Proullaud296

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Lisboètes

 

Malheureux : d'être à Lisbonne, en face des Hiéronymites ou Jéronimoches, et de ne rien trouver d'autre à noter que l'esquintage de son appareil photo, le mal aux os ischiaux et la lecture de “L'Assommoir”, tout noir, qui la fout mal. Ville épuisante, aux pavés disjoints, et ce soir c'est la Saint Dominique. Je verrai si je ne peux pas plutôt faire éditer mes trucs ailleurs. Décidément, comme l'autre, j'emporte mon scrabble avec moi, et je savais bien que je ne devais pas bouffer de raisin pour avoir des gaz gazouillants. J'ai pété en entrant dans le cloître, il y a une Italienne derrière moi qui s'en est pris plein les narines.

 

L'italien est noble, ensoleillé, coruscant. Le portugais avale ses mots, mange sa chair. Le français, c'est de la flûte, une petite langue toute mince, toute fine et toute précieuse. Il reste 18 minutes du Singe Vert à faire, au fait. Je suis le lendemain matin 9 août, dans mon lit, le cul menaçant l'escarre, les pieds dans les cors. Cette ville de Lisbonne est un tas d'épluchures qui se chauffe aus oleil. Les premiers temps c'était bien de l'honneur. Ötez les touristes, ajoutez la crasse. Les trottoirs littéralement défoncés, en permanence. Les touristes (il y en a quand même), l'air égaré, avec leur plan longitudinal à la main.

 

J'essaie de n'avoir pas l'air d'un touriste. Ils tiennent à s'entasser dans les tramways jaunes, qui semblent des boîtes à sardines. Je n'ai pas eu l'occasion d'en prendre un. Il me reste moins de onze heures à passer ici, à tout jamais. Les Portugais sont de petites gens, qui sortent de petites maisons par de petites portes dans des petites rues. Ils sont aimables et individualistes. Une inscription que l'on retrouve partout : fechar a porta, fermez la porte. Toutes les portes sont féchées. Il n'y a pas de courant d'air. On étouffe. La presse annonce une vague de chaleur au Portugal. N'exagérons rien. Hier il faisait 27°. Mais je crevais de chaud : ce sont 27° de Lisbonne. Ce qui est fermé aussi, ce sont les magasins. Tout doit, autrement, grouiller. Le bar de Pessoa est fermé, avec son couloir d'accès. Je suis allé dans sa chambre, il m'a semblé y être fortement ému. Ce n'est peut-être que la chaleur – et l'encaustique. Les cimetières ressemblent à des cabines de bain, les unes à côté des autres. On les croirait, elles aussi, fermées pour les vacances. Des alignements de petits chalets blancs, étroits. Puis l'on se penche et l'on aperçoit derrière ces portes des cercueils, empilés comme à la parade, chacun sur son étagère, enveloppé d'un épais macramé blanc.

 

Ça pourrit là-dedans, le cercueil est intact. Il est minuscule. A-t-on fait réduire le corps? Je suis sorti de San João couvert de soleil sur la tête. Je me suis installé dans un minuscule jardin public, où il y a des chaises et des tables en pierre. L'inspiration m'est venue instantanément et pour longtemps. Plusieurs fois j'ai profité de ces tables qui permettent de s'avachir en avant, car l'étirement sur un banc provoque de la lassitude. Hier soir, face au musée Vieira da Silva, je ne savais comment m'étendre. Les lattes du banc ne flattent pas le flanc. Un garçonnent passait inlassablement le long de moi sur son tricycle. Je lisais de l' ”L'Assommoir”. Cet ouvrage est trop contrasté avec la lumière que j'ai vue.

 

Se pourra-t-il que Lisbonne, la lumineuse, demeure à tout jamais liée à cette saloperie fumeuse d'Assommoir dans mes souvenirs, comme Prague et “Anna, Soror” de Yourcenar ? Nous verrons cela. Dans cette dernière ville, un garçon d'ascenseur vieux et osseux m'avait tripoté en lâchant des obscénités tchèques. Je ne suis pas une femme, je n'ai pas voulu faire renvoyer un vieux serviteur. Ici, à Lisbonne, un petite boulotte m'a aidé à me faire comprendre auprès des employés d'une boutique à sandwiches. Elle riait encore en partant : “Vous savez où me retrouver si vous avez besoin de moi”.

 

Mais le rire me paralyse, comme toute autre attitude des femmes d'ailleurs. Un rien, et vous êtes recalés. Un sourire de trop, une niaiserie émise, et adieu la femme. Je crains trop d'être refusé pour stupidité comme si souvent. Que faudrait-il dire ou faire ? Hélas, 56 ans ; la nature commence à faiblir. Je regretterai toujours toutes ces choses que j'ai ratées, et que les femmes ne font rien pour faciliter. Me voici reparti dans des rêveries, comme si j'avais encore la vie et les conquêtes devant moi. Pas même un désir sexuel de ces cinq jours. Voici l'enchaînement de mes pensées : impuissance, crâne rasé.

 

Il faut faire croire à Philippe que me raser le crâne empêche que je bande. Cela coïnciderait avec ce que je lui avais dit pour jouer “Le Banquier anarchiste” en février puis en mai : “Jamais je n'oserais me présenter à une femme mutilé de la sorte. Y compris et surtout la mienne. Si tu ne bandes pas pendant deux mois à ton âge, ça se rattrape. Au mien, c'est définitif. C'est dans les livres, c'est scientifique.” Ce petit discours sera répété si la pièce tient toujours en 2001 à Avignon. Envoyé à Pbilippe et Silvia une carte de Lisbonne en souvenir du “Banquier anarchiste”. Beaucoup de cartes seront envoyées, car il est bien évident que je n'ai pas su enrouler le rouleau de pellicule photo.

 

La Kafetière élecrique.JPGA la rigueur deux rouleaux seront impressionnés, mais je crains bien que les manœuvres de la vendeuse incompétente de la FNAC n'aient tout fait échouer. La photo n'est pas mon fort, comme rien de ce qui est technique. D'autres pensées me traversent l'esprit, à moins que ce ne soit l'idée de me rendormir. J'écris couché, sur mon bidon gras et poilu. Il faudrait inventer une position debout, où l'on ne repose point sur ses pieds. Les pensées courent. Il ne faut point tout noter: les bains de pieds dans le bidet et autres bourgeoiseries. Il faut paraître noblement. Dans un journal personnel, pensez donc ! Je devrai, dans le train du retour, méditer un excellent article sur “Le Perroquet de Flaubert” - je reprends vendredi mes émissions radio.

 

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