Ma carrière n'est pas une ligne, mais un ressassement. Nulle différence, âge à part, entre mes rapports humains au début ou en fin de ma période d'activité : 2005-2051. A présent, quand je cauchemardise, il s'agit de cours, dont je n'ai rien préparé. Les élèves sont là, en amphithéâtre, prêts à se dissiper - je les amuse avec des considérations sur la couverture de leur livre. Quand ils repartent, c'est un soulagement. Preuve par neuf de ma détestation – en vérité ? A Gambriac (son château, ses fous) le principal, Gepetto (des noms !) s'était mis en tête d'appliquer la fameuse initiative grandiose du gouvernement : dans le cadre du « décloisonnement des disciplines », ménager un espace intitulé « 10% culturel » - l'école, on le sait, n'est pas de la culture, c'est de l'ingurgitation ; on ne savait pas faire cours, autrefois : Descartes, Bolingbroke, Saint-Just, singes savants que tout cela ! n'est-ce pas !
Une matinée par semaine (cela dura deux mois) nous avons réparti les classes autrement, sans distinction de niveau ni d'effectifs, pour leur apprendre d'autres choses autrement. Ce fut la plus gigantesque pagaïe que nous ayons jamais vue. Personne ne s'est retrouvé avec le groupe souhaité. J'ai reçu septante élèves, qui n'avaient rien demandé, réunis dans la plus grande salle, décidés (paraît-il) à recevoir un « enseignement musical », autrement qu'à coups de solfège, de chansons niaises ( troupiaux, troupiaux) et de flûtes-z-à bec ; ce furent 105 mn sur la musique, de Sheila et Sylvie Vartan à Jean-Sébastien Bach. En passant par Aznavour, le rock, le pop, le jazz, Pierre Henry, Stravinsky, Debussy – au bout d'une heure trois quarts soixante-dix élèves écoutant Haydn et Mozart dans un silence religieux...
Le cours dont je suis de loin le plus fier. Mon plus beau. Un chef-d'œuvre. La collègue d'espagnol complètement dépassée – ne s'y connaissant même pas en musique espagnole, jota, fandango... Me rappeler aussi ce désamorçage d'une classe entière (“Bande de petits sadiques ! ») qui exécutait cruellement, dans la salle voisine, une pionne ; je la sentais progressivement perdre pied, se noyer, à travers la cloison. Je suis entré brusquement dans la classe, j'ai engueulé tous ces petits salopards : « C'est un être humain, là, derrière ce bureau, pas un paillasson ! Je ne veux plus vous entendre ! » Je me suis tourné vers elle : « Excuse-moi », elle m'a dit : « Merci. » J'ai tellement envie d'avoir fait de bonnes actions dans ma vie.
Un petit élève de seconde, réorienté dès la fin du premier trimestre (le crève-cœur : « Tu feras un métier manuel, mon fils ») qui tient absolument à me serrer la main avant son départ. C'est d'ailleurs ce qui attend tous ces réformateurs de bureau qui n'ont jamais, je ne le répéterai jamais assez, jamais mis les pieds dans le cambouis devant une classe et qui prônent l'abolition des redoublements : l'orientation prématurée de tous leurs petits protégés ; car ne vous faites aucune illusion : jamais le soutien scolaire n'a jamais démontré la moindre efficacité. Bien moins encore que ce redoublement, deuxième chance que vous vous obstinez à refuser. Le jeune homme est venu me demander mes livres préférés - déçu que j'aime par-dessus tout les livres difficiles et spécialisés,
du Moyen Age ou de l'Antiquité, avec profusion de notes annexes. Il attendait de moi une bibliothèque, des conseils de lecture... Tant de souvenirs comme l'eau entre les doigts. Nous aurons connu la vraie vie, nous autres professeurs, bien autant que tous ces Autres qui nous auront asséné, le mépris et la bave aux lèvres, que les profs, voyons, mais « ça n'a pas quitté la mère », ça ne connaît pas la vraie vie, celle où il faut se battre pour gagner son bifteck », au lieu d'avoir « son- salaire-de-fonctionnaire à la fin du mois ». C'est quoi « la vraie vie », tas de robots ? ...se casser la gueule à coups de râteaux dans votre bac à sable ?
Jean Viandaire tient absolument à me parler, se rappelle mes cours avec reconnaissance, alors qu'il ne foutait pas grand-chose ; nous nous sommes revus trois fois, il avait fait « des conneries », devenu soudain très mûr. Ce que j'ai bien pu leur transmettre ? Est-ce à moi de fournir la réponse ? Nous nous sommes affrontés au risque permanent de l'humiliation, de perte de sang-froid, de pleurs. Risque du contact humain. (« Ça ne vous fait rien de revenir dans ma classe alors que je vous ai donné une baffe l'année dernière ? - Non M'sieur : avec vous au moins c'est plus humain. - Main sur la gueule ? ») Tout professeur tire en permanence des feux d'artifice dans des caves.
Pourtant qui ne se souvient d'eux ? Faudrait-il reconstituer autour de nous tous ceux qui nous ont admirés ou subis ou les deux ? Je dois me souvenir sans cesse du mot de Thomas Bastonneau : « Vous êtes un prof pour bons élèves. Il en faut, mais vous ne savez pas expliquer. » J'ai ici rappéle 392 élèves, sur près de 3000.