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Début de Ti Sento, publié dans In ilbro Veritas

        TI            SENTO


         
283. Presque toutes les fictions ne consistent à faire croire d'une vieille rêverie qu'elle est de nouveau arrivée.
André MALRAUX Préface aux Liaisons dangereuses
       
                              
                                     Collé au mur Boris Sobrov tend l'oreille, ce sont des frôlements, des pas, un robinet qu'on tourne, une porte fermée doucement - parfois, sur la cloison, le long passage d'une main. Le crissement de l'anneau sur le plâtre. Un froissement d'étoffes,                  presque un souffle - une chaleur ; puis une allure nonchalante qui s'éloigne, vers la cuisine, au fond, très loin, des casseroles. Un bruit de chasse d'eau : une personne vit là seule, poussant les portes, les  tiroirs – il glisse plus encore à plat, à la limite du possible, sa joue sur le papier peint gris, mal tendu au-dessus de l'oeil droit : il voit d'en bas mal punaisées  une vue gaufrée de Venise, « La Repasseuse » à  contre-jour.
    Boris habite un deux pièces  mal dégotté, au fond d'une cour du 9 Rue Briquetterie sans rien de particulier sinon peu de choses, des  souvenirs de vacances posés dans l'entrée sous le compteur et soudain comme toujours la  cloison qui vibre plein pot sous la musique le tube de l'été OHE OHE CAPITAINES ABANDONNES toute la batterie dans la tronche il est question de capitaines, d'officiers trop tôt devenus vieux abandonnés par leurs équipages et voguant seuls à tout jamais, suivra inévitablement LA ISLA ES BONITA en anglais scandée par Madona - les plages de silence sur le vinyl ne laissent deviner ni pas de danse ni son d'aucune  voix parole ou chant.
  

Arc marseillais.JPG

  D'autres Succès 86 achève la  Face Un, Boris a le temps de se faire un café, d'allumer une Flight ; la tasse à la main, il fait le tour de son  deux pièces, jette un œil dans la cour,  le jour baisse, ce n'est pas l'ennui, mais la dépossession, comme de ne pas savoir très bien qui on est.                                        Sur la machine à écrire une liste à compléter. Boris s'est installé à Paris depuis quinze                   ans, il s'y est marié, y a divorcé, n'a jamais donné  suite aux propositions des Services. La                     naturalisation lui a donné une identité : né le 20-10-47, 1,75m  - petit pour un Russe -                  , teint rose, râblé, moustache intermittente.
                    - Les exilés attendent beaucoup de moi.
                    - Tu es Français à présent.
Un jour Macha je t'emmènerai en Russie.
Mon frère m'écrit d'Ivanovo.
                     - Je ne l'ai jamais vu.
                     - Moi-même je ne le reconnaîtrais pas.
                        Boris tire sur sa cigarette. Le mur de la chambre demeure silencieux. D'ici la fin de la semaine il aura trouvé un logement pour un dissident. Ici ? Impensable. Trois ans écoulés depuis ce divorce. Où est Macha? ...trois ans qui pèsent plus que ces vingt-cinq lourdes années de jeunesse, grise, lente, jusqu'à ce jour de 73 où il a passé la frontière, à Svietogorsk  Le voici reclus rue de M., à  deux pas de Notre-Dame de Lorette., tendant l'oreille aux manifestations sonores d'une cloison - qui habite l'autre chambre? il n'y a pas de palier ; ce sont deux immeubles mitoyens ou plutôt, car le mur est mince, deux ailes indépendantes qui se joignent, précisément, sur cette paroi.
    Pas de fenêtre où se pencher.
    Ce n'est pas un chanteur, ce n'est pas un danseur, ce n'est pas un écrivain, il ne fait pas de politique et ne sait pas taper à la machine.
                        C'est une femme.Un homme roterait, pèterait. C'est une jeune fille, qui fait  toujours tourner le même disque. Elles font toutes ça : quand un disque leur plaît, elles le passent             toute la journée. Les mêmes rengaines, deux fois, dix fois. Boris n'ose pas frapper du poing sur la cloison : A, un coup, B, deux coups, le fameux alphabet des prisonniers - il ne faut pas imaginer. «Je ne connais pas le sexe de cette personne » répète Boris. « Capitaines abandonnés ». « La Isla es bonita ». Et pour finir, toujours, en italien,  « Ti sento ».  "Ti sento tisento ti sento" sans reprendre souffle - la Voix, voix de femme, la ferveur, le son monté d'un coup, « ti sento - je t'entends - je te comprends"- ti sento - la clameur des Ménades à travers la montagne, le désespoir - la volupté - l'indépassable indécence - puis tout s'arrête – la paroi.grise - le sang reflue.
    Déperdition de la substance. 
    Mais cela revient. Cela revient toujours. TI SENTO c'est toi que j'entends toi qu'à travers ta voix je comprends tu es en moi qui es-tu. Il est impossible. Boris frappe au mur, se colle au plâtre lèvre à lèvre, mais on ne répond pas, mais on ne rompt pas le silence, Boris halète doucement, griffe le mur : « C'est la dernière fois. » Il se rajuste plein de honte, se recoiffe,                     jette un  œil en bas dans la cour : c'est l'heure où sur les pavés plats passe en boitant une petite                     fille exacte aux cheveux noirs, son cabas au creux du bras ; Boris renifle, se lave les mains, se taille un bout de fromage, la fillette frappe et entre.
                        - Bonsoir Morgane dit Boris la bouche pleine.
                        - Tu le fais exprès d'avoir toujours la bouche pleine?

Commentaires

  • Je ne connais nulle part de rue Briquetterie

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