Proullaud296

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 2

  • Les deux Servius

    feMME ROUGE  SCULPTURE D"ANNE JALEVSKIFemme rouge F.JPG

        Depuis la nuit des temps nous désirions ce livre. Disons depuis notre hypokhâgne. Depuis la nuit des temps Servius cachait ses mystérieux commentaires sur l'auteur le plus grand de la littérature latine, auteur de L'Enéide. En marge figurait souvent la mention Servius, qui semblait avoir glosé, vers à vers, toute l'œuvre de Virgile. Lorsqu'internet parut, nous avions cru tourner la clef de l'énigme : hélas, les textes latins de Servius s'y trouvaient réduits à la portion congrue, soit une trentaine de pages tout au plus, qui ne pouvaient suffire à l'immensité de la cuistrerie servienne. Enfin fut édité, chez Les Belles Lettres », un fragment considérable de ces notes : elles concernaient l'un des plus beaux passages de la littérature cette fois universelle, le Chant VI de L'Enéide. Nous l'avions Arielle et moi, la même année, commenté en marge au crayon, la traduisant vers à vers sous la direction de je ne sais plus qui.
        L'édition due à Emmanuelle Jeunet-Mancy ne présente pasmoins de 140 pages d'introduction, d'où il résulte essentiellement qu'il exista deux Servius, à quelques dizaines d'années de distance, le second ayant repris et augmenté les commentaires du premier : aussi le texte latin figure-t-il parfois sur deux colonnes, qui se répètent souvent, moyennant quelques variantes. Nous avons donc pris elle et moi notre Livre VI, et, même jadis rabâché, l'avons confronté avec les éruditions marginales de notre grammairien ou grammaticus.C'est ainsi que pour bien des années à venir j'aurai près de moi ce nouveau compagnon d'érudition ; je commenterai des commentaires, eux-mêmes souvent assortis de commentaires contemporains.
        Le vers 7 présente une expression délicieuse : le silex cache dans ses veines la semence du feu. Jusqu'en 1680, le briquet seul permettait l'inflammation, et l'antiquité recourait évidemment au frottage des silex. Mais « aller chercher dans les veines la semence du feu », même si le grand Homère évoque déjà le sperma pyros, relève d'un animisme mystique du plus poétique effet. On frotte et la semence jaillit. L'expression fut déjà convoquée dans les Géorgiques : Servius en bon pédant adore les sources, en particulier interne. Virgile source de Virgile, voilà qui garantit l'unicité d'âme et d'inspiration dans le même homme. Le verbe abstrudere veut dire cacher exprès : les propos abstrus, de nos jours, ou bien abscons, ne proviennent pas d'une volonté expresse, mais d'une difficulté à parler clairement, que l'auteur assurément déplore.
        C'est donc le dieu qui nous impose d'exercer notre science et notre volonté afin de faire le feu. Et pendant que les uns préparent la flamme, les autres chassent le gibier, qui surabondait : la forêt couvre tout jusqu'au rivage, il n'est que de percer les « opaques repaires des bêtes sauvages », « les toits denses », « les abris étroitements tissés ». Chacun sa tâche. A l'escale, il faut aussi chercher l'eau douce, ce qu'on appelle « faire de l'eau » (« faites-moi le plein ») ; des éclaireurs se chargent de repérer tout ce qui coule : les flumina, « quaecumque fluenta » Il faut en effet non seulement boire, mais aussi purifier le prince Enée, qui fut affligé de la mort de son pilote ; il n'a pas vu son cadavre, mais son affliction même le souillait, selon les superstitions de ce temps. Servius nous le dit en note, il parle de souillure, de « pollution ». Le pilote est tombé à l'eau, touché par le sommeil, afin que désormais l'expédition soit commandée directement par Enée, plus digne qu'un autre pour mener la troupe chargée de refonder Troie.

  • Début de Ti Sento, publié dans In ilbro Veritas

            TI            SENTO


             
    283. Presque toutes les fictions ne consistent à faire croire d'une vieille rêverie qu'elle est de nouveau arrivée.
    André MALRAUX Préface aux Liaisons dangereuses
           
                                  
                                         Collé au mur Boris Sobrov tend l'oreille, ce sont des frôlements, des pas, un robinet qu'on tourne, une porte fermée doucement - parfois, sur la cloison, le long passage d'une main. Le crissement de l'anneau sur le plâtre. Un froissement d'étoffes,                  presque un souffle - une chaleur ; puis une allure nonchalante qui s'éloigne, vers la cuisine, au fond, très loin, des casseroles. Un bruit de chasse d'eau : une personne vit là seule, poussant les portes, les  tiroirs – il glisse plus encore à plat, à la limite du possible, sa joue sur le papier peint gris, mal tendu au-dessus de l'oeil droit : il voit d'en bas mal punaisées  une vue gaufrée de Venise, « La Repasseuse » à  contre-jour.
        Boris habite un deux pièces  mal dégotté, au fond d'une cour du 9 Rue Briquetterie sans rien de particulier sinon peu de choses, des  souvenirs de vacances posés dans l'entrée sous le compteur et soudain comme toujours la  cloison qui vibre plein pot sous la musique le tube de l'été OHE OHE CAPITAINES ABANDONNES toute la batterie dans la tronche il est question de capitaines, d'officiers trop tôt devenus vieux abandonnés par leurs équipages et voguant seuls à tout jamais, suivra inévitablement LA ISLA ES BONITA en anglais scandée par Madona - les plages de silence sur le vinyl ne laissent deviner ni pas de danse ni son d'aucune  voix parole ou chant.
      

    Arc marseillais.JPG

      D'autres Succès 86 achève la  Face Un, Boris a le temps de se faire un café, d'allumer une Flight ; la tasse à la main, il fait le tour de son  deux pièces, jette un œil dans la cour,  le jour baisse, ce n'est pas l'ennui, mais la dépossession, comme de ne pas savoir très bien qui on est.                                        Sur la machine à écrire une liste à compléter. Boris s'est installé à Paris depuis quinze                   ans, il s'y est marié, y a divorcé, n'a jamais donné  suite aux propositions des Services. La                     naturalisation lui a donné une identité : né le 20-10-47, 1,75m  - petit pour un Russe -                  , teint rose, râblé, moustache intermittente.
                        - Les exilés attendent beaucoup de moi.
                        - Tu es Français à présent.
    Un jour Macha je t'emmènerai en Russie.
    Mon frère m'écrit d'Ivanovo.
                         - Je ne l'ai jamais vu.
                         - Moi-même je ne le reconnaîtrais pas.
                            Boris tire sur sa cigarette. Le mur de la chambre demeure silencieux. D'ici la fin de la semaine il aura trouvé un logement pour un dissident. Ici ? Impensable. Trois ans écoulés depuis ce divorce. Où est Macha? ...trois ans qui pèsent plus que ces vingt-cinq lourdes années de jeunesse, grise, lente, jusqu'à ce jour de 73 où il a passé la frontière, à Svietogorsk  Le voici reclus rue de M., à  deux pas de Notre-Dame de Lorette., tendant l'oreille aux manifestations sonores d'une cloison - qui habite l'autre chambre? il n'y a pas de palier ; ce sont deux immeubles mitoyens ou plutôt, car le mur est mince, deux ailes indépendantes qui se joignent, précisément, sur cette paroi.
        Pas de fenêtre où se pencher.
        Ce n'est pas un chanteur, ce n'est pas un danseur, ce n'est pas un écrivain, il ne fait pas de politique et ne sait pas taper à la machine.
                            C'est une femme.Un homme roterait, pèterait. C'est une jeune fille, qui fait  toujours tourner le même disque. Elles font toutes ça : quand un disque leur plaît, elles le passent             toute la journée. Les mêmes rengaines, deux fois, dix fois. Boris n'ose pas frapper du poing sur la cloison : A, un coup, B, deux coups, le fameux alphabet des prisonniers - il ne faut pas imaginer. «Je ne connais pas le sexe de cette personne » répète Boris. « Capitaines abandonnés ». « La Isla es bonita ». Et pour finir, toujours, en italien,  « Ti sento ».  "Ti sento tisento ti sento" sans reprendre souffle - la Voix, voix de femme, la ferveur, le son monté d'un coup, « ti sento - je t'entends - je te comprends"- ti sento - la clameur des Ménades à travers la montagne, le désespoir - la volupté - l'indépassable indécence - puis tout s'arrête – la paroi.grise - le sang reflue.
        Déperdition de la substance. 
        Mais cela revient. Cela revient toujours. TI SENTO c'est toi que j'entends toi qu'à travers ta voix je comprends tu es en moi qui es-tu. Il est impossible. Boris frappe au mur, se colle au plâtre lèvre à lèvre, mais on ne répond pas, mais on ne rompt pas le silence, Boris halète doucement, griffe le mur : « C'est la dernière fois. » Il se rajuste plein de honte, se recoiffe,                     jette un  œil en bas dans la cour : c'est l'heure où sur les pavés plats passe en boitant une petite                     fille exacte aux cheveux noirs, son cabas au creux du bras ; Boris renifle, se lave les mains, se taille un bout de fromage, la fillette frappe et entre.
                            - Bonsoir Morgane dit Boris la bouche pleine.
                            - Tu le fais exprès d'avoir toujours la bouche pleine?

  • Viollier - La mère


        Pearl Buck  publie en 1933 La mère (The mother). Je ne l'ai pas lu. En revanche, La mère, en français, paru chez Laffont en 2007, par Yves Viollier, je l'ai lu, mais ne m'en souvenais plus jusqu'à ce que j'y refoutis le nez : Yves Viollier, dont l'ancêtre fut joueur de viole et non pas violeur, écrivit ce roman pour sans doute rendre hommage à une noble femme de sa famille, victime des assauts de son mari, Pierre Blé, céréale killer. Cette femme de paysan vendéo-charentais fut un excellent « sillon reproducteur », comme le lui fit observer avec élégance son beau-père à sa première grossesse. Elle poussa même la plaisanterie jusqu'à faire 16 enfants de 1929 à 1947, se relevant à peine de couches pour produire à nouveau.
        Les autres femmes, ses voisines, autres fermières, lui disaient par exemple : « Moi j'en ai eu deux, et n'en veux point d'autre », ou bien « Il ne peut pas s'arrêter un peu, ton homme ? » Vous avez récemment vu L'emprise, à la télévision, avec Marc Lavoine en procureur : un homme qui battait et violait sa femme (car le viol entre époux n'est passible du tribunal que depuis relativement peu de temps) ; à présent, nous vous entretenons d'une autre sorte d'asservissement, la transformation de l'épouse en bête reproductrice. Dans ces deux cas si différents, nous avons remarqué une ressemblance : la femme profite, si l'on peut dire, de certaines amitiés féminines qui lui font des remontrances et l'aident même, dans la mesure du possible, à trouver une issue. Même si ce n'est pas très efficace.
        Mais l'homme n'a pas d'amitiés masculines, ou alors, entre hommes, entre rivaux, où il trouve malgré tout une justification, et passe pour un fameux gaillard qui lui, au moins, ne se laisse pas mener. Il existe encore trop souvent une complicité tacite : un homme, ça frappe et ça baise. Un curé, en Charente, en Vendée, dans l'Entre-Deux-Guerres, ne conseillera jamais à une femme de s'éloigner ou de divorcer. Mais d'éviter le contact physique et l'alcool du mari, car un homme, un vrai, ça se soûle. La mère se présente comme un hommage à Reine Rousseau, épouse Pierre Blé, qui a grandi dans la gêne et dans l'entr'aide au sein d'une famille nombreuse et pauvre. Jusqu'à la mort en couches (justement) de sa propre mère, à sept ans, elle vivait dans l'amour.
        Puis il a fallu déménager chez les grands-parents, et servir, en quelque sorte : école abandonnée à 12 ans, épousailles sans grande passion parce que dans ces pays-là, si un garçon vous fréquente devant tout le monde, et qu'on ne le repousse pas sauvagement, il faut l'épouser, surtout après demande officielle en mariage. Pas moyen de faire autrement, comme ça, en pleine assemblée ; l'amour viendra avec le temps. C'est ce qu'on disait. Et puis, comme souvent, nuit de noces désastreuse, pas un mot de tendresse mais tout tout de suite et très vite, et pour seuls mots d'amour : « Qu'est-ce que t'as encore à te plaindre ? »  Nous pressentons la suite, aussi bien que chez Maupassant (Une Vie), quoique les milieux sociaux soient très différents : la femme ici souffrira, bossera comme une boniche, fera ses prières, se dévouera aux bonnes recommandations du Seigneur Dieu, car ne plus se reproduire comme des lapins est une nouveauté chez les papes. Ça vient de sortir. Un tel cas de maltraitance féminine, malheureusement, devait être fréquent et l'est encore. C'est pourquoi, d'un simple point de vue littéraire, depuis son fauteuil confortable, il a semblé au masculin lecteur, qui ne sait pas ce que c'est d'accoucher tous les ans, que le sujet, abstraction faite de toute morale sociologique, aurait pu se traiter de façon plus originale.
        Cette situation archaïque souffre d'un traitement moderne, par petites phrases sages au présent ou passé composé de l'indicatif. Nous attendions plus de véhémence, non pas judiciaire, mais lyrique, fournie, dénonciatrice. Le passage au « vous » de politesse, de respect, d'admiration, de compassion, sonne mal : une tel personnage se serait plus grandi par l'utilisation de « tu », à l'antique. Deux originalités donc, style sec de compte-rendu moderne, ou marque de respect « vieille France » et « baise-main », qui ne convainquent pas nécessairement. Mais le côté documentaire sur les mœurs paysannes et conjugales dans la campagne du centre-ouest demeure éclairant, et nous allons vous lire quelques paragraphes de cette vie besogneuse d'une mère de famille nombreuse, endurcie aux travaux de la ferme (plus on a d'enfants, plus on a de main-d'œuvre gratuite, tel est le point de vue du géniteur) qui se confie au prêtre de la paroisse. Cet homme d'Eglise est coincé entre ses sentiments d'indignation et le rôle ecclésiastique : une femme doit respect et obéissance à son mari, c'est bien la prison d'une société faite par et pour les machos :
        «  - Que M. le curé fourre son nez où ça le regarde ! » sexe-clame une commère, qui a bien raison.
        « Elle est aussi maigre, précise l'auteur, que Reine est ronde, la peau tavelée d'une rousse qui craint le soleil.
        «  - C'est vrai qu'il ferait mieux de s'inquiéter de tous ces pauvres petits qu'il encourage à metre au monde et qui n'ont pas de quoi se nourrir ! Encore chez vous ils ont à manger...
        «  - Arrête ! Chacun s'arrange comme il peut. On ne sait pas ce qui se passe dans une chambre une fois la porte fermée. Il y en a pour qui ça n'est pas tout rose. » La nommée Reine devait faire ça dans une chambre à quatre lit, et le lendemain matin chacun savait combien de fois et  jusques à quand. «Moi je sais que ça ne peut pas se passer autrement.
        «  - Peut-être, mais c'est vous, après, qui vomissez !
        «  - Arrête !
        « Marie-Pierre grommelle : » - ça doit être la rousse - « et à onze heures du soir, me confiait ma grand-mère, la journée n'était pas encore finie ! » « ...il serait parti à la guerre, ça vous aurait fait une pause...
        «  - Tais-toi ! Tu dis n'importe quoi !
        «  - Vous ne pouvez pas l'obliger un peu à...
     «  Elle passe le tranchant de sa main sur sa ceinture. » (L'homme n'a pas été mobilisé : « soutien de famille, n'est-ce pas).
        «  - Tu ne sais pas ce que je fais...
        «  Marie-Pierre ouvre de grands yeux. Elle laisse fuser un petit rire complice.
        «  - Arrête ! se défend Reine. » Chez moi, c'était le mouchoir : « Tu coiffes le sexe », me disait élégamment mon père un mouchoir à la main. «  Tu me fais dire des bêtises !
        «  Elles sont revenues à la brouette de linge, où Marie-Pierre plonge les mains et recommence à bougonner :
        «  - Tous ces papots ! Ces drapeaux à laver ! »

        « Plus les enfants venaient, plus le travail « pour y arriver » augmentait. » Eh oui, les couches-culottes ont libéré la femme ! « La guerre ajoutait de la misère à la peine. Le manque de tout obligeait à se débrouiller. Les femmes fabriquaient le savon, mettaient la cendre dans la lessiveuse pour faire bouillir le linge.
        «  Les conflits entre le gendre et le beau-père sont devenus quotidiens. Les difficultés de l'époque les ont envenimées. » 1940 après 14-18, cette fois. « Germain aurait voulu qu'Henri travaille, au lieu de courir sans cesse à ces réunions d'où il ne ramenait rien de bon. Henri a reproché à son beau-père de prendre du côté de sa fille et de la liguer contre lui.
        « Il a imaginé des messes basses et des complots.
        « Un soir, alors qu'elle s'était endormie, Reine a été réveillée. » Germain, c'est son père, Henri, son mari. « Elle a vu son homme en chemise debout auprès du lit. Elle s'est demandée ce qu'il faisait. Elle a vu luire quelque chose qu'il agitait à la lueur des dernières flammes de la cheminée.

  • Ô grand Rosenfeld !

        Ô grand Rosenfeld ! Le point d'exclamation fait partie du titre. L'illustration de couverture montre un homme allongé bras et jambes écartés, vêtu d'une peau de bête, une bûche en oreiller. Il repose sur le sable tête droite et regarde à sa gauche. Très naïf. Je veux dire le dessin. L'homme aussi, mais également très sage et philosophe. C'est lui Rosenfeld. Une consonance juive totalement anachronique : j'aurais plutôt cru à quelque chef saugrenu de la Wehrmacht, avec un képi gris très impressionnant. L'auteur, c'est Daniel Wallace. Heureusement, j'ai lu en quatrième de couverture qu'il adorait Tim Burton, et pas plus tard qu'hier soir j'ai regardé la dernière heure de Charlie et la chocolaterie : même remarque pour les deux auteurs.
        On aime ou on n'aime pas. C'est une dimension à prendre, comme pour devenir la clé qui ouvre la serrure et pas une autre. En cinéma miniature (j'ai la télé), ça fonctionne. A peu près, parce que le clinquant criard des couleurs et l'imagination féroce du cinéaste soutiennent efficacement la faiblesse narrative. Mais ici, dans ce petit roman plat, nul style n'agrandit le propos. Nous avons déjà lu par exemple Comment j'ai mangé mon père de Roy Lewis. C'était rigolo, rapide et profond. Ici aussi, de la rapidité, de la fausse naïveté, mais un second degré trop apparent. Que les noms des personnages soient Wilson ou Sally, à la rigueur. Mais qualifier de poésie l'indigence sous prétexte qu'aux premiers temps de l'humanité les humanoïdes utilisaient un langage rudimentaire ce qui est archifaux, c'est excessif.
        L'auteur adopte un ton qu'il croit naïf, mais, vrai, nous sentons trop qu'il le fait exprès. Dessine trop comme un enfant de neuf ans pour qu'on y prête attention. Un adulte joue à l'enfant. Il raconte l'histoire d'une tribu, trente-cinq personnes environ, qui vit au bord d'une falaise. Mais sur ses dessins, la falaise domine des collines raides. Comment peut-on dévaler la pente et se casser la figure au pied des falaises si elles sont au-dessus de vous ? L'auteur aurait-il des problèmes dans la représentation spatiale, ou bien devons-nous trouver un sens philosophique sur le haut qui serait la même chose que le bas ou quelque chose de ce genre ? Non. Je crois plutôt que c'est un roman bâclé, Silex and the City sans l'humour, du moins sans le grinçant ni le satirique.
        Un produit de consommation. Une morale courante : le grand Rosenfeld, sans armes et toujours optimiste, serait l'esprit humain, l'intelligence, qui triomphe de tout, dont les exploits sont inventés par le scribe, alias l'auteur, sans lequel rien ne subsisterait dans les mémoires. Sally, c'est la femme, la beauté, l'aurore, le soleil. Wilson, c'est le gros lard qui veut sauter Sally – elle veut bien, le jour où le gros Wilson saura faire la roue, malgré son amas de graisse conne. À la fin c'est le  grand Rosenfeld qui se la saute dans l'amour, parce qu'il est l'homme par excellence fragile et rusé, sans peur de la mort menaçante et aussi banal et grandiose que vous et moi. La mayonnaise ne prend pas. Ce n'est que par comparaison, avec Johnny Depp, Silex and the City, Pourquoi j'ai mangé mon père, que nous pouvons définir cette fable fade et douce-amère, dans un genre préhistorique de carton-pâte déjà maintes fois illustré. C'est peut-être bien une fable pour enfants. D'aucuns y verront de la fraîcheur, de la poésie même (c'est écrit sur la couverture), de l'imprévu, de la finesse subtile, de la grandeur épique, une célébration de l'Homo Sapiens, que sais-je – et pourtant je n'y vois que des teintes mineures, du comique rudimentaire, un à vau-l'eau généralisé – bref je n'ai rien vu. 

    Santé !.JPG


        Il me manque une dimension. La musique est trop ténue, le ruisseau trop clair, le nuage trop évanescent. Alors voilà, c'est l'histoire aussi d'un homme venu d'ailleurs, qui raconte l'histoire des montagnes qui crachent le feu. Et voilà ce qu'on lui répond :
        “En fait, ça s'appelle un volcan, interrompit Agatha. Ils apparaissent lorsque la roche en fusion remonte jusqu'à l'écorce terrestreet éclate à travers les failles et les fissures. Le “sang”, comme tu dis, c'est de la lave. Tu as vu d'autres choses ?” - l'anachronisme des propos et des connaissances participent paraît-il au décalage poétique.
        “ - Eh bien oui, j'ai vu... j'ai vu le soleil s'éteindre en plein milieu de la journée ! Seule la main d'un dieu aurait pu...
        “ - C'était une éclipse solaire, non ?
        “ Le barbu aux cheveux aussi longs que ses bras parut déprimé.” - le dieu qu'il évoque s'appelle Zoroathée, ce qui est très drôle dans un congrès de philosophie.
        “ - C'est un public difficile, marmonna-t-il.
        “ - Continue, s'il te plaît, dis-je.
        “ - Eh bien...
        “ - S'il te plaît...”
        Chacun crée à cette époque les histoires qu'il raconte. C'est ce que l'on appelle le nominalisme : il suffit de nommer les choses, les animaux, les océans, pour qu'ils se mettent à exister. L'écrivain, le conteur, écrivent l'histoire en racontant leurs histoires. Ingénieux. *
        “ - D'accord. Il y a autre chose que j'ai trouvé assez amusant.
        “ - Nous sommes tout ouïe, lança Agathe, sarcastique.
        “ - Je meurs d'impatience, dis-je.
     COLLIGNON        LECTURES    “LUMIERES, LUMIERES”
    DANIEL WALLACE     “Ô GRAND ROSENFELD !”    61 12 31         86
       


            “ - OK, j'ai vu un très gros bonhomme qui faisait la roue.”
        Cette fois-ci, nos sédentaires apprennent du voyageur-conteur quelque chose qu'ils ne savent pas déjà et qui bouleverse leur tranquillité : le gros Wilson s'exerce à faire la roue, et pourra subtiliser la belle Sally.
        “Les éclats de rire et l'agitation cessèrent instantanément. Tout le monde s'immobilisa. Nous contemplâmes l'étranger, muets de stupeur et de crainte. Puis je me levai et m'approchai de lui.” Notre scribe tribal veut vérifier de près. “Les flammes éclairaient son visage barbu alors qu'il rongeait goulûment une patte d'oiseau.
        “ - Un gros bonhomme ? Qui faisait la roue ? Tu es sûr ?” Le fameux Wilson, de la tribu des Wilson, tous très forts, très gros, très bêtes.
        “ Il hocha la tête.
        “ - Gros comment, d'après toi ?
        “ - Plutôt très gros. Il était tellement gros qu'il aurait pu nous faire de l'ombre à tous.” Comique, je suppose. Naïf, je suppose. Primitif, je suppose