Tèmüdjin
Le loup mongol, c'est le titre. Gengis Khan, le héros, pour l'instant, "Tèmüdjin", "le Forgeron". Qui se débat pour sauver sa vie contre l'usurpateur, pour délivrer sa bien aimée enlevée, qui évolue parmi ses immenses steppes, et sa famille pléthorique : un arbre généalogique sera indispensable pour bien tout suivre. Grand amour des chevaux, atmosphère d'espaces sans fin, souffle épique, d'où le pseudonyme de l'auteur (Frédéric Dion, plus connu dans la rubrique hippique de Libération). Au XIIe siècle à proximité des frontières chinoises, on ne s'embarrassait pas d'humanité ni d'humanisme. On mutilait, on trucidait, et la fiancée pissait sur les mains de son prétendant pour signifier son accord.
Mais sous les jupes, tout de même. Et Max, lecteur de pavés, jusqu'aux Bienveillantes, a cassé sa tirelire pour mon anniversaire, pensant que j'apprécierai cette épopée médiévale. Assurément. C'est dense, d'un style très soutenu, parfois profus au point d'atteindre les limites de l'enflure. Ce n'est pas un diovertissement, mais une roborative escalade. Revenant sur Le loup mongol et Les Bienveillantes ("Les Euménides"), je me pose une question naïve et sacrilège : pourquoi trouvons-nous tout naturel, typique, franc et fruste, guerrier même, et vaillant, les supplices et massacres de vieillards et d'enfants, les combattants coupés en deux, la volupté des cavaliers sabrant tout ce qui se présente, et reculons-nous d'horreur voire d'épouvante au récit des massacres de juifs en Ukraine ou l'évocation des cervelles éclatées ?
Alors que les nazis voulaient restaurer ce climat de bienfaisante barbarie, dépourviue de toute hypocrisie ? Non : chez eux c'est barbarie pure et simple, chez les Mongols fureurs animales, sans conscience de cruauté. Pourquoi cela ne les rebutait-il pas, pourquoi nulle répugnance, nul dégoût de soi, nulle envie de disparaître après un poing tranché à table juste avant les desserrts ? Les bourreaux nazis, au moins, devaient passer des entretiens de motivation, afin de ne pas défaillir à leurs tâches ; certains avaient même, les pauvres ! une dépression nerveuse. Imagine-t-on un Mongol, vers 1190, consulter un psychiatre ? Conclusion : il n'existait pas de "bon vieux temps", et nous ferions mieux de clore ce débat, autrement, nous pourrions bien dire des conneries – trop tard ? ah bon.
Rabattons-nous sur les amours ? Les amitiés, d'abord : deux hommes devenaient "anda" s'ils s'entaillaient les veines et se croisaient les bras pour échanger leurs sangs. Puis rien ne pouvait plus les séparer, toute trahison les déshonorait à tout jamais. Les mariages, quant à eux, résultaient de calculs d'alliance, et même si l'obéissance de la femme y tenait lieu d'amour, il arrivait que des unions fussent mal assorties, surtout après un viol légal. Bo'ortchou, "anda" du future Gengis Khan, n'approche sous la couette sa femme revêche que si cette dernière espère engendrer un fils. Autrement, le mari se verra moqué pour son infertilité. Donc, notre Bo'ortchou court non pas la gueuse mais une certaine Reine des Fleurs, d'une tribu voisine, bien plus fraîche et appétissante. Il suffit de 48h au trot pour la rejoindre et s'unir à elle : dans ce cas, le guerrier fiche sa lance verticale dans le sol, pour que l'on voie bien de loin que là-bas, dans un repli de terrain, il est fort question de baise.
Ô réjouissante simplicité patriarcale ! Impliquant massacres et mutilations, mais allons-nous chicaner ? Les amants s'échangent des mots tendres, et des poèmes improvisés. Les Mongols étaient plus raffinés qu'on ne croit : "Les poulains naissent, l'herbe grimpe d'une traite et les agneaux se dressent sur leurs petits sabots de laine dans la rosée." Très attendrissant. Très naturel, comme le meurtre, mais je vais dire des conneries ; le moyen de parler avec un rigolo... Maintenir la balance entre l' adhésion inconditionnelle et le ricanement convenu. Malaisée ligne de crête : "Tu verras, Lune Blanche a trouvé son soleil et celui-ci la couvrira de ses rayons". Quand les juments se font couvrir, même bréhaignes, pourquoi les humains ne s'y joindraient-ils point ?
Peur d'Ours, l'étalon du héros, a détourné la plus belle femelle du haras, du harem rival ; tout le troupeau les a suivis, jusqu'en lisière de forêt, où les plus beau couple chevalin s'est ébattu à l'abri: les animaux respectent également les saillies de l'espèce. Lune Blanche sera-t-elle fécondée ? Reine des Fleurs ouvrira-t-elle ses cuisses pour son vaillant chevaucheur ? Mais je vais déraper sans doute. "Leurs silhouettes minuscules réapparurent sur les sommets". Il ne fait aucun doute pour moi que l'auteur s'est rendu au paradis équestre, la Mongolie, d'Ulan-Bator à Ulan-Udé, pour évoquer si bien les mœurs et les espaces de ces contrées. Nous sommes loin de la "saillie en main" de nos étalons. "Ils regardèrent un instant les lointaines étendues et disparurent dans le dernier éclat du jour".
Nous aurions tort d'épingler ici les clichés, car ils sont impossibles à éliminer dans une épopée comme celle-ci ; et même, on comprendrait mal qu'elle en fût purgée : que serait un ample récit dépourvu de la moindre envolée lyrique ? Le tout est de savoir les doser, les utiliser à bon escient, discrète comme ici, plus élaborées en d'autres épisodes ? Nous serions fortement déçus de ne trouver que platitudes ou banalités. Ou plaisanteries distancées. Nous voulons de l'oxygène. Beauté, grandeur et dignité. Cruauté aussi, parfois, et crudité. "L'air était chaud et tout indiqueit que la nuit serait belle." Pour les amoureux aussi. "Nous ne pouvons retourner sans nos chevaux." Ce sera donc un excellent prétexte pour s'attarder. "Voilà une situation qui t'arrange, dit-elle en m'administrant un coup dans les côtes." Elle arrange aussi la femme. Tout est simple pour ceux qui s'aiment. On baise en camarades. Francs du collier. Que les chevaux ne portent pas. "Elles me conviennent toutes pourvu que tu sois à mes côtés" – les deux côtés à la fois ? Curieuse expression toute faite en effet. Mais l'amoureux ne manque pas de répartie ; dans le jeu amoureux, il convient que les partenaires ne demeurent jamais à court de galanteries.