Les restrictions d'Elie Faure
Bonsouâr ! Au retour de vacances imméritées, à Valencia, Granada et autres lieux, je m'attaque à un double monstre : l'un polycéphale, id est vous autres, ennemis auditeurs, l'autre en un volume et demi mais quels volumes, qualia volumina, “L'Histoire de l'Art” d'Elie Faure. Je l'ai vu aussi en petit format, emporté dans le creux du bras au Musée d'Orsay par un individu fier et mystérieux, jaloux de son acquisition. Il est vrai que peu ont la faculté de se vanter en ces termes : “J'ai lu “l'Histoire de l'Art” d'Elie Faure”. Tout de même, le petit format doit nuire à l'illustration. Elle est abondante comme on dit, et surannée ; Elie Faure a pris ou fait prendre ses photos en début de siècle. Nous voyons le plus souvent noir su rblanc statues et monuments tels qu'ils furent alors, avec double recul dans le temps. Je me demande aussi non sans malice : “Le petit format ne heurte-t-il pas (“l'ambition” ?) (...) Victor Hugo est sobre, Michelet anémique, face à Elie Faure, où le lecteur se trouve (...) de Pallas. Il éblouit, puis (...) maintenir toujours sur les crêtes (...) et nous revoilà emportés (“par les” ?) métaphores frappantes et merveilleusement adaptées.
Il s'agit de nous faire plonger dans l'intérieur créatif des sculpteurs et des peintres de toutes époques, de l'Egypte à 1928 de notre ère. L'Egypte, précisément, fait l'objet d'une dévotion toute particulière. C'est là que les ignares que nous sommes découvrent que la sculpture, par ses méplats, se prolonge dans l'espace par ses ronds, concentre la lumière des cieux ; à sa surface polie, révèle des nœuds de tension au bord de la rupture. Ainsi se retiennent, d'une civilisation sur l'autre, quelques formules frappées à resservir dans les salons des Mureaux où à engranger pour étiquetage dans son cerveau artistique.
L'ironie ici se fait légère et tendre, car la formulation d'Elie Faure se veut insistante et vous imprègne de sa justesse. Nous dirons après lui que l'idéal grec n'a rien à voir de plus parfait que l'harmonie du corps humain et succomba de n'avoir su déceler la faille dans le monde ; que l'Assyrien s'est vautré dans la cruauté. Nous renâclerons devant certaines exécutions enveloppées : Elie Faure ne comprend rien à l'art chinois parce que c'est un art éminemment antiromantique. Il traite les Chinois de peuple terre-à-terre et rechigné. Mais à force de se battre les flancs il parvient à un commentaire dithyrambique.
Il en est de même face à l'art hindou, qui fait grouiller et ruisseler les parois de ses rochers, de ses temples souterrains. Ce qu'il y a de nouveau chez Elie Faure, c'est sa façon de relier étroitement ce qui se passe en art et ce qui baigne une civilisation. Il a établi des ponts solides entre les caractères d'un peuple tel que nous le révèle son histoire et l'explosion ou la régression de son
expression artistique. Cela est hélas bien sujet à caution, car, qu'est-ce que le “caractère” d'une nation ? C'est ainsi qu'il explique la floraison de l'art hollandais par l'établissement de l'opulence ; son extinction par l'excès de la même opulence, étouffant le talent ; et Rembrandt, qui fut pauvre en fin de vie ? Eh bien euh... mais c'est une exception, un contraste grandiose ! Convaincant donc sur le moment, dans l'élan de la phrase, mais à y regarder de plus près, très discutable. La critique dite moderne, le jargon dit marxiste, ont recouvert de leurs coulées dictatoriales, de leur dogmatisme, le terrain richissime et douteux d'Elie Faure.
Le ciment sur le fumier. Au point que dans une histoire de la critique d'art que je feuilletais récemment, le nom d'Elie Faure n'est pas même mentionné : comble tout de même de l'injustice. Elie Faure a cédé aux goûts de son temps, exaltant l'art japonais (Dieu merci, il faut bel et bien l'exalter !) au détriment malgré tout de l'art chinois, dénonçant l'assèchement géométrique de l'art arabe, dénigrant le côté “horloger appliqué” des artistes allemands qui n'ont su que juxtaposer sans composer, exécutant Jérôme Bosch en dix lignes alors que Gréco se voit porté aux nues, et il fallait qu'il le fût.
Il a aussi beaucoup trop parlé de religion, d'âme, de ciel et de transcendance. Le XXe siècle a brisé toutes ces idoles, et les revoici qui ressurgissent d'autant plus fortes d'avoir été brimées. Or il se trouve qu'Elie Faure a raison : raison d'imaginer que l'homme est aspiré au-dessus de sa tête ; qu'il ne fera jamais mieux rien que seul et dans l'exaltation de son travail, que les civilisations naissent, s'épanouissent et décadent ou s'effondrent comme de vastes respirations, poumons gigantesques lentement levés ou abaissés, en attendant parfois la flèche du Barbare qui les crève ; quand uen civilisation s'affaisse, une autre monte, le Barbare s'assouplit et prend le pli de ses prédécesseurs, et jamais ne s'arrête le souffle de l'humain.
Commentaires
Que c'est beau le Musée d'Orsay... En vérité, les temps changent, la sensibilité artistique aussi...