit rien.

LE REPRÉSENTANT

Facile. (Il se lève pour tourner l’interrupteur. Debout près de la porte à Jardin, la main sur le commutateur, il les considère toutes l’une après l’autre en ricanant silencieusement)

C’est la gravure, Mesdames, qu’il faut examiner.

SOUPOV

Nous avez-vous suffisamment détaillées ?

MARCIAU

Rasseyez-vous.

LE REPRÉSENTANT baisse le bras, tire sur les plis de son pantalon en se rasseyant

La gravure a pour titre « Der Tod und der Tor ».

Elle représente en effet, traitée dans le style de Holbein, un évêque assis, coiffé d’une immense mitre en bonnet d’âne, disputant avec la Mort une partie d’échecs. La Mort est représentée de façon traditionnelle sous la forme d’un écorché assis de profil. L’immense faux qu’elle tient s’incline juste par-dessus la mitre. À son pagne grotesquement déchiqueté pend une riche aumônière, vers laquelle, par-dessous la table, l’évêque tend une main gantée toute garnie de bagues).

LE REPRÉSENTANT, prêchant

« Il est sûr que s’il y a un sou à gagner, l’imbécile l’emportera sur le philosophe » (Voltaire).

Voyez comme il sourit, l’évêque, voyez comme il croit couillonner son adversaire.

MARCIAU

Tout dépend de comment on le regarde.

LE REPRÉSENTANT

La Mort étend le bras. Elle va gagner la partie !

SOUPOV

Sûr ?

MARCIAU

...et certaine. Regarde l’échiquier. (Elle lit)

« Cil cuide engeigner la Mort

Par lui desrobber sa bource

L’imbecille doute encor

S’il a terminé sa course »

LE REPRÉSENTANT

Savez-vous que cette gravure a failli brûler ? (Il montre des taches brunâtres) Plus des coups d’épingle (il lève la gravure) autour du fer de faux… sur l’échiquier aussi, en forme de croix.

JEANNE, qui ne voit rien

En effet.

LE REPRÉSENTANT

C’était pour un exorcisme.

JEANNE

Curieux, ces déchirures.Pilier d'un marché couvert b.JPG

MARCIAU

Je dirais plutôt que vous l’avez arrachée.

JEANNE, qui examine réellement l’image

Je vois des caractères en transparence.

LE REPRÉSENTANT

Un pa-limp-seste. Rien de plus courant.

MARCIAU

Comment ceci est-il tombé entre vos mains ?

 

LE REPRÉSENTANT

Après l’incendie de 1614…

FITZELLE

Mais encore ?

LE REPRÉSENTANT

Chocolats Bouinbouin. Complétez votre collection (d’un coup, doctoral) Savez-vous que cette estampe pa-limp-ses-tique s’est trouvée mêlée à l’une des plus fameuses a-nec-dotes de la période révolutionnaire ? (Il appuie sur un bouton dans la paroi, qui débite un enregistrement)

VOIX OFF

« Le 5 thermidor an II, le chevalier de Pierrefonds jouant aux échecs s’aperçut que la main de son partenaire, posée sur un cavalier devant lui, n’était plus qu’un assemblage infect d’os et de tendons. Levant les yeux, horrifié, il sursauta : son adversaire avait pris l’aspect d’une momie suintante. Dans le sursaut qu’il fit, l’échiquier se renversa. Par-dessous se trouvait cette gravure. Le chevalier s’enfuit aussitôt pour l’exil, sans avoir pu réunir ses biens, jusqu’à Brighton en Angleterre. L’autre se retira précipitamment par la fenêtre, en dégageant une odeur pestilentielle. Les domestiques affirmèrent sous serment que dans la rue, l’homme avait repris un aspect naturel, la perruque de travers toutefois. C’était lui que le Tribunal du Peuple avait chargé d’arrêter le Chevalier. »

SOUPOV

C’est combien ?

LE REPRÉSENTANT écrit une somme sur un papier qu’il pousse vers elle.

JEANNE

Trop cher.

LE REPRÉSENTANT

Comment ?

JEANNE, en russe

Slichkom daragoïé.

LE REPRÉSENTANT se

carre sur son siège

À prendre ou à laisser.

JEANNE

Est-ce votre compagnie qui vous demande de vendre ?

LE REPRÉSENTANT, burlesque et solennel

Certains membres de notre compagnie.

LES QUATRE VIEILLES ÉCLATENT DE RIREMARCIAU s’empare de la gravure et la scrute. Elle tire de sa poche un crayon et du papier, commence à prendre des notes.

SOUPOV, renfrognée, fait un signe de croix orthodoxe en direction de la table.

FITZELLE, accoudée au dossier de MARCIAU, lit distraitement par-dessus son épaule et bâille.

LE REPRÉSENTANT sursaute.

JEANNE, précipitamment

Dieu vous bénisse !

LES TROIS AUTRES, mécaniquement

Et vous fasse le nez comme j’ai la cuisse.

LE REPRÉSENTANT

Quelle heure est-il ?

SOUPOV

Ah que ça va être censément dans les huit heures-z-et demie.

MARCIAU sans lever le nez

L’heure que tu dégages.

FITZELLE

Ma montre s’est arrêtée.

LE REPRÉSENTANT

C’est un effet de la gravure.

MARCIAU

Ça fait tard.

LE REPRÉSENTANT

Oui, quoi-t-est-ce qu’on bouffe ? (en hébreu) Mayèsh lé-êhhol ?

FITZELLE, hargneuse

Y’a pas de chambre.

JEANNE

T’as vu ta tronche ?

SOUPOV regarde ses compagnes

Vous êtes ici chez moi (regardant le REPRÉSENTANT) Vous êtes ici chez vous.

FITZELLE

Ce sera des gaufres et rien d’autre.

LE REPRÉSENTANT fait signe que ça ne le dérange pas. SOUPOV roule son fauteuil contre la table, près de l’âtre, où son visage apparaît en pleine lumière. MARCIAU, sur la pointe des pieds, place la gravure de chant sur la table, légèrement enroulée.

SOUPOV

Personne ne vous attend ?

 

LE REPRÉSENTANT

Pas même vous.

JEANNE lui tend son assiette vide à bout de bras

Tiens, Azraël.

FITZELLE farfouille rageusement dans le haut du buffet ; les verres s’entrechoquent.

Il va nous taper l’incruste ce blaireau (plus haut) C’est vrai, ça, que tu es représentant de commerce ?

LE REPRÉSENTANT se fouille, se met à poil

J’ai oublié ma carte… J’ai une femme… Deux enfants… J’ai une bi- euh, une sexualité normale…

JEANNE rappuie dessus pour le rassoir.

Assis.

MARCIAU allume deux chandeliers

LE REPRÉSENTANT

Ne vous mettez pas en frais…

MARCIAU désigne la gravure magique, encadrée à présent de chandelles à la façon d’un tabernacle. La gravure doit être de biais par rapport à la salle ;

FITZELLE, désignant la gravure

Ça me brouille l’estomac.

LE REPRÉSENTANT se penche sur JEANNE pour contempler la gravure. En se rasseyant, il effleure son sein – JEANNE étouffe un petit cri. MARCIAU éteint le plafonnier. SOUPOV manipule au-dessus du foyer le gaufrier, qu’elle tourne avec adresse en se penchant sur sa gauche. Les flammes s’égaillent traîtreusement autour des plaques de fonte. FITZELLE puise abondamment à la pile que SOUPOV tente en vain de faire croître dans l’assiette. MARCIAU fait passer l’assiette, essayant d’assurer une répartition équitable.

FITZELLE

Et le rhum ?

SOUPOV

Devant tes yeux. Tu ne vois déjà plus la bouteille ?

LE REPRÉSENTANT

Après tout ce porto…

JEANNE, à son oreille

Je l’ai caché pour vous…

FITZELLE, à la régalade

Et hop ! Encore un gorgeon…

 

JEANNE

Elle est bien partie. Méfiez-vous.

LE REPRÉSENTANT

Une bouteille dans la gueule, ça s’évite.

FITZELLE

Le dernier, on l’a violé.

MARCIAU

Ce que j’ai pu rire… sur mon escabeau…

SOUPOV

Il courait dans tous les sens… Il ne trouvait même plus la porte…

JEANNE, mimant le représentant précédent

Bon-alors-écoutez-moi-bien-j’ai compris-v’là les papiers-j’me casse-foutez d’ma gueule-plus vous-voir-plus vous entendre-où c’est la porte-c’estça-auplaisur-du balai...(elle halète, froisse des morceaux de paperasses imaginaires qu’elle enfonce dans une mallette, roule des yeux de dément. Les autres s’esclaffent. MARCIAU, enfouie dans sagaufre, pouffe comme un édredon qu’on tape).

SOUPOV, calmée d’un coup

Il a oublié sa camelote.

FITZELLE, même jeu

C’est bien fait. D’abord j’aime pas les Arabes.

JEANNE

Pas un Arabe, il venait de Nice.

SOUPOV

C’est pareil. Au sud de la Loire, tous des nègres.

FITZELLE, outrant son accent de Toulouse

Tu sais ce qu’ils te disent, au sud de la Loire ? Est-ce que tu le sais ?

TOUS

Est-ce que tu le sais ? - Wo-oh ! - Wo-oh ! - Yeah ! - Yeah !

Tout le monde se tait d’un coup et s’empiffre.

LE REPRÉSENTANT, dans le silence masticatoire

Y a pas de cidre ?

JEANNE va lui en dénicher.

LE REPRÉSENTANT, la bouche pleine

Vous bouffez toujours ensemble ? …Je sens comme une onde entre vous…

JEANNE

...surtout entre nous deux…

 

MARCIAU

Ne l’écoutez pas.

FITZELLE

On parle de cul ?

JEANNE

Fitzelle, cuve et tais-toi.

SOUPOV

Nous parlerons de cul à Monsieur sitôt que Monsieur en exprimera le désir…

SOUPOV tourne plus vite le gaufrier, dans un bruit d’armure. JEANNE souffle à grand bruit sur sa gaufre.

LE REPRÉSENTANT

Depuis quand vous connaissez-vous ?

SOUPOV, long regard vers MARCIAU

Depuis bien assez de temps.

MARCIAU s’est plongée dans des mots croisés

JEANNE

C’est pour moi que tu dis ça ?

LE REPRÉSENTANT se frotte les mains pour en ôter quelques miettes de sucre.

JEANNE, à FITZELLE

On s’est connues les premières.

SOUPOV

Pardon, j’ai connu Fitzelle bien avant toi.

FITZELLE

...Petites annonces…

SOUPOV

Besoin de quelqu’un pour m’aider ?

FITZELLE

Serpillières molles, seaux hygiéniques, le gant de crin sous les aisselles…

SOUPOV

...et sous les seins…

JEANNE, à FITZELLE

C’est vrai, tu m’en avais touché un mot au bal (déclamant) Il est vrai que vous eussiez été aussi ébahie que je le fus moi-même à contempler Fifi vêtue de noir et chapeautée, tricot en bataille et tritaille en bacot, lorgnant libidineusement les ébats zémézabés d’une jeunesse en fleur, battant de sa

pantoufle le tempo d’un baïon. Quelle aventure cherchait-elle en ces lieux ?

FITZELLE

Et toi ?

JEANNE, solennelle

J’observais.

FITZELLE

Et qu’est-ce que j’avais de si observable ?

JEANNE

T’étais mon type, t’étais mon genre. Exactement la petite vieille qu’il me fallait.

FITZELLE

On le saura que t’as été gouine trois semaines… « P’tite vieille »… « P’tite vieille »… Est-ce qye j’ai une gueule de p’tite vieille ? …T’avais qu’à te regarder, eh, cadavre !

SOUPOV

À soixante-dix ans on n’est pas vieux.

JEANNE À ta place je me serais sentie flattée de servir de modèle à un écrivain de talent.

MARCIAU, très vite, à SOUPOV

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JEANNE, même jeu

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SOUPOV, geignarde

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FITZELLE, à SOUPOV

Et avant de clamser, tu vas te décider à me les payer, les trois derniers mois ?

SOUPOV

Et les trente-trois kilos de gaufres ? Et la copine que tu as ramenée ? (sans laisser à JEANNE le temps de rétorquer) et la MARCIAU, est-ce que je lui ai demandé de taper l’incruste ? Oh ! Tu en sors, de tes mots croisés ?

JEANNE et FITZELLE

On peut toutes foutre le camp, si tu veux !

SOUPOV

Autant que je crève, dites-le tout de suite ! (quinte de toux)

LE REPRÉSENTANT, au bord de l’extase, susurrant

Je suis de trop, peut-être… ?

JEANNE lui prend le poignet d’un air de reproche. SOUPOV étouffe pour de bon.

 

FITZELLE, essayant de la redresser :

C’est qu’elle se laisserait bien crever, l’abrutie ! (criant) Les nerfs ! Ça se commande !

SOUPOV se redresse seule en soufflant, les yeux égarés, puis reprend son gaufrier. Scène muette. MARCIAU roule la gravure à côté de son assiette, JEANNE grignote, MARCIAU se remet à ses mots croisés en se tamponnant le front. La fumée envahit peu à peu la pièce.

LE REPRÉSENTANT

Y a pas la télé ?

SOUPOV

Derrière vous.

JEANNE

On ne l’allume pas.

LE REPRÉSENTANT se lève et tourne le bouton. L’appareil est détraqué. Ronronnement énorme. On ne voit à l’écran que des boursouflures intestinales mauves et violavcée :

C’est pas Urgences, là ? Perplexe, il coupe le contact, se rassoit, s’envoie une gaufre.

Alors des disques, la radio ?

JEANNE

UN disque.

FITZELLE

Un Requiem. Évidemment.

MARCIAU place la gravure sur le manteau de cheminée. L’âtre ronfle à toute force.

LE REPRÉSENTANT

Ça sent bon finalement, ici.

FITZELLE

D’habitude chez les vieux ça pue.

MARCIAU

Même qu’on entend une grosse horloge, tac… tac… tac…

JEANNE

C’est la Mort qui s’avance, gnac, gnac, gnac

SOUPOV

J’aime pas les horloges.

LE REPRÉSENTANT se renverse sur sa chaise, se passe la mai autour du cou

Je suffoque.

FITZELLE

On n’ouvre pas les fenêtres, non plus.

 

MARCIAU

Trop froid dehors

LE REPRÉSENTANT, vivement effrayé

Dehors ???!!!

FITZELLE

On ne t’a pas forcé à venir.

JEANNE

Moi je lis.

SOUPOV

Je tricote.

MARCIAU

Et elle pense. (D’un coup) : Les mots croisés, c’est bien. Consonnes, voyelles, hiéroglyphes. Conquête et labyrinthes ! Exemples de définitions, pour « désir » : (elle récite) Inconstant. Ferme. Fugitif. Momentané, ardent.

JEANNE

Avivé.

FITZELLE

Avide.

SOUPOV

Aveugle.

Une pause.

MARCIAU, FITZELLE, ensemble

Déréglé. Extrême.

SOUPOV

Exaspéré.

JEANNE

Exclusif.

Une pause.

SOUPOV, JEANNE, FITZELLE, ensemble

Immodére. Impétueux. Irraisonné !

Une pause.

SOUPOV

Physique.

FITZELLE

Pressant !

SOUPOV

Refoulé.

LE REPRÉSENTANT

Satisfait.

Toutes le regardent avec intensité.

JEANNE

On en est dévoré, miné, éperdu !

MARCIAU

Minet est perdu.

FITZELLE

Ta gueule.

JEANNE

Affamé, rempli !

FITZELLE

Ivre !

SOUPOV

On en meurt, on en brûle, on en crie.

Accelerando

MARCIAU

On l’allume.

FITZELLE

On l’attise.

JEANNE

On l’avive.

SOUPOV

On le fouette.

MARCIAU, ralentissant progressivement son débit

On le borne, on le réfrène, on l’éteint.

LE REPRÉSENTANT, pensif

Il naît.

JEANNE

Se déclenche.

FITZELLE

Croît.

 

JEANNE

Meueueuh…

FITZELLE

Re-ta gueule. Monte, s’exaspère.

MARCIAU

S’attiédit.

Accelerando

MARCIAU

Désir du gain.

JEANNE

Des richesses.

FITZELLE

Du confort.

JEANNE

De la gloire, des honneurs.

SOUPOV

De l’im-mor-ta-li-té.

Les quatre vieilles sont attentives, SOUPOV tient sa louche, JEANNE pince les lèvres, FITZELLE darde ses yeux ivres.

MARCIAU serre à la main ses lunettes de fer. Elle tend une grille incomplète.

Deux verticalement, monsieur le Représentant. « On s’essouffle à sa poursuite », en sept lettres.

SOUPOV

« Orgasme ».

MARCIAU

Ça colle pas.

SOUPOV

Ben si, justement .

LE REPRÉSENTANT

Vous pourriez retrouver tout cela dans notre Ency…

JEANNE

« Culotte » ?

LE REPRÉSENTANT

...clopédie, qui présente sous le format le plus…

FITZELLE, au REPRÉSENTANT

Mais vous, qu’est-ce que vous en pensez ?

LE REPRÉSENTANT

Moi ? ...de quoi ?

MARCIAU

Jeanne ! si je te dis « poisson gadidé », qu’est-ce que tu réponds ? - comme ça, spontanément ?

LE REPRÉSENTANT

En sept lettres, « bonheur » ?

FITZELLE, froidement

Monsieur retarde (elle s’empare du volume, LE REPRÉSENTANT essaie de le récupérer

MARCIAU

...Vous aviez dit combien, pour les mensualités ?

LE REPRÉSENTANT

...Trente euros ?

JEANNE, au REPRÉSENTANT

Hymen, gland, cul, ça y est, dedans ?

LE REPRÉSENTANT

Certainement – je suppose – vou-lez-vous-lâ-cher-mon-doigt ?

JEANNE

C’est trop !

LE REPRÉSENTANT

Comment çà, trop ?

SOUPOV

Trente euros.

MARCIAU

« Oseille » ! Eurêka !

LE REPRÉSENTANT siffle cul sec le fond d’une bouteille

Parfait mesdames ! La langue française n’a plus de secrets pour vous !

JEANNE

Es kann gut sein...(« Ça se peut bien. ») - les traductions apparaissent sur un prompteur u-dessus de la scène)

FITZELLE

¡Es divertido ! (« Il est amusant ! »)

MARCIAU

I’d rather say : ridiculous ! (« Je dirais plutôt : ridicule ! »)

LE REPRÉSENTANT lui agrippe le bras

Vous ! Vous là ! d’où sort cet anglais de cuisine ?

 

MARCIAU

Sie hurten mich ! (« Vous me faites mal ! ») à SOUPOV Me l'hai insegnato, vero? (“C’est toi qui me l’as appris, pas vrai ?”)

SOUPOV

Não è impossível (« Ce n’est pas impossible »)

MARCIAU

 

Κοίταxe πόσο κόκκινο είναι, ο κύριος
Kíta póso kókkino inè kýrios («Regarde comme il est rouge, le monsieur »)

LE REPRÉSENTANT, bafouillant

De votre temps… d’vot’ temps… on passait le certif à 12 ans – à 14 on gardait les vaches…

JEANNE

Bibit,nec scit mentem suam tenere (« Il boit, et ne sait pas se tenir ») Be quiet ! (« Restez tranquille ! »)

SOUPOV

Bleiben Sie ruhig !

JEANNE, traduisant 

Calmez-vous (Elle lui serre la main, qu’il retire ; lui sert un verre, qu’il repousse, puis il se ravise et l’engloutit. Le verre.)

LE REPRÉSENTANT va cueillir sur la cheminée la gravure enroulée, la déplie rapidement sur le table

Chaque mot découvre un visage. Ainsi le Jeu Royal…

MARCIAU

Ech-chah mâtt, « le roi est mort »

JEANNE

Schachspiel…

FITZELLE

Scaccchi, chesse, latrunculi…

MARCIAU

Juegar al ajedrez (« Jouer aux échecs »)

SOUPÖV

Szachy.

JEANNE

Xadrez

 

LE REPRÉSENTANT, haletant

...or, que remarquez-vous, là, sous les pieds de l’évêque ?

SOUPOV

Tsa’bân, orm, medjazz… un serpent…

LE REPRÉSENTANT désigne à mesure les éléments de la gravure

La faux de la mort…

FITZELLE

Die Hippe des Todes.

LE REPRÉSENTANT

En roumain !

SOUPOV

A mieţa (« la mitre »)

LE REPRÉSENTANT, désignant les objets comme un maître d’école

En finnois !

JEANNE

Börekkü (« la bourse »)

LE REPRÉSENTANT

En turc !

MARCIAU

Karath (« la croix »)

LE REPRÉSENTANT, écarlate

Vous inventez !

JEANNE, désignant FITZELLE

¡ Ella si que inventa !

FITZELLE , chantonnant

Djoï, notsi, djash, soudjis (« chien, mitre, faux, rocher »)

LE REPRÉSENTANT retombe sur son siège, cramoisi.

JEANNE, lui tamponnant le front avec un mouchoir

Nous ne comprenons pas un traître mot de toutes ces langues…

LE REPRÉSENTANT, haletant

Mi sciis, ke ĝi estas neebla (« Je savais bien que c’était impossible », en espéranto…)

FITZELLE extrait d’une armoire murale un vieil accordéon octogonal (« concertina »). L’instrument maladroitement saisi d’une seule main laisse échapper une plainte aigre

À la cabreto !

FITZELLE joue et se met à danser. JEANNE l’accompagne. Chantant :

« Cuando vieïra l’aguada

Que maliz en la payn

A pesar del alcalde... » ad libitum, occitan de cuisine… même pas…

JEANNE enchaîne d’anguleux sauts de chats et se marche sur les pieds. FITZELLE en pantoufles grotesques rythme en zapateado mou, et brandit l’instrument au-dessus de sa tête. SOUPÖV tourne et rôtit ses gaufres comme un diable ses damnés. MARCIAU saisit le fauteuil par derrière et roule SOUPOV en rond.

SOUPOV

Les gaufres qui crament !

JEANNE s’interrompt, laissant sa partenaire les bras en l’air et disparaît dans une resserre.

Des pommes !

MARCIAU court au buffet

Du beurre !

FITZELLE, dégageant sa main de la courroie de l’instrument

De l’huile !

JEANNE revient chargée de pommes, MARCIAU tient déjà la poêle. SOUPOV tousse et s’empiffre. Les premières épluchures se déroulent.

MARCIAU

Il faudrait du punch.

FITZELLE

Ça je m’en occupe ! (elle ouvre à la volée la porte du placard. Toutes confectionnent une vaste omelette aux pommes flambées, SOUPOV accélérant de son côté sa cadence de grillade de gaufres.

SOUPOV

Sucre… Oranges… Dépêchez-vous !

Agitation frénétique de bras, couteaux, écumoire. LE REPRÉSENTANT se gave et rote. FITZELLE enflamme le plat, tous les visages se rassemblent par dessus.

TOUTES ENSEMBLE

Un beignet, un ! ...Attrape ! ...Une louchée ! ...C’est fort - t’as mis du cognac ? ...Sugar, please… - Qu’est-ce qu’on peut chanter ? ...C’est trop doux ! ...Il en reste ? ...Il faut finir les gaufres !

FITZELLE

« Quand’yo te foutch la man’ al culo…

MARCIAU

Pas celle- là !

 

SOUPOV

Quelle horreur !

LE REPRÉSENTANT frappe du poing. Voix pâteuse et terrible.

Moi j’en connais une !

Il se hisse pesamment sur sa chaise. Les rures s’enrayent. La sueur scintille. Il a l’air d’un taureau ridicule. Dressé sur ses genoux écartés, il parvient au centre de la lourde table.

Je vais vous en pousser une bonne…

MARCIAU

Je crains le pire.

LE REPRÉSENTANT, beuglant

Dies Irae dies illa… (ses deux bas battent vigoureusement la mesure)

FITZELLE, ricanant

Il va passer par la cheminée.

SOUPOV

À moins que le plancher ne s’entrouvre, DE PRÉFÉRENCE.

LE REPRÉSENTANT s’interrompt,pivotant sur ses genoux, tendant l’index

Les bouquins, OK, je vous les laisse. Mais la gravure – faut me l’acheter.

TOUTES se récrient

LE REPRÉSENTANT

À vous quatre, ça fait quatre cents (plongeant sa main entre les seins de SOUPOV) ...les biftons !

MARCIAU atteint LE REPRÉSENTANT à la cheville d’un coup de tisonnier

SOUPOV, reboutonnant calmement sa liseuse

Nous achetons.

LE REPRÉSENTANT descend de la table, riant d’une oreille à l’autre. De sa mallette il tire une bourse rouge à cordon. JEANNE y met 50€, FITZELLE va chercher un billet dans son sac à main suspendu à la poignée de la fenêtre. MARCIAU tend son billet.

LE REPRÉSENTANT, tourné vers SOUPOV

Reste 250.

SOUPOV tire des plis de sa robe un porte-monnaie plat et noir à fermeture d’or et le jette à terre.

Ramasse…

LE REPRÉSENTANT enfouit la bourse rouge dans une poche ; souffle grossièrement du nez deux ou trois fois et se dirige vers la porte. Se retournant vers la gravure étalée sur la table :

Ceci vous appartien ! Il repart, se tourne encore : I SHALL RETURN !

Il sort en éteignant exprès le plafonnier. Les femmes se retrouvent à la seule lumière du foyer. On l’entend chanter le Dies Irae en coulisse.

JEANNE, stridente

Foutez-moi ça au feu !

FITZELLE avance la main, SOUPOV la retient au poignet, MARCIAU la fixe, elle relâche son étreinte, FITZELLE étire l’estampe entre le pouce et l’indes de chaque main, la levant ensuite pour montrer les personnages par transparence, et pose la gravure à plat sur le feu, où elle se consume.

 

 

 

 

A C T E D E U X

 

Même décor. Lumière gris froid. Brouillard et givre aux fenêtres. SOUPOV, JEANNE assise auprès d’elle. FITZELLE. MARCIAU. La table est encore encombrée des quatre tomes de l’encyclopédie Watson jetés pêle-mêle.

 

FITZELLE

Il y avait du monde. Les Rubeaux, Nicole Chust, le curé…

MARCIAU

On ne le connaît pas, ton cuiré.

FITZELLE, sombre

Il y était, l’autre.

MARCIAU

Le Niçois ?

Le jour se lève, jaune, malsain. Buée sur les vitres.

FITZELLE, égayée

La dernière fois que je l’ai vu…

JEANNE

Si tu l’as vu…

FITZELLE

Il schlinguait à trois mètres.

SOUPOV

Grand, les joues creuses, un peu raide.

FITZELLE

Qu’est-ce qu’il éclusait les derniers temps… comment il s’appelait, déjà, le curé ? (SOUPOV commence à traver un nom dans la buée) – non, l’autre, le grand roux avec la grosse tête…

SOUPOV

Mon deuxième, il mettait son complet gris fer, il s’assoyait tout raide et on débouchait la bouteille de cacao alcacaolisée.

FITZELLE

La dernière fois c’était plutôt le gros rouge. « Eh la vieille ! » y me dit, »t’as rien à boire dans ton sac ? »

SOUPOV

Il portait une cravate. On se faisait du pied sous la table.

FITZELLE

« Quand t’auras dessoûlé » je lui réponds. Alors il me dit, en se rapprochant : « Aujourd’hui faut que j’boive un coup ; c’est mon anniversaire de mariage ! »

SOUPOV

On était bien pompettovitch, tous les deux…

FITZELLE

La sœur à Chotte, y a que l’curé qui lui est pas passé dessus… et encore…

SOUPOV

Et encore, et encore, et encore…

FITZELLE

« Comment » j’lui dis, « vous avez pas honte eud’ vous mett’ dans des états pareils ? Tu f’rais mieux d’aller soigner ta triple vérole », « oui » qu’y m’dit. Moi j’relève surtout pas, j’me détourne parce qu’y puait, la vache, mais v’là qu’y m’rappelle…

SOUPOV

Je devais lui changer les draps tous les cinq jours.

FITZELLE

Et tu sais qui j’ai vu aux quatre coins du poêle ?

SOUPOV

Y en avait partout. Même sur les murs, des traces que j’ai pas pu ravoir.

FITZELLE, s’exclamant soudain

Ignace ! (SOUPOV redresse d’un coup la tête) Voilà ! c’est comme ça qu’il s’appelle : l’abbé Ignace !

JEANNE, à SOUPOV

Comment, tu logeais ce type chez toi ?

SOUPOV

La chambre du premier, à Monségur…

JEANNE, d’un ton pénétr

Ach, Montségur…

SOUPOV

Non, l’autre, dans le Lot-et-Garonne, près de Fumel.

FITZELLE agite lentement les bras dans la semi-obscurité

...ils étaient quatre à porter le drap noir à grosse larme d’argent, un à chaque coin, bien en haut, pour pas salir le velours…

SOUPOV

Il disait « Ma bite est le cercueil, tu es la fosse » (bien prononcer comme « brosse » et non comme « grosse ») , il me disait aussi « tu sens le pourri ça m’excite ».

FITZELLE

Il a voulu souffrir jusqu’au bout. « Sans morphine », qu’y disait. « Pas de piqûre ». C’est Louise-Anastasie qui m’a tout raconté. « À l’ancienne », y disait.

SOUPOV

Tous les jours il faisait sa promenade au cimetière. Tous les cimetières du coin il les a faits. Même la nuit. On l’a retrouvé complètement zapot au milieu des tombes. « Salut les copains ! On s’amuse à l’intérieur ! » - il n’en a pas parlé, de ça, dans son roman…

JEANNE

Son roman ?

SOUPOV

Il m’en a dédicacé un exemplaire je me demande où je l’ai fourré. Je suis tombé sur des horreurs. Il allait regarder les gosses se tripoter dans les buissons. Et avec l’instituteur par dessus le marché. Il faisaient bien la paire ces deux-là. Sans compter la Lettonne du maître d’école. Je n’ai pas pu tout lire.

FITZELLE

« Tu viens pas nous voir tous les deux ?- Qui çà les deux ? - Ben le Raymond ! t’as pas connu Bernès, tu temps qu’t’étais pute ? » - moi j’étais vexée vous pensez, il schlinguait des pieds, du cul, de partout, que c’était une vrai infection. Avec Raymond l’instite ils habitaient une cabane en planches dans le bois de Monflanque...

Elle rajuste les plis de la couverture sur les genoux de SOUPOV)

 

MARCIAU fouille la mallette oubliée du REPRÉSENTANT. Elle en tire, à mesure, des cartes routières, un étui à peigne, un carnet.

Augmenter la lueur du lampadaire.

JEANNE s’approche et lit par-dessus son épaule.

« Trom Mersent ». Drôle de nom. (Sans conviction) Il faudrait peut-être le lui renvoyer.

SOUPOV

Il l’a laissée exprès.

JEANNE et MARCIAU explorent les cartes routières.

LE REPRÉSENTANT, voix off

8 février 8h. Pont sur la Tardoire. Forte montée. Plein nord, pluie, femme rousse, seins obtus. (MARCIAU suit du doigt sur la carte) Cimetière de Maisonnais. Cote 284. Nestor Astier, 1920-1972, 52 ans. Bernadette Ouffres, 1898-1943, 45 ans. PPE.

MARCIAU

« Priez pour elle »

LE REPRÉSENTANT, même jeu

Louis Thimeau, Isidore Blas, Ursule Athmann.

Vers les Dognons, « E.W. »

MARCIAU

« Encyclopédie Watson »

LE REPRÉSENTANT, même jeu

St-Mathieu. Sole meunière. Commande : Trois cercueils, Un crâne, Trois « Regrets Éternels ». Tête des clients.

Bruits d’une automobile qui peine dans une montée ; coups de feu (mitraillette, mortier)

FITZELLE

Il pouvait plus parler, on venait de lui faire sa morphine.

SOUPOV

Ça empêche vraiment de souffrir, ce truc-là ?

MARCIAU, suit du doigt sur la carte

« Cromières »… Plein la bouche : crom-crom… « Cussac »…

FITZELLE poursuit par gestes le récit de l’agonie,s’apitoie, s’effare en claquant du bec avec des mines gourmandes, SOUPOV suit son récit muet avec un respect croissant. Recouvrant la parole :

Il roulait des yeux, comme ça, et il essayait de se redresser « Hââ, Hââ », qu’il faisait – puis à un moment donné, il s’est mis à respirer très fort – et il ramenait tout les draps -

 

SOUPOV

Et puis ?

FITZELLE, très vite

Il est retombé en arrière, la bouche de travers… Il a fallu lui enfoncer la communion…

MARCIAU

Charles Ayant (1901-1978

Christiane Pithuite (1905-1982)

FITZELLE, tournée brusquement vers elle

Il prévoit ceux qui vont mourir ?

SOUPOV se signe à la mode slave

JEANNE

Et pour nous, il y a quelque chose ?

MARCIAU

Il a sauté Limoges. Ça reprend à St-Léonard.

JEANNE

De Noblat ?

MARCIAU

De Noblat.

SOUPOV même jeu.

JEANNE

Tu crois en Dieu maintenant, Souponievchka ?

SOUPOV

À tout hasard…

MARCIAU

C’est comme tes origines russes. On n’en croit pas un mot.

SOUPOV très digne

Mon premier mari était de Dniéproguess///

MARCIAU

Quinze mois de mariage, tu parles…

FITZELE

En tout cas y a pas la queue d’un cruifix

 

 

JEANNE

Pas plus que de miroir.

MARCIAU

Vu ta gueule ça vaut mieux.

FITZELLE

Onze heures ! Faut qu’j’aille chauffer la soupe à mon homme!(à SOUPOV) Je reviens juste après pour la tienne.

 

VOIX hors champ, solennelle

Depuis combien de temps qu’elle se le trimballe, la FITZELLE, par tous les temps, d’un éclopé l’autre, rue Boudard, rue Pelleteux, faire pisser le vieux, faire chier la vieille… Les vieux, ça perd la mémoire, ça parle seul dans la rue. Tous les passés se valent. Des anniversaires de morts, de mariages. Les gros sabots. La pluie fine. Le vieux qui tombe de sa chaise. Frotter le sol, tendre l’assiette, ravauder, se confier à la mort le long des façades, entre deux piaules.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

A C T E T R O I S, PREMIER TABLEAU

 

Le décor est sensiblement le même. Simplement, un éclairage différent permet de constater qu’on se trouve dans un autre intérieur misérable, avec un VIEIL HOMME, cette fois, dans un fauteuil médicalisé.

 

FITZELLE

J’te prépare un potage.

LE VIEUX

Hnnn hoan…

FITZELLE approche une assiette pleine, traînant après elle une chaise paillée. LE VIEUX la lui renverse méchamment d’un revers de bras. Son regard est dur.

FITZELLE

Crève ! (elle s’essuie les yeux)

 

DIALOGUE OFF

FITZELLE : Té, ça fait longtemps qu’y bande plus… Et y fodré engcore que je le suce…

JEANNE : C’était quand la dernière fois ?

FITZELLE : Ça fait longtemps qu’j’y fais plus attention… Je suis pas une obsédée comme vous…

 

 

DEUXIÈME TABLEAU

Nuit. FITZELLE se promène en clopinant. Les yeux charbonnés, sur la tête un catogan à oreilles de Mickey. Une palissade de terrain vague. Des grues dardant leur antenne aveugle. Chantiers béants. Au coin des sentiers les rôdeurs se concertent. FITZELLE porte un cabas gris bourré de pelotes et de légumes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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