Le Corbeau du Puch
COLLIGNON LE CORBEAU DU PUCH
1. La nuit, la neige
La neige durcie se boursoufle en dents de scie. Sale. Au pied du réverbère bleu. C'est poreux, ça crève en bulles, le vent siffle.
« Il va geler ».
Vis-à-vis, sur le mont, entre les sapins : des lignes de neige. Comme le cuir, sous les cheveux.
L'adolescent mains dans les poches, voûté. Il monte la pente. Un chien souffle sous une porte en bois. Jean-Pierre s'est appris à ne plus sursauter.
Au sommet, la Tour du Puch, un banc dans la nuit contre la muraille, Jean-Pierre s'assoit pour surveiller la ville loin dessous. Des murs de lave, abritant les baises et les filles attentives, assouvies.
L'adolescent les imagine.
Elles ne le désirent pas.
Il a des traces sur la peau.
Il reconnaît d'en haut tous ses itinéraires, toutes les nuits, rue du Rouëre, des Chanoines, avenue Six-Moines, avec des lits, des entrepôts, chez lui. Le Puch, ville historique du Limousin- sans Histoire il veille sur les habitants du Puch. Les Puchéens. Les Puchéennes, les tabliers, les caniveaux. La Tour se visite tous les samedis, et le dimanche, 7 F50, il y est monté pour voir quelques hectares de plus. « Je suis curieux » dit Jean-Pierre.
Le garde vit derrière ses murailles. Il se couche tôt. Il ne meurt pas. Il ne monte plus au sommet pour surveiller les visiteurs. Il dit :
« Ne vous suicidez pas ! »
Personne ne se suicide.
Le vent forcit. Les aiguilles crissent : toutes les nuits le garde entend crisser les trois aiguilles sur le grand cadran lumineux. Jean-Pierre descend par le versant de l’ouest, la boue gèle et dégèle, ses pieds glissent sur les degrés, le crépi des murs lui racle le coude, les portes vermoulues donnent sur le vide.
La pente casse net sur la place de l’Euse, un parapet donne sur la rivière qui bout très froide sous les lueurs bleues de la ville. Jean-Pierre se retourne, s’accoude au parapet. Face à lui la vitre jaune dépolie du Café-Bar, toute la menace de sa vie - « Trouve donc du boulot ! au lieu de traîner... » - des Filles, des Jeunes, des Autres.
« Je ne suis pas de ceux de mon âge.
Sous lui l’écoulement de l’eau ; par devant, le bruissement de la vie.
L’adolescent palpe dans son dos « ses amies les pierres ». Il fait de plus en plus froid.
Jean-Pierre passe en revue les bistrots du Puch sans entrer ; de l’autre côté de ces vitre dorées, la musique, l’alcool (...)
2. Ma sœur – La rencontrer
Mathilde l’attend pour manger - « ...au lieu de traîner ! » , comme elle dit.
Jean-Pierre avise sur le trottoir une Jeune-Fille. Elle a de belles jambes. Fille, jambes, trottoir.
« Mesdemoiselles, vous ne serez jamais inquiétées si vous montrez bien où vous allez. L’air décidé. Marchez d’un pas sec. »
Jean-Pierre la suit, se glisse dans ses pas, sans bruit, sans rouler des épaules. Ils passent devant deux sapins déplumés, de part et d’autre de l’Hôtel de Ville – l’an dernier, on les a laissés là jusqu’en avril.
La Jeune-Fille a des cheveux noirs. Jean-Pierre se demande s’il a l’air naturel. « Tout à fait naturel » dirait-elle en se retournant. Il lui demanderait :
« Comment faites-vous mademoiselle en plein hiver pour aller en jupes courtes, moi je me gèlerais les…
Les…
Elle prendrait ça mal.
Il pense encore :
« Ce n’est pas que je n’ose pas. Je refuse. Voilà : j’ai renoncé aux femmes.
L’émancipation de la femme, ça le fait bien marrer, Jean-Pierre.
Ils sont passés devant l’affiche du cinéma :
Le Puceau se déchaîne.
C’est malin.
Silence dans les rues. Juste les coups de vent par-dessus les murs ou qui se glisse dans un doigt. La Jeune-Fille monte trois marches vers la rue Bragard. Il pose sa main sur la rampe de fer qu’elle a touchée, embrasse le creux de sa main. Au-dessus de lui la fille s’est retournée : il a compté une marche de trop, son pied a claqué sur le trottoir. Il a mis un genou en terre et les bras en croix pour garder l’équilibre.
« Tu ferais mieux de trouver du travail répète sœur Mathilde. Au lieu de bouquiner !
La Jeune-Fille est rentrée chez elle. Jean-Pierre court à sa porte. Les verrous claquent. Celui
du haut, celui du bas. Un troisième, plus profond, en bout de couloir. Jean-Pierre s’approche, lit le nom sur la plaque en cuivre :
M. et Mme BARDIN
et leurs enfants
« Et leurs enfants... »
Jean-Pierre retient l’adresse.
3. Ma sœur - La peinture
Chez lui, Jean-Pierre peint : des seins, des fesses, sur toute la surface de la toile. Des fesses vertes, au couteau. Il entasse des couches de blanc, de crème.
« ...de chercher du boulot. Qu’est-ce que ça va te rapporter ta peinture ?
- Bonjour sœur Mathilde.
- Qu’est-ce que ça représente ?
- Des culs.
- Tu te crois malin.
- Je ne sais pas ce qu’il y a dedans.
- On mange dans cinq minutes. Et tâche de ne pas te faire attendre. Ton père est là aujourd’hui.
- Pourquoi, ce n’est pas le tien ?
L’atelier occupe un ancien garage. Il y fait sombre. Un palan, quelques clés, plates, à pipe. Jean-Pierre se place sous la lucarne, couverte de crasse. Il faudrait un couvreur, avec une grande échelle, pour la gratter.
« Je ne vais plus rien voir ». « Je vais devenir aveugle ».
Il se lève, jette un coup d’œil à sa toile : des chairs tordues en diagonale. Rose gras, blanc mou d’un corps sur l’autre, une purée de ventres, de seins ventripotents.
- À table !
4. Le père, la soupe
Le père est là, c’est un petit chauve, tout gris, qui lampe vite son potage sans lever la tête.
Jean-Pierre contourne la table pour l’embrasser. (Mathilde répète à son frère tu aimes ton père, toi). Jean-Pierre se sert en soupe en haussant les épaules. C’est rare que le Père mange ici, 3 rue des Moines. Mathilde porte lentement la cuillère à sa bouche, qu’elle ouvre grande, les yeux vagues, le geste grave et moi. Jean-Pierre n’entend que le sifflement intermittent du radiateur au thermostat. Tout est bien rangé. Elle file doux, la Mathilde.
Le Père pousse son assiette, sans dire un mot. À cinquante ans, il fait déjà vieux. La Mathilde le ressert – il ne vit donc que de soupe ?
« T’as trouvé du travail ?
Jean-Pierre lui poserait la même question.
« ...faudra s’en occuper, dit le Père.
Ils prendraient son argent. La sœur et le vieux.
« Toute sœur éprouve pour son frère un attachement inconscient, qui peut aller jusqu’à l’inceste » - « Y aurait plus qu’à se flinguer ».
- Tu dis quelque chose ?
- Rien, rien.
- Il se rendra fou avec ses lectures. Si t’étais occupé de tes mains au lieu de fainéanter.
- Ça suffit Mathilde.
Son père ne regarde jamais en face.
« Écoute-moi bien Jean-Pierre… Je vais partir huit jours à Châteauroux... » Mathilde sursaute. « Tu vas me faire le plaisir de trouver du boulot. N’importe quoi. Tu m’entends ? »
Châteauroux… Châteauroux… Qu’est-ce qu’il veut que ça me foute…
M. § Mme BARDIN
« Et leurs enfants »
…………………………….
5. Correspondance
« Monsieur,
J’ai à vous apprendre que votre fille... » - qu’est-ce que je peux bien lui apprendre sur sa fille ?
Trois fois. Elle a tiré les trois verrous. Le dernier plus profond.
« Monsieur,
Votre fille, que vous croyez si chaste... » « ...si chaste et pure... » « Votre fille se… se... » -
- il serre les dents.
- Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce qui te prend ?
Il a appris cela. Par intuition. Par déductions. Par enquêtes. Ce qu’il fait seul. Elles le font aussi. Elles le font toutes. Lui aussi le fait. Mais ce n’est pas pareil.
« Pas pareil. »
« Je ne fais pas la morale, moi. Je ne refuse personne. Elles me refusent. Elles refusent tous les hommes. Elles leur font la morale. Puis elles rentrent chez elles, et elles se… se... »
Révoltant. C’est révoltant.
« Elles croient toutes qu’on va les violer ».
- Je vais dans ma chambre.
- N’oublie pas ce que je t’ai dit ! crie le père.
C’est une pièce encombrée de meubles et de tiroirs.
- On les montera au grenier, un jour.
En attendant, tous l es jours, Mathilde les astique, obstinément.
« Tiroir 12. Enveloppes.
« Bardin, 23 rue Blagard.
- Tous ces couillons qi prennent les filles pour des rosières... »
Monsieur virgule (« Chère mémé virgule ») - c’est le vide ; soudain le stylo s’emballe, comme un grand trait de phrases qui s’ébranlent, ordurières, dérisoires, emphatiques.
Précises. Anatomiquement très précises.
« Signé M., chirurgien-dentiste »
« Signé C., noaire. »
Il trace un grand « F » en cou^p de sable – le reste illisible.
« Ça fait moins… ça fait moins anonyme ».
Il place la lettre sous sa chemise, contre la peau du ventre. Il se voit traîné sur le Boulevard Laudry, dans une charrette, la tête et les poignets dans un carcan ; des gendarmes à cheval, en tricorne, qui l’escortent, le désignent aux outrages.
L’écriture est nerveuse, régulière. Il ajoute quelques barres de « t ».
6. Tempête sous un pan de chemise.
« Où vas-tu cet après-midi ?
...Mahilde adossée à l’évier ; les assiettes mal rincées qui sèchent sur l’égouttoir.
- Chercher du travail.
Mathilde pousse un ricanement.
Jean-Pierre passe par le garage. La lucarne. Un file d’eau noirâtre a tracé une rigole sur la toile.
« Bordel ! Je ne pourrai jamais rattraper ça.
Il repousse quelques cadres à l’abri. Quand il se baisse, l’enveloppe lui gratte la peau, sous la chemise.
L’air est cru, la Mob encrassée. Passé le mur d’usine, le froid vient vous trancher. Jean-Pierre respire largement. L’air glacé se faufile sous les vêtements. Seul point chaud,le ventre, sous l’enveloppe.
« ...et si je cherchais vraiment du travail ?
Jean-Pierre tend le pied à ras de sol, pour contrôler le verglas. Quant il était enfant, il aimait bien poser le pied sur une bouse à demi-séchée. La croûte séchait, le pied s’enfonçait, les mouches bourdonnaient – ça puait vachement !
Des hameaux. Des portes. Les boîtes aux lettres. Une fente, aux lèvres coupantes – étroites blessures du bois, du fer, du ciment – celles des garages, immenses, chromées, ou bien les boîtes perchées, frileuses, aux grilles des jardins.
« C’est une honte ! » hurlerait la Jeune-Fille. Une fille normale. Qui ne pense jamais à ces choses-là. Qui ne sait même pas que ça existe. Au moment donc où la Jeune-Fille, ivre de bonne foi, serait sur le point de convaincre, où le père s’apprêterait à chiffonner la Lettre Anonyme, à ce moment-là, lui, Jean-Pierre Fargey, ouvrirait la porte d’un coup de botte ; la fille tomberait à genoux. Il se ferait sucer.
« Merde ! »
La mob qui zigzague.
« Je trouverais du travail. Je me marierais. J’aurais trente ans. Il y aurait du soleil, une prairie, un enfant » - et soudain, sortant d’un petit bois rabougri, la plaine de neige grise – il va jusqu’à Saint-Vital. Des toits bruns, blanc sale. Un paysan passe en tapant ses bottes.
Une boîte postale est accrochée, là, devant ses yeux, dans un virage. Une immense palpitation se déclenche dans sa poitrine – cela descend tout chaud tout moite au bout de ses doigts – comme lorsqu’il avait brisé un jouet, tué un chat – commis quelque chose d’irréparable ; il ne resterait plus qu’à attendre le châtiment, terrible, avilissant (…)
Ses pommettes cuisent.
Son cœur serré.
Jean-Pierre a tiré l’enveloppe
« Dernière levée, Mercredi 10h »
- sa main s’élève vers la fente. Il ne regarde pas. La lettre est tombée. Aussitôt le sang revient frapper ses joues.
Personne ne l’a vu.
7. La mère
« Ta mère était une grande malade.
Mathilde coud. Elle porte un tablier blanc. Jean-Pierre prend sur la table une paire de ciseaux. La pièce est trop haute, mal repeinte.
La mère se plaignait toujours. Elle prenait des cachets. Des comprimés. Mathilde lui faisait des piqûres. Jean-Pierre se pique les doigts.
« Rends-moi les ciseaux.
- Tu as dit « ta mère ».
- Ça s’est trouvé comme ça.
- Tu l’as connue avant moi.
Mathilde coupe le fil avec ses dents.
« Qu’est-ce que ça fait, d’être fille unique pendant dix ans ?
- Qu’est-ce qui te prend ?
Mathilde lève la tête. Une grosse tête blême.
Elle a dit que la mère était plus gaie, « avant » ; que c’était une vraie « boute-en-train ».
« Dans les repas de famille, elle faisait rire tout le monde.
- On ne fait plus de repas de famille, dit Jean-Pierre. Il demande :
« Tu sais quelque chose, pouor Châteauroux ? »
Mathilde range son matériel de couture sans répondre :
« Épluche-moi des patates. »
Il prend un torchon sur ses genoux.
- Tu crois qu’elle est…
- Partie. Je te l’ai déjà dit. Avec un gendarme. Elle vit avec lui.
« Pourquoi me regardes-tu comme ça ?
- Tu as son menton. Exactement son menton.
Jean-Pierre se lève le couteau à la main, il se regarde dans la glace au-dessus de l’évier. Traces de varicelle.
- Aide-moi à mettre la table. »
Les traits de Mathilde retrouvent graduellement leur expression de haine cuite.
Les petits yeux de Jean-Pierre se rapprochent sous son front de papier mâché.
Au transistor la musique est bonne. Ils évitent de se parler.
8.- Nigth Clube
Le bar de la rue C. « rouvre ses portes après rénovation ». Nigth Club – le « th » anglais, sans doute. Je n’y mettrai jamais les pieds. C’est pourtant facile, Jean-Pierre : tu te faufiles dans un groupe. Tu t’assois là, près de la porte, sous les patères.
Il entre, en ligne droite, jusqu’au bar :
- Un café.
Le barman a son âge. Il fracasse des bouteilles vides à ses pieds, dans une lessiveuse.
- Plaît-il ?
- Un café.
Le barman se mord le pouce. Il s’est écorché. Bien fait pour sa gueule. Il se tourne vers le percolateur.
Trois rustauds arrivent. Ils se perchent sur les tabourets. Le barman rigole avec eux. Jean-Pierre rigole. Tout le monde rigole. La nuque du barman forme un petit bourrelet. Le dos tourné, il répond aux railleries avec assurance. Il a monté l’affaire avec deux amis. Il vide les poubelles, il fait le ménage. Jean-Pierre dit :
- Vous ne pouvez pas me servir quelque chose par là-bas ?
Il désigne le plus négligemment qu’il peut une tenture à gros plis, derrière laquelle on devine un escalier qui descend. Le barman regarde sa montre, prend les autres à témoins :
- Pas avant une heure !
Les autres approuvent avec ensemble.
À travers les pans de vitres passe un petit courant d’air. Un enfant se dirige vers le flipper. Des apprentis se réunissent quelques minutes autour de trois canettes de bière. Jean-Pierre boit encore, observe les parois crépies, les appliques de plastique, le comptoir chromé.
Vers le fond, des tables rustiques.
Il se sent bien.
Il n’a plus peur.
C’était un jeu.
Commander un lait fraise, un café, blaguer avec des inconnus – la Grâce, l’Instant.
...D’un coup, l’ouverture, tourbillon de rires, des femmes – de la neige – parfums – fourrures.
- Salut !
- Salut !
Elles se jettent au-devant des baisers toutes frissonnantes, les épaules relevées.
Jeannine, Laurence ou ce genre – les cuisses coupées par un galon de lapin. Des cuisses fortes, comme greffées ; elle se penche sur le bar – mollet tendu, couture du bas, bise au barman - « attention aux verres ! »
Par derrière Jean-Pierre sent la pulsation du juke-box, le poids des pièces qui tombent, les hommes dans son dos pendent les manteaux, près de ses épaules, les battements de la porte jamais tout à fait fermée -
Il commande une cerise.
- Bonsoir Joël – Bonsoir Josy - ...Judy » - bises, bises, « permettez pour la chaise ?
- MAIS BIEN SÛR.
On lui a adressé la parole. On lui a adressé la parole.
Il n’y a pas que les ennemis.
Il y a aussi les indifférents.
Les filles sont sympa.
Les filles aux yeux vagues, blotties sur la banquette – la fierté apprise du regard – mâchoires fortes et cheveux gras – des jours au fond des salons de coiffure, des saisons au fond des magasins de chaussures – hinhin les rires niais, les lèvres retombantes -
- Jean-Pierre, tu fais le difficile.
Une demoiselle qui bat la mesure du bout de son soulier.
Une demoiselle qui tourne la tête vers lui, vers les jeunes hommes si différents -
J. F. bonne fam.
Délurée, exc. éduc.
ch. H.
bien sous tous rapports
- elle est ivre, un peu, et lui plaît,beaucoup^.
Jean-Pierre a les yeux louchons, le nez tombant, le teint brouillé, les cheveux raides.
Il ne se lave pas très souvent.
Près de la grande fille blonde et flambant neuve, c’est une vierge terne aux yeux torves, aux dents fâcheuses, au nez...- on commence ? on commence ? On est dix, au moins ! »
Derrière le rideau plissé une lueur rouge, très « boîte ».
Au juke-box ont succédé des accents lourds, pleins, plus graves. Les autres se lèvent.Jean-Pierre leur emboîte le pas.
« Vodka orange ».
Comme les autres.
Du rouge, du noir, le feu en plastique dans la cheminée, les filles, les voix – la musique – les autres qui dansent. Lent, rapide, lent. Spots rouges pour la batterie, jaunes pour les guitares, noir pour le silence – le bras par dessus la tête
béat, béat, béat
« ...et des sèches s’il vous plaît »
Passé le cinquième verre je laisse tomber
- Eh bien, le grand ? On ne danse pas ?
La délurée vire déjà au bras d’un bellâtre. Il ne reste plus, assise, que la vierge grise, elle dit :
« On y va ? »
Comme à la piscine.
Il la prend dans bras et gagne la piste – dadin, dadon – dandin, dondon – c’est le slow, le slow bien noirâtre. Il la serre, il la sent de très près sur le cuir chevelu, la musique joue, elle ne l’entend pas renifler que dire, que dire - « Allez, on le fait celui-là » - c’est le slow suivant – dadadon- dadindon – comment ça se tient, une fille ?
Et pas moyen de bander. Paraît que ce n’est pas obligatoire.
« C’est ma cousine ! crie la délurée. Toujours au bras du même. « Faites-en ce que vous voulez, mais surtout pas un petit !
C’est pas vrai. Non mais c’est pas vrai.
Il se voit sur un chemin ensoleillé, tenant une fillette par la main – quelle publicité, déjà ?
Ça sent le cuir chevelu. Ça sent l’humain. Voilà bien longtemps qu’il n’avait pas senti un être humain de près, il humagine dans le noir les racines serrées piquées sur le scalp blême, les « glandes sudoripares » - je te plais comme je sue ?
Il ne peut pas l’embrasser sur le front ; elle est trop petite – mais que dire, que dire – j’ai trouvé :
«Mais c’est notre cher Johnny ! » - la bouche en coin.
Pas dupe.
Elle dit oui.
Par quel bout on commence d’habitude ? Si je ne flirte pas tout de suite…
Que se passerait-il ?
Ils se rassoient. « Tu veux une vodka ? »
Non.
Et rien à se dire. « On ferait mieux de se taire ».Il le lui dit. Chapeau. Chapeau. Des icebergs ans la tête. Il offre une cigarette. « Vous ressemblez à votre cousine », dirait-il. « Elle vous jette toujours dans les bras des types,comme ça ? ...vous couchez ensemble ? »
« Boïng, boïng », dit la musique. « Ploc, ploc », font les spots. La fille se tait. À côté, sur la banquette, la cousine délurée s’est éméchée :
- Si une fille tire un coup… Quand une fille veut tirer son coup…
- Elle réussit son coup à tous les coups, dit le bellâtre.
Jean-Pierre pense que de toute façon, les filles préfèrent rester seules.
- Je me comprends.
Il fume. Il boit. La fumée le soûle plus que l’alcool. La fille, de plus en plus raide, attend qu’il parle.
- Je hais les timides. Les timides vous paralysent. Pas moyen de leur adresser la parole.
Ils ne dansent plus. Les autres se lèvent, tournent sur la piste, reviennent s’assoir, leur passent devant – la cousine lui tombe sur la poitrine – Avec elle, ce serait plus facile.
La vierge tire de son sac à main le calendrier du RCP : le Rugby Club Putéolien.
« D’où tu sors cette horreur? »- c’est parti tout seul – il lui dit « D’où tu sors cette horreur » - son frère, son cousin joue dans l’équipe, elle est fière de lui - « C’est lui qui talonne elle dirait, c’est lui qui a droppé, qui a transformé
« Ce n’est rien », dit-elle d’un petit ton contrit, ce n’est rien.
Renfonce la photo dans le sac à main, après tout merde c’est sa faute, sa faute à elle, je ne sais pas, moi, quand on voit ma tête, on se doute bien que le rugby je n’en ai strictement rien à foutre – faut pas être sorcier – tandis que la cousine, là, elle doit être au moins je ne sais pas, moi, Secrétaire » - en tout cas bien bourrée, elle se jetterait sur lui, il resterait sans bouger parce que dans le fond ça lui serait bien égal.
Elle se reculerait, le fixerait d’un air très intelligent :
« T’es un type bizarre, toi.
Elle ne serait pas fâchée.
Peut-être bien qu’elle se mettrait à le respecter.
La pucelle au nez busqué prend son courage à deux mains. Elle lui passe devant - « pardon »- pour rejoindre le Groupe, à présent de l’autre côté de la tenture, comme avant. Jean-Pierre regrette des choses vagues. Il va rentrer. On s’embrasse dans les coins. Le barman repasse les mêmes disques.
...une équipe de rugby… l’imbécile…
Jean- Pierre repasse à son tour le rideau rouge. Rien n’aurai bougé depuis le début de la soirée. Un « type » se penche vers une « gonzesse » qui regarde Jean-Pierre en riant.
- Ça a marché avec ton mec ?
- Pas un mot. Il n’a pas dit un mot.
Jean-Pierre prend son élan. Il s’exclame :
« De cheval.
Le « type » se lève, petit, bourré, méchant (aux autres : « une minute ») Qu’est-ce que t’as dit ?
Jean-Pierre hausse les épaules :
« De cheval.
- Et qu’est-ce que ça veut dire, « de cheval » ?
- Je disais ça comme ça.
Une fille ricane mollement.
« Et pourquoi tu dis ça ? Est-ce qu’on te parle, à toi ?
- Je disais ça comme ça, en passant.
Dans le coin de la banquette, la conversation se poursuit. Tout à l’heure, Jean-Pierre a vu le type avaler le whisky au goulot :
« Si t’a vais dit « deux chevaux »,encore, énonce-t-il gravement.
- Oh ! alors, évidemment, acquiesce Jean-Pierre avec vivacité.
- Eh bien passe ton chemin, vieux, passe, passe…
- C’est ce que j’allais faire, concède Jean-Pierre.
- Voilà. Tu t’en vas. Tu passes ton chemin, et tu t’en vas.
Il l’a saisi par le bras, sans brutalité. Parfaitement ivre. Le type se rassoit. Jean-Pierre se dirige vers le porte-manteaux. Là-bas, on se marre. Il enfile son pardessus. Tiens, le revoilà.
Le type s’avance en roulant des épaules :
« Dis donc, tout à l’heure, tu ne voulais rien dire d’autre, par hasard ?
Il le fixe de ses yeux jaunes fibrillés de veinules.
- Mais non, mon vieux, j’ai dit ça au pif, pour dire quelque chose.
- T’es bien sûr, au moins ?
Il cherche à comprendre.
- Sûr. Je vais me coucher. Laisse tomber.Tu ne vois pas que je dors debout ?
L’autre est décontenancé.
« T’es d’où, toi ?
- De Bordeaux.
- De Bordeaux ?
- Oui. À Bordeaux c’est tous des cons.
- Même pas.
Jean-Pierre n’a jamais foutu les pieds à Bordeaux. Il prend la porte. À travers la portevitrée il le voit regagner sa place à pas lourds.
Il fait très froid. Un jour Jean-Pierre sera beau. Fortuné. Il sera élégant. Il habitera une autre ville. Quelques ivrognes passent en chantant chacun pour soi. Au milieu d’eux il reconnaît celui de tout à l’heure. Ses camarades le soutiennent par les épaules. Question filles, ça n’a pas l’air d’avoir marché très fort pour eux non plus.
9. Cousines
Le barman accroupi verrouille la porte d’entrée. Plus loin les cousines s’éloignent bras-dessus bras-dessous comme seules les filles ont le droit de le faire.
Les types sont repartis par la rue Bleu-Fugières. Ils vont se séparer, ils cuveront leur samedi soir, tout seuls.
« Un mec, un vrai, c’est celui qui emballe une fille, n’importe laquelle, au café, dans la rue – et qui se retrouve dans son lit une heure après.
Les filles tournent rue Chaillonnet.
Ça ne se fait plus, d’être cousines.
On sait ce que ça veut dire.
Elles se rattrapent l’une à l’autre dans la montée verglacée.
La plus petite, la pucelle, a de grosses hanches et la jupe courte. Le chignon de l’aînée se défait lentement, de réverbère en réverbère. Le froid remonte entre les jambes. Soudain Jean-Pierre s’est heurté à elles. Il titube à reculons sur le verglas. La plus jeune ouvre une bouche hagarde ; sa lèvre inférieure tremble. L’aînée semble à peine surprise.
« Bonsoir », dit-elle doucement.
Elle sourit, introduit la clef dans une serrure.
Elles ont disparu.
Il les entend rire derrière la porte.
Elles n’en peuvent plus de rire, elles se sont retenues longtemps.
10. Le beau style
« Monsieur, Madame » - dès l’abord, le ton grave - « votre fille et sa cousine » - bon début, précis, sans risque d’erreur - « bien qu’elles se comportent de façon totalement opposée, ressortissent chacune au même diagnostic et à la même thérapeutique
« Sans doute leur avez-vous inculqué les mêmes principes – or : si l’une d’elles a parfaitement assimilé ces louables doctrines au point d’être restée trois quarts d’heure assise à mon côté sans avoir proféré une parole, alors que ma réserve naturelle - « du Wyoming », ha ha ! - n’en laissait pas moins filtrer un désir pathétique de communication, l’autre, en revanche, tout aussi refoulée je m’empresse de le dire, s’affichant tour à tour avec tous les hommes » - mieux que « garçons » - n’a pas manqué de prendre prétexte d’un éthylisme suffisamment manifeste pour se raccrocher à toutes les parties de ma personne.
« Monsieur, Madame, de deux choses l’une : ou vous bouclez vos filles, ou vous leur lâchez la bride.
« Soyez sûrs qu’à l’heure où je vous écris, vos pucelles ou bien dorment