Proullaud296

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der grüne Affe - Page 42

  • LE JOUR DE NOTRE MORT

     

     

     

     

    Argh, virgule, chienne, salope, virgule, tu la sens ma grosse queue, (« écarte un peu les jambes que je pêche au large »), rhâ, bourre-moi le con, je n’aime que toi, grosse truie, virgule, « retiens-toi de péter » fermez-moi les guillemets, je vais partir, je pars, je t’aimerai toute ma vie. Point. Je t’aime, Heinrich. Je t’aime, Betty.

    - On se dit des bêtises.

    - Je me sens ridicule.

    - On fait des bruits de bouche, des bruits de cul. » Heinrich ajoute « en amour, tu abdiques ; tu fermes les yeux, tu bourres et tu jouis. Tu es banale.

    - Et arrête de me demander si j’ai mal. Je n’ai pas mal.

    - Ces propos de cul m’écœurent.

    - Moi je t’aime, Heinrich.

    « Tu ne t’appellerais plus Heinrich. Tu chercherais à me séduire. Je serais à une table de café avec des jonquilles dans un vase. Tu me sourirais, tu m’offrirais un verre, je t’entraînerais dans ma chambre juste au-dessus. Il y aurait des jalousies. Je serais excitée plus tard. Surtout tu fermerais ta gueule. Je te déshabillerais doucement, tu porterais une chemise en nylon jaune, tu lèverais les bras et tu me regarderais dans les yeux.

    « Je me sentirais amoureuse mais pas trop. Je ferais glisser ma jupe, il y aurait un lit de cuivre à boules jaunes, et je t’attacherais les bras et les jambes aux quatre coins, et tu reviendrais souvent à la terrasse du Soleil Lent », (« ...au bord de la mer, bonjour, Docteur. - Bonjour, monsieur le Sexologue.

    - …I am Doctor…

     

    - Tout baigne entre nous. Ma femme est moi.

     

    - ...confirmé ! treize ans de mariage, pas une défaillance.

     

    - Nous avons su garder intactes nos facultés de renouvellement…

     

    - ...d'épanouissement…

     

     

     

     

    - Nous sommes venus vous voir Docteur, pour vous dire que tout fonctionne admirablement bien.

     

    - Depuis tant d’années.

     

    - Nous avons pensé que vous aimeriez nous rencontrer…

     

    - …mon mari et moi, pour vous remonter le moral…

     

    - Merci Henri, Merci Lisbeth, vous pouvez rentrer chez vous, tout se passera bien, ne

     

    vous en faites pas, pour moi également, ha ha... »

     

     

    L'acte sexuel complet suppose, implique une connaissance approfondie de la sensua-

     

    lité du partenaire. Il est hautement souhaitable, voire indispensable, que les deux

     

    actants soient profondément amoureux. C'est assez dire que la perfection ne se ren -

     

    contre jamais, bien qu'il ne soit pas prohibé d'y aspirer.

     

    Si le jeu amoureux ne devait mener qu'à une gymnastique sans âme, mieux

     

    vaut s'abstenir.

     

    L'échange des souffles par les orifices buccaux facilitera la circulation des for-

     

    ces des deux sexes, ce qui s'appelle la Fusion des amants dans le souffle du Prâna universel et de Dieu s'ils y pensent.

     

    De retour chez eux, les deux sexes poursuivent le dialogue :

     

    « La perfection dit la femme (BETTY) me semble limitée. Pourquoi glisser vers Dieu ? notre exclusivité, c'est le mal.

    - Par le mal nous serions, dit l’homme (HEINRICH), en phase avec l’Ordre du monde, grands, et Utiles.

    La femme s’exclame qu’elle n’en a rien à foutre [sic].

    C’était une grande blonde aux longs cheveux tombants.

    Elle écoutait trop volontiers les discours mystiques.

    Parfois sans effort elle accédait aux cimes les plus escarpées.

    C’était une nature contrastée. Heinrich disait Humaine à ne savoir qu’en faire (le cerveau ballottait au bout de ces grands corps d’asperge, et le sexe y tenait une place spongieuse. Et ils s’aimèrent du mieux qu’ils purent.

    BETTE collectionnait, six par semaine, à grand-peine au-dessous du seuil de la prostitution disait HEINRICH, de la nymphomanie.

    « C’était avant de te connaître » disait-elle (« il ne connaissait rien à la nymphomanie », etc.) « Dans les petites annonces se recrutent les plus vicieux, les plus retors «  - garçons de café, garçons d’écurie – éjac faciale » - elle en rajoutait, non ?

    « C’est bon le vice .

    N.B. Les ouvriers sont les plus puritains.

    « Le péché ? Vous divaguez mon cher ».

    Les femmes sont incapables de faire le mal.

    « Si nous nous libérons, le monde tombera

    - À d’autres, dit Heinrich. Il cure sa pipe. La femme pour le jeu, l’homme à la guerre, les filles découpées violées par morceaux, bouts d’hostie dans le cul, tous membres jaillissant sous les obus, les ossements se font la malle. Femme égale pléthore. Homme égale néant. En faisant l’amour l’homme doit se retenir de tuer. Celui-ci ne pense pas du tout comme ça. Jamais il ne baise une mouche. Une goutte de sang le plonge dans l’hystérie. « Je veux mettre un peu d’ordre » dit-il à Bette « dans tes prestations échevelées ». De quoi rire en vérité. Répondre « t’es chiant ». -

    - Du premier jour où je te connus » dit-il » tu fus avare de tes regards, je ne voyais que ton profil et tes cheveux. J’ai passé tout un an à te surprendre en face. Ton œil était d’un brun pur de choses qui se mangent, tout s’est noué dans notre estime réciproque, j’étais le seul à te désirer, je ne me suis pas contenté de frôlements ni de raisonnements appliqués. » Heinrich domine, ordonne, tantôt l’homme est dessous, tantôt Bette. Il provoque, émet des grognements saccadés. Parfois la sodomie. Parfois le poignet (mystère).Parfois ils s’aiment, ils s’entraident, ils se manifestent de la tendresse, par paroles et en action, tout le jour. Bette et Heinrich ont gagné le concours de la maison fleurie en 88. Soudain, que se passe-t-il M. Heinrich ? sous vos cheveux blonds pâle à l’islandaise, vous, dans un bordel ?

    « Il faut bien que je rêve.

    - Mes compliments, M. Heinrich. Rêvez plutôt sur le papier glacé (ou sans, comme les femmes). Vous croyez vraiment qu’enfoncer son pinceau dans un trou gluant - gluant : à grand-peine – et cerné de poils rêches suffit à calmer la grosse Démangeaison d’amour (ressentie tout enfant parmi de gros draps gras?) - les aller-retours se succèdent : petites lèvres- col – grandes lèvres – museau de tanche - et que ressent la femme ?

    - C’est vrai que les putes s’épuisent à toujours se tenir sur le bord du jouir (« on n’est pas de bois ») sans conclure ?

    Ce n’est pas vrai.

    Le type, là, au-dessus, au-dessous, il ferme les yeux, il pense « je t’aime », s’il ouvrait leqs yeux, s’il fixait ceux de l’autre – qu’arriverait-il ? se moquerait-elle de lui ? Lui livrerait-elle un beau secret ? en pleurant « ne le regarde pas comme ça ça me gêne » ? Heinrich, le « blond islandais », monte au 28e avec sa maîtresse.

    Quelle activité !

    Lui qui préfère les chambres en boyau, les fantaisies d’étudiante égyptienne, on entre à quatre pattes, on progresse de même, pour se coucher juste – le voici escaladant une grande, grande bonne femme au centre d’un espace immense, sous des verrières, au dernier étage donc, avec vue sur les plantes vertes et les projecteurs !  « ...il n’y a que les aviateurs qui nous voient ».

    Ce qu’il aime, ce sont les noiraudes, les Tunisiennes, les minuscules aux seins de momie, on peut se placer dessous comme une bouillotte. Mais les Teutonnes aux grands bras en bataille, aux jambes de cisailles roses, blanches et rapides sous les sunlights… Helda lui fournit bien des avantages, lui offre des sensations, ...c’est une fille aérodynamique, on l’aime, tant qu’on la monte – on pense à elle, après, un peu, on se rajuste, elle sur son épaule, par une belle nuit de juin.

    « Je me sens lourd, lassé par tant de prouesses ».

    Nous nous sentons inquiets pour Heinrich qui s’invente des mots de tête et des picotements, précis les picotements, voire des suintements, des odeurs même pas très franches, alors, un bon test, une bonne panique, une semaine ou deux d’attente avec neuroleptiques, ils pensent donc tous à passer l’hémotest en même temps, les graveleux.

    Ce n’est pas amusant de cacher à Bette l’état où l’on se trouve, de juste doser les calmants pour ne pas débander, car il faut maintenir la régularité des accouplements.

    « Je t’aimerai toute la vie, même si nous devons mourir un jour, ou ne plus nous connaître un an, deux, trois »

    « J’ai passé avec toi de merveilleux instants.

    Résultat positif.

    Revenons à Bette : elle aime son ami, explorant avec lui le vaste champ du lit qu’il trouve ou feint de trouver si borné ; il faut à cette femme une activité calibrée, ce qu’il faut de manualité, d’intellect ordonné - mettons préparatrice en pharmacie. Elle lit aussi plus de trois livres par mois, l’histoire se passe en France. Aime Jean Vautrin, Saint-John-Perse à faibles doses, les pièces de théâtre d’Ödön von Horvath et les opera-seria.

    Une femme cultivée.

    Exerce le sain travail des labos (fenêtres hautes, néons tamisés ; elle est grande, moins qu’Heinrich, brune, un peu de félin dans l’avancée de mâchoire, museau froncé avec taches de rousseur aux commissures). Il est instructif de parler avec elle, malgré les sautes d’humeur (39 ans).

    « Séropositif ? Ils exagèrent. Ce sont nos concurrents. Ils disent ça pour t’emmerder. De toute façon si tu reviens chez nous, tu n’auras que de fausses informations. ; tu deviendrais une bête lâchée, une épave à pattes - doute, rongement, Satan.

    - J’ai compris.

    - Tu n’as rien compris. « Séropo », c’est pas « condamné ».

    - Je serai mort dans 15 ans comme tout le monde. Est-ce que je peux coucher avec toi ?

    - Non.

    - Je cracherai sur nos sexes, un petit lac de crachat qui tremblote !

    - Pas de germes dans la salive. Dans ta salive. J’ai déjà des douleurs de tête, toujours au même endroit sous l’os, j’ai oublié ton nom, nous allons jouer, très bien.

    « Les articulations du crâne sont dites soudées, du pariétal au temporal, du temporal à l’occipital, par de très fines césures imbriquées comme des frontières politiques : en tenant compte des bosquets, des sentiers, des buissons de mûres…

    - Chouette Bette, nous sommes à égalité.

    - Pas chouette : mon cancer est vrai, fini de tricher, personne ne veut plus crever de ça. Regarde la radio. C’est sous l’os de l’oreille, gros comme une orange desséchée. Tu sens le jus filandreux, fibreux. Les filaments du film sont des dendrites.

    - On ne voit pas les neurones à l’œil nu.

    - C’est le fil de mort qui se tend, ça déroule tout le cerveau si tu tires ».

    ...Délimiter, circoncire, exciser, la mort fait son marché, le cerveau de Bette dans le filet, le chou-fleur dans les mailles.

    - Si tu bois tu triche.

    - Trop fort, Heinrich ».

    Son Heinrich n’est pas le Diable. Il s’épile la barbe avec les ongles ; les champs de blé

    après la moisson n’ont plus que des éteules, et des brins de paille. C’est exaspérant. S’il avait le sida, la peau viendrait avec.

    - Il a le sida, oui ou non ?

    - Il se le fait croire, c’est pour accompagner sa femme, combine entre laboratoires, tu comprends ?

    ...Une femme brune, bouclée, belle bouche ; un front bas, volontaire, piémontais. Elel aime la bière, ils deviendront gros, très gros ! Difformes…

    « Je veille au grain.

    - Oui, Heinrich, veille au gras. Ils feront tomber mes cheveux. Il m’appliqueront le protocole de Clermont, douze mois de souffrance, douze mois de gagnés. »

    Il y eut cette promenade en forêt de Vercors, douce, au crépuscule d’automne. Leur dernière ! sur un sentier d’après la pluie, aux champignons frais, tous deux déjà ivres (lendemain des photos du labo, bien nette, bien noire, avec une orange bien blanche aux filaments défaits).

    Heinrich n’a pas d’enfant, 1m90, éleva les deux filles de Bettte à la façon d’un véritable père. Le soir tombe doucement parmi les chênes et les gamins fantômes à bicyclette surveillés de loin par leurs parents aux voix invisibles, hélant sous les branches et dissoutes dans le gris. Douceur du frère incliné sur la sœur condamnée, de la femme sentant près d’elle une sollicitude inquiète, enlacés l’un à l’autre dans le filamenteux cocon sourds encore à la douleur. Juste ces pointes à lointains intervalles, transpercements fins et perfides du pariétal supérieur en biais jusqu’au sinus gauche ; c’est bref, diffus, amorti- un filet, une toile. « Une bière ? - Quel humour ! une aussi pour moi. - Madame, il est tard et vous avez bu. - Barman, le froid se lève et je bois pour oublier la bière. - Vous n’aurez plus rien ni vous ni l’autre, ce n’est pas l’Oktoberfest ni le festnoz. - Viens Bette, on ne nous comprend pas, on nous soûle on nous jette – larbin, sto-oghe, ça ne te portera pas chance, t’as pas le droit de refuser l’extrême-onction le coup de l’étrier le pied au cul à Dieu.

    - Moi aussi je vais crever giclez de là, vous êtes à pied, ça fait longtemps que je vous tiens à l’œil ça fait bien dans le quartier franchement… - Garde ta morale pour ton cul de loufiat, viens Heinrich viens crever chez nous j’ai trois packs de Kro » Quatorze bis rue Desnos résidence Desnos. Huit ans résidence Desnos, le tour de trois pièces par le balcon, le ciel bouffé par la terrasse. Ils montent les marches, ils se tiennent l’un à l’autre. Ils tournent la clef dans le bois c’est le bois qui cède c’est le bordel ! Mais c’est le bordel ! Tu ne ranges donc rien ? Heinrich : Et mon boulot ? Ma thèse Micromagnétisme et bouche bée «  Nobody bouges in the cage d’escalier.

    Cuisine sale et bouteilles vides, un sac de MACANI pourri dans le coin, le chien ? Parti i’n’reviendra plus faute de nourriture on boit. Les deux filles majeures n’ont pas quitté l’appartement, l’ivrognerie, l’enfermement les traumatisent, la fac pour se distraire, les meubles du salon sont : un buffet, un sofa de velours piqué, des thèses de physique sur six rangs d’étagères du sol au plafond. La chambre à son tour comprend Deux lits superposés de jeunes filles, depuis dix jours que leurs parents savent la nouvelle ils boivent ils picolent. Ne vous plaignez jamais d’une vie monotone car le Cancer arrive attiré par la plainte on est bien emmerdé par l’odeur alléché MACANI CROQUETTES POUR CHIEN des gros sacs à l’épreuve des griffes à fermeture cousue serré serré.

    Avec le chien qui tire la langue sur l’image. Le sac éventré répand un glissement de grains d’1/2 mm³ en étoiles en cœurs aux couleurs ternies (au choix viande légumes protéines vitaminées) ou bien de raviolis, rigate, coquillettes réal des gros chiens (cocker tué par accident de chasse) (ou tué) Heinrich est tombé dans l’avalanche il a la tête en bas le cul coincé là-haut sur la chaise à roulettes ivre-mort il bouffe ses Macani bouche ouverte au milieu des croquettes moisies l’inconscient ! Depuis le temps qu’il est mort ! La nappe expose un grand nombre de 33cl renversées ou vidées debout. C’est vide et ça pue depuis 8 jours il n’a plus bu que de la bière et pas mangé du tout, la tête dans les croquettes enfin pas mangé « humain », ça fait toujours cet effet-là quand on apprend qu’on a le sida l’ébola le cancer absolu la cécité totale – don’t throw la bière into le vide-ordures parce que ça coince, les bouteilles vide, règlement intérieur de copropriété kopro « la merde » en grec « l’assemblée des copros » ça m’a toujours réjoui.

    Heinrich ne s’est toujours pas décoincé de son fauteuil à roulettes.

    Il remue un peu dans le Macani.

    Sa main rame dans le gravier rompu de vieux vomi car le Chien mange n’importe quoi

    La Femme a fait dans le subtil dans le sublimé genre Marie-Brizard sur le ventre en compote et les bras devant elle étendus sur la table les femmes c’est plus propre le sperme la vaisselle ça s’absorbe. Entre les bras sur la table au fond façon macramé (séparation de ces deux êtres infoutus de se bourrer dans une seule et même pièce) un dessin de sa main : au crayon gras, bien net, le trait sans repentir avant donc d’avoir bu ou juste après. Bette Novotgarten a dit Je serai putréfiée de potions par introduction d’entonnoirs jusqu’après la glotte, ils voudront que je vive forcément « vive », et j’ingurgiterai paquets, plaquettes, soigner la tête par le ventre.

    « Forcément, Bette – ça fera tomber les cheveux, poisseux, filandreux, par petites touffes pour faire marrant, tu te dessineras 1) une route 2) une crête 3) un labyrinthe au choix et tu arracheras tout, sans mal sans complications ni picotis, « Pas trop moche, une bonne tête pas difforme, la noblesse des Kényanes » au fait elles sont excisées « port de tête des Bantoues, perruque ou pas perruque » «  je vais me sourire dans le miroir » tes lèvres terniront, gonfleront, pommettes bouffiront puis couvriront les yeux t’as l’air d’un crapaud qui tète et qui étouffe aspire le vide en palpitant c’est dommage putain c’est dommage ils avaient tout pour être heureux. Le salon salle à manger, la nappe et la table ronde et l’étagère à photos, le vaisselier à fines balustrades (assiettes vers l’avant façon dauphinoise) et la bibliothèque du sol au plafond.

    Pas une place libre

    Des livres de maths, physique, astronomie – pas un Flaubert, pas un Stendhal vous plaisantez ? La science dominera le monde. Un seul ouvrage de médecine, une télé, cette cassette où l’on part des atomes à électrons visibles et des cellules, tissu intérieur des veinules et grain de peau, un homme, son chapeau et sa canne à pêche ; rivière, prairies, Aquitaine, la France, la Galaxie en 1mn 23s – PLUS, près du téléphone, un canapé de reps vert.

    À l’hôpital Cochin, le médecin à l’infirmier :

    « Nous aurions dû ménager la malade. Ne dites plus tout à trac je vous prie « Vous avez une tumeur au cerveau ».

    La fille du premier mariage s’appelle Katrine. Elle est grande, brune, fait du théâtre : ce soir, répétition de Much ado… in French. Katrine est timide ; mais sur les planches, elle les crève : une voix tribale, des yeux, des bras, la liberté des jambes sous la robe de soie perse (amour, menace, trahison : « Toute la lyre », petite troupe et le meilleur plateau de tout Grenoble. « J’aimerais » dit-elle « user de mon corps en vivant ».

    « La mésentente des parents du premier lit autant que du second ».

    «  Résister aux contraintes d’autrui ».

    «  Comme un bonzaï en pot » - mais scène tendre à l’acte III, le bouffon l’avertit en la tirant à part. Elle ôte sa robe perse en pestant, saute au volant de sa petite caisse anglaise et rue Desnos (St-Martin-d’Hères) son père en extension-torsion bouffe la pâté de chien tête au sol et cul sur la chaise, la mère affalée affalée devant le Ricard vide Coupez tout crie l’actrice tumeur moteur story-board ranger les bouteilles laver l’alcool restaurer la dignité, la grandeur du cancer est de placer l’humain face aux morts immédiates tu sais que tu es foutu(e) ainsi la panique les ronge souffrance ou domination ? La mère s’est levée a trié ses vinyles György Ligeti Le grand Macabre le père s’est redressé regarde sa fille en face et l’accuse de dureté. Il a dans les cheveux les étoiles en biscuit de Mac’ani Croquettes la fille dit :

    « Tu seras vivant dans douze ans mais tu ne seras plus toi ».

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Le jeu des parallèles

    COLLIGNON LE JEU DES PARALLÈLES

     

    NOSTALGIE

     

     

    « …qui devait s'affiner, filer à l'infini, vanish and disappear, Mylitsa, « l'un l'autre » « l'un pour l'autre », « je t'aime » en salade, tout ce paquet de lettres où nous ne cherchons plus rien.

     

    Quel somptueux mariage Mylitsa, extrasmart assistance, les Prest, les Hampérus, Vautour, Volov de Berwitt, et tous les enfants. Cortège, lange Wagen, lents éclairs glissants sur les chromes, carillons, moteurs et trompes rugissants, caravanes enrubannées (poignées de portes, ailes et antennes garnies de ces petits papillons de tulle que huit jours de vapeurs d'essence suffisent à transformer en petits tampax endeuillés. Femmes, filles et garçons d’honneur porte-traîne, enfants de chœur, disposez bien les drapés sur la pelouse en transparence se devine la vasque et le cygne. Souriez.

    Nous fûmes à notre tour rubiconds et bovariques, jusqu'à quatre heures on mangea puis il fallut, passé le dessert, témoigner de nouveau par le bruit notre joie dans la ville, vitres étincelantes. Et dans la dernière voiture, gréée de poupe en proue de rubans rose gras, médaillée comme un foie de porc et crucifiée de bandes roses à pompons, perdus dans le tulle sur le siège arrière, sous les plis finement repassés, tes yeux tristes. Chaque fois que je vois passer un mariage, que m’assourdissent

    les trompes synthétiques etc. braillant aux feux rouges La Cucaracha, c’est la même marée qui me remonte du cœur à la gorge où la salive s’accumule puis sous les paupières – s’ils savaient mon Dieu s’ils savaient ce que personne ne veut savoir, cette lourde chose de la vie conjugale qui serpente et se replie entre berceau et lavabo, la tâche que c’est de tendre à bout de bras le jour en jour d’amour. Mystère dégradé en cérémonie vineuse. Je n’avais pu obtenir de faire taire un seul instant, rien que pour nous, la cacophonie des klaxons. Il faudrait marcher seuls, émus, méditants...

    Le mariage reste en ce temps-là le Jeu où la vie se noue, sans rémission, inéluctable, etc.

    Je m’unissais à une divinité, énorme dans sa robe, en un rite barbare, elle en blanc, moi en noir -

    j’ai l’impression d’y être resté. Toi le soleil, le soleil, la bataille, et moi le plomb ; lourd, obscur, laborieux, fonctionnaire.

    Tu es partie chez un vieil homme, sur une lettre absurde et enflammée. Cette ville a pour nom Théople. Je ne l’avais vue qu’une fois. Tu as déjà tout un passé. J’ai renié le mien, je te livre aussi mon avenir. Nulle aventure ne me tente, sauf celle du moine. Je monologue en allemand, je capte à la radio le Süddeutsche Rundfunk, j’ai un tiroir entier de documentation, München, Wien, Hamburg. Pour aller là-bas, me faire naturaliser, il faudrait me séparer de toi, le jour où je voudrais trancher – nulle décision ne te coûte, brusquée, vivante. Toi : tu ne te sens pas coupable de vivre.

    « Qu’est-ce que c’est que ça ?!

    « Je hais, j’envie, j’aime… te hais, t’envie, t’aime… il ne tient qu’à moi, naturellement » (« de... ») - nous en restons là pour le moment – 1000km, ce n’est pas le bout du monde » - Mylitsa, surtout : danse, choisis, pourchasse ! Tu n’as cessé de poursuivre tes rêves, ils pourraient sans surprise surgir tout armés au-dessus du monde. Pour moi ces briques que je vois, ce sol terne ont déjà trop de poids pour contenir autre chose qu’eux-mêmes. Plutôt que « tirer au clair », je voudrais refondre au gouffre la totalité de l’existence. Du réel, faire un rêve : ton exact contraire.

    Une âme vide que le monde ne saurait combler.

    Une âme comble que nul rêve ne peut aérer.

    Tu projettes, j’aspire. J’ingère.

    Ma chambre est cubique et close. J’écris depuis mon lit où tu n’as jamais dormi, où les deux corps d’un couple mort ont creusé côte à côte leur place. Je me mets sous le couvre-pied. Il fait déjà froid. Sur les murs un papier peint bleu, cru. Gros bleu dit Z. Le lit est immense et profond, craquant. Son cadre engloutirait plusieurs édredons. Mais THÉOPLE au bord de mer a de si hauts immeubles, clairs et si aériens ! Tu ne vois ni goudron ni galet ni la transpiration des gigolos sur les matelas de plage ni leurs corps moulés de blanc sur les trottoirs de la rue Jan- Mayen.

    Nos rêves sont étanches. À propos, je bois beaucoup moins depuis que… Mon alcool à présent, c’est Proust. Mais j’y étouffe. Son monde est inassimilable.

    Est-ce que tu me manques ? je te parle tout bas dans le creux de mon bras, ce qu’on appelle la saignée. Je sais à quoi je m’expose. J’aimerais changer de souffrance.

    * * *

     

    Joie, Halpérus !

    Enthousiasme ! Énn Théô !

    Ce n’est pas trop de sauter en l’air, de danser, car je danse, Halpérus ! Le Prince m’a inscrite aux Cours Internationaux de Sandra Greathiger ! Les soldats criaient THALASSA et s’embrassaient au milieu des neiges. Colomb criait TERRE : je possède à la fois la Terre et la Mer et la Ville ; ses collines plantées de pins, la ville où le béton même se fait harmonieux : clair, droit, volumes verticaux agrafant le ciel à l’eau - à propos de ce que tu m’écrivais la semaine dernière, je suis bien entendu d’accord : la situation doit se dénouer. Je ne vois pas pourquoi tu en fais un tel plat. Tu rumines, mon pauvre. Mais ici, il se passe des choses : THEOPLE est vivante, et tu es mort. Théople est immense, mon âme est à sa mesure.

    Tu ne pourrais pas tenir ici. Ton âme à toi est à la mesure d’une chambre, d’une pantoufle. Peut-être gagne-t-elle ainsi sa densité. Mais la mienne passe à tous les vents.

    J’ai une chambre vaste et somptueuse. Battants de fer forgé devant les glaces. Lustre en cuivre délirant, garni de chaînettes et de pendeloques. Fenêtre à impostes bulbées, fourrures, tapis, lit à colonnes. Partout du vert, du rouge, de l’or, des moulures en losanges. Toutes les chambres donnent sur un mezzanine, filles d’un côté garçons de l’autre – mais grâce au balcon... Il doit y avoir d’autres chambres plus haut, je n’y suis jamais montée. En bas c’est une espèce de salon, où le Prince quelquefois vient lire. Nous le regardons depuis la balustrade. Il ne monte jamais nous voir.

    ...Cette scène que tu m’avais faite, quand je t’avais dit mon intention d’aller là-bas ! « Exotisme de pacotille », « évasion de petit-bourgeois » ! Tu m’as traitée de midinette, de pétasse à romans-photos… Oui, Théople est laide, on n’y voit que des bâtiments, des magasins, pas de vieux quartiers – « le Queysset » vous dit-on d’un air dédaigneux mais c’est très loin – une circulation débordante, du soleil, des plages privées...Gratin décati… « Babylone de la connerie » disais-tu. Mais pour moi ! Quelle naïveté bien sûr, quelle provincialerie – à la rigueur, si je parlais d’expositions, de salons, de potins – on serait indulgent, on comprendrait. Il en est beaucoup même qui applaudiraient – où peut-on vivre ailleurs qu’à Théople – mais pour moi ce n’est pas ça.

    ...Les dessous, les tripotages, « sonder la corruption sous le masque », « les plaies secrètes » - c’est encore trop plat, trop attendu. Je ne suis pas venue potasser une thèse. Rien de répertorié. Je vois Théople à travers un prisme. Un long volume blanc percé de trous stricts à intervalles réguliers : le Centre Sandra Greathigher, sur la pente, domine la cité comme un phare – la liberté, la danse éclairant le monde. Et de l’espace où je m’exerce baies ouvertes sur la ville, mes battements de pieds frappent buildings et trottoirs pavés d’or, afin que seuls survivernt aux bords de mer les corps des androgynes aux longs flancs de sable, et l’esprit de la danse, jambes ouvertes, entre les rues vivantes et le soleil. Je vois Théople à travers un visage, des mains : le Prince est grand, noble et généreux. Mais nul ne partage son lit, qu’un petit gringalet blond, méprisé, toléré.

    C’est grâce au Prince que le Centre subsiste ; il héberge chez lui son trop-plein d’étudiants. Ses yeux pénètrent et fécondent les bouges où mes désirs basculent ; percent les murs des salles où les matins me ressuscitent. Nous marchons et dansons dans les yeux du Prince. Et ses mains diaphanes tendues contre le ciel donnent aux rues la lumière, soutiennent et cambrent les tailles.

    Je vois Théople au travers d’un diamant, qui serait mon cœur.

    Théople… Ce nom que j’ai inventé, redécouvert sans doute, cent fois prononcé, cent fois oublié, grâce à moi désormais destiné à ne plus périr, grâce à l’éclat dont je l’aurai orné, moi seule. Ville des Dieux, Cité Divine -Théople aux syllabes légères et empesées claquant comme une aile dans le soleil ou constellation levée parmi les étoiles – Tino, Vera, Lavrontis – je crains de te sembler stupide ou frivole. Ton jugement m’importe plus que tu ne penses. Pour me regarder, sur qui puis-je me compter sinon sur toi ? Ces noms privés qu’ils sont de tout ce que j’ai pu rêver sur eux, privés de toute gloire et de toute aura, aussi mesquins et arbitraires qu’un drame ou un roman – moi seule rassemble les facettes qui les unissent – eux, les ignorent.

    Tous ceux que je n’attendais pas ici, qu’une obscure volonté espérait à ma place, happés par moi, façonnés – mon monde à moi reste irréductible aux coulisses où les voudraient borner les malfaisants – mais comme les dieux en perpétuelle expansion. Théople, non plus  la plage aux starlettes mais lieu prédestiné de ma rencontre avec moi-même, dont la place géographique importe peu – dont les chorégraphies dessinent les preuves les plus évidentes de l’existence de THÉOPLE.

    X

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    VERA. Surgie des brumes et du soleil. À mi-hauteur des terrasses dallées d’où les buildings tendaient leurs nuques trempées dans l’or et les bancs de pourpre. Et moi, fascinée toute droite sur l’escalier de fer dévalant vers le portail ouvert en fer forgé et au-delà sur la pente jusqu’aux premiers flocons débordés de la mer où tout sombre – il remonte de tout cela lancinant le bruit vivant d’un moteur qui cherche et passe le dernier virage devant nous

    VÉRA

    HONDA 750

    sortie des eaux Reptile de proie Bras crucifiés sur le guidon dans le soleil Ailes translucides combinaison claquante déployée en membrane de varan. Dans son sillage les brumes fendues J’ai poussé un grand cri

    Centaure aux cuisses d’argent déchirant le puits du dernier soleil dormant au fond de son cylindres

    dans les hauts vitraux sertis de fleurs de fer tremblent la coupe de verre et d’or – grand lustre suranné tintinnabulant dans l’essence et les coups de machine. Véra pousse le monstre renâclant sous l’escalier dont la bête contourne le pied puis se cabre et me flaire. À l’étage les portes battent en cercle au-dessus de ma tête – on se penche on m’enlève on salue de la main.

    Nous plongeons dans le soleil couchant.

    J’ai croisé mes mains autour de sa taille.

    Je sens sur mes paumes le contact du cuir synthétique. Premiers réverbères sur l’avenue. « Tu viens d’arriver ? » demande-t-elle.

    Halpérus je t’en prie essaie de comprendre. Il y a dans ma lettre bien des grandiloquences. J’ai même été tentée de tourner tout cela au burlesque. Je t’en laisse le soin. Véra, je la connaissais déjà. C’était toutes ces silhouettes furtives pourtant si lourdes , regard, taille et souplesse croisées sur les trottoirs et dans les trains.

    ...Tous les soirs depuis mon arrivée je sortais dans les rues de Théople. Jusque tard dans la nuit je me suis promené sous l’iris safran des réverbères à iode, le double ruissellement du Front de  Mer en feu, juste au-dessus des vagues cachées dans l’ombre. Ou bien, après une longue avenue où les voitures en veilleuse tatouaient les murailles de lueurs mortuaires – je prenais par la rue Jan-Mayen où les travelos me frôlaient en chuchotant des mots que je ne comprenais pas.

    J’avais déjà rencontré Véra, par petites touches, dans ces quartiers-là. En moi aussi au gré des épisodes noyés, un angle du bras, un rictus dans la voix – ne va pas croire qu’ils surgissent de pied en cap, le petit rouleau d’aventures à la main – quelquefois ce visage sns yeux, cette chaleur indéfinissable. J’ignore si ces êtres existent sur une autre terre, si j’ai vécu leurs vies ou si je dois les vivre. Pour Véra, tout est allé remarquablement vite – prise à la bola, comme un cheval de pampa. Je me suis vue en croupe, dévalant vers les Quartiers Francs : douze rues coupées à angles droits, baignées d’un jaune chloreux. Froide Subhurre. De jour, respectabilité. Murs dallés de faux marbre. Enseignes flétries près des rideaux baissés. La circulation intense et stupide n’a pour but que de traverser, de violer ce lieu. Mais à dix-huit heures trente, au plus fort de l’assaut, les flics de la Spéciale s’élancent au milieu des rues, jeunes, vêtus de blanc à la façon des infirmiers ; de leurs képis s’échappent d’interminables mèches que certains se tressent. Ils s’établissent dans les carrefours. Il faut les voir disposer, en tournant sur eux-mêmes – arabesque – leurs plates-formes circulaires, les entendre rire très fort en s’interpellant d’un croisement l’autre, dans une langue ni hongroise, ni serbe ni roumaine.

    Puis ils disparaissent, roulant leurs socles à l’intérieur du Quartier Franc. Ils quittent rapidement leur uniforme car je ne les revois plus. Que je te dise le nom des rues : Jan-Mayen, que u connais déjà, Virben, Thermopolis – à mon excitation tu vas penser que j’en suis devenue assidue, tu as raison de le penser, lourd Halpérus, Connais cependant ma fierté, car je ne me prostitue pas. À présent, accroche-toi dans tes pantoufles : rue Baudoyer, des Aurochs, Tangue-Lune, Sabatier, Califat : il existe un quartier derrière le précédent, qui n’est qu’une couverture. Plus vert, plus sulfureux. Petites rues en entrailles, croulantes, malodorantes, où je joue des coudes, où je me cogne aux murs, décors de studios où les sous-cinéastes s’imaginent reconstituer Montmartre.

    Maquereaux clope au bec talon levé au mur comme autant de grues, têtes verdâtres qui s’étreignent vénalement dans le vert des réverbères – il n’est pas rare en vérité de heurter en

    équilibre sur les hautes bornes les couples en action – exhibitionnisme ici dépourvu de toute vulgarité, outrance calme avec dans les yeux ces connivences et l’esprit persistant il semble que l’on parcoure les allées de carton parcourues de figurants désœuvrés prenant la pose en attendant le premier coup de manivelle. Ici croupissent cependant les menaces sourdes des crimes bon enfant, de ceux qui jusque dans les année 30 alimentaient complaintes et goualantes.

     

     

     

     

     

  • JEHAN DE TOURS

    C O L L I G N O N

     

    J E H A N  D E  T O U R S

    Collection des Auteurs de Merde 4 Avenue Victoria 33700 Mérignac

     

     

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    ‘Puis vient l’indifférence

    Carcasse coulée au fond de Loire

    Avoir vingt ans. Savoir

    qu’un jour je les lamenterai

     

    Souvenir de la langue de sable étirée, languissante,

    léchée nappée par le fleuve

    et cette barque aux rameurs immobiles... »

     

    Plus loin :

     

    « Tours,Tours ma grand-ville

    Cathédrale énorme et sombre

    Nuit de flèches fondues dans la nuit

    Retour des Ursulines

    brouillard et crépuscule

    il fait toujours décembre

    sur les jardins compartimentés

    de la Préfecture de Tours

    Blessure j’en reviens toujours à toi comme un chien qui crève

     

    (Chinon matin brumeux Tours de lumière bistrot bleu)

     

    jamais je ne le reverrais la glace de tes yeux la neige de ton cou

    plumetis blanc du col de laine

    Il est de ces visions qui passent et qui s’en vont

    mais voilà que je ronsardise

    voilà que je pétrarquise

    reciselé sans fin dans ma mémoire

    au ralenti sans fin dans cette rue où je ne suis plus revenu

    à ma recherche

    la première fois que je vis Tours

    c’était la neige et c’était Jean

    cou de neige

    les toits portaient des tons de plomb

    dans les yeux de ceux qui passaient

    Tours froide libre

    quand je ramène entre mes paupières

    si je touche du pied si peu que ce soit

    le quai succédané de Saint-Pierre-des-Corps

    je vois les abonnés de la navette

    de ma pupille écarquillée dans l’aube

    j’ai questionné l’horizon

    se dire que juste après Saint Pierre il y a Tours

     

    Tours qu’es-tu devenue

    depuis qu’une main noire

    ici m’a maintenu

    Bordeaux nocive

    qui s’infiltre ici je m’ensuie

    - les cargos par la bouche et l’oreille

     

    C’est un grand homme aux jambes blondes il vient de se marier son nom : Sacha Saronian

    Il neige à Tours interminablement

     

    sur l’horizon de plus en plus loin la roue des champs sans haies ni clôtures et les sillons riches et mornes vers le nord et je baissais sournoisement la vitre jette un regard oblique sur l’épouse convoitée Laure-Salomé plissant vilainement les lèvres fait fermer cette vitre Je lui ferai payer la fonction de son père Fausse blonde au nez piquant traits fins tracé roman des sourcils du front, l’orientalisme des paupières il aime sa femme et croit d’elle tout le mal possible un jour prochain nous serons séparés c’est une chose convenue rien ne dit que Salomé l’entende ainsi je la crois dure et capricieuse Il montre la neige Ici c’est tous les ans comme cela

    Sur le trottoir Sacha lève la tête et mord les flocons sur ses lèvres loin des tuiles rousses et grasses de Guyenne

    Découverte pour le soir vite hôtel H. rue M . chambre sombre sur cour c’est là que nous serons en attendant – ce mot laisse à songer – de nous mettre en ménage Laure se jette grelottante sur son lit Tu devras me suivre Adieu au luxe déjà leurs vanités se sont heurtées déjà leurs écorchures approfondies Abandonnant Salomé sur son lit de dépit Je sors parmi les rues froides et grises afin de ratifier le Pacte avec la Ville marcher longtemps par dignité parvenir ainsi jusqu’au Fleuve de Loire hautaine capricieuse et grise insondable aux longs copeaux d’écume et d’argent mettez-vous à genoux et priez («la foi viendra de reste ») mais à mi-retour d’une rue droite et sans attrait cette façade de carême rompt l’alignement des murs – hybridation grinçante de frontons et de coupoles Basilique Saint-Martin fille du Sacré-Cœur, de ces pieux pâtissiers qui nappaient la France de leurs jubilations crémeuses

    Des voix chantent et l’orgue assourdi gronde Au sommet d’un perron blanc candi.

    Je pousse une porte capitonnée.

    Soudain – saisissant raccourci – une falaise d’hymnes, de piliers, compacte, rouge et blanche, gigantesque et ramassée : prêtres géants drapés d’écarlate, haussant les bras en pyramides entre les lourds piliers immaculés, Sur toute la superficie du chœur ainsi surélevés se pressaient tête nue et chantant les Dignitaires catholiques en dalmatiques rouges brochées d’or. Juste au-dessus s’étagent les bouches ouvertes des choristes psalmodiant, et tous me regardaient. Un immense répons frémit sous la voûte, et me tournant de côté, je vis que la nef était comble. Il monta de la foule exaltée un brouillard de Foi et de certitude. L’anachronisme millénaire des tenues, les mélodies et leur vigueur, imposaient une vision des premiers temps.

    C’étaient les mêmes chants, les mêmes visages. Martin de Tours paraissant à cheval et se frayant la voie parmi la nef n’eût pas trouvé foule moins ardente que celle qui jadis s’inclinait pour baiser le rebord de sa cape. Aujourd’hui c’est un Lotharingien aux cheveux gras, serrant sa francisque et figé de respect, qui s’imprégnait du rite ultime, dernière témérité d’un peuple en fougueuse agonie, pressé comme un rempart autour de son évêque. D’autres assurément viendraient piller, fondre les trésors. Lui étreignait sa double hache, pénétré de souffles agonisants.

    Il tira sur lui la porte doublée de cuir, reprit la rue, le vent sans âge, pierres sans paroles. Au bout roulait la Loire. Je fis entrer jusqu’au poitrail mon cheval dans le fleuve, l’eau grise reflua sur les étriers, Forçant forêts et bancs de sable elle poussait son long corps indécis, le ciel luisait sur ses méplats d’épée, Mais à mes pieds, contre la bête frissonnante, l’eau s’engouffrait en elle-même et s’embourbait d’écume ; sous l’arche s’enroulaient les crêtes d’un rapide – vague unique incessamment renouvelée, dardant sa houppe orageuse. Et je songeai qu’au temps des Goths et pour:les siècles la vague avait roulé. Il se tenait à présent sous la voûte, contemplant au-dessus de sa tête l’échelle des grandes eaux – crue du 8 février 1873, du 15 janvier 54 – il aurait pu se jeter là, confier sans fin son corps aux tourbillons, le fleuve fut mon allié.

    * * * * * * * * * * * * * *

     

    Aux bords de Loire est un navire ancré, tout enlevé sur trois étages de voilure au verre translucide ; palpite au vent, ronfle et s’entrechoque

    je suis assis tout au sommet de la Bibliothèque

    Entre les mains des consultants fleurissent les siècles. Deux livres annotés avec application ;

    les pages des classeurs se couvrent de patience ; légendes et tableaux courent sous la plume – danses, chars et bacchanales, je note. Rien n’échappe.

    D’un côté mascarades et phallophories ; les défis des buveurs aux Anthestéries d’Avril, et Dio-Nysos épousant la Cité sur l’autel aux acclamations du Cortège ; les bergers lorgnent ans le ciel le retour des Hyades pluvieuses.


     

     

  • Humeurs cérébrales

     

     

     

    C O L L I G N O N

     

    H U M E U R S

     

    C É R É B R A L E S

     

     

    ÉDITIONS DE LA MERDE EN BOÎTE

    Collection de la Couille Pendante

     

    À la fin du deuxième millénaire, une radio libre associative nommée

    LA CLEF DES ONDES

    diffusait à Bordeaux une émission tardive, que ses fondateurs avaient appelées

    "HUMEURS CÈRÈBRALES"

    Ce titre n'est donc pas de moi, et si la radio existe toujours, l'émission a disparu. Ils étaient jeunes, et je frisais la cinquantaine passée. Ils ont disparu dans la nature, et moi, je suis resté. Qu'ils soient ici remerciés pour m'avoir accueilli, pour avoir accepté de joindre aux leurs mes propres élucubrations, ici rajeunies de vingt ans, et que vie leur soit rendue.

     

     

    COLLIGNON HUMEURS CÉRÉBRALES

    LE FIS ET VARIA 2

     

     

     

    Curieux. Ce soir, dès le premier soir, je n'ai pas envie de "faire comique". J'apprends à la radio – que n'apprend-on pas à la radio – que des dizaines de condamnés avaient été massacrés par leurs gardes, en Algérie. Des intégristes. Je n'arrive pas à m'attrister. Ni tragique, ni comique. On a massacré des huîtres, hermétiques à l'homme, là-bas de l'autre côté de la mer. Des nazisont été à leur tour liquidés.

    Pauve Bousquet planqué dans les couvents,

    Brillante et généreuse Église catholique.

    On me dit qu'il y a des nazis modérés – où çà ?

    ...Les femmes sont les juifs du Djihad algérien

    Qu'ils foutraient dans des camps, avec droit de cuissage

    Chacune dans son camp personnel, la cuisine -

     

    - veinardes : un camp pour chaque femme avec tout le confort

    pour leur apprendre un peu ce que sont de vraies femmes

    et qu'elles s'estiment encore heureuses :elles ne sont pas encore excisées – mais pour peu qu'elle insistent, on le leur fera, le petit coup de rasoir.

    Il y a des cinéastes assez cons pour regretter les harems – pourquoi, tu veux faire eunuque ? ...et des gens bien intentionnés instituent la Journée de la Femme, ou des Femmes, ou des Droits des Femmes, au choix, le restant de l'année, pas de problème. Une journée des hommes ça ne serait pas mal non plus, des juifs, des pédés, des pédés juifs, bossus, rouquins, plus, courant septembre, une pleine semaine des amateurs de girolles. Quant aux femmes algérienes, qui ont des couilles au cul même si c'est pas toujours les mêmes eût dit Clemenceau, elles ont érigé (on aura tout vu) un Tribunal, pour juger "symboliquement" (pourquoi ?) les intégristes pour crimes contre l'humanité.

    Allez les femmes.

    Ce qui me rappelle ces cours de planning familial donnés à des Tunisiens : ils auraient gardé la boîte à pilules, et ils en donné à leurs femmes quand il auraient voulu. Tout compris, on vous dit – un peu plus drôle, maintenant : un meurtre de Comorien à Marseille par des colleurs d'affiches du FN : ça n'a pas fait baisser d'un poil le pourcentage des lepénistes : les noirs ça se reproduit comme des lapins. Total quand le 626 Yemenia s'est planté en mer, je n'ai pensé qu'aux morts - nous avons COLLIGNON HUMEURS CÉRÉBRALES

    LE FIS ET VARIA 3

     

     

     

    Roger à l'instant au téléphone, il ne trouve pas ça drôle non plus. Fais gaffe Roger, avec ta grosse barbe t'as plus la gueule d'un Blanc. Je n'arrive toujours pas à décoller. Je reste sur les barbus fusillés à ravers les barreaux ou en course poursuite dans les couloirs de dos ou de face en criant Allah hou akbar comme on gueule Heil Hitler, ou sur les SA massacrés à la mitraillette en pleine gueule de bois juste avant la branlette de 6h 18.

    Ces coulées de sang sur les murs quel gaspillage. Et je n'ai pas de pitié pour les membres du FIS ? (Front Islamiste du Salut). Tiens, à propos de partouze homo, après Oradour, les SS (dont un bon nombre d'Alsaciens – voulez-vous bien vous taire) se sont enculés par paquets dans le fumet de la viande grillée. Je m'en voudrais de finir sans la petite note de gaieté: au XVIe siècle on avait tellement brûlé de sorcières qu'il ne restait plus que les ours à baiser ? Salopes dès le plus jeune âge, halte-là – halte-là – les montagnards – on s'arrête, on s'ankylose les zygomatiques, astiquez vos pavés ça peut resservir, pourvu que je me sois garé du bonc ôté, je me casse j'ai des haricots sur le feu.

    COLLIGNON HUMEURS C É R É B R A L E S 4

    JE M'FOUS D'TOUT 17 03 2042

     

     

     

    Je m'fous d'tout. C'est l'âge. N'atttend pas le nombre des années. La campagne me rase. La présidentielle, s'entend. J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans. Et Turin donc. Ils disent tous la même chose. Avec d'autres gueules, mais la même chose. Sauf JMLP (Le Pen) et PDV (de Villiers) qui tranchent , quelle reluisance...

    La Fontaine ce soir à Tublure de Couillons – Bouillon de culture. Rien Mahfoud, ma meuf enregistre. Il y a les célibataires qu pleurent après leurs fesses et leurs queues, j'm'en fous, j'ai bobone à la maison j'vous dit, même qu'elle n'aura pas préparé la bouffe, j'm'en fous j'ai le frigo plein, non c'est pas ma femme.

    On vient de trucider deux soeurs, sept et deux font neuf, j'm'en fous c'est en Algérie je vis en France mais j'en cause quand même dans le poste faites passez je me colle un voile sur le visage – la honte- non – sa nostalgie.

    Tapez sur l'Église le cadavre bouge encore elle finira bien par crever vouslui faites bien de la pub. Je cracherais bien sur le gouvernement mais j'ai la bouche sèche et je bave du miel pensez à moi pour le renouvellement Secrétaire d'État au Latin dès la Maternelle je commencerais par virer lesconlègues en comparaison Castro est un enfant de chœur, tous ces cons de la Salle des Profs qui m'ont tenu à l'écart 10 ans 120 mois 520 jours à la file parce que je dis MERDE à chaque phrase et TROUDUC et PUTAING CONG aussi même que l'un d'eux aussi m'a dit "Coco, tu seras invité chez moi le jour où il y aura les chiottes au milieu du salon" je suis resté coi comme une vieille nouille, et voilà seulement que je pense à la réponse : T'auras qu'à y faire ton entrée. Joubert, prof d'allemand.

    Bref si que je serais quelqu'un niveau ministère, vice-sous-chef de bureau adjoint-auxiliaire en stage, qu'est-ce que je serais heureux. J'ai bonne mine de gueuler contre le ministre. Se foutre de tout je vous dis. Et je gueule aussi contre la pub à la télé – la publicité vous rend cons, la publicité vous prend pour des cons, c'est du Cavanna, mais si on m'offrait ne serait-ce qu'un minute, entre les putes Panzani et les Tampax cramp shaft incorporated (vilebrequin, pour les ploucs) je te ferais péter l'audimat à moi seul tellement que je suis

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    JE M'FOUS D'TOUT 17 03 2042

     

     

     

    excellent et modeste c'est par où les caméra, projo nom de Dieu encore lui – j'ai bonne mine de râler contre la télé. Je me fais vieux je m'gratte la tête fais gaffe pépé y a ton scalp qui se détache, dis pépé c'est vrai qu'on peut mourir de la grippe, pépé c'est quoi l'incontinence urinaire tourne-toi morveux que je t'explique, j'ai vu mon père pisser dans la cuisine en la prenant pour les chiottes, je l'ai vu tout macchabée tout raide je touche son front v'là les pieds qui bougent droits dans l'alignement – tu nous gonfles on t'a dit "des coups de gueule" c'est pas un sujet ça, on gueule pas contre la mort voilà c'est fait, coucouche pépé papattes en rond c'est l'heure du frigo plein et de bobonne à remplir enfin si peu, ça ira mieux demain Messie Messie dit Jésus – ça se passe en région parisienne, y a un chiraquien qui dit "2 à 3% de Français sont fondamentalement racistes et xénophobes, le reste c'est juste des gens qui craignent la montée de l'immigration et de l'insécurité" le reste c'est 97 à 98% non ? Tiens y fait pas chaud d'un seul coup.

    COLLIGNON HUMEURS CÉRÉBRALES

    J'AI PERDU QUATRE-VINGTS BALLES 6

     

     

     

    Le bourge, c'est un gonze qui débarque en émission contestataire avec sa cravae et qui vous explique toutes les conneries à ne pas faire parce qu'il les a faites lui-même, Le Hussard sur le doigt par exemple. Le découpage, d'autre part, pourrait être autre chose qu'une succession de chocs ? Un mouvement sur la droite en lumière, sur la gauche en sombre. Un passage silencieux, un passage vachement bruyant, on s'attend tellement à être surpris on n'est plus surpris du tout. Et une scène de bagarre, il faut toujours une scène de bagarre coco. Voilà voilà tout de suite, cinq conre un, dix contre un, vingt contre un, toujours vainqueur blessé au bras – et s'il vous plaît, monsieur Rappeneau, les personnages pourraient-ils s'exprimer autrement qu'en crachant de la mitraille et bouger autrement qu'en se lançant tous les membres dans tous les sens comme une fatma sur une grille à gégène ?

    Et toujours, enfermés-libérés, enfermés-libérés. Et toujours la belle gueule de bellâtre du bellâtre Martinez, qui rit quand il ne baise, qui joue de plus en plus mal, qui connaît trois grimaces et qui s'y tient ? Oui, les beaux paysages desAlpes du Sud ; oui,le son omniprésent; oui,la lâcheté des foules, oui, le chat, oui, le toit – comme dans le roman, trop court, la séquence du toit : une femme survient dans l'intrigue, et tout est foutu. Il en fallait bien une pour qu'on la voie nue, se faisant frictionner devant le feu, seul instant d'émotion à 5mn de la fin. Le reste est beau, se laisse voir. Bon, allez-y, c'est mal foutu, comme le roman d'ailleurs, mais on trouve de quoi se rattraper.

    Pour Lancelot, il n'y a rien, rien, rien. Relisez plutôt un vieux Kit Carson ou un vieux Blek le Roc... Donc, n'allez pas voir Lancelot du Lac. Vous vous y feréch. Ça n'a pas le droit de s'appeler Lancelot du Lac. D'abord c'est Richard Gere, avec son nez à dépuceler des gouines. Lutteur de foire, carrément : "Avec qui voulez-vous lutter ? le pédé gominé ou le petit nain jaunâtre avec une grosse queue ?" Ce n'est pas parce que le film est américain qu'il est mauvais. Il y a de bons films américains. Cendrillon. Mais trop con c'est trop con. Leur Lancelot pourrait être n'importe quel dézingueur d'un Moyen Âge de pacotille. Le massacre d'un village, c'est bien peu de chose.

    Si vous voulez voir du vrai massacre, revoyez Conan le Barbare. Ça c'est de la COLLIGNON HUMEURS C É R É B R A L E S 7

    JE M'FOUS D'TOUT 17 03 2042

     

     

     

    tripaille. Et voici la reine Guenièvre. L'air conne et la vue basse. Tête à claques de couverture de magazines. Scène de séduction. Coup d'œil appuyé du mâle quatre cents grammes de bite faut-il vous l'envelopper? ...ça se traîne, ça se traîne ! Rabats ta queue, rabats ta queue, traîne tes couilles par terre mais qu'ils copulent par Hercule qu'ils copulent et qu'ils dégagent la pellicule ! - non : Gueule-de-Con et Tend-la-Fesse marivaudent en gros sabots sous les yeux de cocu de Sean Connery. Le cocu se rend à l'église et s'effondre au pied de l'autel en gueulant Pourkvâââ, pourkvâââ, et Dieu ne lui répond pas même "Pourquoi pas" du haut de la voûte.

    Aucune dignité. Aucun rapport avec le Graal ou la choucroute, boyaux de la tête niveau Américain moyen soit 8 ans cinq mois pas un seul instant de ce qui pourrait ressembler de loin à l'ébauche d'une méditation, j'avais envie de crier Bresson, Bresson ! Moi qui aime le roi Arthur, Markale et Chrétien de Troyes, j'ai perdu 80 balles. Et ça, pour un bourge, c'est terrible.

    COLLIGNON HUMEURS CÉRÉBRALES

    POURQUOI MON DIEU 42 03 31 8

     

     

     

    J'emprunte à Gilles Dreux ce titre de chansonnette vachement métaphysique afin de me mettre au net avec moi-même, de me torcher l'âme.

    Dieu ou pas, pourquoi ceci, pourquoi cela. Pourquoi 200 000 jeunes de plus au chômage cette année, pourquoi vient-on encore jeter à la face des enseignants qu'ils n'ont pas fait leur boulot en lâchant sur le marché, pas celui de Sarajevo, le problème serait vite réglé – des jeunes sans qualifications ? Pourquoi les profs sont-ils cons, sauf moi ? Pourquoi certains élèves se mettent-ils en mode chômage de la 6e à la 3e et viennent-ils ensuite, la bave aux lèvres et la batte de base-ball dans l'autre gueuler à l'ANPE qu'ils n'ont rien appris à l 'école ?

    Pourquoi entendent-ils toujours dire qu'ils sont des personnes à part entière ?

    Suis-je une personne à part entière ? Et ma moitié ?

    Pourquoi se rebiffent-ils dès qu'un prof les traite d'incapable et de tête de mule, et commencent-ils à lui parler de sa mère et des parties génitales de son père ?

    Pourquoi les sales parents ne leur apprennent-ils pas qu'il faut plier l'échine pour écouter le maître, et qu'en plus ça efface les hémorroïdes par frottement répété ?

    Pourquoi ai-je engueulé une bande de branleurs en leur expliqnant que plus tard je paierai la contribution sociale généralisée sur ma feuile de paie, et qu'ils m'auront emmerdé deux fois, une première fois comme cancres et une deuxième comme chômeurs ?

    Pourquoi un si petit pourcentage de CSG sur un bulletin de salaire fait-il une si grosse somme en fin de mois ?

    Pourquoi gagné-je autant ?

    Pourquoi gagné-je si peu ?

    Pourquoi trouve-t-on des instites qui font visiter des musées, qui promènent les enfants dans une forêt, qui leur font voir des CRS pour apprendre le code de la route, au lieu d'apprendre à lire et à écrire ?

    Pourquoi faut-il que l'épanouissement personnel passe par le refus des apprentissages obligatoires ?

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    POURQUOI MON DIEU 42 03 31 9

     

     

     

    Pourquoi je pose des questions de vieux con ?

    Pourquoi cette bête facho tapie dans un coin de mon crâne, et qui ne demande qu'à se réveiller dans ses pustules ?

    Pourquoi ai-je claqué vigoureusement un élève qui m'avait accusé de ne pas faire mon boulot alors que lui-même n'avait pas dépassé les 3 de moyenne et refusait systématiquement de rendre les devoirs ?

    Pourquoi on appelle ça "un devoir" ?

    Pourquoi devrais-je me remettre en cause à dix ans de la retraite ?

    Vais-je devenir excellent ou minable ?

    Pourquoi les réformes de l'enseignement ne s'attaquent-elles jamais aux problèmes fondamentaux au lieu de se pencher sur des histoires de structure ou de programmes ?

    Pourquoi lesdites réformes de l'enseignement me semblent-elles aussi efficaces qu'une réforme de l'administration des pharmacies pour lutter contre le sida ?

    Pourquoi la seule chose primordiale n'est-elle jamais évoquée, à savoir la façon dont les profs s'adressent aux élèves ?

    Pourquoi n'apprend-on nulle part aux profs à n'être ni rasoirs, ni agressifs, ni stressés, ni copains ?

    Pourquoi dès qu'on est un prof qui sort un peu de l'ordinaire peau de vache se retrouve-t-on automatiquement avec l'administration et ces chiens de parents d'élèvers sur le dos ? et pourquoi les profs sont-ils toujours si susceptibles, si persuadés que le con, c'est l'autre ?

    Pourquoi tous ces gosses en face de moi ?

    Je crois en Bayrou, Ministre non éternel, grand dispensateur des payes, et en mon cul, son fils unique, notre Sauveur, qui est né de sa mère sur la table de la cuisine, a souffert sour le Directeur, a été crucifié par la tête, est mort, a été enseveli sous le Lexomil, est descendu aux breneuses limbes du plus grand Doute, est ressuscité après dix-sept mois de sieste, est remonté couvert de gloire et de glaire à la droite du Chef d'où il reviendra à la fin des temps pour séparer les cancres et les ingénieurs au chômage.

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    POURQUOI MON DIEU 42 03 31 10

     

     

     

    Je crois en la Sainte Éducation Nationale, une, sainte et apostolique, en la communion des cons, à la rémission des mains sous les slips, et j'attends la résurrection de ma Foi.

    Cœur sacré de Voltaire, priez pour nous.

    Sainte Céline, priez pour nous.

    Fesses et langues sacrées de Proust et Genet, priez pour nous.

    Bismillah er-rahman er-rachîd, amîn.

    COLLIGNON HUMEURS CÉRÉBRALES

    ARS GERBANDI NAGUI 42 04 07 11

     

     

     

    L'autre jour je me suis sali en regardant la télé.

    Il ne suffit pas de dire que la télé c'est con, il faut encore y aller pour le croire.

    À ma très grande honte et salissure j'ai suivi l'émission (ça, une émission?) de Nagui, N'oubliez pas votre brosse à dents. Je savais très bien que ma revue favorite de télévision, catho réac, Télérama pour ne pas la nommer, ne faisait que répéter (à présent de guerre lasse elle ne répète même plus, elle se contente d'annoncer, puisqu'il faut bien le faire : "N'oubliez pas votre brosse à dents. Jeu. Présentation Nagui") – de répéter jadis dis-je "N'y allez pas, c'est crétin, ça fait vomir, ça rabaisse la dignité humaine", bon je me suis dit c'est de la morale de curé, passons outre et voyons.

    Et j'ai vu.

    J'ai vu une bonne femme se mettre à poil devant la caméra dans une partie de strip-poker (et ça allait vite :la barrette et les chaussures étaient comptées comme "accessoires" et non comme "vêtements") – pour gagner une maison, "vous avez bien entendu madame, parfaitement, une maison, alors il ne s'agit pas de plaisanter, vous allez vous mettre à poil, parfaitement" – elle s'est retrouvée en soutif elle a eu de la veine, le public scandait en bavant "la jupe, la jupe".

    Elle a gagné sa petite baraque.

    Je suis un vieux puritain moraliste, mais ça s'appelle de la prostitution.

    "Oh mec arrête, on peut plus rigoler !

    - Je répète : de la prostitution.

    Deuxième jeu.

    On fait venir un type sur le plateau. Il veut gagner de l'argent ? Soit. Une scène tournante amène devant les spectateurs sa propre bagnole, piquée à son insu dans son garage. Il doit à présent répondre à des questions culturelles – il y a un prétexte culturel ! - et à chaque mauvaise réponse – le mec parfaitement affolé répond au hasard - un technicien – ça doit s'appeler comme ça, non ? - lui démolit une partie de sa voiture avec une masse : le pare-brise, puis les phares, puis les ailes, alouette, la portière et le toit.Le glorieux animateur, COLLIGNON HUMEURS CÉRÉBRALES

    ARS GERBANDI NAGUI 42 04 07 11

     

     

     

    Nagui donc, réfrène les ardeurs démolisseuses de son acolyte, parce que tout de même on va la lui réparer, sa bagnole qu'est-ce que vous croyez on n'est pas des barbares, pour les conneries il y en aura toujours, du pognon. D'accord, on n'est pas des barbares. Mais la barbarie consiste à filmer dans l'assistance à son insu la pauvre sœur de l'interrogé, et de la voir presque chialer à voir le véhicule de son frangin massacré à la masse sous ses yeux, pendant que le public se marre sadiquement.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • HAINES ENCLOSES

    COLLIGNON HARDT VANDEKEEN

    HAINES ENCLOSES

     

     

     

    AVANT-PROPOS

    Le vieil Adam, agenouillé de dos, pleure au fond de sa caverne. Son torse est nu, ses cheveux blancs sur les épaules. Il jette les bras au travers d'un brancard à même le sol. Je suis celui qui gis, pleuré par mon père, jambes brisées.

    Eve assise sur une pierre mâche indéfiniment du filament de viande. Elle parle à son maître à travers ses mâchoires serrées. Ils ont brisé les membres de ton fils. Ils nous ont relégués sous la voûte. Tel est le sort des traîtres.

    De mon brancard j'invoque le secours de l'Ange : « Gabriel délivre-moi d'eux, qui m'ont fait tant de mal.

        • Je te purifierai dit Gabriel.

          Depuis longtemps Caïn mon frère nous abandonna pour mesurer la face du monde – et l'ange nous mena au voisinage du désert de sel nommé Dasht-i-Kévir. Partis chercher de l'eau dans cette immensité, Adam ni Eve ne reparurent jamais ; je n'éprouvai ni haine ni remords. Gabriel qui sans cesse volait au-dessus de ma tête me dit :qu'ils seraient refondus au brasier pour de nouvelles incarnations.

    « Ta faute désormais » ajouta-t-il « pourra s'expier. Faute immense assurément, mais non plus péché ; tu ne sentiras plus au ventre cette morsure dégradante.  Relève-toi. » Je fus guéro, et l'ange fit sur mon front une onction de salive, de la largeur d'un pouce, et je fus transporté. Où étais-je ? L' Archange répondit : « A Tanger. Tu trouveras là-bas la Liberté, que les Grecs appellent Elefthéria. » Quand je me suis éveillé, les hommes sont venus m'arrêter.

     

    FIN DE L'AVANT-PROPOS

     

     

     

     

     

     

     

     

    CHAPITRE UN – LE CANCER DE LA GORGE

    Ils m'ont enfermé sous la terre. Le monde autour de moi. Kragen me hait profondément. Je ne puis le supporter cet homme que séparé de lui par une planche horizontale – l'échiquier. Häszlich signifie à la fois « laid » et « haïssable » ; ce sont les enfants qui assimilent le moche et le méchant – je suis un enfant allemand, ich bin ein deutsches Kind, depuis plus de cinquante ans. Quelques mots sur Kragen : il est grand, même assis, dans notre cellule. Son âge est le mien, il meurt lentement, mais survit, un trou au creux de la gorge : le souffle va et vient, la cicatrice autour de la canule palpite rouge et gris, sous l'ampoule disciplinaire et nue. C'est par ce trou qu'il renvoie la fumée que ses lèvres rongées, au-dessus du col, aspirent.

    Nous partageons la même pièce souterraine ; jadis notre patrie fut asservie par une race supérieure : ce peuple bien bâti, nous lui vouons une haine séculaire. C'est lui qui nous contraint à l'enfouissement. Et je n'ai rien commis, que de naître. « Mon temps, dit Kragen, est compté. » L'orifice respiratoire empeste l'iode et le goudron. Le sang. Kragen tire sur ses maïs aux embouts cartonnés, entre le pouce et l'index, et projette la main devant soi, d'un geste exaspéré ; la fumée lui sort par la bouche et le cou. De mon côté le mur souterrain reste nu – mon lit tout plat, ce bout de miroir au-dessus, la carte du Wisconsin. De son côté une profusion de petits meubles noirs, contournés, d'usage indécis, parmi lesquels titube sa carcasse cancéreuse.

    « Je dois choisir mon successeur » dit-il, je réponds « Tu as fait ton temps. » Il règne ici un manque total d'aération. Si j'étais autorisé à sortir, là-haut, en surface, je rapporterais de l'air, entre les plis de mes habits, entre mes paumes rapprochées qu'il viendrait laper.

    Permission

    Prochainement, je verrai le jour.

    Je tourne et retourne dans ma main le bristol d'invitation.

    INVITATION AU JOUR

    Qui peut dire ce qu'il en est d'un homme, et des pensées que vous levez en lui ?

    J'ai plu à Daniel Tag, le chef. Qui me convie très vite à sa table, « en vue d'adoption distinctive ». « Adoption » ? ...Deviendrais-je Présentateur ? Dissimulons... Kragen me voit... Je hume à grands traits l'odeur du bristol : un estuaire à marée basse – et sur l'imprimé, le secrétaire ou un enfant a gravé le carton d'un profond sillon de stylo bille. Kragen tousse. Le progrès de son mal entrave sa

    parole ; il m'accorde à présent de changer moi-même sa gaze. Je me retire ensuite, sous monpetit bout de miroir. Il n'existe pas le moindre Bordel dans ce royaume souterrain – où je me rendrais fréquemment, si j'avais l'argent : ce sont les seules relations que j'imagine avec les femmes – car mes passions vont aux hommes, seulement, jamais je ne m'y plierais. Croyant, mais non pratiquant.

    Je ne suis pas seul de cette espèce. Sans presque voir le soleil. L'invitation précise : Midi douze, aux Voiles. Ils sont venus me chercher. Kragen ne m'a pas regardé. Mes yeux n'ont pas été bandés. Je suis monté en surface par les voies naturelles. Parvenu sur le sable, humant à pleins poumons les effluves de la Seine - au loin passaient les voiles régatières – j'ai senti l'iode et la vase. Daniel Tag m'attendait : une longue table ovale ornée de têtes inconnues, vue par la véranda sur le Fleuve, auquel ma place réservée tourne le dos. Je résister à l'enivrement - ce grand air de vase et de vent ne dilue pas ma haine. Daniel Tag se lève à gauche en fond de table : « Par loi de succession, je vous demande d'accepter » - ici mon nom – je me lève et m'incline, ils me regardent tous en parlant d'autre chose. Daniel Tag poursuit d'un ton monocorde et nasal, j'entends « mérites », « Kragen », « état de santé ». S'il ne m'aime pas ce sera plus facile. Me rasseyant j'entends nommer juste à côté de moi Jérémie qui boit sa bière avec de gros yeux bruns et du ventre ; je ne suis plus sensible aux charmes des femmes, qui s'en croient toutes. J'éprouve une apaisante absence d'espoir. Une si éternelle jeunesse de l'homme, ce poids que nous acquérons tous lorsque la Mort à nous s'adosse : voilà comme il faut aime ; dans cette bouffée d'amour Dieu merci sans retour je trouverai prétexte à refonder ma vie, mon souffle, afin que de ma tête aveugle je refende les flots de mes haines. Tout au long de ce repas de fruits de mer je me suis efforcé de me mouvoir avec naturel, absorbant ce léger blanc d'huîtres sur la vase de l'air, mais à mon désespoir trop vite s'échappe mon corps et ma rapide ivresse attire l'attention de tous : mes amours sont malheureuses.

    Quelques bouffonneries radiophoniques m'auront sans doute acquis les faveurs de Daniel Tag. Sourire étiré de requin. Le miroir mural me renvoie les convives au fond du tain bruni, ballons flottants agitant les mâchoires et parlant – je m'arrange toujours, sous terre ou en surface, pour trouver, vis-à-vis, un miroir . A côté de Jérémie, je me laisse couler dans mes creux confortables, et je pousse en secret de petits cris de chien - progrès indéniables : j'étais naguère infiniment plus niais devant l'amour ; Jérémie tourne vers moi vitreux comme ceux des lions lorsqu'ils ont sailli, sa respiration est forte. Devant lui les canettes vides se tapissent à mesure demousse et de salive. J'oublie qu'aujourd'hui le Clan me reçoit, qu'il s'agit de ma seule et dernière chance – tandis que je m'épuise à gagner les yeux seuls de mon protecteur - sitôt dégrisé je devrai retourner à mes haines. Devant moi les huîtres que je gobe font de dérisoires pyramides. Boire encore. Le rythme de mon sang se brouille. Perceptions. Sentiments. Le véhicule qui passé le repas m'entraîne en ville emporte dans mon ivresse la résolution de ne rien attendre. En bas, sous la terre, nous ne connaissons pas les femmes ; c'est un trou permanent au creux de la poitrine - les femmes nous foutent à la porte, voilà – le dire comme ça.

    Daniel Tag pilote. Les Hommes de Surface et moi pénétrons dans les entrailles d'un immeuble. Un couloir sombre où donnent des portes opaques, étroites, cirées. Nous nous suivons à touche-touche sous les veilleuses. Tag, cheveux tirés laqués, pèse sur un bec-de-cane en bois. La réunion dans la pénombre tourne à la beuverie. Certains se déshabillent. Je m'en vais. Je suis arrêté.

     

    X

    Je suis conduit au troisième niveau d'un bâtiment de métal vert, au bas duquel règne et conspire Pomarès, portier, cerbère, œil torve et vitreux. Peau bilieuse : cancer de l'estomac. A présent prisonnier sur terre, prisonnier sous terre - non pas combat, mais condition. La ville s'appelle T. Le corridor d'entrée s'ouvre sur la rue par un vantail battant, vitré, vibrant sous le Vent d'Est : sept jours de file, à vos tempes, l'été, sans relâche, cette infinie tension métallique - le sirocco prend le relais à grandes charrois de sable roux. Les jours sans vent sont un four. Cent mètres de la mer et c'est le four. Sous le vantail battant mal appliqué le moindre souffle houle repoussant puis relâchant sans trêve au ras du sol les volants de caoutchouc dans lequel s'incruste le sable crissant, quand il ne file pas s'amonceler en tourbillons mourants jusqu'aux angles du fond.

    Le mur de gauche où s'ouvre l'accès aux cages supporte une longue rangée de boîtes aux lettres, paupières basses, bouches abandonnées ; celui de droite est plaqué de miroirs biseautés qu'écartèlent de gros clous plaqués or. Le bras qui pousse le battant interne déclenche une seconde grande aspiration qui suce l'âme. L'immeuble a pour non Baalbek ce qui me terrorise un bref instant mais les gardes impatients me tirent vers le haut ; la seule fraîcheur, le seul répit remontent avec nous l'escalier, aux lourds montants de fer engagés sur cinq étages dans la céramique. La cage d'escalier présente des marches à carreaux blancs et vert pâle. Une porte cirée haute et mince s'entrouvre à l'entresol : « Tes gardiens, les Drüften ». Deux vieux Flamands, homme et femme, tous deux très laids tout couturés de longues rides, au fond desquelles vrillent quatre petits yeux gélatineux. Le couple cache mal derrière soi ses meubles bas et bon marché ; sur le sol de cuisine règne une superposition de journaux pisseux où se prélassent d'affreux chiens. Ils me flairent et se recouchent ; relent tenace et contre-jour. Lèvres avalées devinées de l'homme, lunettes rondes de l'épouse et nez luisant. Troisième gauche. Nous montons tous : mes deux gardes et moi, les Drüften en croupe.

    L'escalier blesse les yeux de son éclat, à deux volées inverses par étage. Les paliers intermédiaires exhibent la même porte étroite où l'on accède l'aile opposée. Parvenu d'une cellule souterraine à cette autre, en hauteur, je découvre mon codétenu, trapu, le front bas, le poil roux : Dorimon. Sa voix est rauque. Seul avec Kragen en bas, seul ici. Deux gorges rêches, deux haines sans écran, ce rouquin, sournois, les lèvres au rasoir, l'œil glauque et vitreux, par-dessous : je gagne au change. D'ici trente ans je le découvrirai quoi qu'il advienne, dehors, indépendant, la paupière battante et l'échine voûtée dans l'embrasure de sa porte, et je ne le reconnaîtrai.

    Tant d'années lui auront plaqué, dartré le crâne, il sera veuf, entre deux internements d'office. A présent, ce jour de décembre 52, Dorn ou Dorimon m'accueille en maugréant, à reculons pour me laisser entrer, poussant de brefs grognements de gorge : « Bienvenue ». Nous occuperons lui et moi deux pièces de part et d'autre d'un corridor au fond duquel s'ouvre la salle de bain. La première nuit je pose sur le sol un matelas, un drap : « Tout sera prêt chez vous, mettons – demain. » Les gardes s'en vont. Dorn ou Dorimon baisse la tête en se frottant les mains : «  ¡Feliz Navidad ! Je parle espagnol, allemand, français. » Sur le coup de minuit, les Ibériques descendent en masse dans les rues, pour la dernière fois avant l'exil.

    Une sirène couvre tout Tanger, tandis que la Casbah reste obscure : mon récit n'en fera plus mention. A minuit, trois chapelles perdues dans la ville européenne recueillent une poignée de vieillards perclus des deux sexes, et la population profane, gorgée de victuailles, déferle Cours de France, au croisement de notre rue. Tout le restant de la journée, tout le soir, je les avais passés dormant, à même le matelas. Et le soir même, penchés aux fenêtres, nous avions vu défiler sous nos yeux le monde libre, ivre, soutenant à deux frères leur cadette de quinze ans hurlant et vomissant, et lorsque tous les Andalous se durent renfermés, la tempête éclata.

    Dans leurs caissons de bois, nos stores claquent à s'arracher - le vent figurant le cri étranglé continu d'une femme en couches, et l'anémomètre bloqué à 220 kmh. Il y eut des inondations. Des gens moururent qui n'auraient pas dû, persifla Drüften : «S'obstiner à construire à côté du fleuve ! on le leur dit pourtant ! » Sifflement strident des martinets tout le lendemain. Plus jamais je ne revis la foule de Navidad Cinquanta y Ocho. Tous les Andalous s'enfuirent et ne revinrent plus. Lorsque j'enroulai nos stores à l'aube, j'aperçus vis-à-vis, barrant tout, le mur ocre rouge d'un vaste immeuble, fendu par quantité de meurtrières étroitement vitrées. .

     

    X

     

    Quelques jours s'écoulant révélèrent, ici comme en bas, l'impossibilité où je suis à présent de relater nos existences prisonnières : activité nulle, société nulle. Je ne communique ni ne parle. J'ignore à quel nombre mon peuple se monte, soupçonnant les autorités et gardiens de s'être ligués pour nous laisser dans l'ignorance de nos forces.

     

    X

     

    Cependant, loin dessous :

    Profondément gît toujours l'ancien codétenu Kragen, compagnon dans l'agonie. Ceux de l'Ingonnen, ceux de l'Autorité, n'acceptent l'amitié que si l'un des deux meurt. Les femmes ici n'ont ni lieu ni place, nul accès ; ce sont aux carrefours d'éphémères contacts de pénombres – chuchotements d'humains gardés. Kragen mort – à supposer qu'il meure – je craindrai à mon retour l'imposition d'un compagnon trop jeune – ce qui signifierait « C'est bientôt à toi de partir » et l'on m'inhumera plus loin, plus profond, enterré deux fois .

    X

     

    Sous terre encore :

    La condition, la qualité de prisonnier sous terre développe comme chez l'aveugle une lucidité, l'acquiescement. Est ce qui doit être. Es muß sein. Pas de tricherie. Le soubassement. Toi

    qui sors à présent par les rues, dans le vent, toi qui remets à Jérémie-Aimé la maquette de tes ondes sur indication et recommandations de Daniel Tag, n'oublie pas. « Une bande enregistrée de « Lumières, Lumières » - ma référence. Qui m'aura coûté tant d'efforts, j'y aurai tant et tant travaillé - qu'à présent je n'y tiens plus. Kragen l'apprend, il en conçoit de la jalousie : « Devras-tu remonter en Surface ? » Quelques mots encore sur Kragen : il occupait parmi son peuple de faux-jour la fonction si enviée de propagateur, dans un studio aménagé, Unterirdische Rundfunk, la Radio Souterraine ; cette pièce enterrée de métal transmet la voix de notre peuple.

    C'est pour moi de la part d'Ingonnen une faveur insigne, malgré la censure. De 16 à 20h.

    Le peuple souterrain

    Je suis redescendu revivre chez les mien, et je comprends pourquoi chacun s'imagine seul, privé de toute possibilité de communication, comme les chiens enclos dans les jardins de maitres – ils se répondent cependant de loin en loin par-dessus les haies vives, par leurs salves d'abois désespérés ; le seul espoir de tous ici est de se concilier les bonnes grâces d'un humain. En vérité, nous ressemblons à ces races maudites domestiques vivant et ne survivant que dans l'attente et l'adoration ; ainsi les chats ne peuvent-ils supporter le moindre contact avec ceux de leur race : ils les griffent et les pourchassent.

    Jalousie de Kragen

    Je suis nommé nouveau propagateur au fond des terres et j' aboierai dans le micro de mousse noire. Nul ne répond jamais à l'animateur. Aux chiens fichés en laisse tenues par les chefs d'En-Haut, loin par-dessus nos échines osseuses (Daniel Tag). J'accompagne Kragen dans le studio. Il maintient sur son cou son carré de gaze, et les couloirs sont pleins troupe : «Passez. » L'antichambre d'abord aux murs garnis d'affiches, dont la femme accroupie nue de dos devant le Christ en croix ; au micro je dis touche pas à mon sexe, les techniciens rient.

    Le lendemain soir je diffuse ma première émission.

    Pourquoi je suis entré en bonnes grâces : retour à l'avant-veille, en-surface 

    Jérémie habite à T. une loge désaffectée ; par devant s'étend l'herbe sale, sous de grands arbres souffreteux, parc négligé depuis les guerres. Pour lui j'escalade le portail de fer, je passe le contrôle dans un bâtiment trapu, éclairé de petits points vifs, « La Salamandre ». Jérémie n'aime pas les hommes ; chez Daniel Tag parmi les ombres, avant le passage à la baise en groupe, je n'ai pas vu trace de lui. Jérémie-Aimé loge avec sa femme en guenilles et sa fille de cinq ans : nous n'avons pas, sous terre, de télévision. Jérémie la regarde : trois-zéro, mi-temps. Il me passe une bière en boîte - « Pose ça  là, sur la table » - c'est mon enregistrement sur les serviettes au jaune d'œuf. Jérémie me regarde, bovin, ivre. Je sens sur ma peau ces plaques mauves qui passent au blanc par fortes contrariétés ; le reste de mon visage se couvre de duvet, le sang monte à mes joues.

     

    Sous terre Kragen et moi formons un saisissant contraste (il pense à d'autres choses). Il m'a choisi pour compagnon parce que mes yeux sont rouges et mes paupières vulnérables. A son insu souvent je m'examine : ma gueule. On nous relègue sous un coin de terre, comme des morts pour ceux d'en haut - « ce que je ne crois pas dit Kragen ; les mots que tu lis devant ton micro portent chacun deux sens : le premier pour les maîtres qui meurent un jour, et seront expulsés ; et l'autre sens, que nous seuls comprenons. » Je comprends que je suis sacré, mais c'est malgré moi. 

     

    Beuveries et pétards

    A minuit la sirène en surface déploie ses ailes veloutées. Les trompes rauques du port braillent en répons aux klaxons éraillés, continus, sans répit, de la ville. Mon compagnon me dit qu' « entassés sur les parkings, les Espagnols attendent minuit pile et tout d'un coup déboulent Cours de France. » Des farandoles de soûlards déferlent de part et d'autre en hurlant ; du rez-de-chaussée tendant le cou nous voyons défiler de profil en bout de rue la bacchanale vineuse. Notre gardien sarcomateux nous souffle dans le cou en traînant ses pantoufles et mâchant ses moustaches. Il se laisse tomber sur sa chaise paillée : « Si vous passez le coan de la roue, dit-il, jé vous descends. » Il tient sur ses genoux son PM de démobilisé franquiste.

    Nous progressons jusqu'à l'angle pour contempler de bout en bout le Gran Paseo de Navidad. Nous n'éprouvons aucune crainte, car si nous plongeons d'un coup dans la foule, Pomarès ne pourra tirer. Dorimon me dit : « Méfie-toi. Il est con. Il le ferait. »

    (Rappel : Kragen est mon codétenu d'en bas ; Dorimon, celui d'en haut. J'alterne. Vous suivez ?)

     

    Noche de Navidad

    Je revois les femmes accourant des deux bouts du Cours de France, agitant avec frénésie des arceaux de fleurs sur leurs têtes, bras nus, complètement bourrées dit Dorimon. Au milieu des danses ronfletafond les De Soto, les Ibarretas. Les machos borrachos passent le corps jusqu'aux couilles par les vitres, arrachent les roses en s'écorchant le front, claquent le cul des moukères qui les traitent de cocus et de maricones. Cavalcades hurlantes, imbibées, pétards, éjaculations de Campo Lasierpe à la régalade, les hommes sastiquent la zambomba, calebasse trouée d'un bout de bambou qu'on branle à plein poignet, qui grince jusqu'aux dents.

    C'est le seul soir où Dorimon rigole de l'année. Je revois cette grosse pucelle vomissante sur sa robe à volants, raînée, portée par ses frères qui la soulèvent par-dessus chaque massif de fuchsias - « Ce ne sont pas ses frères ! - Tienes razón ! dit Dorimon – deux détonation sur nos têtes ¡Pomarès !...¡ Pomarès ! - T'es fou je dis - nous regagnons nos places en bord de foule, les mains dans le dos comme deux braves types qu'auraient jamais profité de l'occase, la jeune dégueulante a disparu, la folie rompt les chaînese, l'air est très doux puis le vent souffle et les femmes pour une fois dit Dorimon rabattent les jupes, les bourrasques forcissent, nous humons trois quarts d'heure les farandoles bestiales des exilés qui soudain se débandent, le vent cette fois rabat les robes sur les têtes, bites et foule refluent l'orage éclate sur les plus tardifs.

    Dorimon et moi, certains d'une prompte retraite (la cellule au troisième, derrière) sommes demeurés pour tout observer : les derniers clowns, parmi les confettis, pourchassent leurs cônes de tête sous les coups de vent. « On rentre ! » crie Pomarès de sa chaise, au pied de l'immeuble ; le cerbère se met debout, tape au sol ses terribles pantoufles et tire son siège par le dossier, PM sous l'aisselle. Nous escorte par l'escalier jusqu'aux Drüften, homme et femme, qui nous remettent nos clés : « On vous a fait confiance ! - Allez chier, répond Dorimon - puis, à voix basse : que ce vieux con de Pomarès n'est plus  foutu de quitter son pas de loge. « Mais il est malade », ai-je répliqué, « verdâtre ! il va mourir !

    « Pour sûr », dit mon codétenu - franchissant les derniers degrés, je le reluque de travers : bien des années plus tard, j'en ai la vision soudaine, cet homme engloutira bière sur bière en compagnie de son épouse Elisabeth que je ne connais pas, destinée à crever d'un cancer au cervau CASUS INOPERABILIS de la taille d'une orange et l'éblouissement s'en va, derrière nous la porte se referme à double tour, tandis que le Vent d'est (trois jours, sept ou neuf) secoue déjà les stores pris dans leurs caissons comme des morts épileptiques - Dorimon se fourre au lit, je reste contre les carreaux, les cartons volent avec les tôles en pleine nuit sous les réverbères aveugles ; sur une borne dans les bourrasques deux clebs copulent en titubant, je me couche sur le duvet de sol, honteux de bander.

    Mon codétenu se tourne en geignant sur sa couche et je descends les stores dont la manivelle rue à me briser le poing ; les lattes libérées tour après tour branlent dans leurs glissières avec un vacarme croissant, ça bat, ça hurle - ta gueule je dors vocifère le Veuf qui ronfle, et le vent se fait immense - je vois d'avance Dorimon, Elisabeth, roulant sur les canettes et vomissant l'alcool - je me suis relevé dans le noir. Le lendemain dans le ciel dégagé les martinets sifflent toujours en battant des ailes dans les coffres à stores, ils rebâtissent leurs nids. Nous avons appris que les cuillères d'anémomètres s'étaient bloquées à 235 kmh, 45 habitants de Soukh-Oumar ont disparu dans l'oued - « On le leur dit, pourtant que c'est inconstructible ! on les aura prévenus c'est bien fait pour leurs gueules. »

     

    Sous terre : éléments de réponses

    Dans l'antichambre souterraine où je demeure prisonnier, j'observe au mur le poster mal collé, rayé noir et blanc par le store. Je distingue Madeleine agenouillée de dos devant le Christ en croix ; Jésus dans un rais de lumière lève au ciel un visage figé de plaisir – je reconnais le nez saillant, les pommettes et les coins tombants de la bouche, et Sa hauteur en entrant dans la mort. Quand j'ai fait mon entrée dans la salle aux micros, ils m'ont lâché Liz dans les pattes comme un chien –sans Liz la radio s'enLiz – laide, encombrante, inefficace. Je suis un bouffon toléré. « Reste vivant » me dit mon introducteur main pressée sur la gaze, «inspire lentement, accède au monde » - Kragen tousse - je n'aime pas à mon micro l'humour que je fais.

     

    T. (Maroc), sur terre

    Les deux Drüften assermentés de surface nous apportent le Plateau Captifs. Cela se mange ; ils ont tous deux passé l'homme la vareuse de gnome à bonnet de mineur, la femme la superposition des jupes. Monsieur a peint ses lèvres en rouge et se dandine, les rides colmatées de plâtre cosmétique, et j'entends en contrebas, contre la porte en bois, les clabaudements de chiens prisonniers. Pour flatter le Vieux nous l'insultons « vieille tante, charogne», et sans répit dans le coffre à stores les martinets s'envolent et reviennent en sifflant, assourdissants.

     

    Kragen et moi

    C'est face au néant que l'homme éprouve au plus fort sa puissance. Kragen me somme de répondre en me passant sous la torche murale, par-dessus le bar, de petits messages froissés ; il ne peut plus s'exprimer autement, sa gaze autour du cou s'imprègne de bave ocrée : « Définis-moi littérature, dimension littéraire » - ces mots que j'ai toujours aux lèvres. Je réponds qu' « [il est] trop proche de la mort pour savoir. - Tu es facile » répond-il, « facile ». Une quinte le secoue, la gaze mousse, un filet de sang le balafre. Cultive ta haine écrit-il, sauve l'homme. Je pense à Jérémie, grâce à qui j'ouvre mes micros, lançant ma voix dans l'infini des galeries ; mon maître a toute licence d'aller et venir du sol au sous-sol par ce monte-charge des mondes, sur la Terre et sous Terre. En haut sont les chefs de l'Ingonnen, en bas les Enfers - Inferi, Inférieurs.

    Jérémie si je m'adresse aux détenus d'en bas passe à pied dans mon dos sur les tapis sans me voir. Lui qui vit à demeure en atmosphère ventilée, avec des femmes en chair qui font des enfants et pochent de vrais œufs ; malaisé de lier connaissance. Dans ma cellule à l'insu de Kragen je me vois au miroir mural : très sale gueule. Kragen se tourne sur son bat-flanc : « Qui hais-tu ? - je pense donc je hais. Il écrit «amour, bâtardise, anecdote et fromage» ; il écrit sous l'ampoule nue, appuie sur le crayon, déchire du papier, passe les feuilles une à une sur le bord de pierre, « le bar » : Sauve-toi seul au moins. Je ne te parle pas de femmes. En effet Kragen ; ne me parle pas de femmes. Je suis très timide mon ami. Tu es plus atteint que moi. Je relis tes mots raturés.

    Tu soulignes, comme on barre.

    T(ANGER) – PRISONNIERS D'EN HAUT – ME RECEVEZ-VOUS ?

    PROGRAMME :

    Beethoven ; le violoniste sans talent ; quartier des femmes, la mère de Christian Labotte, « Et t'aimer follement », l'Américaine et son boy-friend : « Elle rase » - Grande et Petite Babette ; Dorimon m'enseigne quelque chose et moi le Cartodep, Jeu de Société.

     

    Nous vivons Dorimon et moi des semaines de pluie d'hiver. Plus de sortie même en laisse (Drüften Mijnheer och Madame, Señor Pomarès y ametralladora). Notre rue, Balzac, large impasse, n'a que deux immeubles : nous et le bâtiment rouge en face, vue de dos (briques sans grâce, bouchant la vue, fenestrons décalés par étage en quinconces, meurtrière par où je vois le vieux qui joue du violon sans fin ni talent – c'est un bien patient professeur qui vient deux fois par semaine, pièce nue, pupitre au centre. De chez moi je guette d'en haut, passants poussés par les averses, rasant le cul d'immeuble - pas d'entrée - deux autres chiens qui s'accouplent, peut-être les mêmes.

    Crépuscule et masturbation. Deux humains baisent sur une borne, vite, pour de l'argent. « Pourquoi es-tu taulard ? - A ton avis ? » Je n'en ai pas. Je connais son avenir. C'est une grâce qui m'est advenue. Ce sera dès la mort de sa femme. Je ne l'explique pas. Il ne la connaît pas encore. Dorimon passera par l'asile. Chez les fous près de Gap. Inutile que j'en parle. Que je lui révèle. Mes visions plus précises de nuit en nuit. « Pourquoi regardes-tu toujours en bas dans la rue ? il n'y a rien à voir. » En me penchant, à gauche, j'aperçois la lisière du terrain vague et de la ville, où s'achève notre rue Balzac. Dorimon me déplie des projets d'urbanisation, les rues en pointillés déjà baptisées : des crêtes poussiéreuses pour l'instant parcourues par les ânes, entre les fondations carrées qui se remblaient pluie après pluie. « L'argent manque » dit-il (d'après les journaux fournis avec la soupe : Echos de Tanger – pour moi Les Nouvelles d'Alger ; il s'étonne parfois de mon ignorance : « Je suis enfermé Dorimon, sous la terre comme ici. » Il ne répond pas.)

    Un gosse à poil au crâne ras monte au galop le talus raide, une pierre acérée frôle sa tempe à une ligne de la mort – il détale en sanglotant - « Comment es-tu venu ici ? » - j'esquive ; à vrai dire nul ne sait pourquoi on l'enferme.

    Quand Dorimon ne lit pas Les Echos il se muscle ; se coince un Bullworker à coulisse dans l'épigastre et pompe d'en bas sur l'angle supérieur du chambranle. Puis sur le ventre. Il transpire. Me tend l'appareil, je décline. Je lui enseigne un jeu de société de mon cru : le Cartodep ; une carte de France départementale, 52 cartes, deux dés. But du jeu : s'étant chacun approprié un bout de territoire intitulé département, cerner celui de son adversaire en annexant, par une série de coups de dés, les départements limitrophes, jusqu'à étranglement total, sans oublier de se préserver des attaques de l'adversaire. Avantageux : la Côte-d'Or, la Dordogne, sept départements limitrophes. Dangereux - le Finistère : bloqué le Morbihan, bloquées les Côtes-du-Nord, Quimper asphyxié capitule.

    Nulles hostilités par voie de mer ne seront envisagées.

    Pas de secours de l'étranger.

    Moi j'aime bien les guerres civiles.

    Le « go » c' est la même chose. Mais sans la guerre.

    Par la meurtrière en face sur trois rangs, percées dans le cul de l'immeuble en briques – par l'une d'elles sans rideau – toujours le même spectacle. Situation :

    « Un petit homme ordinaire dans sa pièce nue joue du violon debout deux fois par semaine devant son pupitre, près du même professeur immense, blond et patient, reprend sans cesse les mêmes mesures. Nous n'entendons rien d'ici. Obstination, lassitude et résignation : les efforts de l'élève restent. La leçon terminée, les deux hommes s'en vont ; la pièce reste, sans autre meuble que le pupitre en cuivre sur le parquet brun.

    Ma chambre donne sur la cour fermée de trois côtés ; le quatrième, par-dessus le mur, sur un terrain vague, poussière et chardons, et si je penche cette fois la tête vers la gauche (balcons verts, volets clos) j'aperçois en oblique les fenêtres de Vrouw en Mijnheer Drüften, nos sénilesgardiens. Et leurs trois chiens demeurent silencieux.

     

    X

     

    Rapport courant sur nos incarcérés de Dessous-Terre

    Daniel Tag (rappel : chef, cheveux blonds plaqués, lunettes métallliques) : parle de communication ; de concorde. Je hurle au micro, vu de dos par la vitre intérieure. Je chante. Liz mon auxiliaire,

    piquante et haïssable, ne me hait point pourtant. Juste sa sale gueule, c'est tout.

    L'émission de ce jour portera sur Biély, auteur de « Petersbourg »: « Une œuvre « fulgurante », «décalée», « toute en haine rentrée », « boursouflée d'incessants calembours » - Liz dans mon dos, abat les lourdes tâches imposées par le chef. Sans Liz, la radio s'enLiz – mon slogan paraît-il n'a pas plu.

     

    X

     

    Retour en surface. Matinée de soleil, tous les matins soleil. Nous sommes secoués de cuivres par les fortissimi du Troisième Mouvement : l'Américaine encore, Daïena, toujours ignare, face deux avant la face un (Fifth Beethoven's Symphony) je me lève, me lave, m'habille, sikonomè, plinomè, dynomè; par les fenêtres ouvertes côté cour je vois la sexa platinée, ridée, svelte, les mains veinées diaphanes sur le balcon vert : « John ! John ! » - éphèbe dont j'entends de loin dans l'ombre les protestations excédées, précieuses et nasillardes au-delà des plantes vertes : just coming, dear ! just coming ! Et tout ce temps que nous vécûmes prisonniers rue B., Dame Diana, nouvelle reléguée, chaque matin s'est obstinée à inverser les faces A et B de son microsillon, direction Carl Schuricht : deux derniers , deux premiers mouvements.

    Nous ne serions jamais descendus lui révéler, pour nulle chose au monde, à la Vieille Pathétique, son manque de sens musical – comment ne pas se hérisser sur cette fausse ouverture absurde quatre fois sol aux trombones ? … la symphonie la plus connue au monde... Obligeamment les Drüften nous informent : « Diana Valdez, Américaine d'origine argentine, se fait tromper par son Johnny : chaque chemise offerte se fait reluquer le soir même dans une boîte à tantes, sous les sphères tournantes. Plus bas la Veuve Biotte, ou Biord, 36 ans, qui dès l'enfant couché se touche en douce à sa fenêtre, sous la rambarde verte du balcon. Dans l'aile en retour je vois juste en face, accoudé, les parties de cul d'un homme et d'une femme dont le cadrage découpait pieds et cuisses imbriqués, dans les éclats de rire, et la musique fait :

    De t'aimer-er follement / Mon amou-hour

    De t'aimer-er follement / Nuit et jou-hour...

     

    Subway-Studio

    Mes lèvres collées à cette boule de mousse noire.

    (« Nous allons lui jeter ») - la femme dans les pattes.

    Le Chef Daniel se fait pousser le bouc, pointe pékinoise, traits tirés, teint laqué, lunettes étincelantes: « ...vous présenter Liz ». Une femme sous terre comme j'en voulais tant, moricaude et vierge, touffe hirsute aux tendons adducteurs jaunes et raides en pattes de poulet. Perpendiculaires à l'axe du losange et qui blessent. Daniel Tag me désigne la table de mixage, ses curseurs dans leurs glissières. La bouche de Liz maquillée «Vieilles Guignes » Old Mazards pourpre et fripé au fond d'un bocal. Prolixe sur l'accessoire électronique et succincte sur l'essentiel - je ne comprends ne comprendrai pas grand-chose «pourtant c'est évident » répète-t-elle – poser les disques, lancer la voix, je commets faute sur faute.

    Derrière moi dans sa cage vitrée Liz disparaît, Daniel Tag m'observe, bonze homosexuel aux tifs plaqués.

     

    Surface

    Dorimon et moi, on nous prend pour des pédés.

    « On » ?

    Chacun sa honte.

    Deux femmes en même cellule auraient fait moins d'embarras.

    Le vieux Drüften, seul, ou flanqué de sa vieille, nous délivre : « Promenade ! » Nous trébuchons dans leurs pas de vieux, pantoufles traînées sous les murs carrelés du Treppenhaus - leurs grands chiens muets descendant derrière eux dans le cliquètement des pattes et les mugissements du vent, queues dressées – il nous remet sur le trottoir au Portier Pomarès – Verdoso, Verdâtre, qui nous accompagne PM au poing, ce matin Beethoven m'a tiré violemment du sommeil – premier mouvement, premier mouvement you ignorant woman ! - Dorimon parle sérieusement de nous tuer «Qu'est-ce que tu veux que ça me foute ? - Señor Pomarès, por favor, conduisez-moi chez le marchand de musique » le portier prend son arme.

    J'ai fait l'acquisition de la Cinquième que j'ai passé à toute force à la fenêtre de la cour, dans le bon ordre – puis la Sixième et la Septième, que j'ai achetées moi aussi.

     

    Transfèrement

    Sous terre je dors douze heures sans relâche dans une alcôve en pleine paroi – enfeu : « niche funéraire à fond plat pratiquée dans le mur d'une église afin d'abriter un tombeau - les plus beaux se trouvent à St-Mer(d) (Corrèze) » - en vérité sous terre je vais bien. J'étouffe et c'est bon. C'est à l'heure du coucher sans soleil – extinction des feux ! extinction des feux ! - que je me sens soudain pris d'une irrépressible exaltation. Je mourrai en faisant des projets. « Tu es un peu jeune » dit Kragen (canule trachéique, gaze tachée de sang voix rauque) – d'autres près de moi rêvent depuis l'enfance, ils se sont brodé une immense fresque : personnages récurrents, variantes, séquences dédoublées – puis s'endorment.

    Ils se repassent les mêmes épisodes et dorment.

    Sous terre, juste ma journée. Ma sainte journée. « L'examen de conscience » dit le chrétien – au fond de galeries où Dieu sait bien que je ne vais jamais. Rien de tel qu'examen de conscience pour rater sa nuit. Liz m'espionne dans mon dos derrière la vitre. « Secrétariat », « Studio », « Personnel autorisé » : les espions entravent les guerres dit-on ? mais nous avons été vaincus. Liz est une vraie femme, tout sexe et ongles. Je parle d'elle au soir, sous le flambeau qui charbonne : Kragen ne peut presque plus se mouvoir ni parler, me passe ses messages sur le mur intérieur à mi-hauteur en ciment juste sec : c'est sur ce rebord de barman que nous plaçons parfois l'échiquier, le Schachbrett, pour de longues, interminables parties (dont nous notons le soir les schémas sur papier froissé).

    Kragen s'exprime peu pour ne pas expectorer à grand-peine et douleur les glaires pulmoniques de sa gorge râpée, trouée, sanglante. Il rédige à la plume ses petits billets, d'une écriture tremblante et grêle. Aux échecs la règle veut que trois fois reproduites, les mêmes positions entraînent partie nulle nous le prononçons en même temps.

    Kragen regagne son fond de cellule et par gestes cérémonieux change la gaze de son cou. Sa respiration siffle et je me détourne. Avant la nuit, réfléchir à tout cela. Sous terre je me souviens d'au-dessus. En-Surface je vis dessous. C'était dans la fournaise optique du carrelage - les murs, le sol des corridors, les marches et jusqu'aux contremarches – du carreau blanc dans la lumière – nous avons croisé, Dorimon et moi, ce jeune homme malingre, efflanqué, menotté, deux gardiens de part et d'autre l'acompagnant de front – gare, gare ! - en plein jour ou de nuit captivité partout ; le jeune homme là haut leva sur nous son regard.

    Le vent se remet à houler. « Au-dessus de vous on a logé toute une famille. Ils s'engueulent, ils traînent des meubles. » Le vieux Drüften tend au plafond son index merdeux : bruits de pas, homme et femme (ces derniers plus pressés) - « Ils n'ôtent pas leurs chaussures ! écoutez ! » Il se lèche les doigts. Le père de famille pianote La méthode rose. Il engueule ses gosses : « Jean-Pierre ! Tu nous emmerdes ! Marie-Paule ! Tu nous fais chier !  - Vous entendez? » Drüften ridé comme un vieux con rabat le couvercle dentelé. Au-dessus c'est le lit, c'est l'armoire qu'on traîne. Le plafond tremble. Ce n'est pas le moment murmure Dorimon de revendiquer. Le lendemain le Drüften, hilare, nous fait mener aux femmes dans le grand immeuble rouge. S'il n'avait rien dit, râle Dorimon, jamais je n'aurais entendu les voisins – le piano, Jean-Pierre, Marie-Paule - par bonheur le vent se lève chaque soir ; nous enveloppe, estompe nos souffles, car désormais nous dormons côte à côte, habillés, raides, sans nous toucher.

    Les soirs où le grand air circule à 120 nous restons pétrifiés, les yeux grands ouverts, sous le tonnerre itinérant de Gibraltar, hurlements éternels du fils d'Alcmène forçant à coups de pieds l'isthme d'Afrique. Le lendemain, nous le savions, le 33t. ee Beethoven éclaterait une heure plus tôt que de coutume. Face 2 d'abord...

     

    Droit de visite

    Nous sortons du BALZAC, le cancéreux Pomarès dans les reins (P.M) jusqu'à l'autre rive, à travers vent. Vitrines frémissant sous le blanc d'Espagne, borne fixe où les chiens de nuit copulent. Contournant le pied de l'immeuble nous franchissons le porche houleux, sous son architrave de marbre. Pomarès nous place dans l'ascenseur, j'entrevois dans cette mécanique d'innombrables possibilités d'évasion. Dorimon ne songe pas à fuir. L'ascenseur donne directement dans un salon de femmes ; Dorimon s'empare de la plus charnue qui l'entraîne derrière son rideau sur un coin d'édredon. Ma pute à moi devient mon amie, d'emblée : j'adore ces femmes. J'abaisse le haïk et lui prends les deux seins, fermement.

    Elle me fixe, je suis curieux, elle bat de l'œil, mon bras retombe, nous nous sommes assis, je ne sais plus de quoi nous avons parlé. Pendant ce temps de l'autre côté des tentures les secousses révèlent l'accomplissement de l'Acte : ma pute et moi baissons la voix, je relève le bras vers sa boucle d'oreille : «Un souvenir ! - Tu rêves, connard. » Je me suis emporté - l'abstinence, vous comprenez. J'ai voulu arracher la boucle et le collier, elle s'est défendue, Dorimon sort en se rebRainiertant, je n'étrangle personne, les deux filles ont remis leur voile, plus tard la mienne a prétendu que je l'avais serrée, c'est faux, Pendant trois jours Dorimon fait la gueule, jusqu'aux vieux Drüften, les gardiens, qui se méfiaient, leurs chiens grondant, franchement, c'est exagéré.

     

    Sous terre. Jérémie, moi. D'autres femmes.

    L'Ingonnen obtempère aux réclamations : l'intensité sera augmentée, afin que Herr Kragen, Monsieur Col, agonise dans le confort. Chaque jour au QG Souterrain d'Emission, Liz entre dans mon dos, le gros Jérémie me salue, sent la bière, je capte leur reflet sur la vitre intérieure, eux le mien. Je reste sous tutelle et je veux acquérir de la considération. Sinon du gros que j'aime du moins de la femme, Liz. J'écris à Jérémie : « Par l'Ingonnen. Destination Surface. » Je n'abdique pas. Ma prose est noble. Jérémie se dit, devant sa table tachée d'œufs : « Ce type se fout de ma gueule. ». Il écrase son verre au sol. « J'en ai ma claque de ces pédoques qui veulent se faire sauter. » Il décachète : Jérémie, la route s'encaisse – tu ne comprends rien – tu crois à la vie – ton ventre roule quand tu marches » Jérémie lorsqu'il descend sous terre ne me salue plus.

    Il s'est payé des lunettes cerclées Sécurité Sociale. Kragen me dit que c'est peu de chose de penser à lui : « Le présentateur que je fus ne sert plus à rien. La vue va lui baisser comme à nous

    tous sous terre. » Kragen voit plus loin que moi dans les ténèbres : des formes et de la poussière. A ceux qui lui murmurent « Cet homme mourra de trop d'indulgence » Kragen répond : « Mes solitudes sont immenses. » Il faut lui tenir compte du noir des parois, de la fumée des torches, et de cet étau dans la gorge. Il n'existe pas d'autres existences que lui sous la terre : en vérité, il ne les sent pas . (ce document est antérieur à l'installation de l'électricité au quartier des relégués). Tout homme qui refait le monde - doit souffrir.

     

    Surface

    Je convaincs Dorimon d'ajouter foi aux prophéties que je lui révèle après nos coups de dés ou les cartes tirées - la règle n'est plus connue que de moi-même et de mon père, qui mourut. Tu épouseras Liz que tu ne connais pas, nous serons séparés - Je l'espère bien dit-il. « Tu auras d'elle deux filles, Diang, Evita. Tu resteras veuf, d'une tumeur cérébrale dont elle sera grosse, dont nul obstétricien ne l'aura délivrée : ce sera de la taille et de la consistance d'une orange. Supposé m'écriras-tu que ta femme ou toute autre personne attrape – ça ne s'attrape pas - un carcinome encéphalique – un temps : évite à tout prix le protocole de Clermont qui prolonge d'un an la patiente au prix de mille souffrances. » Dorimon se tait en frissonnant et nous encerclons nos possessions respectives, piquant au cœur des préfectures nos petits épieux d'allumettes, verts et bleus.

    Comme il veut aussi m'enseigner quelques tours, il pousse à toute force le ressort télescopique d'un Bullworker, puissamment calé dans l'angle supérieur de l'embrasure -: à s'en péter le biceps ; et dans le séjour, traînant la table, il m'enseigne les jetés de judo, se recevoir sur tout le plat du bras pour bien répartir le choc. « On épatera les gonzesses sur la plage. - Tu veux t'évader ? » A son tour il prédit : Tu épouseras telle femme, qui te fera tant d'enfants, veuve à tel âge, etc.- selon que je retombe coude à gauche, à droite ou devant ; selon telle douleur, expiration, grimace – contrôle ton souffle. Mais il calque à ce point sur les miennes – irréfutables celles-ci – ses prédictions qu'il me vient pour lui de l'amitié. Alors je me redresse, feignant de vives douleurs.

    Puis nous sommes revenus chez les femmes de l'immeuble rouge aux meurtrières :

    • Les fauteuses de troubles nous dit le garde ont été expulsées.

            • En effet poursuit la Drüften en se grattant le crâne à grands coups d'aiguille, toute putain se doit de s'abstenir de toute répugnance.

    - Sinon saquée, dit l'homme.

    - Je suis timide, ai-je fait sèchement.

    - C'est elle qui engage l'homme à poursuivre, dit-elle, poussant sa poitrine – l'homme érige, la femme dirige.»

    Nous avons remercié notre vieille gardienne. « Voici » dit la Drüften « les sœurs Babis ; ce qu'il y a de mieux. » Nous avons retenu nos soupirs de soulagement ; nos visites au placard masturbatoire se faisaint de plus en plus fréquentes : lequel tenait toute une cloison de l'appartement contigu, vide, sur le palier. Nous y avions accès, Dorimon et moi, clandestinement, à tour de rôle : une clé tombée, subtilisée. Il restait là des meubles et des coussins, et ce placard ou penderie gorgé de livres dont le Traité de Gynécologie, que nous feuilletions fébrilement, l'un ou l'autre, le mouchoir à la main. Nous laissions là nos marques, bien que nous polissions de l'ongle le tirage offset.

    Je repérais celles de Dorimon, lui les miennes, et nous évitions de les superposer : misères de l'homme ! Je crus déceler pourtant d'autres souillures : ce bouffe-bran de Mangonneau ne montait-il pas, lui aussi; à l'appartement vide ? exploitant lui aussi notre gisement ? Vers la même époque j'ajoutai aux paragraphes et croquis cliniques un catalogue épais, broché, charnu, de lingeries féminines, que je dissimulai à mon usage – bref, le temps que les sœurs Babis était largement venu.

        • Ce sont des femmes très soignées, précisa la vieille Belge.

        • X

     

    Babe, 23 ans, brune européenne, annonce d'emblée : « Moi, je ne supporte pas la sodomie. » Ce qui signifia vite que nous ne ferions que ça ; elle rit, nous tient tête et nous engueule : c'est le jeu. Mais nous n'avons jamais pu faire sandwich à trois : l'un prend son tour et l'autre prend patience en observant, de l'autre côté de la rue B. au même étage, nos rideaux translucides. Sous nos yeux successifs, ce sont bien les ombres parfaitement reconnaisables des Drüften, l'homme et la femme, fouillant consciencieusement notre cellule, ou bien, d'un coin de nos fenêtres, fixant les nôtres de ce côté-ci, où nous péchons péniblement par alternance. A l'heure du retour, le soir, posant sur notre table les plateaux qu'ils nous apportent, ils commentent grassement ce qu'ils ont cru apercevoir de nous.

    « C'est insupportable » rage Dorimon. Nos vraies difficultés pourtant commencent, dans l'immeuble rouge, avec sa propre fille. Une enfant. Vingt ans ferme. Que sa mère forme dit-elle en l'asseyant sur un pouf de Fez. Assistant aux ébats, tantôt morne et bâillant, tantôt participante du geste ou de la voix. Dorimon et moi disposions désormais tous deux d'inépuisables inquiétudes : au lieu de commenter nos performances, nous formions des projets d'évasion, de kidnappins et de séquestrations. Babs étant la seule femme que nous connussions, croisant dans nos eaux solitaires, nous sommes devenus jaloux l'un et l'autre. « Délivrez-nous » confirmaient-elles, mère et fille ; « traversez plus souvent notre rue - demandez à P. de vous seconder, offrez-lui d'autres armes !

    - Illégal, rétorquait Dorimon. Que diraient nos camarades ? - Quels camarades ? répliquait Babs. Pendant que j'allais seul chez les Drüften, à l'entresol, me plaindre de l'exiguïté de nos mouvements, de notre insuffisante culture et autres griefs, Dorimon un jour introduisit les Babs à l'intérieur de notre appartement cellule. Nous les avons séquestrées, sous les yeux fermés des Drüften. La fillette s'enchanta de tout un lot de diapos sur Tanger, Rabat et Marrakech : « montagne et océan », « poussière et or », sur une musique indicible, arabo-andalouse. Nos destinées désormais sans contrôle, une vraie femme qui ne refuse pas, une fillette trop souvent témoin de nos ébats - nous méritions à présent plus que jamais, éclaboussés de honte et de boue, notre Prison.

    Que les vieux gardes, que Pomarès, s'avisent seulement d'ébranlent le secret, et nous serions tués, mais nous n'éprouvions nulle crainte. Pomarès tient à la main son P. - M. et nous crache ses insultes sur tout le trajet, de notre cellule au grand bâtiment rouge. La gardienne Drüften traduit à mesure, et nous n'avons rien vu de plus suave que cette écume aux lèvres du geôlier, convulsivement cramponné à son arme, tandis que des joues roses pomme de la vieille s'écoulaient d'une voix flûtée les épithètes les plus ordurières. Mais il ne nous a pas flingués. La fillette pour elle n'a rien compris, et deviendrait folle ou peu s'en faudrait. C'est ainsi que disparurent en définitive, éloignées à tout jamais, les deux femmes, l'adulte et l'enfant, de nos deux vies bousculées par le gardien chef Pomarès qui sacrait en pur castillan vous purgerez double peine - ¡ Ya váis a cobrar el doble ! nous reçûmes alors en pleins tympans – la scène se passait dans l'escalier - la Cinquième, pour la première fois dans le bon ordre. L'éclat de Pomarès ayant ainsi retenti jusqu'au dernier étage, il ne fut plus jamais question de raffermir ces liens fragiles et progressifs que nous avions tenté de tisser avec les autres prisonniers : dans tout établissement pénitentiaire, les violeurs d'enfants sont appelés ceux de la pointe et mis au ban : voleurs, braqueurs, maquereaux, ont leur honneur. Les pointeurs se font tant violer à leur tour qu'il faut les reléguer isolément, et sans relâche les transférer. Dorimon médite l'évasion. Nos mois d'été s'écoulent.

     

    Sous terre, ce qu'ils ont pensé vivre

    Ici ni femmes ni musique audibles ou dignes d'amour ; juste ces prétentieux maîtres, qui si nous déplorons de ne pas « pouvoir » nous répliquent « vouloir » ; qui nous enjoignent, nous exhortent, au lieu de remédier à nos douleurs. Monde sans enfants, pourri de Penseurs – comme ils aiment se faire appeler.

    Note de service

    « Il faut aimer les autres hommes. Tout ce que la régie compte d'animateurs » - il y a en donc d'autres ? ...qui me succéderaient ? « Notre base émettrice fut fondée par suite de la Grande Reddition, pour ne pas écraser le peuple vaincu, et lui laisser Sa Voix sous le creux de la terre. »

     

    Trop d'hommes gravitent autour de moi (Kragen est d'un autre registre), que je m'entraîne à ne pas désirer. Tout est prison, souterrains ; chauves-souris, vespertilions, vampires. Je tremble aussi d'inspirer du désir ; celui qui bandera pour moi sera castré. Quant à ceux de mes rêves, je leur ôte le sexe, leur donne force et chasteté. Les femmes ? quelles femmes ? Elles n'ont aucun droit à me dominer. Pas elles.

     

    Parole de Liz

    On me l'a mise entre les pattes.

    « Je hais cet homme. J'aurais voulu rester indifférente. Je l'aperçois de dos penché sur le micro. Toujours incliné. Pas un ne m'ordonne de coucher avec lui. J'ai choisi Daniel, Daniel Tag ; cela me fait l'effet dans le cul d'un rouleau de beurre frais. Quant aux Vaincus, nous les voyons peu.

     

    Parole de Philippe Maertens

    C'est celui qui vous dit tout :

    « Tu t'imagines, Kragen, qu'ils vont me remonter, comme un cheval fourbu, aveugle,

    celui de Germinal, englouti sans retour, la sangle sous le ventre. Or voyant Jérémie là-haut sur terre, ses yeux capotés, ses plis de bière sur le ventre, j'avais cru, voici longtemps, flotter avec lui sur un seul fleuve - dis-moi si je mens, Jérémie, dis-moi si je m'y prends bien. Je n'aime pas les enregistrements de moi sur la bande. Si je respirais jusqu'au bout, posément, largement, le gros air poisseux de ces galeries, la sagesse même regonflerait mes poumons. Chacun vit, Jérémie, au-dessus ou au-dessous de soi. Je décris mon amour interdit : barbe orange, des yeux de bœufs élargis par la stout et nageant dans le gras des pommettes.

    « Le front haut et borné, le souffle fort. Il ne dit rien (« Wotan, le dieu qui se tait ».) Face Large  Europe sous le sein de l'Ourse – je cherche l'amour dans le ciel - je suis sûr au moins de ne rien trouver -  ...et une Pureté pour le six, une ! »

     

    TANGER – Ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait d'autres

    La chaleur est venue les premiers jours de juin. Les stores et la prison nous protègent. Nous avons peur du jour, l'air chauffé s'infiltre et imbibe la chair et l'esprit. Nous camouflons les vitres encore et rien n'y fait : le chaud s'introduit comme le sable en un cercueil. Le Vent d'Est se lève, brûlant. Dans la rue les Maghrébins portent un linge à leurs lèvres. Pomarès l'Ibérique, cancéreux, ne sort plus. De nouveaux gardes sont venus, en uniformes réguliers. Ils nous parlent du temps, de la « météo ». Ils s'expriment à travers voile, soulèvent le couvercle de nos plats semés de sable - «vous êtes mieux ici » disent-ils ; je réponds que « j'aime [leur] humour ».

    Ils nous décrivent les quartiers, dont Dorimon se souvient. Quand ils tournent les talons, Beethoven éclate ; cet hymne devient notre supplice. Nous chantons, sifflons ces mélodies. « Je pourrais les diriger » dit Dorimon. Alors le vent souffle sous les portes et contre les fenêtres, et le sable ne passe plus. Je dis aux gardes : « Le Vent d'Est ne durera pas. » Ils répondent « 7, 14 ou 21 jours. - Nous aimerions sortir. - Quand on aura dégagé les congères. » Je fais semblant de croire à leurs congères. Un jour Dorimon me dit : « Pomarès est mort. Je le sens. » Comment le sait-il ? lui qui ne sent pas même la mort de sa femme à venir - finalement, le P.-M. de l'Espagnol était bien sympathique, dans nos côtes, comme un jouet.

    Plus de femmes en surface non plus : défense d'aller dans la cellule vide, en face, pour se masturber devant le dictionnaire médical. Il faut peu de choses au Masculin pour rêver. Les gardes réduisent avec nous leurs rapports. C'est le règlement. Si nous n'avions pas touché de illes impubères, nous n'eussions pas été incarcérés. Je demande au moins des photos, des catalogues de dessous féminins : « Nous transmettrons », disent les gardes en replaçant à grand bruit le couvercle sur la soupière (« par grande chaleur, la soupe désaltère »). «Ne revoyez jamais » disent-ils « ces vieux Drüften qui vous ont débauchés.

    • Ils sont suspendus dit le second gardien. - A cause de la petite fille dit le premier.

      Nous ne trouvons rien à rien répondre.

       

    Emetteur souterrain

    Ordre du jour -

    Intérieur nuit

    « ...convertir le présentateur de l'émission » (culturelle) «Lumières, Lumières » - à moins d'exubérance, moins de bouffonnerie. Personnalité complexe. A ne pas brusquer. Multiplier les marques de déférence. Je ne suis pas un pion que l'on déplace, observation du 12 mars 199. - Signé D.[aniel] T.[ag] » - (« aux cheveux plaqués ») - pour moins que cela Kragen jadis (monsieur «Col ») fut saqué comme un malade ; et soudain tant d'égards pour M. Philippe M. ? « Le chef, dit Kragen, rampe, comme nous autres... » - wem vor ? devant qui ? ...signe de quoi ? Liz Savitzki aurait dit (parlant de moi) « Je ne peux plus haïr cet homme ». Peut-être que j'ai séduit Daniel Tag. Il m'appelle « Sergent Serpent ».

    Je mords à l'hameçon. Je recommence à rire, à m'agiter sur mon siège à roulettes. « Que manque-t-il à cet animateur ? de croire en la lumière. » J'observe le bouffon dit Liz – Daniel Tag : la façon dont son regard fuyant glisse sur nos visages comme une lame de rasoir - sans pouvoir empêcher (pourtant) nos yeux de se croiser – de pupille à pupille. « Quel âne à Liz » ajoute-t-il, - « votre émission indispose en haut lieu. ». D'une voix vinaigrée, Tag me suggére « quelques adoucissements ». Il faudrait que je m'humilie, que je ressentisse une immense gêne d'avoir mis en œuvre de telles audaces, et je m'y emploie, je l'enjôle, renchéris - je l'écœure. « Il propose » dit Savitzki - Rapport sur Philippe M., animateur - « de moins parler ; de brider tout humour ; d'admettre à son micro des invités, devant lesquels il s'effacerait ; de proposer ses textes à la censure. Aussi, Herr Daniel Tag, tirons-nous tous deux de ce sac à merde. » Signé Liz.

    Désormais revirement total, immédiates exigences : puisque c'est ainsi, que je me fous d'eux, que le moindre écart justifie d'immédiates sanctions. « Hé bien hé bien », confie le chef à sa complice, « on joue son petit Couthon ? » (1755-1794 ; « il organisa la Grande Terreur »). Liz a la fragilité même d'un accusateur public. Elle éprouve j'en suis sûr dans ses étreintes une froideur totale, sous la barbiche du chef, lunettes à petits verres ; et s'adonne, comme toutes, au plaisir solitaire au sortir de l'acte, avec honte et détermination. C'est la première femme au monde dont je suis certain, en vérité, qu'elle se masturbe dans la résolution, l'autodérison et le désespoir.

     

    MALIK M-MAT !!

    Soudain dans les rues déferle en surface une marée humaine - malik mmat ! le roi est mort, malik mmat ! Nous autres Métropolitains cloîtrés casqués, nos gardes en pleurs, Dorimon les yeux secs. Penchés malgré tout sur le balcon dominant la foule effarée qui se hâte drapée de blanc vers la Mallah, convergeant vers l'Oraison du Gouverneur - pendant des semaines, en dépit des vacances d'été, nous attendons les décrets d'amnistie. Nous renforçons les portes. La chaleur croît, la grâce ne vient pas.

     

    Rétablissement de la promenade quotidienne

    Trente-cinq minutes avec les gardes. Ces derniers ne sont pas armés. Je préférais le P.M. de Pomarès - vieux cancéreux jaunâtre, muté d'office - nous déambulons le jour tombé, le thermomètre enfin sous 35, fenêtres battantes au troisième, chez nous.

     

    Musicales

    Plus de Beethoven. L'Américaine, le gigolo, sont à jamais partis. Ainsi en taule. Ainsi dans la vie. Mets la radio ! Depuis que le Roi est mort, règnent sur les ondes d'infinis flots sirupeux arabo-andalous : deuil national. Ou du classique européen. Juste les heures, en arabe, en rifain. Je soupçonne Dorimon de feindre une parfaite compréhension du dialectal. Nous demeurons silencieux, recueillis : presque religieux. Reprenons nos parties de Cartodep : victoires, défaites, équivalences... Aujourd'hui nous avons bien ri : le bouton rond cranté transmet deux heures durant toute une opérette d'Offenbach... Le programmateur n'y connaît rien – classique, classique ! Donc, La vie parisienne... Entre deux couplets, je prédis à Dorimon d'atroces détails sur la phase terminale d'un cancer à venir : son épouse Elisa, sur sa fin, ressemblera à un crapaud ; il ne me croit pas. Il se marre encore : « Offenbach ! Tu te rends compte ! Les cons ! Offenbach ! » Il me projetteen diagonale à travers chambre et vestibule. Je dois alors, comme il me l'a répété, prendre garde à passer le chambranle en pleine vitesse sans me péter le coude, à retomber bien à plat sur mes avant-bras pour absorber le choc.

     

    Espérances

    La grâce ne vient pas. Nous nous demandons si notre inconduite n'a pas provoqué la mort du Roi. « Ces gens-là sont si superstitieux ! » Mingot le petit foireux – mangiatore di merda ! – monte et descend toujours, flanqué de ses gardes, l'escalier carrelé de blanc. Toujours au-dessus de nous les lancinantes leçons de piano - « Jean-Pierre ! Tu nous emmerdes ! Marie-Paule ! Tu nous fais chier ! » - en ce temps-là tout francophone prononçait encore Marie-Paule avec un « o » fermé : chameau, bateau, Marie-Laure. Dorimon demande comment le voisin du dessus se démerde pour se soûler, par quarante degrés « de chaleur, et d'alcool !». Je ris la première fois - puis neuf jours de vent d'Est, plus que 30. Le Balzac secoué gémit. Nous aidons nos deux gardes, retour de promenade, à déblayer sur le marbre du corridor l'angle d'ouverture des portes : sable crissant sous les volants de caoutchouc, semelles tapées, gencives agacées.

    Au dixième jour, le bruit se répand dans l'immeuble : « Le Roi ! Le nouveau Roi fait grâce ! 

    - Annoncez-le à Miss Valdez, disent nos deux gardes – elle est donc revenue – seule - nous nous précipitons chez elle, dévorés de curiosité :

    My God !

    Une grande blonde ravagée par la soixantaine, dans une grosse bouffée de Ludwig van, face striée, rayée, labourée de haut en bas de longues rides vulvaires, cernes violets, masque et fanons violets, triple feston de mentons mous – my God ! mon Diou ! - tournant le dos dans son parfum poudré, coupant net le disque – pour la première fois, le petit diarrhéique ne mangea pas sa merde sur sa tartine, à travers l'escalier tout émaillé de blanc retentissaient de joyeux appels, et le piano se tut ou presque.

     

    Gibraltar, Gibraltar

    Ils nous ont tous menés hors la Ville. Imaginez tout le panorama du grand détroit, juchés comme nous fûmes sur la Colonne sud d'Hercule, flanc herbu dévalant sous nos pieds jusqu'au grand passage bleu où s'évitent les navires – la rive opposée tout escarpée aussi, mais sèche, à en crever – nos pantalons flottant dans le vent. L'administration pénitentiaire a disposé ici sur l'ultime promontoire, et dans l'ordre :

    - l'Américaine, son gigolo lui aussi de retour

    - la veuve du colonel Biord ou Biotte et son fils, Christian (prononcez Chrich-chian) huit ans ;

    - les petits pianistes («Jean-Pierre ! ... Marie-Paule !... ») et leurs parents – à jeun - sans le piano.

    - le fourgon d'où sortent à présent Babs, du Bâtiment rouge, et sa fille, scandaleusement tendre – tous autant que nous sommes, enveloppés, tout étourdis d'espace et de vent libre – jamais, de si longtemps, nos corps n'avaient inspiré de tels souffles – en vérité je ne pouvais abaisser ma poitrine, dilatée à l'extrême, abreuvée de beauté. Ne manquaient que les anges – les flics en fourgonnette azur – Dorimon se rapprochait de la femme, éphémère, Babs, qui nous avait relégués en prison, et de sa fille ingénue.

    Les policiers tous descendus se marrent lourdement, Dorimon murmure à l'oreille de Babs, qui baisse les yeux en secouant la tête, et la petite fille accourt vers moi, qu'elle aimait bien, je pensais que jamais je n'y toucherais, soudain il se passait quelque chose, dans la douceur d'un mauvais rêve, Dorimon contourna le fourgon sans être vu, faisant signe de la main - « Viens !... viens !... » J'étais gêné, à peine j'avais eu le temps de contempler le Grand Détroit, l'air libre et l'eau, le Rocher d'El Aktar, car même à supposer que l'on me renfermât jamais dans un cachot, ma liberté n'aurait plus eu de fin - malgré la vermine - et tandis que ma bouche puisait encore à l'horizon tout le bleu, tout le libre, le cou tordu vers mes splendeurs, ma main saisissait l'enfant et nous avons couru; couru pour dévaler la pente au volant du fourgon volé parmi les rafales et le fracas des tôles, tous gueulant dehors et dedans, pas elle criait Babs pas elle ! - Dorimon fonçait - « Vous vous aimiez » ironisait le juge, « Vous vous aimiez ! » Les confrontations me trouvent silencieux, la fille de Babs me fixe avec rancune, je fus astreint à suivre des soins - « Pour le cancer, c'est cuit ; mais pour le sexe, il n 'est jamais trop tard : en tôle !

    - Docteur, combien de fois puis-je faire l'amour ? - Une fois par semaine à votre âge, amoureux comme vous l'êtes – répondit-il avec emphase, estimant peu afin que ses patients surpassassent toujours ses prévisions ; je savais que jambes ouvertes l'épouse à venir d'Alain

    Dorimon lui crierait de son lit « Je suis prête ! » et que jamais il ne pourrait bander, ni donner du plaisir. Mais si je racontais cela au juge, il me dirait Vous avez besoin de repos.

     

    Au sein du palais souterrain

     

    Et cependant sous terre les émissions se succèdent. Le calembour de  « l'âne à Liz » poursuit sa carrière. Kragen éclate de rire en crachant ses derniers alvéoles. Il écrit dans les spasmes : « Jamais » - souligné - « ni Maerten » - c'est moi - « ni personne n'obtiendra la moindre caution du Chef Tag » - « ni de ceux qui gisent sous lui » - il existe donc, sous Herr Tag, une pyramide hiérarchique, d'ombres conscientes - je dis « Je veux me débarrasser du bouffon » Kragen répond « Tu es ce bouffon ». « Plonge, plonge » crayonne-t-il fiévreusement « ...qu'il ne soit pas question pour toi de conquérir cette femme » - qui songe à cela.

    Liz, cheveux noirs, livide, seul auditoire derrière la vitre du studio – si, j'y songeais, justement – qui sait ce qui se cache à l'autre bout des ondes, là-bas, de l'autre côté de la boule de mousse du micro ? Liz m'écoute. Kragen en cellule écrit comme on gratte sa plaie, sous son ampoule à 40 W, assujettit sa gaze, renoue son foulard. Le papier ne suffit plus, il émet sa langue à lui, agite buste et bras dans son trou mal cimenté : « Elle te fera passer par où elle veut, par tous les trous dans lesquels Tag veut te voir ramper - cette pédale décadente » - ce cancéreux de la glotte ne veut donc pas crever ?

    Kragen entre en fureur sous son ampoule et se rue dans le sommeil. Avant d'être transféré, je relis ces mots griffonnés : je ne me soucierais plus de mes « compagnons de captivité », je m'apprêterais à « trahir ». « On peut servir l'idéal par la pitrerie » écrit-il mais « par trahison, ou reniement, nul n'y parvient jamais parvenu » - sans blague Kragen, sans blague ? Je prie, comme au Prologue : « Gabri-èl, « Dieu est fort », délivre-moi de tous, au-dessus comme au-dessous. »

     

    Séparation. Retrouvailles.

    Le lendemain transfert. Dorimon ne m'apportait plus. Ne m'enrichissait plus. Il me dit « Amen », comme « adieu ». Je ne l'ai plus revu jusqu'en 2039, date lointaine, mon passé en cendres. A Grönstadt-Universität, il souffre deux années pour perdre son Epouse tout ainsi que je l'ai prévu, cancer encore, cancer encéphalique, ce vieil homme ouvre sa porte, «...mais c'est moi !

    ho ! Maerten ! c'est moi ! » - je ne le remets pas, voûté, crâne ras dans l'embrasure – « moi ! Dorimon ! » Dans ma tête Gavri-èl archange déploie tout le destin qui fut cet homme, sa descendance (Eva, Diana) et la condamnation du père par ses filles en jugement du tant de telle année. J'entre chez lui : trente années de plus, délaissé, avec sa mitraillette à crosse de buis, ses trois fusils couchés sur le râtelier en bois de cerfs, « qu'ils y viennent ! qu'ils y viennent !  - Qui donc ? je dis Qui donc ? Il répond par un vague murmure. Juste des mois et des années, sa voix écorchée la veille dans le répondeur : ...n'est pas là pour le moment – j'échappe à son histoire, à l'histoire.

     

    Analepse

    « Vous êtes arrivé ». La portière s'ouvre. Je descends seul. Dans mon dos les Drüften, 72, 73 ans, transférés eux aussi, le détenu et les deux gardes, qui ne crèvent jamais. Rue poussiéreuse à l'autre bout de T., trottoirs défoncés, ascenseur à trois collés à la verticale, je les sens je suspends mon souffle, à deux doigts sifflent les câbles tout pelés frôlant l'habitacle vitré. L'autre cellule est au sixième étage, les déménageurs éventrent une caisse d'où tombe la paille et la cafetière ébréchée, bleu vert, qui recueillait mon sperme par faveur spéciale.

    Frau Drüften s'en empare et la flaire.

     

    Lettre de Kragen

    « L'interminable agonie du cancéreux permet de parcourir toute l'échelle des vanités. » Sur l'échiquier qu'il me tend aujourd'hui à travers le passe-plat, Kragen pince du pouce un message ainsi rédigé : « Je ne souffre plus de devoir enfin mourir » - il raye le premier mot, je chiffonne tout. La partie se déroule avec faste, j'interviens pour qu'une meilleure lampe nous soit attribuée, tandis que là-haut Daniel Tag, informé, se lisse la mâchoire : « Ce petit progresse ».

     

    Analepse, suite

    Aux alentours de T., le vieux Drüften fut jadis ouvrier, très estimé. « A force de crédit et de compétence, il est parvenu à se faire confier la gérance [...] (...) tement, scrupuleusement - » tout est écrit petit ; plus gros, en bas de son contrat : Il traitera les détenus comme un père ». Tes doutes tu lui confieras.

    Les ouvriers charrient les meubles, la vieille garde crie, le Drüften mâle encule mon âme, plus tard il me promène au fond d'un vallon, sous un toit de tôle en ruines : « Mon ancien atelier », je ramasse au sol de vieilles revues humoristiques belges, soudées d'humidité, qui feront mes délices de prisonnier - aujourd'hui j'emménage : « Tu seras maté » me jette le vieux garde en se levant d'une caisse vide. Je demande : « Avez-vous des filles ? » Il s'éloigneet me laisse seul. Dans ma seconde geôle tout est clair, par une grande baie vitrée la seule mer en vue est celle des terrasses - Dorimon, qui te surveille ? et qui encombres-tu ? ...te raccompagnent-ils en Métropole, ta mère est-elle encore au monde, etc.) - dans ma cellule lumineuse un petit tas d'objets surexposés soit trois microsillons (Strauss, Messager, Wagner), plus une boîte étrange très compacte et capitonnée, contenant un accordéon d'Europe.

    L'instrument trop petit, deux octaves d'étendue sur clavier droit, bretelles rouges à se meurtrir les côtes et ventre rebiglant sous le soufflet : «...à chaque prisonnier sera gracieusement remis le Chtoudennt Fir afin d'améliorer leur sort en nos établissements » - nos établissements ! C'est dans la cour pour peu qu'ils jouent à deux ou trois une cacophonie à hurler, de ces plats arpèges aigrelets juste bons pour les hameaux – je cours donc au garde-fou du balcon, ne trouvant au sixième ni cour ni vis-à-vis, et je joue pour le ciel et la lune : 1m 20 de haut sur un demi de large parapet compris.Mes progrès sont rapides ; et par l'ascenseur ô prodige ! il me sera possible de rejoindre la prison d'en bas.

     

    Je redescends. Radio.

    Où je suis en bas le même qu'au sommet, comme nous l'avons toujours su. Sous terre, à ces 3 femmes que séparément l'Instance nous délègue, je n'accorde aucune prérogative : se succèdent la chanteuse, la versifiante et la musicale, au sexe de laquelle je prête une saveur d'endive, avec le nez en lame et l'accent traînant – comment vous est venue l'idée de composer de si jolies chansons (de si charmants poèmes) ? Mon chien Pataud / A le nez gros / Et lève la patte / Sur les tomates - ô terroir ! épargne-moi de respecter tout ce qui vit – voir et être vu – sur la terre comme au ciel. Ici très bas je n'ai que l'écroué Kragen, moribond sans issue au fond des galeries, à la dernière lampe ; en fin de conscience il me voit comme une brume, ses derniers doutes sardoniques galvanisent encore mes neurones en sursis.

     

    Rainier. Dorimon. Souvenirs.

    Pour le Premier du mois est arrivé Rainier, petit homme vert à la voix de crécelle, Belge Lorsque j'étais enfant dans ma rue de surface : ma préoccupation essentielle resta toujours de bien passer au large, au large de la boîte à tantes, tout juste visible de chez moi en me penchant à fond de mon balcon ; ils me hélaient au passage, grossiers, fardés : « Viens nous voir - 'aji ! 'arrouah ! » - du haut de mes culottes courtes je traçais en crachant la croix chrétienne dans la poussière. J'ai pris pour rentrer chez moi cette rue parallèle, m'imposant un long détour, passant ainsi devant les émigrés de Mourmansk, aux cheveux blancs si transparents. Je ne parvins jamais pas à séduire le fils afin de contempler la mère.

    Et je me demandais aussi rentré là-haut ce qu'était devenu à l'ancienne adresse Mingot-Mâche-Merde, que ses parents forçaient à bouffer sa diarrhée sur tartines, mon partenaire au jeu dont je lorgnais, par le puits d'aération, le postérieur scrofuleux ; c'est bien là de ma part un vif intérêt pour les autres. Rainier donc. Petit, myope et méfiant – un mouton ? dormant dans un coin, à même le duvet que j'ai fini par lui passer ? Un mouchard. Drüften apportait sa soupe, vieux, patelin, son gros nez rouge surplombant l'écuelle - artisan belge en retraite – il se prend, oui, pour un agent hors pair. Le Rainier m'est profondément antipathique : à ma grande honte - mais nul n'est maître de ses sentiments (nous connaissons vous et moi ces amis traîtres, révélateurs de vos faiblesses, de vos failles intimes, les sexuelles par exemple, à vos pires ennemis – mes ennemis du temps d'avant se moquaient de moi publiquement) - ce fut bientôt mon nouvel ami Rainier.

    Ce qui vient, ce qui se présente. Dorimon roux, le cheveu ras, le teint brouillé d'orange. Mon nouvel ami Rainier pose le cul près de sa pipe à côté des disques – il les sort de leurs pochettes,

    les laisse retomber d'un bruit sec : « Beethoven...! Messager !... Delibes !... » avec la moue : même sac, même panier. « Ils vont te mettre en liberté conditionnelle. » Décontenancer l'interlocuteur par de brusques lacets : ce qu'ils savent bien faire. Je reste incrédule. Rainier place mes disques noirs sur le plateau – je vois ses lèvres roses sur sa gueule verte. Il esquisse des mouvements de bras, de tête et d'épaules ; un air bourru, désapprobateur – j'avais pensé qu'il s'efforçait de ressembler à Beethoven – il battait la mesure en grognant. Il éclata : « OUM, pah... OUM, pah... qu'est-ce que c'est que cette musique : « OUM-pah... »

    Beethoven, un peu mieux, mais tout juste : « LA – pompe... LA – pompe... » - et sur les Quatre Coups du destin : « La pompe à mêêêrde, la-pom-pa-mêêêêrde... »

     

    ...Libre à Dorimon de rejoindre plus tard, hors de moi, sa femme à venir dévorée par la tumeur – toute la partie gauche du cerveau – tous deux se mettront à boire – les deux dernières années - les filles de dix et six ans trébucheront sur les canettes – mon nouvel ami Rainier ne me quitte plus, je suis sans abandon, privé de la moindre solitude sans apprentissage – un petit homme vert me veut du bien. Je n'ai pas la capacité de plisser les yeux – tandis que la disposition de cette pièce empêche qu'on s'abrite des lumières ; l'automne se révèle cruel et lumineux, Rainier s'absorbe: « Que fais-tu ? » - je le regarde brider ses yeux de rat au-dessus de ses lèvres roses : « Tu changeras ma musique? » Je dépends tant d'autrui.

    La façon qu'ils ont tous de confisquer, de m'obstruer comme un tuyau pincé. Le jour est proche où si Rainier se lasse, je me tue - la mort comme un dieu : y recourir en temps et heure.

     

    Antenne souterraine

    Une haine rentrée - vulgaire,  agressive, impensable, corps de garde  - est de règle absolue pour le présentateur : tout est rédigé mot à mot dans son morne galetas puis il s'assied plud loin face au micro sur le tabouret tournant, curseurs glissant sur la table de mixage. Liz vue de dos vernit ses ongles, abat la tâche administrative ; dans une histoire que j'écris un peuple fatigué de race blanche en un pays comme l'Egypte antique se laisse envahir par un second peuple, épuisé, de race noire, venu d'un pays semblable à l'Ethiopie («pays des Visages Brûlés »). Nul ne croit plus en rien, ni le premier, ni le second - deux fleuves alourdis, confluant à bout de basse pente dans les sables. « Khyrs et Tzaghîrs », tels sont leurs noms, Blancs et Noirs, et le titre du récit. « Hélas » dit Kragen, tout rongé de cancer : «Mon successeur diffuse mollement, dans un style avachi, les sujets les plus graves : Déclin et mort des civilisations, Renoncements économiques et tittéraire, Vie quotidienne ; La coagulation des sangs nouveaux – pourquoi noirs  ? Pièces confinées bâillant sur d'autres pièces confinées, à l'infini» - vrai que mes peuples, Mâle et Femelle, Noir et Blanc, se voient périr de contagion l'un l'autre.

    Se contemplent et se contaminent les Blancs, alanguis, littéraires ; femmes noires guerrières, affaiblies, croupissantes - (« les véritables inférieurs sentent bien qu'ils méritent leur sort ; ils se mangent entre eux dans leurs galeries »). Philippe Maertens, animateur, peut bien bouffonner, pitrifier : les souterrains regorgent de nous. Dénoncer la souffrance n'est pas soigner. »

     

    Surface, dernière

    Nous avons débouché en pleine ville. Libres non évadés : Rainier nous est venu de l'extérieur, service commandé ? Je découvre la ville, Tanger, Maroc, c'est son nom. Cent mélopées du fond des âges, litière à porteurs vêtus de peaux de bêtes, le chant retenu de leurs voix graves - et six microsillons pour tout bagage – marche à la délivrance – rue montante, sable et gooudron, et les collines aux buissons verts piquants, souliers sales.

    Tu verras une femme tu la reconnaîtras – on n'avait pas le droit de m'enfermer ainsi au début de ma vie, si long, si long – c'est une vaste demeure sur la crête, où se presse une foule qui danse – les cheveux noirs et les yeux froids - et la chanson fait Poïsen aï-vé-é-é-é-é-é – ce lierre empoisonné collant du Missouri rongeant la peau des bras – modulation finale envoûtante et non plate aaï-vé comme l'ont rectifiée pensaient-ils les porcs adaptateurs mais la vera monteverdiana sulla finale et tout est accompli, chante et danse au milieu de la foule et des chambres bondées au sommet de la côté et l'hôtesse Babetter du grand bâtiment rouge aux meurtrières il est tant d'ombres au bas du ventre où s'ouvrent et se ramifient les femmes, autant de portes au pied des murs aux clés perdues - soudain Babetter se met à hurler, me vole la vedette devant tous, convulsée sur un grand lit rose dans la chambre tamisée - avale, avale - vous l'étranglez  - de l'eau rien que de l'eau chagrin d'amour ? En vérité, une femme ?

    Ce sont des sanglots, des hoquets, un glaçon, le soutien-gorge ôté par-dessous, je découvre tant de choses et ces incalculables pièces aux volets clos tandis que j'allume à mesure tant de lampes aux abat-jour crevette, Combinaison  Cinquante-Trois le Vrai Sous-Vêtements Toutes Tailles. Rainier me surprend à fouiller : «  Tu quittes Babetter ? - Trop femme. - Que sais-tu des femmes ou des hommes, Maertens, ou de toi ? - Ou de la vie - qui m'a donc enfermé ? » Babetter si vite baisée cessait enfin de sangloter sous l'abat-jour et j'aurais dit mais n'ai pas dit « j'aime ton fond de teint, ton blush, ton mascara ; sur les méplats cuivrés de tes joues plates de kazakhe l'incarnation du cuivre martelé de vos ceintures acceptes-tu mon bras »?  - En vérité elle eût accepté dit Rainier. -Je l'aurais serrée contre moi.

    - N'y pense plus » dit-il – répandez à présent la nouvelle que j'aime torturer les femmes, les rendre folles sous les abat-jours de soie rose – et seul je redescends la colline sans congé, tandis que là-haut la fête bat son plein, serrant sur mon ventre le mocrosillon volé de Stravinski, Le sacre du printemps, portrait du maître sur carton glacé - musique : seule agitation permise.

    Ce ne sont plus les quatre coups de Louis Beethove [à la néerlandaise] ni les cordes à l'unisson sous le Vent d'Est mais Stravinski aux parfums de bourbon, mon cœur , étouffant d'espoir, bat : ni l'aventure ni la vie je n'ai rien. Je me souviens des câbles d'ascenseurs frémissants c'était le  tremblement de terre  aussitôt je bondis aux premiers staccatos du Sacre j'ignore la danse mais je bats des ailes escalade les murs et me cogne en poussant des sons entrecoupés rien n'est semblable au plaisir de heurter ses barreaux, d'intensément crier jamais je ne me suis senti plus libre qu'en cellule sur mon disque volé bien payé de neuf longs mois de taule. Séjour lumineux Main qui me guide impossible de me perdre.

    J'écoute jusqu'au bout, creux de l'estomac, faim et satiété, souffle approfondi, plus tard j'ai vu la danse primitive tous en rond tenus par les épaules dos de crabe à dos de crabe et pinces dessus dessous - crustacé tressaillant multiple ingéré par son propre corps – pulsion musique éternité peut-être.

     

    X

     

    De mon balcon de pierre blanche du sixième à parapet trop bas où je vis seul et dominant la ville, oublieux (par accès) des tourments du jeune prisonnier que je suis – vous ne savez pas mon âge - voici ma vie : au-dessus du dernier palier trône au-dessus de la cage d'ascenseur le mécanisme à levée-descente, bête métallique suspendue au ras du carré de plafond. Dehors tout en bas, très étroit, bosselé, le trottoir défoncé en cuvettes d'asphalte aux rebords coupants laisse échapper le sable qu'il veut recouvrir. Deux amis passent portant la moustache arabe, qui fait d'en haut sa ligne étroite et noire. Même veston, même chemise chic. Je crache alors dessus. Je ne crois pas d'abord que le crachat volera sur l'un d'eux.

    C'est juste pour voir, comme à New-York la poussière par vent moyen (vingt centimètres d'amplitude au 120e étage) qui forme entre les buildings des figures : mon mollard tombe en s'aplatissant, souple galette hélicoïdale. Pour autant que j'en puisse juger, au grand sursaut que fait le premier ami, le crachat ne s'est ni dissous ni désagrégé : l'homme se tourne avec douleur, pousse son ami des deux mains, ils s'insultent et le vent leur emporte les mots de la bouche. Le dédicataire, le récepteur – escalade alors en furie dans son petit costume la terrasse la plus proche, au-dessus d'un garage et cernée d'un placage aluminium/goudron ; il piétine à quatre pattes en

    grinçant des dents. Je le vois creuser les angles, racler, se retourner les ongles. Il ressaute à terre, écumant, se frotte le falze, les deux s'éloignent en braillant, les bras giclant comme des pattes de crabe, ils finissent par se casser la gueule – et moi j'étouffe sur mon balcon, je suffoque, plié en deux, je m'enferme sans le moindre bruit et je me roule sur le lit en hurlant de rire.

     

    X

     

    Le vieux Drüften me voit le soir même. Sans révolte et sans sagesse. Se laisse tomber sur le pouf, main rouge pendante, blair d'inquisiteur – sa lippe de vieux. A présent dit-il tu es fort . Nous t'avons vu danser. Je suis filmé même quand je me branle. Tourné vers le mur. Tu aurais pu t'évader dix fois. Cela me regarde. Ils m'auraient viré. J'en doute. Pour le mollard pas davantage – nul n'a pensé à lever les yeux. Ton short est plein de sperme. On ne m'aura plus. De cette façon. Les tortues fraîches écloses crèvent par milliers sous le bec des prédateurs avant qu'une ou deux atteigne le rivage. J'avais apprivoisé une tortue sur mon balcon. Elle a disparu. Du sixième étage. Bizarre. Je m'incline sur le parapet trop bas, jusqu'au creux du ventre : j'aperçois le visage levé d'Ingeborg Josz, Danoise.

    N'estimer personne en dehors de sa présomption d'innocence. Se faire un droit de ses persécutions afin de reléguer le monde hors perception. C'est pourquoi je suis prisonnier. Mon geôlier prévoit pour moi la plus belle des rencontres : « Tu feras connaissance avec une femme auprès de qui la Babetter, prostituée en fuite, ainsi que sa fille – dont tu n'oserais préciser l'âge – te paraîtront ternes, à oublier, jusqu'au jour de ta mort ; ce jour-là tu réclameras un prêtre et un rabbin, dans les sanglots. » Je meurs de honte ; Ingeborg Josz, nouvelle femme, me poursuit dans la rue à grandes enjambées, talons hauts sur trottoir défoncé. Je me refuse à elle. Jamais je n'ai cru aux souffrances des femmes.

    Babetter était plus qu'une pute. Je ne m'en doutais pas alors. Je ne l'ai jamais retenue. Ni ne me suis demandé la raison de sa présence, ou de son absence. Ni comment il se faisait que la Danoise, Ingeborg, se trouvait le lendemain devant moi : « J'ai reçu ta lettre » dit-elle (écrite en danois ?) - les yeux brillants. Si les Drüften mes gardes n'étaient pas si horriblement laids, ne serait-ce pas la chose la plus désespérante au monde ? Je me suis laissé rattraper ; j'ai pris Josz dans les bras. « Il se sent prisonnier » dit Rainier. « Il se plaint beaucoup ».

    X

     

    Soudain mon lit captif se met à bouger, secoué d'arrière en avant, d'avant en arrière, nauséeux, maritime. Tout l'immeuble. Dans ma pièce centrale, mes deux Drüften, mâle et femelle, se sont regardés dans la terreur. Le séisme d'Agadir est encore en mémoire : 10 000 morts le 29 février ; un colon s'exclama : « Ce n'est que du bétail ! » Cela fit rire. De toutes les rues de T. monte une rumeur, puis une tempête de klaxons : c'est un flot de population qui s'enfuit le plus loin possible des immeubles – et où cela ? – Vers la plage ! » Nos voisins de palier sortent blêmes, décomposés, réconciliés : la femme ne veut plus quitter son mari - « Remontez-moi ça ! » disait-il la veille aux déménageurs – un collègue l'avait averti : « Ta femme se taille avec les meubles, les mômes ! » - à présent dans les yeux dilatés de tous l'épouvante tranquille – devant nous les câbles de l'ascenseur vibrent en interminable accord grave – d'immenses les tentacules noirs pelés.

    Pour peu que la pendulation forcisse, chutant de biais ou de haut, nous serons morts ; si l'immeuble se replie, nous pourrons survivre. Une forte odeur de merde s'éleva, et la terre cessa de trembler ; je ne reverrai Tanger que lorsqu'il sera trop tard : mes vieilles mains frémiront, mon regard s'assombrira. Je veux dans mes bras serrer de vraies femmes. Et me rouler, vite, sur des chairs clandestines. J'ai dévalé par les escaliers, sans que les deux vieillards aient osé me poursuivre; Josz attend au pied des marches, nous nous précipitons parmi la ville effervescente, nous aimons debout contre un mur de briques, arc-boutés, branlants, rapides, elle s'enfuit nue et seule sous les pierres tombantes, je la vois s'effondrer sous un porche dont le linteau glissant l'aura tuée dans sa peau blonde.

    Affolé sans chagrin je cours dans les rues parcourues de frissons et de véhicules, mais tout grouille vers les navires à quai exigeaient le prix fort, il se rend aux autorités, nul jugement ne fut prononcé.

     

    TRANSFEREMENT RUE LAFAYETTE

     

    Prison numéro 3. Immeuble aux balcons de faux silex ventrus sur le carrefour, tout prêts à s'écrouler en sandwichs mortels. Disparition des Drüften. Semi-liberté. Josz et Maertens ont réchappé. Entre deux lippes du balcon les voici enlacés L'immeuble tint bon. Ses lèvres de ciment

    ne se refermèrent pas. Notre héros obtint Josz Ingeborg par droit de sauvetage (d'épave). Ils en rient. Partagent leur vie sous les plafonds bas, entre balcon du haut et balcon du bas : "Je fuyais nue par les rues. Tu m'attrapais par le bras, évadé, en pyjama, la main sur la ceinture." Comme les citoyens de revenus aisés prennent le soleil entre les lourdes lèvres de façade. La rue tangue sous les coups de vent, les camionnettes filent, chargées d'hommes assis criant cramponnés aux ridelles, brandissant des armes de leurs main libres. Cela distrait les amants. Maertens vivait enfin son grand amour, une fille rieuse et blonde sur un balcon fleuri, et qui ne pose pas de questions ("D'où viens tu? Quelle est ton histoire ?") Excellente humeur. Dents propres. L'immeuble tient bon.

     

    Noms oubliés

    Jérémie des Instances descend en sous-sol, messager de sa ville : un effondrement s'est produit (cet homme à lui seul occupe un espace considérable ; un gros ne saurait trouver place en nos galeries étroites enfumées) - ainsi se trouve vérifiée la Prophétie : « crevaison », « rupture du sol », « infiltration », «monde morne », éternelle expiation » – jadis je croyais que je pouvais vivre. Je reportai les yeux sous ma terre : un groupe a surgi dans une de nos salles, sous son ciel peint a giorno : seules y resplendissent les faces de nos dieux, en qui je place ma confiance – ainsi Jérémie, messager, un collier de barbe orange et des yeux en mares de bière, pommettes grasses. Front haut et souffle fort. "Il est le dieu qui ne dit rien". Une grâce m'est offerte.

    Supposé que tant d'hommes débouchent dans les couloirs obscurs de notre station émettrice ; que Liz en soit sur-le-champ subjuguée (tous bien portants, jeunes et forts). Daniel Tag leur parle à voix haute, ses mains soudain volubiles, ses lunettes de fer cerclant ses yeux de supplicié, souriants : « Un vote » réclame-t-il, « un vote » - il prononce "veaute". Au-delà des verrières de notre studio éclatent des flashes multicolores – l'homme d'ombre que je suis ne s'éblouit que des faces divines. Et c'est alors, le vote dépouillé, que nous apprenons tous la destitution de Daniel Tag, qui pleure tout droit, les yeux rougis d'un gosse, décomposé sans geste de défense, exit, exit Daniel Tag, tandis qu'autour de lui se pressent les restes d'une cour aux échines inclinées, Tag exécute sa sortie, s'appliquant à ne pas chanceler.

    Sous l'ovation Jérémie dit que désormais [je] parlera[i] librement. Il me sourit. C'est alors que dans son dos s'élèvent deux gigantesques ombres, dont l'une porte un melon volhynien de juif. La Volhynie est une région forestière du nord-ouest de l'Ukraine. L'autre ombre, en retrait,

    indistincte, prétend me représenter, passer pour moi ; que va-t-il dire ? seul à détrôner mes dieux !

    Faites sauter tout le couvercle (sky, skull/ ciel et crâne).

     

     

    Attention, espoir

     

    Tout s'est passé simplement. Je conduis Rappoport, juif volhynien, et la seconde ombre, dans le labyrinthe (il fait le brave) : il décline son nom, sa classe (marquis), sa religion : "Je viens de Tanger" - je n'en crois rien : Tanger c'est blanc, clair et venteux. Nous descendons encore, suivant les rampes. Le plafond baisse. L'air pulse d'en bas. Les camionnettes en surface fuient toujours. Tanger ressemble aux Vosges, aux Pyrénées : versant doux, versant raide. Les camionnettes repiquent sur Alcazaba-Vieja, la Kasbah. Le tsunami ne vient pas, le vent reluit, le soleil de ma rue frémit comme un chat qui dort, les deux amants se contemplent.

    A l'étage Rappaport, petit juif de Volhynie, médite pour leur bien. On ne vit pas d'eau claire. Maertens et Josz (l'amour par ses Noms de famille) dînent à la fenêtre ouverte. Rappaport leur apprend la terrible nouvelle de la Catastrophe de Colombie : Tremblement de terre oublié – trente mille morts d'un coup sous la coulée de boue dévalée d'un volcan – de l'autre versant téléphonait une postière à sa collègue : « Fuyez ! ¡ por Dios, huíste ! » - la calotte gorgée d'eau pour s'abate d'un coup comme une claque, trente mille habitants saisis de boue de la gorge aux poumons – ¿ Aló si ? - puis le silence - Ya màs encontraré el descanso « jamais plus » dit la survivante « je ne connaîtrai le repos » - Rappoport affiche le calme qui sied aux rescapés - quel intérêt, je vous le demande, à se faire passer pour juif ?

    « Snobisme insupportable » dit Maertens - « Odieux » renchérit Josse « N'exagère pas » dit Maertens. La boue liquide s'effondra sous la poussée de lave mille millions de mètres cubes de diarrhée glacée « Tais-toi dit Josse Tais-toi » – les relations avec le juif de Volhynie restent froides - la mort en masse. Camps et volcans. Assassins, assassins, répète Rappoport. C'est la première fois que je rencontre un juif rancunier. D'habitude ils se terrent. Atterrés. « Je suis montée chez lui » dit Josz, «Tout blotti haletant dans son angle – est-ce qu'on en a enterrés vivants ? » Naïveté de Josz. Maertens planqué à l'étage au-dessous remâchant ses frustrations, sur la chance d'être juif - c'est proprement intolérable.

    A peine sorti de prison. Pomarès et son flingue, les Drüften septuagénaires et leurs haillons n'étaient pas dangereux – bien qu'une balle soit vite partie ; le vieux partisan belge porte toujours un gros Mauser sous ses guenilles. Rappoport occupe au-dessus un deux pièces qui serait éblouissant s'il n'avait pas bourré jusqu'aux fenêtres un tas de meubles, coffres ou bahuts laissés là par ses sœurs avec tout leur beau linge - son regard plonge sur la cour depuis la baie vitrée, chapeau bas sur les yeux, pensées fourmillantes entre ses épaules, recueilli, dissimulé, nourri jadis par un vieil oncle catholique - «On n'allait pas tuer un juif aussi jeune » - alibi, alibi. «  Attention, dit Maertens, il n'est pas juif.

    - Il avait cinq ans à la fin de la guerre. - Josz, je n'ai pas de preuve. » Une lettre interceptée : le marquis Rappoport exprime en vers des sentiments « sincères et dévoués ». Mentionne expressément les yeux, la  bouche , les volutes d'une longue boucle cendrée - j'ai moi aussi observé la bouche. Rappoport offre chez lui le thé, s'assoit près de Josz sans gestes excessifs, parlant de choses légères et graves. « Charmeur » dit-elle. Puis il insiste (« sottement », dit-elle) pour la raccompagner sur le palier. Je les aperçois tous deux, se dirigeant vers notre porte dans le le long corridor à moquette sous les spots, l'un tenant l'autre. A mon tour d'inviter Rappoport : il passe alors ma porte sous mon bras levé puis s'assoit en, soufflant doucement, sur le voltaire vert, et nous voici tous : j'ai retrouvé ma dignité.

    Ma clairvoyance. Le marquis s'est fait discret, contrairement aux codétenus précédents, sitôt dans ma cellule vite encombrants. Josz : « Jamais mon mari » - de qui s'agit-il ? - « n'accepte d'autres hommes à moins qu'ils ne ressemblent trait pour trait » - de moi ? - « à celuiqui l'a précédé » - un donneur de leçons, voilà ce qu'il doit être». Rappaport se retire – je le rattrape en plein couloir : je m'en contentais bien, moi, d'une relation ordinaire ! ...Depuis je me vautre, dans mon confort, comme un porc. L'hiver mord la ville lumineuse. C'est effrayant quand on y pense. Coincés comme nous sommes tous entre ces tranches pâtissières de granite - balcon dessus, balcon dessous – mâchoire mortelle.

    Jusqu'ici nous évitons d'installer chez nous, Josz et moi, ce faux juif et faux marquis, bien qu'il ne semble manifester aucune excitation sexuelle incongrue, silhouette découpée sur le balcon d'en haut. Tant de soleil me dissuade : je ne serai jamais Tangérois. « Tingitan », rectifie le Marquis ; il me reprend à part : « Assez de faux-fuyants», je réponds «j'ai trouvé le bonheur une-femme-que-j'aime-et-qui-m'aime  - Non sans mal » conclut-il. Josz et moi jouons ainsi : nous montons et descendons ventre à ventre dans les ascenseurs de bois vernis, cercueils verticaux, scarabées doubles portes battantes, un aller-retour par cage – l'immuable portière andalouse en haillons locaux nous crie depuis sa loge ¡ y qué ya no os vuelvo a pillar ! - que je ne vous y reprenne plus ! Nous détalons galopins de trente ans nous explorons la Ville d'immeuble en immeuble Tanger Européenne Quartier Blanc Barrio Blanco enserrant le Zoco Casbah féconde « aux terrasses imbriquées » – de tant de métropole je n'aurai connu que les «buildings trop neufs» plaqués de marbres aux veines glauques, déserts depuis peut-être ou démolis, ciments verticaux sur le sable et le vide, lifts étroits claquants leurs vantaux de saloons à grilles losangées, coulissantes, pinçant, bloquées.

    Arrêts d'urgence et déclics décalés, sifflements reptiliens des poulies huilées, souffles caoutchoutés des câbles et clôtures, avec au ras des yeux les parois défilant plâtrées striées de hiéroglyphes : Aqui me quedo (« j'habite ici ») je reste suspendu d'un geste inadapté nous aurions détaché le panier métallique précipitant coupant nos poings sur les fers ouvragés nous empalant sur les ressorts du fond. Il y a des enfants sans famille qui se suspendent aux câbles et tirent à toutes forces et lâchent tout, d'un cri, la cabine file crever le plafond plâtré puis retombe écrasée par le contrepoids – PENDANT LES TREMBLEMENTS DE TERRE NE PAS EMPRUNTER L'ASCENSEUR - DURANTE LOS TERREMOTOS SE PREGA ENCARECIDAMENTE « instamment » - (…) Rappoport à qui nous ne cachons rien répète « je t'en sortirai » - mais nous ne voulons pas sortir - quand Dorimon, au moins, ne disait rien – je n'aime pas les gens qui crient « je t'aime » (Ingeborg) – j'ignore, en définitive, le véritable sens des ascenseurs.

    Le père du marquis fut un escroc à présent mort qui lui légua cette démarche de faussaire, sang bizarre et moustache blanche, teint mat et grains de beauté douteux sous le col. « S'évader », dit-il : je n'y tiens pas. Il nous enseigne l'hébreu – d'un accent velouté, voilé. Josz répète adonaï élohénou, blonde aux ongles vernis, Rappoport eût aimé je le crains la mettre en rapport avec moi pour en toucher le pourcentage et cela l'impatiente. Il nous lit ses écrits de jeunesse dit-il, sur un mystérieux vélin, bien que je voie par translucidité la succession foncée des paragraphes : « L'amour sous les bombardements – contre les pierres sèches avant qu'elles s'effondrent » - « Notre histoire ! » dit Josz à voix basse, le juif imaginaire agite les feuillets qu'il tend devant ses yeux ; ses paupière sont bordées de rouge – il raconte des fuites échevelées, gravats et poussière, vêtements déchirés sur les seins, femmes hurlant sous les sirènes – Ingeborg : « Il vient de l'écrire ! vois, l'encre est encore fraîche ». Dans la nouvelle suivante : un homme fou d'amour, une femme éperdue tendant les bras du fond d'un transformateur éventré, tous deux électrocutés grillés dans les déflagrations – nous nous confondons en admirations évasives « une ignoble odeur de brûlé s'éleva ».

     

    X

     

    Si jusqu'ici le Marquis espère vivement notre évasion, les comparses discrets qui se succèdent à nos chevets sont proprement ses auxiliaires. La vision exaltée d'amour n'est pas si véritablement passionnelle : tremblements de terre, rapts, bombardements, tout ce qui s'ensuit. Le sauvetage où s'astreint Rappoport impose une tâche malaisée : rechercher en la femme non pas un bonheur, ni l'accomplissement, une harmonie peut-être – prisonniers qu'ils sont comme nous de la ville, de ces arrachement, de ces passions de prisonniers, incapables d'en éprouver d'autres que cette injustice qui leur est faite. L'étendue de la perte à subir lui est représentée par le biais d'une série de photographies : Ingeborg sur le balcon, parmi les plantes vertes fraîchement acquises, et souriant à contre-jour ; nous lui montrons cela.

    Poker. Enjeu Josz, Ingeborg. Je perds, le faux Marquis modifie les règles à mesure , tu vas perdre ta femme dit-il, « je n'en ai pas » lui ai-je répondu, je l'entrevois courbée dans l'autre pièce au-dessus d'un rouleau d'exégèse massorétique ; « elle a progressé !» s'exclame Rappoport « jamais je n'aurais cru qu'elle eût progressé à ce point » - il rafle les mises et nous baissons la voix. Nous sortons lui et moi dans la rue, sous un auvent trois Arabes assis en djellabas blanches, comme trois figurants prisonniers à vie. Rappoport et moi programmons à mi-voix quelque viol de femme, Josz nous rejoint et dit « J'y pensais justement », « Ta gueule » dit le Marquis en hébreu.

    Ingeborg s'enfuit, Je ne te retiens pas lui dis-je, Prisonnière ! et le Marquis devint imprévisible ; je vis la volupté de sa joue d'enfant mat, le dessin souple de ses lèvres, sa moue pour un chapitre de grammaire mal su, ou toute idée obcure où se concentre tout l'humain.Rappoport veut m'isoler, m'avoir tout à lui, se servir de moi, me passer dessus, me délivrer sous lui. C'est le premier homme de cette sorte. Il invente à mesure un poker dont les règles changent, de sorte que je perde : je perds mes jours de liberté que j'ai misés, il consent à recevoir des indulgences au sens ecclésial du terme ; quelle Eglise ou Synagogue représente ce petit homme, ce goy honteux ? j'abats

    mon jeu « pour voir » : il me prend six jours encore, plus une semaine. J'ouvre la fenêtre. Toute femme a disparu. Grande. Inextricable Casbah. Je respire à pleins poumons, cerclé d'angoisse, au balcon d'angle arrondi – baigné de soleil tout le jour ; mais pour Tanger, pour le Maroc, il fait froid. Le faux Marquis me propose de partir à sa recherche – je gonfle ma poitrine d'air sec et frais – je devine au-delà du Détroit ce vent d'est qui crête les vagues au-delà du ressaut... Rejoindre ou ramener mon Ingeborg ? ma Josz ? ma Bettendorf ? l'amour pour moi n'interroge plus rien ni personne, juste ces motifs bleus de tenture immobile, sans tous ces remuements d'obscurités que nous brassent les femmes, les autres, celles que j'imagine dans les ténèbres si propices aux cauchemars... Pari tenu dis-je, mon Ingeborg est lumineuse, je suis le marquis par la porte vitrée du corridor aux moquettes mates, car je tiens en mains ce marché si resplendissant, quelques points au poker, en regard de l'éternité. « Nous la rattraperons » dit-il « et nous la forcerons » - Tu en prends pour perpète » - un tel propos chez lui est inhabituel, il faut qu'il soit sous l'emprise d'un souvenir atroce. « Avant qu'un fou n'en vienne là, poursuit-il, de combien de refus émerge le violeur, absous par les mépris accumulés – en vérité dit-il la femme porte sur son dos la responsabilité de la moitié des meurtres et viols du monde – il me vole au poker, il me rendra ces doux ongles vernis dont elle se griffait si violemment le sexe devant mes yeux hagards.

    Les muscles intérieurs des cuisses s'appellent virginitatis custodes, gardiens de la virginité, je sens dans les yeux de cet homme et leur flamme l'accomplissement de son Moi pervers et véridique ; son calmant n'agit plus, il halète, ses traits se crispent – c'est un trisme ou phase tétanique terminale et je verse de l'eau pour qu'il prenne un cachet : le tube est du plus fort dosage en vente au sud de la mer Méditerranée. Tout son corps tremble – nous ne pourrons pas prende l'ascenseur, je le soutiens dans les cages et le hall où je le remonte ; l'étends tout habillé, lui prends la main et lui dis des mots tendres : « Demain... Demain... » Il s'endort et je baisse la tête.

    C'est ainsi que j'apaise un violeur, sans un mot de pitié, tandis qu'il ronfle doucement. Le lendemain remis drogués tous deux nous parcourons en haletant les boyaux chauds de la Casbah (même souffle, même sexe que cet homme), chassons côte à côte parmi les rues blanches au sol poussiéreux, souillées de loin en loin par un crachat séché et véritablement tuberculeux en pleine efficace diffusion - au dernier moment j'écarterai ce chien d'un coup de pied j'entraînerai mon Ingeborg aux ongles faits (soyez tendre avec une femme , jamais vous ne saurez faire l'amour aussi longtemps que vous ne saurez pas qu'une femme, avant tout, veut s'imaginer ne fût-ce qu'un instant,

    se sentir unique pour vous. Tanger n'est pas ce que l'on dit : mais le point de contact, la ligne de fracture avec l'Au-Dessous, par la faille même qui le 29 de février dernier détruisit Agadir. Ainsi toute femme s'est enfouie, aspirée à travers l'un de ces trous d'enfer fumant d'écume du Cap Spartel : la vague sape, recule et frappe encore, les geysers jaillissent et le sol tremble encore, l'eau frotte dans sa gaines, je sens sous ces bouches de roc une infinité de vies. Rappoport souffle sous sa moustache : je le trouve grossier. Pestilentiel. Halètement du bouc en quête de reproduction. «La voici » crie-t-il à voix basse. Nous ne sommes pas où je l'aurais souhaité : c'est, un autre jour, une espace de terre battue, noire, un de ces polygones en ville mal délimités par des murs bas, mi-écroulés au-dessus du Détroit, très loin.

    Dans un angle le soleil se couche : une masse allongée de buissons et de ronces recouvre une dépression du sol si féminine que je retiens un éclat de rire – j'ai appris à me défier, en de longues captivités, des manifestations si incongrues de joie, des enthousiasmes, des compagnons. « La voilà » répète-t-il en écartant les épines. Recroquevillée sur une toile de sac, main levée sur les yeux, le coin de son voile mordu, c'est une femme de ce pays. Elle s'est étendue pour dormir, attendant la pleine nuit pour descendre les pentes jusqu'au port. Il écarte son voile d'un coup sec, et je lis sur les traits de la femme une extrême fierté. Nous l'avons violée dès son révéil, et notre épouvante devint extrême : derrière nous dans le jour déclinant quantité de parents, amis et voisins, accouraient hérissés d'armes découpées sur le ciel. «Ils me tueront avec vous » souffle alors la femme : levée d'un bond elle ouvre plus profond sous les ronces une trappe de fer qu'elle a verrouillée sur nous tous. Les premiers coups retentissent : « Je ne vous sauverai pas » dit-elle. « Vous sentez toute les lâchetés, la sueur et l'excrément. » Nous suivions dans l'ombre la frange plus claire de son vêtement glissant de marche en marche. J'ai traité Rappoport de gommeur, sale gommeur de viol. Autour de nous la terre gronde sourdement. Le souterrain où nous allons devient une infinie prison, des dizaines de femmes s'assemblent autour de nous dans la pénombre, des galeries bientôt s'éclairent d'une série d'ampoules crues, monotones, irrégulièrement espacées. L'ai vicié monte à la tête, malgré le ronflement croissant de gigantesques aspirateurs. Je crains de disparaître. Un garde surgi là nous enchaîne : « Voici votre cellule » - un plafond noir, de vastes bruissements plus profonds, plus mugissants ; ces prisons cesseront-elles un jour ? les foreuses défonceront la terre : nul territoire n'est un abri pour la conquête. Dans les galeries éventrées, je prendrai fait et cause pour ce peuple, grouillant sur l'excavation en cercles concentriques, comme la houille ou le diamant. Il n'y a plus ni haut ni bas, juste domination de la masse inculte Vous devez comparaître et j'appris que c'était désormais « le matin ». J'ai vu près de moi les chaînes ballantes du Marquis de Rappoport, il m'est apparu libre aux côtés de Kragen, que je vis pour la première fois ; je me suis alors uni à mon double. Ce fut sans effort particulier, ni secousse, ni commotion d'aucune sorte. Nos maîtres alors se lancèrent dans un long marchandage.

    Mon double à l'intérieur de moi m'a proposé d'explorer cette matière gisant sous nos pas, multiple et uniforme, surface et profondeur, car les excavatrices échouaient à tout extirper. Contemplant Rappoport demeuré seul, Kragen à l'intérieur éclata en moi d'un rire déchirant, muet, qui nous emporta dans une gigantesque quinte de toux. Nous manquâmes mourir. « Artistes de cirque » lança le faux marquis, faux juif, devenu maladif et véritablement cireux. L'éclairage des galeries s'était fait particulièrement blafard. Kragen et moi nous étions considérablement améliorés, par cet inexplicable rémission maintes fois rapportée par les thanatologues ; notre fusion serait-elle éphémère ?

    J'étais venu, moi, du haut de la terre, de cette ville obstinément nommée par tous Tanger, dont ils ignoraient tout. Nous évitions mon double et moi tout mouvement, mais nous étions un homme, entier, fragile encore mais inépuisable. Vers moi seul vrai valide se tendent les micros, les caméras tournent, les articles paraîtront jusqu'après notre mort, à supposer que nous mourrions. Le double coulait dans nos veines et notre lymphe étrange diffusait une bienfaisante sensation de chaleur. Nos maîtres discouraient toujours. Tendant l'oreille enfin par-dessus leur rumeur, après qu'il eurent épuisé tous les penseurs passés, j'approuvai, parmi le ronflement double de nos sangs neufs, la découverte enfin que la Littérature, loin, bien loin par-delà tous les prêtres ou philosophes épris de vérités ou de mensonges, explore seule et catalogue sans rien omettre la totalité de l'homme.

    Les journalistes alors s'égaillèrent parmi les souterrains, ils ne nous recherchèrent plus. Bientôt ce dernier cercle des Enfers sera une carrière à ciel ouvert, amphithéâtre aux gradins effondrés, où grouilleront encore un peu, fourmis sans toit, les hommes noirs que nous ignorons. Nous tombâmes d'accord mon double et moi que tant d'efforts et tant de terre ne pouvaient avoir été remués pour notre seule union si exceptionnelle fût-elle ; nous avons éprouvé le caprice d'obtenir l'aval de cette femme de rencontre, forcée au moins par l'un de nous : « Ne craignez rien » dit-elle, « mes lèvres écrasées, ces griffes sur ma peau et mon viol, ne sont que symboles ou littérature ». Cruauté pure. Nos deux prisons d'en haut, d'en bas : verbe, verbiage. « Prenez garde dit-elle à ne pas mourir. Cette fois pour de bon. - Qu'importe » répond Kragen en toussant. La dernière femme nous installait dans un vaste fauteuil rouge face à l'écran. De telles salles fleurissaient partout, les ouvriers fouisseurs et déblayeurs s'étant pourvus d'amples distractions. Mais ce film-là n'était mobilisé que pour Kragen et moi.

    Nous avons attendu tous deux le défilé de nos vies antérieures, sous-titrées ; la femme nous apprit en dernière instance à presser, sur nos accoudoirs, les touches « accélérer », « retour », « image fixe », comme dans les cabines de pornographie. « Veux-tu dire, Constance, que tous nos compagnons de réclusion défileront devant nous, si peu qu'ils soient venus, afin de justifier nos vies à tous ?  - Tu es épuisé me dit-elle - par ce viol que tu as commis. » A la fin j'étais libre, et Kragen trépassé. Je salue de tout cœur mon peuple souterrain et mes amis d'en haut. S'ils ont volé ma place, la première au monde, ne vous attendez à rien de plus.

     

  • gygès

    C O L L I G N O N

    G Y G È S

    Sujet tiré d’Hérodote

    par COLLIGNON Bernard

    (Camemberts, prêt-à-porter)

    PERSONNAGES

     

    CANDAULE - roi de Lydie

    TYDO - reine de Lydie

    GYGÈS - favori du roi, conseiller de la reine

    XYPHOS - conspirateur, ami de Gygès

    LYGDIA - servante de Tydo

    COURTISANS N° 1 - Scatophagos

    N° 2 - Phallokratès

    N° 3 - Pompatyphus

    N° 4 - Trichomonas

     

    ELBATÈS - ennemi mortel de Gygès

     

    La scène représente, côté jardin, un portique, d’où descendent trois marches.

    Un plan incliné, large, figure une large rampe de faible hauteur, terminée par une pierre

    angulaire figurant un échiquier.

    Au lever du rideau, XYPHOS et GYGÈS jouent aux échecs sur cette pierre d’angle.

     

     

    GYGÈS va déplacer une pièce.

    XYPHOS l’arrête d’un geste :

    Pas ça. Ton cavalier est en prise.

     

    GYGÈS hésite, remet sa pièce en place.

    XYPHOS

    Pourquoi n’avances-tu pas ce fou ? ...tu prends ma reine, et je suis presque mat. (1)

     

    GYGÈS

    Je te vois venir : juste après, tu descends ta tour, et c’est moi qui suis mat. (Silence concentré) (À lui-même :) Dois-je déplacer ce cavalier ? Hein ?

     

    XYPHOS

    Hmmmm...

    GYGÈS, avec résolution :

    Je le déplace…

    (Silence. Xiphos avance la main)Tiens !

    Ah non ! Non ! je le laisse où il est.

    (Il replace le cavalier)

    Et pourtant…

    (Xiphos montre des signes d’impatience. Gygès reprend le cavalier, le laisse en suspens, puis le repose)

    (Pris d’une illumination subite)

    Tiens ! J’avance le fou, je prends la reine, et ton roi est presque mat !

     

    XYPHOS

    Mais si je descends ma tour ?

     

    GYGÈS

    Pas du tout ! Où vas-tu chercher cela ?

    (Il joue)

    Je prends la reine…

    (Il insiste lourdement)

    Je prends la reine…

    (Xiphos déplace une pièce avec fatalisme)

    (Hilare)

    Le roi est mat ! qu’est-ce que tu dis de ça ?

     

    XYPHOS

    Ailleurs se tourne mon esprit est tourné ailleurs…

     

    GYGÈS, l’interrompt :

    Moi, je suis toujours tout à ce que je fais…

     

    XYPHOS

    Je songeais à notre affaire… Ne devrions-nous pas soudoyer Ogdoas ?

     

    GYGÈS

    Ce démagogue, ce sac à vin ? Il gâcherai tout. Qu’il reste dans son trou.

     

    XYPHOS

    Ogdoas, c’est le peuple, donc, toute la garnison. Il a vingt mille hommes, à nous tous dévoués.

    GYGÈS

    Dis plutôt à toi, oui…

     

    XYPHOS se lève, solennel

    Que le ciel…

     

    GYGÈS

    C’est à lui de tenir de tels serments…

     

    XYPHOS

    Le roi se l’est attaché à coups de millions. Mais (il se penche, jette un regard circulaire) – si tu lui donnes le gouvernement de Bithynie (2), il te suivra, toi.

     

    GYGÈS

    Et ensuite, comment se débarrasser de lui ? ...Et puis il est énorme. Il marche comme ça.

    (GYGÈS se lève et l’imite grotesquement)

     

    XYPHOS

    Tu es trop seul Gygès. Tu ne connais pas la cour. Malgré ce que tu crois, tu te trouves aussi isolé que le jour de ton arrivée.

     

    GYGÈS

    Je gagnerai le peuple. J’octroierai vingt talents par tête.

     

    XYPHOS

    Vingt talents ! Où les prendras-tu ?

     

    GYGÈS

    Dix, alors. Mais sera-ce suffisant ?

     

    XYPHOS

    Je pense bien !

     

    GYGÈS

    Ne vaudrait-il pas mieux quinze talents ,

     

    XYPHOS

    Et la garnison, comment la garderas-tu ? Tout le trésor n’y suffirait pas. Si tu commences comme ça, tu ne pourras plus t’arrêter.

    GYGÈS

    Laisse-moi réfléchir… J’ai une idée : soudoyons Ogdoas. Je lui offre les revenus de Bithynie, car si nous le tenions à l’écart du complot… (geste circulaire)…il ameuterait le peuple contre nous.

     

    XYPHOS

    Mais comment se débarrasser de lui ? Et puis il est énorme ! Et il marche…

     

    GYGÈS l’interrompt

    Quand cesseras-tu de me contrarier ? Qui commande à la fin ?

     

    XYPHOS, effrayé

    Chut… Chut…

     

    GYGÈS

    Nous pouvons agir dès demain.

     

    XYPHOS

    Je t’apporte mille hommes et toute la cavalerie.

     

    GYGÈS, se ravisant

    Attends… Ne pourrions-nous repousser cette échéance ?

    (XYPHOS reste dans l’expectative)

    Et puis non… Hier – hm, demain… soir… cours avertir Ogdoas.

    (XYPHOS va pour se retirer, quand apparaissent LE ROI et sa suite)

     

     

    SCÈNE II

    GYGÈS, XYPHOS, LE ROI, SUITE

     

    LE ROI est couvert de bagues et de bijoux. Il porte une longue robe à l’orientale. Autour de lui, quatre courtisans. Il descend majestueusement les marches. Devant lui, COURTISAN N°1

    (SKATOPHAGOS), balaie la poussière d’une main, la recueille de l’autre et l’avale avec empressement. À côté du ROI, COURTISAN N°2 (PHALLOKRATÈS), agité de tics, avec des gestes précieux, époussette sans cesse le vêtement du ROI et le rajuste. Derrière, POMPATYPHUS et TRICHONOMAS se poussent à qui sera le plus possible en contact avec le ROI. Ils sourient et redoublent de courbettes quand le ROI les regarde, mais sitôt qu’il détourne les yeux, ils s’envoient des reards furibonds, se marchent sur les pieds, se donnent des coups de coude, se bousculent, se pincent, etc.

    POMPATYPHUS imite ou esquisse tous les gestes du ROI, essayant même de les anticiper ; se trompant quelquefois.TRICHONOMAS essaie de voir ce qui va sortir de sa bouche, empressé, l’oreille tendue, et se retourne vers les autres en approuvant frénétiquement de la tête.

    Ce jeu doi se prolonger pendant toute la scène, sauf indications contraires.

     

    CANDAULE, écartant les bras -POMPATYPHUS même jeu

     

    Ah, Xiphos, et toi, Gygès, que je suis aise (3) de vous voir en ce lieu.

     

    TRICHONOMAS , en écho

    en ce lieu/

    POMPATYPHUS, bouffonnant

    Oh oui alors !

    SKATOPHAGOS, toujours à quatre pattes, agite frénétiquement la tête, XYPHOS s’incline profondément, GYGÈS légèrement tout en gardant sa dignité.

    XYPHOS

    Majesté…

    GYGÈS

    Divinité…

    SKATOPHAGÈS fixe Gygès d’un air courroucé parce qu’il ne s’incline pas suffisamment

    CANDAULE distribue un sourire à celui-ci, une caresse à celui-là, se laisse toucher, mais d’un air parfaitement détaché

    ...Tous conviennent en ce palais que, de dépit, les géraniums se flétrissent aux pieds de la reine.

    TRICHONOMAS

    de la Reine.

    TOUS

    C’est juste, Sire… Aphrodite elle-même… Hélène… Europe (4)… Narcisse (5)…

    GYGÈS

    Nous en convenons aussi, Divinité. Nous en parlions justement…

    TOUS

    Aaaah… Aaaah… (mines diverses d’extase ; SCATOPHAGOS doit outrer tous les mouvements des autres).

    CAND AULE

    Eh bien, qu’en dites-vous ?

    POMPATYPHUS

    vous ?

    Airs interrogatifs de tous. SCATOPHAGOS, soupçonneux, est prêt à sauter sur XIPHOS et GYGÈS ; PHALLOKRATOS suspend son époussetage.

     

    XIPHOS et GYGÈS, extatiques

    Ah, Divinité…

     

    XIPHOS, seul

    Cythérée (6) en personne…

    Les visages se détendent. N°3 (POMPATYPHUS) envoie des baisers à Gygès. N° 1 (SCATOPHAGOS) baise ses pieds et revient à quatre pattes aux pieds du roi CANDAULE

     

    N° 3 (POMPATHPHUS)

    Ce regard, Divinité…

     

    (N° 1 (SCATOPHAGOS) désigne ses yeux, qu’il a écarquillés)

     

    N° 4 (TRICHONOMAS) en écho

    Ah, ce regard…

    (XIPHOS porte la main à ses yeux)

     

    N° 2 (PHALLOKRATÈS)

    Et sa chevelure ? (aux autres, péremptoire) Vous avez vu sa chevelure ?

     

    N° 4 (POMPATYPHUS) en écho

    ...sa chevelure ?

    (N°1 (SKATOPHAGOS) mime une haute coiffure très compliquée, ou imite une coquette se peignant)

     

    N° 3 (POMPATYPHUS) d’un ton pâmé

    Sur ses lèvres embaumées…

    (N° 2 (PHALLOKRATÈS) mime une coquette se mettant du rouge (GYGÈS écœuré) N° 1 (SCATOPHAGOS) envoie sur le roi CANDAULE un nuage de poudre parfumée)

    CANDAULE

    À toute heure, pour moi seul, tant de joyaux : ne suis-je pas le plus favorisé du royaume ?

     

    TOUS, enthousiastes

    Oh si ! si Majesté, si Sire…

     

    N° 4 (TRICHONOMAS)

    Sissire, sissire, sissire…

     

    N° 1 (SCATOPHAGOS) manque se décrocher la tête

    N° 3 ( POMPATYPHUS)

    ...du monde, Sire…

     

    N° 2 (PHALLOKRATÈS)

    ...de toute la terre entière, Sire…

     

    N° 1, SCATOPHAGOS

    Et de la lune…

     

    CANDAULE au N°3 (POMPATYPHUS)

    En attendant, on n’entend pas ses seins grelotter sur ses cuisses, comme la tienne…

    (Tous rient)

     

    N° 3 (POMPATYPHUS) la main sur la poitrine

    Mais, Divinité… (il rit très jaune)

     

    CANDAULE au N° 4 (TRICHONOMAS)

    Ni cette verrue si mal placée…

     

    N°4 (TRICHONOMAS) cesse de rire d’un coup

    Mais… Mais… (N° 3 (POMPATYPHUS) d’un seul coup explosé de rire)

     

    CANDAULE au N° 2 (PHALLOKRATÈS)

    Et ta Myrto, Phallokratès, pleure-t-elle toujours sur sa toison… occipitale ?

    (N° 2 (PHALLOKRATÈS) rit très, très jaune)

    CANDAULE reprend son air faussement rêveur

    ...Et ses pyges ? Vous avez vu ses pyges ?

     

    N° 1 (SCATOPHAGOS) à quatre pattes, à XIPHOS et GYGÈS)

    Ça vient du grec, ça…

     

    TOUS, presque en même temps

    Ses… ah oui ! ses py… parfaitement !

     

    N° 3 (POMPATYPHUS)

    Ah oui, ses pyges !

     

    N° 2 (PHALLOKRATÈS) admiratif, mais méfiant

    Mes dieux !…Mes Dieux !…

     

    CANDAULE, soudain sévère

    Et qu’en savez-vous, pour évoquer ainsi les fesses de la Reine ?

     

    TOUS

    (N° 2 (PHALLOKRATÈS) envoyant au ROI des nuages de poudre que celui-ci tente d’éviter) – se chevauchant mais distinctement

     

    PHALLOKRATÈS :

    Nous supposions, Sire…

     

    POMPATYPHUS

    On vous croit sur parole…

     

    TRICHONOMAS

    On ne veut pas vérifier…

     

    POMPATYPHUS

    Mais vous disiez…

    SCATOPHAGOS

    On supposait… (geste équivoque, évoquant la mise en place d’un suppositoire. Le ROI lui botte les fesses, il court à quatre pattes en gémissant devant la scène (9). Il reviendra peu après.

     

    CANDAULE

    Donc, Mesdames et Messieurs, concluons : quel miracle la nature a-t-elle suscité, pour éclairer nos Faibles Yeux sur le Beau Immortel ?

     

    TOUS sauf Xiphos et Gygès

    La Reine !

     

    CANDAULE

    Pourquoi cries-tu « La Reine ! » après les autres ? TRICHONOMAS balbutie ; POMPATYPHUS le fusille du regard. SCATOPHAGOS rigole en douce, PHALLOKRATÈS le dévisage d’un air méprisant. Le ROI se retourne rapidement vers SCATOPHAGOS qui rabaisse brusquement les coins de sa bouche.

    ...Passons pour cette foi (à tous) Et quelle femme, mortelle ou immortelle, peut soutenir l’éclat de ses perfections ?

     

    TOUS, plus XIPHOS

    Aucune !

    CANDAULE

    N’est-ce pas Gygès ?

     

    GYGÈS se reprend vivement

    Aucune, Divinité.

     

    SCATOPHAGOS lèche les pieds du ROI. PHALLOKRATÈS soulève sa robe et l’évente par dessous.

    CANDAULE, mi-soupçonneux mi-plaisant

    Mais que disiez-vous exactement sur la Reine, à mon arrivée ?

    Les manèges des COURTISANS s’estompent jusqu’à la fin de la scène.

     

    GYGÈS

    Sire, nous avons tous loué la fermeté de votre cœur, lorsqu’il éleva sur le trône une humble servante de la cour de Phrygie.

     

    CANDAULE, pensif, sans plus se soucier de ses courtisans

    ...Tout au long du voyage, Papa n’avait cessé de me seriner : (il imite) : « La fille du roi de Phrygie est le meilleur parti que nous pussions trouver ! Elle t’apporte en dot un canton… d’une richesse ! de l’orge, des cochons, des vaches… comme s’il en pleuvait ! Tu te rends compte ? Surtout que le trésor est assez bas en ce moment. Et puis (clin d’œil) c’est une gaillarde, quatre coudées de haut, elle te fera de beaux gros enfants. Guili-guili ! - Mais elle a dix ans de plus que moi ! - Ça ne fait rien, tu auras tes petits camarades (les COURTISANS se tortillent) (CANDAULE baisse la voix, prend un ton grivois et rauque) ...et des concubines ! (10) » Bref, nous arrivons… Et là je vois… Zeus, Apollon, Hadès ! Une grande et grasse fille blême, qui me souriait de ses trente-et-une dents, et qui avait un nom… Agathô ! Agathô ! j’en ris encore : pendant le repas (les COURTISANS se préparent à rire, XIPHOS pousse GYGÈS du coude, en levant les yeux au ciel) je lui ai susurré : « Passe-moi le plat, Agathô ! (les COURTISANS s’esclaffent) Vous comprenez ? « Le plat, Agathô ! » Wahaha… (GYGÈS et XIPHOS rient poliment) Non, mais là, je ne sais pas si vous avez très bien compris : le plat, Agathô ! « plat », « à gâteaux »… C’est un jeu de mots : »plat », « Agathô »… Hmm ? (GYGÈS et XIPHOS rient un peu plus fort). Mon père était furax. Y bavait dans son assiette, le vieux. (il change de ton) Soudain parmi les femmes qui nous versaient le vin, je remarque… alors là fini de rire… Je ne savais plus où j’étais… Nous nous sourions…

    D’un sourire engageant le premier est suivi

    De ses bras elle effleure au passage ma tête

    - comment faire ? Ma prétendue ne me lâchait pas d’un cothurne. Alors on s’est rejoigné aux cabzingues. (grave)

    Dès le premier élan elle m’a tout donné :

    Sa couronne de violettes » -

     

    LES COURTISANS s’apprêtent tous à rire, mais POMPATYPHUS, qui a mieux observé, les calme en vitesse. XYPHOS feint une quinte de toux. GYGÈS reste impassible.

     

    Je reviens, et devant l’assemblée : « CANDAULE a choisi son épouse : TYDO, fille d’Agapès ! » Big scandal. Le père d’Agathô sourit en parlant de folie de jeunesse, de toute part on veut me faire avouer que je plaisante, que je suis ivre, mais je n’en démords point, et je me retire en

     

    déclarant que je ne veux pas quitter la cour avant d’avoir obtenu satisfaction. Mon père, verdâtre, vient me trouver : « Quoi ! espèce de petit déguieulâsse, alors que je te présente en personne à l’héritière du trône de Phrygie, c’est d’une de ses servantes que tu t’amouraches ? De quoij’ai l’air,je te le demande ! Je lui ai répondu, et ça ne lui a pas plu. Mais il a bien pu me rAbattre les oreilles de sa dot, de son autorité paternelle et de la gloire immortelle de nos aïeux (chœur en sourdine desCOURTISANS (11), je n’en suis pas moins revenu de là-bas avec TYDO… Et depuis… j’admire…

    « Chaque jour me découvre une beauté nouvelle,

    Et il n’est pas de jour que je ne rêve d’elle ».

     

    Mines extatiques des COURTISANS qui scandent, chuchotent :

    Oh ! des alexandrins !… (Ils respectent une ou deux secondes de rêverie)

     

    CANDAULE

    Allez, vous autres. Je voudrais parler à GYGÈS, seul.

     

    Les COURTISANS sortent silencieusement, avec le même manège qu’à l’entrée, autour d’une firle de roi. XYPHOS les suit sur un signe discret du ROI.

     

    SCÈNE III GYGÈS, CANDAULE

     

    CANDAULE

    Gygès, je pense que tu ne me crois pas quand je parle de la beauté de la reine.

     

    GYGÈS, se récriant

    Sire, qui peut mettre en doute…

     

    CANDAULE, indulgemment

    Je t’observais. Oh, pour la politesse, aucun reproche : un léger sourire, juste assez pour paraître te divertir, mais rien de trop, digne, les yeux à terre – une contenance…

     

    GYGÈS

    de sept litres environ, Divinité.

     

    CANDAULE

    ...mais dans ton regard, je n’ai vu qu’un enthousiasme de commande.

     

    GYGÈS, amer

    N’as-tu pas autour de toi suffisamment d’approbation ?

     

    CANDAULE

    Ne me parle pas de ces guenons. C’est ton opinion qui m’importe.

     

    GYGÈS

    Qui suis-je, pour en juger ?

     

    CANDAULE, vivement

    Il ne me suffit pas, vois-tu, de n’oser murmurer son nom que dans le silence de l’alcôve.

    « Libre aux gens du commun de celer leur amoureuses

    D’asphyxier leur cœur sous les draps de la honte,

    Et le mesquin reflet d’une beauté commune ».

    Mais moi, à qui Zeus envoya Aphrodite en partage, quelle honte saurait me retenir ? (avec force et conviction) Ma reine est ma foi (12), elle est ma preuve de Zeus, et je la répandrai, et j’en ferai croisade (13). Si princes et seigneurs font fi de mes appels, détournant leurs regards, j’irai, je les renverserai, et les enchaînerai à son trône. Si le monde n’accourt au pied de ses autels, j’irai, je conquerrai le monde. Quant à toi, Gygès, si tu restes incrédule, ou tiède seulement,

    « Dussent les Rois de Tyr, d’Elam et de Memphis

    Déposer à ses pieds leurs insignes royaux,

    Et franchir les déserts pour un de ses sourires, »

    je serai malheureux, tout simplement. (14)

    (il sanglote) /

    Boo-hoo, hoo, howhow…

    (se reprenant)

    Les oreilles sont moins crédules que les yeux. Et voici à quoi je songe : que diras-tu, sije e la fais voir… nue ?

     

    GYGÈS

    Divinité !

    CANDAULE

    Tu es de ses familiers. Tu connais les arcanes du palais. Il te sera aisé de la surprendre.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     



     

     

    5COLLIGNON GYGÈS 3