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Les deux Servius

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    Depuis la nuit des temps nous désirions ce livre. Disons depuis notre hypokhâgne. Depuis la nuit des temps Servius cachait ses mystérieux commentaires sur l'auteur le plus grand de la littérature latine, auteur de L'Enéide. En marge figurait souvent la mention Servius, qui semblait avoir glosé, vers à vers, toute l'œuvre de Virgile. Lorsqu'internet parut, nous avions cru tourner la clef de l'énigme : hélas, les textes latins de Servius s'y trouvaient réduits à la portion congrue, soit une trentaine de pages tout au plus, qui ne pouvaient suffire à l'immensité de la cuistrerie servienne. Enfin fut édité, chez Les Belles Lettres », un fragment considérable de ces notes : elles concernaient l'un des plus beaux passages de la littérature cette fois universelle, le Chant VI de L'Enéide. Nous l'avions Arielle et moi, la même année, commenté en marge au crayon, la traduisant vers à vers sous la direction de je ne sais plus qui.
    L'édition due à Emmanuelle Jeunet-Mancy ne présente pasmoins de 140 pages d'introduction, d'où il résulte essentiellement qu'il exista deux Servius, à quelques dizaines d'années de distance, le second ayant repris et augmenté les commentaires du premier : aussi le texte latin figure-t-il parfois sur deux colonnes, qui se répètent souvent, moyennant quelques variantes. Nous avons donc pris elle et moi notre Livre VI, et, même jadis rabâché, l'avons confronté avec les éruditions marginales de notre grammairien ou grammaticus.C'est ainsi que pour bien des années à venir j'aurai près de moi ce nouveau compagnon d'érudition ; je commenterai des commentaires, eux-mêmes souvent assortis de commentaires contemporains.
    Le vers 7 présente une expression délicieuse : le silex cache dans ses veines la semence du feu. Jusqu'en 1680, le briquet seul permettait l'inflammation, et l'antiquité recourait évidemment au frottage des silex. Mais « aller chercher dans les veines la semence du feu », même si le grand Homère évoque déjà le sperma pyros, relève d'un animisme mystique du plus poétique effet. On frotte et la semence jaillit. L'expression fut déjà convoquée dans les Géorgiques : Servius en bon pédant adore les sources, en particulier interne. Virgile source de Virgile, voilà qui garantit l'unicité d'âme et d'inspiration dans le même homme. Le verbe abstrudere veut dire cacher exprès : les propos abstrus, de nos jours, ou bien abscons, ne proviennent pas d'une volonté expresse, mais d'une difficulté à parler clairement, que l'auteur assurément déplore.
    C'est donc le dieu qui nous impose d'exercer notre science et notre volonté afin de faire le feu. Et pendant que les uns préparent la flamme, les autres chassent le gibier, qui surabondait : la forêt couvre tout jusqu'au rivage, il n'est que de percer les « opaques repaires des bêtes sauvages », « les toits denses », « les abris étroitements tissés ». Chacun sa tâche. A l'escale, il faut aussi chercher l'eau douce, ce qu'on appelle « faire de l'eau » (« faites-moi le plein ») ; des éclaireurs se chargent de repérer tout ce qui coule : les flumina, « quaecumque fluenta » Il faut en effet non seulement boire, mais aussi purifier le prince Enée, qui fut affligé de la mort de son pilote ; il n'a pas vu son cadavre, mais son affliction même le souillait, selon les superstitions de ce temps. Servius nous le dit en note, il parle de souillure, de « pollution ». Le pilote est tombé à l'eau, touché par le sommeil, afin que désormais l'expédition soit commandée directement par Enée, plus digne qu'un autre pour mener la troupe chargée de refonder Troie.

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