Montesquieu se trouve le plus représenté dans notre livre. Il fut tiré au sort un jour béni, car je possédais son œuvre complète chez la Pléiade. Et nous en sommes aux derniers écrits. L'éloge du Maréchal de Berwick montre l'admiration de l'auteur pour ce fils de roi d'Angleterre, qui passa l'essentiel de sa vie à guerroyer, sous commandement français, et naturalisé français. Par sa mère Arabella il descendait des Churchill. Montesquieu ne s'attarde pas à blâmer la guerre, qui ne la blâmerait ? Mais il la juge nécessaire, si possible sans combattre : comme en Espagne, contre les Portugais. Le jugement juste de Montesquieu force l'admiration, à notre époque où toutes les raisons sont mêlées, si bien que l'on n'en distingue plus une bonne.
Les embrouilles venaient d'ailleurs, et les historiens connaissent les démêlés de Berwick avec le duc de Vendôme : il valait mieux flatter la cour que de remporter des succès. Ces embarras-là se résolvaient par la raison. Les nôtres, les modernes, ne se peuvent même plus résoudre par la ; - raison : il n'y a plus que des raisons. Montesquieu rend hommage au duc de Berwick : il aura dit-il approché l'un de ces hommes illustres décrits et vantés par Plutarque. Suivent des anecdotes plaisantes sur la cour de Nancy, un apologue sur les malheurs du philosophe Callisthène sous Alexandre (le titre en est Lysimaque), enfin, pour aujourd'hui, son Essai sur le goût, qui jouit d'une certaine estime auprès des montesquiolâtres.
Nous craignons de ces considérations évidentes qu'il assénait déjà dans sa jeunesse, comme un retour à des sources fâcheuses. Mais c'est sans compter avec la pénétration du drôle vieillissant. La vérité, c'est ce qui m'arrange. Et nous le trouvons tous, « depuis qu'il y a des hommes ». Heureusement, notre pullulement nous sauve, et nous varions les expressions, faute d'approfondir les pensées : des choses utiles pour nous, nous disons qu'elle est bonne ; lorsque nous trouvons du plaisir à la voir, sans que nous y démêlions une utilité présente, nous l'appelons belle. Grimaudons : le beau ne sert à rien, et surtout pas à véhiculer une idéologie. Cependant, lorsqu'on veut trouver une chose laide, nous lui attribuons faussement, avec la meilleure foi du monde, une idéologie, puis nous affirmons la laideur avec fausseté.
D'abord, nous faisons coïncider notre jugement et nos intérêts. Montesquieu tire cela des Anglais. Or, ces lignes étaient suivies, dans le texte de L'encyclopédie, par celles-ci, plus polémiques : Les anciens n'avoient pas bien démêlé ceci : ils regardaient comme des qualités positives toutes les qualités relatives de notre âme ; - absolues, dirions-nous. Issues des conceptions de Platon, venues des concepts en soi, du ciel des idées. Montesquieu utilisait le concept d'utilité, battu en brèche aussi de nos jours. Mais pour son époque, Montesquieu fut un esprit fort. Les stupides jésuites avaient vu clair et perspicacement : le positivisme, le relativisme, en vidant le ciel de ses idées, le vidaient aussi de la providence, et du Dieu catholique. Il nous plaît de lire ensuite : ce qui fait que ces dialogues ou Platon fait raisonner Sucrate, ces dialogues si admirés des anciens, sont aujourd'hui insoutenables, pare qu'ils sont fondés sur une philosophie fausse ; - faux, Platon ? Sacrilège philosophique, voire métaphysique ! Notre contemporain Michel Onfray, si discutable qu'il soit, se fût réjoui d'un précédent si illustre.
Montesquieu n'est pas hédoniste, « adonné aux plaisirs » ; mais il l'est suffisamment pour bien comprendre ce mot et cette pratique : obtenir le plaisir raisonnablement, sans excès d'aucun ordre. Il fut voluptueux dans sa jeunesse. Mais il se rangea, épousa dame Lartigue, et pouvait reprendre Le mondain de Voltaire : Ah ! le bon temps que ce siècle de fer ! Et ppour enfoncer (justement) le clou, Montesquieu énumère : car tous ces raisonnements tirés sur le bon, le beau, le parfait, le sage, le fou, le dur, le mou, le sec,l'humide, traités comme des choses positives, entendez « en soi », ne signifient plus rien. Nous aimons beaucoup ce verbe tirés. C'est tout condamner d'un coup, dans le pêle-mêle des opposés.
On appelle cela non pas l'hédonisme à proprement parler, mais son fondement, le sensualisme, dont John Locke est le précurseur, confirmé par Condillac en 1754. Faut-il pour autant brûler Platon ? ...Il existe après tout d'autres géométries qu'euclidienne. Pour notre part, nous estimons nécessaire que l'idéalisme oppose un frein à l'empirisme, au sensualisme, qui soumettrait les nations aux plus forts, à ceux qui jouiraient le mieux. Ce qui est faux, d'ailleurs. Montesquieu en tout cas, poursuivant son raisonnement, ajoute : Les sources du beau, du bon, de l'agréable, etc., sont donc dans nous-mêmes , et en chercher les raisons, c'est chercher les causes des plaisirs de notre âme. Le dernier mot n'est pas à prendre au sens catholique.
Montesquieu ferraillant contre les mollusqueux jésuites prend toujours bien soin de réserver le fait religieux, et de dépeindre son ignorance théologique. Il valait mieux. Mais c'était comme si l'on prétendait que les lois physiques universelle ne s'appliquaient pas dans les Etats du Pape. Or, admettre l'empirisme, le sensualisme, c'est nier, ou du moins fortement remettre en doute, les avantages de l'au-delà, du transcendant : l'immortalité, l'éternel bonheur d'après la mort, le sentiment d'être quelque chose, d'appartenir à l'espèce élue, l'espèce humaine. Il me faudrait donc renoncer à tout ça. Nous abord dondon ce traité avec circonspection, d'une lèvre boudeuse, car il nous sera suggéré que mieux vaut profiter d'ici-bas que de supputer des jouissances au-delà, c'est-à-dire l'exact envers, sur ce point, du pari de Pascal. Ce qui déplaît fortement à ceux qui se voient transportés dans l'Empyrée, contemplant le monde à côté de Balzac ou Newton. Examinons donc notre âme, étudions-là dans ses actions et dans ses passions, cherchons-là dans ses plaisirs ; c'est là où elle se manifeste davantage. C'est de la provocation, du moins de la malignité : rapprocher ces deux mots, âme et plaisirs, même pourvus d'acceptions différentes ! Mais qu'est-ce qu'un plaisir ? ...on ne peut fonder un langage, une communication, sans recourir peu ou prou à des idées, à des conceptions généralement admises.
Autrement nous passerions notre temps à fouiller, à ciseler nos définitions, et nous n'en sortirions point, et le raisonnement se déliterait. Par exemple : celui dont le plaisir est de lire nous montre une âme éprise d'abstractions et d'idées. Ce qui redonne sa force à Platon. Car il est difficile d'interpréter le plaisir de lire aux seules lumières du sensualisme. Voire même le plaisir de penser, de raisonner. On ne met pas si facilement de côté la transcendance de l'homme, ou son désir de transcendance. Mais Montesquieu ne se dérobe pas : La poésie, la peinture, la sculpture, l'architecture, la musique, la danse, les différentes sortes de jeux, enfin les ouvrages de la nature et de l'art peuvent lui donner du plaisir ; - même si les jeux inclinent un peu vers le vin et la viande, nous ne pouvons pas prétendre que le sensualisme amène à la vulgarité que lui reprocheraient nos bons Pères : mais les ouvrages de la nature établissent le lien entre l'homme qui pense et l'homme qui jouit.
Et l'art, en ce temps-là, se définit encore, pour la peinture, comme imitation de la nature – qu'en sera-t-il alors de la musique... Etc
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