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Yourcenar et le Japon

Le chapitre IX s'intitule Kabuki, Bunraku, Nô. « La salle est comble. » Les Occidentaux confondent tout. Le Bunraku, vous en avez tous vu, c'est le théâtre où les marionnettes de taille humaine sont tenues par des manipulateurs visibles et voilés de noir, et se pourvoient de toutes les émotions qu'ils ont évacuées,  transportées sur les mannequins ; le fin du fin est de se faire totalement oublier : quelles sont donc les mains et les bras qui nous manipulent tous ?  mais trêve de Sud Ouest Dimanche :   « Nombre de femmes en kimono ; quelques hommes seulement, et déjà sur l'âge, le portent aussi. Des touristes étrangers parsèment l'assistance, en très petit nombre bientôt encore diminué, car neuf sur dix s'éclipsent, » les béotiens, « dès la fin du premier spectacle ; leurs guides et leurs amis japonais leur ont dit que pas un étranger ne supportait plus de trente minutes de kabuki. Mes quarante-deux heures sectionnées en sept ou huit séances m'ont au contraire laissée sur ma faim. Lasse des audaces qui n'en sont pas et des interprétations crues nouvelles parce qu'elles sont farfelues, lasse des vanités crispées ou mollement ballantes sur le dos des chefs-d'œuvres, lasse des plateaux vides que le jeu des acteurs n'emplit pas, je fuis les théâtres ou ne l'accepte plus que par exception. Le mot même semble creux comme une boîte de conserve » - enfin une bouffée d'Occident à la sauce satirique,enfin nous comprenons quelque chose.
    « Le kabuki m'a rendu l'appétit perdu. La vie rythmée par les stridences du shamisen jaillit comme une source chaude, agite les vagues de la mer figurée par des hommes roulant sous des toiles bleues (et, entre deux de ces vagues, un nageur fait la coupe). (« Le shamisen est un luth japonais à trois cordes que l'on frappe avec un plectre d'ivoire », un médiator si vous y tenez).   « Les panneaux des décors tournent sur eux-mêmes et claquent comme des drapeaux, substituant au Fuji neigeux un champ de cerisiers en fleurs. Les corps bondissent ou s'immobilisent fantastiquement dans l'une des postures traditionnelles, les mie, puis s'élancent de nouveau comme si l'enchantement qui les avait frappés avait subitement pris fin. Le daimyô pesamment assis sur sa haute estrade s'accote par-derrière contre un « garçon noir » accroupi, manœuvre encapuchonné qui le reste du temps court plié en deux, aidant en moins d'un éclair les acteurs à changer de vêtements, enlevant les accessoires devenus inutiles, nerf du spectacle mis à nu » , légère analogie avec le bunraku. « Une force furieuse se dégage des agonies de héros expirant après la bataille ; le guerrier qui meurt sur la falaise lance une ancre à l'abîme après s'être attaché à elle par une lourde chaîne ; l'île au milieu des flots vire lentement, nous laissant voir, seul comme  un phare, l'exilé dont un moment plus tôt les camarades graciés sont repartis, et qu'on dirait changé par le malheur en pierre.

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Les dames du parti vaincu se jettent à l'eau du haut d'une dénivellation qui leur permet de ramper hors de vue, donnant l'impression d'être englouties. Le petit empereur de six ans, juché sur l'épaule d'un serviteur fidèle, dominant toute les têtes comme le protocole l'exige, énonce de sa grosse voix d'enfant des paroles de sagesse, et l'on s'émerveille qu'elles tombent au bon moment entre tant de cris et de râles, jusqu'à ce qu'on perçoive que le loyal serviteur lui pince respectueusement les fesses à l'instant voulu » - sinon le gosse garderait le silence. Et cette fois, Marguerite Yourcenar s'est montrée à la hauteur du dépaysement, ou du réempaysement, qu'elle a ressenti et transmis. Car ce Japon-là nous ensemence et nous remet en nous-mêmes.
    Ainsi donc nous aurions oublié des merveilles, et nous devrions bien relire, en une autre vie, Le tour de la prison, de Marguerite Yourcenar, que nos auditeurs désireraient sans doute découvrir de leurs propres yeux.

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