Le Corbeau du Puch
COLLIGNON LE CORBEAU DU PUCH
1. La nuit, la neige
La neige durcie boursouflée en dents de scie. Sale. Au pied du réverbère bleu. C'est poreux, ça crève en bulles, le vent siffle.
« Il va geler ».
Vis-à-vis, sur le mont, entre les sapins : des lignes de neige. Comme le cuir, sous les cheveux.
L'adolescent mains dans les poches, voûté. Il monte la pente. Un chien souffle sous une porte en bois. Jean-Pierre s'est appris à ne plus sursauter.
Au sommet, la Tour du Puch, un banc dans la nuit contre la muraille, Jean-Pierre s'assoit pour surveiller la ville loin dessous. Des murs de lave, abritant les baises et les filles attentives, assouvies.
L'adolescent les imagine.
Elles ne le désirent pas.
Il a des traces sur la peau.
Il reconnaît d'en haut tous ses itinéraires, toutes les nuits, rue du Rouëre, des Chanoines, avenue Six-Moines, avec des lits, des entrepôts, chez lui. Le Puch, ville historique du Limousin- sans Histoire il veille sur les habitants du Puch. Les Puchéens. Les Puchéennes, les tabliers, les caniveaux. La Tour se visite tous les samedis, et le dimanche, 7 F50, il y est monté pour voir quelques hectares de plus. « Je suis curieux » dit Jean-Pierre.
Le garde vit derrière ses murailles. Il se couche tôt. Il ne meurt pas. Il ne monte plus au sommet pour surveiller les visiteurs. Il dit :
« Ne vous suicidez pas ! »
Personne ne se suicide.
Le vent forcit. Les aiguilles crissent : toutes les nuits le garde entend crisser les trois aiguilles sur le grand cadran lumineux. Jean-Pierre descend par le versant de l’ouest, la boue gèle et dégèle, ses pieds glissent sur les degrés, le crépi des murs lui racle le coude, les portes vermoulues donnent sur le vide.
La pente casse net sur la place de l’Euse, un parapet donne sur la rivière qui bout très froide sous les lueurs bleues de la ville. Jean-Pierre se retourne, s’accoude au parapet. Face à lui la vitre jaune dépolie du Café-Bar, toute la menace de sa vie - « Trouve donc du boulot ! au lieu de traîner... » - des Filles, des Jeunes, des Autres.
« Je ne suis pas de ceux de mon âge.
Sous lui l’écoulement de l’eau ; par devant, le bruissement de la vie.
L’adolescent palpe dans son dos « ses amies les pierres ». Il fait de plus en plus froid.
Jean-Pierre passe en revue les bisrots du Puch sans entrer ; de l’autre côté de ces vitre dorées, la musique, l’alcool (...)
2. Ma sœur – La rencontrer
Mathilde l’attend pour manger - « ...au lieu de traîner ! » , comme elle dit.
Jean-Pierre avise sur le trottoir une Jeune-Fille. Elle a de belles jambes. Fille, jambes, trottoir.
« Mesdemoiselles, vous ne serez jamais inquiétées si vous montrez bien où vous allez. L’air décidé. Marchez d’un pas sec. »
Jean-Pierre la suit, se glisse dans ses pas, sans bruit, sans rouler des épaules. Ils passent devant deux sapins déplumés, de part et d’autre de l’Hôtel de Ville – l’an dernier, on les a laissés là jusqu’en avril.
La Jeune-Fille a des cheveux noirs. Jean-Pierre se demande s’il a l’air naturel. « Tout à fait naturel » dirait-elle en se retournant. Il lui demanderait :
« Comment faites-vous mademoiselle en plein hiver pour aller en jupes courtes, moi je me gèlerais les…
Les…
Elle prendrait ça mal.
Il pense encore :
« Ce n’est pas que je n’ose pas. Je refuse. Voilà : j’ai renoncé aux femmes.
L’émancipation de la femme, ça le fait bien marrer, Jean-Pierre.
Ils sont passés devant l’affiche du cinéma :
Le Puceau se déchaîne.
C’est malin.
Silence dans les rues. Juste les coups de vent par-dessus les murs ou qui se glisse dans un doigt. La Jeune-Fille monte trois marches vers la rue Bragard. Il pose sa main sur la rampe de fer qu’elle a touchée, embrasse le creux de sa main. Au-dessus de lui la fille s’est retournée : il a compté une marche de trop, son pied a claqué sur le trottoir. Il a mis un genou en terre et les bras en croix pour garder l’équilibre.
« Tu ferais mieux de trouver du travail répète sœur Mathilde. Au lieu de bouquiner !
La Jeune-Fille est rentrée chez elle. Jean-Pierre court à sa porte. Les verrous claquent. Celui
du haut, celui du bas. Un troisième, plus profond, en bout de couloir. Jean-Pierre s’approche, lit le nom sur la plaque en cuivre :
M. et Mme BARDIN
et leurs enfants
« Et leurs enfants... »
Jean-Pierre retient l’adresse.
3. Ma sœur - La peinture
Chez lui, Jean-Pierre peint : des seins, des fesses, sur toute la surface de la toile. Des fesses vertes, au couteau. Il entasse des couches de blanc, de crème.
« ...de chercher du boulot. Qu’est-ce que ça va te rapporter ta peinture ?
- Bonjour sœur Mathilde.
- Qu’est-ce que ça représente ?
- Des culs.
- Tu te crois malin.
- Je ne sais pas ce qu’il y a dedans.
- On mange dans cinq minutes. Et tâche de ne pas te faire attendre. Ton père est là aujourd’hui.
- Pourquoi, ce n’est pas le tien ?
L’atelier occupe un ancien garage. Il y fait sombre. Un palan, quelques clés, plates, à pipe. Jean-Pierre se place sous la lucarne, couverte de crasse. Il faudrait un couvreur, avec une grande échelle, pour la gratter.
« Je ne vais plus rien voir ». « Je vais devenir aveugle ».
Il se lève, jette un coup d’œil à sa toile : des chairs tordues en diagonale. Rose gras, blanc mou d’un corps sur l’autre, une purée de ventres, de seins ventripotents.
- À table !
4. Le père, la soupe
Le père est là, c’est un petit chauve, tout gris, qui lampe vite son potage sans lever la tête.
Jean-Pierre contourne la table pour l’embrasser. (Mathilde répète à son frère tu aimes ton père, toi). Jean-Pierre se sert en soupe en haussant les épaules. C’est rare que le Père mange ici, 3 rue des Moines. Mathilde porte lentement la cuillère à sa bouche, qu’elle ouvre grande, les yeux vagues, le geste grave et moi. Jean-Pierre n’entend que le sifflement intermittent du radiateur au thermostat. Tout est bien rangé. Elle file doux, la Mathilde.
Le Père pousse son assiette, sans dire un mot. À cinquante ans, il fait déjà vieux. La Mathilde le ressert – il ne vit donc que de soupe ?
« T’as trouvé du travail ?
Jean-Pierre lui poserait la même question.
« ...faudra s’en occuper, dit le Père.
Ils prendraient son argent. La sœur et le vieux.
« Toute sœur éprouve pour son frère un attachement inconscient, qui peut aller jusqu’à l’inceste » - « Y aurait plus qu’à se flinguer ».
- Tu dis quelque chose ?
- Rien, rien.
- Il se rendra fou avec ses lectures. Si t’étais occupé de tes mains au lieu de fainéanter.
- Ça suffit Mathilde.
Son père ne regarde jamais en face.
« Écoute-moi bien Jean-Pierre… Je vais partir huit jours à Châteauroux... » Mathilde sursaute. « Tu vas me faire le plaisir de trouver du boulot. N’importe quoi. Tu m’entends ? »
Châteauroux… Châteauroux… Qu’est-ce qu’il veut que ça me foute…
M. § Mme BARDIN
« Et leurs enfants »
…………………………….
5. Correspondance
« Monsieur,
J’ai à vous apprendre que votre fille... » - qu’est-ce que je peux bien lui apprendre sur sa fille ?
Trois fois. Elle a tiré les trois verrous. Le dernier plus profond.
« Monsieur,
Votre fille, que vous croyez si chaste... » « ...si chaste et pure... » « Votre fille se… se... » -
- il serre les dents.
- Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce qui te prend ?
Il a appris cela. Par intuition. Par déductions. Par enquêtes. Ce qu’il fait seul. Elles le font aussi. Elles le font toutes. Lui aussi le fait. Mais ce n’est pas pareil.
« Pas pareil. »
« Je ne fais pas la morale, moi. Je ne refuse personne. Elles me refusent. Elles refusent tous les hommes. Elles leur font la morale. Puis elles rentrent chez elles, et elles se… se... »
Révoltant. C’est révoltant.
« Elles croient toutes qu’on va les violer ».
- Je vais dans ma chambre.
- N’oublie pas ce que je t’ai dit ! crie le père.
C’est une pièce encombrée de meubles et de tiroirs.
- On les montera au grenier, un jour.
En attendant, tous l es jours, Mathilde les astique, obstinément.
« Tiroir 12. Enveloppes.
« Bardin, 23 rue Blagard.
- Tous ces couillons qi prennent les filles pour des rosières... »
Monsieur virgule (« Chère mémé virgule ») - c’est le vide ; soudain le stylo s’emballe, comme un grand trait de phrases qui s’ébranlent, ordurières, dérisoires, emphatiques.
Précises. Anatomiquement très précises.
« Signé M., chirurgien-dentiste »
« Signé C., noaire. »
Il trace un grand « F » en cou^p de sable – le reste illisible.
« Ça fait moins… ça fait moins anonyme ».
Il place la lettre sous sa chemise, contre la peau du ventre. Il se voit traîné sur le Boulevard Laudry, dans une charrette, la tête et les poignets dans un carcan ; des gendarmes à cheval, en tricorne, qui l’escortent, le désignent aux outrages.
L’écriture est nerveuse, régulière. Il ajoute quelques barres de « t ».
6. Tempête sous un pan de chemise.
« Où vas-tu cet après-midi ?
...Mahilde adossée à l’évier ; les assiettes mal rincées qui sèchent sur l’égouttoir.
- Chercher du travail.
Mathilde pousse un ricanement.
Jean-Pierre passe par le garage. La lucarne. Un file d’eau noirâtre a tracé une rigole sur la toile.
« Bordel ! Je ne pourrai jamais rattraper ça.
Il repousse quelques cadres à l’abri. Quand il se baisse, l’enveloppe lui gratte la peau, sous la chemise.
L’air est cru, la Mob encrassée. Passé le mur d’usine, le froid vient vous trancher. Jean-Pierre respire largement. L’air glacé se faufile sous les vêtements. Seul point chaud,le ventre, sous l’enveloppe.
« ...et si je cherchais vraiment du travail ?
Jean-Pierre tend le pied à ras de sol, pour contrôler le verglas. Quant il était enfant, il aimait bien poser le pied sur une bouse à demi-séchée. La croûte séchait, le pied s’enfonçait, les mouches bourdonnaient – ça puait vachement !
Des hameaux. Des portes. Les boîtes aux lettres. Une fente, aux lèvres coupantes – étroites blessures du bois, du fer, du ciment – celles des garages, immenses, chromées, ou bien les boîtes perchées, frileuses, aux grilles des jardins.
« C’est une honte ! » hurlerait la Jeune-Fille. Une fille normale. Qui ne pense jamais à ces choses-là. Qui ne sait même pas que ça existe. Au moment donc où la Jeune-Fille, ivre de bonne foi, serait sur le point de convaincre, où le père s’apprêterait à chiffonner la Lettre Anonyme, à ce moment-là, lui, Jean-Pierre Fargey, ouvrirait la porte d’un coup de botte ; la fille tomberait à genoux. Il se ferait sucer.
« Merde ! »
La mob a zigzagué.
« Je trouverais du travail. Je me marierais. J’aurais trente ans. Il y aurait du soleil, une prairie, un enfant » - et soudain, sortant d’un petit bois rabougri, la plaine de neige grise – il va jusqu’à Saint-Vital. Des toits bruns, blanc sale. Un paysan passe en tapant ses bottes.
Une boîte postale est accrochée, là, devant ses yeux, dans un virage. Une immense palpitation se déclenche dans sa poitrine – cela descend tout chaud tout moite au bout de ses doigts – comme lorsqu’il avait brisé un jouet, tué un chat – commis quelque chose d’irréparable ; il ne resterait plus qu’à attendre le châtiment, terrible, avilissant (…)
Ses pommettes cuisent.
Son cœur serré.
Jean-Pierre a tiré l’enveloppe
« Dernière levée, Mercredi 10h »
- sa main s’élève vers la fente. Il ne regarde pas. La lettre est tombée. Aussitôt le sang revient frapper ses joues.
Personne ne l’a vu.
7. La mère
« Ta mère était une grande malade.
Mathilde coud. Elle porte un tablier blanc. Jean-Pierre prend sur la table une paire de ciseaux. La pièce est trop haute, mal repeinte.
La mère se plaignait toujours. Elle prenait des cachets. Des comprimés. Mathilde lui faisait des piqûres. Jean-Pierre se pique les doigts.
« Rends-moi les ciseaux.
- Tu as dit « ta mère ».
- Ça s’est trouvé comme ça.
- Tu l’as connue avant moi.
Mathilde coupe le fil avec ses dents.
« Qu’est-ce que ça fait, d’être fille unique pendant dix ans ?
- Qu’est-ce qui te prend ?
Mathilde lève la tête. Une grosse tête blême.
Elle a dit que la mère était plus gaie, « avant » ; que c’était une vraie « boute-en-train ».
« Dans les repas de famille, elle faisait rire tout le monde.
- On ne fait plus de repas de famille, dit Jean-Pierre. Il demande :
« Tu sais quelque chose, pouor Châteauroux ? »
Mathilde range son matériel de couture sans répondre :
« Épluche-moi des patates. »
Il prend un torchon sur ses genoux.
- Tu crois qu’elle est…
- Partie. Je te l’ai déjà dit. Avec un gendarme. Elle vit avec lui.
« Pourquoi me regardes-tu comme ça ?
- Tu as son menton. Exactement son menton.
Jean-Pierre se lève le couteau à la main, il se regarde dans la glace au-dessus de l’évier. Traces de varicelle.
- Aide-moi à mettre la table. »
Les traits de Mathilde retrouvent graduellement leur expression de haine cuite.
Les petits yeux de Jean-Pierre se rapprochent sous son front de papier mâché.
Au transistor la musique est bonne. Ils évitent de se parler.
8.- Nigth Clube
Le bar de la rue C. « rouvre ses portes après rénovation ». Nigth Club – le « th » anglais, sans doute. Je n’y mettrai jamais les pieds. C’est pourtant facile, Jean-Pierre : tu te faufiles dans un groupe. Tu t’assois là, près de la porte, sous les patères.
Il entre, en ligne droite, jusqu’au bar :
- Un café.
Le barman a son âge. Il fracasse des bouteilles vides à ses pieds, dans une lessiveuse.
- Plaît-il ?
- Un café.
Le barman se mord le pouce. Il s’est écorché. Bien fait pour sa gueule. Il se tourne vers le percolateur.
Trois rustauds arrivent. Ils se perchent sur les tabourets. Le barman rigole avec eux. Jean-Pierre rigole. Tout le monde rigole. La nuque du barman forme un petit bourrelet. Le dos tourné, il répond aux railleries avec assurance. Il a monté l’affaire avec deux amis. Il vide les poubelles, il fait le ménage. Jean-Pierre dit :
- Vous ne pouvez pas me servir quelque chose par là-bas ?
Il désigne le plus négligemment qu’il peut une tenture à gros plis, derrière laquelle on devine un escalier qui descend. Le barman regarde sa montre, prend les autres à témoins :
- Pas avant une heure !
Les autres approuvent avec ensemble.
À travers les pans de vitres passe un petit courant d’air. Un enfant se dirige vers le flipper. Des apprentis se réunissent quelques minutes autour de trois canettes de bière. Jean-Pierre boit encore, observe les parois crépies, les appliques de plastique, le comptoir chromé.
Vers le fond, des tables rustiques.
Il se sent bien.
Il n’a plus peur.
C’était un jeu.