Proullaud296

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  • Peyrefitte en Grèce

    « Nous faisons des comptes d'apothicaires, au lieu de méditer ce compte-ci, qui a été fait par Platon : la journée du juste est sept cent vingt-neuf fois plus heureuse que celle de l'injuste. Il va sans dire que le juste selon Platon ne pèche pas en proportion, malgré l'exemple du juste selon l'Ecriture. »
    Laissant à gauche la colline du Sphinx, qui évoquait d'autres légendes béotiennes, les voyageurs empruntèrent, à droite, le chemin indiqué par cette plaque prétentieuse : « Thespies ».
    Rien de plus raboteux que ce chemin : on n'allait pas à la ville de l'Amour par un chemin de roses. » Que je plains ceux qui visitent la Grèce sans la moindre érudition. « Rien de plus triste non plus : la vallée encaissée que l'on suivait était digne des bords du Copaïs. Un mauvais pont enjambait une pauvre rivière. » Le lac Copaïs fut asséché à la fin du XIXe siècle. « Enfin, on approchait des hauteurs où s'élevait le village moderne de Thespies, et le paysage, peu à peu, se transforma. La vallée desséchée s'ouvrait sur des champs verdoyants, coupés de ruisseaux, qui s'étendaient au bas de ces hauteurs et rejoignaient le territoire de Leuctres » (bataille du 6 juillet – 371). Des fontaines, maçonnées en frontons, versaient leurs cascades devant des bouquets d'arbres. Des ruines, semées çà et là, pouvaient être celles des temples d'Hercule, des Muses et de l'Amour » - nous rappellerons que les neuf Muses étaient vierges.

    Le Bassin er l'index.jpg

    « Dire que nous ne nous arrêtons pas à Thespies ! » fit Jean Guibert. C'est comme si, croisant dans le golfe de Laconie, nous ne faisions pas escale à Cythère. Encore aurions-nous là une excuse, puisque Cythère n'est plus que Cérigo, comme l'a fait remarquer le poète de L'enfant grec, tandis que Thespies est toujours Thespies » - le poète, c'est Victor Hugo ; l'enfant grec, à la fin du poème, réclame de la poudre et des balles, contre lesTurcs, mais il ne faut pas stigmatiser, n'est-ce pas.
    - Détrompez-vous, dit Annie : Thespies n'existe que sur la plaque indicatrice, au croisement de la grand-route. Le village moderne est baptisé « Château-Désert » - c'est de cette façon que j'ai raté la visite du temple de Delphes, nombril de l'univers, renommé sottement « Les marbres », Marmaria ; tout l'autocar y est allé sauf ma femme, une autre femme et moi – fatigués ; si j'avais su, je m'y serais traîné à quatre pattes, car maintenant, je ne suis plus près d'y retourner, en Grèce... « Les noms historiques ornent les plaques des routes ou des gares, pour le plaisir des étrangers, mais les lieux mêmes se nomment tout autrement : « Les Figurines », c'est Tanagra ; « Les Ossements », c'est Platées, de même que le Parnasse est en réalité « le mont Loup » et l'Hymette « le mont Fou ».
    « Malheureusement, ajouta-t-elle en riant, le « château désert » ne l'est pas assez ; sans quoi il mériterait bien une visite. »
    - Encore une fois, comme ce pays est admirable ! dit Guibert. Tout s'y enchevêtre savamment et simplement ». Oui, mais pour l'authentification archéologique, peau de balle. « On est partout à Cythère, sans avoir pris la peine de s'embarquer. »
    Nouvel arrêt près d'un autre village. Mais c'était l'arrêt prévu. » Vous ne viendrez pas dire que ce n'est pas un road-movie. « Sous un rocher étincelait une source où se miraient des plantes légères, symbole de Narcisse, qui s'y était miré beaucoup trop. Quelques arbrisseaux protégeaient les bords et invitaient à un arrêt plus mémorable. » On se croirait dans un guide Bleu, celui du géographe Pausanias, par exemple (115-180 après Jésus-Christ). «Hélas ! un chevrier, poussant son troupeau, parut dans le voisinage. C'était peut-être le gardien du musée de Thespies, mais il était moins réservé que son collègue de Tanagra » - l'endroit des fameuses statuettes. « Il se dirigea vers la source, sans s'occuper s'il troublait une idylle  ou si ses chèvres et son bouc allaient troubler le reflet du visage de Narcisse » poil aux cuisses. « Il était écrit que cette matinée serait chaste » - et maintenant on est bien fatigué, on se souviendra de ce voyage érudit en compagnie de Roger Peyrefitte, mais moins de son intrigue vaseuse. L'oracle, livre de Poche 4006.    

  • Mon Dieu que c'est agagaçant

    La sangria.jpg...de ne pas avoir d'opinion précise sur ce cadavre encombrant. Sur cet homme qui revient se faire niquer les dents, à Kobané, chef-lieu mondial de la dentisterie. Sur ces pleureuses qui veulent la mort du modèle français. Sur ces manifestants aveugles, sur ces partisans de l'aide à tout prix qui cèderont leur emploi aux incompétents, lesquels payeront la taxe sur les baguettes de pain. Et les amitiés fluctuantes, toujours prêtes à déchaîner leur venin quelle que soit la minuscule divergence d'opinion manifestée. Je t'en foutrais moi de l'opinion ferme et claire. A signaler que le père du petit Kurde a supplié LES NATIONS ARABES, mon Dieu comme c'est bizarre, de rétablir la paix : ce ne seraient donc pas QUE les pourris d'Occidentaux de nous autres ? Dois-je à mon tour me saisir de ce petit cadavre pour le balancer à la gueule de tel ou tel ? Dois-je me joindre à ce concert de mouches à merde ? Quels amis vais-je perdre, et lesquels gagner ? Ah, c'est dur d'être un indécis. Une amie vient de décommander une visite. Notez, ça m'arrangeait, mais tout de même. Je vais faire les courses, tiens. Mon niveau de vie me le permet. Encore.

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  • Les vieilles et la gravure

    Marciau roule la gravure et la pose à côté de son assiette. Jeanne grignote une croûte froide du bout de ses dents de cheval. La Naine se remet à ses mots croisés en se tamponnant le front. La fumée retombe en pendeloques aux angles du plafond. Vous avez la télé ici ? - Derrière vous." Le représentant se tourne.  "On n'a jamais envie de l'allumer. - Parle pour toi ! - Je la supporte dit Soupov." L'homme se lève et tourne le bouton. Je me demande ce que vous pouvez voir dans cette fumée. Un ronronnement très fort. Pas de son. À l'écran des boyaux rougeâtres entrelardés de gras – Emission Médicale – Gretel s'envoie une gorgée de rhum ; la Naine lui arrache la bouteille. "Changez de chaîne pour voir ?" - même image, ronronnement plus aigre Curieux ces traces de rouge dans le noir et blanc – l'appareil s'éteint de lui-même. Le représentant coupe le contact, se rassoit, bouffe une gaufre.
    ...S'il y a des disques, ou la radio. "Nous avons un disque. - Un requiem ? - A nos âges, vous êtes fou ? - Oui." Jeanne minaude : "Ce sont des extraits d'opéras. Léon Escalaïs, ténor, très rare - tourne-disque en panne. Marciau se dresse pour placer, finalement, la gravure, sur le manteau de la cheminée. L'homme gonfle les joues en soupirant. Dit que ça sent bon ici. D'habitude chez les vieux ça pue. Chante la pendule d'argent – qui ronronne au salon... – Je ne supporte pas les pendules coupe Soupov. Le Niçois passe la main sur son cou, répète c'est étouffant - vraiment étouffant. 
    DSCN0919.JPG- Nous avons une fenêtre, tout de même ! - Seulement on ne l'ouvre pas. - Trop froid dehors dit la Naine, et Gretel : C'est bien toi qui es venu ici tout seul ? - Moi je lis" dit Jeanne et Soupov "Je tricote", et la Naine "Je pense". C'est pas marrant dit le représentant. - Les mots croisés c'est bien, répond Marciau ; comme un  échiquier, en mieux : le labyrinthe, la conquête - tenez : combien de définitions pour – elle fixe l'homme à travers ses lunettes - "désir" ?
    - Il peut être inconstant, ferme, fugitif. Ardent.
    - Aveugle, dit Soupov.
    Jeanne : "Exclusif, excessif" - Impétueux, crie Gretel. Soupov propose "physique, refoulé". L'homme se prend au jeu : "Satisfait" - On  l'avive, dit Jeanne. Soupov précise qu'on le fouette, Marciau la Naine parle de le borner, de l'éteindre.
    "Il naît", reprend l'homme. Je veux le confort et la gloire déclame Jeanne. "Moi"

    Gretel darde ses yeux ivres. "Deux verticalement : "on s'essouffle à sa poursuite", sept lettres – orgasme évidemment ! - ça ne colle pas. Gr
    - Si, dit l'homme.
    La Soupov rit à grands coups d'asthme.
    - "Poisson gadidé" en sept lettres ?
    - "Bonheur" ?
    - Monsieur retarde d'une définition.
    - Je ne peux tout de même pas savoir par cœur... voulez-vous lâcher ça ? - lâchez ça tout de suite ou j'appelle la police ! Mesdames je vous prie ! Mesdames !
    - ...Rends-lui son Tome II tu vois bien qu'il va pleurer." Jeanne rend le volume. La Naine saute au feu, pivote en présentant son tisonnier : "Vous avez dit combien, pour les mensualités ? - Soixante francs halète l'homme - ...et caroncules myrtiformes ça y figure dans votre machin ? hymen, cul ? - ...les grands mots soupire Jeanne.
    - Evidemment dit l'homme : champ lexical médical, historique, physique...
    - C'est trop ! - ...comment, "trop" ? - ...les 60 francs.
    - Soupov, ne commence pas à marchander.
    -  ...Gretel, bouscule ton vieux : sous le traversin à droite...

  • Les nazis

    Plus loin, c'étaient les nazis. Vous n'avez pas connu cela. Notre professeur de philo nous disait qu'il fallait toujours discuter. Une voix s'était levée : « Et quand on est coincé entre deux soldats allemands, on esaye aussi de discuter ? - Je n'ai pas dit non plus qu'il fallait être con. » Ma chère, votre généralisation tombe à l'eau. Il en est de même pour tout raisonnement. Nous n'avons qu'un outil imparfait : ne le dénigrez pas pour autant. Echappons-nous vers le haut, pendant que les nazis nous courent aux talons dans l'escalator : saurons-nous courir galvanisé sur les toits ? Et si un nazi, lourdement armé, se révèle capable d'engager la poursuite là-haut ? Saurons-nous le bousculer par-derrière sans perdre  nous-mêmes l'équilibre ? Aurons-nous eu le temps de lui subtiliser une arme de poing, saurons-nous l'utiliser au lieu de ne pas même ôter le fameux « cran de sécurité » ? Le cliquetis, et le bon sens, ne mèneront-ils pas le regard vers le haut, d'où provient le bruit, d'où provenait la poussée ? Or la chance a voulu que parvenu sur le toit par une trappe qui toujours se trouve là dans les récits, débouchant à proximité d'une batterie de cheminées, nous nous soyons transformés en fumée : quel humour, cher Destin ! Et puis je suis redescendu. Les retrouvailles avec notre communauté furent fiévreuse. Un de mes coreligionnaires et comédien, Steinmetz (« le joaillier »!) se fit à demi-convaincre par mon récit, où je l'exhortais à recourir à ce moyen, moderne, magique, sophistiqué. Pourquoi donc étais-je revenu me faire piéger dans ce trou à rat où s'entassaient mes connaissances ?  Parce que mon récit est faux. Parce que je me suis échappé par d'autres moyens, dont je ne me souviens pas.
        Des SS ne se laisseraient pas berner si facilement. Ils vérifiaient tout minutieusement. Peut-être même avaient-ils usé de clémence en me replongeant précisément dans mon ghetto. Ils m'avaient reconduit revolver dans les reins jusqu'au bas des escalators. Et là, sous le dernier d'entre eux, dans l'éclat des chromes, j'avais bien vu qu'on fusillait à plein bras sous les néons. Les clients du supermarché passaient en détournant leurs yeux gris. Les exécuteurs, très jeunes, prenaient bien soin de ne pas éclabousser leurs uniformes flambant neufs. Et j'allais toujours : Schnell ! Los ! combien d'autres avant moi s'étaient-ils rués vers les derniers étages, sans concevoir le piège tendu sur le dernier palier.Couple dans les tons rouges.JPG
        Plus bas notre magasin présentait des escaliers très ordinaires, donnant par le côté sur des couloirs blancs. Derrière une de ces portes, elles aussi blanches, j'attendrais ma sentence. Les portes s'enfilaient à l'infini, mal détachées rue le mur, semblant se gonfler et se mutiplier gar gonflements organiques, l'une après l'autre. Mes gardes, avec humanité ! m'ouvrent alors à ma demande une de ces portes donnant sur des toilettes, ou plutôt un réduit, triangulaire, très obscur dans tout ce blanc, sans la moindre issue ni  fenêtre. Et moi, voyez jusqu'où descend l'esprit : j'imaginais (une fois de plus) qu'ils seraient imbéciles au point de m'oublier là, de ne plus savoir derrière quelle porte j'étais en train de pisser ; alors, profitant de ce qu'ils auraient le dos tourné, ou descendus sans y penser de quelques étages encore, je m'évaderais !
        Qui se représente exactement les ravages que peuvent exercer les bandes dessinées sur le cerveau d'un jeune juif imaginatif ? Mon appréhension n'y résiste pas : par terreur d'une telle angoisse, je me livre, ou je meurs. Certains peuvent penser qu'il suffisait de m'éveiller – c'est bien ce que je dis.