Cette rue-là
C O L L I G N O N
C E T T E R U E – L À
Cette rue-là : ma rue. Je n'y habite pas mais l'emprunte à peu près chaque jour. Elle commence à cinquante pas de ma maison, bicoque irréparable, pour s'achever place Capeyron, rebaptisée "Jean Jaurès", moins pour honorer le grand homme que par conformisme, comme on a une rue Jeanne d'Arc ou Victor Hugo. Là se trouvent les petits services ou commerces (poste, café, boulangerie). J'entreprends à mon âge ce que la société jointe à ma flemme ne publiera pas.
Il semblera peu indiqué d'introduire ici, sans lien avec ce qui précède ou suit, un vademecum de toute une vie envieuse, suintant de haine recuite et de mauvaise foi. Le but poursuivi est de fournir un efficace contre-poison à toutes ces Lettres à un jeune poète plus ou moins bien recyclées que l'on assène en début de carrière à tous ceux qui postulent à la gloire ou plus modestement à la reconnaissance, et dont le souci essentiel semble de conserver entre les mains avides de l'auteur tout le bénéfice de la notoriété, en submergeant le néophyte de toutes espèces de considérations sur la difficulté extrême de l'entreprise, et les conditions de grandeur et de modestie qu'il faut avoir patiemment cultivées, ce que l'auteur a fait, mais dont toi, pauvre larve destinataire, tu ne parviendras jamais à te rendre digne.
La gloire en définitive, c'est comme l'argent ou l'érection : ne pas en avoir, ce n'est pas si important.
Rompez.
Apprenez ceci, et faites comme il vous chante : resservir les Conseils de Rilke à un jeune poète relève de la malhonnêteté intellectuelle, tant ces époques semblent désormais préhistoriques... Je dirais : décidez-vous vite, virez dans le book-business, un emploi vite n'importe lequel, soyez pute-pute-pute, le pied dans la porte, pour les filles vous couchez on vous le publiera votre manuscrit et même on vous l'écrira pourvu que vous écartiez bien les cuisses sous le stand du Salon, n'importe quel fond de tiroir les sujets bien bidon sana vagues – solitude cancer bons immigrés c'est vendeur – mais si vous vous êtes un instant figuré que vos sentiments meurtris et votre timidité de couille sèche vous ouvriront l'accès Allah Publication retournez donc vous branler sur votre tas de paille tout est complet occupé comme une chiotte tu ne vas pas t'amener comme ça devant l'usine à yaourts avec ton petit pot perso dont tout le monde se tape. Le coup du "comité de lecture" et du "manuscrit envoyé par la poste" dire qu'il y a encore des cons pour le croire et des salopards pour le faire croire jusque dans les livres scolaires c'est à désespérer de l'intelligence humaine MOI j'ai assisté aux comités de lecture, le mec sort la première phrase avec l'accent belge au suivant avec l'accent arabe suivant japonais pédé bègue suivant suivant suivant qu'est-ce que t'attends pauvre con de timide va te jeter dans la Seine et ne remonte jamais.
Ce qu'il vous faut jeunes gens just what you need c'est d'être superbien dans sa peau bonjour à tous et sourire, "l'écriture y a pas que ça qui compte", "l'important c'est de parler avec les Gens, les Aûûtres", si excitants. Laissés-pour-compte, timides, authentiques – allez vous faire foutre. Le milieu, on vous dit, se faire bien voir et bien se faire voir, ne pas dépasser ne pas se dépasser, avoir bien négocié le virage 20-25 ans, choix du métier choix du partenaire – mais qu'est-ce qu'il qu'est-ce qu'elle lui trouve – c'est mon choix qu'ils disent et quel que soit leur "niveau d'études" – ô chers couillons de profs, chers boy-scouts si sottement persuadés de votre influence -
- jeunes ! jeunes ! si vous n'avez pas intégré la profession du livre ou du baveux, de la télé ou du ciné, ce sera jamais à tout jamais pour vous, si vous n'avez jamais connu Un de la Mafia intimement et avant – car le premier commandement qui leur est fait aux mafieux, dès leur intronisation, c'est de ne jamais, plus jamais accorder leur amitié, exactement comme les femmes mariées de la bourgeoisie se seraient crues déshonorées si elles avaient révélé si peu que ce fût sur la sacro-sainte Nuit de Noces, à savoir une grosse bite fourrageant sauvagement dans un pauvre petit sexe de femme tout meurtri. Et aucune jeune fille de ce temps-là n'en a jamais rien su. De même, le réseau des maisons d'édition, soigneusement verrouillé, s'obstine-t-il plus que jamais à répandre auprès des jeunes lycé-huns et haines des informations fausses, telle cette ignoble légende du "manuscrit-envoyé-par-la-poste" qui fait se boyauter jusqu'au dernier sous-directeur de collection – pauvres, pauvres élèves... Bref, je ne me suis pas fait admettre parmi les milieux littéraires, je n'ai pas rencontré André Breton (il n'avait que ça à foutre, André Breton : se balader comme ça sur les trottoirs pour pistonner les débutants) – "mon succès, je le dois à mes rencontres !" - soigneusement arrachées, lesdites rencontres, même au sein de la Mafia, au terme de longues, farouches et tortueuses négociations - "il rencontre Marcel Bénabou, il devient documentaliste au CNRS" – alors voilà : on va dire du mal, je ne dis pas de mal de Pérec, je dis du mal de toutes les réussites en général.
Il n'y a que ce sujet pour enflammer la conversation. Liste des maisons dignes du souvenir :
- les Blot – la Doctoresse – le bourrier – le Six, ex-Mousquet, la mère Bourret juste en face – le vieil Arménien du pressing et son fils – l'ancien garage des Birnbaum – la bicoque rénovée en fausse meulière ; chez Barcelo – la pharmacie – le petit labo : encore la rue Mazaryk (nous étions deux vieux dans l'histoire, la femme et moi – autant dire que la rue d'Allégresse proprement dite ne montre que des pavillons totalement dépourvus d'intérêt.
* * *
La rue d'Allégresse rejoint l'avenue Gindrac à la rue du Niveau. Gindrac est un stade tout vert, où parfois les Minimes de Cingeosse affrontent SPTT Junior à grand renfort de projecteurs et de haut-parleurs. Le Niveau, c'est l'emplacement de l'octroi, d'une grande bascule au ras du sol où s'effectuait la pesée des fardiers, tirés par leurs grands limoniers. La rue d'Allégresse monte en pente imperceptible. Fier-Cloporte habite plus à l'est, après la place triangulaire toute malcommode : au 5 Avenue François-Joseph, "Empereur d'Autriche et roi de Hongrie" (c'est sur le panneau) – 1830-1916 – pourquoi ici une Avenue François-Joseph ? pourquoi rue d'Allégresse ? une de ces dénominations de l'ancien temps, le temps naïf et grandiose où les faubouriens de Liège s'en jetaient un petit au zinc "du Commerce et de l'Industrie", au coin pourquoi pas "'Impasse de la Fraternité.
Dès les premiers pas le piéton passe au droit des panneaux "Résidence Allégresse", "Propriété privée", "Voie sans issue", superposés. Je n'entre jamais. Prenons tous les jours ou presque, seuls ou en couples,la direction de ces petits commerces Place Pérignon ou "Jean Jaurès" puisque "Jean Jaurès" il y a mort en 1914. Trottoirs de terre battue, perspectives plates et pavillons sans grâce. Les Mousquet s'y sont promenés jusqu'en 97 où le mari mourut chez lui d'une chute au réveil ; lorsque les secours ont passé la civière entre les battants de la fenêtre un jeune infirmier répétait en boucle faut pas vous en faire PAPY ce n'est rien puis ce fut le tour de la survivante aller-retour sur ses jambes en poteaux, octogénaire et chaloupant son abdomen sans une plainte. Ils ont bite au fond du jardin une bicoque insalubre, vue imprenable sur la clôture, télé à fond je l'allume pour avoir du bruit loyer payé ponctuellement bouclant les fins de mois du proprio, visite mensuelle de prélèvement, vingt-cinq minutes de conneries appelées "bavardage". Dernières déclarations du Mari Papy n'oublie pas le gros lapin pinpin dans son clapier rue d'Allégresse au bout à gauche et pis t'es mort, imbécile et grandiose. Le pinpin vaut bien Du haut de ces Pyramides jamais jamais dit par Buonaparte.
On trouve rue d'Allégresse des renfoncements secrets avec des lapins tout au bout, des couloirs extérieurs sous voûte s'élargissant soudain en cours, en sentier, en prairie de ville ou petits carrés bien bêchés dans l'herbe dite "folle". Derrière des façades fades une porte en bois de passages dérobés d'une rue l'autre ; pour aller chez la Veuve Mousquet il faut passer par un sentier de ciment sous les glycines au sécateur une servitude en langage foncier, pousser la claie du jardinet puis marcher sur l'herbe jusqu'au mur moisi : la bande dessinée – nettoyage obligatoire irrégulier des branchages, feuillages, excréments félins, cailloux et noyaux de pêche sinon SINON le proprio devra payer pour le col du fémur, payer pour le fauteuil payer pour l'hosto payer pour les zobsèques. .
Beaucoup reste à construire. Les prix s'envolent mais qui achètera la parcelle où vivote et végète une mère et grand-mère de nonante ans ? Non, la rue d'Allégresse n'émet pas d'atmosphère étrange pas même originale. Une rue vide tout au plus avant travaux, sans parfum ni densité. Tel ce triangle de trottoir aux de tiers de longueur devant paraît-il un ancien garage, d'où déboulent sur trois tricycles trois gosses têtes à claques en dérapant sur le sable-et-gravier non coulé – juste ce fragment de rêve : à cinquante ans d'ici c'était les ploucs.
Oui les passants sont nonchalants. "Chez Grigou, escaliers, menuiseries" allée privée (trois maisons cossues, laquelle est "Chez Grigou" ? Le proprio du "terrain Mousquet" pense un jour demander aux trois gendres de remplacer, faire sauter, la petite claie à claire-voie entre sa plate-bande à lui et le terrain vague herbeux qui rampe jusqu'au mur de la bicoque-à-vieille "un certain charme" – pourvu mon Dieu qu'elle ne se casse pas la binette un jour "ou peut-être une nuit" sur ces 18 débris de bois spongieux désassemblés tout verdâtres qui ne ferment plus, qui se dandinent en grinçant dans les coups de vent. La Nonamousquet dit qu'elle tiendra "bien autant que moi" "mais peut-être bien madame Mousquet (jamais "Mamy" ni "Mémé") vous nous enterrerez tous avec vot' portillon" – rue d'Allégresse qui ne sait rien des habitants ne sait rien de la rue, mais justement ! les habitants n'intéressent personne...
Jamais. Je n'ai que des maisons. Rien à foutre des gens. Sauf quand ils habitent au fond du jardin. Un effort à faire, c'est tout. Nous n'allons pas imaginer une histoire par bicoque. Ce n'est pas du Perec ici. La rue de l'Allégresse ne rappelle rien. Rien du tout. Un passage ; impersonnel jusqu'au délire. Les morts y passent. Il s'appelait Margolis. Avec ses bretelles, sa ceinture, son chef-d'œuvre Jardin Public rebaptisé, imprononçablement, Les îles Faults. De la prétention, un bon lainage, un bon roman, la mort - Véra F., aussi. Qui est morte. Passer devant sa boutique en se disant Pourvu qu'elle ne me voie pas ou j'en ai pour une heure. Plus de problème. Prochain bavardage de l'autre côté. Sur sa tombe, une gerbe rouge éclatant, toute rectangulaire, à plat sur le sol, ces derniers temps elle n'avait plus que la peau et les os. Je lui ai parlé de moi au-dessus de la gerbe et du bon côté de la terre, et sur les bouquets de côté on lisait À Nicole – Tu savais, toi, qu'elle s'appelait Nicole?
Sur des rubans roses. On dirait une pâtisserie, qu'est-ce que je disais des gens tout à l'heure ? À gauche donc "Cité de l'Allégresse", brèche incongrue dans la rue à l'ancienne seventie's tout le confort puis la vraie rue démarre : entre ses rebords de trottoir, mollement, comme un alignement de molaires qui trébuchent (les gosses ne jouent "à l'équilibre" que sur des bords bien nets, piétinage et radotage sont les deux mamelles du grand âge. Sur ces pierres déambulait le père Mousquet, grand, instable. Un jour des petits cons l'ont bombardé de marrons il a gueulé des syllabes édentées tous les gamins ont détalé. Je ne réagis jamais. Une volée de pétards dans les jambes sans tressaillir d'une ligne. Parole il est sourd ! Haïr tout ce qui est jeune avec la même conscience que je haïssais totu ce qui dépassait 35 ans.
Elle a beaucoup frappé la nouvelle de Buzzati où les vitelloni trucident leurs pères avant de se regarder dans le miroir à présent son père c'était lui. Le père Mousquet fut enterré avec drapeaux parce qu'il avait été pompier. Ses deux petits-enfants concoctèrent une petite oraison avec une faute énorme religieusement conservée par l'abbé, qui ne s'est pas rendu compte que sa démagogie correspondait exactement à du mépris faire peuple, c'est mépriser le peuple. L'Église crève d'avoir voulu "faire peuple". Madame Veuve Mousquet écoute la messe télévisée. Tous les étés par la fenêtre ouverte d'avril à mi-novembre bon pied bon œil. Toujours riante et souriante, ravaudant les vêtements des vieux : ça repart, ça revient...
À 8h chaque jour, heure d'hiver, heure d'été, ses volets contre le mur que de maigres moyens ne permettent pas de retaper. Souvent lui téléphoner pour ne pas retrouver un beau jour son corps "en décomposition avancée" disent les journaux. Qui gagne sous son béret,clopin-clopan, le bout de la rue d'allégresse. Ne pas prendre chaud. Ne pas prendre froid. Revenir. Le jeu consiste à éviter la mère Mousquet. Sans la bombarder de marrons. Du plus loin qu'on l'aperçoit venant à sa rencontre, trapue et vacillante, s'interdire tout changement de trottoir, histoire de ne pas froisser. Échanger des bonjours, des météorologies sur un ton enjoué, poursuivre chacun sa route. Elle a pris l'habitude de ces manières peu causantes. Mon mari était comme lui. Je mène (c'est son mot) une vie "retirée".
Exact. À la dérobée je regarde ma montre sitôt la visite arrivée. La plus grande satisfaction est de passer tout le jour sans l'avoir vue sortir ou entrer. L'essentiel en tout cas est de ne plus croiser personne :judicieux traversements de rue du plus loin qu'on aperçoit quelqu'un. Quelle autre conduite à tenir ? ...détourner le regard, saluer au dernier moment ? Lâcher "Bonjour !" ? Voici l'endroit précis où se situe la moitié de la rue : cela se passe en biais, sur un angle de vingt degrés. Le côté gauche présente à cet endroit une propriété avec de l'herbe, un balcon où l'on monte par de larges marches, une plaque cuivrée : "Le Scouarnec" (Changer les noms ; les éditeurs désormais (ou les écrivains, car j'espère bien voir disparaître un jour ces parasites) se trouvent désormais confrontés à une certaine catégorie de gougnafiers qui prétendent se reconnaître dans les héros de romans ; ils sont taxés du "délit de ressemblance").
Nous reviendrons sur ces "Scouarnec", qui n'ont de breton que le nom. Elle habite Grande Avenue, et tient par alternance un magasin de nettoyage, en français un "pressing". Le domicile des Scouarnec est une lourde bâtisse assiégée de vert. Elle se rattache à la place J.J. ou Pérignon. Le côté droit présente en cet endroit deux ou trois cahutes indistinctes ; elles font encore partie du "Côté de Chez-Moi". Ce n'est qu'après le renfoncement triangulaire, annoncé par ce petit aloès piquant qui barre le trottoir (il faut descendre sur la chaussée) que s'amorce l'atmosphère de la place – déjà imperceptiblement (il fut difficile de découvrir où passait la limite entre les deux Côtés), le parfum de l'apogée – "aller-retour" : boulangerie, pressing, bistrot : il se passe quelque chose.
Trois sortes de maisons dans la rue. Première : les antiquités. Taudis inchangés depuis la guerre. Une brave madame Thomas, foulard autour du cou, roquet en laisse. Quarante-deux ans de rue François-Joseph. Jamais posé de questions. Je veux dire : personne ne lui en a jamais posé. Quand elle est morte, tant de secrets en fumée. Admirable dans un sens. Je ne pourrais pas. 99% des gens qui dès leur plus jeune âge (un petit-fils est du nombre) ne conçoivent pas d'autres aspirations que de rester ainsi coincés dans le km² fixé par le sort. Au lieu du Vaste Monde. "Celui qui ne désire pas voyager, on devrait lui crever les yeux". Proverbe persan. "Pour trouver du travail, il faudra vivre en Estonie !" Plût au ciel que l'Estonie m'eût été donnée – nouveau pays, nouvelle langue à balbutier !
Quoi de plus bas-de-gamme ! "Attachement à la terre" ! Ceux qui sont nés quelque part ! "Volem viure au païs ! ...Pénétrant dans sa chambre, si largement que se dilatent les narines – se sentir saisi d'étouffement – pour l'éternité – à mon âge vous savez – s'il a fallu que l'avenir se bouche pour envisager un seul instant d'écrire l'historique de sa rue – plus exactement la topographie – que nous font ces destins de cloportes dont à présent plus rien ne me distingue ! Compost humain ! Pas d'attendrissement – jamais – pour en revenir aux Maisons Antiques : la plus sale. Renfoncée le cul dans ses ordures. Tôle, canards et bouillasse – que leur donne-t-on à bouffer leur boue leur propre merde - pourquoi devrais-je absolument faire leur connaissance ? voilà des gens qui me regardent en intrus sitôt que Je jette un œil sur leurs immondices.
Mère Mousquet locataire vivait naguère sous un monceau d'ordures. Un jour un gendre et deux cousins sont venus évacuer ces strates de couches de boîtes à conserve et de bocaux de boutons ça peut toujours servir.