Pearl Buck publie en 1933 La mère (The mother). Je ne l'ai pas lu. En revanche, La mère, en français, paru chez Laffont en 2007, par Yves Viollier, je l'ai lu, mais ne m'en souvenais plus jusqu'à ce que j'y refoutis le nez : Yves Viollier, dont l'ancêtre fut joueur de viole et non pas violeur, écrivit ce roman pour sans doute rendre hommage à une noble femme de sa famille, victime des assauts de son mari, Pierre Blé, céréale killer. Cette femme de paysan vendéo-charentais fut un excellent « sillon reproducteur », comme le lui fit observer avec élégance son beau-père à sa première grossesse. Elle poussa même la plaisanterie jusqu'à faire 16 enfants de 1929 à 1947, se relevant à peine de couches pour produire à nouveau.
Les autres femmes, ses voisines, autres fermières, lui disaient par exemple : « Moi j'en ai eu deux, et n'en veux point d'autre », ou bien « Il ne peut pas s'arrêter un peu, ton homme ? » Vous avez récemment vu L'emprise, à la télévision, avec Marc Lavoine en procureur : un homme qui battait et violait sa femme (car le viol entre époux n'est passible du tribunal que depuis relativement peu de temps) ; à présent, nous vous entretenons d'une autre sorte d'asservissement, la transformation de l'épouse en bête reproductrice. Dans ces deux cas si différents, nous avons remarqué une ressemblance : la femme profite, si l'on peut dire, de certaines amitiés féminines qui lui font des remontrances et l'aident même, dans la mesure du possible, à trouver une issue. Même si ce n'est pas très efficace.
Mais l'homme n'a pas d'amitiés masculines, ou alors, entre hommes, entre rivaux, où il trouve malgré tout une justification, et passe pour un fameux gaillard qui lui, au moins, ne se laisse pas mener. Il existe encore trop souvent une complicité tacite : un homme, ça frappe et ça baise. Un curé, en Charente, en Vendée, dans l'Entre-Deux-Guerres, ne conseillera jamais à une femme de s'éloigner ou de divorcer. Mais d'éviter le contact physique et l'alcool du mari, car un homme, un vrai, ça se soûle. La mère se présente comme un hommage à Reine Rousseau, épouse Pierre Blé, qui a grandi dans la gêne et dans l'entr'aide au sein d'une famille nombreuse et pauvre. Jusqu'à la mort en couches (justement) de sa propre mère, à sept ans, elle vivait dans l'amour.
Puis il a fallu déménager chez les grands-parents, et servir, en quelque sorte : école abandonnée à 12 ans, épousailles sans grande passion parce que dans ces pays-là, si un garçon vous fréquente devant tout le monde, et qu'on ne le repousse pas sauvagement, il faut l'épouser, surtout après demande officielle en mariage. Pas moyen de faire autrement, comme ça, en pleine assemblée ; l'amour viendra avec le temps. C'est ce qu'on disait. Et puis, comme souvent, nuit de noces désastreuse, pas un mot de tendresse mais tout tout de suite et très vite, et pour seuls mots d'amour : « Qu'est-ce que t'as encore à te plaindre ? » Nous pressentons la suite, aussi bien que chez Maupassant (Une Vie), quoique les milieux sociaux soient très différents : la femme ici souffrira, bossera comme une boniche, fera ses prières, se dévouera aux bonnes recommandations du Seigneur Dieu, car ne plus se reproduire comme des lapins est une nouveauté chez les papes. Ça vient de sortir. Un tel cas de maltraitance féminine, malheureusement, devait être fréquent et l'est encore. C'est pourquoi, d'un simple point de vue littéraire, depuis son fauteuil confortable, il a semblé au masculin lecteur, qui ne sait pas ce que c'est d'accoucher tous les ans, que le sujet, abstraction faite de toute morale sociologique, aurait pu se traiter de façon plus originale.
Cette situation archaïque souffre d'un traitement moderne, par petites phrases sages au présent ou passé composé de l'indicatif. Nous attendions plus de véhémence, non pas judiciaire, mais lyrique, fournie, dénonciatrice. Le passage au « vous » de politesse, de respect, d'admiration, de compassion, sonne mal : une tel personnage se serait plus grandi par l'utilisation de « tu », à l'antique. Deux originalités donc, style sec de compte-rendu moderne, ou marque de respect « vieille France » et « baise-main », qui ne convainquent pas nécessairement. Mais le côté documentaire sur les mœurs paysannes et conjugales dans la campagne du centre-ouest demeure éclairant, et nous allons vous lire quelques paragraphes de cette vie besogneuse d'une mère de famille nombreuse, endurcie aux travaux de la ferme (plus on a d'enfants, plus on a de main-d'œuvre gratuite, tel est le point de vue du géniteur) qui se confie au prêtre de la paroisse. Cet homme d'Eglise est coincé entre ses sentiments d'indignation et le rôle ecclésiastique : une femme doit respect et obéissance à son mari, c'est bien la prison d'une société faite par et pour les machos :
« - Que M. le curé fourre son nez où ça le regarde ! » sexe-clame une commère, qui a bien raison.
« Elle est aussi maigre, précise l'auteur, que Reine est ronde, la peau tavelée d'une rousse qui craint le soleil.
« - C'est vrai qu'il ferait mieux de s'inquiéter de tous ces pauvres petits qu'il encourage à metre au monde et qui n'ont pas de quoi se nourrir ! Encore chez vous ils ont à manger...
« - Arrête ! Chacun s'arrange comme il peut. On ne sait pas ce qui se passe dans une chambre une fois la porte fermée. Il y en a pour qui ça n'est pas tout rose. » La nommée Reine devait faire ça dans une chambre à quatre lit, et le lendemain matin chacun savait combien de fois et jusques à quand. «Moi je sais que ça ne peut pas se passer autrement.
« - Peut-être, mais c'est vous, après, qui vomissez !
« - Arrête !
« Marie-Pierre grommelle : » - ça doit être la rousse - « et à onze heures du soir, me confiait ma grand-mère, la journée n'était pas encore finie ! » « ...il serait parti à la guerre, ça vous aurait fait une pause...
« - Tais-toi ! Tu dis n'importe quoi !
« - Vous ne pouvez pas l'obliger un peu à...
« Elle passe le tranchant de sa main sur sa ceinture. » (L'homme n'a pas été mobilisé : « soutien de famille, n'est-ce pas).
« - Tu ne sais pas ce que je fais...
« Marie-Pierre ouvre de grands yeux. Elle laisse fuser un petit rire complice.
« - Arrête ! se défend Reine. » Chez moi, c'était le mouchoir : « Tu coiffes le sexe », me disait élégamment mon père un mouchoir à la main. « Tu me fais dire des bêtises !
« Elles sont revenues à la brouette de linge, où Marie-Pierre plonge les mains et recommence à bougonner :
« - Tous ces papots ! Ces drapeaux à laver ! »
« Plus les enfants venaient, plus le travail « pour y arriver » augmentait. » Eh oui, les couches-culottes ont libéré la femme ! « La guerre ajoutait de la misère à la peine. Le manque de tout obligeait à se débrouiller. Les femmes fabriquaient le savon, mettaient la cendre dans la lessiveuse pour faire bouillir le linge.
« Les conflits entre le gendre et le beau-père sont devenus quotidiens. Les difficultés de l'époque les ont envenimées. » 1940 après 14-18, cette fois. « Germain aurait voulu qu'Henri travaille, au lieu de courir sans cesse à ces réunions d'où il ne ramenait rien de bon. Henri a reproché à son beau-père de prendre du côté de sa fille et de la liguer contre lui.
« Il a imaginé des messes basses et des complots.
« Un soir, alors qu'elle s'était endormie, Reine a été réveillée. » Germain, c'est son père, Henri, son mari. « Elle a vu son homme en chemise debout auprès du lit. Elle s'est demandée ce qu'il faisait. Elle a vu luire quelque chose qu'il agitait à la lueur des dernières flammes de la cheminée.