Ma vie qui n'interesse personne
MA VIE QUI N'INTERESSE PERSONNE 62 03 10 (9) 7
TREIZE HEURES - écrit après lectures des Spicilèges de Montesquieu. Je le noterai désormais autant que j'y penserai, car il est bien connu qu'un auteur sans personnalité, soucieux de plaire et de bien faire, se ressent immédiatement de sa lecture précédente, et je vous emmerde.
Hier 9 mars à treize heures, il est vraisemblable que nous nous soyons mêlé d'écriture, avant d'accompagner nostre espousee chez son masseur, Pierre Villena, Rémois récemment importé. Je fus garé devant son cabinet, d'où je m'en fus distribuer la bonne parole par voie de boîtes aux lettres : trois ouvrages, dont l'un de Domi sur Beigbeder, patronyme non pas juif mais purement pyrénéen. Puis je me renfermai en ma voiture pour m'y délecter d'une vie de Talleyrand, "Taille-Rangs", d'où les deux prononciations "taïran" ou "talran", mais en aucun cas "talèran". Il s'agissait d'un fieffé débauché, qui n'embrassa la carrière d'Eglise qu'à contre-coeur.
Sur le chemin du retour, j'appris de mon épouse Arielle, dont le nom signiffie "loin de Dieu", que ledit masseur avait enfin acquis son piano pour une somme rondelette et tout à fait adaptée : ses parents lui en avaient payé une moitié, un emprunt suffisant à l'autre. Il s'en était fait mal aux doigts à l'exercer avec passion. Cet homme lui dit tout, car il partage sa vie avec sa clientèle. Curieux métier, fait d'échanges musculaires et verbaux. Puis Arielle se reposa de son massage, car sa devise est "Une bonne sieste, puis au lit". Nous en plaisantons à présent, car notre âge ne nous laisse guère le choix ; mais de combien d'aigreurs ces badineries ne furent-elles pas précédées.
Ensuite, nous sommes allés au cinéma. Ceux qui nous suivront seront ravis d'apprendre qu'en ce temps-là, celui d'om je vous parle, on se rendait encore en salles pour voir un film. Ce fut Le dernier loup de Jeanè-Jacques Annaud, expert en Ours et autres bestioles. C'est un grand beau film dans la veine la plus épique de Walt Disney, mais avec une telle grandeur que cette référence s'efface. Nous sommes une fois de plus dans les vastitudes de Mongolie (l'intérieure cette fois), aux temps de la révolution culturelle, qui fut le triomphe de la pédanterie massacreuse : il faut éradiquer les loups et les insectes, répandre des engrais, pour moderniser la Chine selon les voeux du grand Mao, pour le plus grand bien des "populations primitives".
Couleurs, espaces, exaltation. Le héros sauve la vie d'un louveteau, afin, prétexte-t-il, d'étudier les moeurs d'une race ennemie c'est Mao Tsé-Tooung qui l'a dit. Or le délégué au plan fut professeur de génétique, et soutient ce projet fou, au sein des éleveurs de moutons. Les loups s'étant livrés à un massacre de brebis en franchissant le rempart qui les protégeait, les éleveurs tiennent à massacrer ce petit loup devenu grand, mais il s'échappe et sa forme apparaît dans un grand nuage. Mais c'est ne rien dire. Le cinéaste excelle dans le surgissements d'immensités multicolores juste après des scènes obscures, et nous n'avons respiré que sous le coup de l'émotion constante, voire du bouleversement.
Jamais je n'aurais cru cela, m'étant fourré dans une histoire de téléphone portable interrompu : il ne restait plus qu'un code PIN à proposer. Mais toute la projection engloutit ces soucis mesquins, j'ai palpité, respiré, ressenti comme rarement. A la terrasse du café, j'ai parlé très fort en toutes langues à mon petit-fils, car une terrasse est faite pour se rendre intéressant. Mais ce dernier n'a pu me conseiller que de réitérer mon erreur de code : voilà mon téléphone, cette fois, bien bloqué après trois codes faux. Les spectacles m'exaltent sur le moment, mais n'étendent jamais leur empire très loin dans leur suite hélas quotidienne.
Ensuite j'ai recherché un autre code, appelé PUK, pour lequel il fallait un mot de passe que j'avais jeté, bien entendu, ne sachant pas à quoi il pouvait bien servir ; à présent je le saurai. Il faut cet après-midi que nous retournions voir "Petit-Jean", atteint d'un cancer inopérable.
Toutes ces vies abrégées me rappellent mon âge, et m'empêchent d'avoir des scrupules. Que serai-je en effet une fois mort ? L'espace séparant le retour du cinéma et le repas se combla par d'autres tentatives téléphoniques donc, et nous avons dîné e trois fois rien, vu les accumulations de cafés liégeois et de cacahuètes en flacons transparents de plastique dont nous avons surchargé nos estomacs. Il sera urgent de remédier à cela : il suffit d'indiquer certaines initiales sur mon agenda, comme "npm", "ne pas manger", ou autres fariboles aisément transgressibles. Ne pas oublier ceci entre deux ricanements démagogiques : "Le ciel et la terre, la lune et les étoiles disparaîtront, mes écrits resteront".
C'est d'un obscur versificateur latin du XVIe siècle, grandiloquent, mort avant cinquante ans (1503-1550), qui passa la vie à se croire éternel. Il fut grand ami de Holbein. Respectons l'orgueil humain. C'est lui qui nous guide. Quoi de plus humiliant en effet, de plus raplatissant, que ces informations qui nous instruisent incessamment de tous les attentats du globe, "trois morts dont un Français" assurément bien plus important que les autres, et de toutes les lâchetés d'un gouvernement de couilles molles. Plus de film après cela : Le dernier loup avait suffi à nos soifs de grandeur.
Un petit pitonnage (en français zapping) nous montra que les chaînes et non les chapines télévisées souffrent d'intermittences elles aussi. Euronews resta désespérement noir. Ou bien ne reparut en clair que pour mieux retomber dans la panne. Nous poursuivîmes donc nos explorations talrandiennes, sous la plume excellente de Castelot. Notre évêque d'Autun a donc dit la messe du 14 juillet 1790 ou Fête de la Fédération à laquelle auraient assisté 400 000 personnes, ce qui semble excessif. Je sais que ce jour-là, furent découverts sous les estrades une petite bande de fripons qui voulaient apercevoir le con des dames par les fentes des planches.
Ils furent découverts, confondus, exécutés : et l'on ose parler de barbarie au Moyen Orient ? Le 14 juillet 1790 fut entrecoupé d'averses si violentes que les talus de spectateurs furent sans cesse désertés, puis reconquis, puis redésertés, de cinq en cinq minutes. J'appris que Lafayette caracola sur son cheval blanc, et que le pied-bot Talleyrand lui aurait confié : "Monsieur de Lafayette, ne me faites point rire" ...