Malentendu et liberté
Démarrage: hier midi. Je relis ma production précédente. Je la mets en parallèle avec celle des auteurs maladroits : même ton pleurnichard sous-jacent. Les gens pleins d'échec ont tous cette petite musique aigrelette et mineure qui décèle le manque de talent, qui induit et provoque le manque de talent. Je hais ceux qui déboulent au boulot toute personnalité dehors, le postillon et l'assurance à la bouche. Mais eux au moins présentent quelque chose d'intéressant. L'habit fait le moine. Vous le dirai-je : il n'y a que l'habit. Hier midi, que sais-je ? La pleine activité de mon ordinateur, passées les corvées avalanchiennes du matin ?
Un trou noir. Aider au déballage des courses, voilà. Une petite rallonge au Mutant, parce que la veille nous avait pressés tant et plus. Ce petit ton quotidien et navré, ce ton de perdant. Caractéristique des textes refusés. Ma Vie qui n'intéresse personne. Série si bien nommée. Ce qui me fait détester Walser, ce petit martyr pétri de bonne conscience. L'après-midi, j'ai rédigé mon émission. Il fallait que j'esquintasse Les Frères Grimm. Je m'y suis mis avec enthousiasme : on nous a roulés, au cinéma. Et quelques commentaires sur Le dernier Héritier de Castle Connor. De Le Fanu, peut-être bien le nom de jeune fille de la mère d'Oscar Wilde.
Je me suis cette fois répandu en éloges. Ce n'est pas fini, mais tout sera prêt pour mon petit vendredi qui vient. Cela fait vingt ans que je déblatère devant un micro, et quatre auditeurs. Puis j'ai mené Anne à la place Capeyron, où elle s'est engouffrée dans un autobus, avant d'en avoir le dernier horaire. Je suis allé au café, prendre deux exemplaires du bus 16, gratuits.Une des deux serveuses a dit « 16 et 16 32 », ce qui est on ne peut plus juste. Et je suis revenu chez moi pour travailler encore, à mon « Histoire d'Amour » sans doute, où se cache ma vie conjugale depuis le 13 juillet 1966.
J'étais libre. La chose se fait rare.J 'aime quand ma femme dîne « entre femmes », au restaurant. Adèle a payé pour toutes, car elle vient de toucher son héritage. Et apparemment ce n'était pas de la tarte, son père avait de la thune, même si des frères et sœurs riches étaient à l'affût. Je me trouvais seul dans l'appartement. Des vacances ! Et j'ai eu un petit bonheur : avisant mon chat qui passait devant la porte-fenêtre du salon, je l'ai acculé dans l'étroit couloir menant à la lucarne des chiottes.Il était inquiet :peur des coups ? Je ne l'ai jamais battu. Je lui ai parlé doucement, l'ai saisi par la peau du cou, mis sur mon épaule tout frémissant.
Il n'aime pas être porté. Il se raidit des pattes avant, gronde. Je l'ai ait pénétré dans l'appartement, ils'est encore réfugié sous le lit en grondant, là où c'est le plus bas, le plus sale, le plus infesté de toiles d'araignées, d'acariens. Je l'ai chassé de là-dessous en tapant du pied, il s'est alors rencogné près de l'orgue, mais parfaitement saisissable. Et puis (je ne me souviens plus de l'ordre de ces opérations) je l'ai mené à sa gamelle, dehors, seul endroit où il accepte de venir manger, de nuit ou clandestinement. Je l'ai crocheté par une laisse. Au début il tirait, j'ai laissé filer trop de laisse, il est retombé pile sur la porte de bois de séparation avec Mme M. Il a dû avoir mal. Je l'ai repris dans mes bras, l'ai caressé, je lui ai prodigué les mots doux, je l'ai détaché, il est allé se percher sur le mur de M. Gras, s'est léché un peu. Pour moi c'est une grande joie. C'est lui, Krakouf (en polonais Kraków, « Cracovie ») que j'ai attendu comme le sauveur, orphelin de chat que j'étais. C'est lui que j'ai cru perdu toute une journée, crispé sur mon lieu de travail à en pleurer parce que je l'imaginais écartelé sur un travois à peau de lapin chez un gitan. C'est lui que j'ai été si content de voir revenir le matin. Puis il n'est plus revenu du tout, parce qu'il nous réveillait tous les matins à 5h pour sortir, et je l'enfermais dans mon bureau où il se réfugiait, bien entendu, sous le petit lit, un autre, aux dessous aussi peu ragoûtants. Un matin je lui avais déposé sur le sol un bol de croquettes, il avait tourné les talons et s'était enfui.
Je l'avais violemment coincé à mi-corps avec la porte et l'avais saisi bien trop bas sur le dos ; il s'est retourné et m'a mordu, je l'ai alors jeté à la volée vers l'intérieur, il s'est cogné au dossier de la chaise en retombant. Depuis, rancune totale et fuites, mais hier, j'étais heureux de le caresser même récalcitrant. L'autre petit chat n'est venu qu'ensuite...